Retour à la page d’accueil

Retour à la page Méditer

Pour réagir : jean.alexandre2@orange.fr

Vos remarques et mes réponses

 

 

 

  

 

Mon caté

ou "Qu’en pensez-vous ?"

 

Ce feuilleton a été publié en 2013

par les éditions Théolib sous le titre

« Ce qui (m’)importe » : voir

 

 

 

 

 

C’est un feuilleton hebdomadaire commencé en décembre 2008

mais interrompu et repris plusieurs fois.

J’avais eu cette envie bizarre de revisiter les thèmes classiques

de la religion chrétienne, mais sans ordre ni méthode,

selon l’inspiration du moment, tels que je les ressentais question par question.

Car il s’agit de questions, même si, d’aventure, le ton peut en sembler affirmatif.

Je me suis donc efforcé d’y voir clair… Sans garantie.

 

On peut aussi se reporter à la page doxa pour retrouver l’autre versant

de ces réflexions hebdomadaires.

   

 

D.R.  

 

 

 

Pour retrouver une chronique 

 

 

 

 

Dire l’évangile ?

 

Un humoriste soi-disant anticonformiste, dit dans un de ses sketches que les histoires liées à l’évangile ont tout de la rumeur.

Au fond il a raison. Il n’y a là-dedans que des on-dit, repris sur plusieurs générations. Des gens qui disent que d’autres ont vu et entendu…

Il a raison, même, plus fondamentalement, car enfermés dans notre espace-temps, quand nous parlerons de Dieu nous ne dirons que des bêtises…

Qui deviendront des on-dit.

Et pas seulement. Car ces bêtises, énoncées et systématisées par les religions, par la religion quelle qu’elle soit, représentent aussi des dangers. Graves.

Dangers pour l’être humain. Des violences insensées, parfois, au nom de Dieu.

Parler de Dieu, c’est souvent invoquer la toute-puissance et la mettre à son service.

C’est vrai des religieux, avec leur soif de contrôler les esprits, les corps et les actes.

C’est vrai aussi des anti-religieux, pour les mêmes raisons, puisqu’ils utilisent la puissance des raisons de ne pas se fier à la puissance d’un dieu.

Car les gens qui disent que Dieu n’existe pas créent aussi un dieu, celui qui n’existe pas.

Ces trucs-là, les uns comme les autres, finissent toujours mal.

Plus ou moins mal, il est vrai, car il ne s’agit parfois que de se constituer une petite coterie qui vous admire, mais parfois au contraire, il s’agit de vous mener à l’abattoir, hommes, femmes et enfants. Même athée, c’est alors aussi d’une religion qu’il s’agit.

Bref, le langage religieux, avec bondieu ou sans bondieu, est toujours blasphématoire : blasphème contre l’humain, blasphème contre le divin s’il existe. 

Or ce n’est pas vrai seulement du langage religieux en général. C’est aussi vrai du pur évangile. Il n’y a pas pour nous de pur évangile, on sera toujours à côté de la plaque, vis-à-vis de lui, c’est ce que je crois.

L’évangile est inatteignable, tellement paradoxal, logiquement si scandaleux que même si tu y crois (comme moi) tu as tort.

Même si Dieu existe. Car dans ce cas, comme l’écrit saint Paul parlant du dieu de Jésus Christ, à notre sens il dit et fait des folies.

Il est tellement incontrôlable, l’évangile, inassimilable, que pour le dire, les Écritures en façonnent quatre récits irréductibles les uns aux autres.

À partir de là on est autorisé à interpréter. Ou mieux : amené à la créativité.

Alors pourquoi se gêner ? 

 

 

 

 

De quoi est Dieu ?

 

Je déjeunais avec ma petite-fille et sa mère. La petite avait dix ans. En se mettant à table, elle dit à sa mère : « Joëlle, ma copine, chez elle, avant de manger, ils font une prière pour remercier le Bon Dieu. »

À quoi ma belle-fille a répondu : « Ce n’est pas le Bon Dieu qui a acheté ce que tu vas manger. Je l’ai acheté avec les sous qu’on a gagnés ton père et moi. »

Je n’ai rien dit sur le moment. Je n’aime pas contredire les parents devant les enfants. J’ai différé le discours suivant :

– Est-ce toi qui as fait le poulet et les haricots verts qui sont sur la table ? Le blé du pain qui les accompagne ? Le silice du verre, le kaolin des assiettes, le métal des casseroles ? Le bois de la table et des chaises ? Le calcaire du ciment des murs ? Et toi-même, d’où viens-tu ?

C’était juste une façon de susciter une réflexion, car cela ne dit rien de Dieu ni de la prière. L’existence de tout ce qui existe et que les humains transforment et façonnent ne fait que poser la fameuse question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

Il y faut bien une cause, et les croyants y casent Dieu. Et les incroyants non. Et les agnostiques s’en tiennent au silence devant l’inconnu*.

Cette discussion au sujet du dieu-cause prend souvent l’aspect d’une opposition entre le spirituel et le matériel. Elle suppose le dualisme. Dieu serait spirituel, il serait un pur esprit, tandis que le monde serait matériel.

Or je ne sais pas ce que c’est qu’un pur esprit. Par principe et par expérience je suis matérialiste, moniste : je n’aime pas le dualisme, il a toujours pour fonction pratique de dévaloriser la matière, par exemple la chair...

Pourquoi Dieu, s’il est à l’origine de ce qui existe et qui est matériel, ne serait pas matériel, lui aussi, lui d’abord ? Que savons-nous réellement de la matière ?

Voilà pour les matérialistes.

Quant aux spiritualistes, ils objectent : si Dieu est matériel, il n’est pas séparé de sa création, il n’y a pas de vis-à-vis, de distance, il n’est pas le Tout-Autre des croyants, et notre monde matériel est alors de nature divine, c’est le panthéisme de grand-papa, politiquement il a toujours eu un dangereux penchant totalitaire.

Mais qu’est-ce qu’ils savent, eux aussi, de ce qu’est réellement la matière ? Des distinctions radicales qu’elle comprend peut-être ?

De l’identité dans la différence, de la différence dans l’identité ?

Pensez un peu complexe, les gars !

 

* Normalement, concernant Dieu, les vrais scientifiques devraient se retrouver sous cette appellation d’agnostiques : la science ne nie pas ce dont elle ne s’occupe pas, elle parle de ce qui est démontrable, théorisable et reproductible par l’expérience.

 

 

 

 

Vous avez dit "Seigneur" ?

 

En Allemagne nazie, quand les chrétiens de "l’Église confessante" s’opposaient au régime, ils disaient : « Jésus est le Seigneur ».

Cela voulait dire : « Mon seigneur n’est ni le Führer, ni le Reich, ni le Volk »*. C’était une opposition frontale, quoique non-violente, et très dangereuse.

Cela voulait dire : Jésus est le seigneur que je veux suivre, je cherche à vivre selon sa loi, je suis lié à lui car il s’est lié à moi.

Aujourd’hui, l’Église réformée de France ne demande pas d’autre affirmation aux personnes qui désirent communier.

Je crois que le mot Seigneur n’est employé alors à bon escient que s’il existe la conscience qu’un pouvoir oppressif, malsain, menteur, pèse sur vous ou sur les autres – les plus fragiles – de manière totalitaire, quasi-divine.

L’expérience historique de l’humanité amène à penser que de tels pouvoirs ont toujours existé et existent toujours, mais qu’il n’est pas toujours facile de les repérer.

On n’a pas toujours en face de soi un vilain méchant roi ou un affreux dictateur. Il existe des pouvoirs beaucoup moins visibles, et du coup beaucoup plus dangereux parce qu’ils s’installent tranquillement dans votre propre mentalité, pour la dominer.

La question est alors la suivante : qu’est-ce qui me mène, me dirige, me modèle ? Car un modèle m’est toujours imposé, et c’est lui qui façonne mon désir, qui le dévoie en fonction d’intérêts qui ne sont pas les miens. 

Par exemple, est-ce que j’ai envie d'être un rouage efficace et rentable de la société ?  Est-ce que cela me convient d’être considéré comme une marchandise ? Etc.

C’est pourtant là que réside peut-être mon seigneur d’aujourd’hui. Et si je veux m’en remettre à cet autre seigneur, celui de l’évangile, pour me libérer de ces sortes de dépendances, cela va me coûter…

Ceci dit, il est vrai que le terme seigneur ne correspond plus à l’état actuel de notre civilisation. Il fait ancien régime. C’est un inconvénient.

D’un autre côté, il présente l’avantage de signaler à quel point l’histoire humaine est faite de dominations successives, ceci depuis la plus haute Antiquité.

À quel point, en conséquence, le programme de libération de l’évangile reste actuel.

 

* Ein Führer, ein Reich, ein Volk ("Un chef, un empire, un peuple"). Cette expression, qui présentait les trois obéissances auxquelles étaient soumis les gens, était le mot d’ordre du nazisme.  

 

 

 

 

Faut-il fêter Noël ?

 

Vu la date à laquelle cette chronique est écrite, c’est un sujet imposé, alors allons-y :

J’ai bien connu un pasteur d’autrefois. Le 25 décembre, il n’acceptait pour sa famille aucune autre festivité que celle du culte paroissial. Peut-être le repas familial était-il plus festif que d’habitude, son épouse y veillant, qui allumait de plus, malgré tout, une ou deux bougies…

Noël, ce n’était pas une occasion de ripailler en vendant son âme aux marchands ou aux propagateurs de mièvreries. C’était le jour de la naissance du messie, nu dans sa mangeoire.

Les enfants devaient le comprendre.

J’admire. Mais c’est parce que je n’ai pas passé mon enfance dans cette famille-là.

Chez les grands-parents prolétaires et incroyants qui m’ont élevé pendant la guerre, le Père Noël passait pendant la nuit, raison pour laquelle il faisait froid au petit matin (on n’allait pas allumer du feu dans la cheminée par laquelle il descendait)…

… et chaud au cœur à cause de tous les cadeaux, témoignages d’amour pour moi, qui entouraient le Godin, amassés et cachés depuis des jours.

Chez les uns, on apprenait aux enfants, à la dure, le sens de l’irréductible irruption de la sainteté dans le monde.

Chez les autres, on entourait les enfants de la durable sécurité d’une chaude affection.

Les deux ont leur avantage, du moins s’il s’agit des enfants.

Or Noël n’est pas pour les enfants. Je veux dire celui de la Bible.

C’est pourquoi, le 25 décembre, j’en tiens pour la fête, non du Petit Jésus, mais du Père Noël, avec les cadeaux, les escargots, les huîtres, le gigot, la bûche, le champagne et les bouilles illuminées des moujingues.

En cas de dèche, on peut toujours se partager tout ça.

Et pour ce qui est du messie, fêtez-le la veille, allez à l’église, à la vigile la plus simple et la plus sobre, celle où l’on chante alléluia devant un cierge unique environné d’une ombre séculaire.

Mais dans votre cœur, de quoi s’agira-t-il ?

De l’avenir incertain d’un enfant émigré menacé de mort par la police de son pays. Une histoire d’aujourd’hui, bien sûr, d’ici et de là-bas, et qui va vous pousser à résister, à combattre, à ruser, à exploser d’amour et de rage.  

 

 

 

 

C’est quoi, l’incarnation ?  

 

« Toute la misère du monde ne fera jamais deviner Noël. » C’est une pensée de Michel Bouttier, théologien protestant.

Deviner Noël, non… Parce que c’est affaire de date et de lieu. Aussi de modalité : un enfant dans une mangeoire, etc.

En revanche, qu’il y ait, au sein de toute chose qui existe – et d’ailleurs si profondément ressenti par les prophètes hébreux – comme un immense désir Autre, oui, on pouvait le deviner.

C’est un peu ce que Paul apôtre écrit : « La création tout entière soupire après la révélation des enfants de Dieu. »

Ce serait aussi ce que Jean l’évangéliste appelle le Dire (lόgos), ou la « véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout être. »

Et ce serait ce Désir, ce Dire, cette Lumière, espérée quoique, vue de l’histoire des humains, au plus haut point improbable, qui s’incarnerait en Jésus de Nazareth.

Alors ce qui doit être souligné, c’est que le mot incarnation est sans doute le plus mauvais qu’on ait pu trouver pour rendre compte de cela.

Car il dit la dualité infinie, le dualisme stérile du pur esprit (qui s’incarne) et de la pauvre carne (la chair qui soupire).

Je n’y crois pas.

Je crois que dans la belle histoire de l’Annonciation, l’archange Gabriel est le porte-voix de ce désir de justesse, de justice, d’équilibre créatif, de paix féconde.

Je crois que l’Esprit dont il parle évoque le souffle de ce Désir qui est avant, qui est après, qui est au-dessus, qui est au-dessous de toute chose, qui est dedans, depuis la pierre inerte jusqu’aux pensées de nos génies, et qui demande à se voir réaliser.

Un désir Autre, au sein de tous les mêmes désirs.

Dans la langue biblique, le terme chair désigne l’ensemble des liens qui unissent les humains à leur monde, et j’en étends le sens à tout lien constitutif de l’univers.

Au plus lointainement petit comme au plus lointainement immense, des forces pour une part inconnues tiennent toutes choses ensemble.

Là déjà réside, et combat, la puissance du Désir heureux qui cherche à se faire place.

Un jour, au niveau humain de la réalité, un homme a lu et voulu sa vie comme une parabole, celle de l’histoire de ce Désir à terme tout-puissant.

L’histoire du Dieu qui advient.

Certes, dans ce genre de cas, on parle à juste titre de paranoïa.

Sauf si c’est vrai.

 

 

 

 

Rien qu’une parabole ?

 

Le jour où ma grand’mère m’a demandé ce que j’apprenais à la Faculté de théologie, ma réponse l’a estomaquée : « Tu crois quand même pas à ces histoires !? »

Et il est vrai que dans tout cela, il n’y avait au fond que des histoires.

Ça commençait avec les histoires de la Bible, depuis l’Adam du livre de la Genèse jusqu’à l’Agneau de l’Apocalypse.

Ça continuait avec l’histoire de l’Église, et toutes les histoires que les dogmes racontent – les deux natures du Christ, la Trinité, etc.

Et avec les histoires de la Réformation, Luther et Calvin (que, mauvais esprit, j’appelais Calvaire et Lutin), ou celles qui vont jusqu’à aujourd’hui.

Enfin avec toutes ces histoires, croyables ou incroyables en notre temps.

Historiques ou inventées. Historiques telles quelles ou historiques retravaillées. Inventées du début à la fin ou inventées à partir de faits plausibles. Etc.

Narrations développées, ou narrations sous-entendues produisant des affirmations doctrinales.

On te raconte des histoires. Des contes. Des légendes. Des mythes. Du pas vrai. Ou du pas complètement vrai, de l’aléatoire, du flou, de l’embrouillé qui t’embrouille.

Mais j’y croyais quand même. Parce qu’une histoire inventée peut fort bien être vraie. C’est le cas des paraboles.

Une parabole est vraie – ou du moins peut l’être – alors qu’elle est inventée, en tout ou en partie.

Inversement, une histoire vraie peut être aussi une parabole.

Et je me suis aperçu que l’on peut parfaitement faire de sa vie une parabole. Ou tenter de le faire. Et même qu’un groupe humain peut le faire ou tenter de le faire.

Même, et c’est un grand défi, un peuple tout entier.

Se raconter soi-même, à soi-même et aux autres, comme un signe qui se réfère à quelque chose ou à quelqu’un de plus grand, de plus beau, d’inconnu. Dieu.

Et tenter de vivre selon cette histoire-là.

Car la parabole ne cherche à être ni vraie ni fausse, elle peut être l’un ou l’autre, ou un mixte des deux. Elle est ce récit qui vise à faire venir dans le réel ce qu'il parle, ce qu’il raconte à sa manière.

Et elle le fait alors même qu'elle ne dit pas ce dont elle parle, qu’elle ne peut pas le dire, qu’elle ne fait que l’évoquer. Bien sûr à partir, tout de même, de réalités vécues. 

Ce qu’elle parle, elle le fait désirer. Et peut-être advenir.

 

 

 

 

Un défaut d’être ?

 

À la suite d’une incartade de ma part, quelqu’un me dit : « Vous qui êtes pasteur, vous ne devriez pas… » C’est que la religion, c’est de la morale avec bondieu.

La morale, c’est bien. Je ne suis pas contre. Mais l’évangile n’est pas une morale. Et le péché n’est pas non plus une faute morale.

Que de l’évangile puisse sortir une conduite morale, c’est possible, mais second.

Qu’en se purgeant du péché on se mette dans les conditions d’adopter une certaine morale, d’accord, mais c’est une conséquence.

C’est que la morale, même si elle peut proposer des conduites universellement acceptées comme bonnes, est toujours liée à un état de l’histoire des sociétés. Certaines de ses règles changent suivant le lieu et l’époque.

Tandis que l’évangile ne propose que la sainteté, dont la règle est universelle (et d’ailleurs impraticable) : est saint ce qui est totalement ouvert à l’Autre sous toutes ses occurrences.

Or l’inverse de la sainteté est le péché.

Luther donne de lui cette excellente image : je suis enroulé bien serré sur moi-même, moi et tout ce qui est de moi. C’est que j’ai peur (et j’ai toujours raison d’avoir peur, d’une manière ou d’une autre).

Le monde, la vie, l’avenir, la mort, les autres et Dieu, ce grand Désir dont j’ai déjà parlé, me font peur.

Si, à l’inverse, je m’ouvrais totalement, si je laissais passer la vie au travers de moi, sans craindre ce que l’avenir en ferait, si j’oubliais de me soucier de moi, je serais en Dieu. Saint.

Bien sûr on ne peut pas le faire, y arriver, pas même souvent le désirer.

Mais Dieu le désire, en nous, pour nous, car tel est le but, un monde saint : ouvert aux innombrables et passionnantes aventures et découvertes vécues sans peur.

Cela pointe en nous un défaut d’être.

Ce que l’évangile apporte, à ce point de la question, et qui est sa différence par rapport aux religions et aux morales, c’est qu’il inverse les priorités.

Ce qui est désirable mais impossible ne t’est pas demandé.

Ce qui était impossible a été réalisé ; c’est fait, n’en parlons plus.

Si c’est vrai, l’avenir est ouvert, la peur inutile, et l’enroulement sur soi-même une bêtise : tu peux continuer tant que tu veux, ça ne sert à rien : tu es sauf.

Ah ! la bonne vie que cela permettrait, pour peu que l’on se base là-dessus !

 

 

 

 

Une dette infinie ?

 

L’évangile propose, non la morale, mais la sainteté.

À celle-ci s’oppose l’existence d’une dette infinie, qui fait de l’existence un devoir irrattrapable, un manque irrémédiable, un fait injustifiable.

Le texte original, en grec, de la prière du "Notre Père", ne dit pas Pardonne-nous nos péchés, mais, très justement, Remets-nous nos dettes !

Et il ajoute : comme nous aussi nous avons remis leurs dettes aux débiteurs

Et c’est vrai qu’il est mensonger, le plus souvent, d’affirmer que nous avons pardonné, ou que nous pardonnons  à ceux qui nous ont offensés, comme on le dit pourtant chaque fois que l’on prononce cette incontournable prière chrétienne.

En revanche, il est vrai que nous laissons filer les dettes des autres à notre égard.

Bien obligés, car l’humanité entière est endettée.

Envers chacun de nous comme envers tous ceux qui existent et existeront.

Et comme envers tout ce qui a existé depuis les origines de tout.

Tous sont endettés vis-à-vis de moi : ils me doivent tous un amour, une considération, un respect qui me manquent terriblement !

Bien sûr, si je devais exiger d’être remboursé, je serais juste un doux dingue !

Et tous sont endettés, surtout, moi compris, à l’égard de tout ce qui nous a faits ce que nous sommes.

Depuis le plus mince des quarks qui, nous disent les physiciens, nous composent, jusqu’à nos parents les plus immédiats, en passant par toutes autres réalités ou entités intermédiaires, et ceci depuis avant même le Big Bang.

Et je suis bien obligé, alors, de remettre sa dette à mon égard à toute anomalie, tension, dérangement, entropie, violence, injustice, que sais-je, qui a fait en sorte que je sois le mal fichu, mal foutu, malhonnête, malheureux… que je suis, soit un peu, soit beaucoup.

D’ailleurs, je suis moi aussi en dette à l’égard de tout cela, qui m’a précédé et m’a fait, bon ou mauvais, heureux ou malheureux. 

Une dette infinie me court après, sans besoin de créanciers attachés à mes basques, car elle est de nature, elle est de création, d’univers, de cosmos.

Du seul fait d’exister, je suis donc insolvable.

Mais fallait-il, comme le dit la parabole-évangile, que la dette universelle soit payée ?

 

 

 

 

Tu as dit Dieu ?

 

« Dieu n’existe pas. Et cela, je ne le crois pas, je le sais ! », me dit l’un de mes proches.

Diable ! (si j’ose m’exprimer ainsi), comment le sait-il ? Et de quoi ou de qui parle-t-il ? D’un principe, d’une entité, d’une personne ?

Car le mot Dieu (avec une majuscule) est un mot-valise, il est employé dans le cadre de tant de compréhensions diverses que finalement, il ne veut plus rien dire.

La plupart du temps, surtout dans une conversation entre Européens contemporains, on ne se comprend pas quand on l’emploie.

Trop de mauvais souvenirs ici, ailleurs bien trop de violence. Sans compter la bêtise...

Mais après tout, il se peut que l’on ne se soit jamais mis vraiment d’accord sur le sens du mot ? Peut-être faut-il d’abord préciser le vocabulaire ?

Dans ce cas, est-il possible d’employer encore le mot Dieu ? Quand les clercs de tout bord s’emploient, eux, à le faire rimer avec : terreur, rigueur, peur.

Ou même avec amour, mais sans dire ce qu’ils entendent par là, spécialistes qu’ils sont des choses floues, comme l’écrivait Valéry.

Pour moi, comme je l’ai écrit ici-même il y a quelques semaines, ce que j’appelle Dieu, c’est « ce Désir qui est avant, qui est après, qui est au-dessus, qui est au-dessous de toute chose, qui est dedans […], et qui demande à se voir réaliser ».

Il ne s’agit pas d’un principe, genre Grand horloger, Être suprême ou quoi que ce soit de cette sorte, façon XVIIIe siècle. C’est froid, c’est inerte, c’est juste du jus de mental.

Il ne s’agit pas non plus d’une vague entité, d’un esprit, ce terme qui désigne en ce cas exactement ce que l’on veut…

Et s’il est à juste titre envisagé comme une personne, c’est parce qu’on ne connaît rien qui soit aussi riche, complexe et passionnant qu’une personne.

Cela permet alors de lui parler, graine infime qui s’adresse au séquoia sans aucune idée, ni sentiment, ni sensation de ce que peut être un séquoia.

Mais en réalité, il est bien plus et autre qu’une personne.

Et le verbe exister ne s’applique pas à lui, parce qu’il l’enferme dans le temporel de notre espace-temps.

Bref, sauf par image, on ne peut pas parler de Dieu.

 

 

 

 

vont les morts ?

 

Un de nos proches vient de mourir, de façon subite. Au-delà de la peine, la vieille question ressurgit : qu’en est-il des morts ? Ont-ils un autre avenir que le souvenir d’eux qui habite les vivants ?

Toutes sortes de raisons sur lesquelles je passerai me font penser que oui. Pour moi, ceux qui nous ont quittés sont entrés dans une nouvelle dimension de l’existence.

Je ne crois pas au néant, je crois plutôt à une croissance, à une invention, à une construction permanentes, quoique par ruptures, de ce qui s’élabore de vie en chacun de nous.

Dans cette croyance, les voilà donc, ceux qui meurent, à l’orée d’une nouvelle aventure dont nous ignorons tout.

Comme toute chose qui se tient sur la terre, ils étaient sans doute partis de rien, nouvellement créés comme chacun de nous (ou comme la plupart, mais je ne crois pas trop à la préexistence).

Puis ils avaient vécu le peu ou le beaucoup de vie qui leur avait été concédée, et cela les avait construits, le temps d’une phase, en sorte qu’il entrent avec armes et bagages dans la suivante, qu’on peut imaginer fort différente.

Car il me semble que la loi de l’univers consiste en une marche vers l’avenir. C’est vers lui que toutes choses tendent, lui qu’il nous est impossible de définir ni de comprendre.

L’univers va quelque part, se construit – par complexification, par simplification, ou par les deux ensemble, ce qui n’est pas concevable pour nous ?

Mais chaque entité vivante prend part à cette aventure.

Aventure – je répète ce mot, il me plaît, certes, mais surtout me paraît le plus propre à dire que rien n’est joué, en un sens, quant à ce qui peut résulter de cette expérience incommensurable.

Une aventure qui outrepasse notre temporalité et notre spatialité, mais dans laquelle chacun de nous joue son rôle, joue sa vie.

Et là, s’il y a un enfer, c’est l’enfer que chacun porte en soi et dont il lui faut se défaire.

Et s’il y a un paradis, c’est celui qu’il porte en soi et que, tel un essai au stade, il lui faut transformer.

C’est pourquoi, les morts, il faut les laisser s’en aller…

 

 

 

 

On va vers où ?

 

« Chaque chose est au centre de toute la création… », écrivait John Cage, le musicien du silence.

Il poursuivait : « … ce qui veut dire qu’au lieu d’avoir un centre éloigné de nous, vers lequel nous tentons d’aller, avec les idées de tragédie et de tension, nous avons affaire à une multiplicité de centres en interpénétration. »

Je trouve que c’est une pensée très juste, je la fais mienne – mais elle bouleverse les représentations que l’on a pu avoir de notre relation à Dieu.

Tout notre imaginaire, à son sujet, se relie à une longue histoire façonnée par la civilisation de type impérial ; toutes les images – en 2D, en 3D – qui nous viennent, qui sous-viennent en nous, ont en commun ce moule : la pyramide.

Le modèle est celui de la hiérarchie, qui descend, par étage ou étape, depuis son unique point culminant jusqu’à la base innombrable.

Noter cela : cette pyramide ne monte pas depuis la base, elle descend depuis la source de toute vie, parce que son rôle est de montrer que tu dé-pend, toi l’humble vermisseau, d’une toute-puissance.

Sous ce mode, tous les empires, royaumes, seigneuries, ont fait du divin un "avant".

Avant, au-dessus : c’est toujours la même suprématie, cela ne dépend que de l’axe choisi, celui du temps ou celui de l’espace.

Ou même un centre, si l’on se réfère au cercle qui en dépend.

Nous avons gardé ce modèle, cette image, ce moule imaginaire en nos têtes, en nos cœurs, en nos reins, alors même que nos ancêtres plus récents ont opéré ce retournement : « Non, la vie ne vient pas d’en haut, mais d’en bas, de la terre et du travail des humains ! »

Alors même que leurs réformateurs ont mis à bas de leurs rêves le modèle romain (impérial) de la papauté, les protestants eux-mêmes ont continué à adorer un dieu potentat, comme assis, tel Ramsès, sur un trône de gloire et de nuées.

On va donc, en priant, vers le haut ; en agissant, depuis la périphérie ; en mourant, vers les cieux…

Stupide ! Il n’y a pour Dieu ni haut ni bas, ni centre ni périphérie, ni ici-bas ni cieux, – ni ici ni ailleurs.

Avec Dieu, tu avances dans l’inconnu : l’aimeras-tu ?

 

 

 

 

Dieu, ou Jésus ?

 

Louis Simon ayant publié « Mon » Jésus*, Paul Ricœur se demandait si la quasi-absence du mot Dieu dans ce recueil de sermons n’était pas problématique : peut-on se référer à Jésus sans tenir compte de celui qu’il appelle Père ?

Or toute une génération de théologiens protestants tente ainsi de sortir la foi chrétienne du déisme, supposée intenable dans la perspective positiviste, matérialiste, scientiste de l’Occident actuel.

Les moins clairs se bornent à évacuer la question en ne parlant que de Jésus de Nazareth, mais d’autres affirment l’inexistence de Dieu et font de Jésus, suivant le cas, un maître de sagesse, un éclaireur des consciences, un lanceur de dynamiques, un prophète de la révolution, etc., dont l’esprit, toujours actuel, peut encore susciter de positifs et créatifs renouvellements.

Je ne suis pas de ceux-là.

Il me paraît assez clair que, dans tout le Nouveau Testament, le Jésus en question est présenté, dans les langages du temps et du lieu, comme, entre autres :

– Porte-parole, ou héraut, du règne de Dieu.

– Fils, c’est-à-dire serviteur totalement obéissant, de Dieu.

– Fils de l’homme, c’est-à-dire humain par excellence, tel que voulu par Dieu.

– Messie, c’est-à-dire roi-sauveur élu de Dieu.

– Le révélateur de l’amour total qui est en Dieu.

On y croit ou on n’y croit pas.

Ce qui ouvre plusieurs possibilités : ou Dieu n’existe pas et Jésus n’était rien de tout cela mais il lui reste l’un des rôles historiques évoqués plus haut ; ou Dieu existe mais Jésus n’était en fait rien de tout cela, et il garde là aussi l’un ou plusieurs de ces rôles historiques ; ou Dieu existe et Jésus était crédité à juste titre de ces paroles qui font de lui un révélateur de Dieu – même s’il reste nécessaire de comprendre en quoi dans notre mentalité d’aujourd’hui.

Je vous le dis, j’ai essayé : Jésus sans Dieu ça ne marche pas.

Car Jésus sans Dieu c’est inutile, pas besoin de lui, sauf pour l’histoire des idées.

C’est pourquoi ici, j’ai parlé jusqu’à maintenant de ma foi en Dieu plus que de ma foi en Christ.

De ce dernier, Jésus de Nazareth ou Jésus-Christ, je reparlerai, bien sûr, mais il me fallait commencer par la figure qui entraîne tout le reste.

Quand à la plus grande modernité de l’athéisme par rapport à la foi en Dieu : foutaise. Car c’est indécidable, l’athéisme aussi étant affaire de foi.

 

* Olivétan, 2001.

 

 

 

 

Mieux que les autres ?

 

Les religions ne manquent pas… Pourquoi la mienne serait-elle la meilleure ?

Je trouve cette question plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle mérite quelques mises au point préliminaires :

D’abord, il faut faire une distinction entre ce qu’enseigne une religion et ce qu’elle appelle réellement ses adeptes à pratiquer. Exemple : si le Christ enseigne l’amour des ennemis, les Églises ont souvent appelé au massacre des ennemis…

Ensuite, dire que toutes les religions ont la même valeur n’aurait pas de sens car il faudrait préciser quel est le critère choisi pour en juger, et quel aspect on prend en considération. Pour défendre sa patrie attaquée par "de féroces soldats", par exemple, il serait inconséquent de choisir l’enseignement du Christ…

Enfin, la question initiale semble suggérer qu’une religion pourrait être bonne, et qu’il conviendrait de choisir la meilleure d’entre elles… Mais on peut à l’inverse affirmer qu’elles sont toutes néfastes et qu’il vaut mieux les éviter toutes !

Ce n’est pas mon avis, mais les choses se compliquent encore si, comme moi, on considère la religion, quelle qu’elle soit, comme une façon bien malheureuse, quoique incontournable, de vivre dans la foi…

La religion sert essentiellement, en effet, à utiliser Dieu au profit d’intérêts bien humains. Pour parler de façon religieuse, justement, la religion est de l’ordre du péché. Pourtant, la foi ne peut se passer d’elle, sous peine de se perdre dans les sables de l’ignorance et de la pure subjectivité. La foi ne peut donc se vivre que dans le péché religieux…

Après ces quelques précisions, je réponds à la question, mais en deux temps :

– Ma religion – le christianisme sous sa forme protestante – n’est pas la meilleure. En tant que religion, elle est moins performante à mes yeux que d’autres. Elle est moins rassurante, moins pratique, moins compréhensible que d’autres.

– En ce qui concerne la foi du Christ, en revanche, les choses sont moins claires. Est-ce que les autres religions, ou certaines d’entre elles, pourraient porter en elles, comme le fait le christianisme, ce qui est du Christ, son choix total de l’innocence impuissante et vaincue comme révélation centrale du divin ? Peut-être. Elles devraient essayer. Je serais vraiment passionné par une telle recherche.

Mais elles ne le font pas.

Ma religion n’est pas la meilleure, elle se borne à porter en elle, et malgré elle, un trésor dont les autres, souvent plus raisonnables qu’elle, ne veulent pas.

 

 

 

 

Un monde clos ?

 

Tu vis, tu meurs, rien d’autre. Le néant avant, le néant après. Nous dit-on. Tu es, à toi tout seul, un petit monde clos.

En cela, tu es semblable à l’univers.

L’univers se dilate dans toutes les directions, nous dit-on, il s’en va conquérir de l’espace sur le néant. Ainsi, même s’il est en expansion, il est clos.

Or je ne crois pas que le monde soit clos, entouré de néant. Avant, après, autour. Non.

Je ne crois pas non plus que la mort ne soit rien, à l’inverse, juste un passage, et que le néant n’existe pas, comme d’autres l’affirment.

Je suis quelqu’un qui ne croit pas. À tout cela. À ces oppositions convenues. Qui naissent du sentiment que l’on a aujourd’hui d’un monde clos.

L’une des raisons – plaisante – qui font que je ne le crois pas, est que cela arrange trop les clercs. Les rois du monde clos.  

Car ce qui me frappe, c’est la charge de pouvoir insidieux sur les gens que contient chacune des affirmations assénées par les clercs de tout poil, scientifiques ou religieux : même quand ils disent vrai dans les limites de leur compétence, il y a toujours derrière un imaginaire obligatoire, et rentable en quelque façon pour eux et pour leur monde.

Il s’agit plutôt de développer, en pariant sur la liberté, un imaginaire qui ne soit plus le leur.

Et dans lequel ni l’éternité ni le néant n’aient la place, positive ou négative, qu’ils ont dans l’imaginaire clos des rois.

Celui dans lequel seul compte le fait de l’enfermement et la possibilité d’une porte.

Et il n’y a vraiment le Christ – la porte, l’ouverture, la sortie – que lorsqu’on ne peut plus avoir d’autres espoirs. C’est pourquoi ce sont les peuples désespérés qui se tournent vers le Christ. Quel que soit le nom qu’ils lui donnent.

Quel que soit le nom qu’ils lui donnent ? Il y a là-dessus bien des malentendus. Le nom du Christ ne désigne pas toujours la porte, loin de là.

La porte suffit.

Je crois au Christ, pas aux Églises.

Je crois en Christ.

Je crois dans le Christ. Comme si j’étais en lui. Dans la porte. Ouverte.

C’est de là que vient ce courant d’air qu’on appelle l’Esprit.

 

 

 

 

Chrétien ?

 

Un vieux pasteur me disait : « Le mot "chrétien" ne devrait jamais être employé comme adjectif. C’est un nom : il désigne les disciples du Christ. » 

C’est excessif, on ne peut éviter d’employer le mot comme adjectif : c’est toute la question de l’individu et du collectif, dès qu’existe un groupe, il a ses spécificités.

Il n’en reste pas moins que c’est la foi personnelle qui fait le chrétien, non les diverses particularités qui s’attachent à cette foi quand, adoptée officiellement par un grand nombre, elle est devenue une religion parmi les autres.

Comme le nom l’indique, ce qui fait le chrétien, c’est la foi au Christ. Et je préfère écrire que c’est la foi en Jésus de Nazareth – un Juif de Galilée qui vivait il y a deux millénaires – considéré comme l’unique et véritable christ. 

Le mot christ vient du grec – la langue la plus répandue dans l’Empire romain à l’époque du Galiléen –, du mot christos, employé par les premiers chrétiens, qui étaient juifs, pour traduire le mot araméen mechih, qui a donné messie. La véritable traduction en serait oint (comme l’étaient les rois de France à Reims).

Ces mots – christ, messie, oint – désignent un homme qui a reçu l’onction royale ou sacerdotale (l’onction était conférée au roi et au grand-prêtre).

Ainsi, à l’époque, se dire messie, ou christ, c’était se dire roi ou grand-prêtre en Israël. Plus précisément, c’était se prétendre l’élu de Dieu qui va mettre son pouvoir au service de la justice, de la paix et de la prospérité.

Les chrétiens sont donc, au sens propre, les gens qui considèrent Jésus de Nazareth comme oint par Dieu. Et comme il est le seul que l’on désigne ainsi, le mot christ est devenu un nom propre : le Christ.

Mais roi et grand-prêtre reconnu par quelles instances ?

Pas par les autorités religieuses, qui l’ont refusé en l’accusant d’un blasphème mortel. Ni par les autorités politiques, qui l’ont exécuté en tant que roi d’un peuple soumis par elles.

Alors par les chrétiens ? Oui, si du moins ils sont ces gens qui considèrent comme leur roi et leur prêtre, comme autorité suprême, quelqu’un qui n’a voulu exercer aucun pouvoir sur les gens, ni royal, ni sacerdotal. Ni politique, ni religieux.

Paradoxalement, il est à leurs yeux le type même du bien-aimé de Dieu… 

Or le nom de chrétien n’a pas eu souvent ce sens ! Si bien que je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que les suiveurs de ce christ-là, celui des évangiles, abandonnent le nom de chrétiens…

C’est pourquoi, au fond, je ne me sens pas trop chrétien.

 

 

 

 

La religion de l’amour ?

 

« Le judaïsme serait la religion de la Loi, et le christianisme celle de l’amour ? Au vu de l’histoire, comment le croire ? », me disait un ami juif.

Or c’est justement dans un des cinq livres de la Thora, la Loi de Moïse, que se trouve cette parole citée par Jésus, dans l’évangile, comme l’expression du commandement suprême : Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Ce que le judaïsme fait de ce verset, la façon dont il l’interprète et le vit, sur cela je n’ai rien à dire, je ne me le permettrais pas.

Je m’en tiendrai au christianisme.

Les Écritures hébraïques étaient à peu près fixées – y compris ce verset – lorsque se sont séparées ces deux types de spiritualités qui en découlaient, chacune à sa manière, la juive et la chrétienne.

Cela s’est passé dans la déchirure, leur opposition est native, et elle est réciproque, mais la seconde a eu très vite barre sur l’autre : on connaît la suite…

Telles sont habituellement les religions, elles ne plaisantent pas.

Ce fut en tout cas le propre du christianisme, tout au long de son histoire, une histoire de domination, exercée souvent dans la violence.

Sur les peuples, sur les âmes, sur les esprits, sur les corps.

Le Christ enseignait l’amour, c’est-à-dire qu’il enjoignait à ses disciples de faire du bien aux autres.

Il enseignait l’amour à l’égard de tout être, y compris ennemi, y compris persécuteur – ce sont "les siens" qui ont persécuté.

Pas seulement les Juifs, loin de là.

S’il a pu exister dans le monde un ennemi de la Loi d’amour du Christ, c’est le christianisme.

Cela n’enlève rien à cette Loi, cela montre que, si pour quelques êtres d’exception, et à petite dose, elle peut passer dans les actes, pour l’ensemble d’une société organisée, d’une religion, elle est sans aucun doute impraticable… 

Le christianisme est donc bien une religion de l’amour, mais dans un sens follement paradoxal.

En ce sens qu’il fait sans cesse preuve de cette incapacité à mettre l’amour en œuvre, ceci au moment même où il le présente, à juste titre, comme l’expression parfaite de la volonté divine.

Comme le sens dernier et la finalité de tout ce qui existe.

« Dieu seul est bon », disait Jésus.

 

 

 

 

Dieu a-t-il un fils ?

 

L’islam refuse une telle affirmation, jugée blasphématoire. C’était déjà le cas des religieux qui ont jugé et condamné Jésus à mort sur ces mots : Il a dit qu’il est le fils de Dieu !

Est-il concevable que Dieu ait un fils ?

L’évangile selon saint Luc répond tranquillement oui : le fils de Dieu, c’est Adam (Luc 3, 38). Adam, ce mot hébreu qui signifie tout simplement l’être humain, ou l’espèce humaine tout entière…

Et c’est ainsi que Jésus est en tout cas fils de Dieu, lui qui descend d’Adam… selon du moins la grande parabole biblique qui se réfère à Dieu et aux siens.

Est-il cependant le fils par excellence, celui dont on peut dire alors que toute l’humanité se trouve concentrée en lui, toute sa vérité, tout son destin, à la fois misérable et merveilleux ?

C’est ce que je retire de l’ensemble des affirmations, des récits, du poème des évangiles.

Pour moi, dans la grande parabole qui dit vrai, Jésus est l’être humain par excellence, le seul vrai homme, non dans son être, mais dans l’histoire que l’on fait de lui.

Ce qui arrive à Jésus dans les évangiles est ce qui est arrivé, arrive, arrivera à l’être humain. Ceci de bien des manières, selon des modes fort différents, des occurrences dissemblables.

Tu veux savoir ce qu’il en est de l’être humain ? Lis cette histoire d’il y a deux mille ans.

Tu cherches à te comprendre toi-même, et ce qui se passe en toi et autour de toi ? Regarde-le.

Non comme une personne particulière, d’abord, mais comme une histoire.

Peut-être un jour entreras-tu tellement dans son histoire que tu deviendras l’un de ses protagonistes et qu’alors, lui-même sera pour toi une personne bien-aimée… ou non.

Car l’être humain ne se vit que dans une histoire, et la question, pour lui, est de savoir laquelle – il en est de belles, de terribles, et le pire : de toutes petites.

C’est cela que je vais faire ici pendant quelques semaines : parler de Jésus en tant qu’il serait l’être humain par excellence, un être humain enfin accompli.

C’est, semble-t-il, ce que lui-même prétendait être, selon les évangiles, dans son langage traduit tel quel de l’hébreu ou de l’araméen : le fils de l’humain.

Mais fils de l’humain ou fils de Dieu, c’est la même chose.

 

 

 

 

Quelle royauté ?

 

C’est l’histoire que l’on célèbre lors du dimanche des Rameaux : le Fils de l’Humain fait une entrée royale dans la Ville sainte.

Nous sommes en plein Empire romain, et dans cette histoire, il est entendu que ce dernier est la pure saloperie que l’on connaît depuis des millénaires, ce système social, économique, politique et religieux qui domine, conquiert, aliène, exploite, asservit, massacre les foules pour la gloire et l’enrichissement d’un petit nombre.

C’est un donné.

Dans les Écritures, on le trouve déjà présent dans l’histoire de Moïse et du Pharaon, dans l’histoire d’Abraham et de l’Empire qu’il est appelé à quitter, dans l’histoire de Daniel et des Bêtes impériales qui se succèdent, au cours des temps, toujours pour montrer la même voracité, la même férocité.

Un autre donné, c’est que l’Empire, de tout temps, utilise des relais d’opinion pour mettre l’esprit de soumission dans les têtes, dans les cœurs, dans les mains et dans les reins des gens, et que l’image d’un Dieu de type impérial leur est fort utile.

Or un poète de notre temps a demandé : « Est-ainsi que les hommes vivent ? »

Oui, c’est ainsi.

Et cet Empire du temps des Romains n’est pas qu’un donné de l’Histoire des historiens : il est un donné central des Écritures, de la grande parabole qui dit vrai.

Voilà le cadre de l’histoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain : les humains se bouffent entre eux, ils bouffent les autres, ils acceptent même de se faire bouffer…

Ce sont des malades.

Qu’en serait-il d’un humain qui ne boufferait personne, qui proposerait que l’on ne bouffe personne ?

Un roi pour lequel chacun serait roi, reine, prince ?

Un être sain ?

S’il existait, on lui crierait peut-être Pitié, sauve-nous ! (Hosanna), sachant toutefois, après réflexion, qu’il finirait mal, à tout coup exécuté vite fait.

Or dans ces histoires anciennes, l’image du roi rassemble le tout de son peuple, et alors l’histoire de ce roi-là, l’histoire heureuse d’un roi qui aurait pu être celui d’un peuple heureux, c’est l’histoire de l’être humain heureux. 

D’un être humain qui n’aurait pas en tête, ni ailleurs, l’envie de dominer ni d’être dominé.

 

 

 

 

Quelle communion ?

 

Le Christ est-il présent dans le pain et le vin de l’eucharistie, de la sainte cène, de la communion ? Quelle question bizarre !

Est-ce qu’il ne faudrait pas savoir d’abord ce qu’elle signifie, cette communion ?

Et si l’on s’obstine, comme moi ici, à voir que ce qui se joue là, c’est le sort du Fils de l’Homme, de cet humain par excellence de la grande parabole évangélique, alors cette communion prend un sens universel.

Ce n’est pas seulement des relations des croyants avec leur dieu, ou des croyants entre eux, qu’il s’agit.

Car lorsque l’être humain prend le pain et dit que c’est son corps, et lorsqu’il prend la coupe de vin et dit qu’il s’agit de son sang, et que ce corps et ce sang vont être brutalement et volontairement détruits, par haine, jalousie, intégrisme, volonté de puissance et d’enrichissement, traîtrise, il dit ce qui est le sort véritable, réel, concret, historique, permanent de l’humain de base.

Voilà pour moi le secret : l’être humain véritable, selon les Écritures, n’est pas représenté par n’importe quel humain.

Il est l’humain qui se trouve à la base de la pyramide, aux pourtours du cercle, à la traîne du processus, hors de la société qui compte.

Il est celui qui sème le grain sans voir ni recevoir la croûte du pain, ou le fond du bol de riz ; celui qui plante et soigne la vigne sans jamais boire une goutte de son vin, ou boire la dernière goutte du thé qu’il a planté…

Rompu, il l’est, le gars ; renversée, elle l’est, la fille.

Pain et vin de la souffrance de ceux qui voient le monde depuis le bas.

Et l’enseignement, c’est que la vérité du monde, c’est ce que voient ceux qui en sont les artisans dépourvus et brisés.

Tu veux comprendre le monde : regarde-le comme celui-là, il a tout compris.

Les sages et les intelligents, les riches et les puissants, seraient-ils de bonnes personnes, vont l’écraser, l’écrasent, ça y est, il est écrasé.

Le Fils de l’Homme est celui qui sait qu’au long des temps, de toute manière, ici comme là-bas, il va crever.

Et il est aussi celui qui sait qu’un jour ou l’autre, ici ou bien là-bas, un troisième jour de tous les temps, sous quelque forme à inventer, il va se relever…

C’est pourquoi il est écrit au tout début de la parabole d’évangile, de façon fondatrice, que l’homme de Nazareth est remué dans son ventre par ces foules fatiguées et chargées sur lesquelles repose l’Empire de ce temps-là.

 

 

 

 

Voici l’homme ?

 

j’avais été frappé jadis par une réflexion d’André Malraux trouvée je crois dans La Condition humaine : « La vie n’est rien, mais rien ne vaut une vie. »

À mon avis, cela s’applique très justement à l’homme Jésus de Nazareth.

au temps de l’empire romain, il y a eu beaucoup de crucifiés un peu partout, beaucoup de soi-disant messies en Palestine, beaucoup de prophètes obscurs en Judée, beaucoup de thaumaturges supposés dans les terres du Levant.

Lui, c’était juste un type parmi des millions. Une petite célébrité locale. Rien.

Et qu’il meure avant l’heure sans avoir rien fait de mal n’avait rien d’exceptionnel.

Quand Pilate présente le prisonnier aux responsables religieux de Jérusalem, qui lui demandent de le condamner, en leur disant Voici l’homme, il est clair que cela ne signifie rien d’autre pour lui que Voici donc le type dont il est question.

Mais l’évangéliste y inscrit un double sens : Voici l’Être humain tel qu’en lui-même.

Cela évoque le bar ‘ènoch (Daniel 7,13), ce Fils de l’humain qui semble avoir été le terme préféré par Jésus pour désigner son rôle à lui dans l’histoire.

Un humain, venu de Dieu, tout adapté au rôle d’honnête gérant qu’il est appelé à jouer dans la création, apte à se conduire selon la justice et selon la justesse.

Et si les Romains condamnent l’homme en question comme prétendant au trône de Jérusalem, si les autorités religieuses le condamnent comme blasphémateur, il se peut bien, c’est mon point de vue, que l’homme de Nazareth ait pensé devoir jouer fidèlement ce rôle de l’humain serviteur de Dieu, et par conséquent voué au martyre.

Il se pourrait qu’il se soit ainsi coulé – ou que les évangélistes l’aient ainsi coulé – dans le modèle narratif proposé par les anciennes Écritures, en fonction de sa culture propre, pour signifier ce qu’il en est de l’espèce humaine réelle, celle que nous connaissons (et l’on dirait aujourd’hui, alors, qu’elle se tire une balle dans le pied, ou encore, plus justement dans la perspective qui est la mienne, qu’elle se suicide) et pour signifier ce qu’il en serait d’elle, si elle coïncidait par exception avec ce à quoi elle – ou Dieu – espère d’elle-même.

Car elle serait condamnée à devenir, dirait cette parabole en acte, une victime d’elle-même que Dieu ne peut sauver… à moins qu’il ne la crée à nouveau.

C’est pourquoi je ressens, pour ma part, le samedi saint, entre croix du vendredi et aube du dimanche, comme le jour qui dit la mort de l’espèce humaine, assassinée par elle-même.

 

 

 

 

Revenir, ou partir ?

 

Jean Daniel écrivait un jour dans le Nouvel Observateur que le christianisme l’aurait attiré s’il n’avait pas comporté la résurrection du Christ, qui prive de sens, pensait-il, le sublime de la mort de Dieu sur la croix.

La résurrection comme annulation de la mort, comme retour à la vie d’avant : c’est bien ainsi que cela est interprété le plus souvent, y compris chez les chrétiens.

À tort.

C’est ce ré- du mot lui-même qui déjà nous met dans l’erreur.

La plupart des expressions employées par les évangiles pour en parler n’évoquent pas ce thème du retour, pour la raison que dans la résurrection il s’agit du futur, non du passé.

Les verbes employés sont clairs : le Christ s’éveille, se lève d’entre les morts ; il ne se veille pas, ne se relève pas.

Le croyant entre dans la vie, il n’y retourne pas ; il entre dans le règne de Dieu, qu’il n’a pas connu auparavant.

Le terme anástasis, que l’on traduit par "résurrection" dans les évangiles et qui semble alors évoquer ce thème du retour, signifie plutôt, en grec, et selon les contextes dans lesquels on le trouve, "érection", "insurrection", "départ".

Bref, la résurrection, la surrection du Christ, puis de ses amis, n’abolit pas la mort, elle fait d’elle un point de départ pour autre chose que la vie qu’on vit.

Elle est de l’ordre du monde qui vient, non du monde qui est.

À tout moment, ta mort est là, et l’avenir commence.

L’avenir, ce qui adviendra de toi… ou ce que tu vas faire advenir. Car tu peux à tout moment entrer dans le règne de Dieu, ou, plus exactement, placer ta vie sous ce règne, à tout moment entrer dans le monde qui vient.

C’est aussi ce que le Jésus des évangiles appelle entrer dans la vie.

Car à tout moment, Dieu vient à toi, à nous, et demande à régner sur toi, sur nous, ce qui signifierait justice et justesse.

Et cela est vrai aussi du moment qui signe le commencement d’un autre avenir, d’une aventure qui te verra, vivant, apparaître neuf dans un univers insoupçonné.

C’est pourquoi, dans les récits évangéliques, les premiers témoins de l’éveil du Christ ne constatent qu’une chose : le tombeau, ce témoin du passé, est vide, l’histoire du Christ est devant, qui vient vers nous.

C’est que le dieu biblique est celui qui, dès la Genèse des Hébreux, crée à jamais du neuf à partir du chaos d’avant.

 

 

 

 

Un travail, un combat, un plaisir ?

 

La résurrection, c’est maintenant.

J’ai suffisamment, je pense, insisté sur ma croyance en un monde plus vaste que celui que nous connaissons, en un monde que l’insertion dans notre espace-temps nous pousse à ne concevoir au mieux que comme futur.

J’ai dit que l’histoire du Christ est pour moi la parabole, vécue en vrai, des ressorts de l’aventure humaine. J’y reviendrai sans doute.

Aujourd’hui, je veux insister sur le maintenant de la résurrection, qui est à mon sens, et tout à la fois, un travail, un combat et un plaisir.

La résurrection est un travail. Une œuvre permanente. Un effort sans cesse à reprendre. C’est un travail sur soi, bien sûr. Chaque jour, il y est question de se refaçonner, et même s’il y a là quelque chose qui rappelle le mythe de Sisyphe, on peut, je pense, découvrir à la longue comment se rendre soi-même plus vivable, et plus vivant.

Mais ce travail concerne aussi l’ensemble des liens dans lesquels nous vivons, et que l’on peut, à longue longue haleine, contribuer à modifier vers le juste et le beau. C’est en cela qu’il ne saurait être seulement individuel, mais autant que possible collectif.

La résurrection est aussi un investissement de chacun, et autant que possible de tous, destiné à poser les conditions politiques d’une honnête et relative aisance sociale. C’est en cela qu’elle est un combat. Permanent, toujours inachevé, toujours menacé. À la vie, à la mort. Elle peut alors se traduire à l’occasion en résistance, voire en insurrection. Car la vie des humains, de la nature et du monde est toujours poussée vers sa destruction, sa pourriture, son aliénation, son humiliation.

La résurrection est combat, toujours et partout, et toujours perdu en quelque façon, et toujours à recommencer. Mais ce qui vaut pour la société et son environnement vaut aussi pour chacun de nous : nous avons à combattre en nous-mêmes le profond désir de détruire, de dominer, de mépriser.

Alors la résurrection est un plaisir. Dans les décombres de nos violences et de nos échecs personnels et collectifs, travailler et combattre apporte en nous cette exultation du guerrier, ce bonheur de l’artisan, ce bien-être du sportif, bref, cette joie et ce rire de qui est à sa place et joue bien son rôle.

Inversement, c’est le rire constitutif de celui, de celle, qui n’a rien à gagner ni à perdre qui va lui permettre de travailler et de combattre : n’est-il pas, n’est-elle pas, dans la main du premier vivant du monde ?    

 

 

 

 

Changer de monde ?

 

Toute cette histoire n’est-elle qu’une façon de s’évader dans les nuages ?

À observer la sombre histoire du christianisme réel, on peut le reprocher aux croyants – mais pas toujours, car il y a aussi une histoire lumineuse – ombre et lumière.

Quelle importance ? Est-ce le christianisme ou la foi qui, oui ou non, vous habite ? 

Or celle-ci invite à vivre selon la résurrection, et cela, c’est vrai, c’est changer de monde dès maintenant. Une fuite ? Non. Car la résurrection est aussi insurrection.

Lorsque Kä Mana, théologien congolais alors pasteur à Bangui, fut expulsé de Centrafrique, c’est parce qu’à Pâques il avait prêché sur ce thème, en l’appliquant à la situation politique locale : le mort est couché, le ressuscité est debout…

Va-t-on tenter de changer le monde sans avoir en soi cette pulsion qui pousse à refuser l’ordre des choses présentes ?

Non, mais là, il existe plusieurs modes d’action.

On peut s’efforcer de changer ce monde à partir de lui-même, c’est la voie suivie par nombre de réformistes ou de révolutionnaires agnostiques ou athées.

Pourquoi pas ?

On peut aussi le faire en se situant dans le monde, comme écrit saint Jean, sans être du monde. C’est la voie suivie par nombre de fortes personnalités dont l’action a pu, à sa manière, changer l’ordre des choses.

Ainsi, au XXe siècle, des gens comme Martin Luther King, par exemple. Ou Gandhi, qui écrivait : « Quand nous craindrons Dieu nous n’aurons plus peur d’aucun homme. » Ces hommes ont-ils fui dans les nuages ?

Je dirai que l’ordre des choses est comme un texte, il obéit à une syntaxe. Rien ne change fondamentalement tant que cette syntaxe n’est pas atteinte.

La résurrection dont je parle est ce changement de syntaxe : vous n’appartenez plus à ce monde à la syntaxe ancienne et controuvée, vous appartenez à un autre monde, vous obéissez à une autre syntaxe, celle du monde voulu par Dieu.

C’est celle que vous mettez en pratique dans ce monde régi par la syntaxe ancienne. Vous la faites vivre, et je dirai même : vous l’inventez.

C’est un changement de sens, ce que les évangiles appellent dans leur ancienne langue grecque une métanoïa, terme que l’on traduit d’habitude par conversion.

La résurrection dont je parle est la mise en œuvre de ce changement de sens : les gens, les choses, le monde, l’univers, l’histoire… changent de sens, en vous, pour vous.

Vous êtes sur la Terre, mais vous savez que la Terre est dans le ciel…

Vous allez donc vous comporter en conséquence.

 

 

 

 

Un monde créé ?

 

Si le monde est créé par Dieu, ce n’est certainement pas comme le croient les créationnistes. Ni comme le pensent les évolutionnistes qui croient en Dieu.

La création, telle qu’elle est conçue dans la parabole des Écritures bibliques, est à venir. Le monde voulu par Dieu n’est pas celui que nous connaissons. Il ne suppose pas que nous retournions en arrière, mais que nous nous tournions vers demain. Vers l’aventure de la découverte et de la créativité.

Car le Dieu biblique, je l’ai dit, crée toujours du neuf, à partir de l’ordre ancien des choses, un ordre ancien qui est le plus souvent un dangereux désordre.

Est-ce alors selon un dessein intelligent, caché en Dieu, que le réel se déploie ?

Mais les termes dessein et intelligent, termes propres aux humains, ne peuvent s’appliquer à l’Inconnu par excellence dont, outre ce que je viens d’en écrire, nous n’apprenons que peu de choses, selon les évangiles : par exemple qu’il privilégie le très-bas sur le très-haut, qu’il fait du bien là où il passe.

Est-ce qu’il attend ou est-ce qu’il prépare le résultat de l’histoire ?

On voit bien que cela est de l’ordre de la parabole (je me répète !) et que, pour ce qui est du concret des choses, on en est réduit aux conjectures.

Voici d’où partiraient les miennes :

Dieu veut un monde. Et Dieu est avant, pendant et après ce monde qu’il veut. Il est dedans, au-dessous, au-dessus. Où l’on voit alors que nos histoires de création, ou de dessein, ou d’évolution, ou d’histoire, etc., n’ont sûrement pas pour Dieu le sens qu’elles ont pour nous.

En revanche, ce monde-ci, le nôtre, l’actuel, a bigrement pour intérêt de se conformer autant qu’il peut (il peut peu) au monde que Dieu veut.

Il y a un risque de disparition, sinon. Et même d’une cruelle disparition.

Mais on peut difficilement comprendre ce que serait ce monde que Dieu veut, puisqu’on ne sait même pas ce que recouvre réellement le mot Dieu.

On peut cependant discerner, au moins si l’on se fie, par convention, par décision relativement arbitraire, à ce qui ressort des Écritures, certaines constantes qui vont toutes vers la recherche d’une justesse, d’un heureux ajustement, d’une harmonie dans les relations à établir entre les différentes parties prenantes de ce monde-ci.

Tel serait bâti, à la mesure de notre compréhension, un monde que Dieu voudrait.

Mais quant à la façon dont lui-même interviendrait dans l’établissement d’un tel monde, la prudence voudrait que l’on s’en tienne à ceci : il y est sûrement pour quelque chose, mais probablement par des voies que nous ne pouvons observer.

Bref, la plupart du temps, le monde que Dieu veut, c’est nous qui le créerons. Ou non.

 

 

 

 

Connaître Dieu ?

 

Si Dieu existe, il est tellement hors de notre portée, à tous égards, que l’on ne peut le connaître en tant que tel.

On dit souvent qu’il s’agit d’un dieu personnel, que Dieu est une personne (et même trois en une, chez les chrétiens), mais c’est simplement parce qu’on ne connaît rien de plus complexe, riche de possibilités et de capacités, etc., qu’une personne !

En réalité, si Dieu existe – ce que je crois, et même ce sur quoi je me base –, il est bien sûr sans commune mesure avec une personne.

Pour parler de lui, Roger Planchon parlait fort justement de « l’Impensable qui est poème ». Il est pour moi l’Inconnu majuscule – chose que j’aime en lui, suscitant tant de curiosité, tant d’espoir d’aventures.

Or le propre de la foi dite chrétienne, c’est de poser que l’on ne connaît Dieu que par Jésus de Nazareth. Il serait le seul qui nous le révèle.

Aussitôt on parlera d’une inacceptable prétention.

On ne peut nier que cela l’ait été au cours de l’histoire, mais cela n’est valable que dans le cadre des ambitions d’une religion au regard de ses concurrentes.

La question « Jésus-Christ est-il plus compétent que Bouddha, Moïse, ou Mahomet pour nous révéler Dieu ? » n’a de sens que dans l’aire de cette concurrence historique.

Pour en sortir, il faut évacuer d’abord de son esprit l’ensemble des représentations ou nominations qui s’attachent à la figure du Nazaréen, depuis les décennies même qui ont suivi sa disparition, et qui font de lui un compétiteur dans cette agora : christ ou messie, fils de Dieu, seigneur, sauveur, etc.

Tout cela ne prend sens que si l’on voit ce que ces termes désignent ainsi. Et cela, cette chose vue, n’a rien à voir avec l’établissement d’une religion ou d’une autre.

Si cette chose vue est appelée de ces termes pompeux, c’est par antiphrase, ou de façon paradoxale. Il s’agit de se rire (Psaume 2, verset 4) des prétentions de ceux qui sont appelés seigneurs, ou messies, ou êtres divins, ou rois…

Et cette chose vue révèle Dieu, aux yeux de ceux qui croient selon la foi de Jésus :

Il s’agit d’un homme nu, assassiné par l’ensemble des puissances connues, y compris religieuses, ceci justement parce qu’il fait le bien.

Tel est l’image que les évangiles nous donnent de l’Inconnu que j’aime (trop peu).

Dieu serait donc, en nous comme dans l’univers, ce qu’il y a de meilleur, de juste et de bon, vers quoi ou vers qui nous allons, voulons aller, désirons aller, aimerions tant aller, êtres d’amour que nous sommes… et que nous tuons assidûment, sales petites bêtes que nous sommes.

Dieu serait le lieu de ce combat.     

 

 

 

 

Jésus parabole ?

 

Il faut une extrême conscience de la violence et du malheur humains pour se vouloir – ou s’accepter – comme parabole vivante et vraie d’un bonheur d’être.

Une confiance extrême, aussi, en la possibilité d’existence de cette heureuse condition, pour l’humain, pour l’espèce humaine.

Un être, une espèce, qui seraient assortis à ces lois d’harmonie supposées appartenir à la création de Dieu, en lieu et place de la sélection barbare et de la lutte inégale.

Il y faudrait l’acceptation de lois qui contreviennent aux lois qui, pour autant que l’on sache, régissent l’univers et la vie.

Certes, il ne s’agirait que d’une parabole. Une histoire que l’on se raconte et que l’on décide – ou accepte – de faire, de rendre effective, au moins soi, et malgré tout.

Et alors, pour ceux ou celui qui ferait cela, le ne … que (il ne s’agirait que d’une parabole) serait de trop, la parabole ne représenterait pas une forme inférieure de la réalité – elle serait.

Il y a eu des fous pour se lancer dans cette histoire. Il y en a eu, il y en a, il y en aura.

C’est ce qui est mis en écriture, aussi, et que même un peuple entier a pu se proposer – se voir proposer – d’assumer. Un peuple-histoire.

Chose impossible, visée inaccessible, et pourtant belle et dangereuse ambition.

Se faire parabole du désir de Dieu, du bonheur en Dieu – alors que toujours et partout l’ambition humaine est d’aboutir à la mort absolue de Dieu…

Car les humains se groupent en peuples qui s’abandonnent, passifs et désirants, à la domination de seigneuries qui les vicient alors même qu’ils les adorent.

Des seigneurs et seigneuries qui se veulent dieux en lieu et place de Dieu, ronce qui se veut chêne.

Un peuple, une communauté, des communautés, au long des siècles, ont refusé cela, du moins ont voulu ou cru le faire, pouvoir le faire, toujours en dessous de la barre, évidemment, parfois même, ou souvent, très souvent (toujours ?), bien loin de l’approcher… baissant les bras.

Quelles communautés ? demandera-t-on. On ne fait pas la course, il en est de partout, la question est ailleurs : cela est-il fou ou sérieux ?

Un homme un jour, sorti d’un tel peuple, a vécu ainsi jusqu’au bout, raison pour laquelle, je l’ai écrit déjà, il fut appelé fils de l’humain ou fils de Dieu.

Un qui n’a pas baissé les bras.

On les lui a cloués.

Sans résultat… il est toujours là.

 

 

 

 

Un christ ailleurs ?

 

Un ami pose cette plaisante question* : s’il existe dans l’univers un autre monde habité, les contenus de notre foi s’y retrouvent-ils ? Par exemple, y connaît-on le péché originel, l’incarnation, le messie mort et ressuscité ?

On est invité à réagir, alors je le fais ici :

Dans le même numéro, la revue présente le bouddhisme, dont on lit que pour lui, le fait central dont il faut se débarrasser est la douleur, conséquence du désir toujours inassouvi qui habite les humains.

Je crois que la violence, non la douleur, est le point de départ des Écritures bibliques, dont les deux centres énergétiques à partir desquels elles se déploient sont à mes yeux l’Exode et le Golgotha.

Or la violence naît, à mon sens, avant même le désir, elle lui est bien antérieure.  

Connue souvent sous d’autres noms, elle fait partie du réel, où et sous quelque forme qu’il se trouve, parce qu’elle est un de ses éléments constitutifs.

Ainsi, selon certains physiciens, une infime dissymétrie dans le noyau originel serait à l’origine du big bang. Sans elle, il ne se serait rien passé. Ce que les croyants appellent la Création n’existerait pas.

Cela me plaît, c’est comme si Dieu agissait par décalages, déboîtements, déséquilibres, gaucheries. Ainsi naît le mouvement, comme on sait. Et de là :

– L’évolution – mot mal choisi, évoquant un mouvement régulier – et ses innombrables luttes pour la vie.

– L’histoire, naturelle comme humaine.

Et donc, entre autres : distorsions, dévoiements, méfaits ; un mal structurel, systémique (c’est le mot à la mode).

Une violence originelle, constitutive de l’univers.

Or peut-on imaginer qu’il existe, quelque part dans l’immensité, un lieu régi totalement par d’autres lois que celles de l’univers ? Une planète hors la violence ?

Non, et si d’aventure il existe un monde inconnu de nous mais habité lui aussi d’êtres pensants, je suppose alors qu’il connaît comme le nôtre cette violence inhérente aux données du réel.

Cela rend-il nécessaire qu’il se trouve en son sein une aussi belle parabole de la victoire sur la violence que celles que déploient les Écritures bibliques ?

Pourquoi pas ? Ou sinon, tout autre manière de lutter ?

Mais si oui, il faut, au sein de cette espèce pensante, un groupe ou un être, bref un messie, qui la fasse exister. Qui la vive.

Cela ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

 

* Gilles Castelnau dans la revue Évangile et Liberté, mai 2009.

 

 

 

 

La justice et le droit ?

 

Quand on parle du Nazaréen, après deux mille ans de christianisme, on fait immédiatement penser au péché et à la vie éternelle, et aux moyens d’effacer le premier pour parvenir à la seconde, de préférence du bon côté. Quoi d’autre ? On ne voit pas bien.

C’est un peu court, c’est petit bras. Et cela n’est pas sans cause, étant donné la collusion historique de la religion avec les intérêts des couches dirigeantes. Elles ont toujours su la récupérer et l’instrumentaliser.

C’est oublier que Jésus de Nazareth est l’héritier des prophètes bibliques, et que l’ensemble de son action, de sa parole et de son parcours se situe dans l’aire de leur vision politique, économique et sociale tout autant que spirituelle et théologique.

C’est mon point de vue.

Je simplifie, bien sûr, le langage des Écritures hébraïques n’est pas univoque, mais de l’ensemble ressort cet intérêt passionné pour la justice et le droit qui a fait dire qu’elles avaient exposé les conditions d’une religion éthique.

En fait, elles n’exposaient pas : elles combattaient.

Elles étaient l’expression de la vision d’un petit peuple malmené, bousculé, décimé, déporté, asservi par l’histoire réelle. Passé à la herse, disaient-elles.

Tel est leur point de vue sur le monde. Le point d’où part leur vue sur le réel.

Et mon point de vue à moi est que ce genre de point de vue est le plus juste.

C’est de là que viennent ces objurgations bibliques destinées à éviter l’oppression, à punir l’oppresseur, à restaurer la victime dans son bon droit, à prôner la justice sociale « en sorte que le droit coule comme l’eau vive », à définir les conditions d’une honnête et tranquille aisance pour tous. Ce que l’hébreu biblique appelle châlôm, la paix, ce bonheur social dont les prophètes constatent… qu’il n’existe pas.

Oui, le bonheur : Heureux est le premier mot du livre des Psaumes, prières de tout un peuple, et Heureux est le premier mot du grand discours programmatique de Jésus sur la montagne.

On demandera sans doute : « Que vient faire Dieu là-dedans ? » 

Le dieu biblique est le garant de cet ordre juste du monde et des humains dont la visée est un paisible bonheur pour tous.

Toute la Bible le pose face à l’arrogance des puissants.

C’est pourquoi les évangiles commencent en montrant Jésus au milieu « de foules fatiguées et chargées », les assistant de toutes ses capacités.

Jusqu’au moment où, à tort ou à raison, il comprend qu’il n’y a pas de remède à leur malheur, si ce n’est à montrer, tout en acte, que produire ce malheur, c’est tuer l’homme et tuer Dieu.  

 

 

 

 

C’est quoi l’Esprit ?

 

Un de mes amis me le demande de temps en temps : « Dieu le Père, je comprends, le Fils aussi, mais le Saint-Esprit, je ne vois pas… de quoi s’agit-il ? »

Évidemment il fait allusion à ce sacré dogme de la Trinité, qui a causé bien du tracas à nombre de Pères de l’Église et de théologiens, sans compter les braves gens qu’on a embêté pendant des siècles avec ça.

Laissons la Trinité pour aujourd’hui, revenons à la difficile question initiale.

Quand nous disons esprit, les langues bibliques disent souffle. C’est le sens premier de l’hébreu roùa'h comme du grec pneúma. Et il est vrai que l’on a de la peine à se représenter ce qu’est l’esprit, tandis qu’on sait bien, par expérience, ce que veut dire par exemple "être à bout de souffle". 

Pour les Écritures, il s’agit d’une capacité de se mouvoir ou d’être mû, d’agir ou d’être mis en action, grâce à une force intérieure, une capacité, une énergie propre. C’est ce que dit bien l’expression "avoir du souffle".

Ce souffle-là permet de soulever la poitrine d’enthousiasme, de joie, d’espoir, que sais-je encore ? En tout cas de bon, de fort, de vital.

Aussi, si l’esprit est faible chez l’un ou l’autre d’entre nous, alors ce n’est pas tant, au sens biblique, notre intelligence qui vacille, mais bien notre capacité à ressentir et transmettre une vivacité, une mobilisation, un élan de vie. Voilà qui est à la fois impalpable et bien réel, vécu.

L’esprit, le souffle, dans la Bible, c’est ce qui va et qui vient chez nous, en nous, mais toujours pour nous pousser dans un sens ou dans un autre.

C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de dire comment Dieu vous met en mouvement, il sera question d’un esprit qui va vous visiter, ou vous habiter.

L’image du rythme pourrait tout aussi bien montrer cela à condition de le dissocier de la notion de cadence, qui évoque à l’inverse une régularité.

Dans la parole, orale ou fixée par écrit, le sens naît aussi de ce rythme, de ce souffle, de cet esprit indissociable du langage.

C’est tout l’être qui parle, tout le corps aussi bien que l’intellect, et cette parole fait du sens.    

Or si l’écrit devient parole lorsqu’il est porté par le souffle, de même, l’Écriture sainte devient Parole de Dieu lorsqu’elle est portée par un esprit qui correspond à l’œuvre de Dieu – ce que l’on appela l’Esprit saint.

Mais il a fallu du temps pour que l’expérience vitale de ce mode d’énergie, qui est aussi, je le crois, cette façon qu’a Dieu d’agir en nous, parmi nous, se transforme en cette confession : il s’agit là de Dieu lui-même.

Dieu qui, en nous, devient rythme de sainteté.

 

 

 

 

Quelle clôture ?

 

« Pourquoi le jardin clos a-t-il été choisi comme symbole du paradis ? » me demande une lectrice. Or c'est une question centrale, concernant la Bible.

Les délices de l'Éden, le bonheur d'Adam c’est-à-dire de l'espèce humaine, la vie, la connaissance, tout cela est en péril. Tel est le point de vue initial. 

Ce jardin, un chaos bourbeux l'entoure (Genèse 2), ou un abîme (Genèse 1), et ce n’est pas par hasard car il s’agit de dire que le rêve d’harmonie porté par Dieu s’installe au sein d’un environnement hostile.

La Bible ne dit pas qu’il n’y a rien avant que Dieu se lance dans toutes ces innovations que représente le monde que nous connaissons.

Elle ne commence pas par ces mots, comme on traduit habituellement : Au commencement Dieu a créé, mais plutôt : Au temps où Dieu a commencé à créer, ajoutant qu’il existait auparavant une sorte d’abîme liquide.

Pour elle, dans sa façon antique, parabolique et poétique de parler, c’est comme s’il y avait de l’incréé avant la création, comme s’il existait une sorte de brouhaha insensé avant le poème de la création.

Dieu met là de l’ordre et de la beauté, mais tout peut se perdre, de la création. L'Éden est un miracle fragile, improbable. Il est cerné.

Toute la Bible dit un combat perdu (à moins que…) de la vie contre la mort. On y parle d'une faiblesse un temps protégée.

Les protagonistes de ce combat sont un peuple, certes porteur des lois de la vie, mais assiégé, écrasé et finalement éparpillé.

Ou finalement, il s’agit d’un juste qui sera calomnié, humilié et assassiné.

Le dieu de cette histoire n'y peut rien, sauf à toujours recommencer, ce qu’il ne réussit qu’au moyen de miracles qui sont à chaque fois des résurrections.

La vie. Toujours en déséquilibre au-dessus des abîmes de la mort. Toujours menacée, cernée, risquant en permanence d’être radicalement souillée, défigurée, détruite.

Mais protégée, malgré tout. Toujours renaissante. Ce qu’expriment ces images, la clôture protectrice du jardin d’Éden, ou celle de la vigne de Dieu que chante Ésaïe.

Mais l’important n’est pas dans la clôture, il est dans la beauté et la richesse du jardin, qui comporte tout ce qui est utile à la vie et au bonheur de son gérant, l’être humain.

À moins que lui-même ne le détruise…

 

 

 

 

À quoi ça sert ?

 

Un doute me vient : à quoi ça sert ? Toute cette histoire, Dieu, Jésus, tout le saint frusquin ?  

Si je prends comme norme les forces qui mènent le monde, l’Évangile ne sert à rien.

Il ne produit pas, ne vend pas, n'organise pas, ne donne pas de travail, et surtout : il ne répond pas aux désirs qui sont proposés à l'imaginaire des gens.

Car il faut faire partie de ceux qui ont les moyens d'acheter, de vendre, d'échanger, de communiquer, dans le but d'être libéré.

De la pénurie, de la faim, des intempéries, de la maladie, mais aussi des liens étroits qu'imposaient les anciennes normes.

On vise alors à devenir la petite pièce d'un immense engrenage impersonnel, la particule infime d'un champ de forces planétaire, dont on ne sait rien, sur lequel on ne peut rien.

Et cette libération supposée est en fait une forme particulièrement conséquente de dépendances.

On s'est libéré, chaque jour davantage, des liens anciens qu'imposaient la famille, le village, le quartier, la religion, le parti, le syndicat, la nation. On vit pour soi, pour quelques personnes élues, à deux ou seul, selon le moment, libre et indépendant.

Du moins le croit-on, car on se calque sur le modèle reproduit en spectacle permanent et omniprésent. Un modèle aussi contraignant que ceux que l'on avait abandonnés.

Les liens d'autrefois étaient souvent oppressifs, ceux d'aujourd'hui le sont tout autant. Parlez-en à ceux qui ne parviennent pas à se conformer au modèle : chômeurs, immigrés, vieillards ou adolescents désargentés.

Je ne pense pas le monde ancien préférable à celui qu'on nous organise aujourd'hui. Mais on a simplement changé de dépendance en changeant ses désirs.

Les dieux ont changé. L'humain a besoin de dieux, il désire se soumettre, s'en remettre aux puissances, aux dominations qu'il crée pour se reposer de son angoisse.

Aujourd’hui, ils s'appellent le marché ou la croissance. Ils ont besoin, pour vivre, de la suppression des anciennes dépendances.  

Dans un monde comme celui-là on tourne en rond, affolé comme l'écureuil dans sa cage, courant, courant toujours pour faire tourner la machine, sans y trouver un sens.

Voilà à quoi sert l’Évangile, il est la brèche absolue : un Tout-Autre y vient vous chercher pour vous emmener plus loin, dans un exode de votre être, à la fois déchirure, et ouverture vers une liberté véritable.

Je ne crois plus à toutes vos histoires, vous conduit-il à dire. Vous devenez incroyant.

Finalement si, l’évangile, cela guérit. 

 

 

 

 

Mais quel pardon ?

 

Le pardon est très à la mode. Du moins chez ceux qui attendent que d’autres leur demandent pardon…

Je pense ici aux terribles fautes commises par les Européens à l’égard des peuples du Sud : Afrique, Asie, Amériques, Océanie.

Je pense ici à la traite négrière, je pense à la persécution des juifs.

Crimes contre l’humanité – demandes de pardon ?

En quoi consisterait-il, ce pardon ? Les descendants d’esclaves, de rescapés d’Auschwitz, de peuples amérindiens massacrés, tous ceux là et tant d’autres, à qui vont-ils pardonner ?

Et lesquels d’entre eux seront habilités à le faire ?

Tenez : je descend de serfs écrasés par les seigneurs féodaux… Plus près : je descends d’ouvriers fusillés dans les faubourgs de Paris, de laboureurs zigouillés dans les tranchées, que sais-je encore ?

Mais aussi, entre autres, de soldats des corps expéditionnaires coloniaux.

Ce serait quoi, le pardon, d’un côté comme de l’autre ?

Le pardon, ce serait quand on ne tient plus les comptes, la dette resterait-elle cependant en mémoire.

On dirait bon, tant pis, on repart ensemble.

Parce que la question est de savoir si le passé de misère et de sang va nous empêcher d’avancer, va nous fermer l’avenir. L’avenir commun.

L’évangile ne dit rien d’autre.

Sauf ceci, qui est une utile précision : les victimes n’étaient pas plus méritantes que les bourreaux ; elles étaient, ce qui se suffit, des victimes.

Alors ce qui est attendu des anciens méchants, en cas de demande de pardon, c’est de rétablir de vrais échanges.

Et ce qui est attendu des anciennes victimes, c’est se souvenir qu’elles n’ont pas forcément de leçons à donner, tant le mal, tel le furet, s’il a passé par ici repassera peut-être bien par là.

Et puis se tourner vers l’avenir et le fabriquer ensemble si l’on peut, car on ne retourne jamais sans douleur et sans faute vers les départs, les origines : depuis Adam et Ève c’est bien connu.

Pardonner, oui, et demander le pardon : c’est le programme le plus difficile à réaliser, d’accord, mais c’est aussi le plus réaliste – le seul qui conduise à la paix.

C’est pourquoi c’est le programme que Dieu s’est fixé. 

 

 

 

 

Délivrés du mal ?

 

C’est une parole du Notre Père, tirée de l’évangile selon Matthieu : « Et ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal. » Et ce qui me frappe, ce n’est pas tant ce qu’elle dit, mais ce qui l’entoure.

Elle est encadrée par le thème du pardon.

Juste avant, on lit ceci : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

Juste après : « En effet, si vous pardonnez aux gens leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi. »

Du coup, on s’aperçoit que la question du mal, dans la perspective de l’évangéliste, n’a rien à voir avec le pourquoi.

D’où vient le mal, pourquoi le mal, la douleur ? Pourquoi la haine, la violence, le meurtre, la guerre ? Pourquoi la maladie ?

Pourquoi les innocents aussi bien que les coupables ? Pourquoi les enfants ?

L’évangile ne parle pas de cela.

Ce n’est pas lui qui dit que si mal il y a, cela doit venir d’une faute commise par chez nous. D’une faute nôtre. Ou bien d’une erreur des responsables… ou du Responsable.

Ce qui le tracasse, cet évangile-là, c’est comment on va s’en tirer.

Encore une fois, ce qui est en question, ce n’est pas le lourd passé dont nous sommes chargés, ce fardeau, mais comment le poser pour se sentir plus léger.

Et bâtir.

La question, pour lui, c’est : dès maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Cela ne règle pas tout ? C’est bien vrai.

Il reste bien des questions, bien des maux, bien des catastrophes ; l’évangile, apparemment, ne s’en occupe guère, il se tient dans une sorte d’état d’urgence propre à lui : là tout de suite, un seul mot d’ordre – pardonner.

À tout et à tous – laisser tout cela derrière, recommencer à neuf.

Le mot qu’il emploie pour dire cela, le verbe grec afièmi, signifie laisser tomber…

Pour un peu, il te conseillerait même de pardonner à Dieu, puisque c’est souvent lui que l’on rend responsable, au bout du compte – ne lui cherche pas de poux dans la barbe, pardonne-lui.

Cela me rappelle ce que faisaient autrefois mes ancêtres paysans après le passage des armées, des soudards, des pillards, des tueurs et des violeurs.

Ils ressortaient des bois où ils s’étaient planqués et ils rebâtissaient, ils labouraient et ils semaient.

Tel était leur courage.

 

 

 

 

Dans la porte ?

 

Une autre façon de dire à quoi ça sert, la foi, c’est de retourner la question. À quoi ça ne sert pas ? Ou bien : À quoi ça sert, l’absence de foi ?

Je dis bien absence de foi, car ne pas être dans la foi n’est pas synonyme d’incroyance, ou d’athéisme, ou même d’agnosticisme.

La foi dont je parle n’est pas un contenu doctrinal, ni un savoir, ni une croyance.

Elle est d’abord, essentiellement, confiance.

La foi dont je parle retourne la logique habituelle : je me fie en Dieu parce que je crois en son existence ? Non. Car si je postule l’existence de Dieu, c’est en premier lieu parce que je lui fais confiance.

Je prends mon désir pour la réalité ? Peut-être, mais à chacun son désir : si certains désirent que Dieu n’existe pas, c’est leur droit.

D’autres craignent plutôt qu’il existe – c’est le résultat de deux millénaires de religion avariée –, ils prennent alors l’effet de leur crainte pour la réalité…

D’autre part, la confiance que je ressens, qui a dit qu’elle venait d’un désir ? Désir de quoi ? De protection ? Vain dieu ! (c’est alors le cas de le dire…) Le dieu de Job, de Jérémie ou de Jésus est-il si protecteur ? Et de quoi mon dieu m’a-t-il protégé ?

D’ailleurs, être un Européen croyant, aujourd’hui, est-ce à ce point désirable ?

Désir d’aventure, plutôt. De découverte. Attente de révélations. Curiosité majuscule. Fort besoin d’admirer (j’en suis privé depuis l’enfance, vu le spectacle qui me fut offert).

Non le désir devenu fausse réalité, désir d’un Dieu qui n’existe pas, mais réalisation de ce qui est à désirer : une belle œuvre à partager avec ce Créateur.

En revanche, une foi qui cautionnerait ce qui existe, beurk.

Une absence de foi qui proposerait ce qui existe, pouah.

Mais que l’on "croie" ou non, se tenir dans cet espace aventuré où ce qui existe est bien là, tel quel, pendant que l’on cherche néanmoins à le transformer, à le métamorphoser en belle chose à réaliser, en justesse à profiler, cela, c’est se tenir en quelque sorte dans la porte, presque sorti, à peine entré.

Un temps et un espace qui sont ceux de la vie d’ici et de maintenant, dans un déséquilibre qui s’en va vers un avenir non encore dessiné mais espéré, si toutefois ce qu’on appelle espérance inclut le faire et l’invention.

Telle est ma foi : je suis dans la porte, du moins j’espère m’y tenir, penché vers le dehors, persuadé sans certitude que celui qui a dit « Je suis la porte »… l’était vraiment.  

 

 

 

 

Quel jardin ?

 

La lectrice qui s’inquiétait de ce jardin clos dont parle le livre de la Genèse, insiste : « Mais pourquoi un jardin, pourquoi pas une île, par exemple ? »

D’abord, la Bible ne connaît pas trop d’îles, quand elle parle des Îles, c’est pour dire le bout du monde ; les îles, aussi, c’est dans la mer, et la mer, pour la Bible, est le lieu même de la mort – voyez Jonas...

Non : un jardin – car le jardin est le rêve de l’Orient aride, il est pour lui ce lieu de paisibles délices (‘éden, en hébreu) où se délasser à la fin du jour, lieu de fraîcheur, d’ombrages, d’eaux limpides, de douceurs (y compris amoureuses) à cueillir.

Mais pas seulement : ce sont, partout et toujours, les rois, les empereurs, qui cherchent à doter leurs palais d’un jardin merveilleux.

Créer un jardin, alors, c’est dompter, transformer, organiser, gérer un environnement naturellement hostile, ou rétif, ou tout simplement impersonnel, ignorant de soi.

Le jardin est un signe, il dit l’ambition d’agir et la capacité de gouverner qui prétendent fonder l’institution royale.

Il enseigne, à simplement le voir, les prérogatives du roi et les privilèges de sa cour, de ses élus ; il dit son droit au repos, à la fête, à la magnificence ; il impose son goût.

Voilà ce que le Seigneur-Dieu fait d’Adam lorsqu’il l’installe, misérable motte de terre modelée, dans le jardin des délices.

Ce qu’il fait d’Adam, de l’être humain – le roi, unique gouverneur de la terre habitée. 

Et comme ce devrait être le cas pour tout bon souverain, l’être humain se voit imposer un droit.

Qu’il règne sur la terre, elle lui est offerte, qu’il en jouisse autant qu’il veut.                               

Qu’il soit le roi des êtres vivants, qu’il les utilise, qu’il les plie à ses desseins autant qu’il le veut... à condition, en retour, de les protéger de tout mal.

Avec cette limite unique, ce risque mortel : qu’il ne touche pas à ce qui est l’apanage de Dieu.

De sorte que chacun rende à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu... l’universelle loi de vie de ce jardin et de tout ce qui l’habite.

Et s’il est assez couillon pour détruire lui-même ce qui lui est donné, cette merveille qui l’environne, eh bien tant pis pour lui, il lui faudra se débrouiller tout seul pour se sortir de la mélasse – s’il le peut.

Bref, quand la Bible parle de ce jardin, elle parle écologie politique...

 

 

 

 

Intellectuel ?

 

En société, à la fin d’un repas du soir à la campagne, sous les étoiles, ma présence et l’évocation de mes activités professionnelles passées provoquent assez souvent un entretien sur Dieu, la religion, la raison, toutes ces sortes de choses…

Cette fois-là, on me ressortait donc cette antienne de la raison, qu’il faudrait s’en tenir à elle, et ne rien tenir pour vrai que ce que l’on peut démontrer, etc.

Billevesées, pensé-je sans le dire, car il convient de rester poli.

La raison n’a pas grand’ chose à dire au sujet de Dieu, non parce que croire en lui ne serait pas raisonnable, mais parce qu’on ne peut, à la fois, se tenir en elle… et se tenir hors d’elle pour la juger ainsi sans égal.

Je m’explique : si Dieu existe, ce qui est raisonnable c’est de le tenir en-dehors de notre raison, faute de quoi il serait un dieu bien faiblard puisque réduit à la hauteur de nos capacités.

D’autre part, même si l’on s’en tenait à elle, d’où tient-on qu’il soit déraisonnable de poser des hypothèses sur les origines, les causes premières et tout le bataclan ?!

Mais là, je m’amuse, car en vérité, ces discussions ne m’importent guère, et si je les évoque ici, c’est pour répondre à une tout autre objection que l’on me fait.

Non le soir sous les étoiles, mais au sujet des petites réflexions qui composent ce "caté".

Car certains trouvent mes réflexions trop intellectuelles, ce qui les éloignerait d’une supposée limpidité évangélique.

Or pour moi, l’expression une simplicité biblique est fausse, les Écritures sont voilées, et tout comme l’amoureuse dont elles parlent si bien, elles ne se dévoilent pas n’importe comment ni devant n’importe qui, c’est à conquérir.

Bref, cette simplicité n’existe pas, elle ne réside que dans l’esprit des gens qui sont au bénéfice d’une culture ad hoc, façonnée par l’histoire, ou qui aspirent à la partager.

En revanche, les questions que l’on rencontre, dès que l’on sort de ces milieux auto-proclamés croyants, sont le plus souvent de l’ordre du raisonnement, de la pensée, de l’intellect.

Même si cela peut cacher bien des affects culturellement indicibles.   

C’est pourquoi, à partir du moment où, du fait même qu’on me le demande, je tente de dire ce que je crois, je tombe dans l’intelligence (la mienne serait-elle limitée)… et la complexité.

Un jour, peut-être, on se fera de Dieu une autre image que celle qui a cours, devenue caduque, une image nouvelle, mais dont on célébrera… la simplicité évangélique.

Cela se peut, mais après la lourde complexité d’un décapage conceptuel préliminaire. 

 

 

 

 

Quelle Église ?

 

Beaucoup de gens se méfient totalement des Églises. Pour eux, une Église est toujours une institution destinée à les tenir en laisse, soi disant au nom de Dieu, en contrôlant leurs pensées, leurs sentiments, leur comportement.

D’autres, en revanche, voient en elle un sûr moyen de salut, ils l’appellent sainte, ce qui à leurs yeux signifie sans tache, je suppose, et lui consacrent du temps, de l’argent, et lui abandonnent une grande part de leur liberté et de leur responsabilité…

Sans doute ont-ils raison les uns comme les autres.

Et sans doute cela est-il vrai tout autant de la mosquée, de la synagogue, de la pagode, que sais-je encore ? En tout cas, pour ce qui est des Églises, existent ces deux points de vue, à la fois nécessaires et antagonistes.

Car une Église crée, instaure et développe, institue au long des temps un fait communautaire qui, au mieux, devient marque identitaire, culture à revendiquer, norme d’éducation inscrite dans l’intime, angoissante inquiétude née d’une inadéquation à l’égard d’un archétype.

Et au pire, puissance oppressive, revendiquant un pouvoir total sur l’ensemble de la société, cela au nom et sous l’égide d’un Dieu lui-même tout-puissant, tout fait d’exigence et de rigueur, et, ou, variante : sous la mansuétude douceâtre d’une Mère déploratrice et sensiblarde.

Ou aussi, sorte de ventre obscur au sein duquel une masse humaine se ressent à la fois comme profondément immature et violemment impérieuse.

Protestante, catholique, orthodoxe, aussi bien – quoique de fort différentes façons.

Et cependant, paradoxe, seules disposées à diffuser, enseigner, faire connaître de tant de manières, la source écrite par où naît à l’occasion une parole d’eau fraîche, au sein d’un monde où règnent le lourdingue et l’étouffant.

Sans parler de la violence faite norme qu’il porte en lui.

Seules porteuses de ces conduites collectives, de ces chants, de ces poèmes, de ces gestes inspirés.

Ces sculptures, ces tableaux, ces vitraux, ces architectures qui, chacun à sa manière, parlent le beau et le bon de l’évangile.

Là où l’on parle d’amour, de pardon, d’humilité, d’entente, que sais-je, sans que ces mots ne se dissolvent en futile mièvrerie – du moins pas toujours !

Bref, sources potentielles d’évangile.

Ce qui, je le rappelle, signifie pratiques positives de qui s’efface devant les autres.

Alors quelle Église ?

Celle qui parlera l’Évangile sans le détenir, sinon rien.

 

 

 

 

Dieu est-il mâle ?

 

On a beaucoup insisté sur le côté machiste des sociétés dont la matrice religieuse comprend un dieu mâle unique – judaïsme, christianisme, islam.

Elles seraient machistes par nature, cependant à des degrés divers puisque le catholicisme confère la place que l’on sait à la sainte Vierge.

Le fait que les femmes des sociétés protestantes, dans lesquelles on n’a jamais prié Marie, soient beaucoup moins dépendantes des hommes qu’ailleurs suffit à montrer que l’argument est fallacieux.

Mais il est vrai que l’attribution à Dieu d’un genre, sinon d’un sexe, fait question.

D’autant que les évangiles en rajoutent, dans lesquels Dieu est Père.

C’est pourquoi l’on voit paraître nombre de théologiennes féministes, certaines, par exemple, parlant d’un dieu Mère. C’est la même logique qui a fait dire à certains théologiens afro-américains que Dieu est noir.

How is God ? – She’s black. Comment est Dieu ? – Elle est noire… On connaît la blague.

J’ai beaucoup insisté là-dessus mais je le répète : cela est de l’ordre de la parabole.

Dieu, me semble-t-il, n’est ni mâle ni femelle, ni père ni mère, ni blanc ni noir, ni ceci ni cela de ce que nous connaissons.

Ce qui ne veut pas dire que, toujours dans l’ordre d’un discours parabolique, il ne soit pas utile de parler de lui, à certains moments, à l’aide de représentations destinées à combattre telle ou telle oppression se réclamant de lui.

C’est ce que faisaient les écrivains bibliques quand ils parlaient d’un dieu guerrier lorsqu’il s’agissait, selon eux, de s’en prendre à de violents oppresseurs.

Mais les mêmes le disaient aussi fondamentalement rahoum (maternellement tendre).

Et c’est ce que faisait Jésus, lorsqu’il parlait d’un Père céleste plein d’amour au sein d’une culture qui conférait au père de famille le rôle qu’aujourd’hui nous attribuons tout naturellement aux mères. Tendresse protectrice.

Il convient donc de nous tenir, vis-à-vis des Écritures, à une certaine distance. Celle qui permet de situer leur langage, de tenir compte de l’éloignement culturel qui existe entre elles et nous.

Sans rien perdre, toutefois, de leur message : car, nous disent-elles, Dieu, entre autres qualités – et qu’il soit père, mère ou rien de tout cela – est tendresse.   

C’est bien sûr une difficulté d’avoir ainsi à se méfier de notre lecture. De construire notre foi, pour ceux qui croient, sur ce mouvant témoignage. Mais c’est le prix à payer pour bénéficier d’un grand et palpitant récit à exploiter, là où des méchants veulent nous faire avaler un corps de doctrine.

 

 

 

 

Parler d’amour ?

 

Quand je me relis, je trouve que le mot amour tient ici une grande place…

Quel est cet amour dont je parle ? Quand on dit aux gens : Aimez-vous les uns les autres, qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce qu’on peut s’obliger à aimer quelqu’un ?

Sans parler d’aimer tout le monde !

Pourtant, aimer, être aimé, c’est la condition du bonheur. Il me semble.

Allez ! Notre condition normale, c'est le bonheur. 

Et tout ce qui s'y oppose, c'est comme des entraves dont il est bon d'être libéré. Jalousie, orgueil, colère, intérêt, rancune, violence, injustice, tyrannie…

Qu'il s'agisse des nations, des sociétés, qu'il s'agisse des personnes.

Et ces entraves, je pense, se résument en une seule : la crainte.

Crainte de manquer, à cause des autres.

De pain, d'argent, de considération, de tendresse, de justice, de respect, que sais-je encore ?

Crainte de l'autre, peur de son pouvoir, de son désir d’être le plus fort. Entraves.

En être libérés pour être heureux, mais comment ?

Et c’est là que, selon l’évangile, pour être heureux et libre, il faut aimer.

Pour être une présence éclatante, il faut aimer.  

Mais l'amour dont il s’agit n'est ni sentimental, ni volontariste. C’est une pratique.

L'amour est la pratique du Royaume de Dieu : du monde quand Dieu y règne. 

L’amour, voilà le programme, la pratique obstinée de l’amour. 

Ce serait d'abord un discernement, une lucidité.

Un discernement qui permet de percevoir, de ressentir ce qu’un autre, individu ou collectivité, peut éprouver. C'est une recherche attentive de la vérité de l'autre.

Et faire cela, c'est déjà se donner, s'oublier, pour entendre, ressentir et comprendre.

Et l’amour est ensuite un comportement, qui permet de répondre, d'agir en conséquence, de faire.

On a raison de dire faire l’amour – on a tort de réserver cette expression à un seul type de comportement.

Dans l'amour, il s'agit de combler l’autre, de lui donner toutes ses chances de s'accomplir. De lui donner toute sa liberté. Combler n’est pas étouffer.

D’ailleurs il s'agit aussi d'accepter l'amour de l'autre : son discernement et son comportement. Même si cela peut être dur à avaler. 

Et tout cela s'apprend – ça s'expérimente, ça s'éduque.

Et si d’aventure le mot amour vous gêne, essayez fraternité. 

En tout cas, c’était la mission historique dévolue aux Églises, mais bon, on a vu !

Je suis de ceux qui préféreraient que l’école s’en charge…

 

 

 

 

Avez-vous la rage ?

 

Ce Jésus sulpicien, ce blondasse aux yeux d’azur, au cœur de tendron, cet emplâtre vêtu de voiles bleu ciel bien repassés, je le vomis.
Jésus, le vrai, j’en suis certain, avait la rage !
Il y avait de quoi, l’époque était terrible, la population n’en pouvait plus : dominée, exploitée, humiliée, violentée, paupérisée, malade, affolée.

Je parle ici bien sûr de ceux, innombrables, qui n’avaient plus aucun pouvoir, sinon celui de plier devant la force, et aussi de se plier à la charia de l’époque et du lieu.

Les démons et autres esprits mauvais dont les évangiles sont pleins ne sont rien d’autre que l’intériorisation de ce malheur et de cette violence.
Donc il avait la rage.
C’est souvent chez ces jeunes gens issus de la petite classe moyenne, élevés au sein de milieux sociaux marginaux, que cette rage trouve des chefs pour les révoltés.
Un déclassé, lointainement issu de la noblesse mais, en fait, fils du charpentier d’un bourg pratiquement inconnu, planté dans une région à problème, à la population mélangée, occupée militairement, sujette à de fréquentes insurrections…
Le truc sans espoir.
D’autant que, aux yeux d’un observateur lucide, la lutte armée est vouée à l’échec et ne peut conduire qu’à une catastrophe majeure, la suite le montrera en l’an 70.

De ce genre de situation, on ne sort, à l’époque comme de nos jours dans certaines régions du monde, que par la religion, et selon deux modalités, au choix :

Ou bien on entre à fond dans le système qui se propose à vous : rabbin, ouléma, docteur de la Loi ou de la charia, laïc influent et autoritaire (pharisien)…

Ou bien on tourne prophète errant, mais là, il y faut un charisme fort, une évidente capacité à séduire les foules, tant par son langage que par ses actes. C’est ce qu’il fait.

Mais pour dire quoi ?

C’est le grand paradoxe de l’enseignement de Jésus : la rage s’y exprime par son contraire.

Parce que, quand toutes les autres portes de sortie sont fermées, il reste le courage d’être faible sans jamais accepter de pactiser avec ceux qui portent en eux la haine, l’orgueil, la violence, et toutes ces sortes de dangereuses bêtises.

Qui les portent en eux et les font exister comme système social.

C’est ainsi qu’on ruine durablement un empire et l’une ou l’autre de ses religions : en acceptant massivement de mourir, s’il le faut, plutôt que de croire en lui.

Cet esprit-là renaît toujours. Il est propre à l’être humain.

 

 

 

 

Prier ?

 

On ne saurait tenir une séance de caté sans aborder la prière…

Faut-il prier ce dieu, cet inconnu majuscule dont on n’annonce l’existence qu’en hésitant, ne sachant vraiment de quoi ou de qui l’on parle, ne sachant que ce qu’en disait peut-être un être humain véritable en des temps lointains, en des terres éloignées ? 

Y a-t-il quelque part, dans le vaste univers, ou au-delà, une écoute ?

Et de quelle importance, à cette échelle, serait notre petite, minuscule pas même, parole ?

Ou bien : ce désir qui nous habite de voir venir la vraie vie, en nous et tout autour et pour longtemps, n’est-ce pas ce dur et dru désir venu de toute la terre et n’est-ce pas cela qui est divin, et alors si nous prions, n’est-ce pas nous que nous prions ?

Et si Dieu existe, quelle importance, pour lui, que nous lui parlions, a-t-il à ce point besoin de nous ?

Inversement, s’il n’existe pas, quelle importance que nous lui parlions, cela ne mange pas de pain, répondra-t-on ?

Eh bien moi je prie, je parle à Dieu, comme un ami à son ami.

Comme un fils à son père, comme un frère à son frère (moi, Jean de Charonne, je l’appelle alors Jésus de Nazareth), comme un souffle de vie au Souffle de la vie.

Comme un petit enfant parle au sein de sa mère.

La voilà cette porte, ouverte au creux de l’existence, par où traverse un espace et un temps venus d’ailleurs, un air, une chaleur, une fraîcheur – autre.

Qu’est-ce que je dis ? – Quelle importance ? Celui auquel je parle, c’est la règle du jeu (c’est un jeu…) sait déjà !

Qu’est-ce que je lui demande ? Rien, il ne s’agit pas de faire commerce, je lui présente les gens et les faits et les choses qui me tiennent à cœur : après tout, puisqu’il m’aime, me dit-on, cela doit lui importer que j’apporte ainsi à ses affaires quelque peu d’intérêt…

Et que je nourrisse un peu, ne serait-ce qu’en moi, ce qui va vers le bon et le bien et le doux et l’aimable.

Mais le vrai de la chose, le devoir qui est le mien, celui dont je sais qu’il lui est nécessaire, c’est qu’en lui parlant ainsi je lui fais du bien.

Cela n’est pas raisonnable ? Certes, mais cela vient de ceci que ce qu’il faut soigner, en soi comme autour de soi, c’est ce qui est le plus faible.

Et je vois bien que Dieu a choisi d’être celui-là.

 

 

 

 

Pour les foules ?

 

Il y a une trentaine d’années, au sein d’un prolétariat alors cruellement surexploité, la théologie dite du minjung est apparue dans les Églises presbytériennes de Corée du Sud.

On ne parle plus guère d’elle, peut-être parce qu’elle a trop frayé avec le chamanisme local, peut-être aussi parce que depuis lors, les Églises en question se sont embourgeoisées…

Entre temps, elle a eu un grand retentissement dans toute l’Asie et dans le Pacifique, par exemple chez les Kanaks.

Le minjung n’est pas un concept mais une réalité vécue et ressentie, à la fois sociale et subjective, personnelle et collective. Le terme est difficile à traduire : "peuple", mais au sens péjoratif de population méprisée ou rejetée.

Son usage est dynamique et évolutif : les femmes sont minjung dans la mesure où elles subissent la domination des hommes ; un groupe ethnique est minjung quand d’autres groupes le méprisent ou le maltraitent ; minjung, les intellectuels contestataires emprisonnés ; et bien sûr, les ouvriers et les paysans peu éduqués, tout comme les immigrés démunis. 

Un terme relationnel, dont la validité est relative, car on peut être minjung à l’égard de gens qui sont eux-mêmes minjung au regard d’autres milieux.

Selon les théologiens du minjung, l’évangile apporte cette révélation : Dieu lui-même est minjung, au premier abord en ce sens qu’avec Jésus il décide de le devenir, mais aussi parce que, s’il le fait, c’est que telle est justement sa situation dans le monde, où il est de toute façon traité par les humains comme ils se traitent entre eux : dominant, écrasant, exploitant l’autre.

La conséquence étant que tout minjung est figure de Dieu.

J’évoque cette théologie, que j’aime, à cause d’un terme que les évangiles emploient à l’envi, surtout Matthieu : "les foules" (hoi ókhloi). Il désigne certains types de populations palestiniennes de l’époque qui sont présentées à la fois comme démunies, malades, infirmes, affamées, harassées, mais aussi comme accompagnant Jésus sur les routes, le recherchant, le pressant, le réclamant sans cesse.

Elles sont aussi structurellement ignorantes, incapables de simplement comprendre le sens des paraboles de leur maître.

Néanmoins, c’est à elles qu’est destiné le message selon lequel le règne de Dieu s’est approché… Au fond, il leur convient bien, allant de démuni à démunis.

Et l’on voit aussi comment, de chapitre en chapitre, le Jésus des évangiles, d’abord tout occupé à les enseigner, à les nourrir et à les guérir, s’avance vers la situation qui est la leur, à laquelle elles sont vouées, jusqu’à devenir elles, et plus elles-mêmes qu’elles se le figurent, elles qui peuvent toujours être retournées, abusées, par les maîtres dont elles sont le minjung.    

 

 

 

 

Quelle mission ?

 

Aujourd’hui, les missionnaires "évangéliques" pullulent dans le monde. Or, on le sait, les missionnaires quels qu’ils soient, cela n’évoque rien de bon par chez nous. On leur colle sur le dos, bien facilement, toutes les tares du colonialisme.

On oublie, par exemple, que les premiers missionnaires (ou envoyés) protestants sont partis à l’aventure, dès le XVIIIe siècle, dans l’idée de libérer de l’esclavage les peuplades africaines.

De l’esclavage du péché, certes, mais aussi de l’esclavage tout court… C’est pour cela qu’ils s’estimaient envoyés, ils avaient tendance à confondre les deux.

Mais aujourd’hui, ce serait quoi, la mission des chrétiens ?

À ce sujet, il y a un verset biblique qui me trotte dans la tête : Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie (Évangile selon Jean, chapitre 20, verset 21).

C’est Jésus qui parle, se situant donc en tant que missionnaire.

Et ce qui me frappe, c'est qu'on peut comprendre de deux manières : C'est parce que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie ; ou bien : c'est de la façon que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie.

Et l’on peut tenir ces lectures comme exactes toutes les deux. Dans la première façon de comprendre, c'est du fait d'être envoyé qu'il s'agit ; dans le second, il est dit comment doit se comporter l'envoyé.

Supposons donc que nous soyons nous aussi des envoyés, eh bien l'origine de la mission, elle, elle est en Dieu.

Pendant longtemps on a insisté sur le fait que certains avaient reçu une vocation missionnaire, mais Jean, lui, insiste sur Celui qui lance la mission.

C'est en Dieu lui-même que réside en premier lieu le mouvement missionnaire. En quelque sorte, on nous dit là que la première société de mission, c'est Dieu lui-même. Nous apprenons que Dieu, dont nous savions qu'il est amour – ce qui est une affaire très pratique, rien d’éthéré, j’en ai déjà parlé –, est mission. Et si nous l'apprenons, c'est parce que l’histoire de Jésus est elle-même issue de ce mouvement.

Il ne s'agit donc pas de la mission des envoyés, qu'ils soient du Nord ou du Sud, d’ici ou d’ailleurs, mais de celle de Dieu. Un Être qui bouge, qui est mouvement, et mouvement d'amour. 

S'il y a des envoyés, des missionnaires, c'est parce qu'ils sont mus par l'Esprit de l'envoi. 

Telle est du moins la lecture que je fais de ces versets de Jean. Il me semble qu'elle permet de comprendre aujourd'hui ces envoyés, non comme les acteurs de la mission, mais comme des particules d'amour destinées à investir le monde, des particules propulsées par le grand flux de l'énergie divine, du désir divin. 

Vu ainsi, quel est leur rôle ? Non pas de convertir les gens un à un, mais d'habiter le monde avec amour.

Si c’est ça, j’en vois un bon paquet qui peuvent déjà retourner à la maison !

 

 

 

 

Envoyés ?

 

Je parlais de la mission, mais ce terme présente l’inconvénient de laisser supposer qu’il y a des spécialistes de la chose. Je pense plutôt que la mission est le propre de l’ensemble de ceux, répertoriés ou non comme croyants, qui auraient l’idée de partager l’esprit du Christ.

On est donc, dans le cas où l’on est assez fou pour se lancer dans ce genre d’aventure : envoyé…

Et puisque, la semaine dernière, je suis parti d’une parole de Jésus trouvée dans l’évangile selon Jean, il me reste à envisager l'autre compréhension que j’évoquais à son sujet : c'est de la façon que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie. Autrement dit, il n'y a d'envoi, il n'y a de mission, que conforme à la façon dont Jésus a lui-même accompli sa mission.

Or, à ce que je crois, ce n'est pas par hasard que, dans les récits qui concernent le Jésus ressuscité, celui-ci présente à Thomas, pour qu'il croie, non son corps glorieux, mais bien les marques de sa crucifixion.

C’est que, dans la logique évangélique, le mouvement de Dieu vers le monde n'est pas un mouvement qui brise le monde, mais le geste de celui qui ne peut appeler l'autre à l'amour qu'en se livrant à lui.

La croix n'est pas un accident survenu au missionnaire Jésus, elle est la mission même. C'est bien là que nous constatons que nous ne sommes pas nous-mêmes les missionnaires, serions-nous de ceux qui crapahutent dans des pays lointains, serions-nous de ceux qui prêchent le Christ à des peuples exotiques, comme le montrent les images d'Épinal de la mission.

Serions nous, aujourd’hui, de ceux qui tiennent absolument à fonder une Église dans tel quartier, dans telle cité.

Nous l'oublions souvent, un seul est missionnaire, un seul est la mission elle-même, et nous ne sommes que ses témoins. Toutes nos organisations, nos organismes, nos plans, nos programmes, nos projets, nos financements et tout le tremblement, sont à envisager comme surplombés par l'ombre de la croix. 

Voilà qui rappelle que ceux qui suivraient ou chercheraient à vivre selon l’esprit du Christ seraient donnés au monde.

Dans la grande parabole, le missionnaire véritable, et véridique, fait d’eux les offrandes qu'il destine à l'humanité. Il y a là un aspect sacramentel. Ils ne sont, en tant qu'envoyés, que les signes en chair et en os du Règne de justesse que le Père voudrait destiner au monde.

Sans force, sans don particulier, sans richesse à partager, dans l'humilité de leur pauvre et belle réalité humaine. S’ils sont assez fous pour cela, qu’ils se réjouissent : ils sont donnés.

Et cela ne concerne pas que ceux qui se disent, ou se veulent disciples du Christ, mais tous ceux qui vivent en conformité avec l’Esprit de ce don, quel que soit le nom qu’ils donnent au moteur de leur engagement.

La mission est laïque.

 

 

 

 

Un avenir ?

 

Y a-t-il un avenir pour la foi du Christ ? Pour les gens qui sont dans la foi du Christ. À long terme.

Bien sûr il y a ces temps-ci des peuples entiers qui la découvrent et s’en emparent, massivement ou souterrainement selon le degré d’ouverture ou de violence qu’on leur fait.

Corée du Sud, Sahel…

Mais les forces qui étouffent aujourd’hui la chrétienté sont puissantes et il n’est pas certain, loin de là, que les modes pratiques d’exercice du culte, du moins tels qu’on les connaît, puissent leur résister.

À ce sujet, on pense immédiatement à la persécution des chrétiens, à ceux qui les menacent, les excluent ou les détruisent : des sociétés pseudo-islamiques ou soi-disant marxistes.

Ce n’est pas le plus dangereux si cela, pourtant, fait souffrir. Une foi se nourrit volontiers du martyre.

(Même soft, le martyre : ainsi, arrêtez de souffler sur les braises de la xénophobie, chez nous, et vous aurez posé les bases d’un islam tranquille, marginal et modéré.)

Non, ce qui détruit le corps actuel de la foi que j’aime, c’est l’un de ses enfants bâtards, on n’est jamais trahi que par les siens.

Je veux parler de la société consumériste, celle dont l’aire d’extension mentale se limite à « je n’ai qu’une vie, me faut la remplir. »

Emplir une vie de biens, de relations, d’amours, de connaissances, de culture, d’émotions, de plaisirs, de savoirs, de bons moments – le tout à gagner souvent durement, dans le stress et l’ennui.

Une unique vie vécue aux pluriels.

Cette société-là est la plus forte, c’est elle qui gagne les esprits et les corps, c’est son désir qui l’emporte, en tout cas chez ceux qui ont le choix.

Si bien que cette marée grise pourrait bien noyer le monde et recouvrir les zones de l’esprit qui accueillaient le Christ et son sourire.

Je vois alors, dans les temps qui viennent, s’installer silencieusement, par dessous, tout un archipel de communautés mouvantes, composées le plus souvent des exclus de la fête, des démunis de ce savoir-là des sages et des intelligents qui règneraient.

Dans les catacombes de l’esprit circulerait la simplicité unique de l’évangile.

La folie douce (saint Paul) des innombrables recalés du sous-monde.

Souvenons-nous : la foi du Christ est pauvreté.

 

 

 

 

Ciel plein ?

 

Lorsque Bernard-Henri Lévy, dans le but de détruire radicalement les racines de tous les totalitarismes meurtriers que le XXe siècle a connus, affirme dans un livre récent* la nécessité de l’athéisme, sa proposition ne suscite aucune réaction de la part de nos penseurs patentés.

Je les suppose plutôt d’accord, à moins qu’ils ne donnent guère d’importance à la question…

Au regard de la place que prend la religion ailleurs que chez nous dans le monde, ce silence, ce désintérêt, cela peut paraître assez provincial.   

Sur le fond, je donne raison à Bernard-Henri Lévy quand il affirme que le désir totalitaire naît d’une angoisse due à la disparition de Dieu dans le cadre de notre civilisation : faute de grives, on mange des merles.

Mais d’un pur point de vue logique, sa proposition, consistant à souhaiter l’acceptation finale d’un athéisme radical, à conseiller que l’on se convainque une fois pour toutes que le ciel est vide, me paraît appeler son pendant : l’acceptation de la présence radicale de Dieu, chassant du ciel et de la terre tout effort humain pour le remplacer.

C’est sur cette base que l’une des rares oppositions allemandes, celle de l’Église confessante, a combattu le nazisme. C’est également sur cette base que l’Église catholique polonaise et l’Église luthérienne est-allemande ont contribué à la chute du stalinisme (dans ces trois cas, on reconnaît l’influence de la pensée du théologien réformé Karl Barth.)

C’est aussi sur la base d’une confiance radicale en Dieu que Gandhi a combattu le colonialisme et Martin-Luther King le racisme.

Il existerait donc, pour le moins, des hommes de foi qui répondraient à la difficulté évoquée par Bernard-Henri Lévy et consorts d’une façon opposée à la leur, ce qui les rendrait eux aussi férocement adversaires des totalitarismes religieux, tant athées que confessionnels. 

Il me semble alors que nos penseurs, quand ils se veulent philosophes, devraient arriver à penser à la fois ces deux possibilités de combat : athéisme radical ou foi radicale !

Pour ma part, je rappelle que les gestes inauguraux que l’on trouve dans les Écritures bibliques, ceux d’Abraham, de Moïse ou de Jésus, consistent en des ruptures décisives à l’égard de sociétés ou de mentalités totalitaires – y compris à l’égard de leur propre culture religieuse.

Au-delà des représentations datées et situées du divin au sein desquelles ces gestes nous parviennent, ils me paraissent de portée universelle.  

 

* Ce grand cadavre à la renverse, 2007.

 

 

 

 

Voleurs de poules ?

 

C’est mon côté mal pensant, j’aime bien quand Jésus parle du roitelet Hérode, qui régnait en ce temps là en Galilée au nom de l’empereur de Rome. Il dit : « Allez dire à ce renard… »

Juste un voleur de poules, pour lui, ce type.

Et c’est vrai que, si tu crois en Dieu à la façon de Jésus, tu es un incroyant majuscule pour ce qui est des pouvoirs établis.

C’est vrai pour Abraham quittant l’empire babylonien, c’est vrai pour Moïse quittant l’empire égyptien.

Or Jésus ne quitte pas l’empire romain. Croirait-il en lui ? Ne dit-il pas qu’il faut rendre à César ce qui est de César ?

Attention : de César, et non à César. Parfois, un tout petit mot suffit à changer le sens d’une phrase.

Ce qui est dit, c’est que tout ce qui, chez toi, vient de César, tu peux le lui rendre sans que ton être en soit appauvri.

C’est une façon de quitter l’empire sans bouger de place.

C’est de ton désir qu’il est question. Désir d’allégeance, d’appartenance, d’identité à toi conférée par plus haut que toi.

Tu es en Dieu, cela suffit.

Mais pour les césars, encore faut-il trier.

Sûr qu’il existe bien des voleurs de poule en or, en de nombreux pays dont les pantins sanglants qui les "gouvernent" placent leur trésor volé en des coffres calvinistes.

Facéties, cependant, quoique terriblement mortelles, au regard de la vraie machine à dominer sans risquer le plus mesquin coup d’État qui cancérise la terre habitée.

César n’habite plus dans les palais gouvernementaux.

Les ors de la République, il les change en actions titrisées.

Ses missi dominici sont des courriels circulant à la vitesse de la lumière. À terme, les conséquences d’un seul d’entre eux peuvent renverser un gouvernement, rediriger une politique, changer le mode de vie d’un peuple.

Le tout sans que personne ne sache, peut-être même pas l’expéditeur, quel est le visage de ce pouvoir-là.

Le voleur de poules, le renard, n’agit plus pour son terrier : il ne sait pas lui-même à quoi sert ce qu’il fait.

Mais si sa puissance est en un sens virtuelle, son orgueil est démesuré et son action souvent mortelle, gravement mortifère.

Si bien qu’il ne vous reste, cessant pour toujours de croire à l’efficace de cette machinerie babélienne, qu’à vouloir un État suffisamment lucide et avisé pour se mettre au service des intérêts des peuples.

Non ton seigneur : ton ministre. Engagé et dirigé par toi, l’espèce humaine.

Un État syndicat, chargé de défendre les gens contre leur patron.

Un tel État, quel que soit sa doctrine, serait sur terre la main de Dieu.

 

 

 

 

La vie, ou la personne ?

 

À quel moment commence la vie, à quel moment finit-elle ? Et à partir de quel moment tue-t-on ?

Certains mouvements religieux dits évangéliques s’opposent violemment, on le sait, à toute interruption volontaire de grossesse, comme on dit en langage correct.

Ils exigent que l’on respecte la création de Dieu, à qui seul appartient la vie : tu ne tueras point !

Ce qui est curieux puisque, par ailleurs, les mêmes sont pour la peine de mort, et souvent pour le droit de tout citoyen à porter de meurtrières armes à feu. 

Les extrémistes islamistes aussi s’opposent au droit à l’avortement, pour des raisons analogues.

Ils sont peut-être plus conséquents en ce sens que, s’ils prêchent qu’Allah seul tient en sa main le destin de chacun, ils ajoutent que le destin de bien des impies consiste à recevoir la mort de la main des fidèles… au besoin par le moyen de suicides à vocation exterminatrice.

De même, l’Église catholique romaine est strictement opposée au droit à l’avortement.

Elle aussi demande le respect de la vie, mais, comme les protestants de chez nous, elle a remisé depuis longtemps – et l’on espère pour longtemps – toute propension à organiser des massacres d’hérétiques et, plus généralement, à réclamer des exécutions capitales.

Reste que tous ces gens se déclarent défenseurs de la vie, au nom de Dieu (et que les incroyants s’y plient, nom de Dieu !)

Et ce qui est valable à leurs yeux pour fœtus et embryons l’est aussi pour les comas dépassés.

La vie, nous dit-on.

Pour les Écritures, qui sont nées dans l’Antiquité, la vie venue de Dieu, dans le corps humain comme dans celui des animaux, se tient dans le sang. En fonction de quoi, aujourd’hui encore, hallal ou cacher, la viande doit être consommée sans le sang.

Pour nos savants actuels, c’est dans le cerveau que cela se tient : plus d’activité électrique dans le ciboulot égale coma dépassé égale décès ; et avant l’apparition de cellules nerveuses, pas encore de vie humaine.

Mais d’autres disent plus simplement : si quelqu’un te dit tu, tu es une personne, tu existes.

La toute première parole dite dans les Écritures à ce propos, annonçant la toute première naissance ordinaire, est celle-ci, dite par Ève-la-Vie : qaniti ich èth-adhonaï, « J’ai acquis quelqu’un avec le Seigneur » (Genèse 4, 1) – et elle avait l’air d’en être assez contente…

C’est que tu es un être humain dès qu’il y a quelqu’un pour te dire bienvenue, ou bonjour – et tant qu’il y a quelqu’un pour te dire bonsoir… ou adieu.

 

 

 

 

L’État est-il laïc ?

 

Je crois avoir exprimé ici assez clairement que la religion en tant que telle ne m’intéresse pas.

Ce qui m’intéresse, c’est l’évangile, et lui, il n’est pas impossible qu’on le rencontre ailleurs que chez les ensoutanés ou assimilés.

De plus, l’histoire montre à quel point les religions portent en elles, à côté de splendeurs, les germes de dérives despotiques.

Il est arrivé souvent, et longtemps, que ces dérives tournent en oppressions, de celles, les plus graves, qui ne touchent pas seulement les corps, leurs désirs, leurs plaisirs et leurs biens, mais tout l’être, au plus profond.

À ce sujet, les principes de la laïcité à la française me conviennent donc. Elles me paraissent appartenir aux éléments d’une société qu’il convient de mettre en pratique et de défendre jusqu’à l’os. 

Que l’État ne reconnaisse ni ne finance aucun des cultes existants mais leur assure la réalité de leur exercice dans les limites de la loi, cela me paraît fort juste.

Il y a quand même quelques difficultés car l’État n’est pas toujours cohérent sur cette question.

D’abord, un culte, c’est quoi ? Quel critère permettra, à un État qui se déclare à juste titre incompétent en la matière, de décider que telle association est cultuelle ?

Même question posée autrement : quelle loi ?

Pourquoi y a-t-il une loi spéciale pour les associations cultuelles, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État ? Pourquoi pas la loi commune, celle de 1901, qui régit le droit des associations ?   

Mais puisqu’elle existe, cette loi de 1905, pourquoi impose-t-elle alors mécaniquement la logique de la loi sur les associations à tel ou tel culte dont la logique interne est différente, ceci dans des domaines qui ne mettent aucunement les principes laïcs en danger ?

De quel droit, l’État laïc s’ingère-t-il dans des pratiques religieuses respectueuses des lois ?

Enfin (pour le moment), ne voit-on pas qu’il existe en France un culte non reconnu par l’État qui est moins "non reconnu" que les autres ?

Bref, la laïcité de l’État n’existe pas totalement dans les faits, elle se manifeste comme une utopie qui, comme telle, demande en permanence à être réalisée.

Cela explique certaines difficultés actuelles sur lesquelles je reviendrai.  

 

 

 

 

Qu’est-ce qu’on voile ?

  

Il existe des religions sans bondieu, que l’on ne peut distinguer comme telles que par la doctrine qu’elles propagent et les comportements que cette dernière suscite :

– Que faut-il croire, à quoi faut-il ressembler, que faut-il faire et ne pas faire ?

Il n’est pas besoin d’une adhésion personnelle, de la part de chacun, ni d’un clergé constitué, pour qu’un tel ensemble fonctionne comme religion.

C’est ainsi que fonctionne la doxa * actuelle, cet ensemble de mots d’ordre plus ou moins tacites, relayés entre autres par la publicité, la presse people, la saga des idoles, la zik et les grand’ messes médiatiques.

Doctrine, révélations, clergé, cantiques, liturgie…

Pour dire par exemple que l’on n’a qu’une vie qu’il faut impérativement emplir de bonheurs, d’amours, de bien-êtres et de réussites (noter les pluriels).

Si bien qu’en ce qui concerne les corps, on trouve là une religion qui impose la visibilité heureuse, l’impérative nécessité d’être beau, d’être à l’aise dans son corps, d’être tendance… et de le montrer.

Bien entendu, puisqu’il s’agit d’une religion, les femmes sont visées en premier lieu par ces impératifs.

Depuis des millénaires, les religions imposent aux femmes, d’abord à celles qui ont l’âge de séduire, des interdits portant sur la sexualité et ses attributs.

La religion qui règne aujourd’hui, pour inverser ces interdits n’en est pas moins coercitive, elle qui, par exemple, impose aux toutes jeunes femmes, voire aux gamines, d’être sexuellement actives ou tout au moins séduisantes.

Elle ne leur commande pas de se voiler, mais d’en montrer ou d’en mouler le maximum.

Les efforts que font de toutes jeunes adolescentes pour y parvenir sont d’ailleurs assez émouvantes, preuve de leur ardente ferveur.

Question : alors que les confessions traditionnelles de l’Occident sont en perte de vitesse (au maximum 10% de pratiquants réels), que les nouvelles arrivées ne comptent pas beaucoup non plus (peut-être 5% pour l’islam et le bouddhisme réunis), l’État, tout laïc qu’il se prétende, peut-il se séparer de cette doxa qui, en bonne religion dominante, informe largement l’économie ?

La réponse est claire : que les femmes se dévoilent !

 

* Doxa (terme grec apparenté à dogma) : ce qui semble juste et bon au plus grand nombre.

 

 

 

 

Changer de sens ?

 

L’évangile propose une démarche qu’on appelle le plus souvent conversion.

Mais ce mot, je pense qu’il convient aujourd’hui de l’abandonner, il dit mal la chose dont il est censé nous entretenir, il en dit trop peu, et le plus souvent il évoque autre chose que son sens premier.

Le terme grec employé dans le Nouveau Testament est metánoïa. Il signifiait littéralement "changement d’opinion", mais son sens biblique est plus large.

Les auteurs n’étaient pas au départ de langue grecque : en employant ce mot, ils avaient sans doute dans l’esprit un terme sémitique qui signifie "retour", le plus souvent "retour vers ce qui est bon, ce qui est positif" (hébreu chouv, araméen touv)*.

Si l’on part de la façon dont ces termes étaient employés, on voit que cette conversion présente divers aspects.

Ou, si l’on préfère, que sa signification est large, qu’elle touche à des domaines de la vie que nous avons tendance à distinguer mais qu’elle rassemble en un mode de vie unifié.

C’est pourquoi je préfère traduire le metánoïa biblique par "changement de sens", en donnant au mot "sens" tous ses sens.

Le premier sens que je retiens est de l’ordre du mental. Cela reprend la signification de l’original grec : il s’agit de nos conceptions, de nos idées.

Il faut en changer. Non pour adopter nécessairement d’autres critères scientifiques ou philosophiques, mais en tenant compte du fait qu’il y a des idées qui font du mal. Ou qui amènent à faire du mal.

Un second sens touche à la façon que nous avons de ressentir les choses, les êtres et les événements. Il est de l’ordre de la sensation. Par exemple quand nous nous sentons agressés. Cela fait du mal. Ou amène à faire du mal.

Le troisième sens évoque un changement dans notre façon de nous situer et d’agir dans le monde qui nous entoure. Il existe des modes de vie, avec les autres, avec le monde, qui font du mal. Ou qui amènent à faire du mal.

Mais au fond, le sens le plus complet est celui-ci, qui résume tous les autres : il s’agit d’abandonner le sens de la marche que l’on suivait peut-être, pour partir dans un autre sens.

Qui fait du bien. Ou qui amène à faire du bien.

C’est cela, je crois, que l’évangile appelle la vie sous le règne de Dieu.

 

* Pour les puristes : c’est un autre verbe hébreu, hafekh, qui a le plus souvent le sens de se tourner vers ce qui est mauvais, négatif.

 

 

 

 

Êtes-vous sauvés ?

 

Cette question suppose l’idée d’un jugement définitif porté par Dieu sur l’existence de chacun, post mortem, et impose les images suivantes :

– Certains disparaissent à jamais, ou pire : sont tourmentés à jamais…

– D’autres, ceux qui ont demandé et accepté le pardon de Dieu acquis en Jésus-Christ, entrent dans son heureuse éternité.

Si je me  posais cette question, elle ne connaîtrait pour moi qu’une réponse : oui, je suis sauvé.

Dès que tu te la poses, telle est en effet la seule réponse possible.

Autrement, tu te trouves devant l’image d’un dieu pas trop ragoûtant… Bref, d’un faux dieu.

C’est une question qui a effrayé, au cours des siècles, tant de monde, tant de gens placés sous la coupe d’un clergé qui tablait là-dessus pour leur imposer sa loi méphitique…  

Elle travaille aujourd’hui tant de chrétiens, dans les milieux évangéliques, amenés doucement par elle à reproduire un mode de vie à la fadeur tellement sirupeuse…

On me rétorquera que les évangiles comptent de nombreuses paroles de condamnation émises par Jésus, à quoi je répondrai comme d’habitude que toute la Bible est une parabole qui se réfère à la réelle amitié de Dieu pour son monde.

Image connue : à force de regarder le doigt parabole qui montre Dieu au lieu de regarder dans la direction que ce doigt indique, on ne distingue qu’un ongle griffu !

Dieu serait un Père qui zigouille la plupart de ses enfants ? Il y a gourance : il s’agirait là de Saturne.

Moi qui suis un méchant homme, je ne me résous pas à la mort de l’un de mes fils, et Dieu, lui, sabrerait les siens de bon cœur !

Jamais ! Cela ne fait pas partie de mon croyable disponible.

Qu’une étape suivante permette à nos vies de se purger d’autant plus difficilement qu’elles auraient été gravement empoisonnées, ceci avant que ne s’ouvre la nouvelle aventure du règne de Dieu, je veux bien l’admettre (quoique ni moi ni personne, au fond, n’ait à se lancer dans de telles supputations).

Mais pas la destruction.

De plus, l’important n’est pas là, car c’est maintenant que je suis sauvé, et c’est ce qui compte.

Je n’ai plus alors à m’en soucier : quoi qu’il m’arrive, le Père qui est dans les cieux (image, parabole) m’a regardé sur ma croix, moi l’espèce humaine, et m’a tendu un avenir.

Que je peux tenter d’enrichir le plus possible, alors avec bonheur.      

 

 

 

 

Mourir pour ?

 

S’il était vrai que seuls sont crédibles les témoins – terme qui en grec se dit martyr – qui acceptent de se faire tuer pour leurs idées, leurs croyances ou leur communauté, il faudrait croire les délirantes certitudes de ceux qui se font sauter à la dynamite au milieu d’une foule. 

Il est vrai en revanche qu’il a toujours existé des personnes, incommensurablement plus respectables, qui ont accepté de donner leur vie pour une juste cause.

Je pense, entre beaucoup d’autres, aux patriotes que l’on fusillait, ou aux savants qui prenaient le risque de s’empoisonner ou de se faire irradier.

Et bien sûr – nous sommes au caté –, je pense aux martyrs chrétiens.

C’est d’ailleurs un sujet actuel en bien des endroits de la planète, on en zigouille pas mal, des sectateurs du Christ.

À noter ce malentendu : ceux qui les tuent le font souvent plus pour leur qualité supposée de suppôts de l’Occident que pour leur religion, alors qu’eux-mêmes se sentent bel et bien attaqués à cause de leur foi.

Rester chez soi dans un pays où l’on appelle au saint meurtre des roumis, c’est déjà de la constance, encore que l’on peut le faire simplement par obligation, pour sauver ses moyens de vivre.

Mais s’installer délibérément dans un pays qui exècre les croisés en vue d’y prêcher la croix, ou dans un pays où la religion est tellement l’opium du peuple que l’on a toutes les chances de se faire enfumer… c’est quoi ?

Forfanterie ? Provocation ? Martyre ?

Je pense alors à ces jeunes couples qui partaient en famille dans de lointaines régions de forêt équatoriale, dans les années 1870, sans nivaquine, sans pénicilline, et qui mouraient des fièvres dans les six mois…

Des missionnaires, des témoins de l’amour de Dieu pour les gens de ces pays-là et de ces temps-là.

Folie. Sacrifice… Idiotie, ou sublime ?

Je ne l’aurais pas fait. Je sais seulement que, s’il me l’avait fallu vraiment, et cela même quand je paraissais le plus loin de lui, j’aurais accepté de mourir pour rester fidèle à mon maître. 

C’est du moins ce que, tel saint Pierre*, je me dis…

C’est en tout cas un minimum pour qui désire rester à sa juste place, on meurt souvent pour moins que cela.

 

* Voir par exemple Jean 13, 37.

 

 

 

 

Aimer la croix ?

  

Ah le joli effet d’une petite croix en or sur la peau brune d’un décolleté plongeant !

Or c’était la guillotine de l’époque, quand elle était publique, le verger du roi de la ballade des pendus – bref, côté démonstration de pouvoir, la saloperie mise en spectacle.

C’est cela que l’on contemple devant une crucifixion.

Ne jamais oublier la foule qui regarde, qui ricane ou qui pleure, ni le militaire qui exécute sans état d’âme, ni le puissant que tout cela soulage.

Aimer cela ? Non.

Mais contempler. Bien regarder.

Sinon, cette croix redevient ce signe d’appartenance, cette marque d’identité qui ne dit rien d’autre que ceci : moi, je suis de ce bord, de cette ethnie, de cette tradition, de ce côté d’ici.

Et aussi : ce sont mes morts qui sont là.

Regarder vraiment. C’est après tout le corps de l’être humain que l’on profane ainsi.

C’est ton corps, c’est mon corps.

Et c’est donc aussi toi, ou moi, nous les humains, ces bêtes folles qui se font ce genre de choses.

Toujours. Partout. D’une manière ou d’une autre.

Oui, car si c’est le corps de l’humain, c’est lui, tout simplement. Ce que l’on appellerait âme n’est pas ailleurs, ni d’une autre nature. Ce qu’on appelle esprit, aussi, est bien là.

Voilà pourquoi il vaut mieux, sur ce point, agir en luthérien : regarder le corps, non la croix nue des réformés, portés trop vite à passer à l’idée.

Mais voilà aussi pourquoi tu comprends, en le voyant souffrir, que sa souffrance n’a rien de bon en elle, qu’elle ne sauve de rien, que c’est juste un type qui est en train de mourir salement, ce que Dieu n’aime pas.

Qu’il ne s’agit donc pas d’aimer cela.

 Mais d’accepter de le voir, qui fait déjà mal, parce que ce que tu contemples là, c’est la vérité.

C’est donc lui que tu aimes, humain véritable qui souffrit cela.

Tout le contraire d’un mythe : il n’y a pas de foi du Christ sans l’amour navré de cette chair qui souffre par iniquité, contemplée… dans le but que cela cesse !

Dans le refus que se poursuivent les œuvres de mort.

Tout en sachant que cela continue et continuera, et que tu continueras à refuser qu’il en soit ainsi.

Puisque c’est le but : agir en vue de ce qui fait du bien.

Tel est le sens de ce qui suit, le jour final où le tombeau est vide : on ne t’aura pas, tu continueras !

 

 

 

 

Et la sainte Vierge ?

 

Je m’aperçois que je n’ai pas consacré plus d’une ligne, ici, à la sainte Vierge.

Évidemment, se dira-t-on, il est protestant !

Certes, mais bien des parpaillots, justement, auraient parlé d’elle, on sait comment…

Or il se trouve que l’on vient de m’interroger à son sujet, probablement dans le but d’obtenir de moi des arguments pour un débat intérieur concernant le catholicisme.

La sainte Vierge était-elle vierge lorsqu’elle se trouva enceinte ?

C’est fort douteux, à mon avis, mais les évangélistes Matthieu et Luc ont pensé nécessaire de l’affirmer.

J’ai déjà parlé de cette distance culturelle qu’il convient de garder présente à l’esprit lorsque l’on aborde les Écritures, et cela s’applique ici :

Il était important pour eux deux de montrer, sur ce sujet comme sur d’autres, que le parcours de Jésus accomplissait d’anciennes prophétie concernant le destin du peuple d’Israël, comparé par le prophète Ésaïe, en l’occurrence, à celui d’une jeune fille promise à l’avenir à un heureux événement (Ésaïe 7,14).

Or cette jeune fille était devenue, passant de l’ancien hébreu au grec qu’ils lisaient, une vierge. 

Mais il était plus important encore, pour eux, d’affirmer ceci : « Ne cherchez pas ailleurs qu’en Dieu lui-même l’origine du messie. »

Que nous disent-ils alors à propos de cette jeune femme, par ce langage, propre aux Écritures, dans lequel un récit est en lui-même la Parole à entendre ?

Ceci : Marie reçoit dans sa chair le don de Dieu, et quoi qu’il lui en coûte par ailleurs eu égard aux règles sociales de son temps et de son milieu, elle l’accepte.

Sa grossesse devient parabole d’une relation par laquelle le divin vient s’unir à l’humain, tandis que l’humain s’ouvre au divin.

Une relation par laquelle Dieu se fait histoire humaine, et l’espèce humaine histoire de Dieu.

Marie, peuple d’Israël qui reçoit son Seigneur, et peuple d’Israël figure de l’espèce humaine qui reçoit son Seigneur.

Une belle histoire, non ?

Celle de tout humain qui recevrait Dieu dans sa chair, et son histoire, et son destin, et sa passion aussi, devrait-il s’en trouver retourné à la vie à la mort.

C’est pourquoi je révère cette Marie, elle représente un aspect de mon moi idéal…

Évidemment, même à ce point accomplie je ne la prierai point, prie-t-on l’espèce humaine ?

 

 

 

 

Vous avez dit Trinité ?

 

Dès qu’on parle de la naissance de Jésus, comme je l’ai fait la semaine dernière, on pense à cette drôle de doctrine qui s’appelle la Trinité : Père, Fils et Saint Esprit.

Un seul Dieu en trois personnes.

Et à partir de là, nous voilà lancés dans toutes ces histoires de nature divine et de nature humaine du Christ : était-il Dieu, était-il homme, était-il les deux ?

Quelle bizarrerie… et quel intérêt !?

Pour moi, si l’on se penche sur la nature de ce dont on parle, on se perd.

Il n’y a ni nature humaine, ni nature divine, du moins au sens où on l’entendait dans la philosophie gréco-latine qui a servi à définir ces dogmes-là. 

La pensée biblique est d’une tout autre… nature.

Elle pense de façon narrative, elle raconte des histoires.

Et ces histoires, puisqu’on les raconte, sont en elles-mêmes des paroles.

Et ces paroles sont en elles-mêmes le sens de la chose racontée.

Un sens vital pour les gens qui l’écoutent et le captent.

Car dans le récit biblique, il n’y a pas une idée de Père, mais un père ; pas une idée de Fils mais un fils ; pas une idée d’Esprit, mais du souffle* !

Il y a donc ce récit dans lequel on parle de Dieu comme d’une histoire de père et de fils, ceci selon les modèles de père et de fils que l’on se fait dans ce monde-là, antique et proche-oriental.

C’est l’image d’un atelier, par exemple, l’image d’une œuvre qui se poursuit dans le temps et dans laquelle un fils modèle accomplit totalement le projet de son père, le patron, parce qu’il y a de l’amour entre ces deux-là.

Si bien qu’ils sont un seul : c’est un seul projet, un même but, un seul amour, en un mot un souffle commun qui se réalise dans le temps…

Il s’agit d’une histoire qu’on vous raconte, histoire de mort et de vie, de violence et d’amour, de guerre et de paix au profit de l’espèce humaine, et même au profit de l’univers.

Avec un père et un fils, et leur souffle, paraboles ensemble de Dieu, cet Inconnu majuscule auquel on se réfère ainsi par défaut.

Si l’on tient à la Trinité, il vaut mieux alors préférer cette expression traditionnelle :

Nous croyons en un seul Dieu, lui qui est pour nous le Père, le Fils et le saint Esprit.

Le mot important étant pour nous, entendu au sens de « pour ainsi dire en fonction de nos capacités. »

 

* Le sens premier du mot grec pneũma, que l’on traduit le plus souvent, dans la Bible, par esprit, est souffle.

 

 

 

 

donc est Dieu ? 

 

Dieu est là où il n’y a pas d’issue.

Selon le théologien américain James H. Cone, initiateur de la Black Theology, la théologie « noire », telle est l’expérience des Noirs américains.

Au moment du plus grand malheur, de la plus grande peur, de la plus grande désespérance.

C’est là que Dieu se trouve, est trouvé, se laisse trouver.

Mais pas seulement, cela ne suffit pas.

Il faut ne pas avoir en soi l’espoir que les choses peuvent toujours s’arranger, ou la certitude innée, ou le savoir sociologique, que l’on n’est pas, normalement, de ceux qui ont perdu de toute façon, qui sont voués par nature ou par construction au malheur, à la peur, à la honte, au désespoir ou au mépris.

Si vous avez pu croire un jour que vous faisiez partie, normalement, du monde des chanceux, des propres sur eux, que ce soit d’une manière ou d’une autre, quand viendra le mauvais temps vous ne penserez qu’à l’injustice de la chose, vous ne trouverez pas Dieu, il n’est pas là.

Voilà pourquoi l’expérience des Américains noirs, concernant Dieu, est celle-là : il est là quand il n’y a plus d’issue, et qu’à vues humaines il n’y en a jamais eu.

Et ce n’est pas réservé à ce peuple-là.

C’est congénital à l’espèce humaine tout entière, et même à la création tout entière.

Car là où il y a une issue, pourquoi voudriez-vous qu’il y ait Dieu ?

Il faut d’abord la mort.

Autrement, tant qu’il y a de la vie, de l’espoir, même si l’on parle de Dieu, si l’on parle à Dieu, ce n’est pas vraiment lui.

C’est juste de la religion pour calfeutrer, pour laisser croire encore qu’il y a une issue.

Et même, souvent : que la question ne se pose même pas puisqu’il y a Dieu.

Or Dieu n’est pas un cataplasme.

Dieu est l’ouverture brutale du cœur mort.

De la tête morte, même si elle croit continuer à penser, tranquille sur son erre.

Elle sombre tout à coup et voilà, elle ne s’éveille qu’en explosant.

Dieu est à la déchirure de la chair morte, de l’histoire morte.

Il est toujours à cet entre-deux de la mort sans espoir et de la vie sanglante qui palpite.

Dieu surgit là, c’est un combattant.

 

 

 

 

Crois-tu cela ?

 

Paradoxe : fidèle à la foi du Christ, le croyant est un incrédule, ce n’est pas à tort que les anciens empereurs païens l’accusaient d’athéisme.

On reçoit, dans la presse, dans les médias en général, de nombreuses interventions inspirées par la crise financière dans laquelle nous nous trouvons.

La plupart, même les plus critiques, font montre d’une croyance éperdue envers le capitalisme, paradoxalement renforcée, dans l’espoir d’une refondation, par une critique de certains errements actuels de la finance.

Il s’agit donc d’une religion, celle de l’empire païen qui régit notre existence. 

Or lorsqu’il parle de « refonder le capitalisme », il s’agit du capitalisme vu par les capitalistes, c’est-à-dire par ceux qui détiennent des capitaux et sont à même de contrôler plus ou moins leurs mouvements.

Qu’en serait-il d’un capitalisme refondé à partir du point de vue de ceux qui ne détiennent pas les capitaux et n’ont aucun pouvoir sur leurs mouvements ?  

C’est qu’il y a des rencontres dangereuses : parler avec certains détenus, avec certains enseignants, avec certains employés, avec certains immigrés, avec certains jeunes, avec certains sans-logis, avec certains élus, etc., enseigne que la crise actuelle ne fait que révéler, au sens des photographes, ce qui était pourtant ordinaire : la violence inhérente à notre société.   

Il était facile de se focaliser sur les crimes bien réels du système stalinien, leurs responsables étant parfaitement identifiables et localisables.

En revanche, il est pratiquement impossible de discerner quels sont les responsables des crimes, tout aussi réels et nombreux, du système capitaliste.

Ceux-ci sont diffus, difficiles à relier, et s’exercent à l’échelle mondiale.

Des forces invisibles détruisent ainsi des vies au sein de foules fatiguées et chargées. Cela évoque cette possession par des esprits mauvais dont parlent les évangiles.

Jésus disait « Rendez à César ce qui est de César et à Dieu ce qui est de Dieu. »

Je pense qu’il voyait César (l’empire de son temps) comme un mal, inéluctable parce que spirituel, que la part impuissante de l’humanité pouvait réduire néanmoins à long terme, non par un combat ouvert, mais par une défiance totale, durable et massive.

Le désir d’empire, la foi dans l’empire, voilà ce qui faisait tenir l’empire. On peut sans doute transposer cela à Mammon… et à l’empire capitalistique actuel.

D’où cet article d’un catéchisme nécessaire, à mémoriser à l’ancienne :

« Je subis le capitalisme ; il ne suscite en moi aucun désir ; je ne crois pas en lui. »

Tout est là. Faites passer…

 

 

 

 

Dieu est-il une issue ?

 

Cette aventure vécue par une poignée d’astronautes stagiaires paraît une belle parabole, mais de quoi ?

Ils ont été enfermés plusieurs mois dans une capsule imitant les conditions de vie d’une mission Terre-Mars-Terre.

Et puis ils en sont sortis, retrouvant la vie qui est ordinairement la leur.

Ils ont retrouvé la lumière du soleil, la liberté de mouvement, toutes ces choses, et surtout les êtres aimés.

Il y avait une issue.

On rêve de cela, surtout quand le monde est, pour soi, comparable à une prison.

On ne vit pas toujours dans la parfaite entente qui semble avoir prévalu pour ces astronautes…

On n’est pas toujours – pas souvent – pourvu comme eux de tout le nécessaire…

On n’est pas certain, comme eux, que la fin de l’histoire ouvre sur du bon...

Alors on va se tourner vers Dieu, attendant de lui une issue, heureuse de préférence ?

Car avec Dieu on en sortirait, on s’en sortirait, et par le haut.

Ce que je pense – noter ce verbe – c’est que cette issue existe.

Ce monde-ci peut être comparable à une capsule environnée du vrai monde.

Disons que c’est une probabilité, tant il existe de mystère quant aux conditions d’existence de ce monde-ci par opposition à une absence totale de monde.

Rabbi Nahman de Breslau, un sage hassidique, voyait la chose ainsi : « Les gens disent qu’il y a ce monde-ci et le fonde futur. Nous croyons dans le monde à venir. Quant à ce monde-ci, peut-être existe-t-il aussi »…

Ce qui me frappe, c’est que l’on oublie souvent que cette sortie serait aussi une entrée.

Dans le monde qui vient, celui qui serait le vrai.

La parabole des astronautes trouve là sa limite : en sortant ils savent où ils vont, or le vrai monde dans lequel nous entrerions, nous ne pouvons en avoir aucune idée.

C’est là qu’au-delà de la pensée, survient ou non la foi.

La foi a toujours l’air d’être toute simple, en réalité elle tient du second degré.

Parce qu’elle tient en ceci que ce n’est pas l’issue qui compte, une fois qu’on en a conçu la possibilité, mais le commencement.

Commencement présent pour nous dans la capsule, et qui crée notre monde qui vient.

« Au commencement, Dieu a créé le ciel et la terre »… 

 

 

 

 

Un dieu tragique ?

 

L’une des conséquences de la posture constante du dieu biblique est qu’elle doit conduire à toujours postuler la possibilité de sa défaite finale.

Il y a une différence radicale entre la figure de ce dieu et celles des dieux de la mythologie gréco-latine, lointains ancêtres du dieu impavide des philosophes : eux, ils n’étaient engagés à rien vis-à-vis des humains. 

C’est une chose dont nous avons perdu le sens : pour les gens de l’Antiquité, le monde véritable n’était pas celui que nous connaissons, mais celui des dieux.

Le nôtre en était une dépendance.

Et ce monde véritable ne connaissait ni la mort ni le malheur, même si, à l’occasion, telle ou telle divinité rencontrait passagèrement un échec dû à l’animosité en acte de l’un de ses congénères.

En revanche, dans cette basse dépendance terrestre où s’ébattaient les gens, dans cette sorte de basse-cour humaine, chacun pouvait être livré aux heurs et aux malheurs causées par d’inconséquentes bisbilles divines.

Ainsi Ulysse, si longtemps ballotté de mer en îles à cause d’une fureur divine qui avait tout du caprice.

S’il existait dans l’univers ce que l’on appelle le tragique, c’était alors chez les humains qu’il fallait le chercher.

Un tel mourait, se tuait pour faire justice, non parce qu’il avait mal agi de son propre chef, mais parce que les dieux l’avaient placé dans une situation dont il ne pouvait sortir que dans la contradiction, l’angoisse et la honte.

Ainsi Œdipe, voué dès avant la naissance à tuer son père et coucher avec sa mère.

Mais quand le dieu de la parabole biblique, lui, se met en tête de se lier par contrat – l’Alliance – avec le genre humain, il entre dans une histoire qui a un sens : sa propre mise en échec.

Cela se joue déjà avec Adam, l’espèce humaine personnifiée, avec qui le divin se mue en Seigneur, en allié protecteur, personne attentive qui attend réponse de son obligé… et qui doit déchanter.

Cela se joue encore avec Moïse, et cette alliance conclue au Sinaï dont les prophètes constateront qu’elle n’est jamais respectée.

Et ainsi de suite jusqu’au moment fatal.

Prévisible.

Car notre monde à nous, non plus le sien, devient le vrai monde, où se joue la pièce.

Et Dieu, alors, dépend, c’est lui le personnage tragique... celui qui va mourir.

 

 

 

 

Écouteriez-vous la Bible ?

 

Allez, écoutez-la, que diable !

Et quand je parle d’écouter les Écritures, ce qui me tient à cœur c’est que, avant le temps de la compréhension intellectuelle du texte, avant celui de son interprétation, avant celui de son application… puisse se tenir le temps d’une écriture dite, d’une écoute, d’une lecture qu’on entende tout bêtement de ses oreilles.

Là se tient la valeur, la force, de l’écriture : quand elle est lue par un corps, un sujet, une histoire vivante – toutes réalités que les Écritures bibliques nomment chair. 

Telles sont ces Écritures, que leur valeur, que le vécu total de leur réelle énonciation, et non plus seulement leur sens mental, ne se livre qu’ainsi.

C’est pourquoi l’antique lecture juive nécessite l’inscription d’un rythme, la modulation d’un souffle humain, scrupuleusement notée dans l’écrit.

C’est alors que l’écriture est dans le temps réel, irréversible comme lui, allant toujours vers sa fin, alors qu’un texte est par nature celui sur lequel on peut revenir, que l’on peut reprendre à l’envers, un instrument qui nie la mort.

Et la vie, par conséquent – celle-ci et l’autre. 

C’est ce que nos dignes théologiens et exégètes n’entendent pas – pour la raison qu’ils ne se soucient pas d’entendre les Écritures, sauf à user de ce verbe comme image, mais de les lire comme textes.

Et ce terme de texte suppose la pratique silencieuse de l’érudit en son cabinet.

Ils passent incontinent de cette lecture-là à la chaire – quelle que soit la forme, l’institution et l’occasion de cette chose.

Mais qui profère les Lectures, quel sujet, quelle chair exposée, avant de se les expliquer, de se les approprier, de les appliquer à autrui en ces détours qui les fixent en objet, qui les nient comme sujet ? Personne ou presque.

Quels sujets, dans cette rencontre ? Pas grand monde.

Aussi, point non plus de peuple sujet de sa lecture.

Là est le secret indicible, et d’ailleurs ignoré des meilleurs apôtres : un peuple, ne faut-il pas toujours le faire taire pour qu’il nous écoute, celui-là, ce multiple incontrôlable, toujours susceptible d’être : bête, obtus, dissolu, pervers, méchant ?

Pécheur.

Humain.

Saint Herméneute, priez pour nous, pauvres pécheurs.

 

 

 

 

Maîtres et serviteurs ?

 

Les croyants, envers et contre le délire des vitrines de Noël, célèbrent la naissance du Fils de Dieu, souvent sans prendre garde au sens provocateur de ces termes, tant on a l’habitude de tout ce vocabulaire.

Ça veut dire quoi, Fils de Dieu ?

On le savait mieux aux époques où existait le pater familias et ses fils obéissants.

Obéissants par définition, par construction.

Des fils au service de leur père, chargés de ses affaires, au palais comme à l’atelier ou à la ferme, à la boutique ou à l’officine… fils engendrés pour suivre et poursuivre.

Sans oublier les filles, destinées à se couler aussi dans le destin de leur mère.

D’abord bonne fille obéissante, douce et docile, pour devenir ensuite, elle aussi, maîtresse de maison ou, le plus souvent, servante d’un maître ou d’une maîtresse… et de toute façon soumise à son futur seigneur et maître.

Alors ce qui compte, je crois, dans cette histoire de Noël, ce n’est pas tant le Père et le Fils que le Maître et le Serviteur.

Une histoire de maîtres et de serviteurs, de maîtresses et de servantes, en des jours où ces titres avaient eux aussi un sens oublié depuis, n’étant plus lié à notre expérience.

Du moins nous le fait-on croire…

Un temps où le serviteur se devait à son maître.

Mais aussi où le maître, à sa façon, se devait à son serviteur puisqu’il tenait en sa main le devenir des siens.

Dans ce lien, qui unissait aussi l’enseignant et son disciple, on retrouvait cette fidélité mutuelle quoique foncièrement inégale.

Ce sont là plus que de pieuses images d’antan, ce sont des paradigmes, de ceux qui ont servi à tisser ces histoires bibliques, puis évangéliques, qui aboutissent à ce que paraisse un jour un fils, naisse un jour un serviteur.

Serviteur comme tous les serviteurs que nous sommes, offerts à la violence toujours possible de nos maîtres – à la violence des maîtres, tous autant qu’ils sont.

Fils qui naît avec la violence à subir, programmée dans ce titre même.

Car si le Maître est contesté, nié, refoulé par tout ce qui tient le rôle de maîtres, son Serviteur va se faire tuer.

Et tous ceux qui lui ressemblent, aussi, comme on vous le montre, vous le dit, vous l’enseigne : car à sa suite mourront tous ces petits enfants fils de Rachel.

 

 

 

 

Quelle morale ?

 

Avez-vous remarqué comme les gens d’église, ou de mosquée, ou de synagogue, bref les gens de religion, aiment vous faire la morale ? Parfois jusque dans le détail… 

Aujourd'hui, par chez nous, on n'aime pas ça.

Autrefois, il y a longtemps, c'était pourtant nécessaire, les sociétés concernées étaient foncièrement religieuses et, outre leur message propre, les institutions cléricales avaient pour mission de réguler les mœurs.

En Europe, au Moyen-Âge, après les grandes invasions, cette mission revenait à l'Église romaine, qui avait bien du mal à faire accepter par les seigneurs un respect minimum à l'égard des pauvres gens.

Elle visait à faire respecter, autant que possible, une certaine douceur au sein des relations sociales, cela se sent encore aujourd'hui jusque dans sa musique liturgique.

Mais les religions se sont données aussi pour mission de faire régner leur conception du monde.

De ramener une espèce humaine dévoyée, traviata, à la saine observance de principes cohérents avec la constitution d'un monde perçu par elles comme provenant du divin.

Fondée sur l'idée d'un ordre du monde, elles en ont souvent tiré un ordre moral.

Des règles touchant tous les aspects de la vie.

Des "tu feras" et des "tu ne feras pas".

Aujourd'hui, cela révulse ?

Voire, car le magistère de nos clercs actuels est riche d'injonctions, tout autant que l'était, ou l'est, celui des religions répertoriées – simplement ses règles sont autres.

Autres sont les "tu feras" et autres les "tu ne feras pas", mais pour autant, ces prescriptions existent, perdurent… s'appliquent.

Or les Évangiles ne vont pas dans ce sens, ils se simplifient la vie.

Les Évangiles, lorsqu'ils reprennent les termes de l'antique Loi, ne disent plus de "tu ne feras pas", mais seulement deux "tu feras" :

"Tu aimeras ton Dieu" et "tu aimeras ton semblable".

Ils se simplifient la vie et ils nous la compliquent.

Ce n'est plus de la morale, c'est plutôt de l'éthique : on établit des principes sur lesquels baser une morale, et puis après, débrouillez-vous !

Et là, un seul principe : aimer.

C'est-à-dire se faire, pour autrui, cause de bonheur, de bon, de bien, de bénéfique.

Ben des fois, c'est coton…

 

 

 

 

Dieu, un visage ?

 

Frédéric Lenoir, le spécialiste des religions, affirmait récemment que le visage biblique de Dieu était devenu inacceptable pour nos contemporains.

Un dieu trop anthropomorphe, trop créé à l’image de l’être humain.

Selon Lenoir, cela expliquerait en partie la désaffection des Européens à l’égard du christianisme.

C’est possible.

Un dieu trop humain, trop charnel, un dieu à l’image trop datée, trop située, aussi, indissolublement lié à l’Antiquité et aux civilisations proche-orientales d’alors.

Et en conséquence de cela, pas trop crédible.

C’est ce côté visage, personne, qui serait en cause, personnage comparable à ceux d’un drame ou d’une comédie.

Il y aurait, qui gêne, tout ce que j’ai eu naguère l’occasion de décrire ainsi :

La face de Dieu, ses mains, sa voix...

Une face, oui, respirant l'amour ou la colère, la peur ou la joie, la douleur, la haine, l'emportement ou l'incertitude.

Une personne, enfin. À savoir aussi des mains. Des bras qui s'ouvrent ou se ferment, se croisent pour ne plus agir, se détendent pour frapper.

Des mains qui octroient, des mains fortes qui étreignent le sceptre du monde, lancent la foudre, inscrivent dans la pierre une volonté, pétrissent la glaise, sèment l'abondance ou la retiennent, ferment des greniers par dépit ou colère, ou encore par pure pédagogie.

Mains d'un père se refermant sur les épaules d'un fils perdu et retrouvé.

Et faut-il encore parler de la voix de Dieu, semblable aux grandes eaux ?

De ses pas résonnant sur la terre au souffle du soir, et marchant vers quelle déconvenue...?

Une personne vivante, composée de paroles et d'images qu'une écriture multiple et foisonnante a ordonnées, rythmées, assemblées.

Oui, ça doit être ça qui gêne.

À tort.

Car bien entendu ce dieu-là est la parabole de l'Inconnaissable, du Tout-Autre que nul n'a jamais vu.

Une parabole qui dit vrai alors même qu’elle invente, qu’elle crée.

Mais alors, la responsabilité de cette difficulté à accepter cela retombe sur la millénaire propension des gens d’Église à penser ce visage de Dieu en termes d’être, à la Platon, quand les écrivains bibliques font parler, vibrer, à coup d’images, d’assonances et de rythmes, la couleur de leur foi. 

Appel à faire de même, à entrer, ici et aujourd’hui, dans cette même œuvre : faire la parole de Dieu.

 

 

 

 

Tous aveugles ?

 

Est-il vraiment dans le noir du tunnel, ce monde, ou bien sommes-nous tous aveugles, comme le disaient les anciens prophètes ?

Aussi, quand Jésus rendait la vue à un aveugle, selon les évangiles, il signifiait ce que les prophètes avaient dans l'esprit : c’est l'humanité qui est aveugle.

Qui ne sait comment se comporter dans la justesse, dans la justice.

En un monde qui vit dans l'obscurité, qui n'est pas conforme à l'espérance que Dieu avait mise en lui.

En un long tunnel.

Or les prophètes disaient aussi qu'au bout de ce tunnel existe une lumière.

Et c'est le plus dur à croire.

On peut les voir, les ténèbres, il n'y a qu'à considérer la longue suite de guerres, de massacres, de famines, d'oppressions et d'humiliations qui font notre actualité : Afghanistan, Syrie, Irak, mais aussi Congo, Somalie, Soudan, Corée du Nord…

Guerres, et leur kyrielle de malheurs.

Longues colonnes de réfugiés affamés, malades, épuisés.

Extrême détresse de jeunes femmes réduites à la prostitution.

Univers sans vie mais tellement rentable des drogués.

Et j’en passe…

Croire qu'au bout de cela il y a lumière, espérance, justice, bonheur ? 

Pas grand chose de bon à en tirer, on peut le dire, pas beaucoup de bonté, de main tendue, de lumière.

Ceux qui disent : « C’est vrai, nous sommes loin d’être à la hauteur de l’espérance que Dieu avait mise en nous », voient la vérité, notre espèce, toujours, se replie sur elle-même pour ne pas voir où sont la lumière, la justesse, la vérité…

Mais si l’aveugle naît ainsi, dit Jésus, c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui… !

Autrement dit : « Je vais le guérir. Peut-être comprendrez-vous alors qu’il y a plus grave que son handicap : être incapable de voir... la lumière du monde ! »

Luther le disait, C’est par grâce que nous sommes pécheurs :

Il est bon, d’apercevoir ainsi, depuis son tunnel, que la lumière du monde est devant.

Crois-tu cela ? disait Jésus à l’ancien aveugle : Je crois, répondait-il.

Et sans doute allait-il alors éclairer ceux qui l’entouraient ; une chaîne de beauté et de bonté commençait.

Il était peut-être l’un des premiers témoins, sortis de la foule, qui aient vu que les choses s’améliorent lorsqu’on n’essaie plus de se croire soi-même.

Et que la lumière serait en celui qui, de faible ou de puissant, deviendrait don.  

 

 

 

 

Éveillés ou endormis ?

 

La tradition dont je sors a coutume de penser la foi.

La penser, au sens de mettre en branle, avant toute autre, la fonction mentale de l’être humain.

Aussi risque-t-elle en permanence de rater la totalité des êtres.

Il ne s’agit pas de nier l’importance du mental, de l’intellect, et par suite du travail des intellectuels.

Il s’agit de penser aussi – c’est aussi penser – à partir des autres fonctions.

Et plus important : de penser à partir du tout, de l’ensemble, de la totalité de ce qui constitue l’être humain.

On risquerait, autrement, de penser la foi d’un endormi.

D’un cerveau qui, trop souvent, ne sent ni n’agit, mais qui, peut-être, rêve.

Qui ne se situe, ne s’oriente ni ne réagit, ni n’interagit, seul dans son monde. 

Penser la foi d’un éveillé.

À ce sujet le vieil Héraclite parlait ainsi : « Seuls les éveillés ont un monde commun ; les endormis vivent chacun dans son monde. »*

Éveillé, éveillée, est celui ou celle qui s’est unifié, réunie.

En sorte que le tout de son être soit présent dans chacune de ses fonctions constitutives.

Dans son mental, comme dans sa sensation ou son énergie, comme dans son émotion.

Et en sorte, aussi, que son mental, sa sensation, son énergie et son émotion soient présents tout ensemble dans le tout de son être.

Alors on ressent Dieu dans le même temps qu’on le pense, ou tente de le penser.

On s’émeut de Dieu dans le même temps qu’on le ressent, on le pense dans le temps qu’on s’émeut, qu’on se meut avec lui.

Et ainsi de suite selon toutes les figures possibles de cette totalité-diversité qui font l’être humain que je suis.

Et ceci, bien sûr, n’est possible qu’en perspective, puisque je ne suis jamais totalement, ni à tout instant, le patron, la patronne, du tout que je suis.

N’est possible que comme recherche : méditation, exercice, et cette sorte de piété qui est lien d’amour. 

C’est alors qu’il se trouve, comme par hasard mais ce n’est pas un hasard, que les frontières – mais non les distinctions – installées en fonction du malheur des temps par les diverses traditions, religions, sagesses, philosophies : s’effacent.

Et que les éveillés de tout poil se reconnaissent entre eux pour être d’un même monde.

 

* Cette chronique est le pendant « religieux » de celle qui a paru le 13 février 2012 à la page Doxa, le versant « laïc » de mon qu’en pensez-vous ? hebdomadaire. 

 

 

 

 

Que sacrons-nous ?

 

Pourquoi, lors de la remise des Oscars, l’acteur Jean Dujardin, ébaubi par son succès, s’est-il exclamé « Putain ! » ?  

Pourquoi, quelques jours plus tard, le sélectionneur de notre équipe de football, atterré par une erreur de ses joueurs, a-t-il proféré le même « Putain ! » ?

Que viennent faire là les prostituées, de quelle putain s’agit-il ?

Je pense que ce qui se cache derrière l’image, le fantasme, d’une femme qui s’offre sans considération de personne, c’est le destin.

Ce qui vous tombe dessus, en bien comme en mal, sans que vous le méritiez.

Le destin, d’un coup, vous récompense ? C’est une chance imméritée, et celui qui dit alors « Putain ! » dit son humilité.

Le destin vous punit-il ? Si vous n’avez rien à dire là contre, vous n’y êtes cependant pour rien.

Ce « Putain ! » a donc remplacé le « Bon Dieu ! » de naguère.

Un dieu dit bon par antiphrase, aux décisions incompréhensibles, le dieu païen de nos anciens, christianisés en surface – un dieu qui s’éteint lentement.

Les dieux sont morts, vive les putains ! Du divin au sexe, on ne fait là que passer d’un sacré à l’autre.   

Le sacré… c’est-à-dire tout ce qui, pour une société, est suprêmement dangereux, à la fois vital et mortel.

Il se décline le plus souvent entre le divin, le sexe et l’argent, ces trois éléments dont il est malpoli de parler en société.

Aussi, quand on cessera de sacrer en s’en prenant au divin ou au sexe, on pourra passer au fric et l’on entendra peut-être alors des jurons de ce genre : « Banque ! » suivis par exemple d’un « Faites attention, vous me marchez sur les pieds ! » 

Mais tout bien considéré, l’argent, depuis qu’il existe, a toujours supplanté, en cachette, les autres sacrés.

S’il cache en lui la pureté du sacré, les psychanalystes soulignent qu’il reste pourtant présent, mais comme impur, notre inconscient associant l’argent à l’excrément.

Ce serait pourquoi, quand on ne dit pas « Putain ! », on dit « M…. ! » (ce qui ne se peut dans les circonstances un tant soit peu solennelles, et ce que je ne saurais écrire ici in extenso).

Voilà notre sacré maximal, l’argent, qui s’oppose au dieu de l’Évangile, un dieu qui n’est pas sacré, bien au contraire, mais saint !

Or l’argent, quand il est sacré, doit être bien plus dangereux pour l’être humain que le sacré du sexe, par exemple, puisque Jésus s’en prend à lui bien plus qu’aux prostituées ou aux adultères !

 

 

 

 

Dieu a-t-il permis cela ?

 

Un pasteur japonais fixé à Fukushima se félicitait, peu après la catastrophe, qu’aucun membre de sa communauté ne lui ait demandé pourquoi Dieu avait permis cela.

Ce n’est pas trop étonnant, car ce genre de réflexion est plutôt le fait d’incroyants, le plus souvent.

Des incroyants philosophes, ou se persuadant de l’être.

Certes, le croyant saisi par un malheur trop grand peut clamer sa révolte, accuser Dieu d’être injuste et violent, ou encore inexistant.

Mais ce que dit le penseur moderne que j’évoquais est d’une autre nature : il sait que Dieu n’existe pas, il le sait par le moyen d’une réflexion devenue tradition philosophique.

La survenue d’une catastrophe devient alors pour lui une illustration de ce fait que Dieu n’existe pas.

On a pu lire cela, par exemple, sous la plume de Jean Daniel, dans Le Nouvel Observateur, immédiatement après le séisme qui a ravagé Port-au-Prince, en Haïti.

Révérence parler, c’est une idiotie.

Mais j’essaie de me représenter cela : Dieu n’existe pas car autrement, c’est ce qui suit qui existerait.

« Dieu, exprès, fait en sorte que la ville soit construite sur une grande faille géologique.

Il attend, puis il fait en sorte que la faille s’agrandisse au point que ville soit détruite.

Cela arrive deux fois de suite (en 1751 et 1770) mais cela ne lui suffit pas, il attend que la ville comporte deux millions d’habitants pour renouveler la chose en janvier 2010.

Oh, peut-être qu’il ne le fait pas exprès, mais pour le moins il laisse faire, sachant (il est omniscient) que l’existence d’une faille géologique, qui est de son fait puisqu’il est le créateur, fera le travail.

Dieu veut donc, ou accepte, la mort des gens de Port-au-Prince.

On voit bien que ce dieu-là n’existe pas, car immoral, et que les gens qui croiraient en ce dieu-là seraient des esprits dérangés, voire des méchants. »

Ma foi (c’est le cas de le dire), je suis assez d’accord avec ces profonds philosophes : ce dieu-là n’existe pas.

Il faut être d’ailleurs assez naïf pour penser que l’ensemble des croyants soient des adeptes de ce dieu-là.

Ou sacrément faux jeton (ça existe aussi) pour le laisser penser.

Après tout, supposer par principe que les croyants sont par construction des esprits faibles fait partie de l’art de la guerre de religion.

Mais ce que Dieu fait, permet, c’est la liberté d’être assez inconséquent pour bâtir une grande ville sur une faille géologique bien connue.

On peut se demander si, à sa place, on l’imiterait…

 

 

 

 

Dieu est-il à craindre ?   

 

Je ne sais ce qui peut me tomber sur la tête mais je suis bien disposé à en trouver les coupables... voire l'unique responsable, là-haut.

Le danger fait partie de la vie, personne n'est à l'abri, pourtant il vous semble menacer de présumés coupables.

Dont vous seriez ?

Vous sentant innocent, vous cherchez un autre responsable, et si vous ne trouvez pas, croyant ou non, vous dites : Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu ?

C’est la sensation qu'il existe là, quelque part, une dette, que Dieu et les humains restent toujours en affaire.

À quoi Jésus, évoquant les victimes d'une catastrophe, répondait : Pensez-vous que la dette de ceux-là aient été plus grande que celle des autres ?

Ce qui laisse penser que dette il y a, le danger errant ici et là pour tomber où il peut, les uns payant pour d’autres une dette due à Dieu…

Dieu serait donc dangereux ?

Point de vue courant dans les Écritures, la plupart des envoyés du Seigneur y commençant par ces mots : Ne crains pas !

Une longue familiarité avec le doucereux langage de nos Églises fait oublier ce que les écrivains bibliques soulignent à l’envi : Dieu fait peur.

Qui est comme toi, Seigneur, éclatant de sainteté, faisant peur aux louanges ?*

Alors pourvu qu'il vous aime !

Or tant que vous n'aurez pas cru que c'est le cas, vous ne vous sentirez pas tranquilles, le ciel continuera à menacer de vous tomber sur la tête. 

À la suite de Paul, Luther avait compris que, pour adopter son savoureux langage, la dette n'est due qu'à cette propension des humains à s'enrouler sur eux-mêmes plutôt que de s'ouvrir à Dieu.

Dette d'amour…

Alors les dangers ? Ils viennent de l'arrogance de qui pense pouvoir dominer sans réserve la création ; de l'ignorance et de la stupidité ; de la radicale violence des humains ; de la haine que ceux-ci ont d'eux-mêmes.

Ces dangers sont trop souvent le salaire de qui pratique la justice – et de qui, aussi, témoigne de l'amour de Dieu manifesté, selon la grande parabole évangélique, en Jésus le Christ.

Ce que Paul a vécu : J'ai été souvent en danger de mort : dangers des fleuves, dangers des brigands, dangers de mes frères de sang, dangers des païens, dangers de la ville, dangers dans le désert, dangers sur mer, dangers des faux frères...

Subsiste-t-il alors des dangers dont Dieu serait la cause ?

Peut-être, et qui peut alors savoir en quel dessein ?  

 

* Exode 15, 11 (traduction littérale).

 

 

 

 

Parole d’évangile ?

 

« Écoute, Israël, Adonaï notre Dieu, Adonaï est Un – Nous croyons en un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit – Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammed est son prophète. »

De quoi parlent ces affirmations, péremptoires au point d’avoir, toutes, poussé au meurtre certains de ceux qui les prononcent – ici ou là, un jour ou l’autre.

Paroles qui pourtant visent à l’union des humains, face à l’Inconnu majuscule.

Je ne commente pas ce que visent deux d’entre elles, mais ce à quoi se réfère la deuxième : l’évangile.

L’évangile fait face à une histoire de violence et de souffrance.

Souffrance, née de la violence, qui n'est pas une invention, on le constate chaque jour.

Les événements terribles de Montauban et Toulouse ne le démentent pas.

Ils ont marqué un summum, chez nous, quant à cette violence, à ce besoin de se faire un nom grâce à la mort des autres, seraient-ils de petits enfants, quant à ce manque terrifiant que certains ressentent, eux qui ne savent plus qui ils sont, quelle est leur place dans ce monde insensé, et qui désirent mourir faisant œuvre de mort.

On les trouve partout, servant toutes les causes mortelles.

Le monde, qui peut être si beau, l’espèce humaine, qui peut être si bonne, ne peuvent pas faire l’économie de la violence et de la souffrance, c’est là un grand mystère.

Cette violence, cette souffrance, si nous regardons en nous-mêmes, nous la trouvons aussi, bien cachée, infime peut-être mais réelle.

Elle est l’objet de l’évangile, qui dit que l’être humain accompli, le parfait serviteur, librement, devait mourir, et pourquoi.

Parce que nous sommes enfermés en nous-mêmes au lieu d'être ouverts à un dieu pourtant toujours offert.   

Sur la croix la violence humaine sera démasquée.

Elle se dressera, toute crue, en puissance, à la face de Dieu comme aux yeux des humains.

Mais, lors de ce procès qu'elle aura cru gagner, elle n'aura pas le dernier mot – Dieu, le dieu biblique, toujours persévérant, transformera le Fils crucifié en Christ vivant, en Messie universel.

Ce cheminement est l’expression de la logique de l’évangile, de la grande parabole qui, pour moi, dit vrai.

Une logique selon laquelle l’aventure de Jésus de Nazareth est l’histoire, écrite par avance, de la fin de notre monde – terme et finalité.

Vaste vision de la destinée de l’espèce humaine, avec au centre la Passion du Christ.

Avec les adieux et le jugement du jeudi soir, le meurtre officiel du vendredi, la souffrance de ce deuil terrible du samedi, enfin le tombeau vide du dimanche.

Et nous en sommes au samedi.

 

 

 

 

Sous quel règne ?

 

Il voyait les foules, pris de pitié parce qu'elles étaient harassées, prostrées comme des brebis qui n'ont pas de berger.

Or on n'a pas fini d'en voir.

Telle population disparue de nos écrans, on en verra d'autres, errant entre champs de mines, camps de réfugiés, villages détruits, en longues colonnes de gens affamés et apeurés.

C’est ainsi depuis toujours : la foule humaine a toujours moins compté que le jeu de la puissance, de la gloire et de la richesse.

L'humanité n'a pas su faire le bonheur de la plupart de ses enfants, c'est un sanglant échec.

Les foules du temps de Jésus se composaient donc de gens sans espoir, trop éloignés des centres du pouvoir, du savoir et de l'avoir pour imaginer qu'un berger puisse les mener quelque part.

Leurs maîtres n'étaient pour eux que des puissances occultes et aveugles : des démons.

Car les plus nombreux et les plus démunis sont justement, non seulement accusés, mais souvent persuadés d'être habités par des puissances mauvaises, négatives, honteuses.

C'est encore le cas aujourd'hui, ils se font d’eux-mêmes des images d'incapacité, d'irresponsabilité et de laisser-aller, ou de haine et de violence.

Jésus vient d'une zone méprisée, vivant sous la botte de l'étranger, sous l'exploitation de la misère par l'exaction et la corruption, sa pitié, telle que l’évangile nous la livre, n'est pas une émotion passagère.

Il y a de la colère dans sa compassion, une vraie souffrance.

On se représente souvent ses discussions comme des joutes oratoires pour avoir le dernier mot – un jeu très élitiste.

Ce n'est pas le cas, il prend sur lui de promettre un avenir aux foules sans avenir.

Le Règne de Dieu, tout près, imminent, à votre portée.

Vous pouvez le faire entrer – car ce n'est pas un lieu magique où l'on entre, comme un royaume des Mille et Une Nuits, c'est lui qui veut entrer en vous.

J'ai vu cela, dans tel recoin du monde.

Dans un village de cahutes, au Nicaragua, où quelques illettrés, du grand-père édenté au petit bambin tout nu, apprenaient ensemble à lire et à écrire, assis dans la poussière.

Dans une case malgache où une vieille femme alitée élevait quinze orphelins.

Ailleurs encore...

Là où un bout de la dureté du monde avait cédé, le Règne de Dieu s'étant insinué.

Des gens s'étaient ouverts, avaient laissé entrer en eux la certitude d'être aimés, reconnus, adoptés, rendus aptes.

Assurés et pleins d'espoir à cause de la présence en eux de Dieu lui-même, pour toujours.

Dans l'attente patiente et ingénieuse de l’avènement final. 

 

 

 

 

Quel péché ?

 

En lisant le récit biblique du Jardin d’Éden pour lui seul, on constate qu’il parle d’autre chose que de la Chute et du Péché originel.

Il ignore ces notions-là.

Il rend compte d’une sagesse : se savoir mortel, se répartir le travail de vivre sur la terre, cela au prix de peines.

Son intérêt premier est la figure d’un dieu hors norme, au statut critique et au destin tragique. Un dieu tout-puissant qui accepte néanmoins de souffrir les errements des humains... et qui devra donc en pâtir.

Ce récit parle du couple formé par Dieu et l’espèce humaine bien plus que de notre perdition et de notre salut individuels !

Il en ressort que cette espèce – nous – ne vit pas dans la juste relation qui convient : relation de confiance et de dépendance à l’égard de Dieu, au sein d’une relative autonomie.

En plaçant ce récit au début des Écritures, les écrivains inspirés ont présenté ce Dieu-là, le Seigneur qu’ils servaient, dans une perspective narrative à long terme en insistant sur la relation qu’il voulait restaurer avec ses créatures.

Si l’on ne trouve que de rares et peu sûres allusions au péché d’Adam ou d’Ève dans le Premier Testament, c’est qu’en hébreu adam est un nom commun désignant l’espèce humaine, et hawwa (Ève) un mot qui signifie la vie.

À eux deux, dont le récit fait une seule chair, ils représentent la vie de l’espèce.

Cela inclut ce fait d’expérience : l’être humain est réellement plongé depuis toujours dans la violence et le malheur. Il y a chez lui, fondamentalement, une distorsion ou une déviation (c’est le sens des termes hébreux traduits plus tard par péché).

Dans cette logique, la figure d’Ève représente tout le désir de vie autarcique qui habite l’espèce humaine.

Et la figure d’Adam est celle de la puissance de ce désir qui, par construction, le sépare de son environnement.

Désir, tordu et dévié, d’une espèce devenue folle, elle tout entière.

C’est cette espèce-là que, selon des écrivains bibliques pleins d’espérance, le Seigneur Dieu décide de ne pas détruire : il se donne une chance de la voir revenir à la sagesse.

Vu l’échec de cette attente divine, une relecture, liée aux dits et faits de l’homme Jésus de Nazareth, est portée par les auteurs du Nouveau Testament.

Elle atteste que Dieu ne réussira pas sans la naissance d’un nouvel Adam, d’un humain renouvelé.

 

 

 

 

Quel État ?

 

Au cours de ces semaines, un président et une majorité parlementaire vont sortir des urnes, un nouveau gouvernement va être mis en place.

On attend beaucoup de lui.

Les Écritures sont moins positives à l’égard du pouvoir politique.   

L’État y est conçu comme un moindre mal, certes, mais comme un mal occasionné par la faiblesse des humains.

Par la peur d’une liberté vécue dans la solidarité. 

Par le refus du seul Seigneur et de son Règne.

Un Règne qui, selon la prédication éthique des prophètes, loin de se proposer comme une série d’entraves, libère les familles humaines.

Or bien souvent, l’État, lui, ponctionne les ressources et asservit les personnes.

Le croyant est appelé à conserver en mémoire cette mise en garde.

Les évangiles assurent que Jésus ne portait pas à la puissance publique un respect sans limite.

Il rappelait que le César du jour n’a droit qu’à la rente de son action.

Que ce qui vient de l’État peut retourner à l’État, on serait tenté de dire en bien comme en mal.

Et que ce qui prime alors chez le fidèle, et l’engage, c’est ce qui est de Dieu. 

Liberté d’agir selon la justice et la justesse, selon ce qui fait du bien aux autres, au peuple, aux peuples.

Surtout quand ce qui fait du mal est à la manœuvre.

Liberté de servir.

Ce qui est de Dieu n’est pas une liberté intérieure qui ne concernerait que des âmes considérées comme distinctes de corps.

De corps soumis par exemple à quelque État infidèle à son beau devoir de justice.

L’État, donc, affaire humaine.

Organisme aux prétentions limitées à la gestion des intérêts collectifs.

À la mise en place toujours précaire d’une relative aisance, équitable et généralisée, des populations.

Une sorte de syndicat des citoyens.

Un État que, dans ces conditions, les croyants sont appelés à respecter et au besoin à servir.

Or les modestes assemblées des chrétiens de l’époque romaine sont devenues des organisations de masse, des puissances.

L’État, à juste titre, s’est défendu.

Cela a pris chez nous, on le sait, la forme d’une Loi de séparation.

Selon cette loi, chacun doit rester dans son rôle : l’État est l’État, et les croyants, comme leurs Églises, font partie du peuple (en grec, du laos).

Laïcs sont donc les croyants et leurs Églises…

…quand ils exigent de l’État, comme bien d’autres le font, qu’il s’en tienne à son rôle.

Mais qu’il le joue à fond.

 

 

 

 

La même chose ?

 

Dans un village de la forêt vierge indonésienne, le vieux shaman de la religion traditionnelle est demeuré seul, ses fidèles ont tous rejoint la pasteure, une jeune femme plutôt déterminée ; il se décide alors à devenir chrétien lui aussi… consolé tout de même par cette constatation désabusée : dans la pratique, c’est à peu près la même chose…

Et c’est vrai, sans doute : il y a fort à parier que ce brave homme propageait une vérité universelle, héritée des ancêtres, celle qu’on appelle règle d’or :

« Fais pour autrui ce que tu voudrais que l’on fasse pour toi ; ne lui fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. »

Loi d’équilibre et de réciprocité.

Si c’est cela, on ne peut pas dire que ce soit éloigné de l’enseignement prôné par les diverses Églises issues de l’enseignement des évangiles.

Et bien sûr, on peut penser que ce digne shaman ne s’est pas distingué de ses devanciers, ajoutant comme eux que d’accord, cette règle est valable dans la tribu, mais que foutre un coup de casse-tête sur la binette des guerriers de la tribu adverse reste une source absolue de gloire.

Tout comme l’ont fait de tout temps les dignitaires des Églises, remplaçant cependant l’approbation du casse-tête par celle du gaz moutarde ou de la bombe A.…

La même chose, vous dis-je !

Ou à peu près.

Cet à-peu-près réside évidemment dans la différence entre les moyens employés ici et là pour détourner la loi universelle.

Mais il réside aussi, plus généralement, dans la survenue d’une circonstance que la sagesse des ancêtres de cette tribu n’avait pas prévue.

L’arrivée en force de ce que nous appelons civilisation.

Engins, administration, communication, dispensaire, école, police, logement, vêtement, mœurs…

Et la religion qui va avec.

La religion des jeunes, et tenez : des jeunes femmes qui savent lire.

On ne sait plus très bien aujourd’hui si la tribu en question y gagne ou y perd.

Les fatigues et les dangers de la vie sylvestre, dite sauvage, contre l’hystérie et le stress de la vie citadine, dite moderne.  

Je sais cependant que la religion civilisée n’est pas meilleure que la sauvage.

À moins qu’elle ne serve de support, ou de canal, à une loi nouvelle… fort exigeante.

Du genre : fais plus ! Fais à autrui le bien qu’il ne pourra pas rendre.

Loi de déséquilibre, au demeurant fort amusante.

Mais pas toujours.

 

 

 

 

Une même langue ?

 

Une mondialisation financière totalitaire, cause d’injustice et de paupérisation, règne sur le monde, situation qui me fait penser à la tour de Babel.

Dans le livre de la Genèse, son histoire fait partie de ces onze premiers chapitres qui présentent à leur manière la situation de l’espèce humaine. 

Une réflexion de fond, à visée universelle, sur les conséquences de cette propension des humains et de leurs grands à se prendre pour ce qu’ils ne sont pas.

Réflexion qui est aussi prophétie.

 

Une même langue, les mêmes paroles : un même langage pour tous.

Il ne s’agit pas d’un âge d’or, d’une espèce humaine unie avant que survienne une dispersion matrice de violence, d’injustice, d’absence de justesse.  

On parle plutôt, là, de ce qui s’impose, à terme, à ceux qui vivent sous un régime totalitaire ; les Anciens avaient déjà connu cela – et le refus de cela.   

Des briques façonnées pour se construire une ville et une tour : or si les pierres sont dissemblables, les briques sont interchangeables.

On peut soupçonner que ces briques de Babel sont plutôt des têtes humaines façonnées à la demande.

On bâtira avec elles ce monde unifié où règne une langue unique.

 

Le destin de ces mondes-là, c’est la destruction et la dispersion, tel est le sens de cette histoire.

Plus la pomme est grosse, plus vite elle pourrit et se défait.

Il existe à l’inverse une errance positive, aux yeux du Seigneur-Dieu qui rend libre les humains, celle qui s’en tient à des systèmes horizontaux, mobiles, échangeables, dénués de prétention universelle, de propension à l’unification imposée.

Mobilité et diversité sur la terre des humains.

 

Mais on voit refleurir sans cesse cette volonté d’unification par le haut qui a pris bien des aspects, depuis les Empires anciens jusqu’aux idéologies dénaturées qui ont causé tant de malheur au XXème siècle.

Or si l’on pouvait alors discerner où se tenait le centre de ces pouvoirs, la pointe de ces pyramides, de ces tours orgueilleuses, on ne trouve plus aujourd’hui un lieu ni un milieu qui seraient à abattre.

Nos grands eux-mêmes se soumettent à la loi de l’Empire des marchés, qui n’a pas de tête, pas de pensée, pas de sens.   

Une même langue, les mêmes paroles sans fin ressassées, et les têtes conditionnées des humains que nous sommes.

Jusqu’à quand ? Nul ne le sait, mais l’histoire de Babel nous avertit que cela ne peut tenir.

Ni ne doit.

 

 

 

 

Saint Esprit ?

 

Tel est le grand enjeu du message biblique : rendre le souffle aux essoufflés de toute nature.

À tous ceux qui sont à bout de souffle pour avoir peiné, souffert, combattu, quel que soit le nom que porte leur malheur.

Rien d’étonnant, donc, à ce que la foi biblique soit aujourd'hui le seul et dernier espoir de nombreux peuples démunis.

Ceci malgré bien des trahisons.

Car la foi du Christ Jésus a connu bien des avatars, rencontré bien des avanies.

 

La venue de ce souffle est aussi un enjeu pour nous autres les mieux lotis.

Souffle qui pourrait nous rendre plus vivants que nous ne le sommes, car notre société cache bien des reniements devant la vie.

Avec ces façons que l'on a de se recourber sur soi pour se fermer, toutes choses que le rude Luther appelait justement le péché.

Voilà qui est vrai de chacun, et de nos Églises comme de nos nations.

 

En appeler alors au grand souffle de Dieu, disent les prophètes et les saints :

il suppose, pour tout être humain sur la terre, comme un projet que Dieu aurait élaboré.

Comme un espoir, une foi, que Dieu aurait à notre égard.

Pour lui, chacun serait cet être voué à la bonté, au bien et au bonheur.

Ce nœud irremplaçable de possibles, de possibilités.

Ce foyer d'où peuvent naître à tout moment l'invention de la vie, la richesse de la découverte, de la rencontre et de l'échange, le déploiement de l'inventivité, de la créativité, et cela pour le bien des vivants et pour la beauté de la création.

Ce qui est attendu de tous.

Espoir de Dieu, lui qui sourit de tendresse à la naissance de chaque enfant des hommes.

 

Le plus souvent, donc, par malheur, cela n'est pas.  

Dans un moment de lucidité, on doit bien se voir comme on est, habité par tant de craintes, de limites, de rancunes ou de colères, qu'elles soient venues du fond des âges ou nées de nos situations actuelles.

Alors chaque fois qu'un enfant nous est donné, il y a devant lui – et devant nous qui l'aimons – ce mélange d'émerveillement et de crainte, d'espoir et de doute, mélange qui nous rend si curieusement semblables au Dieu des Évangiles.

Et oui, on peut alors – tenez : comme le prophète Ézéchiel – en appeler au souffle de Dieu, attendre de lui que cet être-là, il le fasse respirer large, vivre à plein, se donner à fond, être pleinement lui-même.

 

Comme, pour Pentecôte, le don qu'il est, fait aux autres et au monde.

 

 

 

 

La Bible Parole de Dieu ?    

 

L’est-elle ? Ou non ?

S’en tenir à la définition des termes, la confusion dans les mots introduit la confusion dans les esprits :

une écriture est une écriture, une parole est une parole...

Ce sont deux modes différents, supposant un art différent, on s’en rendra compte en voulant écrire un récit entendu oralement.

En ce sens, les Écritures et la Parole de Dieu sont à distinguer.

En un sens plus profond aussi car l’Évangile de Jean écrit à propos du Christ : « la Parole devint chair ».

Chair – ni encre ni papier !

On confessera donc que c’est le Christ qui est Parole de Dieu.

Les Écritures sont pour les croyants les témoignages rendus au Christ.   

Fruits d’un travail séculaire produit par de grands écrivains dont l’art est méconnu.

Fixées – pour ce qui est du canon reçu dans nos Églises – par les rabbins d’Israël et l’Église des Pères.

Transmises par nos mères et nos pères dans la foi, souvent au prix de pesantes peines et de grands dangers.

Elles ont ainsi traversé toute l’histoire humaine depuis des millénaires sans cesser de témoigner de Dieu… à leur manière.

Voilà de quoi les aimer.

De quoi les habiter, de quoi faire en sorte qu’elles nous habitent.

Le secret s’en est un peu perdu, avouons-le, dans nos Églises.

Peut-être a-t-on trop tablé, par rejet du littéralisme, sur la diffusion de lectures savantes, laissé croire qu’il fallait être sorbonnard pour les accueillir ?

Ou à l’inverse : pieux à l’excès, crédule au point de leur demander de répondre à chacun de nos embarras ?

C’était oublier qu’un être humain est fait, pour beaucoup, de ce qu’il laisse entrer en lui.

Alors pourquoi ne pas accepter de lire, et lire, et lire les Écritures, serait-ce à fonds perdu ?

Quel formidable antidote à toutes les pauvretés et putasseries ingérées sans cesse.

Il n’est pas nécessaire qu’elles nous parlent d’emblée, il ne s’agit pas d’un négoce où l’on s’attend à recevoir un salaire en échange de son temps.

C’est aussi un plaisir, tant les Écritures sont belles, riches, savantes en matière d’humanité, même jusque dans leurs obscurités et leurs ambiguïtés.

C’est le genre d’école apte à former un humain.    

Est-ce tout ? Non, car on tiendra qu’elles nous offrent le Christ lorsqu’elles sont lues, entendues, adressées et reçues dans la foi.

C’est comme un sacrement, et quand on les parle et les reçoit ainsi, le Christ est présent.

Et ta chair, peut-être, devient Parole.

 

 

 

 

L’évangile est-il sympa ?

 

D’emblée elle m’avait plu, cette initiative, mais à la réflexion, j’étais moins sûr de moi.

Il s’agit d’une bande de jeunes pasteurs, hommes et femmes, qui se succèdent dimanche après dimanche sur Internet, pour délivrer en vidéo un bref message*.

En le découvrant, j’avais immédiatement réagi en le conseillant à mes lecteurs :

Excellente initiative, novatrice et sympathique.

Avec un petit bémol, toutefois.

Non que le contenu des propos tenus m’ait paru détonner par rapport à ce que l’on peut attendre de protestants actuels.

Non que le ton, le style, le rythme, le vocabulaire, la bouille enfin des intervenants m’aient paru inconvenants, bien au contraire.

Mais je me demandais si cette proposition d’évangile pouvait trouver une écoute attentive ailleurs que dans nos cercles ecclésiaux et leurs environs.     

– Et pourquoi ça ? me suis-je demandé.

Et là je vais être injuste, parce que c’est souvent pertinent et fort, ce qu’ils disent.

Et aussi parce que je réagis plus sur une impression que sur le fond de leur parole.

Mais je ressens qu’une part essentielle du message manque.

Comme d’habitude.

Presque toujours la même part manquante, quel que soit le lieu où le mode :

La colère, la violence et la souffrance.

Cette part-là de l’ADN de l’évangile.

Car même quand il soigne et console, il attaque, il y va au couteau, à la machette.

 

(Machette, traduction peut-être la plus précise du mot grec mákhaira que Jésus emploie dans l’évangile selon Matthieu (10,34) quand il dit : Je ne suis pas venu amener la paix mais l’épée ; or il s’agissait d’un grand coutelas, utile à toute sorte de travaux coutumiers aussi bien qu’aux combats de partisans.)

 

On s’attend toujours à ce que le discours des gens d’Église soit emprunt de douceur et d’aménité.

Il va de soi qu’ils resteront polis.

On sait d’avance comment ils vont parler, se comporter ; comment ils le doivent.

Mais l’évangile, lui, bien souvent, taille dans le vif, lame qui découpe le lard et met les os à nu.

Certes, pour qui se trouve en souffrance, il apporte paix et consolation, il est un baume.

Mais cela ne va pas sans contestation, voire destruction, des sources ou des agents du malheur… qui nous environnent, mais sont aussi, en quelque manière, présents en nous toujours.

Foncièrement, l’évangile n’est ni sympa ni gentil, et parfois il brûle, tranchant porté au rouge.

Pointant, justement, la souffrance et la violence du monde et de nous.

C’est que privée de la dure vérité, l’espérance n’est qu’illusion.

 

* http://pasteurdudimanche.fr.

 

 

 

 

Pour retrouver une chronique,

cliquer sur son titre dans le tableau ci-dessous :

 

 
 
 
 
                                                                                                                                                                                                                

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour au haut de page