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remarques et mes réponses
Ce feuilleton a été publié en
2013
par les éditions Théolib sous le
titre
« Ce qui (m’)importe » : voir
C’est un feuilleton
hebdomadaire commencé en décembre 2008
mais interrompu et repris
plusieurs fois.
J’avais eu cette envie
bizarre de revisiter les thèmes classiques
de la religion chrétienne,
mais sans ordre ni méthode,
selon l’inspiration du moment,
tels que je les ressentais question par question.
Car il s’agit de questions,
même si, d’aventure, le ton peut en sembler affirmatif.
Je me suis
donc efforcé d’y voir clair… Sans garantie.
On peut aussi se reporter à
la page doxa pour retrouver
l’autre versant
de ces réflexions
hebdomadaires.
D.R.
Dire
l’évangile ?
Un humoriste soi-disant
anticonformiste, dit dans un de ses sketches que les histoires liées à
l’évangile ont tout de la rumeur.
Au fond il a raison. Il
n’y a là-dedans que des on-dit, repris sur plusieurs générations. Des gens qui
disent que d’autres ont vu et entendu…
Il a raison, même, plus
fondamentalement, car enfermés dans notre espace-temps, quand nous parlerons de
Dieu nous ne dirons que des bêtises…
Qui deviendront des
on-dit.
Et pas seulement. Car
ces bêtises, énoncées et systématisées par les religions, par la religion
quelle qu’elle soit, représentent aussi des dangers. Graves.
Dangers pour l’être
humain. Des violences insensées, parfois, au nom de Dieu.
Parler de Dieu, c’est
souvent invoquer la toute-puissance et la mettre à son service.
C’est vrai des
religieux, avec leur soif de contrôler les esprits, les corps et les actes.
C’est vrai aussi des
anti-religieux, pour les mêmes raisons, puisqu’ils utilisent la puissance des
raisons de ne pas se fier à la puissance d’un dieu.
Car les gens qui disent
que Dieu n’existe pas créent aussi un dieu, celui qui n’existe pas.
Ces trucs-là, les uns
comme les autres, finissent toujours mal.
Plus ou moins mal, il
est vrai, car il ne s’agit parfois que de se constituer une petite coterie qui
vous admire, mais parfois au contraire, il s’agit de vous mener à l’abattoir,
hommes, femmes et enfants. Même athée, c’est alors aussi d’une religion qu’il
s’agit.
Bref, le langage
religieux, avec bondieu ou sans bondieu, est toujours blasphématoire :
blasphème contre l’humain, blasphème contre le divin s’il existe.
Or ce n’est pas vrai
seulement du langage religieux en général. C’est aussi vrai du pur évangile. Il
n’y a pas pour nous de pur évangile, on sera toujours à côté de la plaque,
vis-à-vis de lui, c’est ce que je crois.
L’évangile est inatteignable,
tellement paradoxal, logiquement si scandaleux que même si tu y crois (comme
moi) tu as tort.
Même si Dieu existe.
Car dans ce cas, comme l’écrit saint Paul parlant du dieu de Jésus Christ, à
notre sens il dit et fait des folies.
Il est tellement
incontrôlable, l’évangile, inassimilable, que pour le dire, les Écritures en
façonnent quatre récits irréductibles les uns aux autres.
À partir de là on est
autorisé à interpréter. Ou mieux : amené à la créativité.
Alors pourquoi se
gêner ?
De quoi est Dieu ?
Je déjeunais avec ma
petite-fille et sa mère. La petite avait dix ans. En se mettant à table, elle
dit à sa mère : « Joëlle, ma copine, chez elle, avant de manger, ils
font une prière pour remercier le Bon Dieu. »
À quoi ma belle-fille a
répondu : « Ce n’est pas le Bon Dieu qui a acheté ce que tu vas
manger. Je l’ai acheté avec les sous qu’on a gagnés ton père et moi. »
Je n’ai rien dit sur le
moment. Je n’aime pas contredire les parents devant les enfants. J’ai différé
le discours suivant :
– Est-ce toi qui as
fait le poulet et les haricots verts qui sont sur la table ? Le blé du
pain qui les accompagne ? Le silice du verre, le kaolin des assiettes, le
métal des casseroles ? Le bois de la table et des chaises ? Le calcaire
du ciment des murs ? Et toi-même, d’où viens-tu ?
C’était juste une façon
de susciter une réflexion, car cela ne dit rien de Dieu ni de la prière.
L’existence de tout ce qui existe et que les humains transforment et façonnent
ne fait que poser la fameuse question : « Pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? »
Il y faut bien une
cause, et les croyants y casent Dieu. Et les incroyants non. Et les agnostiques
s’en tiennent au silence devant l’inconnu*.
Cette discussion au
sujet du dieu-cause prend souvent l’aspect d’une opposition entre le spirituel
et le matériel. Elle suppose le dualisme. Dieu serait spirituel, il serait un
pur esprit, tandis que le monde serait matériel.
Or je ne sais pas ce
que c’est qu’un pur esprit. Par principe et par expérience je suis matérialiste,
moniste : je n’aime pas le dualisme, il a toujours pour fonction pratique
de dévaloriser la matière, par exemple la chair...
Pourquoi Dieu, s’il est
à l’origine de ce qui existe et qui est matériel, ne serait pas matériel, lui
aussi, lui d’abord ? Que savons-nous réellement de la matière ?
Voilà pour les
matérialistes.
Quant aux
spiritualistes, ils objectent : si Dieu est matériel, il n’est pas séparé
de sa création, il n’y a pas de vis-à-vis, de distance, il n’est pas le
Tout-Autre des croyants, et notre monde matériel est alors de nature divine,
c’est le panthéisme de grand-papa, politiquement il a toujours eu un dangereux
penchant totalitaire.
Mais qu’est-ce qu’ils
savent, eux aussi, de ce qu’est réellement la matière ? Des distinctions
radicales qu’elle comprend peut-être ?
De l’identité dans la
différence, de la différence dans l’identité ?
Pensez un peu complexe,
les gars !
* Normalement,
concernant Dieu, les vrais scientifiques devraient se retrouver sous cette
appellation d’agnostiques : la science ne nie pas ce dont elle ne s’occupe
pas, elle parle de ce qui est démontrable, théorisable et reproductible par
l’expérience.
Vous avez dit
"Seigneur" ?
En Allemagne nazie,
quand les chrétiens de "l’Église confessante" s’opposaient au régime,
ils disaient : « Jésus est le Seigneur ».
Cela voulait
dire : « Mon seigneur n’est ni le Führer,
ni le Reich, ni le Volk »*. C’était une opposition
frontale, quoique non-violente, et très dangereuse.
Cela voulait
dire : Jésus est le seigneur que je veux suivre, je cherche à vivre selon
sa loi, je suis lié à lui car il s’est lié à moi.
Aujourd’hui, l’Église
réformée de France ne demande pas d’autre affirmation aux personnes qui
désirent communier.
Je crois que le mot Seigneur n’est employé alors à bon
escient que s’il existe la conscience qu’un pouvoir oppressif, malsain,
menteur, pèse sur vous ou sur les autres – les plus fragiles – de manière
totalitaire, quasi-divine.
L’expérience historique
de l’humanité amène à penser que de tels pouvoirs ont toujours existé et
existent toujours, mais qu’il n’est pas toujours facile de les repérer.
On n’a pas toujours en
face de soi un vilain méchant roi ou un affreux dictateur. Il existe des
pouvoirs beaucoup moins visibles, et du coup beaucoup plus dangereux parce
qu’ils s’installent tranquillement dans votre propre mentalité, pour la
dominer.
La question est alors
la suivante : qu’est-ce qui me mène, me dirige, me modèle ? Car un
modèle m’est toujours imposé, et c’est lui qui façonne mon désir, qui le dévoie
en fonction d’intérêts qui ne sont pas les miens.
Par exemple, est-ce que
j’ai envie d'être un rouage efficace et rentable de la société ? Est-ce que cela me convient d’être considéré
comme une marchandise ? Etc.
C’est pourtant là que
réside peut-être mon seigneur d’aujourd’hui. Et si je veux m’en remettre à cet
autre seigneur, celui de l’évangile, pour me libérer de ces sortes de
dépendances, cela va me coûter…
Ceci dit, il est vrai
que le terme seigneur ne correspond
plus à l’état actuel de notre civilisation. Il fait ancien régime. C’est un
inconvénient.
D’un autre côté, il
présente l’avantage de signaler à quel point l’histoire humaine est faite de
dominations successives, ceci depuis la plus haute Antiquité.
À quel point, en
conséquence, le programme de libération de l’évangile reste actuel.
* Ein Führer, ein Reich, ein Volk ("Un
chef, un empire, un peuple"). Cette expression, qui présentait les trois
obéissances auxquelles étaient soumis les gens, était le mot d’ordre du
nazisme.
Faut-il fêter
Noël ?
Vu la date à laquelle
cette chronique est écrite, c’est un sujet imposé, alors allons-y :
J’ai bien connu un
pasteur d’autrefois. Le 25 décembre, il n’acceptait pour sa famille aucune
autre festivité que celle du culte paroissial. Peut-être le repas familial
était-il plus festif que d’habitude, son épouse y veillant, qui allumait de
plus, malgré tout, une ou deux bougies…
Noël, ce n’était pas
une occasion de ripailler en vendant son âme aux marchands ou aux propagateurs
de mièvreries. C’était le jour de la naissance du messie, nu dans sa mangeoire.
Les enfants devaient le
comprendre.
J’admire. Mais c’est
parce que je n’ai pas passé mon enfance dans cette famille-là.
Chez les grands-parents
prolétaires et incroyants qui m’ont élevé pendant la guerre, le Père Noël
passait pendant la nuit, raison pour laquelle il faisait froid au petit matin
(on n’allait pas allumer du feu dans la cheminée par laquelle il descendait)…
… et chaud au cœur à
cause de tous les cadeaux, témoignages d’amour pour moi, qui entouraient le
Godin, amassés et cachés depuis des jours.
Chez les uns, on
apprenait aux enfants, à la dure, le sens de l’irréductible irruption de la
sainteté dans le monde.
Chez les autres, on
entourait les enfants de la durable sécurité d’une chaude affection.
Les deux ont leur
avantage, du moins s’il s’agit des enfants.
Or Noël n’est pas pour
les enfants. Je veux dire celui de la Bible.
C’est pourquoi, le 25
décembre, j’en tiens pour la fête, non du Petit Jésus, mais du Père Noël, avec
les cadeaux, les escargots, les huîtres, le gigot, la bûche, le champagne et
les bouilles illuminées des moujingues.
En cas de dèche, on
peut toujours se partager tout ça.
Et pour ce qui est du
messie, fêtez-le la veille, allez à l’église, à la vigile la plus simple et la
plus sobre, celle où l’on chante alléluia
devant un cierge unique environné d’une ombre séculaire.
Mais dans votre cœur,
de quoi s’agira-t-il ?
De l’avenir incertain
d’un enfant émigré menacé de mort par la police de son pays. Une histoire
d’aujourd’hui, bien sûr, d’ici et de là-bas, et qui va vous pousser à résister,
à combattre, à ruser, à exploser d’amour et de rage.
C’est
quoi, l’incarnation ?
« Toute la misère
du monde ne fera jamais deviner Noël. » C’est une pensée de Michel
Bouttier, théologien protestant.
Deviner Noël, non…
Parce que c’est affaire de date et de lieu. Aussi de modalité : un enfant
dans une mangeoire, etc.
En revanche, qu’il y
ait, au sein de toute chose qui existe – et d’ailleurs si profondément ressenti
par les prophètes hébreux – comme un immense désir Autre, oui, on pouvait le
deviner.
C’est un peu ce que
Paul apôtre écrit : « La création tout entière soupire après la
révélation des enfants de Dieu. »
Ce serait aussi ce que
Jean l’évangéliste appelle le Dire (lόgos), ou la « véritable lumière qui, en
venant dans le monde, éclaire tout être. »
Et ce serait ce Désir,
ce Dire, cette Lumière, espérée quoique, vue de l’histoire des humains, au plus
haut point improbable, qui s’incarnerait en Jésus de Nazareth.
Alors ce qui doit être
souligné, c’est que le mot incarnation
est sans doute le plus mauvais qu’on ait pu trouver pour rendre compte de cela.
Car il dit la dualité
infinie, le dualisme stérile du pur esprit (qui s’incarne) et de la pauvre
carne (la chair qui soupire).
Je n’y crois pas.
Je crois que dans la
belle histoire de l’Annonciation, l’archange Gabriel est le porte-voix de ce
désir de justesse, de justice, d’équilibre créatif, de paix féconde.
Je crois que l’Esprit
dont il parle évoque le souffle de ce Désir qui est avant, qui est
après, qui est au-dessus, qui est au-dessous de toute chose, qui est dedans,
depuis la pierre inerte jusqu’aux pensées de nos génies, et qui demande à se
voir réaliser.
Un désir Autre, au sein
de tous les mêmes désirs.
Dans la langue
biblique, le terme chair désigne
l’ensemble des liens qui unissent les humains à leur monde, et j’en étends le
sens à tout lien constitutif de l’univers.
Au plus lointainement
petit comme au plus lointainement immense, des forces pour une part inconnues
tiennent toutes choses ensemble.
Là déjà réside, et
combat, la puissance du Désir heureux qui cherche à se faire place.
Un jour, au niveau
humain de la réalité, un homme a lu et voulu sa vie comme une parabole, celle
de l’histoire de ce Désir à terme tout-puissant.
L’histoire du Dieu qui
advient.
Certes, dans ce genre
de cas, on parle à juste titre de paranoïa.
Sauf si c’est vrai.
Rien qu’une
parabole ?
Le jour où ma
grand’mère m’a demandé ce que j’apprenais à la Faculté de théologie, ma réponse
l’a estomaquée : « Tu crois
quand même pas à ces histoires !? »
Et il est vrai que dans
tout cela, il n’y avait au fond que des histoires.
Ça commençait avec les
histoires de la Bible, depuis l’Adam du livre de la Genèse jusqu’à l’Agneau de
l’Apocalypse.
Ça continuait avec
l’histoire de l’Église, et toutes les histoires que les dogmes racontent – les
deux natures du Christ, la Trinité, etc.
Et avec les histoires
de la Réformation, Luther et Calvin (que, mauvais esprit, j’appelais Calvaire
et Lutin), ou celles qui vont jusqu’à aujourd’hui.
Enfin avec toutes ces
histoires, croyables ou incroyables en notre temps.
Historiques ou
inventées. Historiques telles quelles ou historiques retravaillées. Inventées
du début à la fin ou inventées à partir de faits plausibles. Etc.
Narrations développées,
ou narrations sous-entendues produisant des affirmations doctrinales.
On te raconte des
histoires. Des contes. Des légendes. Des mythes. Du pas vrai. Ou du pas
complètement vrai, de l’aléatoire, du flou, de l’embrouillé qui t’embrouille.
Mais j’y croyais quand
même. Parce qu’une histoire inventée peut fort bien être vraie. C’est le cas
des paraboles.
Une parabole est vraie
– ou du moins peut l’être – alors qu’elle est inventée, en tout ou en partie.
Inversement, une
histoire vraie peut être aussi une parabole.
Et je me suis aperçu
que l’on peut parfaitement faire de sa vie une parabole. Ou tenter de le faire.
Et même qu’un groupe humain peut le faire ou tenter de le faire.
Même, et c’est un grand
défi, un peuple tout entier.
Se raconter soi-même, à
soi-même et aux autres, comme un signe qui se réfère à quelque chose ou à
quelqu’un de plus grand, de plus beau, d’inconnu. Dieu.
Et tenter de vivre
selon cette histoire-là.
Car la parabole ne cherche à être ni vraie ni
fausse, elle peut être l’un ou l’autre, ou un mixte des deux. Elle est ce récit
qui vise à faire venir dans le réel ce qu'il parle, ce qu’il raconte à sa
manière.
Et elle le fait alors même qu'elle ne dit pas ce dont elle parle,
qu’elle ne peut pas le dire, qu’elle ne fait que l’évoquer. Bien sûr à partir,
tout de même, de réalités vécues.
Ce qu’elle parle, elle le fait désirer. Et peut-être advenir.
Un défaut d’être ?
À la suite d’une
incartade de ma part, quelqu’un me dit : « Vous qui êtes pasteur, vous ne
devriez pas… » C’est que la religion, c’est de la morale avec bondieu.
La morale, c’est bien.
Je ne suis pas contre. Mais l’évangile n’est pas une morale. Et le péché n’est
pas non plus une faute morale.
Que de l’évangile
puisse sortir une conduite morale, c’est possible, mais second.
Qu’en se purgeant du
péché on se mette dans les conditions d’adopter une certaine morale, d’accord,
mais c’est une conséquence.
C’est que la morale,
même si elle peut proposer des conduites universellement acceptées comme
bonnes, est toujours liée à un état de l’histoire des sociétés. Certaines de
ses règles changent suivant le lieu et l’époque.
Tandis que l’évangile
ne propose que la sainteté, dont la règle est universelle (et d’ailleurs
impraticable) : est saint ce qui est totalement ouvert à l’Autre sous
toutes ses occurrences.
Or l’inverse de la
sainteté est le péché.
Luther donne de lui
cette excellente image : je suis enroulé bien serré sur moi-même, moi et
tout ce qui est de moi. C’est que j’ai peur (et j’ai toujours raison d’avoir
peur, d’une manière ou d’une autre).
Le monde, la vie,
l’avenir, la mort, les autres et Dieu, ce grand Désir dont j’ai déjà parlé, me
font peur.
Si, à l’inverse, je
m’ouvrais totalement, si je laissais passer la vie au travers de moi, sans
craindre ce que l’avenir en ferait, si j’oubliais de me soucier de moi, je
serais en Dieu. Saint.
Bien sûr on ne peut pas
le faire, y arriver, pas même souvent le désirer.
Mais Dieu le désire, en
nous, pour nous, car tel est le but, un monde saint : ouvert aux
innombrables et passionnantes aventures et découvertes vécues sans peur.
Cela pointe en nous un
défaut d’être.
Ce que l’évangile
apporte, à ce point de la question, et qui est sa différence par rapport aux
religions et aux morales, c’est qu’il inverse les priorités.
Ce qui est désirable
mais impossible ne t’est pas demandé.
Ce qui était impossible
a été réalisé ; c’est fait, n’en parlons plus.
Si c’est vrai, l’avenir
est ouvert, la peur inutile, et l’enroulement sur soi-même une bêtise : tu
peux continuer tant que tu veux, ça ne sert à rien : tu es sauf.
Ah ! la bonne vie
que cela permettrait, pour peu que l’on se base là-dessus !
Une dette infinie ?
L’évangile propose, non
la morale, mais la sainteté.
À celle-ci s’oppose
l’existence d’une dette infinie, qui fait de l’existence un devoir
irrattrapable, un manque irrémédiable, un fait injustifiable.
Le texte original, en
grec, de la prière du "Notre Père", ne dit pas Pardonne-nous nos péchés, mais, très justement, Remets-nous nos dettes !
Et il ajoute : comme nous aussi nous avons remis leurs
dettes aux débiteurs…
Et c’est vrai qu’il est
mensonger, le plus souvent, d’affirmer que nous avons pardonné, ou que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, comme on le
dit pourtant chaque fois que l’on prononce cette incontournable prière
chrétienne.
En revanche, il est
vrai que nous laissons filer les dettes des autres à notre égard.
Bien obligés, car
l’humanité entière est endettée.
Envers chacun de nous
comme envers tous ceux qui existent et existeront.
Et comme envers tout ce
qui a existé depuis les origines de tout.
Tous sont endettés
vis-à-vis de moi : ils me doivent tous un
amour, une considération, un respect qui me manquent terriblement !
Bien sûr, si je devais
exiger d’être remboursé, je serais juste un doux dingue !
Et tous sont endettés,
surtout, moi compris, à l’égard de tout ce qui nous a faits ce que nous sommes.
Depuis le plus mince
des quarks qui, nous disent les physiciens, nous composent, jusqu’à nos parents
les plus immédiats, en passant par toutes autres réalités ou entités
intermédiaires, et ceci depuis avant même le Big Bang.
Et je suis bien obligé,
alors, de remettre sa dette à mon égard à toute anomalie, tension, dérangement,
entropie, violence, injustice, que sais-je, qui a fait en sorte que je sois le
mal fichu, mal foutu, malhonnête, malheureux… que je suis, soit un peu, soit
beaucoup.
D’ailleurs, je suis moi
aussi en dette à l’égard de tout cela, qui m’a précédé et m’a fait, bon ou
mauvais, heureux ou malheureux.
Une dette infinie me
court après, sans besoin de créanciers attachés à mes basques, car elle est de
nature, elle est de création, d’univers, de cosmos.
Du seul fait d’exister,
je suis donc insolvable.
Mais fallait-il, comme
le dit la parabole-évangile, que la dette universelle soit payée ?
Tu as dit
Dieu ?
« Dieu n’existe
pas. Et cela, je ne le crois pas, je le sais ! », me dit l’un de mes
proches.
Diable ! (si j’ose
m’exprimer ainsi), comment le sait-il ? Et de quoi ou de qui
parle-t-il ? D’un principe, d’une entité, d’une personne ?
Car le mot Dieu (avec
une majuscule) est un mot-valise, il est employé dans le cadre de tant de
compréhensions diverses que finalement, il ne veut plus rien dire.
La plupart du temps,
surtout dans une conversation entre Européens contemporains, on ne se comprend
pas quand on l’emploie.
Trop de mauvais
souvenirs ici, ailleurs bien trop de violence. Sans compter la bêtise...
Mais après tout, il se
peut que l’on ne se soit jamais mis vraiment d’accord sur le sens du mot ?
Peut-être faut-il d’abord préciser le vocabulaire ?
Dans ce cas, est-il
possible d’employer encore le mot Dieu ? Quand les clercs de tout bord s’emploient,
eux, à le faire rimer avec : terreur,
rigueur, peur.
Ou même avec amour, mais sans dire ce qu’ils
entendent par là, spécialistes qu’ils sont des choses floues, comme l’écrivait
Valéry.
Pour moi, comme je l’ai
écrit ici-même il y a quelques semaines, ce que j’appelle Dieu, c’est « ce
Désir qui est avant, qui est après, qui est au-dessus, qui est au-dessous de
toute chose, qui est dedans […], et qui demande à se voir réaliser ».
Il ne s’agit pas d’un
principe, genre Grand horloger, Être suprême ou quoi que ce soit de cette
sorte, façon XVIIIe siècle. C’est froid, c’est inerte, c’est juste du jus de
mental.
Il ne s’agit pas non
plus d’une vague entité, d’un esprit,
ce terme qui désigne en ce cas exactement ce que l’on veut…
Et s’il est à juste
titre envisagé comme une personne, c’est parce qu’on ne connaît rien qui soit
aussi riche, complexe et passionnant qu’une personne.
Cela permet alors de
lui parler, graine infime qui s’adresse au séquoia sans aucune idée, ni
sentiment, ni sensation de ce que peut être un séquoia.
Mais en réalité, il est
bien plus et autre qu’une personne.
Et le verbe exister ne s’applique pas à lui, parce
qu’il l’enferme dans le temporel de notre espace-temps.
Bref, sauf par image,
on ne peut pas parler de Dieu.
Où vont les
morts ?
Un de nos proches vient
de mourir, de façon subite. Au-delà de la peine, la vieille question
ressurgit : qu’en est-il des morts ? Ont-ils un autre avenir que le
souvenir d’eux qui habite les vivants ?
Toutes sortes de
raisons sur lesquelles je passerai me font penser que oui. Pour moi, ceux qui
nous ont quittés sont entrés dans une nouvelle dimension de l’existence.
Je ne crois pas au
néant, je crois plutôt à une croissance, à une invention, à une construction
permanentes, quoique par ruptures, de ce qui s’élabore de vie en chacun de
nous.
Dans cette croyance,
les voilà donc, ceux qui meurent, à l’orée d’une nouvelle aventure dont nous
ignorons tout.
Comme toute chose qui
se tient sur la terre, ils étaient sans doute partis de rien, nouvellement
créés comme chacun de nous (ou comme la plupart, mais je ne crois pas trop à la
préexistence).
Puis ils avaient vécu
le peu ou le beaucoup de vie qui leur avait été concédée, et cela les avait
construits, le temps d’une phase, en sorte qu’il entrent avec armes et bagages
dans la suivante, qu’on peut imaginer fort différente.
Car il me semble que la
loi de l’univers consiste en une marche vers l’avenir. C’est vers lui que
toutes choses tendent, lui qu’il nous est impossible de définir ni de
comprendre.
L’univers va quelque
part, se construit – par complexification, par simplification, ou par les
deux ensemble, ce qui n’est pas concevable pour nous ?
Mais chaque entité
vivante prend part à cette aventure.
Aventure – je répète ce
mot, il me plaît, certes, mais surtout me paraît le plus propre à dire que rien
n’est joué, en un sens, quant à ce qui peut résulter de cette expérience
incommensurable.
Une aventure qui
outrepasse notre temporalité et notre spatialité, mais dans laquelle chacun de
nous joue son rôle, joue sa vie.
Et là, s’il y a un
enfer, c’est l’enfer que chacun porte en soi et dont il lui faut se défaire.
Et s’il y a un paradis,
c’est celui qu’il porte en soi et que, tel un essai au stade, il lui faut
transformer.
C’est pourquoi, les
morts, il faut les laisser s’en aller…
On va vers
où ?
« Chaque chose est
au centre de toute la création… », écrivait John Cage, le musicien du
silence.
Il poursuivait :
« … ce qui veut dire qu’au lieu d’avoir un centre éloigné de nous, vers lequel
nous tentons d’aller, avec les idées de tragédie et de tension, nous avons
affaire à une multiplicité de centres en interpénétration. »
Je trouve que c’est une
pensée très juste, je la fais mienne – mais elle bouleverse les représentations
que l’on a pu avoir de notre relation à Dieu.
Tout notre imaginaire,
à son sujet, se relie à une longue histoire façonnée par la civilisation de
type impérial ; toutes les images – en 2D, en 3D – qui nous viennent, qui
sous-viennent en nous, ont en commun ce moule : la pyramide.
Le modèle est celui de
la hiérarchie, qui descend, par étage ou étape, depuis son unique point
culminant jusqu’à la base innombrable.
Noter cela : cette
pyramide ne monte pas depuis la base, elle descend depuis la source de toute
vie, parce que son rôle est de montrer que tu dé-pend, toi l’humble vermisseau, d’une toute-puissance.
Sous ce mode, tous les
empires, royaumes, seigneuries, ont fait du divin un "avant".
Avant, au-dessus :
c’est toujours la même suprématie, cela ne dépend que de l’axe choisi, celui du
temps ou celui de l’espace.
Ou même un centre, si
l’on se réfère au cercle qui en dépend.
Nous avons gardé ce
modèle, cette image, ce moule imaginaire en nos têtes, en nos cœurs, en nos
reins, alors même que nos ancêtres plus récents ont opéré ce
retournement : « Non, la vie ne vient pas d’en haut, mais d’en bas,
de la terre et du travail des humains ! »
Alors même que leurs
réformateurs ont mis à bas de leurs rêves le modèle romain (impérial) de la
papauté, les protestants eux-mêmes ont continué à adorer un dieu potentat,
comme assis, tel Ramsès, sur un trône de gloire et de nuées.
On va donc, en priant,
vers le haut ; en agissant, depuis la périphérie ; en mourant, vers
les cieux…
Stupide ! Il n’y a
pour Dieu ni haut ni bas, ni centre ni périphérie, ni ici-bas ni cieux, – ni
ici ni ailleurs.
Avec Dieu, tu avances
dans l’inconnu : l’aimeras-tu ?
Dieu, ou
Jésus ?
Louis Simon ayant
publié « Mon » Jésus*, Paul Ricœur se demandait si la
quasi-absence du mot Dieu dans ce recueil
de sermons n’était pas problématique : peut-on se référer à Jésus sans
tenir compte de celui qu’il appelle Père ?
Or toute une génération
de théologiens protestants tente ainsi de sortir la foi chrétienne du déisme,
supposée intenable dans la perspective positiviste, matérialiste, scientiste de
l’Occident actuel.
Les moins clairs se
bornent à évacuer la question en ne parlant que de Jésus de Nazareth, mais
d’autres affirment l’inexistence de Dieu et font de Jésus, suivant le cas, un
maître de sagesse, un éclaireur des consciences, un lanceur de dynamiques, un
prophète de la révolution, etc., dont l’esprit, toujours actuel, peut encore
susciter de positifs et créatifs renouvellements.
Je ne suis pas de
ceux-là.
Il me paraît assez
clair que, dans tout le Nouveau Testament, le Jésus en question est présenté,
dans les langages du temps et du lieu, comme, entre autres :
– Porte-parole, ou
héraut, du règne de Dieu.
– Fils, c’est-à-dire
serviteur totalement obéissant, de Dieu.
– Fils de l’homme,
c’est-à-dire humain par excellence, tel que voulu par Dieu.
– Messie, c’est-à-dire
roi-sauveur élu de Dieu.
– Le révélateur de
l’amour total qui est en Dieu.
On y croit ou on n’y
croit pas.
Ce qui ouvre plusieurs
possibilités : ou Dieu n’existe pas et Jésus n’était rien de tout cela
mais il lui reste l’un des rôles historiques évoqués plus haut ; ou Dieu
existe mais Jésus n’était en fait rien de tout cela, et il garde là aussi l’un
ou plusieurs de ces rôles historiques ; ou Dieu existe et Jésus était crédité
à juste titre de ces paroles qui font de lui un révélateur de Dieu – même s’il reste nécessaire de comprendre en quoi dans
notre mentalité d’aujourd’hui.
Je vous le dis, j’ai
essayé : Jésus sans Dieu ça ne marche pas.
Car Jésus sans Dieu
c’est inutile, pas besoin de lui, sauf pour l’histoire des idées.
C’est pourquoi ici,
j’ai parlé jusqu’à maintenant de ma foi en Dieu plus que de ma foi en Christ.
De ce dernier, Jésus de
Nazareth ou Jésus-Christ, je reparlerai, bien sûr, mais il me fallait
commencer par la figure qui entraîne tout le reste.
Quand à la plus grande
modernité de l’athéisme par rapport à la foi en Dieu : foutaise. Car c’est
indécidable, l’athéisme aussi étant affaire de foi.
*
Olivétan, 2001.
Mieux que les
autres ?
Les religions ne manquent
pas… Pourquoi la mienne serait-elle la meilleure ?
Je trouve cette
question plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle mérite quelques mises au
point préliminaires :
D’abord, il faut faire
une distinction entre ce qu’enseigne une religion et ce qu’elle appelle
réellement ses adeptes à pratiquer. Exemple : si le Christ enseigne
l’amour des ennemis, les Églises ont souvent appelé au massacre des ennemis…
Ensuite, dire que
toutes les religions ont la même valeur n’aurait pas de sens car il faudrait
préciser quel est le critère choisi pour en juger, et quel aspect on prend en
considération. Pour défendre sa patrie attaquée par "de féroces
soldats", par exemple, il serait inconséquent de choisir l’enseignement du
Christ…
Enfin, la question
initiale semble suggérer qu’une religion pourrait être bonne, et qu’il
conviendrait de choisir la meilleure d’entre elles… Mais on peut à l’inverse
affirmer qu’elles sont toutes néfastes et qu’il vaut mieux les éviter
toutes !
Ce n’est pas mon avis,
mais les choses se compliquent encore si, comme moi, on considère la religion,
quelle qu’elle soit, comme une façon bien malheureuse, quoique incontournable,
de vivre dans la foi…
La religion sert
essentiellement, en effet, à utiliser Dieu au profit d’intérêts bien humains. Pour
parler de façon religieuse, justement, la religion est de l’ordre du péché.
Pourtant, la foi ne peut se passer d’elle, sous peine de se perdre dans les
sables de l’ignorance et de la pure subjectivité. La foi ne peut donc se vivre
que dans le péché religieux…
Après ces quelques
précisions, je réponds à la question, mais en deux temps :
– Ma religion – le
christianisme sous sa forme protestante – n’est pas la meilleure. En tant que religion, elle est moins performante à
mes yeux que d’autres. Elle est moins rassurante, moins pratique, moins
compréhensible que d’autres.
– En ce qui concerne la foi du Christ, en revanche, les
choses sont moins claires. Est-ce que les autres religions, ou certaines
d’entre elles, pourraient porter en elles, comme le fait le christianisme, ce
qui est du Christ, son choix total de l’innocence impuissante et vaincue comme
révélation centrale du divin ? Peut-être. Elles devraient essayer. Je
serais vraiment passionné par une telle recherche.
Mais elles ne le font
pas.
Ma religion n’est pas
la meilleure, elle se borne à porter en elle, et malgré elle, un trésor dont
les autres, souvent plus raisonnables qu’elle, ne veulent pas.
Un monde clos ?
Tu vis, tu meurs, rien
d’autre. Le néant avant, le néant après. Nous dit-on. Tu es, à toi tout seul,
un petit monde clos.
En cela, tu es
semblable à l’univers.
L’univers se dilate
dans toutes les directions, nous dit-on, il s’en va conquérir de l’espace sur
le néant. Ainsi, même s’il est en expansion, il est clos.
Or je ne crois pas que
le monde soit clos, entouré de néant. Avant, après, autour. Non.
Je ne crois pas non
plus que la mort ne soit rien, à l’inverse, juste un passage, et que le néant
n’existe pas, comme d’autres l’affirment.
Je suis quelqu’un qui ne
croit pas. À tout cela. À ces oppositions convenues. Qui naissent du sentiment
que l’on a aujourd’hui d’un monde clos.
L’une des raisons –
plaisante – qui font que je ne le crois pas, est que cela arrange trop les
clercs. Les rois du monde clos.
Car ce qui me frappe,
c’est la charge de pouvoir insidieux sur les gens que contient chacune des
affirmations assénées par les clercs de tout poil, scientifiques ou
religieux : même quand ils disent vrai dans les limites de leur
compétence, il y a toujours derrière un imaginaire obligatoire, et rentable en
quelque façon pour eux et pour leur monde.
Il s’agit plutôt de
développer, en pariant sur la liberté, un imaginaire qui ne soit plus le leur.
Et dans lequel ni
l’éternité ni le néant n’aient la place, positive ou négative, qu’ils ont dans
l’imaginaire clos des rois.
Celui dans lequel seul
compte le fait de l’enfermement et la possibilité d’une porte.
Et il n’y a vraiment le
Christ – la porte, l’ouverture, la sortie – que lorsqu’on ne peut plus avoir
d’autres espoirs. C’est pourquoi ce sont les peuples désespérés qui se tournent
vers le Christ. Quel que soit le nom qu’ils lui donnent.
Quel que soit le nom
qu’ils lui donnent ? Il y a là-dessus bien des malentendus. Le nom du
Christ ne désigne pas toujours la porte, loin de là.
La porte suffit.
Je crois au Christ, pas
aux Églises.
Je crois en Christ.
Je crois dans le
Christ. Comme si j’étais en lui. Dans la porte. Ouverte.
C’est de là que vient
ce courant d’air qu’on appelle l’Esprit.
Chrétien ?
Un vieux pasteur me
disait : « Le mot "chrétien" ne devrait jamais être employé
comme adjectif. C’est un nom : il désigne les disciples du
Christ. »
C’est excessif, on ne
peut éviter d’employer le mot comme adjectif : c’est toute la question de
l’individu et du collectif, dès qu’existe un groupe, il a ses spécificités.
Il n’en reste pas moins
que c’est la foi personnelle qui fait le chrétien, non les diverses
particularités qui s’attachent à cette foi quand, adoptée officiellement par un
grand nombre, elle est devenue une religion parmi les autres.
Comme le nom l’indique,
ce qui fait le chrétien, c’est la foi au
Christ. Et je préfère écrire que c’est la foi en Jésus de Nazareth – un
Juif de Galilée qui vivait il y a deux millénaires – considéré comme l’unique
et véritable christ.
Le mot christ vient du grec – la langue la plus
répandue dans l’Empire romain à l’époque du Galiléen –, du mot christos, employé par les premiers
chrétiens, qui étaient juifs, pour traduire le mot araméen mechih, qui a donné messie.
La véritable traduction en serait oint (comme
l’étaient les rois de France à Reims).
Ces mots – christ,
messie, oint – désignent un homme qui a reçu l’onction royale ou sacerdotale
(l’onction était conférée au roi et au grand-prêtre).
Ainsi, à l’époque, se
dire messie, ou christ, c’était se dire roi ou grand-prêtre en Israël. Plus
précisément, c’était se prétendre l’élu de Dieu qui va mettre son pouvoir au
service de la justice, de la paix et de la prospérité.
Les chrétiens sont
donc, au sens propre, les gens qui considèrent Jésus de Nazareth comme oint par
Dieu. Et comme il est le seul que l’on désigne ainsi, le mot christ est devenu un nom propre :
le Christ.
Mais roi et
grand-prêtre reconnu par quelles instances ?
Pas par les autorités
religieuses, qui l’ont refusé en l’accusant d’un blasphème mortel. Ni par les
autorités politiques, qui l’ont exécuté en tant que roi d’un peuple soumis par
elles.
Alors par les
chrétiens ? Oui, si du moins ils sont ces gens qui considèrent comme leur
roi et leur prêtre, comme autorité suprême, quelqu’un qui n’a voulu exercer
aucun pouvoir sur les gens, ni royal, ni sacerdotal. Ni politique, ni
religieux.
Paradoxalement, il est
à leurs yeux le type même du bien-aimé de Dieu…
Or le nom de chrétien
n’a pas eu souvent ce sens ! Si bien que je me demande s’il ne vaudrait
pas mieux que les suiveurs de ce christ-là, celui des évangiles, abandonnent le
nom de chrétiens…
C’est pourquoi, au
fond, je ne me sens pas trop chrétien.
La religion de l’amour ?
« Le judaïsme serait la
religion de la Loi, et le christianisme celle de l’amour ? Au vu de
l’histoire, comment le croire ? », me disait un ami juif.
Or c’est justement dans
un des cinq livres de la Thora, la Loi de Moïse, que se trouve cette parole
citée par Jésus, dans l’évangile, comme l’expression du commandement
suprême : Tu aimeras ton prochain
comme toi-même…
Ce que le judaïsme fait
de ce verset, la façon dont il l’interprète et le vit, sur cela je n’ai rien à
dire, je ne me le permettrais pas.
Je m’en tiendrai au
christianisme.
Les Écritures
hébraïques étaient à peu près fixées – y compris ce verset – lorsque se sont
séparées ces deux types de spiritualités qui en découlaient, chacune à sa
manière, la juive et la chrétienne.
Cela s’est passé dans
la déchirure, leur opposition est native, et elle est réciproque, mais la
seconde a eu très vite barre sur l’autre : on connaît la suite…
Telles sont
habituellement les religions, elles ne plaisantent pas.
Ce fut en tout cas le
propre du christianisme, tout au long de son histoire, une histoire de
domination, exercée souvent dans la violence.
Sur les peuples, sur
les âmes, sur les esprits, sur les corps.
Le Christ enseignait
l’amour, c’est-à-dire qu’il enjoignait à ses disciples de faire du bien aux
autres.
Il enseignait l’amour à l’égard de tout être, y
compris ennemi, y compris persécuteur – ce sont "les siens" qui ont
persécuté.
Pas seulement les
Juifs, loin de là.
S’il a pu exister dans
le monde un ennemi de la Loi d’amour du Christ, c’est le christianisme.
Cela n’enlève rien à
cette Loi, cela montre que, si pour quelques êtres d’exception, et à petite
dose, elle peut passer dans les actes, pour l’ensemble d’une société organisée,
d’une religion, elle est sans aucun doute impraticable…
Le christianisme est
donc bien une religion de l’amour, mais dans un sens follement paradoxal.
En ce sens qu’il fait
sans cesse preuve de cette incapacité à mettre l’amour en œuvre, ceci au moment
même où il le présente, à juste titre, comme l’expression parfaite de la volonté
divine.
Comme le sens dernier
et la finalité de tout ce qui existe.
« Dieu seul est
bon », disait Jésus.
Dieu a-t-il un fils ?
L’islam
refuse une telle affirmation, jugée blasphématoire. C’était déjà le cas des
religieux qui ont jugé et condamné Jésus à mort sur ces mots : Il a dit
qu’il est le fils de Dieu !
Est-il
concevable que Dieu ait un fils ?
L’évangile
selon saint Luc répond tranquillement oui : le fils de Dieu, c’est Adam
(Luc 3, 38). Adam, ce mot hébreu qui signifie tout simplement l’être
humain, ou l’espèce humaine tout entière…
Et
c’est ainsi que Jésus est en tout cas fils de Dieu, lui qui descend d’Adam…
selon du moins la grande parabole biblique qui se réfère à Dieu et aux siens.
Est-il
cependant le fils par excellence, celui dont on peut dire alors que toute
l’humanité se trouve concentrée en lui, toute sa vérité, tout son destin, à la
fois misérable et merveilleux ?
C’est
ce que je retire de l’ensemble des affirmations, des récits, du poème des
évangiles.
Pour
moi, dans la grande parabole qui dit vrai, Jésus est l’être humain par
excellence, le seul vrai homme, non dans son être, mais dans l’histoire que
l’on fait de lui.
Ce
qui arrive à Jésus dans les évangiles est ce qui est arrivé, arrive, arrivera à
l’être humain. Ceci de bien des manières, selon des modes fort différents, des
occurrences dissemblables.
Tu
veux savoir ce qu’il en est de l’être humain ? Lis cette histoire d’il y a
deux mille ans.
Tu
cherches à te comprendre toi-même, et ce qui se passe en toi et autour de
toi ? Regarde-le.
Non
comme une personne particulière, d’abord, mais comme une histoire.
Peut-être
un jour entreras-tu tellement dans son histoire que tu deviendras l’un de ses
protagonistes et qu’alors, lui-même sera pour toi une personne bien-aimée… ou
non.
Car
l’être humain ne se vit que dans une histoire, et la question, pour lui, est de
savoir laquelle – il en est de belles, de terribles, et le pire : de
toutes petites.
C’est
cela que je vais faire ici pendant quelques semaines : parler de Jésus en
tant qu’il serait l’être humain par excellence, un être humain enfin accompli.
C’est,
semble-t-il, ce que lui-même prétendait être, selon les évangiles, dans son
langage traduit tel quel de l’hébreu ou de l’araméen : le fils de
l’humain.
Mais fils de l’humain
ou fils de Dieu, c’est la même chose.
Quelle royauté ?
C’est l’histoire que l’on célèbre lors du dimanche
des Rameaux : le Fils de l’Humain fait une entrée royale dans la Ville
sainte.
Nous sommes en plein Empire romain, et
dans cette histoire, il est entendu que ce dernier est la pure saloperie que
l’on connaît depuis des millénaires, ce système social, économique, politique
et religieux qui domine, conquiert, aliène, exploite, asservit, massacre les
foules pour la gloire et l’enrichissement d’un petit nombre.
C’est un donné.
Dans les Écritures, on le trouve déjà
présent dans l’histoire de Moïse et du Pharaon, dans l’histoire d’Abraham et de
l’Empire qu’il est appelé à quitter, dans l’histoire de Daniel et des Bêtes
impériales qui se succèdent, au cours des temps, toujours pour montrer la même
voracité, la même férocité.
Un autre donné, c’est que l’Empire, de
tout temps, utilise des relais d’opinion pour mettre l’esprit de soumission
dans les têtes, dans les cœurs, dans les mains et dans les reins des gens, et
que l’image d’un Dieu de type impérial leur est fort utile.
Or un poète de notre temps a
demandé : « Est-ainsi que les hommes vivent ? »
Oui, c’est ainsi.
Et cet Empire du temps des Romains n’est
pas qu’un donné de l’Histoire des historiens : il est un donné central des
Écritures, de la grande parabole qui dit vrai.
Voilà le cadre de l’histoire d’hier,
d’aujourd’hui et de demain : les humains se bouffent entre eux, ils
bouffent les autres, ils acceptent même de se faire bouffer…
Ce sont des malades.
Qu’en serait-il d’un humain qui ne
boufferait personne, qui proposerait que l’on ne bouffe personne ?
Un roi pour lequel chacun serait roi, reine,
prince ?
Un être sain ?
S’il existait, on lui crierait peut-être
Pitié, sauve-nous ! (Hosanna), sachant toutefois,
après réflexion, qu’il finirait mal, à tout coup exécuté vite fait.
Or dans ces histoires anciennes, l’image
du roi rassemble le tout de son peuple, et alors l’histoire de ce roi-là,
l’histoire heureuse d’un roi qui aurait pu être celui d’un peuple heureux,
c’est l’histoire de l’être humain heureux.
D’un
être humain qui n’aurait pas en tête, ni ailleurs, l’envie de dominer ni d’être
dominé.
Quelle communion ?
C’est
pourquoi il est écrit au tout début de la parabole d’évangile, de façon
fondatrice, que l’homme de Nazareth est remué dans son ventre par ces
foules fatiguées et chargées sur lesquelles repose l’Empire de ce temps-là.
Voici l’homme ?
j’avais
été frappé jadis par une réflexion d’André Malraux trouvée je crois dans La Condition humaine : « La
vie n’est rien, mais rien ne vaut une vie. »
À mon avis, cela s’applique très
justement à l’homme Jésus de Nazareth.
au
temps de l’empire romain, il y a eu beaucoup de crucifiés un peu partout,
beaucoup de soi-disant messies en Palestine, beaucoup de prophètes obscurs en
Judée, beaucoup de thaumaturges supposés dans les terres du Levant.
Lui, c’était juste un type parmi des
millions. Une petite célébrité locale. Rien.
Et qu’il meure avant l’heure sans avoir
rien fait de mal n’avait rien d’exceptionnel.
Quand Pilate présente le prisonnier aux
responsables religieux de Jérusalem, qui lui demandent de le condamner, en leur
disant Voici l’homme, il est clair que cela ne signifie rien d’autre
pour lui que Voici donc le type dont il est question.
Mais l’évangéliste y inscrit un double
sens : Voici l’Être humain tel qu’en lui-même.
Cela évoque le bar ‘ènoch (Daniel
7,13),
ce Fils de l’humain qui semble avoir été le terme préféré par Jésus pour
désigner son rôle à lui dans l’histoire.
Un humain, venu de Dieu, tout adapté au
rôle d’honnête gérant qu’il est appelé à jouer dans la création, apte à se
conduire selon la justice et selon la justesse.
Et si les Romains condamnent l’homme en
question comme prétendant au trône de Jérusalem, si les autorités religieuses
le condamnent comme blasphémateur, il se peut bien, c’est mon point de vue, que
l’homme de Nazareth ait pensé devoir jouer fidèlement ce rôle de l’humain
serviteur de Dieu, et par conséquent voué au martyre.
Il se pourrait qu’il se soit ainsi coulé
– ou que les évangélistes l’aient ainsi coulé – dans le modèle narratif proposé
par les anciennes Écritures, en fonction de sa culture propre, pour signifier
ce qu’il en est de l’espèce humaine réelle, celle que nous connaissons (et l’on
dirait aujourd’hui, alors, qu’elle se tire une balle dans le pied, ou encore,
plus justement dans la perspective qui est la mienne, qu’elle se suicide) et
pour signifier ce qu’il en serait d’elle, si elle coïncidait par exception avec
ce à quoi elle – ou Dieu – espère d’elle-même.
Car elle serait condamnée à devenir,
dirait cette parabole en acte, une victime d’elle-même que Dieu ne peut sauver…
à moins qu’il ne la crée à nouveau.
C’est
pourquoi je ressens, pour ma part, le samedi saint, entre croix du vendredi et
aube du dimanche, comme le jour qui dit la mort de l’espèce humaine, assassinée
par elle-même.
Revenir, ou partir ?
Jean Daniel écrivait un jour dans le
Nouvel Observateur que le christianisme l’aurait attiré s’il n’avait pas
comporté la résurrection du Christ, qui prive de sens, pensait-il, le sublime
de la mort de Dieu sur la croix.
La résurrection comme annulation de la
mort, comme retour à la vie d’avant : c’est bien ainsi que cela est
interprété le plus souvent, y compris chez les chrétiens.
À tort.
C’est ce ré- du mot lui-même qui
déjà nous met dans l’erreur.
La plupart des expressions employées par
les évangiles pour en parler n’évoquent pas ce thème du retour, pour la raison
que dans la résurrection il s’agit du futur, non du passé.
Les verbes employés sont clairs :
le Christ s’éveille, se lève d’entre les morts ; il ne se réveille
pas, ne se relève pas.
Le croyant entre dans la vie, il n’y
retourne pas ; il entre dans le règne de Dieu, qu’il n’a pas connu
auparavant.
Le terme anástasis, que l’on
traduit par "résurrection" dans les évangiles et qui semble alors
évoquer ce thème du retour, signifie plutôt, en grec, et selon les contextes
dans lesquels on le trouve, "érection", "insurrection",
"départ".
Bref, la résurrection, la surrection
du Christ, puis de ses amis, n’abolit pas la mort, elle fait d’elle un point de
départ pour autre chose que la vie qu’on vit.
Elle est de l’ordre du monde qui vient,
non du monde qui est.
À tout moment, ta mort est là, et
l’avenir commence.
L’avenir, ce qui adviendra de toi… ou ce
que tu vas faire advenir. Car tu peux à tout moment entrer dans le règne de
Dieu, ou, plus exactement, placer ta vie sous ce règne, à tout moment entrer
dans le monde qui vient.
C’est aussi ce que le Jésus des
évangiles appelle entrer dans la vie.
Car à tout moment, Dieu vient à toi, à
nous, et demande à régner sur toi, sur nous, ce qui signifierait justice et
justesse.
Et cela est vrai aussi du moment qui
signe le commencement d’un autre avenir, d’une aventure qui te verra, vivant,
apparaître neuf dans un univers insoupçonné.
C’est pourquoi, dans les récits
évangéliques, les premiers témoins de l’éveil du Christ ne constatent qu’une
chose : le tombeau, ce témoin du passé, est vide, l’histoire du Christ est
devant, qui vient vers nous.
C’est
que le dieu biblique est celui qui, dès la Genèse des Hébreux, crée à jamais du
neuf à partir du chaos d’avant.
Un travail, un combat, un plaisir ?
La résurrection, c’est maintenant.
J’ai suffisamment, je pense, insisté sur
ma croyance en un monde plus vaste que celui que nous connaissons, en un monde
que l’insertion dans notre espace-temps nous pousse à ne concevoir au mieux que
comme futur.
J’ai dit que l’histoire du Christ est
pour moi la parabole, vécue en vrai, des ressorts de l’aventure humaine. J’y
reviendrai sans doute.
Aujourd’hui, je veux insister sur le maintenant
de la résurrection, qui est à mon sens, et tout à la fois, un travail, un
combat et un plaisir.
La résurrection est un travail. Une
œuvre permanente. Un effort sans cesse à reprendre. C’est un travail sur soi,
bien sûr. Chaque jour, il y est question de se refaçonner, et même s’il y a là
quelque chose qui rappelle le mythe de Sisyphe, on peut, je pense, découvrir à
la longue comment se rendre soi-même plus vivable, et plus vivant.
Mais ce travail concerne aussi
l’ensemble des liens dans lesquels nous vivons, et que l’on peut, à longue
longue haleine, contribuer à modifier vers le juste et le beau. C’est en cela
qu’il ne saurait être seulement individuel, mais autant que possible collectif.
La résurrection est aussi un
investissement de chacun, et autant que possible de tous, destiné à poser les
conditions politiques d’une honnête et relative aisance sociale. C’est en cela
qu’elle est un combat. Permanent, toujours inachevé, toujours menacé. À la vie,
à la mort. Elle peut alors se traduire à l’occasion en résistance, voire en
insurrection. Car la vie des humains, de la nature et du monde est toujours
poussée vers sa destruction, sa pourriture, son aliénation, son humiliation.
La résurrection est combat, toujours et
partout, et toujours perdu en quelque façon, et toujours à recommencer. Mais ce
qui vaut pour la société et son environnement vaut aussi pour chacun de
nous : nous avons à combattre en nous-mêmes le profond désir de détruire,
de dominer, de mépriser.
Alors la résurrection est un plaisir.
Dans les décombres de nos violences et de nos échecs personnels et collectifs,
travailler et combattre apporte en nous cette exultation du guerrier, ce
bonheur de l’artisan, ce bien-être du sportif, bref, cette joie et ce rire de
qui est à sa place et joue bien son rôle.
Inversement, c’est le rire constitutif
de celui, de celle, qui n’a rien à gagner ni à perdre qui va lui permettre de
travailler et de combattre : n’est-il pas, n’est-elle pas, dans la main du
premier vivant du monde ?
Changer de monde ?
Toute cette histoire
n’est-elle qu’une façon de s’évader dans les nuages ?
À observer la sombre
histoire du christianisme réel, on peut le reprocher aux croyants – mais pas
toujours, car il y a aussi une histoire lumineuse – ombre et lumière.
Quelle
importance ? Est-ce le christianisme ou la foi qui, oui ou non, vous
habite ?
Or celle-ci invite à
vivre selon la résurrection, et cela, c’est vrai, c’est changer de monde dès
maintenant. Une fuite ? Non. Car la résurrection est aussi insurrection.
Lorsque Kä Mana,
théologien congolais alors pasteur à Bangui, fut expulsé de Centrafrique, c’est
parce qu’à Pâques il avait prêché sur ce thème, en l’appliquant à la situation
politique locale : le mort est couché, le ressuscité est debout…
Va-t-on tenter de
changer le monde sans avoir en soi cette pulsion qui pousse à refuser l’ordre
des choses présentes ?
Non, mais là, il existe
plusieurs modes d’action.
On peut s’efforcer de changer
ce monde à partir de lui-même, c’est la voie suivie par nombre de réformistes
ou de révolutionnaires agnostiques ou athées.
Pourquoi pas ?
On peut aussi le faire
en se situant dans le monde, comme écrit saint Jean, sans être du monde. C’est
la voie suivie par nombre de fortes personnalités dont l’action a pu, à sa
manière, changer l’ordre des choses.
Ainsi, au XXe siècle,
des gens comme Martin Luther King, par exemple. Ou Gandhi, qui écrivait :
« Quand nous craindrons Dieu nous n’aurons plus peur d’aucun homme. »
Ces hommes ont-ils fui dans les nuages ?
Je dirai que l’ordre
des choses est comme un texte, il obéit à une syntaxe. Rien ne change
fondamentalement tant que cette syntaxe n’est pas atteinte.
La résurrection dont je
parle est ce changement de syntaxe : vous n’appartenez plus à ce monde à
la syntaxe ancienne et controuvée, vous appartenez à un autre monde, vous
obéissez à une autre syntaxe, celle du monde voulu par Dieu.
C’est celle que vous
mettez en pratique dans ce monde régi par la syntaxe ancienne. Vous la faites
vivre, et je dirai même : vous l’inventez.
C’est un changement de
sens, ce que les évangiles appellent dans leur ancienne langue grecque une métanoïa,
terme que l’on traduit d’habitude par conversion.
La résurrection dont je
parle est la mise en œuvre de ce changement de sens : les gens, les
choses, le monde, l’univers, l’histoire… changent de sens, en vous, pour vous.
Vous êtes sur la Terre,
mais vous savez que la Terre est dans le ciel…
Vous allez donc vous comporter en conséquence.
Un monde créé ?
Si le monde est créé par Dieu, ce n’est
certainement pas comme le croient les créationnistes. Ni comme le pensent les
évolutionnistes qui croient en Dieu.
La création, telle qu’elle est conçue
dans la parabole des Écritures bibliques, est à venir. Le monde voulu par Dieu
n’est pas celui que nous connaissons. Il ne suppose pas que nous retournions en
arrière, mais que nous nous tournions vers demain. Vers l’aventure de la
découverte et de la créativité.
Car le Dieu biblique, je l’ai dit, crée
toujours du neuf, à partir de l’ordre ancien des choses, un ordre ancien qui
est le plus souvent un dangereux désordre.
Est-ce alors selon un dessein
intelligent, caché en Dieu, que le réel se déploie ?
Mais les termes dessein et intelligent,
termes propres aux humains, ne peuvent s’appliquer à l’Inconnu par excellence
dont, outre ce que je viens d’en écrire, nous n’apprenons que peu de choses,
selon les évangiles : par exemple qu’il privilégie le très-bas sur le
très-haut, qu’il fait du bien là où il passe.
Est-ce qu’il attend ou est-ce qu’il
prépare le résultat de l’histoire ?
On voit bien que cela est de l’ordre de
la parabole (je me répète !) et que, pour ce qui est du concret des
choses, on en est réduit aux conjectures.
Voici d’où partiraient les
miennes :
Dieu veut un monde. Et Dieu est avant,
pendant et après ce monde qu’il veut. Il est dedans, au-dessous, au-dessus. Où
l’on voit alors que nos histoires de création, ou de dessein, ou d’évolution,
ou d’histoire, etc., n’ont sûrement pas pour Dieu le sens qu’elles ont pour
nous.
En revanche, ce monde-ci, le nôtre,
l’actuel, a bigrement pour intérêt de se conformer autant qu’il peut (il peut
peu) au monde que Dieu veut.
Il y a un risque de disparition, sinon.
Et même d’une cruelle disparition.
Mais on peut difficilement comprendre ce
que serait ce monde que Dieu veut, puisqu’on ne sait même pas ce que recouvre
réellement le mot Dieu.
On peut cependant discerner, au moins si
l’on se fie, par convention, par décision relativement arbitraire, à ce qui
ressort des Écritures, certaines constantes qui vont toutes vers la recherche
d’une justesse, d’un heureux ajustement, d’une harmonie dans les relations à
établir entre les différentes parties prenantes de ce monde-ci.
Tel serait bâti, à la mesure de notre
compréhension, un monde que Dieu voudrait.
Mais quant à la façon dont lui-même
interviendrait dans l’établissement d’un tel monde, la prudence voudrait que
l’on s’en tienne à ceci : il y est sûrement pour quelque chose, mais probablement
par des voies que nous ne pouvons observer.
Bref,
la plupart du temps, le monde que Dieu veut, c’est nous qui le créerons. Ou
non.
Connaître
Dieu ?
Si Dieu existe, il est tellement hors de
notre portée, à tous égards, que l’on ne peut le connaître en tant que tel.
On dit souvent qu’il s’agit d’un dieu
personnel, que Dieu est une personne (et même trois en une, chez les
chrétiens), mais c’est simplement parce qu’on ne connaît rien de plus complexe,
riche de possibilités et de capacités, etc., qu’une personne !
En réalité, si Dieu existe – ce que je
crois, et même ce sur quoi je me base –, il est bien sûr sans commune mesure
avec une personne.
Pour parler de lui, Roger Planchon
parlait fort justement de « l’Impensable qui est poème ». Il est pour
moi l’Inconnu majuscule – chose que j’aime en lui, suscitant tant de curiosité,
tant d’espoir d’aventures.
Or le propre de la foi dite chrétienne,
c’est de poser que l’on ne connaît Dieu que par Jésus de Nazareth. Il serait le
seul qui nous le révèle.
Aussitôt on parlera d’une inacceptable
prétention.
On ne peut nier que cela l’ait été au
cours de l’histoire, mais cela n’est valable que dans le cadre des ambitions
d’une religion au regard de ses concurrentes.
La question « Jésus-Christ est-il plus
compétent que Bouddha, Moïse, ou Mahomet pour nous révéler Dieu ? »
n’a de sens que dans l’aire de cette concurrence historique.
Pour en sortir, il faut évacuer d’abord
de son esprit l’ensemble des représentations ou nominations qui s’attachent à
la figure du Nazaréen, depuis les décennies même qui ont suivi sa disparition,
et qui font de lui un compétiteur dans cette agora : christ ou messie,
fils de Dieu, seigneur, sauveur, etc.
Tout cela ne prend sens que si l’on
voit ce que ces termes désignent ainsi. Et cela, cette chose vue,
n’a rien à voir avec l’établissement d’une religion ou d’une autre.
Si cette chose vue est appelée de
ces termes pompeux, c’est par antiphrase, ou de façon paradoxale. Il s’agit de
se rire (Psaume 2, verset 4) des prétentions de ceux qui sont appelés
seigneurs, ou messies, ou êtres divins, ou rois…
Et cette chose vue révèle Dieu,
aux yeux de ceux qui croient selon la foi de Jésus :
Il s’agit d’un homme nu, assassiné par
l’ensemble des puissances connues, y compris religieuses, ceci justement parce
qu’il fait le bien.
Tel est l’image que les évangiles nous
donnent de l’Inconnu que j’aime (trop peu).
Dieu serait donc, en nous comme dans
l’univers, ce qu’il y a de meilleur, de juste et de bon, vers quoi ou vers qui
nous allons, voulons aller, désirons aller, aimerions tant aller, êtres d’amour
que nous sommes… et que nous tuons assidûment, sales petites bêtes que nous
sommes.
Dieu serait le lieu
de ce combat.
Jésus parabole ?
Il
faut une extrême conscience de la violence et du malheur humains pour se
vouloir – ou s’accepter – comme parabole vivante et vraie d’un bonheur d’être.
Une
confiance extrême, aussi, en la possibilité d’existence de cette heureuse
condition, pour l’humain, pour l’espèce humaine.
Un
être, une espèce, qui seraient assortis à ces lois d’harmonie supposées
appartenir à la création de Dieu, en lieu et place de la sélection barbare et
de la lutte inégale.
Il
y faudrait l’acceptation de lois qui contreviennent aux lois qui, pour autant
que l’on sache, régissent l’univers et la vie.
Certes,
il ne s’agirait que d’une parabole. Une histoire que l’on se raconte et que
l’on décide – ou accepte – de faire, de rendre effective, au moins soi, et
malgré tout.
Et
alors, pour ceux ou celui qui ferait cela, le ne … que (il ne
s’agirait que d’une parabole) serait de trop, la parabole ne
représenterait pas une forme inférieure de la réalité – elle serait.
Il
y a eu des fous pour se lancer dans cette histoire. Il y en a eu, il y en a, il
y en aura.
C’est
ce qui est mis en écriture, aussi, et que même un peuple entier a pu se
proposer – se voir proposer – d’assumer. Un peuple-histoire.
Chose
impossible, visée inaccessible, et pourtant belle et dangereuse ambition.
Se
faire parabole du désir de Dieu, du bonheur en Dieu – alors que toujours et
partout l’ambition humaine est d’aboutir à la mort absolue de Dieu…
Car
les humains se groupent en peuples qui s’abandonnent, passifs et désirants, à
la domination de seigneuries qui les vicient alors même qu’ils les adorent.
Des
seigneurs et seigneuries qui se veulent dieux en lieu et place de Dieu, ronce
qui se veut chêne.
Un
peuple, une communauté, des communautés, au long des siècles, ont refusé cela,
du moins ont voulu ou cru le faire, pouvoir le faire, toujours en dessous de la
barre, évidemment, parfois même, ou souvent, très souvent (toujours ?),
bien loin de l’approcher… baissant les bras.
Quelles
communautés ? demandera-t-on. On ne fait pas la course, il en est de
partout, la question est ailleurs : cela est-il fou ou sérieux ?
Un
homme un jour, sorti d’un tel peuple, a vécu ainsi jusqu’au bout, raison pour
laquelle, je l’ai écrit déjà, il fut appelé fils de l’humain ou fils de Dieu.
Un
qui n’a pas baissé les bras.
On
les lui a cloués.
Sans résultat… il est
toujours là.
Un christ ailleurs ?
Un ami pose cette plaisante question* :
s’il existe dans l’univers un autre monde habité, les contenus de notre foi s’y
retrouvent-ils ? Par exemple, y connaît-on le péché originel,
l’incarnation, le messie mort et ressuscité ?
On est invité à réagir, alors je le fais
ici :
Dans le même numéro, la revue présente le
bouddhisme, dont on lit que pour lui, le fait central dont il faut se
débarrasser est la douleur, conséquence du désir toujours inassouvi qui habite
les humains.
Je crois que la violence, non la
douleur, est le point de départ des Écritures bibliques, dont les deux centres
énergétiques à partir desquels elles se déploient sont à mes yeux l’Exode et le
Golgotha.
Or la violence naît, à mon sens, avant
même le désir, elle lui est bien antérieure.
Connue souvent sous d’autres noms, elle fait
partie du réel, où et sous quelque forme qu’il se trouve, parce qu’elle est un
de ses éléments constitutifs.
Ainsi, selon certains
physiciens, une infime dissymétrie dans le noyau originel serait à l’origine du
big bang. Sans elle, il ne se serait
rien passé. Ce que les croyants appellent la Création n’existerait pas.
Cela me plaît, c’est
comme si Dieu agissait par décalages, déboîtements, déséquilibres, gaucheries.
Ainsi naît le mouvement, comme on sait. Et de là :
– L’évolution – mot
mal choisi, évoquant un mouvement régulier – et ses innombrables luttes pour la
vie.
– L’histoire,
naturelle comme humaine.
Et donc, entre
autres : distorsions, dévoiements, méfaits ; un mal structurel,
systémique (c’est le mot à la mode).
Une violence
originelle, constitutive de l’univers.
Or peut-on imaginer
qu’il existe, quelque part dans l’immensité, un lieu régi totalement par
d’autres lois que celles de l’univers ? Une planète hors la
violence ?
Non, et si d’aventure
il existe un monde inconnu de nous mais habité lui aussi d’êtres pensants, je
suppose alors qu’il connaît comme le nôtre cette violence inhérente aux données
du réel.
Cela rend-il
nécessaire qu’il se trouve en son sein une aussi belle parabole de la victoire
sur la violence que celles que déploient les Écritures bibliques ?
Pourquoi pas ?
Ou sinon, tout autre manière de lutter ?
Mais si oui, il faut,
au sein de cette espèce pensante, un groupe ou un être, bref un messie, qui la
fasse exister. Qui la vive.
Cela ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
* Gilles Castelnau dans la revue Évangile et
Liberté, mai 2009.
La justice et le droit ?
Quand on parle du Nazaréen, après deux
mille ans de christianisme, on fait immédiatement penser au péché et à la vie éternelle,
et aux moyens d’effacer le premier pour parvenir à la seconde, de préférence du
bon côté. Quoi d’autre ? On ne voit pas bien.
C’est un peu court, c’est petit bras. Et
cela n’est pas sans cause, étant donné la collusion historique de la religion avec
les intérêts des couches dirigeantes. Elles ont toujours su la récupérer et
l’instrumentaliser.
C’est oublier que Jésus de Nazareth est
l’héritier des prophètes bibliques, et que l’ensemble de son action, de sa
parole et de son parcours se situe dans l’aire de leur vision politique,
économique et sociale tout autant que spirituelle et théologique.
C’est mon point de vue.
Je simplifie, bien sûr, le langage des
Écritures hébraïques n’est pas univoque, mais de l’ensemble ressort cet intérêt
passionné pour la justice et le droit qui a fait dire qu’elles avaient exposé
les conditions d’une religion éthique.
En fait, elles n’exposaient pas :
elles combattaient.
Elles étaient l’expression de la vision
d’un petit peuple malmené, bousculé, décimé, déporté, asservi par l’histoire
réelle. Passé à la herse, disaient-elles.
Tel est leur point de vue sur le monde.
Le point d’où part leur vue sur le réel.
Et mon point de vue à moi est que ce
genre de point de vue est le plus juste.
C’est de là que viennent ces objurgations
bibliques destinées à éviter l’oppression, à punir l’oppresseur, à restaurer la
victime dans son bon droit, à prôner la justice sociale « en sorte que le
droit coule comme l’eau vive », à définir les conditions d’une honnête et
tranquille aisance pour tous. Ce que l’hébreu biblique appelle châlôm,
la paix, ce bonheur social dont les prophètes constatent… qu’il n’existe pas.
Oui, le bonheur : Heureux
est le premier mot du livre des Psaumes, prières de tout un peuple, et Heureux
est le premier mot du grand discours programmatique de Jésus sur la montagne.
On demandera sans doute :
« Que vient faire Dieu là-dedans ? »
Le dieu biblique est le garant de cet ordre
juste du monde et des humains dont la visée est un paisible bonheur pour
tous.
Toute la Bible le pose face à
l’arrogance des puissants.
C’est pourquoi les évangiles commencent
en montrant Jésus au milieu « de foules fatiguées et chargées », les
assistant de toutes ses capacités.
Jusqu’au moment où, à tort ou à raison,
il comprend qu’il n’y a pas de remède à leur malheur, si ce n’est à montrer,
tout en acte, que produire ce malheur, c’est tuer l’homme et tuer Dieu.
C’est quoi l’Esprit ?
Un
de mes amis me le demande de temps en temps : « Dieu
le Père, je comprends, le Fils aussi, mais le Saint-Esprit, je ne vois pas… de
quoi s’agit-il ? »
Évidemment
il fait allusion à ce sacré dogme de la Trinité, qui a causé bien du tracas à
nombre de Pères de l’Église et de théologiens, sans compter les braves gens
qu’on a embêté pendant des siècles avec ça.
Laissons
la Trinité pour aujourd’hui, revenons à la difficile question initiale.
Quand
nous disons esprit, les langues bibliques disent souffle. C’est
le sens premier de l’hébreu roùa'h comme du grec pneúma. Et il
est vrai que l’on a de la peine à se représenter ce qu’est l’esprit, tandis
qu’on sait bien, par expérience, ce que veut dire par exemple "être à bout
de souffle".
Pour
les Écritures, il s’agit d’une capacité de se mouvoir ou d’être mû, d’agir ou
d’être mis en action, grâce à une force intérieure, une capacité, une énergie
propre. C’est ce que dit bien l’expression "avoir du souffle".
Ce
souffle-là permet de soulever la poitrine d’enthousiasme, de joie, d’espoir,
que sais-je encore ? En tout cas de bon, de fort, de vital.
Aussi,
si l’esprit est faible chez l’un ou l’autre d’entre nous, alors ce n’est pas
tant, au sens biblique, notre intelligence qui vacille, mais bien notre
capacité à ressentir et transmettre une vivacité, une mobilisation, un élan de
vie. Voilà qui est à la fois impalpable et bien réel, vécu.
L’esprit,
le souffle, dans la Bible, c’est ce qui va et qui vient chez nous, en nous,
mais toujours pour nous pousser dans un sens ou dans un autre.
C’est
pourquoi, lorsqu’il s’agit de dire comment Dieu vous met en mouvement, il sera
question d’un esprit qui va vous visiter, ou vous habiter.
L’image
du rythme pourrait tout aussi bien montrer cela à condition de le
dissocier de la notion de cadence, qui évoque à l’inverse une régularité.
Dans
la parole, orale ou fixée par écrit, le sens naît aussi de ce rythme, de ce
souffle, de cet esprit indissociable du langage.
C’est
tout l’être qui parle, tout le corps aussi bien que l’intellect, et cette
parole fait du sens.
Or
si l’écrit devient parole lorsqu’il est porté par le souffle, de même,
l’Écriture sainte devient Parole de Dieu lorsqu’elle est portée par un esprit
qui correspond à l’œuvre de Dieu – ce que l’on appela l’Esprit saint.
Mais
il a fallu du temps pour que l’expérience vitale de ce mode d’énergie, qui est
aussi, je le crois, cette façon qu’a Dieu d’agir en nous, parmi nous, se
transforme en cette confession : il s’agit là de Dieu lui-même.
Dieu
qui, en nous, devient rythme de sainteté.
Quelle clôture
?
« Pourquoi
le jardin clos a-t-il été choisi comme symbole du paradis ? » me
demande une lectrice. Or c'est une question centrale, concernant la Bible.
Les
délices de l'Éden, le bonheur d'Adam c’est-à-dire de l'espèce humaine, la vie, la
connaissance, tout cela est en péril. Tel est le point de vue initial.
Ce
jardin, un chaos bourbeux l'entoure (Genèse 2), ou un abîme (Genèse 1), et ce
n’est pas par hasard car il s’agit de dire que le rêve d’harmonie porté par
Dieu s’installe au sein d’un environnement hostile.
La
Bible ne dit pas qu’il n’y a rien avant que Dieu se lance dans toutes ces
innovations que représente le monde que nous connaissons.
Elle
ne commence pas par ces mots, comme on traduit habituellement : Au
commencement Dieu a créé, mais plutôt : Au temps où Dieu a commencé
à créer, ajoutant qu’il existait auparavant une sorte d’abîme liquide.
Pour
elle, dans sa façon antique, parabolique et poétique de parler, c’est comme s’il
y avait de l’incréé avant la création, comme s’il existait une sorte de
brouhaha insensé avant le poème de la création.
Dieu
met là de l’ordre et de la beauté, mais tout peut se perdre, de la création.
L'Éden est un miracle fragile, improbable. Il est cerné.
Toute
la Bible dit un combat perdu (à moins que…) de la vie contre la mort. On y
parle d'une faiblesse un temps protégée.
Les
protagonistes de ce combat sont un peuple, certes porteur des lois de la vie,
mais assiégé, écrasé et finalement éparpillé.
Ou
finalement, il s’agit d’un juste qui sera calomnié, humilié et assassiné.
Le
dieu de cette histoire n'y peut rien, sauf à toujours recommencer, ce qu’il ne
réussit qu’au moyen de miracles qui sont à chaque fois des résurrections.
La
vie. Toujours en déséquilibre au-dessus des abîmes de la mort. Toujours
menacée, cernée, risquant en permanence d’être radicalement souillée,
défigurée, détruite.
Mais
protégée, malgré tout. Toujours renaissante. Ce qu’expriment ces images, la
clôture protectrice du jardin d’Éden, ou celle de la vigne de Dieu que chante
Ésaïe.
Mais
l’important n’est pas dans la clôture, il est dans la beauté et la richesse du
jardin, qui comporte tout ce qui est utile à la vie et au bonheur de son
gérant, l’être humain.
À
moins que lui-même ne le détruise…
À quoi ça sert ?
Un doute me
vient : à quoi ça sert ? Toute cette histoire, Dieu, Jésus, tout le
saint frusquin ?
Si je prends comme norme les forces qui
mènent le monde, l’Évangile ne sert à rien.
Il ne produit pas, ne vend pas,
n'organise pas, ne donne pas de travail, et surtout : il ne répond pas aux
désirs qui sont proposés à l'imaginaire des gens.
Car il faut faire partie de ceux qui ont
les moyens d'acheter, de vendre, d'échanger, de communiquer, dans le but d'être
libéré.
De la pénurie, de la faim, des
intempéries, de la maladie, mais aussi des liens étroits qu'imposaient les
anciennes normes.
On vise alors à devenir la petite pièce
d'un immense engrenage impersonnel, la particule infime d'un champ de forces
planétaire, dont on ne sait rien, sur lequel on ne peut rien.
Et cette libération supposée est en fait
une forme particulièrement conséquente de dépendances.
On s'est libéré, chaque jour davantage,
des liens anciens qu'imposaient la famille, le village, le quartier, la
religion, le parti, le syndicat, la nation. On vit pour soi, pour quelques
personnes élues, à deux ou seul, selon le moment, libre et indépendant.
Du moins le croit-on, car on se calque
sur le modèle reproduit en spectacle permanent et omniprésent. Un modèle aussi
contraignant que ceux que l'on avait abandonnés.
Les liens d'autrefois étaient souvent
oppressifs, ceux d'aujourd'hui le sont tout autant. Parlez-en à ceux qui ne
parviennent pas à se conformer au modèle : chômeurs, immigrés, vieillards ou
adolescents désargentés.
Je ne pense pas le monde ancien
préférable à celui qu'on nous organise aujourd'hui. Mais on a simplement changé
de dépendance en changeant ses désirs.
Les dieux ont changé. L'humain a besoin
de dieux, il désire se soumettre, s'en remettre aux puissances, aux dominations
qu'il crée pour se reposer de son angoisse.
Aujourd’hui, ils s'appellent le marché
ou la croissance. Ils ont besoin, pour vivre, de la suppression des anciennes
dépendances.
Dans un monde comme celui-là on tourne
en rond, affolé comme l'écureuil dans sa cage, courant, courant toujours pour
faire tourner la machine, sans y trouver un sens.
Voilà à quoi sert l’Évangile, il est la
brèche absolue : un Tout-Autre y vient vous chercher pour vous emmener
plus loin, dans un exode de votre être, à la fois déchirure, et ouverture vers
une liberté véritable.
Je ne crois plus à toutes vos histoires,
vous conduit-il à dire. Vous devenez incroyant.
Finalement si,
l’évangile, cela guérit.
Mais quel pardon ?
Le pardon est très à la mode. Du moins
chez ceux qui attendent que d’autres leur demandent pardon…
Je pense ici aux terribles fautes
commises par les Européens à l’égard des peuples du Sud : Afrique, Asie,
Amériques, Océanie.
Je pense ici à la traite négrière, je
pense à la persécution des juifs.
Crimes contre l’humanité – demandes
de pardon ?
En quoi consisterait-il, ce
pardon ? Les descendants d’esclaves, de rescapés d’Auschwitz, de peuples amérindiens
massacrés, tous ceux là et tant d’autres, à qui vont-ils pardonner ?
Et lesquels d’entre eux seront habilités
à le faire ?
Tenez : je descend de serfs écrasés
par les seigneurs féodaux… Plus près : je descends d’ouvriers fusillés
dans les faubourgs de Paris, de laboureurs zigouillés dans les tranchées, que
sais-je encore ?
Mais aussi, entre autres, de soldats des
corps expéditionnaires coloniaux.
Ce serait quoi, le pardon, d’un côté
comme de l’autre ?
Le pardon, ce serait quand on ne tient
plus les comptes, la dette resterait-elle cependant en mémoire.
On dirait bon, tant pis, on repart
ensemble.
Parce que la question est de savoir si
le passé de misère et de sang va nous empêcher d’avancer, va nous fermer
l’avenir. L’avenir commun.
L’évangile ne dit rien d’autre.
Sauf ceci, qui est une utile
précision : les victimes n’étaient pas plus méritantes que les
bourreaux ; elles étaient, ce qui se suffit, des victimes.
Alors ce qui est attendu des anciens
méchants, en cas de demande de pardon, c’est de rétablir de vrais échanges.
Et ce qui est attendu des anciennes
victimes, c’est se souvenir qu’elles n’ont pas forcément de leçons à donner,
tant le mal, tel le furet, s’il a passé par ici repassera peut-être bien par
là.
Et puis se tourner vers l’avenir et le
fabriquer ensemble si l’on peut, car on ne retourne jamais sans douleur et sans
faute vers les départs, les origines : depuis Adam et Ève c’est bien
connu.
Pardonner, oui, et demander le
pardon : c’est le programme le plus difficile à réaliser, d’accord, mais
c’est aussi le plus réaliste – le seul qui conduise à la paix.
C’est pourquoi c’est le programme que
Dieu s’est fixé.
Délivrés du mal ?
Elle
est encadrée par le thème du pardon.
Juste
avant, on lit ceci : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés. »
Juste
après : « En effet, si vous pardonnez aux gens leurs fautes, votre
Père céleste vous pardonnera à vous aussi. »
Du
coup, on s’aperçoit que la question du mal, dans la perspective de
l’évangéliste, n’a rien à voir avec le pourquoi.
D’où
vient le mal, pourquoi le mal, la douleur ? Pourquoi la haine, la
violence, le meurtre, la guerre ? Pourquoi la maladie ?
Pourquoi
les innocents aussi bien que les coupables ? Pourquoi les enfants ?
L’évangile
ne parle pas de cela.
Ce
n’est pas lui qui dit que si mal il y a, cela doit venir d’une faute commise
par chez nous. D’une faute nôtre. Ou bien d’une erreur des responsables… ou du
Responsable.
Ce
qui le tracasse, cet évangile-là, c’est comment on va s’en tirer.
Encore
une fois, ce qui est en question, ce n’est pas le lourd passé dont nous sommes
chargés, ce fardeau, mais comment le poser pour se sentir plus léger.
Et
bâtir.
La
question, pour lui, c’est : dès maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Cela
ne règle pas tout ? C’est bien vrai.
Il
reste bien des questions, bien des maux, bien des catastrophes ;
l’évangile, apparemment, ne s’en occupe guère, il se tient dans une sorte
d’état d’urgence propre à lui : là tout de suite, un seul mot
d’ordre – pardonner.
À
tout et à tous – laisser tout cela derrière, recommencer à neuf.
Le
mot qu’il emploie pour dire cela, le verbe grec afièmi, signifie laisser
tomber…
Pour
un peu, il te conseillerait même de pardonner à Dieu, puisque c’est souvent lui
que l’on rend responsable, au bout du compte – ne lui cherche pas de poux dans
la barbe, pardonne-lui.
Cela
me rappelle ce que faisaient autrefois mes ancêtres paysans après le passage
des armées, des soudards, des pillards, des tueurs et des violeurs.
Ils
ressortaient des bois où ils s’étaient planqués et ils rebâtissaient, ils
labouraient et ils semaient.
Tel
était leur courage.
Dans la porte ?
Elle est d’abord,
essentiellement, confiance.
La
foi dont je parle retourne la logique habituelle : je me fie en Dieu parce
que je crois en son existence ? Non. Car si je postule l’existence de
Dieu, c’est en premier lieu parce que je lui fais confiance.
Je
prends mon désir pour la réalité ? Peut-être, mais à chacun son
désir : si certains désirent que Dieu n’existe pas, c’est leur droit.
D’autres
craignent plutôt qu’il existe – c’est le résultat de deux millénaires de
religion avariée –, ils prennent alors l’effet de leur crainte pour la réalité…
D’autre
part, la confiance que je ressens, qui a dit qu’elle venait d’un désir ?
Désir de quoi ? De protection ? Vain dieu ! (c’est alors le cas
de le dire…) Le dieu de Job, de Jérémie ou de Jésus est-il si protecteur ?
Et de quoi mon dieu m’a-t-il protégé ?
D’ailleurs,
être un Européen croyant, aujourd’hui, est-ce à ce point désirable ?
Désir
d’aventure, plutôt. De découverte. Attente de révélations. Curiosité majuscule.
Fort besoin d’admirer (j’en suis privé depuis l’enfance, vu le spectacle qui me
fut offert).
Non
le désir devenu fausse réalité, désir d’un Dieu qui n’existe pas, mais
réalisation de ce qui est à désirer : une belle œuvre à partager avec ce
Créateur.
En
revanche, une foi qui cautionnerait ce qui existe, beurk.
Une
absence de foi qui proposerait ce qui existe, pouah.
Mais
que l’on "croie" ou non, se tenir dans cet espace aventuré où ce qui
existe est bien là, tel quel, pendant que l’on cherche néanmoins à le
transformer, à le métamorphoser en belle chose à réaliser, en justesse à
profiler, cela, c’est se tenir en quelque sorte dans la porte, presque sorti, à
peine entré.
Un
temps et un espace qui sont ceux de la vie d’ici et de maintenant, dans un
déséquilibre qui s’en va vers un avenir non encore dessiné mais espéré, si
toutefois ce qu’on appelle espérance inclut le faire et l’invention.
Telle
est ma foi : je suis dans la porte, du moins j’espère m’y tenir, penché
vers le dehors, persuadé sans certitude que celui qui a dit « Je suis la
porte »… l’était vraiment.
Quel jardin ?
D’abord,
la Bible ne connaît pas trop d’îles, quand elle parle des Îles, c’est
pour dire le bout du monde ; les îles, aussi, c’est dans la mer, et la
mer, pour la Bible, est le lieu même de la mort – voyez Jonas...
Non :
un jardin – car le jardin est le rêve de l’Orient aride, il est pour lui ce
lieu de paisibles délices (‘éden, en hébreu) où se délasser à la fin du
jour, lieu de fraîcheur, d’ombrages, d’eaux limpides, de douceurs (y compris
amoureuses) à cueillir.
Mais
pas seulement : ce sont, partout et toujours, les rois, les empereurs, qui
cherchent à doter leurs palais d’un jardin merveilleux.
Créer
un jardin, alors, c’est dompter, transformer, organiser, gérer un environnement
naturellement hostile, ou rétif, ou tout simplement impersonnel, ignorant de
soi.
Le
jardin est un signe, il dit l’ambition d’agir et la capacité de gouverner qui
prétendent fonder l’institution royale.
Il
enseigne, à simplement le voir, les prérogatives du roi et les privilèges de sa
cour, de ses élus ; il dit son droit au repos, à la fête, à la
magnificence ; il impose son goût.
Voilà
ce que le Seigneur-Dieu fait d’Adam lorsqu’il l’installe, misérable motte de
terre modelée, dans le jardin des délices.
Ce
qu’il fait d’Adam, de l’être humain – le roi, unique gouverneur de la
terre habitée.
Et
comme ce devrait être le cas pour tout bon souverain, l’être humain se voit
imposer un droit.
Qu’il règne sur la terre, elle lui est offerte,
qu’il en jouisse autant qu’il veut.
Qu’il soit le roi des êtres vivants, qu’il les
utilise, qu’il les plie à ses desseins autant qu’il le veut... à condition, en
retour, de les protéger de tout mal.
Avec
cette limite unique, ce risque mortel : qu’il ne touche pas à ce qui est
l’apanage de Dieu.
De
sorte que chacun rende à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
Dieu... l’universelle loi de vie de ce jardin et de tout ce qui
l’habite.
Et
s’il est assez couillon pour détruire lui-même ce qui lui est donné, cette
merveille qui l’environne, eh bien tant pis pour lui, il lui faudra se
débrouiller tout seul pour se sortir de la mélasse – s’il le peut.
Bref,
quand la Bible parle de ce jardin, elle parle écologie politique...
Car certains
trouvent mes réflexions trop intellectuelles, ce qui les éloignerait d’une
supposée limpidité évangélique.
Or pour moi,
l’expression une simplicité biblique est fausse, les Écritures sont
voilées, et tout comme l’amoureuse dont elles parlent si bien, elles ne se
dévoilent pas n’importe comment ni devant n’importe qui, c’est à conquérir.
Bref, cette
simplicité n’existe pas, elle ne réside que dans l’esprit des gens qui sont au
bénéfice d’une culture ad hoc, façonnée par l’histoire, ou qui aspirent à la
partager.
En revanche,
les questions que l’on rencontre, dès que l’on sort de ces milieux
auto-proclamés croyants, sont le plus souvent de l’ordre du raisonnement, de la
pensée, de l’intellect.
Même si cela
peut cacher bien des affects culturellement indicibles.
C’est
pourquoi, à partir du moment où, du fait même qu’on me le demande, je tente de
dire ce que je crois, je tombe dans l’intelligence (la mienne serait-elle
limitée)… et la complexité.
Un jour,
peut-être, on se fera de Dieu une autre image que celle qui a cours, devenue
caduque, une image nouvelle, mais dont on célébrera… la simplicité évangélique.
Cela
se peut, mais après la lourde complexité d’un décapage conceptuel
préliminaire.
Quelle Église
?
Beaucoup de gens se méfient
totalement des Églises. Pour eux, une Église est toujours une institution
destinée à les tenir en laisse, soi disant au nom de Dieu, en contrôlant leurs
pensées, leurs sentiments, leur comportement.
D’autres, en revanche,
voient en elle un sûr moyen de salut, ils l’appellent sainte, ce qui à leurs
yeux signifie sans tache, je suppose, et lui consacrent du temps, de l’argent,
et lui abandonnent une grande part de leur liberté et de leur responsabilité…
Sans doute ont-ils
raison les uns comme les autres.
Et sans doute cela
est-il vrai tout autant de la mosquée, de la synagogue, de la pagode, que
sais-je encore ? En tout cas, pour ce qui est des Églises, existent ces
deux points de vue, à la fois nécessaires et antagonistes.
Car une Église crée,
instaure et développe, institue au long des temps un fait communautaire qui, au
mieux, devient marque identitaire, culture à revendiquer, norme d’éducation
inscrite dans l’intime, angoissante inquiétude née d’une inadéquation à l’égard
d’un archétype.
Et au pire, puissance
oppressive, revendiquant un pouvoir total sur l’ensemble de la société, cela au
nom et sous l’égide d’un Dieu lui-même tout-puissant, tout fait d’exigence et
de rigueur, et, ou, variante : sous la mansuétude douceâtre d’une Mère
déploratrice et sensiblarde.
Ou aussi, sorte de
ventre obscur au sein duquel une masse humaine se ressent à la fois comme
profondément immature et violemment impérieuse.
Protestante,
catholique, orthodoxe, aussi bien – quoique de fort différentes façons.
Et cependant, paradoxe,
seules disposées à diffuser, enseigner, faire connaître de tant de manières, la
source écrite par où naît à l’occasion une parole d’eau fraîche, au sein d’un
monde où règnent le lourdingue et l’étouffant.
Sans parler de la
violence faite norme qu’il porte en lui.
Seules porteuses de ces
conduites collectives, de ces chants, de ces poèmes, de ces gestes inspirés.
Ces sculptures, ces
tableaux, ces vitraux, ces architectures qui, chacun à sa manière, parlent le
beau et le bon de l’évangile.
Là où l’on parle
d’amour, de pardon, d’humilité, d’entente, que sais-je, sans que ces mots ne se
dissolvent en futile mièvrerie – du moins pas toujours !
Bref, sources
potentielles d’évangile.
Ce qui, je le rappelle,
signifie pratiques positives de qui s’efface devant les autres.
Alors quelle
Église ?
Celle qui parlera l’Évangile sans le détenir,
sinon rien.
Dieu est-il mâle ?
On a beaucoup insisté
sur le côté machiste des sociétés dont la matrice religieuse comprend un dieu
mâle unique – judaïsme, christianisme, islam.
Elles seraient
machistes par nature, cependant à des degrés divers puisque le catholicisme
confère la place que l’on sait à la sainte Vierge.
Le fait que les femmes
des sociétés protestantes, dans lesquelles on n’a jamais prié Marie, soient
beaucoup moins dépendantes des hommes qu’ailleurs suffit à montrer que
l’argument est fallacieux.
Mais il est vrai que
l’attribution à Dieu d’un genre, sinon d’un sexe, fait question.
D’autant que les
évangiles en rajoutent, dans lesquels Dieu est Père.
C’est pourquoi l’on
voit paraître nombre de théologiennes féministes, certaines, par exemple,
parlant d’un dieu Mère. C’est la même logique qui a fait dire à certains
théologiens afro-américains que Dieu est noir.
How is God ? – She’s black.
Comment
est Dieu ? – Elle est noire… On connaît la blague.
J’ai beaucoup insisté
là-dessus mais je le répète : cela est de l’ordre de la parabole.
Dieu, me semble-t-il,
n’est ni mâle ni femelle, ni père ni mère, ni blanc ni noir, ni ceci ni cela de
ce que nous connaissons.
Ce qui ne veut pas dire
que, toujours dans l’ordre d’un discours parabolique, il ne soit pas utile de
parler de lui, à certains moments, à l’aide de représentations destinées à
combattre telle ou telle oppression se réclamant de lui.
C’est ce que faisaient
les écrivains bibliques quand ils parlaient d’un dieu guerrier lorsqu’il
s’agissait, selon eux, de s’en prendre à de violents oppresseurs.
Mais les mêmes le
disaient aussi fondamentalement rahoum (maternellement tendre).
Et c’est ce que faisait
Jésus, lorsqu’il parlait d’un Père céleste plein d’amour au sein d’une culture
qui conférait au père de famille le rôle qu’aujourd’hui nous attribuons tout
naturellement aux mères. Tendresse protectrice.
Il convient donc de
nous tenir, vis-à-vis des Écritures, à une certaine distance. Celle qui permet
de situer leur langage, de tenir compte de l’éloignement culturel qui existe
entre elles et nous.
Sans rien perdre,
toutefois, de leur message : car, nous disent-elles, Dieu, entre autres qualités
– et qu’il soit père, mère ou rien de tout cela – est tendresse.
C’est bien sûr une
difficulté d’avoir ainsi à se méfier de notre lecture. De construire notre foi,
pour ceux qui croient, sur ce mouvant témoignage. Mais c’est le prix à payer pour
bénéficier d’un grand et palpitant récit à exploiter, là où des méchants
veulent nous faire avaler un corps de doctrine.
Parler d’amour ?
Quand je me relis, je
trouve que le mot amour tient ici une grande place…
Quel est cet amour dont
je parle ? Quand on dit aux gens : Aimez-vous les uns les autres,
qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce qu’on peut s’obliger à aimer
quelqu’un ?
Sans parler d’aimer
tout le monde !
Pourtant, aimer, être
aimé, c’est la condition du bonheur. Il me semble.
Allez ! Notre
condition normale, c'est le bonheur.
Et tout ce qui s'y
oppose, c'est comme des entraves dont il est bon d'être libéré. Jalousie,
orgueil, colère, intérêt, rancune, violence, injustice, tyrannie…
Qu'il s'agisse des
nations, des sociétés, qu'il s'agisse des personnes.
Et ces entraves, je
pense, se résument en une seule : la crainte.
Crainte de manquer, à
cause des autres.
De pain, d'argent, de
considération, de tendresse, de justice, de respect, que sais-je encore ?
Crainte de l'autre,
peur de son pouvoir, de son désir d’être le plus fort. Entraves.
En être libérés pour
être heureux, mais comment ?
Et c’est là que, selon
l’évangile, pour être heureux et libre, il faut aimer.
Pour être une présence
éclatante, il faut aimer.
Mais l'amour dont il
s’agit n'est ni sentimental, ni volontariste. C’est une pratique.
L'amour est la pratique
du Royaume de Dieu : du monde quand Dieu y règne.
L’amour, voilà le
programme, la pratique obstinée de l’amour.
Ce serait d'abord un
discernement, une lucidité.
Un discernement qui
permet de percevoir, de ressentir ce qu’un autre, individu ou collectivité,
peut éprouver. C'est une recherche attentive de la vérité de l'autre.
Et faire cela, c'est
déjà se donner, s'oublier, pour entendre, ressentir et comprendre.
Et l’amour est ensuite
un comportement, qui permet de répondre, d'agir en conséquence, de faire.
On a raison de dire faire
l’amour – on a tort de réserver cette expression à un seul type de
comportement.
Dans l'amour, il s'agit
de combler l’autre, de lui donner toutes ses chances de s'accomplir. De lui
donner toute sa liberté. Combler n’est pas étouffer.
D’ailleurs il s'agit
aussi d'accepter l'amour de l'autre : son discernement et son
comportement. Même si cela peut être dur à avaler.
Et tout cela s'apprend
– ça s'expérimente, ça s'éduque.
Et si d’aventure le mot
amour vous gêne, essayez fraternité.
En tout cas, c’était la
mission historique dévolue aux Églises, mais bon, on a vu !
Je suis de ceux qui préféreraient que l’école
s’en charge…
Avez-vous la rage
?
Je
parle ici bien sûr de ceux, innombrables, qui n’avaient plus aucun pouvoir,
sinon celui de plier devant la force, et aussi de se plier à la charia de
l’époque et du lieu.
De
ce genre de situation, on ne sort, à l’époque comme de nos jours dans certaines
régions du monde, que par la religion, et selon deux modalités, au choix :
Ou
bien on entre à fond dans le système qui se propose à vous : rabbin,
ouléma, docteur de la Loi ou de la charia, laïc influent et autoritaire
(pharisien)…
Ou
bien on tourne prophète errant, mais là, il y faut un charisme fort, une évidente
capacité à séduire les foules, tant par son langage que par ses actes. C’est ce
qu’il fait.
Mais
pour dire quoi ?
C’est
le grand paradoxe de l’enseignement de Jésus : la rage s’y exprime par son
contraire.
Parce
que, quand toutes les autres portes de sortie sont fermées, il reste le courage
d’être faible sans jamais accepter de pactiser avec ceux qui portent en eux la
haine, l’orgueil, la violence, et toutes ces sortes de dangereuses bêtises.
Qui
les portent en eux et les font exister comme système social.
C’est
ainsi qu’on ruine durablement un empire et l’une ou l’autre de ses
religions : en acceptant massivement de mourir, s’il le faut, plutôt que
de croire en lui.
Cet esprit-là renaît
toujours. Il est propre à l’être humain.
Prier ?
On
ne saurait tenir une séance de caté sans aborder la prière…
Faut-il
prier ce dieu, cet inconnu majuscule dont on n’annonce l’existence qu’en
hésitant, ne sachant vraiment de quoi ou de qui l’on parle, ne sachant que ce
qu’en disait peut-être un être humain véritable en des temps lointains, en des
terres éloignées ?
Y
a-t-il quelque part, dans le vaste univers, ou au-delà, une écoute ?
Et
de quelle importance, à cette échelle, serait notre petite, minuscule pas même,
parole ?
Ou
bien : ce désir qui nous habite de voir venir la vraie vie, en nous et
tout autour et pour longtemps, n’est-ce pas ce dur et dru désir venu de toute
la terre et n’est-ce pas cela qui est divin, et alors si nous prions, n’est-ce
pas nous que nous prions ?
Et
si Dieu existe, quelle importance, pour lui, que nous lui parlions, a-t-il à ce
point besoin de nous ?
Inversement,
s’il n’existe pas, quelle importance que nous lui parlions, cela ne mange pas
de pain, répondra-t-on ?
Eh
bien moi je prie, je parle à Dieu, comme un ami à son ami.
Comme
un fils à son père, comme un frère à son frère (moi, Jean de Charonne, je
l’appelle alors Jésus de Nazareth), comme un souffle de vie au Souffle de la
vie.
Comme
un petit enfant parle au sein de sa mère.
La
voilà cette porte, ouverte au creux de l’existence, par où traverse un espace
et un temps venus d’ailleurs, un air, une chaleur, une fraîcheur – autre.
Qu’est-ce
que je dis ? – Quelle importance ? Celui auquel je parle, c’est la
règle du jeu (c’est un jeu…) sait déjà !
Qu’est-ce
que je lui demande ? Rien, il ne s’agit pas de faire commerce, je lui
présente les gens et les faits et les choses qui me tiennent à cœur :
après tout, puisqu’il m’aime, me dit-on, cela doit lui importer que j’apporte
ainsi à ses affaires quelque peu d’intérêt…
Et
que je nourrisse un peu, ne serait-ce qu’en moi, ce qui va vers le bon et le
bien et le doux et l’aimable.
Mais
le vrai de la chose, le devoir qui est le mien, celui dont je sais qu’il lui
est nécessaire, c’est qu’en lui parlant ainsi je lui fais du bien.
Cela
n’est pas raisonnable ? Certes, mais cela vient de ceci que ce qu’il faut
soigner, en soi comme autour de soi, c’est ce qui est le plus faible.
Et
je vois bien que Dieu a choisi d’être celui-là.
Pour les foules ?
Il
y a une trentaine d’années, au sein d’un prolétariat alors cruellement
surexploité, la théologie dite du minjung est apparue dans les Églises
presbytériennes de Corée du Sud.
On
ne parle plus guère d’elle, peut-être parce qu’elle a trop frayé avec le
chamanisme local, peut-être aussi parce que depuis lors, les Églises en
question se sont embourgeoisées…
Entre
temps, elle a eu un grand retentissement dans toute l’Asie et dans le
Pacifique, par exemple chez les Kanaks.
Le
minjung n’est pas un concept mais une réalité vécue et ressentie, à la
fois sociale et subjective, personnelle et collective. Le terme est difficile à
traduire : "peuple", mais au sens péjoratif de population
méprisée ou rejetée.
Son
usage est dynamique et évolutif : les femmes sont minjung dans la
mesure où elles subissent la domination des hommes ; un groupe ethnique
est minjung quand d’autres groupes le méprisent ou le maltraitent ;
minjung, les intellectuels contestataires emprisonnés ; et bien sûr, les
ouvriers et les paysans peu éduqués, tout comme les immigrés démunis.
Un
terme relationnel, dont la validité est relative, car on peut être minjung
à l’égard de gens qui sont eux-mêmes minjung au regard d’autres milieux.
Selon
les théologiens du minjung, l’évangile apporte cette révélation :
Dieu lui-même est minjung, au premier abord en ce sens qu’avec Jésus il
décide de le devenir, mais aussi parce que, s’il le fait, c’est que telle est
justement sa situation dans le monde, où il est de toute façon traité par les
humains comme ils se traitent entre eux : dominant, écrasant, exploitant
l’autre.
La
conséquence étant que tout minjung est figure de Dieu.
J’évoque
cette théologie, que j’aime, à cause d’un terme que les évangiles emploient à
l’envi, surtout Matthieu : "les foules" (hoi ókhloi). Il
désigne certains types de populations palestiniennes de l’époque qui sont
présentées à la fois comme démunies, malades, infirmes, affamées, harassées,
mais aussi comme accompagnant Jésus sur les routes, le recherchant, le
pressant, le réclamant sans cesse.
Elles
sont aussi structurellement ignorantes, incapables de simplement comprendre le
sens des paraboles de leur maître.
Néanmoins,
c’est à elles qu’est destiné le message selon lequel le règne de Dieu s’est
approché… Au fond, il leur convient bien, allant de démuni à démunis.
Et
l’on voit aussi comment, de chapitre en chapitre, le Jésus des évangiles,
d’abord tout occupé à les enseigner, à les nourrir et à les guérir, s’avance vers
la situation qui est la leur, à laquelle elles sont vouées, jusqu’à devenir
elles, et plus elles-mêmes qu’elles se le figurent, elles qui peuvent toujours
être retournées, abusées, par les maîtres dont elles sont le minjung.
Quelle mission ?
Aujourd’hui,
les missionnaires "évangéliques" pullulent dans le monde. Or, on le
sait, les missionnaires quels qu’ils soient, cela n’évoque rien de bon par chez
nous. On leur colle sur le dos, bien facilement, toutes les tares du
colonialisme.
On
oublie, par exemple, que les premiers missionnaires (ou envoyés) protestants sont partis à l’aventure, dès le XVIIIe
siècle, dans l’idée de libérer de l’esclavage les peuplades africaines.
De
l’esclavage du péché, certes, mais aussi de l’esclavage tout court… C’est pour
cela qu’ils s’estimaient envoyés, ils avaient tendance à confondre les deux.
Mais
aujourd’hui, ce serait quoi, la mission des chrétiens ?
À
ce sujet, il y a un verset biblique qui me trotte dans la tête : Comme
le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie (Évangile selon Jean, chapitre
20, verset 21).
C’est
Jésus qui parle, se situant donc en tant que missionnaire.
Et
ce qui me frappe, c'est qu'on peut comprendre de deux manières : C'est parce
que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie ; ou bien : c'est
de la façon que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie.
Et
l’on peut tenir ces lectures comme exactes toutes les deux. Dans la première
façon de comprendre, c'est du fait d'être envoyé qu'il s'agit ; dans le second,
il est dit comment doit se comporter l'envoyé.
Supposons
donc que nous soyons nous aussi des envoyés, eh bien l'origine de la mission,
elle, elle est en Dieu.
Pendant
longtemps on a insisté sur le fait que certains avaient reçu une vocation
missionnaire, mais Jean, lui, insiste sur Celui qui lance la mission.
C'est
en Dieu lui-même que réside en premier lieu le mouvement missionnaire. En
quelque sorte, on nous dit là que la première société de mission, c'est Dieu
lui-même. Nous apprenons que Dieu, dont nous savions qu'il est amour – ce qui
est une affaire très pratique, rien d’éthéré, j’en ai déjà parlé –, est
mission. Et si nous l'apprenons, c'est parce que l’histoire de Jésus est
elle-même issue de ce mouvement.
Il
ne s'agit donc pas de la mission des envoyés, qu'ils soient du Nord ou du Sud,
d’ici ou d’ailleurs, mais de celle de Dieu. Un Être qui bouge, qui est
mouvement, et mouvement d'amour.
S'il
y a des envoyés, des missionnaires, c'est parce qu'ils sont mus par l'Esprit de
l'envoi.
Telle
est du moins la lecture que je fais de ces versets de Jean. Il me semble
qu'elle permet de comprendre aujourd'hui ces envoyés, non comme les acteurs de
la mission, mais comme des particules d'amour destinées à investir le monde,
des particules propulsées par le grand flux de l'énergie divine, du désir
divin.
Vu
ainsi, quel est leur rôle ? Non pas de convertir les gens un à un, mais
d'habiter le monde avec amour.
Si
c’est ça, j’en vois un bon paquet qui peuvent déjà retourner à la maison !
Envoyés ?
Je parlais de la
mission, mais ce terme présente l’inconvénient de laisser supposer qu’il y a
des spécialistes de la chose. Je pense plutôt que la mission est le propre de
l’ensemble de ceux, répertoriés ou non comme croyants, qui auraient l’idée de
partager l’esprit du Christ.
On est donc, dans le
cas où l’on est assez fou pour se lancer dans ce genre d’aventure :
envoyé…
Et puisque, la semaine
dernière, je suis parti d’une parole de Jésus trouvée dans l’évangile selon
Jean, il me reste à envisager l'autre compréhension que j’évoquais à son sujet
: c'est de la façon que le Père m'a
envoyé que moi aussi je vous envoie. Autrement dit, il n'y a d'envoi, il
n'y a de mission, que conforme à la façon dont Jésus a lui-même accompli sa
mission.
Or, à ce que je crois,
ce n'est pas par hasard que, dans les récits qui concernent le Jésus
ressuscité, celui-ci présente à Thomas, pour qu'il croie, non son corps
glorieux, mais bien les marques de sa crucifixion.
C’est que, dans la
logique évangélique, le mouvement de Dieu vers le monde n'est pas un mouvement
qui brise le monde, mais le geste de celui qui ne peut appeler l'autre à
l'amour qu'en se livrant à lui.
La croix n'est pas un
accident survenu au missionnaire Jésus, elle est la mission même. C'est bien là
que nous constatons que nous ne sommes pas nous-mêmes les missionnaires,
serions-nous de ceux qui crapahutent dans des pays lointains, serions-nous de
ceux qui prêchent le Christ à des peuples exotiques, comme le montrent les
images d'Épinal de la mission.
Serions nous,
aujourd’hui, de ceux qui tiennent absolument à fonder une Église dans tel
quartier, dans telle cité.
Nous l'oublions
souvent, un seul est missionnaire, un seul est la mission elle-même, et nous ne
sommes que ses témoins. Toutes nos organisations, nos organismes, nos plans,
nos programmes, nos projets, nos financements et tout le tremblement, sont à
envisager comme surplombés par l'ombre de la croix.
Voilà qui rappelle que
ceux qui suivraient ou chercheraient à vivre selon l’esprit du Christ seraient donnés
au monde.
Dans la grande
parabole, le missionnaire véritable, et véridique, fait d’eux les offrandes
qu'il destine à l'humanité. Il y a là un aspect sacramentel. Ils ne sont, en
tant qu'envoyés, que les signes en chair et en os du Règne de justesse que le
Père voudrait destiner au monde.
Sans force, sans don
particulier, sans richesse à partager, dans l'humilité de leur pauvre et belle
réalité humaine. S’ils sont assez fous pour cela, qu’ils se réjouissent :
ils sont donnés.
Et cela ne concerne pas
que ceux qui se disent, ou se veulent disciples du Christ, mais tous ceux qui
vivent en conformité avec l’Esprit de ce don, quel que soit le nom qu’ils
donnent au moteur de leur engagement.
La mission est laïque.
Un avenir ?
Y a-t-il un avenir pour
la foi du Christ ? Pour les gens qui sont dans la foi du Christ. À long
terme.
Bien sûr il y a ces
temps-ci des peuples entiers qui la découvrent et s’en emparent, massivement ou
souterrainement selon le degré d’ouverture ou de violence qu’on leur fait.
Corée du Sud, Sahel…
Mais les forces qui
étouffent aujourd’hui la chrétienté sont puissantes et il n’est pas certain,
loin de là, que les modes pratiques d’exercice du culte, du moins tels qu’on
les connaît, puissent leur résister.
À ce sujet, on pense
immédiatement à la persécution des chrétiens, à ceux qui les menacent, les
excluent ou les détruisent : des sociétés pseudo-islamiques ou soi-disant
marxistes.
Ce n’est pas le plus
dangereux si cela, pourtant, fait souffrir. Une foi se nourrit volontiers du
martyre.
(Même soft, le
martyre : ainsi, arrêtez de souffler sur les braises de la xénophobie,
chez nous, et vous aurez posé les bases d’un islam tranquille, marginal et
modéré.)
Non, ce qui détruit le
corps actuel de la foi que j’aime, c’est l’un de ses enfants bâtards, on n’est
jamais trahi que par les siens.
Je veux parler de la
société consumériste, celle dont l’aire d’extension mentale se limite à
« je n’ai qu’une vie, me faut la remplir. »
Emplir une vie de
biens, de relations, d’amours, de connaissances, de culture, d’émotions, de
plaisirs, de savoirs, de bons moments – le tout à gagner souvent durement, dans
le stress et l’ennui.
Une unique vie vécue
aux pluriels.
Cette société-là est la
plus forte, c’est elle qui gagne les esprits et les corps, c’est son désir qui
l’emporte, en tout cas chez ceux qui ont le choix.
Si bien que cette marée
grise pourrait bien noyer le monde et recouvrir les zones de l’esprit qui
accueillaient le Christ et son sourire.
Je vois alors, dans les
temps qui viennent, s’installer silencieusement, par dessous, tout un archipel
de communautés mouvantes, composées le plus souvent des exclus de la fête, des
démunis de ce savoir-là des sages et des intelligents qui règneraient.
Dans les catacombes de
l’esprit circulerait la simplicité unique de l’évangile.
La folie douce (saint
Paul) des innombrables recalés du sous-monde.
Souvenons-nous :
la foi du Christ est pauvreté.
Ciel plein ?
Lorsque Bernard-Henri Lévy,
dans le but de détruire radicalement les racines de tous les totalitarismes
meurtriers que le XXe siècle a connus, affirme dans un livre récent* la
nécessité de l’athéisme, sa proposition ne suscite aucune réaction de la part
de nos penseurs patentés.
Je les suppose plutôt
d’accord, à moins qu’ils ne donnent guère d’importance à la question…
Au regard de la place
que prend la religion ailleurs que chez nous dans le monde, ce silence, ce
désintérêt, cela peut paraître assez provincial.
Sur
le fond, je donne raison à Bernard-Henri Lévy quand il affirme que le désir
totalitaire naît d’une angoisse due à la
disparition de Dieu dans le cadre de notre civilisation : faute de grives,
on mange des merles.
Mais d’un pur point de
vue logique, sa proposition, consistant à souhaiter l’acceptation finale d’un
athéisme radical, à conseiller que l’on se convainque une fois pour toutes que
le ciel est vide, me paraît appeler son pendant : l’acceptation de la
présence radicale de Dieu, chassant du ciel et de la terre tout effort humain
pour le remplacer.
C’est sur cette base
que l’une des rares oppositions allemandes, celle de l’Église confessante, a
combattu le nazisme. C’est également sur cette base que l’Église catholique
polonaise et l’Église luthérienne est-allemande ont contribué à la chute du
stalinisme (dans ces trois cas, on reconnaît l’influence de la pensée du
théologien réformé Karl Barth.)
C’est aussi sur la base
d’une confiance radicale en Dieu que Gandhi a combattu le colonialisme et
Martin-Luther King le racisme.
Il existerait donc,
pour le moins, des hommes de foi qui répondraient à la difficulté évoquée par
Bernard-Henri Lévy et consorts d’une façon opposée à la leur, ce qui les
rendrait eux aussi férocement adversaires des totalitarismes religieux, tant
athées que confessionnels.
Il me semble alors que
nos penseurs, quand ils se veulent philosophes, devraient arriver à penser à la
fois ces deux possibilités de combat : athéisme radical ou foi
radicale !
Pour ma part, je
rappelle que les gestes inauguraux que l’on trouve dans les Écritures
bibliques, ceux d’Abraham, de Moïse ou de Jésus, consistent en des ruptures
décisives à l’égard de sociétés ou de mentalités totalitaires – y compris à
l’égard de leur propre culture religieuse.
Au-delà des représentations
datées et situées du divin au sein desquelles ces gestes nous parviennent, ils
me paraissent de portée universelle.
*
Ce grand cadavre à la renverse, 2007.
Voleurs de poules ?
C’est mon côté mal
pensant, j’aime bien quand Jésus parle du roitelet Hérode, qui régnait en ce
temps là en Galilée au nom de l’empereur de Rome. Il dit : « Allez
dire à ce renard… »
Juste un voleur de
poules, pour lui, ce type.
Et c’est vrai que, si
tu crois en Dieu à la façon de Jésus, tu es un incroyant majuscule pour ce qui
est des pouvoirs établis.
C’est vrai pour Abraham
quittant l’empire babylonien, c’est vrai pour Moïse quittant l’empire égyptien.
Or Jésus ne quitte pas
l’empire romain. Croirait-il en lui ? Ne dit-il pas qu’il faut rendre à César
ce qui est de César ?
Attention : de
César, et non à César. Parfois, un tout petit mot suffit à changer le
sens d’une phrase.
Ce qui est dit, c’est
que tout ce qui, chez toi, vient de César, tu peux le lui rendre sans que ton
être en soit appauvri.
C’est une façon de
quitter l’empire sans bouger de place.
C’est de ton désir
qu’il est question. Désir d’allégeance, d’appartenance, d’identité à toi
conférée par plus haut que toi.
Tu es en Dieu, cela
suffit.
Mais pour les césars,
encore faut-il trier.
Sûr qu’il existe bien
des voleurs de poule en or, en de nombreux pays dont les pantins sanglants qui
les "gouvernent" placent leur trésor volé en des coffres calvinistes.
Facéties, cependant,
quoique terriblement mortelles, au regard de la vraie machine à dominer sans
risquer le plus mesquin coup d’État qui cancérise la terre habitée.
César n’habite plus
dans les palais gouvernementaux.
Les ors de la
République, il les change en actions titrisées.
Ses missi dominici
sont des courriels circulant à la vitesse de la lumière. À terme, les
conséquences d’un seul d’entre eux peuvent renverser un gouvernement, rediriger
une politique, changer le mode de vie d’un peuple.
Le tout sans que
personne ne sache, peut-être même pas l’expéditeur, quel est le visage de ce
pouvoir-là.
Le voleur de poules, le
renard, n’agit plus pour son terrier : il ne sait pas lui-même à quoi sert ce
qu’il fait.
Mais si sa puissance
est en un sens virtuelle, son orgueil est démesuré et son action souvent
mortelle, gravement mortifère.
Si bien qu’il ne vous
reste, cessant pour toujours de croire à l’efficace de cette machinerie
babélienne, qu’à vouloir un État suffisamment lucide et avisé pour se mettre au
service des intérêts des peuples.
Non ton seigneur :
ton ministre. Engagé et dirigé par toi, l’espèce humaine.
Un État syndicat,
chargé de défendre les gens contre leur patron.
Un tel État, quel que
soit sa doctrine, serait sur terre la main de Dieu.
La vie, ou la personne ?
À quel moment commence
la vie, à quel moment finit-elle ? Et à partir de quel moment
tue-t-on ?
Certains mouvements
religieux dits évangéliques s’opposent violemment, on le sait, à toute
interruption volontaire de grossesse, comme on dit en langage correct.
Ils exigent que l’on
respecte la création de Dieu, à qui seul appartient la vie : tu ne tueras
point !
Ce qui est curieux
puisque, par ailleurs, les mêmes sont pour la peine de mort, et souvent pour le
droit de tout citoyen à porter de meurtrières armes à feu.
Les extrémistes
islamistes aussi s’opposent au droit à l’avortement, pour des raisons
analogues.
Ils sont peut-être plus
conséquents en ce sens que, s’ils prêchent qu’Allah seul tient en sa main le
destin de chacun, ils ajoutent que le destin de bien des impies consiste à
recevoir la mort de la main des fidèles… au besoin par le moyen de suicides à
vocation exterminatrice.
De même, l’Église
catholique romaine est strictement opposée au droit à l’avortement.
Elle aussi demande le
respect de la vie, mais, comme les protestants de chez nous, elle a remisé depuis
longtemps – et l’on espère pour longtemps – toute propension à organiser des
massacres d’hérétiques et, plus généralement, à réclamer des exécutions
capitales.
Reste que tous ces gens
se déclarent défenseurs de la vie, au nom de Dieu (et que les incroyants s’y
plient, nom de Dieu !)
Et ce qui est valable à
leurs yeux pour fœtus et embryons l’est aussi pour les comas dépassés.
La vie, nous dit-on.
Pour les Écritures, qui
sont nées dans l’Antiquité, la vie venue de Dieu, dans le corps humain comme
dans celui des animaux, se tient dans le sang. En fonction de quoi, aujourd’hui
encore, hallal ou cacher, la viande doit être consommée sans le
sang.
Pour nos savants
actuels, c’est dans le cerveau que cela se tient : plus d’activité
électrique dans le ciboulot égale coma dépassé égale décès ; et avant
l’apparition de cellules nerveuses, pas encore de vie humaine.
Mais d’autres
disent plus simplement : si quelqu’un te dit tu, tu es une
personne, tu existes.
La toute première
parole dite dans les Écritures à ce propos, annonçant la toute première
naissance ordinaire, est celle-ci, dite par Ève-la-Vie : qaniti
ich èth-adhonaï, « J’ai acquis quelqu’un avec le Seigneur »
(Genèse 4, 1) – et elle avait l’air d’en être assez contente…
C’est que tu es un être
humain dès qu’il y a quelqu’un pour te dire bienvenue, ou bonjour – et tant
qu’il y a quelqu’un pour te dire bonsoir… ou adieu.
L’État est-il laïc ?
Je crois avoir exprimé
ici assez clairement que la religion en tant que telle ne m’intéresse pas.
Ce qui m’intéresse,
c’est l’évangile, et lui, il n’est pas impossible qu’on le rencontre ailleurs
que chez les ensoutanés ou assimilés.
De plus, l’histoire
montre à quel point les religions portent en elles, à côté de splendeurs, les
germes de dérives despotiques.
Il est arrivé souvent,
et longtemps, que ces dérives tournent en oppressions, de celles, les plus
graves, qui ne touchent pas seulement les corps, leurs désirs, leurs plaisirs
et leurs biens, mais tout l’être, au plus profond.
À ce sujet, les
principes de la laïcité à la française me conviennent donc. Elles me paraissent
appartenir aux éléments d’une société qu’il convient de mettre en pratique et
de défendre jusqu’à l’os.
Que l’État ne
reconnaisse ni ne finance aucun des cultes existants mais leur assure la
réalité de leur exercice dans les limites de la loi, cela me paraît fort juste.
Il y a quand même
quelques difficultés car l’État n’est pas toujours cohérent sur cette question.
D’abord, un culte,
c’est quoi ? Quel critère permettra, à un État qui se déclare à juste
titre incompétent en la matière, de décider que telle association est
cultuelle ?
Même question posée
autrement : quelle loi ?
Pourquoi y a-t-il une
loi spéciale pour les associations cultuelles, la loi de 1905 sur la séparation
des Églises et de l’État ? Pourquoi pas la loi commune, celle de 1901, qui
régit le droit des associations ?
Mais puisqu’elle
existe, cette loi de 1905, pourquoi impose-t-elle alors mécaniquement la
logique de la loi sur les associations à tel ou tel culte dont la logique
interne est différente, ceci dans des domaines qui ne mettent aucunement les
principes laïcs en danger ?
De quel droit, l’État
laïc s’ingère-t-il dans des pratiques religieuses respectueuses des lois ?
Enfin (pour le moment),
ne voit-on pas qu’il existe en France un culte non reconnu par l’État qui est
moins "non reconnu" que les autres ?
Bref, la laïcité de
l’État n’existe pas totalement dans les faits, elle se manifeste comme une
utopie qui, comme telle, demande en permanence à être réalisée.
Cela explique certaines
difficultés actuelles sur lesquelles je reviendrai.
Qu’est-ce
qu’on voile ?
Il existe des religions
sans bondieu, que l’on ne peut distinguer comme telles que par la doctrine qu’elles
propagent et les comportements que cette dernière suscite :
– Que faut-il croire, à
quoi faut-il ressembler, que faut-il faire et ne pas faire ?
Il n’est pas besoin
d’une adhésion personnelle, de la part de chacun, ni d’un clergé constitué,
pour qu’un tel ensemble fonctionne comme religion.
C’est ainsi que
fonctionne la doxa * actuelle, cet ensemble de mots d’ordre plus ou
moins tacites, relayés entre autres par la publicité, la presse people,
la saga des idoles, la zik et les grand’ messes médiatiques.
Doctrine, révélations,
clergé, cantiques, liturgie…
Pour dire par exemple
que l’on n’a qu’une vie qu’il faut impérativement emplir de bonheurs, d’amours,
de bien-êtres et de réussites (noter les pluriels).
Si bien qu’en ce qui concerne
les corps, on trouve là une religion qui impose la visibilité heureuse,
l’impérative nécessité d’être beau, d’être à l’aise dans son corps, d’être tendance…
et de le montrer.
Bien entendu, puisqu’il
s’agit d’une religion, les femmes sont visées en premier lieu par ces
impératifs.
Depuis des millénaires,
les religions imposent aux femmes, d’abord à celles qui ont l’âge de séduire,
des interdits portant sur la sexualité et ses attributs.
La religion qui règne
aujourd’hui, pour inverser ces interdits n’en est pas moins coercitive, elle
qui, par exemple, impose aux toutes jeunes femmes, voire aux gamines, d’être
sexuellement actives ou tout au moins séduisantes.
Elle ne leur commande
pas de se voiler, mais d’en montrer ou d’en mouler le maximum.
Les efforts que font de
toutes jeunes adolescentes pour y parvenir sont d’ailleurs assez émouvantes,
preuve de leur ardente ferveur.
Question : alors
que les confessions traditionnelles de l’Occident sont en perte de vitesse (au
maximum 10% de pratiquants réels), que les nouvelles arrivées ne comptent pas
beaucoup non plus (peut-être 5% pour l’islam et le bouddhisme réunis), l’État,
tout laïc qu’il se prétende, peut-il se séparer de cette doxa qui, en
bonne religion dominante, informe largement l’économie ?
La réponse est
claire : que les femmes se dévoilent !
* Doxa (terme
grec apparenté à dogma) : ce qui semble juste et bon au plus grand
nombre.
Changer de sens ?
L’évangile propose une
démarche qu’on appelle le plus souvent conversion.
Mais ce mot, je pense
qu’il convient aujourd’hui de l’abandonner, il dit mal la chose dont il est
censé nous entretenir, il en dit trop peu, et le plus souvent il évoque autre
chose que son sens premier.
Le terme grec employé
dans le Nouveau Testament est metánoïa. Il signifiait
littéralement "changement d’opinion", mais son sens biblique est
plus large.
Les auteurs n’étaient
pas au départ de langue grecque : en employant ce mot, ils avaient sans
doute dans l’esprit un terme sémitique qui signifie "retour", le plus
souvent "retour vers ce qui est bon, ce qui est positif" (hébreu chouv,
araméen touv)*.
Si l’on part de la
façon dont ces termes étaient employés, on voit que cette conversion présente
divers aspects.
Ou, si l’on préfère, que
sa signification est large, qu’elle touche à des domaines de la vie que nous
avons tendance à distinguer mais qu’elle rassemble en un mode de vie unifié.
C’est pourquoi je
préfère traduire le metánoïa biblique par "changement de
sens", en donnant au mot "sens" tous ses sens.
Le premier sens que je
retiens est de l’ordre du mental. Cela reprend la signification de l’original
grec : il s’agit de nos conceptions, de nos idées.
Il faut en changer. Non
pour adopter nécessairement d’autres critères scientifiques ou philosophiques,
mais en tenant compte du fait qu’il y a des idées qui font du mal. Ou qui
amènent à faire du mal.
Un second sens touche à
la façon que nous avons de ressentir les choses, les êtres et les événements.
Il est de l’ordre de la sensation. Par exemple quand nous nous sentons
agressés. Cela fait du mal. Ou amène à faire du mal.
Le troisième
sens évoque un changement dans notre façon de nous situer et d’agir dans
le monde qui nous entoure. Il existe des modes de vie, avec les autres, avec le
monde, qui font du mal. Ou qui amènent à faire du mal.
Mais au fond, le sens
le plus complet est celui-ci, qui résume tous les autres : il s’agit
d’abandonner le sens de la marche que l’on suivait peut-être, pour partir dans
un autre sens.
Qui fait du bien. Ou
qui amène à faire du bien.
C’est cela, je crois,
que l’évangile appelle la vie sous le règne de Dieu.
* Pour les
puristes : c’est un autre verbe hébreu, hafekh, qui a le plus
souvent le sens de se tourner vers ce qui est mauvais, négatif.
Êtes-vous
sauvés ?
Cette question suppose
l’idée d’un jugement définitif porté par Dieu sur l’existence de chacun, post
mortem, et impose les images suivantes :
– Certains
disparaissent à jamais, ou pire : sont tourmentés à jamais…
– D’autres, ceux qui ont
demandé et accepté le pardon de Dieu acquis en Jésus-Christ, entrent dans son
heureuse éternité.
Si je me posais cette question, elle ne connaîtrait
pour moi qu’une réponse : oui, je suis sauvé.
Dès que tu te la poses,
telle est en effet la seule réponse possible.
Autrement, tu te
trouves devant l’image d’un dieu pas trop ragoûtant… Bref, d’un faux dieu.
C’est une question qui
a effrayé, au cours des siècles, tant de monde, tant de gens placés sous la
coupe d’un clergé qui tablait là-dessus pour leur imposer sa loi
méphitique…
Elle travaille
aujourd’hui tant de chrétiens, dans les milieux évangéliques, amenés doucement
par elle à reproduire un mode de vie à la fadeur tellement sirupeuse…
On me rétorquera que
les évangiles comptent de nombreuses paroles de condamnation émises par Jésus,
à quoi je répondrai comme d’habitude que toute la Bible est une parabole qui se
réfère à la réelle amitié de Dieu pour son monde.
Image connue : à
force de regarder le doigt parabole qui montre Dieu au lieu de regarder dans la
direction que ce doigt indique, on ne distingue qu’un ongle griffu !
Dieu serait un Père qui
zigouille la plupart de ses enfants ? Il y a gourance : il s’agirait
là de Saturne.
Moi qui suis un méchant
homme, je ne me résous pas à la mort de l’un de mes fils, et Dieu, lui,
sabrerait les siens de bon cœur !
Jamais ! Cela ne
fait pas partie de mon croyable disponible.
Qu’une étape suivante
permette à nos vies de se purger d’autant plus difficilement qu’elles auraient
été gravement empoisonnées, ceci avant que ne s’ouvre la nouvelle aventure du
règne de Dieu, je veux bien l’admettre (quoique ni moi ni personne, au fond,
n’ait à se lancer dans de telles supputations).
Mais pas la
destruction.
De plus, l’important
n’est pas là, car c’est maintenant que je suis sauvé, et c’est ce qui compte.
Je n’ai plus alors à
m’en soucier : quoi qu’il m’arrive, le Père qui est dans les cieux (image,
parabole) m’a regardé sur ma croix, moi l’espèce humaine, et m’a tendu
un avenir.
Que je peux tenter
d’enrichir le plus possible, alors avec bonheur.
Mourir
pour ?
S’il était vrai que
seuls sont crédibles les témoins – terme qui en grec se dit martyr – qui
acceptent de se faire tuer pour leurs idées, leurs croyances ou leur
communauté, il faudrait croire les délirantes certitudes de ceux qui se font
sauter à la dynamite au milieu d’une foule.
Il est vrai en revanche
qu’il a toujours existé des personnes, incommensurablement plus respectables,
qui ont accepté de donner leur vie pour une juste cause.
Je pense, entre
beaucoup d’autres, aux patriotes que l’on fusillait, ou aux savants qui
prenaient le risque de s’empoisonner ou de se faire irradier.
Et bien sûr – nous
sommes au caté –, je pense aux martyrs chrétiens.
C’est d’ailleurs un
sujet actuel en bien des endroits de la planète, on en zigouille pas mal, des
sectateurs du Christ.
À noter ce
malentendu : ceux qui les tuent le font souvent plus pour leur qualité
supposée de suppôts de l’Occident que pour leur religion, alors qu’eux-mêmes se
sentent bel et bien attaqués à cause de leur foi.
Rester chez soi dans un
pays où l’on appelle au saint meurtre des roumis, c’est déjà de la constance,
encore que l’on peut le faire simplement par obligation, pour sauver ses moyens
de vivre.
Mais s’installer
délibérément dans un pays qui exècre les croisés en vue d’y prêcher la croix,
ou dans un pays où la religion est tellement l’opium du peuple que l’on a
toutes les chances de se faire enfumer… c’est quoi ?
Forfanterie ? Provocation ?
Martyre ?
Je pense alors à ces
jeunes couples qui partaient en famille dans de lointaines régions de forêt
équatoriale, dans les années 1870, sans nivaquine, sans pénicilline, et qui
mouraient des fièvres dans les six mois…
Des missionnaires, des
témoins de l’amour de Dieu pour les gens de ces pays-là et de ces temps-là.
Folie. Sacrifice…
Idiotie, ou sublime ?
Je ne l’aurais pas
fait. Je sais seulement que, s’il me l’avait fallu vraiment, et cela même quand
je paraissais le plus loin de lui, j’aurais accepté de mourir pour rester
fidèle à mon maître.
C’est du moins ce que,
tel saint Pierre*, je me dis…
C’est en tout cas un
minimum pour qui désire rester à sa juste place, on meurt souvent pour moins
que cela.
*
Voir par exemple Jean 13, 37.
Aimer la
croix ?
Ah le joli effet d’une
petite croix en or sur la peau brune d’un décolleté plongeant !
Or c’était la
guillotine de l’époque, quand elle était publique, le verger du roi de la
ballade des pendus – bref, côté démonstration de pouvoir, la saloperie mise en
spectacle.
C’est cela que l’on
contemple devant une crucifixion.
Ne jamais oublier la
foule qui regarde, qui ricane ou qui pleure, ni le militaire qui exécute sans
état d’âme, ni le puissant que tout cela soulage.
Aimer cela ? Non.
Mais contempler. Bien
regarder.
Sinon, cette croix
redevient ce signe d’appartenance, cette marque d’identité qui ne dit rien
d’autre que ceci : moi, je suis de ce bord, de cette ethnie, de cette
tradition, de ce côté d’ici.
Et aussi : ce sont
mes morts qui sont là.
Regarder vraiment.
C’est après tout le corps de l’être humain que l’on profane ainsi.
C’est ton corps, c’est
mon corps.
Et c’est donc aussi
toi, ou moi, nous les humains, ces bêtes folles qui se font ce genre de choses.
Toujours. Partout. D’une
manière ou d’une autre.
Oui, car si c’est le
corps de l’humain, c’est lui, tout simplement. Ce que l’on appellerait âme
n’est pas ailleurs, ni d’une autre nature. Ce qu’on appelle esprit, aussi, est
bien là.
Voilà pourquoi il vaut
mieux, sur ce point, agir en luthérien : regarder le corps, non la croix
nue des réformés, portés trop vite à passer à l’idée.
Mais voilà aussi
pourquoi tu comprends, en le voyant souffrir, que sa souffrance n’a rien de bon
en elle, qu’elle ne sauve de rien, que c’est juste un type qui est en train de
mourir salement, ce que Dieu n’aime pas.
Qu’il ne s’agit donc
pas d’aimer cela.
Mais d’accepter de le voir, qui fait déjà mal,
parce que ce que tu contemples là, c’est la vérité.
C’est donc lui que tu
aimes, humain véritable qui souffrit cela.
Tout le contraire d’un
mythe : il n’y a pas de foi du Christ sans l’amour navré de cette chair
qui souffre par iniquité, contemplée… dans le but que cela cesse !
Dans le refus que se
poursuivent les œuvres de mort.
Tout en sachant que
cela continue et continuera, et que tu continueras à refuser qu’il en soit
ainsi.
Puisque c’est le
but : agir en vue de ce qui fait du bien.
Tel est le sens de ce
qui suit, le jour final où le tombeau est vide : on ne t’aura pas, tu
continueras !
Et la sainte
Vierge ?
Je m’aperçois que je
n’ai pas consacré plus d’une ligne, ici, à la sainte Vierge.
Évidemment, se
dira-t-on, il est protestant !
Certes, mais bien des
parpaillots, justement, auraient parlé d’elle, on sait comment…
Or il se trouve que
l’on vient de m’interroger à son sujet, probablement dans le but d’obtenir de
moi des arguments pour un débat intérieur concernant le catholicisme.
La sainte Vierge
était-elle vierge lorsqu’elle se trouva enceinte ?
C’est fort douteux, à
mon avis, mais les évangélistes Matthieu et Luc ont pensé nécessaire de
l’affirmer.
J’ai déjà parlé de
cette distance culturelle qu’il convient de garder présente à l’esprit lorsque
l’on aborde les Écritures, et cela s’applique ici :
Il était important pour
eux deux de montrer, sur ce sujet comme sur d’autres, que le parcours de Jésus
accomplissait d’anciennes prophétie concernant le destin du peuple d’Israël,
comparé par le prophète Ésaïe, en l’occurrence, à celui d’une jeune fille
promise à l’avenir à un heureux événement (Ésaïe 7,14).
Or cette jeune fille
était devenue, passant de l’ancien hébreu au grec qu’ils lisaient, une
vierge.
Mais il était plus
important encore, pour eux, d’affirmer ceci : « Ne cherchez pas
ailleurs qu’en Dieu lui-même l’origine du messie. »
Que nous disent-ils
alors à propos de cette jeune femme, par ce langage, propre aux Écritures, dans
lequel un récit est en lui-même la Parole à entendre ?
Ceci : Marie
reçoit dans sa chair le don de Dieu, et quoi qu’il lui en coûte par ailleurs eu
égard aux règles sociales de son temps et de son milieu, elle l’accepte.
Sa grossesse devient
parabole d’une relation par laquelle le divin vient s’unir à l’humain, tandis
que l’humain s’ouvre au divin.
Une relation par
laquelle Dieu se fait histoire humaine, et l’espèce humaine histoire de Dieu.
Marie, peuple d’Israël
qui reçoit son Seigneur, et peuple d’Israël figure de l’espèce humaine qui
reçoit son Seigneur.
Une belle histoire,
non ?
Celle de tout humain
qui recevrait Dieu dans sa chair, et son histoire, et son destin, et sa passion
aussi, devrait-il s’en trouver retourné à la vie à la mort.
C’est pourquoi je
révère cette Marie, elle représente un aspect de mon moi idéal…
Évidemment, même à ce
point accomplie je ne la prierai point, prie-t-on l’espèce humaine ?
Vous avez
dit Trinité ?
Dès qu’on parle de la
naissance de Jésus, comme je l’ai fait la semaine dernière, on pense à cette
drôle de doctrine qui s’appelle la Trinité : Père, Fils et Saint Esprit.
Un seul Dieu en trois
personnes.
Et à partir de là, nous
voilà lancés dans toutes ces histoires de nature divine et de nature humaine du
Christ : était-il Dieu, était-il homme, était-il les deux ?
Quelle bizarrerie… et
quel intérêt !?
Pour moi, si l’on se
penche sur la nature de ce dont on parle, on se perd.
Il n’y a ni nature
humaine, ni nature divine, du moins au sens où on l’entendait dans la
philosophie gréco-latine qui a servi à définir ces dogmes-là.
La pensée biblique est
d’une tout autre… nature.
Elle pense de façon narrative,
elle raconte des histoires.
Et ces histoires,
puisqu’on les raconte, sont en elles-mêmes des paroles.
Et ces paroles sont en
elles-mêmes le sens de la chose racontée.
Un sens vital pour les
gens qui l’écoutent et le captent.
Car dans le récit biblique,
il n’y a pas une idée de Père, mais un père ; pas une idée de Fils mais un
fils ; pas une idée d’Esprit, mais du souffle* !
Il y a donc ce récit
dans lequel on parle de Dieu comme d’une histoire de père et de fils, ceci
selon les modèles de père et de fils que l’on se fait dans ce monde-là, antique
et proche-oriental.
C’est l’image d’un
atelier, par exemple, l’image d’une œuvre qui se poursuit dans le temps et dans
laquelle un fils modèle accomplit totalement le projet de son père, le patron,
parce qu’il y a de l’amour entre ces deux-là.
Si bien qu’ils sont un
seul : c’est un seul projet, un même but, un seul amour, en un mot un
souffle commun qui se réalise dans le temps…
Il s’agit d’une
histoire qu’on vous raconte, histoire de mort et de vie, de violence et
d’amour, de guerre et de paix au profit de l’espèce humaine, et même au profit
de l’univers.
Avec un père et un
fils, et leur souffle, paraboles ensemble de Dieu, cet Inconnu majuscule auquel
on se réfère ainsi par défaut.
Si l’on tient à la Trinité,
il vaut mieux alors préférer cette expression traditionnelle :
Nous croyons en un seul
Dieu, lui qui est pour nous le Père, le Fils et le saint Esprit.
Le mot important étant pour
nous, entendu au sens de « pour ainsi dire en fonction de nos capacités. »
* Le sens premier du
mot grec pneũma, que l’on traduit le plus souvent, dans la Bible,
par esprit, est souffle.
Où donc est Dieu ?
Dieu est là où il n’y a
pas d’issue.
Selon le théologien
américain James H. Cone, initiateur de la Black Theology, la théologie
« noire », telle est l’expérience des Noirs américains.
Au moment du plus grand
malheur, de la plus grande peur, de la plus grande désespérance.
C’est là que Dieu se
trouve, est trouvé, se laisse trouver.
Mais pas seulement, cela
ne suffit pas.
Il faut ne pas avoir en
soi l’espoir que les choses peuvent toujours s’arranger, ou la certitude innée,
ou le savoir sociologique, que l’on n’est pas, normalement, de ceux qui ont
perdu de toute façon, qui sont voués par nature ou par construction au malheur,
à la peur, à la honte, au désespoir ou au mépris.
Si vous avez pu croire
un jour que vous faisiez partie, normalement, du monde des chanceux, des
propres sur eux, que ce soit d’une manière ou d’une autre, quand viendra le
mauvais temps vous ne penserez qu’à l’injustice de la chose, vous ne trouverez
pas Dieu, il n’est pas là.
Voilà pourquoi
l’expérience des Américains noirs, concernant Dieu, est celle-là : il est
là quand il n’y a plus d’issue, et qu’à vues humaines il n’y en a jamais eu.
Et ce n’est pas réservé
à ce peuple-là.
C’est congénital à
l’espèce humaine tout entière, et même à la création tout entière.
Car là où il y a une
issue, pourquoi voudriez-vous qu’il y ait Dieu ?
Il faut d’abord la
mort.
Autrement, tant qu’il y
a de la vie, de l’espoir, même si l’on parle de Dieu, si l’on parle à Dieu, ce
n’est pas vraiment lui.
C’est juste de la
religion pour calfeutrer, pour laisser croire encore qu’il y a une issue.
Et même, souvent :
que la question ne se pose même pas puisqu’il y a Dieu.
Or Dieu n’est pas un
cataplasme.
Dieu est l’ouverture
brutale du cœur mort.
De la tête morte, même
si elle croit continuer à penser, tranquille sur son erre.
Elle sombre tout à coup
et voilà, elle ne s’éveille qu’en explosant.
Dieu est à la déchirure
de la chair morte, de l’histoire morte.
Il est toujours à cet
entre-deux de la mort sans espoir et de la vie sanglante qui palpite.
Dieu surgit là, c’est
un combattant.
Crois-tu
cela ?
Paradoxe : fidèle
à la foi du Christ, le croyant est un incrédule, ce n’est pas à tort que les
anciens empereurs païens l’accusaient d’athéisme.
On reçoit, dans la
presse, dans les médias en général, de nombreuses interventions inspirées par
la crise financière dans laquelle nous nous trouvons.
La plupart, même les
plus critiques, font montre d’une croyance éperdue envers le capitalisme,
paradoxalement renforcée, dans l’espoir d’une refondation, par une critique de
certains errements actuels de la finance.
Il s’agit donc d’une
religion, celle de l’empire païen qui régit notre existence.
Or lorsqu’il parle de
« refonder le capitalisme », il s’agit du capitalisme vu par les
capitalistes, c’est-à-dire par ceux qui détiennent des capitaux et sont à même
de contrôler plus ou moins leurs mouvements.
Qu’en serait-il d’un
capitalisme refondé à partir du point de vue de ceux qui ne détiennent pas les
capitaux et n’ont aucun pouvoir sur leurs mouvements ?
C’est qu’il y a des
rencontres dangereuses : parler avec certains détenus, avec certains
enseignants, avec certains employés, avec certains immigrés, avec certains
jeunes, avec certains sans-logis, avec certains élus, etc., enseigne que la
crise actuelle ne fait que révéler, au sens des photographes, ce qui était
pourtant ordinaire : la violence inhérente à notre société.
Il était facile de se
focaliser sur les crimes bien réels du système stalinien, leurs responsables
étant parfaitement identifiables et localisables.
En revanche, il est
pratiquement impossible de discerner quels sont les responsables des crimes,
tout aussi réels et nombreux, du système capitaliste.
Ceux-ci sont diffus,
difficiles à relier, et s’exercent à l’échelle mondiale.
Des forces invisibles
détruisent ainsi des vies au sein de foules fatiguées et chargées. Cela évoque
cette possession par des esprits mauvais dont parlent les évangiles.
Jésus disait
« Rendez à César ce qui est de César et à Dieu ce qui est de Dieu. »
Je pense qu’il voyait
César (l’empire de son temps) comme un mal, inéluctable parce que spirituel,
que la part impuissante de l’humanité pouvait réduire néanmoins à long terme,
non par un combat ouvert, mais par une défiance totale, durable et massive.
Le désir d’empire, la
foi dans l’empire, voilà ce qui faisait tenir l’empire. On peut sans doute
transposer cela à Mammon… et à l’empire capitalistique actuel.
D’où cet article d’un
catéchisme nécessaire, à mémoriser à l’ancienne :
« Je subis le
capitalisme ; il ne suscite en moi aucun désir ; je ne crois pas en
lui. »
Tout est là. Faites
passer…
Dieu est-il
une issue ?
Cette aventure vécue
par une poignée d’astronautes stagiaires paraît une belle parabole, mais de
quoi ?
Ils ont été enfermés
plusieurs mois dans une capsule imitant les conditions de vie d’une mission
Terre-Mars-Terre.
Et puis ils en sont
sortis, retrouvant la vie qui est ordinairement la leur.
Ils ont retrouvé la
lumière du soleil, la liberté de mouvement, toutes ces choses, et surtout les
êtres aimés.
Il y avait une issue.
On rêve de cela,
surtout quand le monde est, pour soi, comparable à une prison.
On ne vit pas toujours
dans la parfaite entente qui semble avoir prévalu pour ces astronautes…
On n’est pas toujours –
pas souvent – pourvu comme eux de tout le nécessaire…
On n’est pas certain,
comme eux, que la fin de l’histoire ouvre sur du bon...
Alors on va se tourner
vers Dieu, attendant de lui une issue, heureuse de préférence ?
Car avec Dieu on en
sortirait, on s’en sortirait, et par le haut.
Ce que je pense – noter
ce verbe – c’est que cette issue existe.
Ce monde-ci peut être
comparable à une capsule environnée du vrai monde.
Disons que c’est une
probabilité, tant il existe de mystère quant aux conditions d’existence de ce
monde-ci par opposition à une absence totale de monde.
Rabbi Nahman de
Breslau, un sage hassidique, voyait la chose ainsi : « Les gens
disent qu’il y a ce monde-ci et le fonde futur. Nous croyons dans le monde à
venir. Quant à ce monde-ci, peut-être existe-t-il aussi »…
Ce qui me frappe, c’est
que l’on oublie souvent que cette sortie serait aussi une entrée.
Dans le monde qui
vient, celui qui serait le vrai.
La parabole des
astronautes trouve là sa limite : en sortant ils savent où ils vont, or le
vrai monde dans lequel nous entrerions, nous ne pouvons en avoir aucune idée.
C’est là qu’au-delà de
la pensée, survient ou non la foi.
La foi a toujours l’air
d’être toute simple, en réalité elle tient du second degré.
Parce qu’elle tient en
ceci que ce n’est pas l’issue qui compte, une fois qu’on en a conçu la
possibilité, mais le commencement.
Commencement présent
pour nous dans la capsule, et qui crée notre monde qui vient.
« Au commencement,
Dieu a créé le ciel et la terre »…
Un dieu tragique ?
L’une des conséquences
de la posture constante du dieu biblique est qu’elle doit conduire à toujours
postuler la possibilité de sa défaite finale.
Il y a une différence
radicale entre la figure de ce dieu et celles des dieux de la mythologie
gréco-latine, lointains ancêtres du dieu impavide des philosophes : eux,
ils n’étaient engagés à rien vis-à-vis des humains.
C’est une chose dont
nous avons perdu le sens : pour les gens de l’Antiquité, le monde
véritable n’était pas celui que nous connaissons, mais celui des dieux.
Le nôtre en était une
dépendance.
Et ce monde véritable
ne connaissait ni la mort ni le malheur, même si, à l’occasion, telle ou telle
divinité rencontrait passagèrement un échec dû à l’animosité en acte de l’un de
ses congénères.
En revanche, dans cette
basse dépendance terrestre où s’ébattaient les gens, dans cette sorte de
basse-cour humaine, chacun pouvait être livré aux heurs et aux malheurs causées
par d’inconséquentes bisbilles divines.
Ainsi Ulysse, si
longtemps ballotté de mer en îles à cause d’une fureur divine qui avait tout du
caprice.
S’il existait dans
l’univers ce que l’on appelle le tragique, c’était alors chez les humains qu’il
fallait le chercher.
Un tel mourait, se
tuait pour faire justice, non parce qu’il avait mal agi de son propre chef,
mais parce que les dieux l’avaient placé dans une situation dont il ne pouvait
sortir que dans la contradiction, l’angoisse et la honte.
Ainsi Œdipe, voué dès
avant la naissance à tuer son père et coucher avec sa mère.
Mais quand le dieu de
la parabole biblique, lui, se met en tête de se lier par contrat – l’Alliance –
avec le genre humain, il entre dans une histoire qui a un sens : sa propre
mise en échec.
Cela se joue déjà avec
Adam, l’espèce humaine personnifiée, avec qui le divin se mue en Seigneur, en
allié protecteur, personne attentive qui attend réponse de son obligé… et qui
doit déchanter.
Cela se joue encore
avec Moïse, et cette alliance conclue au Sinaï dont les prophètes constateront
qu’elle n’est jamais respectée.
Et ainsi de suite
jusqu’au moment fatal.
Prévisible.
Car notre monde à nous,
non plus le sien, devient le vrai monde, où se joue la pièce.
Et Dieu, alors, dépend,
c’est lui le personnage tragique... celui qui va mourir.
Écouteriez-vous la Bible ?
Allez, écoutez-la, que
diable !
Et quand je parle
d’écouter les Écritures, ce qui me tient à cœur c’est que, avant le temps de la
compréhension intellectuelle du texte, avant celui de son interprétation, avant
celui de son application… puisse se tenir le temps d’une écriture dite,
d’une écoute, d’une lecture qu’on entende tout bêtement de ses oreilles.
Là se tient la valeur,
la force, de l’écriture : quand elle est lue par un corps, un sujet, une
histoire vivante – toutes réalités que les Écritures bibliques nomment
chair.
Telles sont ces
Écritures, que leur valeur, que le vécu total de leur réelle énonciation, et
non plus seulement leur sens mental, ne se livre qu’ainsi.
C’est pourquoi
l’antique lecture juive nécessite l’inscription d’un rythme, la modulation d’un
souffle humain, scrupuleusement notée dans l’écrit.
C’est alors que
l’écriture est dans le temps réel, irréversible comme lui, allant toujours vers
sa fin, alors qu’un texte est par nature celui sur lequel on peut
revenir, que l’on peut reprendre à l’envers, un instrument qui nie la mort.
Et la vie, par
conséquent – celle-ci et l’autre.
C’est ce que nos dignes
théologiens et exégètes n’entendent pas – pour la raison qu’ils ne se soucient
pas d’entendre les Écritures, sauf à user de ce verbe comme image, mais de les
lire comme textes.
Et ce terme de texte
suppose la pratique silencieuse de l’érudit en son cabinet.
Ils passent incontinent
de cette lecture-là à la chaire – quelle que soit la forme, l’institution et
l’occasion de cette chose.
Mais qui profère les
Lectures, quel sujet, quelle chair exposée, avant de se les expliquer, de se
les approprier, de les appliquer à autrui en ces détours qui les fixent en
objet, qui les nient comme sujet ? Personne ou presque.
Quels sujets, dans
cette rencontre ? Pas grand monde.
Aussi, point non plus
de peuple sujet de sa lecture.
Là est le secret
indicible, et d’ailleurs ignoré des meilleurs apôtres : un peuple, ne
faut-il pas toujours le faire taire pour qu’il nous écoute, celui-là, ce
multiple incontrôlable, toujours susceptible d’être : bête, obtus,
dissolu, pervers, méchant ?
Pécheur.
Humain.
Saint Herméneute, priez
pour nous, pauvres pécheurs.
Maîtres et serviteurs ?
Les croyants, envers et
contre le délire des vitrines de Noël, célèbrent la naissance du Fils de Dieu,
souvent sans prendre garde au sens provocateur de ces termes, tant on a
l’habitude de tout ce vocabulaire.
Ça veut dire quoi, Fils
de Dieu ?
On le savait mieux aux
époques où existait le pater familias et ses fils obéissants.
Obéissants par
définition, par construction.
Des fils au service de
leur père, chargés de ses affaires, au palais comme à l’atelier ou à la ferme,
à la boutique ou à l’officine… fils engendrés pour suivre et poursuivre.
Sans oublier les
filles, destinées à se couler aussi dans le destin de leur mère.
D’abord bonne fille
obéissante, douce et docile, pour devenir ensuite, elle aussi, maîtresse de
maison ou, le plus souvent, servante d’un maître ou d’une maîtresse… et de
toute façon soumise à son futur seigneur et maître.
Alors ce qui compte, je
crois, dans cette histoire de Noël, ce n’est pas tant le Père et le Fils que le
Maître et le Serviteur.
Une histoire de maîtres
et de serviteurs, de maîtresses et de servantes, en des jours où ces titres
avaient eux aussi un sens oublié depuis, n’étant plus lié à notre expérience.
Du moins nous le
fait-on croire…
Un temps où le
serviteur se devait à son maître.
Mais aussi où le
maître, à sa façon, se devait à son serviteur puisqu’il tenait en sa main le
devenir des siens.
Dans ce lien, qui
unissait aussi l’enseignant et son disciple, on retrouvait cette fidélité
mutuelle quoique foncièrement inégale.
Ce sont là plus que de
pieuses images d’antan, ce sont des paradigmes, de ceux qui ont servi à tisser
ces histoires bibliques, puis évangéliques, qui aboutissent à ce que paraisse
un jour un fils, naisse un jour un serviteur.
Serviteur comme tous
les serviteurs que nous sommes, offerts à la violence toujours possible de nos
maîtres – à la violence des maîtres, tous autant qu’ils sont.
Fils qui naît avec la
violence à subir, programmée dans ce titre même.
Car si le Maître est
contesté, nié, refoulé par tout ce qui tient le rôle de maîtres, son Serviteur
va se faire tuer.
Et tous ceux qui lui
ressemblent, aussi, comme on vous le montre, vous le dit, vous l’enseigne : car
à sa suite mourront tous ces petits enfants fils de Rachel.
Quelle morale ?
Avez-vous remarqué comme
les gens d’église, ou de mosquée, ou de synagogue, bref les gens de religion,
aiment vous faire la morale ? Parfois jusque dans le détail…
Aujourd'hui, par chez
nous, on n'aime pas ça.
Autrefois, il y a
longtemps, c'était pourtant nécessaire, les sociétés concernées étaient
foncièrement religieuses et, outre leur message propre, les institutions
cléricales avaient pour mission de réguler les mœurs.
En Europe, au
Moyen-Âge, après les grandes invasions, cette mission revenait à l'Église
romaine, qui avait bien du mal à faire accepter par les seigneurs un respect
minimum à l'égard des pauvres gens.
Elle visait à faire
respecter, autant que possible, une certaine douceur au sein des relations
sociales, cela se sent encore aujourd'hui jusque dans sa musique liturgique.
Mais les religions se
sont données aussi pour mission de faire régner leur conception du monde.
De ramener une espèce
humaine dévoyée, traviata, à la saine observance de principes cohérents
avec la constitution d'un monde perçu par elles comme provenant du divin.
Fondée sur l'idée d'un
ordre du monde, elles en ont souvent tiré un ordre moral.
Des règles touchant
tous les aspects de la vie.
Des "tu
feras" et des "tu ne feras pas".
Aujourd'hui, cela
révulse ?
Voire, car le magistère
de nos clercs actuels est riche d'injonctions, tout autant que l'était, ou
l'est, celui des religions répertoriées – simplement ses règles sont autres.
Autres sont les
"tu feras" et autres les "tu ne feras pas", mais pour
autant, ces prescriptions existent, perdurent… s'appliquent.
Or les Évangiles ne
vont pas dans ce sens, ils se simplifient la vie.
Les Évangiles,
lorsqu'ils reprennent les termes de l'antique Loi, ne disent plus de "tu
ne feras pas", mais seulement deux "tu feras" :
"Tu aimeras ton
Dieu" et "tu aimeras ton semblable".
Ils se simplifient la
vie et ils nous la compliquent.
Ce n'est plus de la
morale, c'est plutôt de l'éthique : on établit des principes sur lesquels baser
une morale, et puis après, débrouillez-vous !
Et là, un seul principe
: aimer.
C'est-à-dire se faire,
pour autrui, cause de bonheur, de bon, de bien, de bénéfique.
Ben des fois, c'est
coton…
Dieu, un visage ?
Frédéric Lenoir, le
spécialiste des religions, affirmait récemment que le visage biblique de Dieu était
devenu inacceptable pour nos contemporains.
Un dieu trop
anthropomorphe, trop créé à l’image de l’être humain.
Selon Lenoir, cela
expliquerait en partie la désaffection des Européens à l’égard du
christianisme.
C’est possible.
Un dieu trop humain, trop
charnel, un dieu à l’image trop datée, trop située, aussi, indissolublement lié
à l’Antiquité et aux civilisations proche-orientales d’alors.
Et en conséquence de
cela, pas trop crédible.
C’est ce côté visage,
personne, qui serait en cause, personnage comparable à ceux d’un drame ou d’une
comédie.
Il y aurait, qui gêne,
tout ce que j’ai eu naguère l’occasion de décrire ainsi :
La face de Dieu, ses
mains, sa voix...
Une face, oui,
respirant l'amour ou la colère, la peur ou la joie, la douleur, la haine, l'emportement
ou l'incertitude.
Une personne, enfin. À
savoir aussi des mains. Des bras qui s'ouvrent ou se ferment, se croisent pour
ne plus agir, se détendent pour frapper.
Des mains qui
octroient, des mains fortes qui étreignent le sceptre du monde, lancent la
foudre, inscrivent dans la pierre une volonté, pétrissent la glaise, sèment
l'abondance ou la retiennent, ferment des greniers par dépit ou colère, ou
encore par pure pédagogie.
Mains d'un père se
refermant sur les épaules d'un fils perdu et retrouvé.
Et faut-il encore
parler de la voix de Dieu, semblable aux grandes eaux ?
De ses pas résonnant
sur la terre au souffle du soir, et marchant vers quelle déconvenue...?
Une personne vivante,
composée de paroles et d'images qu'une écriture multiple et foisonnante a
ordonnées, rythmées, assemblées.
Oui, ça doit être ça
qui gêne.
À tort.
Car bien entendu ce
dieu-là est la parabole de l'Inconnaissable, du Tout-Autre que nul n'a jamais
vu.
Une parabole qui dit
vrai alors même qu’elle invente, qu’elle crée.
Mais alors, la
responsabilité de cette difficulté à accepter cela retombe sur la millénaire
propension des gens d’Église à penser ce visage de Dieu en termes d’être, à la
Platon, quand les écrivains bibliques font parler, vibrer, à coup d’images,
d’assonances et de rythmes, la couleur de leur foi.
Appel à faire de même,
à entrer, ici et aujourd’hui, dans cette même œuvre : faire la parole de Dieu.
Tous aveugles ?
Est-il vraiment dans le noir du tunnel, ce monde, ou bien sommes-nous tous
aveugles, comme le disaient les anciens prophètes ?
Aussi, quand Jésus rendait la vue à un aveugle, selon les évangiles, il
signifiait ce que les prophètes avaient dans l'esprit : c’est l'humanité qui
est aveugle.
Qui ne sait comment se comporter dans la justesse, dans la justice.
En un monde qui vit dans l'obscurité, qui n'est pas conforme à
l'espérance que Dieu avait mise en lui.
En un long tunnel.
Or les prophètes disaient aussi qu'au bout de ce tunnel existe une
lumière.
Et c'est le plus dur à croire.
On peut les voir, les ténèbres, il n'y a qu'à considérer la longue suite
de guerres, de massacres, de famines, d'oppressions et d'humiliations qui font
notre actualité : Afghanistan, Syrie, Irak, mais aussi Congo, Somalie,
Soudan, Corée du Nord…
Guerres, et leur kyrielle de malheurs.
Longues colonnes de réfugiés affamés, malades, épuisés.
Extrême détresse de jeunes femmes réduites à la prostitution.
Univers sans vie mais tellement rentable des drogués.
Et j’en passe…
Croire qu'au bout de cela il y a lumière, espérance, justice,
bonheur ?
Pas grand chose de bon à en tirer, on peut le dire, pas beaucoup de
bonté, de main tendue, de lumière.
Ceux qui disent : « C’est vrai, nous sommes loin d’être à la hauteur
de l’espérance que Dieu avait mise en nous », voient la vérité, notre
espèce, toujours, se replie sur elle-même pour ne pas voir où sont la lumière,
la justesse, la vérité…
Mais si l’aveugle naît ainsi, dit Jésus, c’est pour que les œuvres de
Dieu se manifestent en lui… !
Autrement dit : « Je vais le guérir. Peut-être comprendrez-vous
alors qu’il y a plus grave que son handicap : être incapable de voir... la
lumière du monde ! »
Luther le disait, C’est par grâce que nous sommes pécheurs :
Il est bon, d’apercevoir ainsi, depuis son tunnel, que la lumière du
monde est devant.
Crois-tu cela ? disait Jésus à l’ancien
aveugle : Je crois, répondait-il.
Et sans doute allait-il alors éclairer ceux qui l’entouraient ; une
chaîne de beauté et de bonté commençait.
Il était peut-être l’un des premiers témoins, sortis de la foule, qui
aient vu que les choses s’améliorent lorsqu’on n’essaie plus de se croire
soi-même.
Et que la lumière serait en celui qui, de faible ou de puissant, deviendrait
don.
Éveillés ou endormis ?
La tradition dont je sors a coutume de penser la foi.
La penser, au sens de mettre en branle, avant toute autre, la fonction
mentale de l’être humain.
Aussi risque-t-elle en permanence de rater la totalité des êtres.
Il ne s’agit pas de nier l’importance du mental, de l’intellect, et par
suite du travail des intellectuels.
Il s’agit de penser aussi – c’est aussi penser – à partir des autres
fonctions.
Et plus important : de penser à partir du tout, de l’ensemble, de la
totalité de ce qui constitue l’être humain.
On risquerait, autrement, de penser la foi d’un endormi.
D’un cerveau qui, trop souvent, ne sent ni n’agit, mais qui, peut-être,
rêve.
Qui ne se situe, ne s’oriente ni ne réagit, ni n’interagit, seul dans son
monde.
Penser la foi d’un éveillé.
À ce sujet le vieil Héraclite parlait ainsi : « Seuls les
éveillés ont un monde commun ; les endormis vivent chacun dans son
monde. »*
Éveillé, éveillée, est celui ou celle qui s’est unifié, réunie.
En sorte que le tout de son être soit présent dans chacune de ses
fonctions constitutives.
Dans son mental, comme dans sa sensation ou son énergie, comme dans son
émotion.
Et en sorte, aussi, que son mental, sa sensation, son énergie et son
émotion soient présents tout ensemble dans le tout de son être.
Alors on ressent Dieu dans le même temps qu’on le pense, ou tente de le
penser.
On s’émeut de Dieu dans le même temps qu’on le ressent, on le pense dans
le temps qu’on s’émeut, qu’on se meut avec lui.
Et ainsi de suite selon toutes les figures possibles de cette
totalité-diversité qui font l’être humain que je suis.
Et ceci, bien sûr, n’est possible qu’en perspective, puisque je ne suis
jamais totalement, ni à tout instant, le patron, la patronne, du tout que je
suis.
N’est possible que comme recherche : méditation, exercice, et cette
sorte de piété qui est lien d’amour.
C’est alors qu’il se trouve, comme par hasard mais ce n’est pas un
hasard, que les frontières – mais non les distinctions – installées en fonction
du malheur des temps par les diverses traditions, religions, sagesses,
philosophies : s’effacent.
Et que les éveillés de tout poil se reconnaissent entre eux pour être
d’un même monde.
* Cette chronique est le pendant
« religieux » de celle qui a paru le 13 février 2012 à la page Doxa,
le versant « laïc » de mon qu’en pensez-vous ?
hebdomadaire.
Que sacrons-nous ?
Pourquoi, lors de la
remise des Oscars, l’acteur Jean Dujardin, ébaubi par son succès, s’est-il
exclamé « Putain ! » ?
Pourquoi, quelques
jours plus tard, le sélectionneur de notre équipe de football, atterré par une
erreur de ses joueurs, a-t-il proféré le même « Putain ! » ?
Que viennent faire là
les prostituées, de quelle putain s’agit-il ?
Je pense que ce qui se
cache derrière l’image, le fantasme, d’une femme qui s’offre sans considération
de personne, c’est le destin.
Ce qui vous tombe
dessus, en bien comme en mal, sans que vous le méritiez.
Le destin, d’un coup,
vous récompense ? C’est une chance imméritée, et celui qui dit alors
« Putain ! » dit son humilité.
Le destin vous
punit-il ? Si vous n’avez rien à dire là contre, vous n’y êtes cependant
pour rien.
Ce « Putain ! »
a donc remplacé le « Bon Dieu ! » de naguère.
Un dieu dit bon
par antiphrase, aux décisions incompréhensibles, le dieu païen de nos anciens,
christianisés en surface – un dieu qui s’éteint lentement.
Les dieux sont morts,
vive les putains ! Du divin au sexe, on ne fait là que passer d’un sacré à
l’autre.
Le sacré… c’est-à-dire
tout ce qui, pour une société, est suprêmement dangereux, à la fois vital et
mortel.
Il se décline le plus
souvent entre le divin, le sexe et l’argent, ces trois éléments dont il est
malpoli de parler en société.
Aussi, quand on cessera
de sacrer en s’en prenant au divin ou au sexe, on pourra passer au fric et l’on
entendra peut-être alors des jurons de ce genre : « Banque ! »
suivis par exemple d’un « Faites attention, vous me marchez sur les
pieds ! »
Mais tout bien
considéré, l’argent, depuis qu’il existe, a toujours supplanté, en cachette,
les autres sacrés.
S’il cache en lui la
pureté du sacré, les psychanalystes soulignent qu’il reste pourtant présent,
mais comme impur, notre inconscient associant l’argent à l’excrément.
Ce serait pourquoi,
quand on ne dit pas « Putain ! », on dit « M…. ! »
(ce qui ne se peut dans les circonstances un tant soit peu solennelles, et ce que
je ne saurais écrire ici in extenso).
Voilà notre sacré
maximal, l’argent, qui s’oppose au dieu de l’Évangile, un dieu qui n’est pas
sacré, bien au contraire, mais saint !
Or l’argent, quand il
est sacré, doit être bien plus dangereux pour l’être humain que le sacré du
sexe, par exemple, puisque Jésus s’en prend à lui bien plus qu’aux prostituées
ou aux adultères !
Dieu
a-t-il permis cela ?
Un pasteur japonais
fixé à Fukushima se félicitait, peu après la catastrophe, qu’aucun membre de sa
communauté ne lui ait demandé pourquoi Dieu avait permis cela.
Ce n’est pas trop
étonnant, car ce genre de réflexion est plutôt le fait d’incroyants, le plus
souvent.
Des incroyants
philosophes, ou se persuadant de l’être.
Certes, le croyant saisi
par un malheur trop grand peut clamer sa révolte, accuser Dieu d’être injuste
et violent, ou encore inexistant.
Mais ce que dit le
penseur moderne que j’évoquais est d’une autre nature : il sait que
Dieu n’existe pas, il le sait par le moyen d’une réflexion devenue tradition
philosophique.
La survenue d’une
catastrophe devient alors pour lui une illustration de ce fait que Dieu
n’existe pas.
On a pu lire cela, par
exemple, sous la plume de Jean Daniel, dans Le Nouvel Observateur,
immédiatement après le séisme qui a ravagé Port-au-Prince, en Haïti.
Révérence parler, c’est
une idiotie.
Mais j’essaie de me
représenter cela : Dieu n’existe pas car autrement, c’est ce qui suit qui
existerait.
« Dieu, exprès,
fait en sorte que la ville soit construite sur une grande faille géologique.
Il attend, puis il fait
en sorte que la faille s’agrandisse au point que ville soit détruite.
Cela arrive deux fois
de suite (en 1751 et 1770) mais cela ne lui suffit pas, il attend que la ville
comporte deux millions d’habitants pour renouveler la chose en janvier 2010.
Oh, peut-être qu’il ne
le fait pas exprès, mais pour le moins il laisse faire, sachant (il est
omniscient) que l’existence d’une faille géologique, qui est de son fait
puisqu’il est le créateur, fera le travail.
Dieu veut donc, ou
accepte, la mort des gens de Port-au-Prince.
On voit bien que ce
dieu-là n’existe pas, car immoral, et que les gens qui croiraient en ce dieu-là
seraient des esprits dérangés, voire des méchants. »
Ma foi (c’est le cas de
le dire), je suis assez d’accord avec ces profonds philosophes : ce
dieu-là n’existe pas.
Il faut être d’ailleurs
assez naïf pour penser que l’ensemble des croyants soient des adeptes de ce
dieu-là.
Ou sacrément faux jeton
(ça existe aussi) pour le laisser penser.
Après tout, supposer
par principe que les croyants sont par construction des esprits faibles fait
partie de l’art de la guerre de religion.
Mais ce que Dieu fait,
permet, c’est la liberté d’être assez inconséquent pour bâtir une grande ville
sur une faille géologique bien connue.
On peut se demander si,
à sa place, on l’imiterait…
Dieu
est-il à craindre ?
Je ne sais ce qui peut
me tomber sur la tête mais je suis bien disposé à en trouver les coupables...
voire l'unique responsable, là-haut.
Le danger fait partie
de la vie, personne n'est à l'abri, pourtant il vous semble menacer de présumés
coupables.
Dont vous seriez ?
Vous sentant innocent,
vous cherchez un autre responsable, et si vous ne trouvez pas, croyant ou non,
vous dites : Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu ?
C’est la sensation
qu'il existe là, quelque part, une dette, que Dieu et les humains restent
toujours en affaire.
À quoi Jésus, évoquant
les victimes d'une catastrophe, répondait : Pensez-vous que la dette de
ceux-là aient été plus grande que celle des autres ?
Ce qui laisse penser
que dette il y a, le danger errant ici et là pour tomber où il peut, les uns
payant pour d’autres une dette due à Dieu…
Dieu serait donc
dangereux ?
Point de vue courant
dans les Écritures, la plupart des envoyés du Seigneur y commençant par ces
mots : Ne crains pas !
Une longue familiarité
avec le doucereux langage de nos Églises fait oublier ce que les écrivains
bibliques soulignent à l’envi : Dieu fait peur.
Qui est comme toi,
Seigneur, éclatant de sainteté, faisant peur aux louanges ?*
Alors pourvu qu'il vous
aime !
Or tant que vous
n'aurez pas cru que c'est le cas, vous ne vous sentirez pas tranquilles, le
ciel continuera à menacer de vous tomber sur la tête.
À la suite de Paul,
Luther avait compris que, pour adopter son savoureux langage, la dette n'est
due qu'à cette propension des humains à s'enrouler sur eux-mêmes plutôt que de
s'ouvrir à Dieu.
Dette d'amour…
Alors les dangers ? Ils
viennent de l'arrogance de qui pense pouvoir dominer sans réserve la création ;
de l'ignorance et de la stupidité ; de la radicale violence des humains ; de la
haine que ceux-ci ont d'eux-mêmes.
Ces dangers sont trop
souvent le salaire de qui pratique la justice – et de qui, aussi, témoigne de
l'amour de Dieu manifesté, selon la grande parabole évangélique, en Jésus le
Christ.
Ce que Paul a vécu : J'ai
été souvent en danger de mort : dangers des fleuves, dangers des brigands,
dangers de mes frères de sang, dangers des païens, dangers de la ville, dangers
dans le désert, dangers sur mer, dangers des faux frères...
Subsiste-t-il alors des
dangers dont Dieu serait la cause ?
Peut-être, et qui peut
alors savoir en quel dessein ?
*
Exode 15, 11 (traduction littérale).
Parole
d’évangile ?
« Écoute,
Israël, Adonaï notre Dieu, Adonaï est Un – Nous croyons en un seul Dieu, Père,
Fils et Saint-Esprit – Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammed est son
prophète. »
De
quoi parlent ces affirmations, péremptoires au point d’avoir, toutes,
poussé au meurtre certains de ceux qui les prononcent – ici ou là, un jour ou
l’autre.
Paroles
qui pourtant visent à l’union des humains, face à l’Inconnu majuscule.
Je ne
commente pas ce que visent deux d’entre elles, mais ce à quoi se réfère la
deuxième : l’évangile.
L’évangile
fait face à une histoire de violence et de souffrance.
Souffrance,
née de la violence, qui n'est pas une invention, on le constate chaque jour.
Les
événements terribles de Montauban et Toulouse ne le démentent pas.
Ils
ont marqué un summum, chez nous, quant à cette violence, à ce besoin de se
faire un nom grâce à la mort des autres, seraient-ils de petits enfants, quant
à ce manque terrifiant que certains ressentent, eux qui ne savent plus qui ils
sont, quelle est leur place dans ce monde insensé, et qui désirent mourir
faisant œuvre de mort.
On
les trouve partout, servant toutes les causes mortelles.
Le
monde, qui peut être si beau, l’espèce humaine, qui peut être si bonne, ne
peuvent pas faire l’économie de la violence et de la souffrance, c’est là un
grand mystère.
Cette
violence, cette souffrance, si nous regardons en nous-mêmes, nous la trouvons
aussi, bien cachée, infime peut-être mais réelle.
Elle
est l’objet de l’évangile, qui dit que l’être humain accompli, le parfait
serviteur, librement, devait mourir, et pourquoi.
Parce
que nous sommes enfermés en nous-mêmes au lieu d'être ouverts à un dieu
pourtant toujours offert.
Sur
la croix la violence humaine sera démasquée.
Elle
se dressera, toute crue, en puissance, à la face de Dieu comme aux yeux des
humains.
Mais,
lors de ce procès qu'elle aura cru gagner, elle n'aura pas le dernier mot –
Dieu, le dieu biblique, toujours persévérant, transformera le Fils crucifié en
Christ vivant, en Messie universel.
Ce
cheminement est l’expression de la logique de l’évangile, de la grande parabole
qui, pour moi, dit vrai.
Une
logique selon laquelle l’aventure de Jésus de Nazareth est l’histoire, écrite
par avance, de la fin de notre monde – terme et finalité.
Vaste
vision de la destinée de l’espèce humaine, avec au centre la Passion du Christ.
Avec
les adieux et le jugement du jeudi soir, le meurtre officiel du vendredi, la
souffrance de ce deuil terrible du samedi, enfin le tombeau vide du dimanche.
Et
nous en sommes au samedi.
Sous quel règne ?
Il
voyait les foules, pris de pitié parce qu'elles étaient harassées, prostrées
comme des brebis qui n'ont pas de berger.
Or on
n'a pas fini d'en voir.
Telle
population disparue de nos écrans, on en verra d'autres, errant entre champs de
mines, camps de réfugiés, villages détruits, en longues colonnes de gens
affamés et apeurés.
C’est
ainsi depuis toujours : la foule humaine a toujours moins compté que le jeu de
la puissance, de la gloire et de la richesse.
L'humanité
n'a pas su faire le bonheur de la plupart de ses enfants, c'est un sanglant
échec.
Les
foules du temps de Jésus se composaient donc de gens sans espoir, trop éloignés
des centres du pouvoir, du savoir et de l'avoir pour imaginer qu'un berger
puisse les mener quelque part.
Leurs
maîtres n'étaient pour eux que des puissances occultes et aveugles : des
démons.
Car
les plus nombreux et les plus démunis sont justement, non seulement accusés,
mais souvent persuadés d'être habités par des puissances mauvaises, négatives,
honteuses.
C'est
encore le cas aujourd'hui, ils se font d’eux-mêmes des images d'incapacité,
d'irresponsabilité et de laisser-aller, ou de haine et de violence.
Jésus
vient d'une zone méprisée, vivant sous la botte de l'étranger, sous
l'exploitation de la misère par l'exaction et la corruption, sa pitié, telle
que l’évangile nous la livre, n'est pas une émotion passagère.
Il y
a de la colère dans sa compassion, une vraie souffrance.
On se
représente souvent ses discussions comme des joutes oratoires pour avoir le
dernier mot – un jeu très élitiste.
Ce
n'est pas le cas, il prend sur lui de promettre un avenir aux foules sans
avenir.
Le
Règne de Dieu, tout près, imminent, à votre portée.
Vous
pouvez le faire entrer – car ce n'est pas un lieu magique où l'on entre,
comme un royaume des Mille et Une Nuits, c'est lui qui veut entrer en vous.
J'ai
vu cela, dans tel recoin du monde.
Dans
un village de cahutes, au Nicaragua, où quelques illettrés, du grand-père
édenté au petit bambin tout nu, apprenaient ensemble à lire et à écrire, assis
dans la poussière.
Dans
une case malgache où une vieille femme alitée élevait quinze orphelins.
Ailleurs
encore...
Là où
un bout de la dureté du monde avait cédé, le Règne de Dieu s'étant insinué.
Des
gens s'étaient ouverts, avaient laissé entrer en eux la certitude d'être aimés,
reconnus, adoptés, rendus aptes.
Assurés
et pleins d'espoir à cause de la présence en eux de Dieu lui-même, pour
toujours.
Dans
l'attente patiente et ingénieuse de l’avènement final.
Quel péché ?
En lisant
le récit biblique du Jardin d’Éden pour lui seul, on constate qu’il parle
d’autre chose que de la Chute et du Péché originel.
Il
ignore ces notions-là.
Il
rend compte d’une sagesse : se savoir mortel, se répartir le travail de
vivre sur la terre, cela au prix de peines.
Son
intérêt premier est la figure d’un dieu hors norme, au statut critique et au
destin tragique. Un dieu tout-puissant qui accepte néanmoins de souffrir les
errements des humains... et qui devra donc en pâtir.
Ce
récit parle du couple formé par Dieu et l’espèce humaine bien plus que de notre
perdition et de notre salut individuels !
Il en
ressort que cette espèce – nous – ne vit pas dans la juste relation qui
convient : relation de confiance et de dépendance à l’égard de Dieu, au sein
d’une relative autonomie.
En
plaçant ce récit au début des Écritures, les écrivains inspirés ont présenté ce
Dieu-là, le Seigneur qu’ils servaient, dans une perspective narrative à long
terme en insistant sur la relation qu’il voulait restaurer avec ses créatures.
Si
l’on ne trouve que de rares et peu sûres allusions au péché d’Adam ou d’Ève
dans le Premier Testament, c’est qu’en hébreu adam est un nom commun
désignant l’espèce humaine, et hawwa (Ève) un mot qui signifie la vie.
À eux
deux, dont le récit fait une seule chair, ils représentent la vie de l’espèce.
Cela
inclut ce fait d’expérience : l’être humain est réellement plongé depuis
toujours dans la violence et le malheur. Il y a chez lui, fondamentalement, une
distorsion ou une déviation (c’est le sens des termes hébreux traduits plus
tard par péché).
Dans
cette logique, la figure d’Ève représente tout le désir de vie autarcique qui
habite l’espèce humaine.
Et la
figure d’Adam est celle de la puissance de ce désir qui, par construction, le
sépare de son environnement.
Désir,
tordu et dévié, d’une espèce devenue folle, elle tout entière.
C’est
cette espèce-là que, selon des écrivains bibliques pleins d’espérance, le
Seigneur Dieu décide de ne pas détruire : il se donne une chance de la
voir revenir à la sagesse.
Vu
l’échec de cette attente divine, une relecture, liée aux dits et faits de
l’homme Jésus de Nazareth, est portée par les auteurs du Nouveau Testament.
Elle
atteste que Dieu ne réussira pas sans la naissance d’un nouvel Adam, d’un humain
renouvelé.
Quel État ?
Au
cours de ces semaines, un président et une majorité parlementaire vont sortir
des urnes, un nouveau gouvernement va être mis en place.
On
attend beaucoup de lui.
Les Écritures
sont moins positives à l’égard du pouvoir politique.
L’État
y est conçu comme un moindre mal, certes, mais comme un mal occasionné par la
faiblesse des humains.
Par
la peur d’une liberté vécue dans la solidarité.
Par
le refus du seul Seigneur et de son Règne.
Un
Règne qui, selon la prédication éthique des prophètes, loin de se proposer
comme une série d’entraves, libère les familles humaines.
Or
bien souvent, l’État, lui, ponctionne les ressources et asservit les personnes.
Le
croyant est appelé à conserver en mémoire cette mise en garde.
Les
évangiles assurent que Jésus ne portait pas à la puissance publique un respect
sans limite.
Il
rappelait que le César du jour n’a droit qu’à la rente de son action.
Que
ce qui vient de l’État peut retourner à l’État, on serait tenté de dire en bien
comme en mal.
Et
que ce qui prime alors chez le fidèle, et l’engage, c’est ce qui est de
Dieu.
Liberté
d’agir selon la justice et la justesse, selon ce qui fait du bien aux autres,
au peuple, aux peuples.
Surtout
quand ce qui fait du mal est à la manœuvre.
Liberté
de servir.
Ce
qui est de Dieu n’est pas une liberté intérieure qui ne concernerait que des
âmes considérées comme distinctes de corps.
De
corps soumis par exemple à quelque État infidèle à son beau devoir de justice.
L’État,
donc, affaire humaine.
Organisme
aux prétentions limitées à la gestion des intérêts collectifs.
À la
mise en place toujours précaire d’une relative aisance, équitable et
généralisée, des populations.
Une
sorte de syndicat des citoyens.
Un
État que, dans ces conditions, les croyants sont appelés à respecter et au
besoin à servir.
Or
les modestes assemblées des chrétiens de l’époque romaine sont devenues des
organisations de masse, des puissances.
L’État,
à juste titre, s’est défendu.
Cela
a pris chez nous, on le sait, la forme d’une Loi de séparation.
Selon
cette loi, chacun doit rester dans son rôle : l’État est l’État, et les
croyants, comme leurs Églises, font partie du peuple (en grec, du laos).
Laïcs
sont donc les croyants et leurs Églises…
…quand
ils exigent de l’État, comme bien d’autres le font, qu’il s’en tienne à son
rôle.
Mais
qu’il le joue à fond.
La même chose ?
Dans un village de la forêt vierge
indonésienne, le vieux shaman de la religion traditionnelle est demeuré seul,
ses fidèles ont tous rejoint la pasteure, une jeune femme plutôt
déterminée ; il se décide alors à devenir chrétien lui aussi… consolé tout
de même par cette constatation désabusée : dans la pratique, c’est à peu près
la même chose…
Et c’est vrai, sans doute : il y a
fort à parier que ce brave homme propageait une vérité universelle, héritée des
ancêtres, celle qu’on appelle règle d’or :
« Fais pour autrui ce que tu
voudrais que l’on fasse pour toi ; ne lui fais pas ce que tu ne voudrais
pas qu’on te fasse. »
Loi d’équilibre et de réciprocité.
Si c’est cela, on ne peut pas dire que
ce soit éloigné de l’enseignement prôné par les diverses Églises issues de
l’enseignement des évangiles.
Et bien sûr, on peut penser que ce digne
shaman ne s’est pas distingué de ses devanciers, ajoutant comme eux que
d’accord, cette règle est valable dans la tribu, mais que foutre un coup de
casse-tête sur la binette des guerriers de la tribu adverse reste une source
absolue de gloire.
Tout comme l’ont fait de tout temps les
dignitaires des Églises, remplaçant cependant l’approbation du casse-tête par
celle du gaz moutarde ou de la bombe A.…
La même chose, vous dis-je !
Ou à peu près.
Cet à-peu-près réside évidemment dans la
différence entre les moyens employés ici et là pour détourner la loi
universelle.
Mais il réside aussi, plus généralement,
dans la survenue d’une circonstance que la sagesse des ancêtres de cette tribu
n’avait pas prévue.
L’arrivée en force de ce que nous appelons
civilisation.
Engins, administration, communication,
dispensaire, école, police, logement, vêtement, mœurs…
Et la religion qui va avec.
La religion des jeunes, et tenez :
des jeunes femmes qui savent lire.
On ne sait plus très bien aujourd’hui si
la tribu en question y gagne ou y perd.
Les fatigues et les dangers de la vie
sylvestre, dite sauvage, contre l’hystérie et le stress de la vie citadine,
dite moderne.
Je sais cependant que la religion
civilisée n’est pas meilleure que la sauvage.
À moins qu’elle ne serve de support, ou
de canal, à une loi nouvelle… fort exigeante.
Du genre : fais plus ! Fais à
autrui le bien qu’il ne pourra pas rendre.
Loi de déséquilibre, au demeurant fort
amusante.
Mais pas toujours.
Une même langue
?
Une mondialisation
financière totalitaire, cause d’injustice et de paupérisation, règne sur le
monde, situation qui me fait penser à la tour de Babel.
Dans le livre de la
Genèse, son histoire fait partie de ces onze premiers chapitres qui présentent
à leur manière la situation de l’espèce humaine.
Une réflexion de fond,
à visée universelle, sur les conséquences de cette propension des humains et de
leurs grands à se prendre pour ce qu’ils ne sont pas.
Réflexion qui est aussi
prophétie.
Une même langue, les
mêmes paroles :
un même langage pour tous.
Il ne s’agit pas d’un
âge d’or, d’une espèce humaine unie avant que survienne une dispersion matrice
de violence, d’injustice, d’absence de justesse.
On parle plutôt, là, de
ce qui s’impose, à terme, à ceux qui vivent sous un régime totalitaire ;
les Anciens avaient déjà connu cela – et le refus de cela.
Des briques façonnées
pour se construire une ville et une tour : or si les
pierres sont dissemblables, les briques sont interchangeables.
On peut soupçonner que
ces briques de Babel sont plutôt des têtes humaines façonnées à la demande.
On bâtira avec elles ce
monde unifié où règne une langue unique.
Le destin de ces
mondes-là, c’est la destruction et la dispersion, tel est le sens de cette
histoire.
Plus la pomme est
grosse, plus vite elle pourrit et se défait.
Il existe à l’inverse
une errance positive, aux yeux du Seigneur-Dieu qui rend libre les humains,
celle qui s’en tient à des systèmes horizontaux, mobiles, échangeables, dénués
de prétention universelle, de propension à l’unification imposée.
Mobilité et diversité
sur la terre des humains.
Mais on voit refleurir
sans cesse cette volonté d’unification par le haut qui a pris bien des aspects,
depuis les Empires anciens jusqu’aux idéologies dénaturées qui ont causé tant
de malheur au XXème siècle.
Or si l’on pouvait
alors discerner où se tenait le centre de ces pouvoirs, la pointe de ces
pyramides, de ces tours orgueilleuses, on ne trouve plus aujourd’hui un lieu ni
un milieu qui seraient à abattre.
Nos grands eux-mêmes se
soumettent à la loi de l’Empire des marchés, qui n’a pas de tête, pas de
pensée, pas de sens.
Une même langue, les
mêmes paroles sans fin ressassées, et les têtes conditionnées des humains que
nous sommes.
Jusqu’à quand ?
Nul ne le sait, mais l’histoire de Babel nous avertit que cela ne peut tenir.
Ni ne doit.
Saint
Esprit ?
Tel est le grand enjeu
du message biblique : rendre le souffle aux essoufflés de toute nature.
À tous ceux qui sont à
bout de souffle pour avoir peiné, souffert, combattu, quel que soit le nom que
porte leur malheur.
Rien d’étonnant, donc,
à ce que la foi biblique soit aujourd'hui le seul et dernier espoir de nombreux
peuples démunis.
Ceci malgré bien des
trahisons.
Car la foi du Christ
Jésus a connu bien des avatars, rencontré bien des avanies.
La venue de ce souffle
est aussi un enjeu pour nous autres les mieux lotis.
Souffle qui pourrait
nous rendre plus vivants que nous ne le sommes, car notre société cache bien
des reniements devant la vie.
Avec ces façons que
l'on a de se recourber sur soi pour se fermer, toutes choses que le rude Luther
appelait justement le péché.
Voilà qui est vrai de
chacun, et de nos Églises comme de nos nations.
En appeler alors au
grand souffle de Dieu, disent les prophètes et les saints :
il suppose, pour tout
être humain sur la terre, comme un projet que Dieu aurait élaboré.
Comme un espoir, une
foi, que Dieu aurait à notre égard.
Pour lui, chacun serait
cet être voué à la bonté, au bien et au bonheur.
Ce nœud irremplaçable
de possibles, de possibilités.
Ce foyer d'où peuvent
naître à tout moment l'invention de la vie, la richesse de la découverte, de la
rencontre et de l'échange, le déploiement de l'inventivité, de la créativité,
et cela pour le bien des vivants et pour la beauté de la création.
Ce qui est attendu de
tous.
Espoir de Dieu, lui qui
sourit de tendresse à la naissance de chaque enfant des hommes.
Le plus souvent, donc,
par malheur, cela n'est pas.
Dans un moment de
lucidité, on doit bien se voir comme on est, habité par tant de craintes, de
limites, de rancunes ou de colères, qu'elles soient venues du fond des âges ou
nées de nos situations actuelles.
Alors chaque fois qu'un
enfant nous est donné, il y a devant lui – et devant nous qui l'aimons – ce
mélange d'émerveillement et de crainte, d'espoir et de doute, mélange qui nous
rend si curieusement semblables au Dieu des Évangiles.
Et oui, on peut alors –
tenez : comme le prophète Ézéchiel – en appeler au souffle de Dieu,
attendre de lui que cet être-là, il le fasse respirer large, vivre à plein, se
donner à fond, être pleinement lui-même.
Comme, pour Pentecôte,
le don qu'il est, fait aux autres et au monde.
La Bible Parole de Dieu ?
L’est-elle ? Ou
non ?
S’en tenir à la
définition des termes, la confusion dans les mots introduit la confusion dans
les esprits :
une écriture est une
écriture, une parole est une parole...
Ce sont deux modes
différents, supposant un art différent, on s’en rendra compte en voulant écrire
un récit entendu oralement.
En ce sens, les
Écritures et la Parole de Dieu sont à distinguer.
En un sens plus profond
aussi car l’Évangile de Jean écrit à propos du Christ : « la Parole
devint chair ».
Chair – ni encre ni
papier !
On confessera donc que
c’est le Christ qui est Parole de Dieu.
Les Écritures sont pour
les croyants les témoignages rendus au Christ.
Fruits d’un travail
séculaire produit par de grands écrivains dont l’art est méconnu.
Fixées – pour ce qui
est du canon reçu dans nos Églises – par les rabbins d’Israël et l’Église des
Pères.
Transmises par nos
mères et nos pères dans la foi, souvent au prix de pesantes peines et de grands
dangers.
Elles ont ainsi
traversé toute l’histoire humaine depuis des millénaires sans cesser de
témoigner de Dieu… à leur manière.
Voilà de quoi les
aimer.
De quoi les habiter, de
quoi faire en sorte qu’elles nous habitent.
Le secret s’en est un
peu perdu, avouons-le, dans nos Églises.
Peut-être a-t-on trop
tablé, par rejet du littéralisme, sur la diffusion de lectures savantes, laissé
croire qu’il fallait être sorbonnard pour les accueillir ?
Ou à l’inverse :
pieux à l’excès, crédule au point de leur demander de répondre à chacun de nos
embarras ?
C’était oublier qu’un
être humain est fait, pour beaucoup, de ce qu’il laisse entrer en lui.
Alors pourquoi ne pas
accepter de lire, et lire, et lire les Écritures, serait-ce à fonds
perdu ?
Quel formidable antidote
à toutes les pauvretés et putasseries ingérées sans cesse.
Il n’est pas nécessaire
qu’elles nous parlent d’emblée, il ne s’agit pas d’un négoce où l’on s’attend à
recevoir un salaire en échange de son temps.
C’est aussi un plaisir,
tant les Écritures sont belles, riches, savantes en matière d’humanité, même
jusque dans leurs obscurités et leurs ambiguïtés.
C’est le genre d’école
apte à former un humain.
Est-ce tout ? Non,
car on tiendra qu’elles nous offrent le Christ lorsqu’elles sont lues,
entendues, adressées et reçues dans la foi.
C’est comme un
sacrement, et quand on les parle et les reçoit ainsi, le Christ est présent.
Et ta chair, peut-être,
devient Parole.
L’évangile
est-il sympa ?
D’emblée elle m’avait
plu, cette initiative, mais à la réflexion, j’étais moins sûr de moi.
Il s’agit d’une bande
de jeunes pasteurs, hommes et femmes, qui se succèdent dimanche après dimanche
sur Internet, pour délivrer en vidéo un bref message*.
En le découvrant,
j’avais immédiatement réagi en le conseillant à mes lecteurs :
Excellente initiative,
novatrice et sympathique.
Avec un petit bémol,
toutefois.
Non que le contenu des
propos tenus m’ait paru détonner par rapport à ce que l’on peut attendre de
protestants actuels.
Non que le ton, le
style, le rythme, le vocabulaire, la bouille enfin des intervenants m’aient
paru inconvenants, bien au contraire.
Mais je me demandais si
cette proposition d’évangile pouvait trouver une écoute attentive ailleurs que
dans nos cercles ecclésiaux et leurs environs.
– Et pourquoi ça ?
me suis-je demandé.
Et là je vais être
injuste, parce que c’est souvent pertinent et fort, ce qu’ils disent.
Et aussi parce que je
réagis plus sur une impression que sur le fond de leur parole.
Mais je ressens qu’une
part essentielle du message manque.
Comme d’habitude.
Presque toujours la
même part manquante, quel que soit le lieu où le mode :
La colère, la violence
et la souffrance.
Cette part-là de l’ADN
de l’évangile.
Car même quand il soigne
et console, il attaque, il y va au couteau, à la machette.
(Machette,
traduction peut-être la plus précise du mot grec mákhaira que Jésus
emploie dans l’évangile selon Matthieu (10,34) quand il dit : Je ne suis pas
venu amener la paix mais l’épée ; or il s’agissait d’un grand
coutelas, utile à toute sorte de travaux coutumiers aussi bien qu’aux combats
de partisans.)
On s’attend toujours à
ce que le discours des gens d’Église soit emprunt de douceur et d’aménité.
Il va de soi qu’ils
resteront polis.
On sait d’avance
comment ils vont parler, se comporter ; comment ils le doivent.
Mais l’évangile, lui,
bien souvent, taille dans le vif, lame qui découpe le lard et met les os à nu.
Certes, pour qui se
trouve en souffrance, il apporte paix et consolation, il est un baume.
Mais cela ne va pas
sans contestation, voire destruction, des sources ou des agents du malheur… qui
nous environnent, mais sont aussi, en quelque manière, présents en nous
toujours.
Foncièrement,
l’évangile n’est ni sympa ni gentil, et parfois il brûle, tranchant porté au
rouge.
Pointant, justement, la
souffrance et la violence du monde et de nous.
C’est que privée de la
dure vérité, l’espérance n’est qu’illusion.
* http://pasteurdudimanche.fr.
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