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Vos remarques : jean.alexandre2@orange.fr

Mes réponses

 

 

 

 

DOXA

                                                                                                                                             ou « Qu’en pensez-vous ? »

 

C’est une série intermittente de réflexions sur la religion officielle de l’Empire

auquel nous appartenons, sa doxa*…

 

Si je parle d’un Empire au lieu d’utiliser les termes habituels de mondialisation

ou de globalisation, c’est parce que ceux-ci omettent d’évoquer le fait

qu’il ne s’agit pas seulement d’un système circonscrit au domaine économique,

mais de l’organisation globale d’un pouvoir.

 

Mais attention, on peut parler comme moi d’un Empire et proposer de le combattre

en fermant les frontières et en chassant les allogènes.

 

Et l’on peut à l’inverse désigner l’Empire en appelant chacun, comme je le fais,

à s’opposer à lui en un combat fraternel.

   

Donc pendant un an, d’avril 2011 à avril 2012, chacune de ces chroniques

est partie d’une remarque faite au cours de la semaine, portant sur un fait,

une réflexion ou une information liés à ce qu’on appelle l’actualité…

 

On constatera, j’espère, que l’actualité de 2020 ne diffère pas foncièrement

de celle de 2011.

 

* Doxa est un mot grec qui signifie opinion ; employé en français par les philosophes,

il désigne la conception générale plus ou moins consciente et plus ou moins objective

qu’une société se fait du réel.

 

 

 

 

Garcia Cordero – Orgullo III – D.R.

 

 

 

 

Pour retrouver une chronique :

 

 

 

L’actualité

 

Depuis quinze mois environ, nous entendons citer chaque jour, à plusieurs reprises, les noms d’Hervé Ghesquière et de Stéphane Taponier.

Ces deux noms, trouvant place dans nos canaux d’information, feraient donc partie de l’actualité.

On mentionne aussi l’existence de leurs accompagnateurs afghans, et parfois celle des autres otages français retenus dans le monde.

Il me vient une remarque et une question à ce propos.

La remarque, c’est qu’il y a ceux que l’on nomme et les anonymes.

La question, c’est que je me demande si une actualité qui dure quotidiennement pendant quinze mois est encore une actualité ?

 

L’actualité suppose qu’il y ait des gens que l’on nomme, dont on connaît le nom.

Si on ne les connaît pas au départ, ils sont vite dénommés et, si possible, montrés.

Un assassin que l’on vient d’arrêter, qui est encore aux mains de la police, pas encore connu des médias, n’est pas encore nommé, n’a pas encore de nom public, est encore un anonyme.

Très vite, il va devenir un personnage que l’on nomme, une célébrité.

Une célébrité est quelqu’un qui n’est pas un anonyme,

or l’actualité a besoin de célébrités.

La réalité, elle, n’a pas besoin de célébrités, du moins pas toujours.

Dans le métro il y a plein de gens mais pas de célébrités, du moins la plupart du temps.

La réalité est faite d’anonymes.

Sauf pour les gens qui les connaissent personnellement, bien sûr, car dans leur réalité il n’y a pas d’anonymes, un terme qui signifie qu’on n’a pas un nom alors que les gens qu’ils connaissent en ont un !

 

Mais cela n’est pas du domaine de l’actualité.

L’actualité, c’est un aspect de la réalité qui s’écarte de la réalité.

C’est un spectacle qui met devant nos yeux quelques centaines de gens dont tout le monde connaît le nom, la voix, le style, les opinions, la fonction et la bouille…

Ils passent, parlent, promettent, se parlent, rient, chantent, jouent, décident, sourient, gouvernent, amusent, disparaissent un temps puis reparaissent.

« Tiens ! Dudule a grossi ! » – « Elle était mieux en blonde, je trouve, Ninette ! » – « J’l’ai d’jà vu l’aut’ fois, i’ jouait pas un flic, i’ jouait un chirurgien… » – « Elle était pas de gauche, avant ?»

Coucou… la revoilà !… Ainsi font, font, font… 

Pendant ce temps-là, non dans l’actualité mais dans la réalité,

des inconnus majuscules, agissant au nom de sociétés… anonymes,

s’occupent de votre emploi, nourriture, santé, argent, divertissement, etc., anonymes.  

 

Si les célébrités, ces personnages connus, virent et voltent sans pour autant disparaître, c’est que l’actualité demande une discontinuité.

Il faut que s’instaure une distance pour qu’ils restent des personnages.

Il faut qu’ils soient connus, mais pas comme les anonymes sont connus des autres anonymes qui les connaissent…

Proches et lointains.

C’est la réponse à ma question : le rappel quotidien des noms d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier pendant plus de quinze mois n’est plus de l’actualité.

Ils ne sont plus des personnages, mais des icônes.

Ce qui est une autre histoire.

 

Ainsi, notre doxa – notre religion séculière, celle qui nous fait vivre ensemble dans l’Empire auquel nous appartenons – suppose une actualité quotidienne qui ne soit pas la réalité quotidienne.

Surtout pas.

Un monde hors-sol, en somme. 

C’est la réponse qui nous est propre à cette curieuse demande de l’être humain : qu’on lui raconte des histoires.

Lundi 18 avril 2011

 

 

 

Sortez couverts !

 

C’est sur ces mots qu’un célèbre animateur de jeux télévisés clôt chaque soir sa prestation, ô combien nécessaire !

Je reviendrai un de ces jours sur cette nécessité que sont les jeux télévisés pour la doxa, mais je m’arrête aujourd’hui sur cette injonction :

« Sortez couverts », c’est-à-dire ne faites pas l’amour sans préservatif.

 

Il s’agit évidemment d’une bonne parole, destinée à prévenir les gens que nous sommes (les anonymes) contre les dangers de la propagation d’épidémies mortellement graves.

On ne saurait reprocher à cet excellent homme de se soucier ainsi de notre santé.

Cela ressortit au rôle du clergé d’agir ainsi, à son apostolat.

Il fut un temps, et qui dura longtemps, où les hommes d’Église portaient assez peu ce souci, lui préférant celui de notre âme, mais Dieu merci, les choses ont changé.

Ce bon curé télégénique (nique-nique) applique donc la morale religieuse d’aujourd’hui.

Avec la même certitude de remplir honnêtement ce même rôle de directeur de conscience.

 

Sortez couverts, donc.

Ce qui comporte quelques implications, de ces évidences qu’il n’est pas nécessaire de formuler.

Il va de soi – et la doxa, c’est l’ensemble des choses qui vont de soi – que l’on peut être à tout moment à même d’entretenir des relations sexuelles avec des gens pour lesquels on n’entretient pas spécialement de relation de confiance. 

Il va de soi que cela peut être ponctuel (Viens ma poule, on va se ponctuer…)

Ce pourquoi il vaut mieux se préserver, en effet.

 

Il va donc de soi que la relation sexuelle est à la fois une nécessité (« Quoi ?! Tu ll’as pas encore fait ?! ») et une conduite qui n’implique pas l’ensemble des relations dans lesquelles on est impliqué.

À ce sujet, les anglophones sont plus clairs que les francophones : ils parlent de sexe (I want sex, I need sex), non de "relation" sexuelle.

On peut mieux comprendre, avec eux, ce dont il est question : c’est du physiologique, du physique, une de nos fonctions naturelles.

 

Alors c’est comme manger, faut se méfier des pesticides.

L’exemple n’est pas accidentel : on peut casser la graine sans participer à un repas de famille, sans même ressentir le besoin de faire partie d’une famille.

Pour peu qu’on le sente à ce moment-là – au moment X…

Parce qu’on est un ensemble de fonctions, le total formant un individu.

Et parce que la somme des individus compose, au moment X ou Y, une société.

Dans laquelle on établit toute sorte de relations, y compris sexuelles, selon une circulation complexe, mouvante et aléatoire.

Et de préférence indéterminée. 

Au travers de tout cela agissent des individus majuscules, de façon aléatoire, au nom de sociétés… fonctionnelles,

qui s’occupent de votre santé, relation, plaisir, argent, divertissement, etc., fonctionnels.  

 

Donc, sortez couverts…

Faites en sorte que vos fonctions fonctionnent sainement pour que la société fonctionne elle aussi sainement.

C’est le sens du sermon.

Qui implique une morale tout aussi obligatoire que l’était la morale des confesseurs d’autrefois.

C’est juste l’obligation, qui m’ennuierait un peu…

Lundi 25 avril 2011

 

 

 

Speak white !

 

C’est la réponse qu’un Canadien anglophone faisait un jour à un Québécois qui s’adressait à lui en français : « Parle Blanc ! »

C’est-à-dire : « Parle la langue des Blancs, des vrais, par opposition à celles des peuples soumis, amérindiens, inuits, québécois ou acadiens. »

 

Il est possible, mais je ne peux pas l’affirmer, qu’il se soit alors agi d’une façon courante de s’exprimer dans certains milieux anglophones ; en tout cas, elle disait bien ce qu’il fallait comprendre.

Alors, que les anglophones aient parfois le sentiment que leur langue, devenue la langue internationale, ait à supplanter puis faire disparaître les autres langues ; qu’ils souhaitent que des gens intelligents, comme les Français par exemple, laissent tomber leur langue locale pour adopter l’idiome qui a réussi… cela peut se comprendre. Il se peut que cela fasse partie de retombées parfois drolatiques de leur chauvinisme à eux.

 

Si cela est, il sont eux-mêmes victimes d’un tour de passe-passe. Car en réalité, ce n’est plus de leur langue qu’il est question, mais de la langue de l’Empire.

L’Empire – que l’on nomme parfois à tort mondialisation – n’est ni étasunien, ni britannique, ni australien, ni quoi que ce soit qui s’apparente à un État, une nation, un peuple, une ethnie, que sais-je encore ? Pas plus qu’il n’est chinois, russe, indien ou européen.

Il passe au-devant, au-dessus, au-dessous, au travers de toutes ces classifications-là.

D’ailleurs il n’a même pas besoin d’un empereur pour le personnifier, il est anonyme !

Et il parle anglais.

 

C’est pourquoi il va de soi, assez souvent, qu’on pense préférable de s’exprimer dans cette langue, en France, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la mouvance de l’Empire.

Aussi voit-on maintenant passer à la télé, chez nous, des publicités en anglais (avec la traduction en petites lettres, en bas à droite de l’écran, pour les retardés du ciboulot).

Aussi voit-on des films venus d’ailleurs porter des titres en anglais plutôt que dans leur langue d’origine : Detective Dee (Le Juge Ti, en français, d’après le chinois), Poetry (Poésie, tout simplement, en coréen).

Aussi voit-on des groupes ou des chanteurs s’exprimer directement en anglais, au point qu’une catégorie leur est réservée dans les concours, ce qui ne fait que prolonger la suprématie des titres anglais dans la programmation musicale des radios.

Aussi enseigne-t-on en anglais dans certains établissements universitaires publics, publie-t-on en anglais dans les revues scientifiques, etc.

Et pourquoi pas, puisque c’est ainsi que l’on peut entrer en relation avec l’ensemble des réseaux qui parcourent et constituent l’Empire ?

 

Il convient cependant de noter que cela ne va pas sans un certain comportement d’autoflagellation ou d’autodérision. En clair, le français passe chez lui pour ringard.

Il lui arrive ce qui arrivait à la religion dans l’Empire soviétique : transformée en délicieux témoin de l’éminente culture du passé, dépassée par les performances du présent, à protéger néanmoins à l’avenir dans les musées.

Ringard, le français, mais esthétique.

 

Ce n’est donc pas le français, ni son destin en tant que langue, qui est en question, au sein de l’Empire, mais on peut se demander tout de même ce que cela fait, ce que cela produit, pour des gens, de se sentir remettre en douceur à leur place, celle qu’occupaient à Sparte, dans la Grèce antique, les ilotes, cette population de seconde zone vouée à marner pour les nantis du royaume.

Des ilotes, qu’ils soient francophones, hispanophones, germanophones, russophones, etc…

 

Refaçonnés au point de s’y mettre d’eux-mêmes, à leur place d’ilotes. Consentants, ravis de pouvoir s’affubler, comme autrefois des Indiens amateurs de verroterie, de quelques marques de la suprématie impériale.

Singer l’anglais…

 

Et même les Anglais, et même le Canadien cité plus haut, au bout du compte, sont devenus aujourd’hui des non-white, des ilotes, dans leur propre langue… qu’ils ont souvent de la peine à reconnaître dans la bouche de tel seigneur de l’Empire.

 

Ainsi va la doxa, cet ensemble d’évidences non démontrées, fabriquées, lorsqu’il s’agit des échanges entre les humains : elle agit toujours dans le sens de l’uniformisation et de la simplification dans les domaines qui rapportent, laissant aux gens leur petite liberté et leur petite fierté non rentables dans tous les petits domaines locaux, compartimentés, qui leur plairont.

Du moins tant que ces domaines ne seront pas rentabilisés eux aussi.

En anglais.

Lundi 2 mai 2011

 

 

 

On n’a qu’une vie !

 

Il est important pour l’Empire que les gens n’aient qu’une vie.

 

C’est vrai même là où l’on se flatte d’être religieux, puisqu’alors, cette unique vie est plutôt comprise comme celle où tout se joue, béatitude ou damnation éternelles, si bien que l’on n’a ici-bas qu’une vie qui compte…

 

Il y a longtemps, bien avant l’ère présente, cette façon de voir entraînait souvent les gens sans pouvoir vers l’ascèse – faire le vide – mais cela n’a pas de sens au sein de l’Empire.

Cette façon de voir amenait à se situer comme un bref passage au sein d’une longue continuité, mais cela non plus n’intéresse pas l’Empire.

Aujourd’hui, même les religieux arrivent à comprendre que cela ne fait pas une vie selon l’Empire.

Et que, par conséquent, cela n’est pas désirable.

Ils sont faits eux aussi de cet Empire, dans lequel ils sont immergés corps… et âme.

Car l’âme est toujours l’âme qu’un empire ou un autre, au bout du compte, accepte, reprend, refonde, réoriente pour la rendre aux gens conforme à son désir.

 

Or l’Empire est un monde de choses, il préfère le plein au vide.

Le plein d’objets manufacturés et vendus.

L’Empire est un monde de moments juxtaposés alternant l’ennui (temps longs) et l’excitation (temps brefs).

Parce que les temps d’excitations sont les temps de la vente et de l’achat, de l’échange de ces objets, et que cela permet d’intensifier la circulation du flux vital qui est la raison d’être de l’Empire.

La circulation multiple et universelle des flux.

Flux de particules qui sont des instants désirants, nos instants de désirs jamais assouvis mais toujours renouvelés et refaçonnés.

Refaçonnés par une incitation, une excitation, un appel à jouir là maintenant des instants et des objets.

Pour un surplus, non de sens, mais de rente. 

 

Le plus souvent, dire « On n’a qu’une vie », c’est dire « Quand on meurt, tout est joué. »

Mais tout quoi ?

Le vide ou le plein.

Le temps vide ou le temps plein.

Une vie pleine, et pleine de temps pleins.

 

Ce ne sont pas les objets fabriqués ou achetés, les lieux habités ou visités, les êtres possédés ou séduits qui comptent avant tout.

Mais l’intensité des temps de désir qu’ils ont suscités.

« On n’a qu’une vie », cela veut dire que l’intensité du désir ayant forcément décliné, il faut recommencer.

Divorcer se remarier. Séduire larguer.

Remplacer (un vêtement, un jouet, une voiture).

Ajouter, empiler, additionner – Collectionner

(d’où les objets « collector »).

 

« On n’a qu’une vie », cela veut dire qu’on va mourir – Non ! Attends, encore ceci, cela, ce moment où quelque chose arrive, advient, survient, se déclenche, cet éblouissement, cette envie, cet intérêt, ce désir, ce plaisir…

Il n’y pas de petit plaisir, « Tiens, je vais changer le papier de la chambre. » 

Alors acheter.

 

Et quel malheur quand je ne peux.

La nullité, l’inutilité, la vacuité, la honte, le mépris de soi et des autres, pour celui qui ne peut.

La vanité de sa vie – la seule qu’il a !

 

Car le sens de cette unique vie c’est de danser, dans le flux qui fait l’Empire et le nourrit de rente, comme une particule d’énergie qui s’allume et s’éteint, scintille et disparaît.

Follement circule et puis s’en va.

Ou comme l’infime partie d’un mécanisme infiniment complexe (mais rentable), et qui s’usera et qu’on remplacera.

Une fois consommée la vie qu’il a.

 

Mais que les gens se disent « Je suis la vie »…

Que tout au fond de leur être pèse la vie…

Que ces « Je » qui croient « avoir » « une » vie, tout à coup s’aperçoivent qu’ils « sont » « la » vie…

Insondable mystère et merveille sans pareil.

Ah non, quelle angoisse ! L’Empire s’écroule, et tout fout le camp.

 

C’est la fin de ce monde, et qui voudrait cela ?

Lundi 9 mai 2011

 

 

 

Nous avons un gagnant !

 

« Ouiii ! » s’exclame la blondinette, le jeunot ou la très brunette qui préside au tirage du loto sur France 2 trois fois par semaine : « Nous avons un gagnant ! »

Mais s’il n’y a pas de gagnant ce coup-là, c’est pas grave : pour la prochaine fois on ajoute un million d’euros au montant à gagner.

On n’est pas à ça près.

Trois fois par semaine… Et l’on parle seulement du loto, pas du tiercé, du quarté, du quinté, ni de tous ces millionnaires et autres cartes à gratter pour si desfois on aurait trois fois le même nombre dans la bonne case moyennant quoi on aurait gagné la somme en question…

On ne parle pas non plus de la multiplication des casinos, avec machines à sous à la clé, bandits manchots et tout ce genre de choses.

Ni de ces sites de jeux de plus en plus autorisés sur Internet, vive le poker ousque tu peux gagner des sous.

Ça se démocratise, tout ça.

 

Avant, il y a longtemps, on misait plutôt sur un cierge, par exemple, dans l’église du quartier.

Pour un coup de chance dû à un coup de pouce :

de saint machin, de mon saint patron – sainte Rita priez pour nous.

Il y avait quelque part quelqu’un qui s’occupait de vous.

 

C’est qu’on a toujours eu besoin d’invoquer la chance, surtout dans les temps difficiles.

Avec ce petit brin de culpabilité de celui qui en a eu, de la chance.

« J’ai eu du pot, l’obus est tombé là où j’étais dix secondes plus tôt.

Tous les copains sont morts, moi j’ai rien eu… »

Et avec cette amertume, ce soupçon de jalousie, de ceux qui n’ont pas eu de veine vis-à-vis de celui qui a gagné le gros lot.

Rien que du normal, de l’habituel, de l’humain de base – on n’est pas des anges.

 

Aussi un filon pour renflouer les caisses publiques, impôt majeur à la clé sur le budget des organisations compétentes.

 

Toutes choses qui n’expliquent pas à elles seules l’intense mise en spectacle de la soif de jouer et de l’espoir de gagner à laquelle on assiste.

La doxa doit bien se cacher quelque part, en ce domaine comme dans d’autres.

 

C’est que l’Empire, en effet, aime le risque, du moins chez les gens qui ont tout à perdre, ou déjà tout perdu.

Il vous met les grossiums qui jouent des fortunes aux cartes devant les yeux, cela montre bien – la doxa ! – où se trouve le vrai courage, mais ce qui l’intéresse, c’est la piécette du quidam.

Parce qu’il y a très peu de grossiums et très très beaucoup de quidams.

 

Et surtout il aime le jeu, l’Empire, parce que c’est la conduite qui, plus que d’autres, fait du quidam, ce sujet éperdu de l’Empire, un être dépendant.

En manque.

Quémandeur ne serait-ce que d’un petit regard de la chance.

Prêt à se savoir sans mérite, à se reconnaître sans droit, à ne prétendre à aucune équité, aucune rétribution… quand il s’agit de gagner des sous. Un peu serait-ce.

On ne saurait imaginer meilleure formation pour la piétaille :

imaginez ce que ce serait, un monde où les gens dépendraient totalement, sans réclamer, de la manne qu’on leur distribuerait, sans que cela ait un rapport avec leur travail et leur peine…

Le monde idéal, pour l’Empire !

 

On dira que c’est la faute à Calvin, ça : le salut par grâce, aucun mérite vis-à-vis de Dieu, à lui seul la gloire…

Tu parles ! L’Empire n’aime personne, il ne sauve personne, d’ailleurs il n’est pas une personne.

Il est un pur système d’exploitation, comme il y a eu de tout temps des systèmes d’exploitation, c’est juste qu’il exploite à sa façon, qui suppose un usage particulier de l’argent.

Auto-moteur et auto-régulateur. 

 

Pour l’Empire, l’argent ne sert pas en premier lieu à acheter ou vendre, il est ce qui s’achète ou se vend pour faire plus d’argent,

il est ce qui sert à parier, à jouer sur les cours de ce qui s’achète et se vend, à disposer de ces cours en sorte de les manipuler.

Pour faire plus d’argent, ce qui se suffit en soi.

 

Pour cela, il faut qu’existent quelques milliards de quidams qui produisent ou achètent des choses qui se vendent.

Sans aller beaucoup plus loin.

Mais qui tout de même, acceptent l’idée selon laquelle l’argent n’est pas toujours directement utilitaire.

Qui comprennent au mieux qu’avec un peu d’argent ils peuvent aussi acheter de l’argent

(ce qui est une définition possible du jeu d’argent)

à condition d’avoir du pot, bien sûr, parce qu’autrement, si c’était à cause de leur maîtrise des flux financiers, du jeu sur les cours, ils auraient compris le vrai fonctionnement de l’Empire,

que c’est pas un jeu mais une arnaque.

Ce qui est mauvais pour lui. 

Lundi 16 mai 2011

 

 

 

Vous verrez tout !

 

Un homme politique français très influent est accusé, aux États-Unis, d’agression sexuelle à l’égard d’une femme de chambre, à la suite de quoi il est incarcéré. 

Un juge new-yorkais doit décider s’il restera en prison ou sera mis en liberté surveillée.

Cela a lieu au moment où, à Paris, décalage horaire aidant, une soirée de télévision est consacrée à cette affaire, de 20h30 à 23h30, alternant débats en plateau et séquences filmées.

Celles-ci ont pour objet, d’une part certaines phases de la séance du tribunal, d’autre part les révélations croisées de la journaliste en poste à New-York et de l’envoyé spécial de la chaîne.

L’une est plantée sur le trottoir qui fait face à la salle du tribunal, l’autre est admis dans la salle elle-même.

Cette organisation a pour effet de hacher le débat entre journalistes et hommes politiques, ceci fort heureusement puisque ces gens-là savent mieux parler que se parler.

Cela se fait au profit des séquences filmées, marquées par un suspense haletant : l’accusé sera-t-il finalement mis en liberté surveillée ?

Pour un observateur peu intéressé, c’est ce « finalement » qui compte : cela tient à une seule phrase du juge, voire à un seul mot : oui ou non.

 

Néanmoins, l’intérêt est visiblement ailleurs.

Et là, c’est le « visiblement » qui compte, car vous verrez tout :

Quand l’accusé va-t-il sortir de sa prison ? Comment sera-t-il vêtu ? Aura-t-il pu se raser ? Son épouse sera-t-elle présente dans la salle d’audience ? Comment sera-t-elle vêtue ? Quelle sera son attitude ? Quelle attitude aura l’accusé ? Tranquille, attentive, concentrée, inquiète, désespérée ? Va-t-il pouvoir regarder son épouse ? Lui sourire ? Son avocat semble-t-il assuré ? L’adjoint du procureur semble-t-il assuré ? Le juge semble-t-il compétent ? Le journaliste français présent dans la salle pourra-t-il utiliser son téléphone portable pendant que la séance est levée ? Pleut-il à New-York (oui, puisque la journaliste se protège d’un parapluie) ? Y a-t-il, sur le trottoir opposé, des zozos rigolards qui font de grands signes à la caméra (hélas, oui) ? En quittant la salle, le prévenu marche-t-il d’un pas assuré ?

Entre autres.

 

À la fin, on apprend ce qui seul comptait du point de vue de l’information : liberté surveillée pour l’accusé, sous des conditions fort exigeantes.

 

Mais on a tout vu !

Moyennant quoi on a l’impression de tout savoir.

Et l’on en oublie certaines informations qui ont fusé pendant le débat.

Par exemple que tout cela n’était qu’une phase dans un long processus qui trouverait son aboutissement lorsqu’une seule question obtiendrait sa réponse.

Non pas, fort probablement, qui a fait quoi ou qui a dit quoi, mais qui a versé combien ?

En fonction de quoi, après de nombreuses tractations menées par de prestigieux avocats payés fort cher, l’accusé sera relaxé ou, au pire, condamné à une peine sans rapport avec la gravité réelle des faits présumés.

 

Autrement dit, il y avait la mise en scène d’une justice impeccablement rendue à l’égard du riche comme du pauvre, du Blanc comme du Noir, de l’homme comme de la femme, d’une part.

Et d’autre part la réalité d’une société dont le juge est l’argent.  

 

Et là, c’est l’expression « mise en scène » qui m’intéresse.

Là se tient la doxa, cette pensée inconsciente d’elle-même qui habite telle ou telle société humaine.

En l’occurrence, elle fait croire à ce que l’on désire croire, elle fait voir ce que l’on désire voir.

Et cette apparence, elle la fait naître du désir de se nourrir du malheur ou du bonheur des autres (plutôt quand même de leur malheur), ou mieux, du malheur ou du bonheur d’un autre, celui sur lequel est tombé le coup fatal ou la chance indue, cela afin d’être mis tous ensemble au bénéfice d’une émotion purificatrice.

Elle la fait naître de la propension humaine à se raconter des histoires, des films, pour se faire peur, se faire du mal ou se faire du bien… avec à la clé une victime qui serait en même temps un coupable !

Elle la fait naître de cette même propension qui a produit, entre autres, les mythes et les tragédies antiques.

 

En sorte que les détails de cette histoire filmée qui passionnent, qui racontent et montrent si bien à quel point le monde est tel qu’on le voudrait voir, cachent ce fait tout nu que la plaignante, serait-elle "indemnisée", n’a aucune importance, dans l’histoire, au bout du compte, qu’elle soit malheureuse victime, dangereuse affabulatrice ou pauvrette manipulée.

 

Ce n’est pas elle l’héroïne.

Lundi 23 mai 2011

 

 

 

J’ai bien le droit !

 

« J’ai bien le droit de dire ce que je pense, quand même ! »

C’est une gamine qui exprime ainsi son opinion sur la façon dont sa mère se comporte avec le petit frère.

Laxiste, elle est, la mère !

Mais pas avec sa fille, selon l’opinion de celle-ci, proférée à la caisse du supermarché.

« Tais-toi ! », chuchote la femme, gênée des observations que lui fait sa grande fille, onze ans peut-être, devant tout le monde.

« J’ai bien le droit de le dire, que tu lui passes tout, s’écrie la fille. ça serait moi, tu me les aurais pas achetés, ces bonbons-là ! »

 

Il y a cinquante ans, une scène de ce genre ce serait conclue par une calotte, et les adultes présents auraient trouvé ça parfaitement adapté à la situation.

On aurait même murmuré ici ou là que si cette femme avait été plus sévère dès la petite enfance, la gamine n’aurait pas été aussi mal élevée.

Quelqu’un aurait fait remarquer que d’être trop coulant avec les mômes, c’est faire leur malheur, et que si l’on veut leur bien, il faut leur apprendre à se comporter en société.

 

Ce n’est plus la doxa commune.

En fait, les gens qui suivent l’altercation, à la caisse du supermarché, murmurent en souriant qu’elle a du caractère, la petite !

Qu’on ne lui fera pas faire ce qu’on voudra quand elle sera grande, qu’elle saura se défendre.

Qu’elle saura défendre son droit.

Et si la calotte était tombée sur la joue de la plaignante, c’est la mère qui aurait été jugée indûment violente, au moins par une partie de l’assistance :

« Quand on en arrive à gifler une gamine de cet âge devant tout le monde, c’est que l’on est dépassé par ses responsabilités… Il y a quand même d’autres moyens ! »

 

On peut, je pense, extrapoler cette scène à l’ensemble des relations, disons verticales, tissées entre les gens, ou entre eux et les institutions.

En tant que principe régulateur effectif, le « C’est mon droit ! » l’emporte désormais un peu partout sur le « C’est la Loi ! »

C’est juste un renversement de point de vue, mais qui a des conséquences majeures.

Car ce n’est pas que le principe de l’autorité de la Loi soit dénié en théorie, mais on n’accepte plus comme avant de la voir descendre d’en-haut, la Loi, pour tomber sur des administrés passifs.

On ne s’accepte plus administré ; on n’accepte plus qu’il y ait un haut et un bas ; on n’accepte plus trop l’existence de principes intangibles.

On préfère la mise en situation, le cas.

La Loi sert alors majoritairement de caution à la défense, personnelle ou collective, du bon droit des gens.

On connaît bien cela aux États-Unis, où toute situation un peu discutable est l’occasion d’un procès.

Et où, aussi, plutôt qu’à une Loi intangible, les juristes se réfèrent à des cas antérieurs.

 

Plus généralement, c’est le droit de chacun, pense-t-on, de se libérer.

Aussi s’est-on libéré des cadres sociaux antérieurs, trop coercitifs.

On a quitté le village ou l’ancien quartier et le jugement omniprésent des voisins ; l’église et la perspicacité inquisitoriale du confesseur ; le parti centralisé et sa ligne ; le syndicat lié au parti ; la morale conventionnelle en matière de relations intimes ; etc.

On décide ou non soi-même de s’engager, et l’on préfère alors la libre association de personnes réunies par un intérêt immédiat, du comité des fêtes local à l’ONG mondialisée.

Gratuité de la décision, autonomie du comportement et des choix.

 

Et qui dira que c’était mieux avant, en des temps où, sur une décision venue d’en-haut, des masses humaines allaient au casse-pipe… sans piper !

 

La question n’est pas là.

Il y a simplement que la doxa qui nous mène sait parfaitement se servir de ce qui la conforte, au sein de mille possibilités ouvertes par les choix multiples des gens.

Jusqu’à ce qu’elle se mette à rassembler tout cela pour en faire une obligation qui s’impose d’elle-même.

Et que le bon droit de chacun devienne pour chacun une Loi universelle 

(sous sa forme ado : « J’ai quand même le droit d’avoir la même marque de blouson que tous les autres ! »).

 

Aussi la doxa actuelle connaît-elle des gens, des individus, plutôt que des citoyens.

Des personnes plutôt que des époux, des parents, des enfants.

De libres croyants plutôt que des paroissiens.

Des votants plutôt que des électeurs, des électeurs plutôt que des militants.

De telle sorte que chacun, chacune, se retrouve devant ses propres choix…

Qui consistent à faire le tri – il ou elle en a bien le droit – parmi ce qui lui est globalement proposé au sein d’un flux de possibles toujours renouvelés et globalement identiques.

Mais rentables.

 

Jusqu’à ce que le bon droit exclusif de chacun, devenu règle absolue, aboutisse à des vies sans échanges gratuits, alors privées de sens.

Jusqu’à ce que les anonymes apeurés, forts de leurs droits ou décidément hors la Loi, se joignent en des hordes hurlantes et violentes, genre fans ou tifosi, ou bandes de quartier, voire groupements extrémistes. Ou jusqu’à ce que, n’ayant plus droit à grand chose, bien des anonymes esseulés se joignent, sur des places ouvertes, en des rassemblements pacifiques, à la recherche éperdue, déboussolée, d’un sens à la vie pour les humains.

Lundi 30 mai 2011

 

 

 

T’as quelqu’un ?

 

Cette question est le plus souvent suivie de cette précision : « en ce moment ».

« T’as quelqu’un, en ce moment ? »

On s’en doute, le verbe « avoir » ainsi utilisé ne signifie pas que la personne pourrait posséder quelqu’un.

Il aurait plutôt à voir avec des expressions telles que « Qu’est-ce qu’il y a ? » ou « Qu’est-ce qu’on a ? »

(« à manger ce soir », par exemple, ou « sur le programme télé », ou « à disposition pour s’organiser »…)

Disposes-tu de quelqu’un pour faire quelque chose ?

 

Bien sûr, le « quelqu’un » en question est plutôt compris comme un partenaire amoureux ;

et le « quelque chose », comme un ensemble de moments vécus en commun ;

des moments pouvant même aller jusqu’à composer un temps continu, mais de durée variable, non prévisible, aléatoire. 

Ou bien des moments relativement brefs mais renouvelables, et parfois renouvelés depuis longtemps :

« Ce week-end je peux pas, si tu veux je passerai lundi soir, Toto a pas classe le lendemain ; en tout cas on se voit la semaine prochaine, le vendredi en fin d’aprème, j’ai tout le week-end, mais c’est toi qui viens ! »

 

Dans ce « T’as quelqu’un ? », ce qui est en tout cas suggéré, c’est que la personne interrogée n’est pas – ou plus – du genre à entretenir une relation de type conjugal.

Le nombre des personnes qui vivent ainsi augmente régulièrement, au point que cela tend à devenir une norme, ou du moins l’une des normes admises, celle qui est censée permettre beaucoup de liberté.

Et pourquoi pas ?

 

Sauf que cette liberté peut être utilisée et détournée comme le reste, car – soupçon – c’est bien ce mode de vie que vante justement une multitude de médias qui enseignent comment vivre sa liberté personnelle.

La presse féminine, la presse ado, relayées par une récente presse masculine, l’actualité permanente (amusant, cet oxymore…) diffusée sur Internet, les médias traditionnels eux aussi, disent en effet, commentent, jugent la façon dont, par exemple, telle ou telle célébrité construit sa vie affective.

 

Ces modèles de comportement tombent souvent à pic : ils s’adressent à des gens qui, de plus en plus fréquemment, n’ont pas les moyens de vivre autrement qu’isolés, séparés, ou encore confinés chez leurs parents, serrés en nombre dans quelque cage à lapins.

 

La doxa, vous dis-je.

L’idée non dite qui vous mène et selon laquelle vous allez vous conduire.

L’idée qui vous pousse à accepter, de vous-même, de vous retrouver seul, face à la séduction de modèles imaginaires.

L’idée destinée à masquer la pression bien réelle des conditions de vie qui vous sont faites.

 

(Conditions parfois insupportables dont vous rendrez peut-être responsables quelques autres que vous ne connaissez pas – quelque milieu, ethnie, religion hétérogènes –, mais en tout cas pas les intérêts souterrains de l’Empire auquel vous appartenez sans bien le savoir.)

 

« T’as quelqu’un ? », ça veut dire aussi  : « T’es pas seul, quand même, hein ? »

Car tu as droit à ton petit peu de chaleur, de plaisir, de tendresse, dans ce monde dans lequel tu tentes de surnager.

Autrefois, au début de l’industrialisation, le prolétaire vivait dans la promiscuité et avait droit à y disposer d’assez de temps, tout juste, pour reprendre des forces et procréer.

Aujourd’hui, la question s’est déplacée, il faut garder à l’anonyme isolé dans la foule un temps minimal de relation, de contact personnel.

On peut certes préférer !

Mais ce qui n’a pas changé, c’est la domination du petit nombre sur la foule, l’exploitation de la masse par quelques uns.

C’est une constante, tout le reste est pure idéologie, manipulation de l’imaginaire collectif, bref : doxa.

Ou si l’on préfère : croyance.

 

Or d’autres modèles sont possibles, et donc à inventer.

Et ce n’est qu’en changeant ses croyances qu’on peut changer de monde…     

Lundi 6 juin 2011

 

 

 

Décrypter l’actualité

 

D’un seul regard, il fait deux choses à la fois – différent en cela d’un ancien président étasunien, Gerald Ford, qui ne pouvait fumer son cigare tout en descendant un escalier.

Il sourit largement, d’une part, et d’autre part il affiche une attitude hautement intellectuelle.

C’est difficile, de faire passer à la caméra une attitude intellectuelle, mais ce présentateur d’un magazine télévisé y parvient sans effort.

 

« Nous allons tenter de décrypter tout cela pour vous », dit-il en fixant à la fois – double performance, à nouveau – l’objectif et le prompteur.  

« Tout cela », c’est l’actualité*, découpée en quelques tranches appelées sujets.

 

Décrypter – ce qui suppose que l’actualité est cryptée, terme qui, venu du grec ancien, signifie cachée.

Or si l’on décrypte, c’est que, à la suite de ces « maîtres du soupçon » qui ont façonné la culture du XXème siècle, Nietzsche, Marx, Freud et Cie, on a des doutes.

Que l’on se dit que, sous l’apparence des dires et des choses, des événements qui font l’actualité, se cachent des raisons, des logiques, des pulsions, des intérêts qui ne peuvent pas, qui ne veulent pas, se montrer.

Mais qui sont en réalité les vrais moteurs de l’Histoire qui se déroule sous nos yeux.

 

Car l’Histoire se déroule, puisque nous sommes à la télévision, à la radio, au journal, puisque nous avons à nous la raconter – à nous la voir, à nous l’entendre raconter.

Elle a une logique, l’Histoire, puisqu’elle se déroule et se raconte.

 

On se dit donc in petto que ce que l’on nous a raconté jusque là n’avait que l’air d’être une information.

Qu’il fallait aller voir par-dessous, dans la crypte.

 

Ainsi disent, compassés, de nombreux experts patentés, spécialistes authentifiés, chercheurs audiovisuels.

Ce n’est pas à eux que l’on va cacher que le sens caché des choses vécues est caché !

 

Accoudé au zinc, tout lecteur, auditeur, spectateur d’information vous le dira aussi, à sa manière :

« Ya** du louche, de la magouille, du pas clair. »

Le beauf l’a toujours su : « Je suis quand même pas si con ! »

À l’étage au-dessus, il sera relayé par les habituels tenants de la doctrine du complot, intéressés à mettre de supposées élites dans le même panier de crabes, ce nid d’une supposée conspiration, peut-être celle qui fut dite naguère cosmopolite et judéo-maçonnique.

 

C’est dire si la vogue du décryptage rencontre de l’intérêt… et des intérêts.

 

Tout cela compose un spectacle : celui de la réelle complexité de l’Histoire humaine, mais exposée en quelques phases sélectionnées.

Ou comment passer de la surface, voire de la superficialité, à une profondeur refaçonnée, médiatiquement reformatée.

Regarder par en-dessous en deux coups de cuiller à pot.

 

Et en même temps, dites-vous bien que l’on vous prouvera à nouveau, la semaine prochaine, à quel point vous êtes en dessous de la vérité.

Que votre soif de voir et de savoir, de disposer de ce pouvoir, a pour effet, d’ailleurs le plus souvent involontaire, de vous allécher, de vous retenir, de vous tenir (car « le désir s’accroît quand l’effet se recule », Pierre Corneille, Polyeucte, acte 1, scène 1)…

Pendant que des événements qui vous concernent vous, se passent, non pas en dessous, pas cachés du tout, mais simplement ailleurs.

Où vous ne regardez pas.

 

Or un jour, excédés (poussés à l’excès), les gens cessent de se mirer dans le fond du profond de la profondeur des événements.

Car ils se mettent à les inventer eux-mêmes…

Et tout ce qui, dans leur tête, et leur cœur, et leur faire, les empêche habituellement de le réaliser, les en détourne, c’est cela, que j’appelle la doxa de l’Empire qui nous agit.

 

* Voir la toute première réflexion de cette « doxalogie ».

** Du verbe Yavoir, que l’on s’étonne de ne pas trouver dans les dictionnaires, que font les lexicographes ?!

Lundi 13 juin 2011

 

 

 

Croyances

 

C’est la croyance des peuples, des gens, des foules, qui fait tenir les systèmes et les pouvoirs.

Du moins si ces derniers s’y prêtent peu ou prou.

Ainsi, tant que des milliardaires consacrent une partie de leur fortune au mécénat ou à l’assistanat, le rêve américain reste séduisant aux yeux du peuple étasunien. 

Tant qu’un gouvernement consacre les contributions* à la redistribution et aux services publics, la promesse d’un progrès paraît pertinente au peuple concerné.

Tant qu’un parti politique semble porteur d’un projet qui corresponde aux intérêts de la majeure partie d’une société démocratique, il gagne les élections.

Tant qu’une conversion évangélique conduit une personne à participer aux actions caritatives d’une Église, sa foi peut paraître valide à son entourage.

Tant que la consécration personnelle d’un abbé a pour objet la mise en œuvre d’institutions utiles aux plus démunis, le catholicisme reste respectable, même pour un peuple incrédule.

Tant que la soumission de nombreux peuples à Dieu suscite ici ou là une entente pacifique, la foi de son Prophète peut garder tout son prix, même aux yeux des infidèles.

Tant que l’effigie d’un grand timonier, ou guide, ou chef, ou raïs, signifie le retour à la dignité d’un peuple humilié, il va rester vénéré malgré tout par ce peuple.

Croyances – fondées ou non.

 

Or toutes ces croyances peuvent être utilisées par l’Empire, intégrées, déconstruites puis reconstruites dans sa doxa, en sorte que leur efficacité serve ses fins.

À savoir l’accroissement des profits, certes au bénéfice d’une caste insaisissable, à peine consciente d’elle-même…

mais surtout : par principe, juste par principe.

L’Empire est religieux, il obéit à une croyance, il croit à l’accroissement des profits, cela, pour lui, se suffisant à soi-même.

 

Quant à la croyance de la multitude, quel que soit son objet, elle est un facteur de calme, d’acceptation, d’inscription des uns et des autres dans un ensemble producteur et consommateur, vendeur et acheteur.

Il en fut toujours ainsi.

Ce ne fut pas toujours au profit de l’accroissement des profits, comme dans l’Empire actuel.

Ce fut longtemps au profit de l’accroissement de la puissance des empires territoriaux, aujourd’hui disparus pour la plupart en tant que tels.

Mais la croyance fichée dans l’imaginaire des multitudes a toujours été récupérée.

 

Telle est le sort et, par conséquent, la finalité de la croyance.

Appelons alors "foi" le type de croyance paradoxale qui a pour effet de dévoiler l’envers des croyances, leur fructueuse utilisation par la religion d’Empire, et de les priver ainsi de leur pouvoir.

Il peut s’agir d’une authentique croyance, mais dont l’effet est inversé.

Cet effet est par nature fugace, car à peine née, la foi en question sera récupérée et retournée en croyance.

Avant d’être étouffée, elle peut cependant avoir le temps d’inscrire dans l’Histoire, dans la mémoire humaine, quelque trace indélébile.

Et surtout, elle peut resurgir à tout moment, ici ou là, inopinée, dans des langages qui la recréent en tant qu’imaginaire actif, en tant qu’acteur social, en tant qu’auteur…

Auteur de liberté.

 

* Je préfère le mot « contribution » à « impôt », c’est plus civique !    

Lundi 20 juin 2011

 

 

 

Montrez-vous donc !

 

Sa jupe ressemblait, du moins quant à sa longueur, à la ceinture de force que mon grand-père mettait quand il devait porter ses sacs de 50 kg.

Comme elle n’était pas (la jupe) vraiment moulante, le moindre mouvement dévoilait le string, dont le haut apparaissait d’ailleurs aussi à l’arrière, au-dessus de la jupe.

Son haut, genre marcel, était assez bas pour que la pointe des seins en frise le bord.

Bref, elle aurait été à poil, on n’en voyait guère plus.

 

Elle était couverte (c’est pas la même) de la tête aux pieds d’un grand sac de toile noire, avec juste une fente pour les yeux.

Sous la toile apparaissaient, en bas les pointes de deux souliers noirs, et à mi-hauteur deux mains couvertes de gants également noirs.

 

Ces deux femmes, je les ai croisées toutes deux sur le même trottoir parisien, le même jour, presque à la même heure.

Amusant, non ?

 

J’en ai aussi vu une qui se promenait en mini-jupe, mais avec un foulard type islamique sur la tête, tenant bien cachés les cheveux, les oreilles et la nuque…

Mais celle-là, je me demande qui elle voulait provoquer…

 

Provoquer, pour les trois, est probablement le mot juste, ou du moins l’un des mots justes.

La question étant de savoir, non seulement qui devra se sentir provoqué par elles, mais aussi qui se tient peut-être derrière chacune d’elles avec ce but en tête.

 

Cache-toi toute, montre-toi toute…

Montre-toi, disent la plupart des publicités qui s’étalent sur les murs de la ville.

Cache-toi, disent les pères, les frères et les maris – et les mères aussi – et tous les regards de la cité, prêts sinon à te tenir pour une pute…

Contrainte réactionnelle de ceux dont la culture immémoriale, anté-islamique autant qu’islamique, de ceux dont les mœurs intangibles se révulsent face à l’impudicité des murs de la ville.

Car ne peut-on lire dans le Livre ce que le grand roi Soliman, le sage, disait à son amante : 

« Vois tu es belle, mon amour – vois tu es belle – tes yeux sont des colombes, derrière ton voile* » ?

 

Réaction extrême, aussi, de la femme qui, résistante, refuse l’exigence la plus sexiste qui soit, poussant à se livrer aux regards, et qui se fait alors islamiste de combat.

Mais réaction semblable, alors, à celle de l’enfant en colère qui se mord lui-même pour faire mal à sa mère.

 

Réaction vis-à-vis de cet aspect de la doxa impériale qui veut que femme se montre.

Femme, homme, enfant, d’ailleurs, mais femme surtout.

Parce que toute loi impériale et coercitive a, de tout temps, en premier lieu touché les femmes.

 

Montre-toi.

– J’ai bien le droit de m’habiller sexy comme je veux sans que les hommes ne m’agressent, quand même !

Certes, mais ça fait pourtant monter la pression, ce sexy sans sexe…

La pression générale du tout-sexe social.

Pression croissante, car comparez avec les pubes d’il y a cinquante ans et vous verrez que, comme on vous le dit, le corps s’est libéré…

Le corps des femmes.

Libéré… ou surexploité.

 

Pression sur les femmes pour qu’elles acceptent, veuillent bien, désirent se faire utiliser.

Gratos.

La doxa de la « libération » des corps bien ancrée dans les têtes, les cœurs et les corps.

Pour que la machine à vendre et acheter se libère elle aussi, se déchaîne et rapporte.

 

Sans tenir compte du fait que la pression en question est grosse aussi de violence sociale, celle qui toujours retombera sur les femmes.

Et au minimum, c’est une séduction modélisée qui règnera sur ces fameux corps soi-disant libérés. 

Sur les femmes, chacune d’entre elles poussée à vouloir être une autre.

Sur les hommes, leur désir détourné et réorienté, formaté, désir consommateur, prisonniers d’une image de la virilité sur papier, sur écran. 

Et cette insatisfaction, pour tous, toujours recommencée, recréée, réalimentée…

Si bien qu’en tout cela, là où le corps se montre de cette façon tordue qu’on nous montre, c’est la chair qui disparaît !

 

* Cantique des Cantiques, 4,1.

Lundi 27 juin 2011

 

 

 

T’as ta Rolex ?

 

On le sait, dans certains milieux, si t’as pas ta Rolex à cinquante ans, t’es un raté.

Ça marche aussi pour les voitures, les yachts, les résidences, etc.

Ce genre de choses, c’est le plus souvent pour les hommes ; pour les femmes, il s’agit plutôt d’être à la dernière mode, à condition toutefois qu’elle soit la plus chère.

 

Dans les cours de récré, ce qui importe, c’est de porter des fringues de la bonne marque, celle du moment, d’avoir le portable dernier cri, le dernier jeu, que sais-je encore ?

Avoir pour être, c’est bien connu.

 

Dans les milieux sociaux où l’on n’a pas un radis, ça marche quand même, notez !

C’est juste affaire de comparaison interne : faute de Rolex, on zyeutera les bagues, ou les pompes.

 

Tout est dans cet arbitraire qui confère à tel objet, du moins pour un temps, le prestige dont les autres, seraient-ils aussi chers, ne disposent pas.

 

Parenthèse : dans certains milieux, ce qui compte, c’est d’avoir lu, ou parcouru (ou simplement acheté…), le dernier bouquin, le dernier texte, le dernier article du philosophe qui compte, du romancier qui monte, du chroniqueur qui fait ponte (admirez le double sens…).

On reconnaîtra plus tard que ces scribouillards inspirés enfonçaient des portes ouvertes depuis Aristobule ou Balaam.

C’est plus dur pour la doxa de se saisir de ce cas.

 

Car bien sûr, et je suis ici sur un terrain d’évidence, ce besoin d’être remarqué comme le mieux doté, la plus parée, et vice versa, besoin qui semble avoir fait partie de tout temps des marques de l’espèce humaine, est particulièrement utilisable par la doxa de l’Empire.

Puisqu’il s’agit pour elle, on s’en souvient, de faire acheter.

Acheter ce dont on n’a pas besoin pour vivre, et le faire, s’il le faut, même en se privant du nécessaire.

 

L’espèce humaine n’est pas la seule à privilégier les mieux dotées ou les mieux parés (et vive versa), nombreuses sont les autres espèces qui le font aussi.

Seulement, les autres ne se sont pas assurées les moyens de renouveler et de varier, par artifice ou par acquisition, parures et instruments de prestige.

Aussi n’ont-elles pas, me semble-t-il, le système nerveux pareillement assailli, ne sont-elles pas envahies par un ensemble de représentations aussi prégnantes que celles qui règnent perpétuellement sur le cerveau des humains.

 

Et si je reviens à ma parenthèse, il n’est pas certain que le prestige dû aux acquis culturels, ou à leurs semblants, ne soit pas lui aussi, mais plus insidieusement, détourné et réutilisé par la doxa au bénéfice de l’Empire.

Car plus telle société paraîtra dotée et parée d’une brillante intelligentsia, plus elle apparaîtra – comment dit-on aujourd’hui ? – bankable !

(c’est du white speaking, ne cherchez pas, du langage autorisé, ça veut dire "qui rapporte").

Tout ça c’est bon, ce prestige intellectuel et artistique, ça crée de l’émulation entre les diverses capitales autorisées à concourir.

Pensez au siècle de Louis XIV : enfoncés, les autres royaumes, et ça doit bien être pareil aujourd’hui pour New-York, Londres, Shanghaï, Berlin ou Paris.

Le grisâtre de l’argent a besoin du brillant de l’esprit (belle phrase, non ?)

 

La doxa, donc, ou comment, d’une manière ou d’une autre, une disposition propre à l’espèce, liée tout "bêtement" à la nécessité pour elle de se reproduire, donc de désigner à la femelle le meilleur mâle (et vice versa), puis utilisée par les diverses seigneuries pour illustrer leur règne, est aujourd’hui réorientée vers le max de fric en un max de temps par des marchés qui n’ont cure de ce dont ils traitent…

(longue phrase, non ?)  

Lundi 4 juillet 2011

 

 

 

Faut tenir les délais !

 

Une chose qui se perd, c’est le temps.

Les Africains aiment à dire : « les Blancs ont l’heure, et nous, nous avons le temps ! »

Ils sont en train de le perdre, ils courent pour rattraper le temps perdu, en auront-ils le temps ?

 

Si vous perdez votre temps, le temps qui vous est imparti, vous n’arriverez pas dans les délais. Arriver où ?

Vous n’y arriverez pas dans les délais. Arriver à quoi ?

Les Grecs arriveront-ils à rattraper leur retard, et si oui, en combien de temps ?

Les prêteurs leur laisseront-ils le temps, ou bien vont-ils accélérer la dégringolade jusqu’au moment où… ?

 

Les enfants le savent, qui doivent finir l’exercice demandé à temps, rendre la copie à l’heure, terminer le devoir au jour dit.

« Babichou, écoute Maîtresse, si tu effaces tout, même si ton dessin ne te plait pas (au fait, ça représentait quoi ?), tu n’auras pas le temps de recommencer, il te reste trop peu de temps. » 

 

Mais l’heure passe, le jour passe, la semaine passe, l’année passe, le temps passe… nous passons.

Un jour il sera trop tard, tu n’auras pas vu le temps passer…

Timing, planning. Temps et contretemps.

Sonnerie, tic-tac, cadran, cloches, muezzin, sirène ; au quatrième top il sera exactement… Exactement.

 

S’organiser, organiser son emploi du temps : le temps est à employer.

Apprendre à maîtriser son propre rapport au temps, savoir comment s’employer à l’employer.

Apprentissage, formation – dressage, formatage ?

Que tous cela est donc bien organisé, bien cadré, bien encadré, régulé, fixé.

 

On a commencé à domestiquer le bas peuple de plusieurs manières.

L’Église l’avait longtemps cadré et encadré, puis l’armée et l’usine ont formalisé cela avec plus de précision.

Enfin l’école – l’emploi du temps du premier lycée public a pour père le régiment et pour mère la liturgie.

Ce fut le temps des masses organisées : fordisme d’un côté, de l’autre poilus à massacrer.

 

Doxa : il fallait être exact si l’on voulait gagner – gagner sa vie ou gagner la guerre.

Il devenait désirable d’être dans les temps, cela pouvait devenir un plaisir de gagner contre la montre, comme le prouve l’invention des grandes épreuves sportives chronométrées, le sport de masse.

L’Empire d’alors, encore très territorial, y avait intérêt, il avait besoin de ces foules pressées et empressées qui mouillaient le maillot pour lui.

 

Mais avec l’accélération – le temps s’accélère, c’est incontrôlable, nous dit la doxa actuelle – le temps se perd dans une sorte de diversification… elle aussi incontrôlable ?

D’un côté, quelques-uns gagnent des millions à la nano-seconde en jouant sur les marchés.   

À l’inverse, des millions d’autres n’ont pas le temps de voir passer leur vie, attachés qu’ils sont, qu’elles sont, à leur perpétuel ouvrage… pour gagner quelques nano-dollars.

Et entre ces deux, une infinité de variantes intermédiaires, dont celle de ces jeunes des banlieues qui n’ont pas même le sens du temps.

 

Diversification qui trouble, dérange, dérègle, fait perdre des repères, des raisons, des cadres, bien loin d’en créer de nouveaux qui rassureraient.

Diversification que la doxa actuelle nous enseigne à assumer, tâchant de persuader le quidam que ce vaste mouvement mondial s’en va vers une aisance universelle.

Tout en faisant en sorte de continuer à inquiéter, afin que les risques inhérents à cette aventure soient assez crédibles pour que l’on ne moufte pas trop.

 

Dosage d’espoirs et d’inquiétudes quant à l’avenir, aux temps futurs.

Cela créé et entretenu sans que personne ne l’ait voulu personnellement : la doxa, cet imaginaire des peuples, est secrétée par le réel qui leur est imposé dans l’Empire.

Elle est simplement utile à la fabrique anonyme de profits à réinvestir dans la fabrique anonyme de profits à réinvestir dans la f…

… avec prises d’intérêts conséquents, tout de même, au passage.

Lundi 11 juillet 2011

 

 

 

De qui t’es fan ? 

 

Depuis l’autographe d’un champion sur une balle de tennis jusqu’à la petite culotte que Madonna a jetée dans le public à l’issue de l’un de ses concerts, il existe des objets que l’on qualifie de ”cultes”.

 

Car un ou une ”fan”, ce terme étant entendu au sens fort, ce n’est pas seulement quelqu’un qui aime et admire un artiste ou un sportif, c’est autre chose. Tenez, moi, autrefois, quand Georges Brassens se produisait près de chez moi, je ne ratais pas l’occasion d’aller l’écouter, mais jamais je n’ai collectionné les poils de sa moustache ! D’ailleurs il ne les distribuait pas.

 

Non, un ”fan » ou une ”fan”, c’est autre chose, c’est quelqu’un qui y met de la passion et qui le fait et l’exprime parfois à un degré tel, qu’on est autorisé alors à parler d’extase.

 

Ah, ces petites nanas qui tombent en pâmoison, qui poussent des hurlements stridents – elles entrent en compétition – lorsque paraît le rauqueur torse nu du groupe qu’elles adorent !

 

Culte, passion, extase, adoration, des termes religieux qui, on en conviendra, en disent long...  

Cela n’arrive pas par hasard, ce sont des signes des temps, cela marche avec le reste, la doxa de l’Empire anime tout cela, elle a sa religion, c’est du moins l’argument que j’exploite ici.

Un Empire nous enveloppe qui nous conforme à ses vues et qui nous veut du bien… même si, à quelques autres, il veut beaucoup plus de bien encore. 

 

Car une caste surplombe tout cela, le plus souvent dans l’ombre, repliée dans des lieux ultra-protégés d’où elle gouverne et s’enrichit : gouverne pour s’enrichir – s’enrichit pour gouverner.

Une caste, d’ailleurs, dont les membres sont eux-mêmes leurrés, se manipulent eux-mêmes, ne se sachant simples opérateurs d’un grand et universel barnum aveugle et anonyme.

 

Une sous-caste allant du politique au grand patron, du haut fonctionnaire au trader, met cela en musique.

Il n’y a pas lieu de supposer que certains de ses membres n’aient pas le désir de travailler pour le bien de tous, ni qu’ils ne le font pas, souvent, du mieux qu’ils peuvent.

Mais en tant que sous-caste, ils restent dépendants, comme l’ont été de tout temps les bons serviteurs d’un pouvoir mauvais.

De plus, bien rétribués !

 

Et donc une autre sous-caste, formée de ceux et celles que l’on voit partout, aux bonnes têtes bien connues, les habitués des tocs-chauds, des plateaux, des micros, des spectacles, des stades et des jeux, joue le rôle que les religieux jouaient autrefois, celui du formatage de la foule des ilotes.

Elle-même composite, cette sous-caste vit, sans doute innocemment, de sa capacité à susciter l’intérêt, voire la passion des anonymes, tant par ses capacités propres que par la façon, les façons, dont elle gère, propose et monnaye son mode de vie et ses amours.

 

Voilà pourquoi, je pense, votre fille est hurlante, en ces soirées que j’évoquais plus haut.

Saisie par l’enthousiasme, terme qui, selon l’étymologie, signifie « possession par le divin ».

Et bien sûr, je ne parle d’elle que par manière d’exemple, tant il existe de façons d’être pris dans ce jeu de l’adhésion, voire de l’engagement, dans les églises du spectacle omniprésent.

Personne n’y échappe.

 

On a cherché de tout temps à se situer comme membre d’une tribu, d’un clan, d’une société, que sais-je encore ? Cela fait partie des marques de l’espèce humaine.

Et il y a toujours eu une doxa, à l’extension géographique plus ou moins large selon les temps et les lieux, qui détermine pour chacun dans quelle catégorie il pouvait, ou devait, ou simplement allait aimer se situer personnellement au sein de la grande famille de son ethnie et de son culte.

Il y a toujours eu des modèles, des modes, des courants, des écoles, des styles.

Et par conséquent des meneurs, des maîtres d’élégance, des professeurs de maintien, des faiseurs d’opinion, des champions, des héros, des génies, de quelque nature que soient les comportements en question.

Et des histoires, des sagas, des légendes, peuplées de hauts-faits ou de concerts mythiques.

Cultes.

 

Il suffisait de rassembler tout cela en un seul et universel spectacle.

Le génie de la chose, c’est que l’on n’a pas besoin d’y croire pour être amené à s’y conformer.

Lundi 18 juillet 2011

 

 

 

Ne te fais pas avoir ! 

 

« Je suis fait des mots des autres », écrivait Samuel Beckett, et pour ce qui m’occupe ici, cela peut prendre deux acceptions opposées.

 

Toute culture est langage, et il va de soi, pour les sociétés traditionnelles, que chacun est fait des mots des autres.

Cela y est perçu comme une bonne chose.

La langue que je parle y est celle de mon peuple, elle me vient de mes anciens, et il ne s’agit pas du seul langage, mais aussi de tout ce qu’il transmet.

Je suis à l’aise dans ce bien commun, j’y exerce l’ensemble des potentialités de mon être personnel, du moins autant que me le permettent les circonstances de mon existence.

Et, si possible, j’accrois moi-même la richesse de la langue de mon peuple, enrichissant sa culture sous tel ou tel aspect, et, pour reprendre l’expression de Samuel Beckett, faisant ainsi de mes mots des mots que les autres feront leurs.

 

Ce n’est pas ainsi, pourtant, que l’écrivain irlandais l’entendait.

Il avait plutôt dans l’idée que nos mots ne sont pas nos mots, qu’ils sont des mots qui nous sont étrangers.

Que nos idées, nos conceptions, notre façon de voir le monde nous sont étrangers, nous sont imposés par d’autres qui n’ont pas grand chose à voir avec nous.

Bref, que nous sommes des étrangers à ce monde des humains dans lequel nous vivons.

Que nous avons perdu notre identité – que peut-être même, nous ne l’avons jamais connue, que nous en avons seulement rêvé, l’avons seulement espérée, mais pour rien.

Que nous ne sommes qu’une attente, vide et vaine, de nos propres mots.

De nous-mêmes…

 

À noter qu’il aurait pu tout aussi bien se dire, mais il était du genre pessimiste, que c’était une grâce à nous faite, de recevoir ainsi en nous les mots des autres, d’en bénéficier !

Mais non.

 

Sur un plan plus général et souvent bien plus banal, le fait de se dire que ce sont les autres, ou plutôt certains autres, qui nous manipulent en nous bourrant le mou, est devenu depuis longtemps, dans nos sociétés modernes, quelque chose qui s’apparente à une évidence.

 

« Ils », comme on dit, nous font croire à ceci ou à cela, nous abreuvant de leurs mots, et pourquoi le font-« ils », si ce n’est pour nous amener à agir de telle ou telle manière, à accepter telle ou telle astreinte, tel ou tel effort ou sacrifice dont « ils » tireront partie à notre détriment ?

« Ne te fais pas avoir, ne te laisse pas faire, s’écrie-t-on alors, méfiance !!! »

Nous sommes dans un combat dans lequel il faut montrer de l’intelligence, du discernement, de la volonté, de la ruse, de l’énergie, de la solidarité, parfois de la violence, pour échapper à l’exploiteur invisible, au prédateur polymorphe, aussi bien qu’à l’ennemi déclaré.

 

Voici donc une doxa bien claire, bien nette, une opinion courante devenue évidence, une parole comprise et admise par tous : « Comment vont-« ils » arriver cette fois encore à me baiser ? »

 

Et maintenant, ruse.

Et même ruse à double détente.

Car la doxa actuelle, celle qui agit vraiment, c’est celle  qui vous laisse dans cette façon de voir, qui en souligne au besoin la pertinence, tout en détournant complètement votre attention de la logique réelle de ce dont il conviendrait que vous vous méfiiez…. 

Elle est alors vraiment paradoxale, comme le mot l’indique, qui signifie « à côté de la doxa »…

 

Car vous avez raison, bien sûr, de vous méfier, vous vivez dans une société impersonnelle, vous ne savez pas vraiment d’où peut venir l’arnaque mais vous savez qu’elle peut survenir.

Méfiez-vous, donc, vous dit-on.

Aussi va-t-on vous aider de bien des façons à le faire, va-t-on vous prodiguer conseil sur conseil, info sur info, alertes sur alertes.

Avec force diagrammes, notations, décryptages, analyses…

Qui vous aideront très réellement à repérer le danger, à le circonscrire, à l’éviter autant que faire se peut.

 

Sauf que tout cela vous fait oublier que vous entrez ainsi, que vous vous situez ainsi, que vous êtres pris ainsi dans une logique qui s’apparente à celle de la roue dans laquelle, sans fin, court un écureuil.

Il y laisse toute son énergie.

Vous aussi.

Rassurez-vous : elle est récupérée.

Vous êtes en train de faire fonctionner le machin dans lequel vous êtes supposé… le combattre.

Fortiche.

Lundi 25 juillet 2011

 

 

 

Des minorités visibles

 

Il s’agit d’un euphémisme : on entend par là un ensemble de personnes dont l’apparence physique s’écarte d’une norme ethnique d’ailleurs assez vaguement définie.

Tenez, l’un de mes beaux-frères, d’origine dauphinoise d’un côté et normande de l’autre, se faisait sans cesse contrôler, pendant la guerre d’Algérie, par des flics qui le prenaient pour un Algérien…

Mais enfin, on sait de quoi il s’agit : les minorités visibles se composent de ceux et de celles dont les ancêtres lointains vivaient dans un autre continent que le nôtre.

Par exemple, les immigrés venant de pays germaniques représentent une minorité, chez nous, mais celle-ci n’est pas visible.

Même pas toujours audible. 

En revanche, les ancêtres lointains de la plupart des Canadiens ou des Étasuniens étaient d’abord originaires d’Europe, il ne s’agit donc pas de minorités visibles.

Sauf s’ils ont la peau foncée.

Nuances… de vocabulaire mais surtout de couleurs.

 

Quand on se met à parler de minorités visibles, c’est pour se pencher sur leur cas.

Avant, on parlait d’immigrés, mais voilà qu’à force d’être immigrés les gens deviennent français.

Un immigré n’a pas de droits, un Français, si.

Mais un Français qui n’est pas d’origine celte, latine, slave, nordique ou germanique (voyez déjà le mélange…), il y a vraiment à se pencher sur son cas.

D’ailleurs, il lui arrive de le demander :

« Penchez-vous sur mon cas, arrêtez de contrôler sans arrêt mon identité, laissez-moi me présenter à un boulot, à un appart ou aux élections pour être finalement recruté, logé ou élu. »

 

(Je laisse de côté pour le moment une autre sorte de minorité visible, très visible, parce qu’en fait est elle numériquement majoritaire quoique socialement minoritaire – je parle des femmes. Il y aurait aussi à se pencher sur leur cas mais ça pose un problème spécifique parce que la plupart du temps, les gens qui se penchent sur le cas des autres qui en ont besoin, ce sont des femmes.)

 

Pourquoi je parle de ça ? Quel rapport avec la doxa ?

La doxa de l’Empire a tout intérêt à ce que l’on parle de minorités visibles et que l’on se penche sur leur cas.

L’Empire craint les désordres sociaux, du moins ceux qu’ils ne génère pas sciemment.

C’est pourquoi il aime bien que les gens soient rassemblés en catégories de populations consommatrices, à condition que celles-ci ne représentent pas un facteur de subversion.

(Sauf s’il les suscite dans l’espoir que leur action fasse basculer le pays concerné dans son aire de domination, rejoignant la grande société passée pour de bon à l’économie totale de marché.

C’est leur affaire et je n’ai rien à dire là-contre.)

 

Une minorité facteur de subversion, c’est par exemple une population opprimée qui se rebelle, ou une population d’oppresseurs qui craint si fort que les autres ne se rebellent qu’elle accentue encore son oppression, accroissant encore le risque de rébellion…

L’Empire n’aime pas ça.

 

L’Empire préfère que les catégories qui composent une population soient faites de gens que rien ne devrait particulièrement unir, sauf une caractéristique sans rapport avec les intérêts du marché.

Par exemple la couleur de la peau.

 

C’est ainsi que l’on voit comment la doxa de l’Empire néo-libéral-tout-marché agit sur les esprits de façon fort complexe.

Par exemple en lançant urbi et orbi la notion de minorités visibles.

 

Celle-ci pourrait permettre à des gens qui en ont les moyens d’atteindre le statut de citoyens consommateurs, alors qu’ils sont effectivement mal insérés dans la société de consommation et de spectacle à cause de leurs origines.

On verra si ça marche.

 

D’un autre côté – complexité ! – ça les enferme dans une boite, ces gens-là, y compris dans leur tête,

de façon arbitraire et réductrice,

une boite dont ils ne sortiront plus.

Lundi 1er août

 

 

 

Ici, c’est chez nous !

 

– Ici c’est chez nous, par conséquent, ceux qui ne sont pas d’ici ne sont pas chez eux.

Ils ne sont pas nés ici, ou c’est leurs parents, ou c’est leurs grands-parents.

Même s’ils sont nés ici, ils ne sont pas d’ici, ils ne sont pas chez eux.

On les reconnaît.

En plus ils n’ont pas la religion d’ici.

On n’a pas de religion, ici, mais ils n’ont pas quand même la religion d’ici.

Qu’ils s’en aillent.

 

Avant ils nous prenaient notre travail.

Maintenant qu’il n’y a plus de travail, ils nous prennent notre chômage.

Et tous les avantages.

Qu’ils s’en aillent.

 

D’ailleurs ils ne nous aiment pas.

Normal, ils ne sont pas d’ici.

On les a colonisés alors maintenant ils nous en veulent, ils se vengent.

Ils veulent s’imposer.

Ils veulent nous imposer leur religion, leur mode de vie.

Qui n’est pas d’ici.

Ils ne sont pas chez eux, qu’ils s’habituent à notre mode de vie.

Ou qu’ils s’en aillent, s’ils ne sont pas contents qu’ils s’en aillent.

 

(Ou alors – arrière-pensée – qu’ils restent pour qu’on puisse leur dire de partir.

Pour avoir ici des gens qui ne sont pas chez eux.

Sinon ils nous manqueraient, on se retournerait contre qui ?)

 

– On pourrait croire que ces réflexions vont à l’encontre de la doxa de l’Empire.

On se dit que l’Empire, lui, ce qu’il veut, c’est que la nation, la religion, le mode de vie local, les coutumes, tout cela s’efface devant ses intérêts à lui – acheter et vendre.

Nenni.

 

L’Empire a aussi besoin des tensions qui habitent une société.

Ça occupe.

Pendant qu’on s’occupe de ça, on ne s’occupe pas d’autre chose, on ne voit pas autre chose, on ne s’inquiète pas d’autre chose.

De ce qui vous fait mal.

Puisqu’on a devant soi la cause du mal, ce que l’on croit la cause du mal.

 

L’Empire aime ça.

Il aime que les chassés du marché soient reconnaissables.

Par leur couleur, leur habillement, leur coutume, leur religion.

Leur étrange étrangeté d’étrangers.

Ou mieux : leur ressemblance quasi-totale.

Leur ressemblance à un détail près.

Leur effort pour ressembler.

 

Qu’ils fassent effort pour ressembler ou qu’ils fassent effort pour ne pas ressembler.

L’Empire aime ça.

Il diffuse cette doxa, il l’encourage : ils ne sont pas d’ici, ils empiètent…

Le mal vient d’eux.

 

Cela fait partie de sa doxa.

Que les pauvres sont méchants, dangereux en tout cas.

Même ceux qui sont d’ici, reconnus par tout le monde comme étant d’ici…

Ils sont chassés du marché, ils ne sont donc pas vraiment d’ici.

On les reconnaît.

 

C’est bon, ça, coco.

C’est bon parce que l’Empire est une société de caste, il met, sous les pieds des bonnes castes, les sans caste, les sans grade, les sans estime, les sans mérite, les sans tout ou presque

(diplômés ou non : rien à voir !)

qui sont la masse.

Grandissante, la masse, au fur et à mesure que l’élite, les bonnes castes, tire sur la ficelle.

Et il ne veut pas que ça se sache, se voie, se reconnaisse, se pense.

 

On sait pas si ça va marcher, à la longue ?

Lundi 8 août

 

 

 

Vous saurez tout !

 

Ségolène va-t-elle faire la paix avec François ?

(pour les nuls, je rappelle qu’il s’agit de deux personnalités politiques de haut niveau)

Fera-t-elle la paix ou non, qu’en pensez-vous ?

 

On n’en sait rien, et, révérence parler, on s’en fout un peu.

Néanmoins, on saura dans le détail où en est la question à l’instant t.

Il la regarde d’un air d’avoir deux airs, elle baisse les yeux…

Ça en dit long.

 

Un célèbre capitaine d’industrie, ami du chef de l’État, entretient une liaison avec un mannequin belge, très belle femme deux fois grande comme lui.

C’est intéressant ?

Ben non…

Vous saurez tout quand même, y compris l’opinion de la maman de la jeune femme.

Il suffit de voir les titres et les photos de première page de la presse, rien qu’en passant devant un kiosque.

Ou encore de faire vos courses dans une grande surface au moment du flache* d’information qui interrompt régulièrement le zonzon supposé musical de la radio d’ambiance.

 

Vous saurez tout.

Un retraité pourtant encore ingambe a été renversé par un landau poussé avec rage par une jeune maman excédée par l’augmentation du prix des couches-culottes, vous le saurez.

Ça se passe à Bolduc-sur-la-Rivière, et il était sorti s’acheter des concombres pour se faire un masque.

En plus, il était fâché avec le maire, mais vous apprendrez que ce dernier regrette l’accident, d’ailleurs incompréhensible compte tenu des mesures prises de longtemps en faveur de la sécurité des trottoirs municipaux.

 

Le parti de centre-gauche fait mouvement vers le parti de centre-droit – ou l’inverse, on ne sait pas encore mais on le saura bientôt, rassurez-vous.

Vous aurez toute l’info sur la façon dont l’idée de cette nouvelle orientation a germé dans l’esprit de l’éminence grise du sous-secrétaire d’État chargé de la maintenance des édifices destinés à l’entretien des outils informatiques.

Et comment il a pris langue avec l’homme de paille de la formation adverse et néanmoins amie, lequel est d’ailleurs son amant (ce que vous ignoriez, gens de peu de savoir, mais dont on vous informe en prime).

 

Un accident de la circulation vient de survenir à Koala-Lampoul, chef-lieu de canton de la province de Planton, au Pâlistan, faites attention en traversant.

On vous le dit parce que vous êtes citoyen du monde, vous avez le droit d’être informé.

 

Bien sûr, je redeviens sérieux, on vous dit aussi où en est la guerre en Afghanistan, le cours de la Bourse à Paris ou à Francfort, la révolution pacifique en Syrie et l’évolution des prix dans notre pays.

Parmi bien d’autres informations réellement utiles à savoir.

 

Et qui se perdent dans le brouhaha des nouvelles sans intérêt, juste destinées à vous donner le sentiment que vous faites bien partie de cette grande famille universelle qu’est l’espèce humaine en perpétuelle évolution.

Alors qu’en réalité, vous menez avec courage votre vie à vous, au sein de votre entourage, on vous distrait, on vous emmène ailleurs, on vous donne un rôle dans l’histoire qu’on vous raconte.

On vous fait le témoin, on vous prend à témoin, vous en témoignerez, vous en jugerez.

À la table familiale comme au bureau ou au café.

Vous en démêlerez tous les fils, vous saurez séparer le bon grain de l’ivraie.

Ou bien vous vous sentirez perdu, plutôt inquiet.

Peu importe : savant ou incompétent, vous avez une fois de plus mangé de la doxa.

 

Car pendant ce temps, d’autres feront l’histoire, la vraie, celle qui, un jour ou l’autre, vous tombera dessus.

 

* Oui, je sais, ça s’écrit flash, mais j’ai une excuse, je le fais exprès.

Lundi 15 août

 

 

 

T’as fait l’Égypte ?

 

L’Égypte, la Tunisie ou le Maroc, le Népal, le Pérou ou la Thaïlande, t’as fait quoi ?

T’as-ti été à Tahiti ?

Ou es-tu resté bêtement ici, t’es-tu contenté de passer tes vacances à la Tranche-sur-Mer ?

À Sète sur la Corniche ?

Ou à la campagne chez Tati Gisèle ?

La honte…

 

Je me souviens de la curiosité de mon père, passé en quelques dizaines d’années du sous-prolétariat à la tranche supérieure du prolétariat, de son enthousiasme en découvrant le Mont-Saint-Michel, dans les années cinquante, de son besoin de savoir, de connaître, de comprendre.

Et je me souviens de la foule piétinante, en ce même lieu, cinquante ans plus tard, de la piétaille bovine obstinément occupée à mitrailler les étalages de souvenirs bidon par-dessus la tête des autres mitrailleurs de souvenirs bidon.

 

Il y a ceux, par millions, qui font l’Égypte, et il y a ceux qui résistent à cela et découvrent l’Égypte.

Ou le Bhoutan.

 

On peut s’enorgueillir d’être une Égypte à visiter, comme c’est la cas de la France, et apprécier aussi que ce soit bon pour la balance commerciale du pays.

Surtout quand il s’agit de sa seule industrie rentable.

Et l’on peut vivement regretter, aussi, que son pays, par exemple la Grèce ou le Cambodge, ne soit plus que le bronze-cul de la partie aisée du genre humain, avec monuments historiques à la clé.

Une réserve mondiale de guides et de domestiques formés à l’accueil de cars de retraités.

 

« On a travaillé toute sa vie et maintenant on a bien le droit de s’offrir un petit voyage ! »

Ben oui.

Mais d’où vient cette idée que partir en troupe – on remarquera que j’ai évité le mot troupeau – vers un ailleurs soit une récompense ?  

D’où vient que l’idée devienne désir ? (c’est une définition possible de la doxa)

D’où sort-on qu’un ailleurs soit un cadeau ?

(d’autant qu’on en apprend dix mille fois plus sur les icônes bulgares à la télé que sur place, dans des églises dépourvues de sièges et de toilettes)

 

Cela fait penser aussi à ces richissimes amateurs de yachts qui restent à quai dans le petit port convenu qu’ils hantent à la saison.

L’idée de yacht a plus d’attrait que la ballade en yacht.

L’idée de voyage a plus d’attrait que le voyage en vrai.

Aussi préfère-t-on le car de tourisme et son parcours balisé. 

On peut y transporter en troupe ses us et coutumes nationales, d’ailleurs magnifiées par le contraste.

Voyager sans trop bouger dans sa tête.

 

Mais que faire d’autre, en effet, lorsqu’on a bossé toute sa vie sans avoir jamais été formé à la découverte, à la rencontre, à l’expérience de l’autre et de l’ailleurs ?

C’est un art qui vous manque.

 

Alors c’est pratique, cette sensation, présente en vous, que vous n’êtes pas au bon endroit pour profiter, que c’est ailleurs que ça se passe, que c’est là-bas qu’on a du plaisir, que c’est au loin que l’on peut enfin souffler.

Toujours ailleurs.

Même quand tu y es.

Car aurais-tu mille fois « fait » l’Égypte que, le plus souvent, tu ne serais pas avancé pour autant.

C’est un leurre.

C’est un rêve qui s’est répandu, un songe collectif, une imagination, un imaginaire.

Qu’on t’a vendu.

 

Double recette pour l’Empire : le prix de ton billet… et l’idée que tu n’es qu’une tête dans la foule des demandeurs de rêve.

 

Tellement dépendant. 

Lundi 22 août

 

 

 

Restez nature !

 

Pas de chichi, pas de complication, restez nature !

Nature ?

Connais pas.

 

J’habite dans un hameau entouré de bois et de champs, on me dit : « Vous avez de la chance de vivre si près de la nature. »

Or ce que je vois autour de moi, c’est le résultat de quelques milliers d’années de culture…

Un paysage tout sauf naturel, si ce n’est, on me dira, que l’herbe y est vert chlorophylle, que la forêt est en bois d’arbre, que le sol est en terre.

 

Mais une terre retournée par l’homme depuis le néolithique, la forêt entretenue pour le bois, l’herbe tondue et engrangée pour les bêtes…

Et les bêtes déjà domestiquées et sélectionnées à l’époque des Pictes, ces lointains ancêtres des Poitevins actuels (j’habite dans le Poitou).

 

Parlez-moi de la nature, du naturel !

Même à poil je suis modifié, d’ailleurs je garde alors mon alliance, voire ma croix huguenote !

Mes cheveux sont coupés, mes dents remplacées ou plombées, mon appendice supprimée (je vous dit tout), et ma peau garde un certain nombre de traces de suture dues à la science et à l’art des chirurgiens.

Et vous ?

 

Je marche comme un Européen du XXIe siècle, comparez avec la démarche d’un Bushman, vous verrez la différence.

Toutes mes attitudes sont à l’avenant, je l’ai appris au cours de nombreux voyages : on me reconnaît pour le genre d’être humain que je suis à toute sorte de signes parfois minimes mais évidents néanmoins.

 

Ainsi, la personne qui « reste nature » est en réalité immédiatement perçue de la même manière, tout aussi bien, qu’il s’agisse du jeune glandeur des quartiers Nord de Marseille ou du jeune cadre actif à Nanterre, d’une sportive affirmée et confirmée ou d’une femme d’affaire affairée.

On peut se tromper, mais guère.

 

Dès qu’il s’agit de l’être humain et de son environnement il n’y a pas de nature, tout est habité, balisé, perpétuellement transformé.

Peu ou prou.

Même le désert, aux yeux du moins de l’ethnie qui y réside.

 

Rester nature, c’est donc prendre la pose, c’est pour la photo.

Elle dit quoi, la photo ?

Elle montre tout ce que je viens de décrire, en fait, et plus encore, mais surtout, elle est la marque d’une idée fausse.

 

Que l’on pourrait être soi-même à soi tout seul.

Que l’on aurait – du verbe avoir – une personnalité, une individualité à faire paraître.

Que l’on serait original, et donc, en quelque sorte, sa propre origine.

 

Qu’il n’y aurait pas d’Histoire qui compte.

Que l’on commencerait avec soi pour finir avec soi.

Que le « soi » existe

(alors que Dieu lui-même se veut relation, nous dit-on).

 

Et alors ils se ressembleraient tous, elles seraient toutes semblables, tous et toutes naturels, naturelles, à force d’être soi-même comme on dit que cela doit être…

…à tel moment de l’évolution de la mode. 

 

Ah comme ce serait pratique, à qui veut disposer d’une clientèle fidélisée, d’un marché obligé, sept milliards d’individus qui seraient : nature !

Qui, du moins, croiraient l’être.

Des gens tout enclos dans leur éternel présent.

Naturellement appliqués à produire et consommer.

 

Ce dont même une plante ne se contente pas. 

Lundi 29 août

 

 

 

Parce que je le vaux bien !

 

Et c’est vrai, ya* pas photo, je vaux bien d’être beau, riche et sympa !

D’ailleurs, il n’y a qu’à voir ce que je pèse.

Là, je ne parle pas de mon poids sur la balance mais de ma valeur sociale.

Qui pèse.

 

Parce que tu crois que tu pèses ?

T’es nul, t’es nulle, tu ne pèses rien, mais avec le truc qu’on te propose pour tes cheveux, plus le machin qui amincira tes cuisses, sans compter le zinzin qui te permettra d’avoir le menton lisse, tu vas voir, ça va changer.

Tout le monde va te regarder.

Tu le vaux bien !

 

Dans le bus, dans le métro, à l’heure de pointe.

Ou à l’étable, en portant le foin, ou alors sur le tracteur.

Ou à la forge, ou sous le masque de soudeur.

À la caisse, à côté de la balance, quand tu dis Bonjour, Merci, Au revoir.

Les gens vont le constater !

 

Quand tu patrouilles avec les gars, le fusil d’assaut dans les mains, c’est sûr, tu le vaux bien, que les talibans se disent Ce mec il le vaut bien !

 

Quand tu ramasses les poubelles, debout à l’arrière de la benne.

Quand tu arpentes le trottoir en attendant le cave.

Quand tu t’évertues à faire entrer la table de multiplication dans la caboche des mouflets, les blonds, les bruns, les roux, les châtains, même les chauves.

Quand tu contrôles sur les écrans tous ces gens qui le valent bien.

 

Quoique des fois tu te demandes ce que ça peut bien vouloir dire que tu le vaux bien…

Tu vaux bien quoi ?

Avec ces trucs là.

T’as besoin de ça pour valoir quelque chose ?

En tout cas c’est ce qu’on veut que tu croies et c’est même pour ça qu’on te le dit ?

Ben non !

 

On te le dit pour que tu te rendes compte, justement, que tu n’es pas assez bien.

Que t’auras jamais les tifs de la nana qui te montre comment ça fait quand elle tourne lentement la tête avec ses cheveux qui inondent lentement son dos, soyeusement brillants.

Tellement soyeux et brillants que j’invente le mot soyeusement pour arriver à faire apparaître à quel point c’est au-dessus de la barre que toi tu n’arriveras jamais à sauter.

 

Quoi ? Tu croyais que tu valais quoi que ce soit sans qu’on t’arrange la mise ?

Pauv’type, pauv’fille.

Une fois pour toutes fourre-toi dans la tête que la seule chose qui vaille, chez toi, c’est de t’efforcer de ressembler, autant que tu pourras, c’est déjà ça, va !

Tu feras pas mieux.

Essaie ce machin-là, ce liquide-là, cet objet-là, ce dessert-là, à l’impossible nul n’est tenu, t’as juste une petite chance d’avoir l’air d’avoir l’air.

 

Si tu le valais bien, d’être ce que tu es, tu crois pas que tu serais pas là à baver devant tout ce qu’on te propose pour être à la hauteur ?

Tu crois que tu chercherais autant à peser, à valoir ?

Comme on te le propose, comme on te le demande, comme on te le commande insidieusement.

La vérité c’est que tu te crois pas.

Tu crois la doxa de l’Empire mais tu ne te crois pas toi.

T’es trop modeste.

 

As-tu oublié que tu es né, que tu es née, reine ou roi ?

Oui ?

Eh bien ça arrange ceux qui pensent valoir plus que toi.

 

* Du verbe yavoir, je le rappelle.

Lundi 5 septembre

 

 

 

Vivre dans un corps sain !

 

Et qui donc aimerait vivre dans un corps malsain !?

Personne, bien sûr, nous voici dans l’évidence, la maxime à ne pas discuter à moins de chercher le paradoxe pour le paradoxe…

Paradoxe… vous avez dit paradoxe ?

Or c’est un terme de la famille de doxa, je m’en avise.

Le paradoxe est le contraire de l’opinion courante, et la doxa, elle, adore l’opinion courante, l’évidence acceptée, c’est là qu’elle profite le mieux.

Comme le ver dans la pomme.

 

Enjoindre à vivre dans un corps sain pourrait donc représenter un piège…

Peut-être bien, si, déjà, l’on songe à l’étrangeté de la formule.

Car vit-on « dans » son corps ?

Si vous vivez dans votre corps, c’est que vous pouvez en sortir ?

Eh bien non, sauf à mourir.

On n’est pas dans son corps comme le bernard-l’ermite dans sa coquille (qui justement n’est pas la sienne).

On est soi, corps et âme, corps esprit âme, être humain d’un seul tenant.

 

C’est du moins une pétition de principe, le refus de ce dualisme qui découpe les choses et les gens, et les exécute, en faisant passer entre soi et soi la lame acérée du refus de la matière, du corps, enfin, perçu comme la chose qui nous pèse, nous embarrasse, tenant engluée en elle l’impalpable et aérienne réalité que nous sommes au fond.

Au fond de quoi ?

Suis-je plus léger que mon corps, plus intéressant, plus fin, plus détaché des viles nécessités matérielles ?

Aurais-je une âme en pleine santé quand mon corps est malade ?

Ben non, je crois.

 

Sous couleur d’évidence, on m’amène donc à partager, l’air de rien, toute une conception du monde, conception qui s’appelle le dualisme :

Corps, matière, chose d’un côté ; âme, esprit de l’autre.

Forme ou sens, contenu ou contenant.

 

Bien sûr, ceux qui le font ne le font pas exprès, ils sont eux-mêmes les jouets de cette doxa-là, et ils aimeraient sans aucun doute, eux aussi, vivre dans un corps sain puisqu’ils « ont » un corps, les malheureux !

 

Ah ! avoir… tout le problème est dans l’avoir, tout propriétaire vous le dira.

Propriétaire de mon corps, je vais devoir l’entretenir, et voyez comme ça se trouve : on me propose des produits d’entretien.

En grand nombre, et quel embarras !

Vite ! ayons recours aux experts… et il y en a !

 

Il y a d’abord des modèles.

Car comment sauriez-vous vous y prendre si vous ne savez pas à quoi ressemble un corps sain ?

On vous le montre.

Vous n’aurez jamais vu autant de messieurs ou de dames jeunes et beaux, sains sains sains, ou de messieurs et de dames vieux et beaux, pleins d’allant, et sains dans leur corps, il n’y a qu’à voir le brillant de leurs dents, tenez, ça c’est un test, le brillant des dents.

Et la peau, alors ?

Une belle peau bien saine, et fuyez les peaux chiffonnées, molles, moites, pâlottes, grêlées, boutonneuses : malsaines.

Regardez bien la dame qu’on vous montre, zyeutez sa peau, vous comprendrez.

 

J’arrête là mais je pourrais aussi bien passer en revue tout l’arsenal dont nous disposons, nous qui sommes chargés de ce corps à tenir sain.

Je passe aux spécialistes, nombreux eux aussi, et qui vous farcissent de conseils, de trucs, de soins, de remèdes, de baumes et de pilules, de yaourts et d’onguents.

Le blé que ça génère !

Mais il faut ce qu’il faut, le corps sain demande un budget, c’est comme tout.

On ne tient pas son corps sain d’amour et d’eau fraîche (quoique…).

 

Et je passe, enfin, aux fournisseurs.

À l’industrie et au commerce de tout cela, du corps sain de nous autres qui avons un corps.

Et de quoi le soigner.

Faire marcher cette industrie, ce commerce, ça vaut bien tous ces efforts, non ? 

Lundi 12 septembre 

 

 

 

Un cœur gros comme ça !

 

Personne n’a le monopole du cœur, tout le monde peut se montrer généreux.

Encore faut-il en avoir l’idée, d’une part, et d’autre part disposer de l’info ad hoc.

 

De ce côté-là nous sommes pourvus.

Tenez, au hasard, pensez au Téléthon, une idée généreuse, qui consiste à faire payer aux citoyens ce qu’ils n’aimeraient pas payer par l’impôt…

Là, au moins, on sait où va l’argent.

Il sert à faire du bien, avec l’impôt, c’est moins sûr.

 

Notez que je n’ai rien contre le Téléthon, c’est juste un exemple, tout le monde, en l’occurrence, cherche à faire de son mieux ; si vous préférez, pensez à d’autres organismes humanitaires.

 

Comme quand on aide un village, dans un pays pauvre.

On l’a connu de telle ou telle manière, peu importe, et il est devenu l’occasion de se montrer, non pas généreux, mais frère humain qui agit au profit de frères humains.

Ce village devient un village d’amis moins favorisés qu’il est naturel d’aider.

Quant au village d’à côté, tout aussi démuni…  on ne peut pas s’occuper de tout le monde.

 

Mais retournons la question : vu du village aidé, vu du village laissé de côté, que se passe-t-il ?

Bien des bisbilles, bien des jalousies, bien de l’amertume, bien des mensonges, bien des bassesses…

Parce qu’il n’est pas vrai que ce soit simple d’être ami avec bien plus pauvre que soi.

Parce que le bon cœur n’est pas la justice.

Parce que l’injustice crée la violence.

 

Ça n’empêche pas qu’il faut aider.

Et que l’on vous propose, que l’on vous demande, que l’on vous enjoint, d’avoir du cœur.

Il y a même une sorte de concours à ce sujet, et l’on est fier d’apprendre que, en ce qui concerne tel malheur, tel tsunami, tel ouragan, telle famine, ce sont les nôtres qui ont donné le plus ! 

 

Nous sommes pourtant censés appartenir à une société de l’argent, de la gagne, de la compétition, de la compétitivité.

Alors pourquoi se soucier de ceux qui se montrent incapables de s’en tirer par eux-mêmes ?

Des losers, perdants par nature.

La vérité c’est que nous ne le faisons pas.

Notre générosité n’est qu’un épiphénomène, qui se rattache à notre rapacité.

Je parle alors, non de chacun de nous, mais de nos sociétés supposées développées.

 

Spolier un continent entier, par exemple, est une activité constante.

Et ce n’est pas tant que ça donne, à ceux qui s’y livrent ou qui en profitent chaque jour, une mauvaise image d’eux-mêmes, on peut s’en consoler.

Ça veut plutôt nous dire quelque chose de très désagréable : que ça peut nous arriver un jour.

Que nul n’est à l’abri, que nos enfants eux-mêmes pourraient devenir les victimes d’une exploitation mortifère.

 

Mauvais, ça.

Il vaut mieux que le spectacle de notre générosité l’emporte sur celui de la réalité, laquelle est essentiellement, pour quelques milliards d’individus, spoliation, violence et oppression.

Aussi nous persuade-t-on que nous sommes généreux.

Et que nous avons plaisir à l’être.

Cela fait partie de la doxa régnante, de l’opinion qu’il faut partager.

 

Or, donnerions-nous notre manteau tout entier, plus charitables en cela que saint Martin, nous ne cesserions pas, pour autant, de profiter d’innombrables malheurs.

Ceci tant que règnera l’ordre actuel des choses, c’est-à-dire le pillage de beaucoup par ces quelques-uns…

Qui nous retournent une partie du butin. 

 

Cela posé, pourquoi ne pas donner, faisant alors de ce geste, inversement, un simple signe de notre envie de justice, cette fois pour tous… ? 

Lundi 19 septembre

 

 

 

Vive la liberté !

 

La liberté est la valeur centrale de nos sociétés, elle est ce qui les distingue des régimes totalitaires, dictatoriaux ou arriérés.

Et toc !

 

Ainsi, chez nous, même la caissière d’hypermâché a le droit de vote !*

Elle est totalement libre de travailler dans ce domaine-là.

Elle a été totalement libre de sortir du collège à seize ans, personne ne l’a obligée à y rester, notez-le, alors même qu’elle ne savait pas grand chose à ce moment-là.

D’autres l’auraient forcée à continuer jusqu’à un mastère deux, quitte à lui payer des cours à la maison, ou même une école privée, allez savoir…

Liberté, liberté chérie !

 

De plus, elle a le droit de se syndiquer, c’est pas à Pékin qu’elle pourrait le faire.

Et une fois syndiquée, personne ne l’oblige à le dire, personne ne l’oblige non plus à garder son boulot.

C’est tout de même une avancée.

 

C’est librement, là aussi, qu’elle peut choisir d’habiter une cité de grande banlieue.

Après tout, si elle préfère ça plutôt que de s’installer à Neuilly, ou alors de vivre à la campagne…

Et ainsi de suite.

 

Elle a de la chance, cette nana, elle aurait pu rester glander au Burkina Faso.

Personne ne l’a obligée, c’est librement qu’elle est venue occuper cette place recherchée par bien des gens dans toute une partie de l’hémisphère sud.

Parce qu’ici, c’est un pays libre.

 

Et cette jeunette, cette ado boulotte, elle aussi elle est libre.

Personne ne l’a obligée à se faire mettre un perçage sur la langue, douze boucles d’oreille sur tout le lobe à gauche, et une tête de mort en plastoc à droite.

Sans parler de son glosse, noir comme son fard à paupière.

Ça lui est venu comme ça, une inspiration personnelle.

 

Comme l’idée qu’elle a eu de se faire sauter par tous les gars de la classe, elle est libre.

Et eux, c’est librement qu’ils lui ont fait comprendre à quel point elle était à leur goût, d’une part, et à quel point, d’autre part, la liberté sexuelle était un droit inaliénable.

Comme on peut le lire dans plein de magazines et comme on peut le voir sur Internet.

Car on est ici dans un pays libre.

 

C’est pourquoi aussi on vit souvent en union libre, pourquoi se lier ?

Et si la femme se retrouve seule avec ses mômes, c’est qu’elle a librement consenti à ce risque, qui va l’en empêcher ?

Mêlez-vous de vos affaires, le type est libre d’aller voir ailleurs, l’amour n’est pas une prison, il est libre de chercher à se réaliser.

« Il est liiibre, Max ! Y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler »…

 

D’ailleurs, la liberté est une valeur de gauche.

C’est pourquoi il est intolérable aux vrais militants de gauche d’imaginer un encadrement militaire des jeunes délinquants récidivistes.

Alors que c’est librement qu’ils ont barboté le morlingue d’une vieille dame après l’avoir tabassée.

Elle-même n’était-elle pas totalement libre de se promener ou non dans la rue ?

 

Mais la liberté est aussi une valeur de droite, voyez la beauté de la chose !

À droite on vous le dira : c’est librement qu’on hérite de la fortune de ses parents.

Librement qu’on l’utilise pour créer de la valeur en offrant à beaucoup d’autres la possibilité de travailler librement pour soi.

Librement qu’on peut arriver sans fortune au départ, à condition de se couler librement dans le système.

Librement qu’on place les bénéfices de façon à ce qu’ils produisent librement le maximum de profits.

Librement que l’on déplace ses usines de façon à proposer ailleurs, là où les peuples ont librement choisi de vivre dans des États librement pirates, des salaires librement consentis à la baisse.

Librement que l’on fait glisser ses revenus vers des paradis librement fiscaux.

Et ainsi de suite.

 

Vive la liberté !

Nous dit la doxa qui s’efforce librement de faire du mot liberté un mot grâce auquel tout se mêle.

De sorte que nous soyons libérés de tout intérêt pour la vie des autres.

 

* Bien sûr à condition d’être librement française.

Lundi 26 septembre

 

 

 

Je communique !

 

Le journaliste Laurent Joffrin faisait remarquer récemment, dans le Nouvel Observateur, que les noms de tous les produits phares de la marque Apple commençaient par « Je ».

Le Je anglais – i – le plus modeste qui soit : iPad, iMac, iPhone…

Il mettait cela en relation avec le fait certain que le créateur de cette entreprise, Steve Jobs, a révolutionné le type de relations que l’on peut entretenir avec les autres et le monde, tout comme l’avaient fait dans les temps passés des gens comme Gutenberg, Edison, Pasteur ou Ford.

Cela correspond, je pense, à l’un des éléments centraux de ce que j’appelle la doxa de l’Empire au sein duquel nous vivons.

Le Je.

Voilà un nouveau type d’être humain, celui qui n’a plus en lui le désir d’adhésion.

L’individu post-moderne, enfin dégagé de nombreuses entraves, à commencer par pas mal de celles que lui occasionnent l’espace et le temps.

Le sujet qui n’aime plus les grands ensembles, les grandes organisations, les grands fournisseurs de sens.

Partis, Églises, ou syndicats.

Qui, parfois même, ne se sent plus d’un pays.

Un être humain qui est sorti du travail à la chaîne, et qui le veut personnalisé.

Qui refuse l’école-caserne.

Qui n’accepte plus que l’administration qui s’occupe de ses affaires, que la banque qui gère ses affaires soient impersonnelles.

Et qui peut communiquer quand il veut, là où il veut, avec qui il veut, faisant de cette liberté le mode même de son être dans le monde.

Faisant de cette liberté sa religion, une religion dont les prophètes sont des gens comme Steve Jobs, et, entre autres, les objets du culte ces fameux iProduits.

Or, de même que les hosties de la messe sont faits de blé et d’eau, ces produits ne sont pas faits de rien.

Ils sont assemblés dans des ateliers chinois, semblables à des camps, où l’on regroupe sans ménagement des paysans dépourvus, garçons et filles en quelque sorte déportés.

Où règnent des conditions de vie et de travail dignes du XIXe siècle…

Où il n’est pas question d’un iTravail !

Ils comprennent, ces iProduits, des composants comme le coltane, qui sont à la fois les matières premières les plus polluantes, dans les régions de leur extraction, et les plus asservissantes pour les mineurs, comme il se doit africains.

Où n’existe aucune iSanté.

Sans parler des guerres sanglantes que se mènent, autour de ces richesses allègrement pillées, des troupes revenues à la barbarie de la jungle, bandes armées de tueurs avides et de violeurs sans pitié.

Où l’on ne parle pas de iPaix.

Telles sont les conditions réelles qui permettent l’existence et la diffusion de ces merveilles de la technologie « soft » qui font de nous ces populations qui « je-communiquent ».

Alors on voit qu’il s’agit bien d’un Empire, de cette configuration politique, anachronique eu égard au temps de l’iProgrès, qui comprend par construction diverses strates, la base de la pyramide se composant de la masse des exploités à mort.

À mort étant le mot juste.

Et que se passe-t-il alors, lorsque les castes moyennes de cet Empire, les nôtres, ne sont plus certaines d’assurer à leurs enfants qu’ils pourront toujours se payer les iMachins ?

Et que se passe-t-il lorsque les castes inférieures, asiatiques ou africaines, s’aperçoivent qu’ils marnent et crèvent pour les i-Trucs des autres, trucs qu’ils n’auront jamais la chance de posséder ?

Aïe aïe aïe.

C’est peut-être alors que les iOutils deviennent des iArmes, permettant de relier entre eux les tézigues et les sézigues.

De même que les hosties, avec leurs curés, unissent parfois des peuples en colère.

Lundi 24 octobre 2011

 

 

 

Origine ! Origine !

 

On proposait il y a peu une solution… originale au problème posé aux Français par la crise de l’euro.

Dans le courrier des lecteurs de mon quotidien favori on trouvait écrit en substance : ya qu’à s’unir complètement, la France et l’Allemagne, pour former ensemble une république fédérale.

Un argument radical terminait l’exposé par cette raison : d’ailleurs, depuis les grandes invasions, la France est d’origine germanique.

 

Notez qu’une chose est vraie : le mot France vient du nom des Francs, et Clovis, Charles Martel, Pépin le bref, en étaient tous, des Francs, germains comme pas deux…

Et Charlemagne était empereur des deux côtés du Rhin, en plus !

C’est pourquoi l’on peut dire, en tout cas de ce point de vue, que notre origine, aux Allemands et à nous, est la même…

 

Certes, cela pourrait être difficile à digérer par les Guadeloupéens ou autres Guyanais, mais qui leur demande leur avis ?

Depuis le temps qu’on le leur dit, ils doivent bien quand même savoir que leurs ancêtres étaient de grands blonds aux yeux bleu, des… ah oui ça c’est embêtant : des Gaulois.

Les Gaulois étaient-ils des Germains ?

Il y a un doute…

 

C’est ça le problème avec les origines, il y a toujours des mélanges à démêler.

 

Prenons un autre angle de vue : l’Allemagne et la France doivent fonder ensemble une république fédérale ? Normal, elles trouvent toutes deux leur origine dans le christianisme.

Ça se tient : loin des considérations ethniques, il s’agit de la plus profonde des origines, celle d’une fondation spirituelle, intellectuelle et culturelle commune.

Je suis sûr que certains y ont déjà pensé.

 

Il y a néanmoins un hic : peut-on dire que l’origine de la Fédération franco-allemande à venir serait judéo-gréco-latine ?

Un mélange, un mixte, déjà, une origine faite d’origines.

De plus sans bardes ni druides ni runes ni sagas, sans Arthur ni Morgane ni Odin…

Sans Avicenne ni Averroès…

 

On peut aussi s’amuser à remonter plus haut, passant par Neandertal ou Cro-Magnon – deux Européens !

Mais j’ai peur que pour trouver cette origine on doive aller jusqu’à Lucy – une Africaine !

Au moins.

 

C’est toujours comme ça avec les origines, elles obligent à remonter le temps, et le temps est touffu : à se frayer un chemin en lui, on doit élaguer sans cesse.

En oublier, des origines, en mettre de côté.

Et comme par hasard, les origines que l’on se trouve alors sont justement celles qui nous arrangent, qui nous délimitent justement le terrain que nous avions envie de délimiter.

Qui mettent de côté, comme n’étant pas de nous, les gens auxquels nous assignons d’autres origines que celles que nous nous sommes attribuées. 

 

Et cela consiste à remplacer l’histoire à faire par une mythologie,

 

Alors pourquoi fait-on cela ?

Pour se définir, s’authentifier, s’identifier, sans doute.

Oubliant ainsi – et cet oubli est déjà le résultat du travail de la doxa en nous – que la question permanente est toujours de savoir ce que l’on va faire de ce qui nous a été donné, aux uns et aux autres.

Non de statufier ce qui nous est donné au départ et qui nous a faits…

… mais de construire à partir de cela de nouvelles aventures communes.

Si bien que, pour reprendre mon exemple franco-allemand, l’important n’est pas, mais vraiment pas, de savoir si nos origines sont communes, car cela n’efface aucune de nos différences, mais si nous voulons inventer ensemble.

Et comment.

Et c’est ainsi que l’on passe à la politique, quittant la mythologie, elle que l’Empire préférera toujours parce qu’il préfère nous voir ailleurs que dans le réel qu’il colonise.   

Lundi 7 novembre 2011

 

 

 

Faut qu’on s’marre !

 

Prévoir une campagne d’affiches sur lesquelles on verrait le pape rouler une pelle à un imam est certes faire preuve d’un goût de la marrade assez développé.

Il y a comme ça quelques sujets de rigolade : entre autres, outre la religion et les religieux, il y a le pouvoir et les politiques, la maladresse des maladroits, la mauvaise foi des hypocrites, et surtout, bien sûr, premier servi, sa majesté le sexe.  

Mais on ne se marre pas de la même façon, la marrade ne touche pas les mêmes ressorts, suivant qu’il s’agit des deux premiers, des suivants, ou du dernier de ces sujets.

 

Pour les premiers, on retrouve la très ancienne dérision dont faisaient preuve les sujets de princes, qu’ils soient princes de l’État ou de l’Église, à l’égard de ceux qui les tenaient en laisse de belle façon et en tous domaines de l’existence.

Preuve de bonne santé, dont certains de nos imams, hélas, ne voient pas encore l’utilité.

 

Mais il y a des degrés : au fur et à mesure qu’ils sont perçus comme de moins en moins dangereux pour soi, ou de moins en moins pertinents quant au domaine dans lesquels ils sont censés faire les maîtres, les seigneurs sont de plus en plus directement moqués.

Aux époques où ils étaient redoutables, le gros comique accablant les tyrans faisait place à un humour au Xième degré, moins dangereux mais plus érosif, on pouvait le constater en URSS.

Aussi, si l’on peut aujourd’hui ridiculiser à l’envi nos chefs d’État et nos prélats, c’est sans doute parce que les rieurs ont bien compris que désormais, le pouvoir était ailleurs.

Ils ne font alors qu’enfoncer plus encore le clou, ce qui pourrait avoir pour effet de rendre totalement incompréhensible la notion du respect dû à ceux qui exercent des responsabilités, puis, ce qui est plus grave, à la pratique elle-même de la prise de responsabilité.

 

Pour les suivants, maladroits et hypocrites, au fond c’est de soi, plutôt, que l’on se gausse.

Des ridicules de la vie qu’on vit, de la société qu’on hante.

Un exemple de cela est la façon dont les femmes ironisent sur leurs mecs.

C’est acide et pertinent, mais le plus souvent c’est gentil.

 

En revanche, le gros de la marrade consacrée au sexe est en réalité plutôt le fait de mâles se revendiquant comme tels et chantant les heurs et malheurs de leur vie génitale.

C’est là que, si j’ose écrire, les femmes en prennent un coup…

Je pense par exemple à ce fameux « lâcher de salopes » qu’évoquait il y a peu un « humoriste » célèbre et néanmoins catholique.

Qu’est-ce qu’on s’est marré !

Ah bien sûr on rit, pour s’en libérer provisoirement, de ce qui est cause d’angoisses existentielles et d’asservissement constant.

L’érection, devoir imprescriptible…

 

Eh bien, on notera, d’une part, que l’on appelle aujourd’hui humoristes, indistinctement, les gens qui font métier de l’humour véritable comme ceux qui vivent de la grosse gaudriole, conférant ainsi à ces derniers le poids de la pertinence.

D’où, c’est le risque, l’abandon de la foule à ses simples affects.

Et l’on notera d’autre part que le sexe et son rire touche désormais les grands de ce monde (dont certains ne ménagent d’ailleurs pas, ces temps-ci, les occasions d’y parvenir).

D’où le baiser du Pape.

 

Ce sont des signes : la doxa de l’Empire qui nous habite se montre là particulièrement active.

Car, ne l’oublions pas, il s’agit de vendre et de faire acheter.

Il s’agit donc de déconsidérer les derniers détenteurs d’un pouvoir de nuisance à l’égard des marchés, d’une part, et d’autre part, de détourner l’estime de soi qui pourrait encore habiter la foule.

Celle-ci doit être libérée toute, et attelée à l’œuvre de commerce…

Lundi 21 novembre 2011

 

 

 

Réaction en chaîne  

 

« C’est pas étonnant, on me dit, si y a tant de folingues dans nos quartiers, vu que c’est le monde entier qu’est dingue ! »

Or ce n’est pas encore le monde entier, mais presque.

Il y a toujours eu des fous, mais autrefois c’était surtout des cas graves, du genre à se prendre pour Napoléon ou pour Jésus-Christ.

Aujourd’hui, c’est rampant mais général.

C’est juste une progression des dépressions, des addictions, des manies, et même des agressions tout azimut, à l’américaine ou à la norvégienne.

Et tout simplement cette impression, chez un peu tout le monde, de ne pas être au point.

 

L’idée, c’est que la doxa y est pour beaucoup, avec son message subliminal : « Faut acheter, faut consommer, faut posséder, faut avoir pour être ! Faut être beau, faut être net, faut ressembler au modèle ! »

À partir de là, tout une chaîne de conséquences va se mettre en action.

 

Il va y avoir un abaissement de la couverture sociale.

Pour que les gens achètent, il faut produire.

Pour vendre un max, faut produire à bas coût.

Faut abaisser les charges sociales, ou ce qui en tient lieu.

Faut supprimer les régulations commerciales internationales.

 

Du coup les gouvernements vont être dépassés, ils n’auront plus la main sur ce qui se passe au niveau mondial.

Et à la longue, les gens n’auront plus confiance en eux, ils changeront sans arrêt de gouvernement, un coup à gauche si t’es à droite, un coup à droite si t’es à gauche.

Comme on ne change pas la donne, ça ne marche pas tellement mieux sur la longue durée, alors on va se tourner vers des mouvements d’autodéfense politique du genre nationalisme, populisme, anti-ceci, anti-cela, anti-ceux-ci, anti-ceux-là. 

 

Ça se résume dans la perte de l’idée, du sentiment, de la sensation qu’il existe un lien entre les gens, qu’on dépend les uns des autres, qu’il existe quelque chose comme un pacte, non-dit mais réel, évident, efficace, entre les uns et les autres.

 

Les riches oublieront qu’ils sont riches du fait du travail des pauvres, ils augmenteront leurs revenus de façon… inélégante, ils perdront le sens de l’énormité, ils n’en auront pas honte.

Ils se regrouperont, ils vivront entre eux, ils seront protégés : par des lois, donc par des juges ; par des gardes, voire des milices ; dans des lieux bien à eux.

 

Les pauvres seront regroupés eux aussi.

De sorte qu’ils cumulent tous les handicaps.

Ils verront bien qu’ils sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les riches seront de plus en plus riches.

Ils ressentiront, en eux comme entre eux, comme un accroissement de violence, rentrée mais générale.

Les uns chercheront la paix dans les paradis artificiels, renforçant ainsi le tout-fric qui rend fous.

Les autres oublieront que les pauvres différents, ceux qui viennent d’ailleurs, ne sont pas fondamentalement différents d’eux-mêmes, ils en feront des ennemis, des envahisseurs.

Les autres se lanceront dans la débrouille, la délinquance, la violence, ils achèteront des armes, ils braqueront à la voiture bélier, à la kalachnikov, voire au lance-flammes…  

 

Alors on parlera d’insécurité.

Les vieux auront la trouille des jeunes, les jeunes en voudront aux vieux.

Les médias, pour vendre ou tout simplement pour correspondre au ressenti général, relateront par le menu, avec délectation, tout acte de violence survenu au près comme au loin.

Deux morts par balle dans une université américaine, une famille chassée de sous son toit par la police chinoise, un oléoduc trafiqué par des voleurs nigérians… feront la Une.

On tartinera pendant des semaines sur ce qui aurait été naguère un simple fait-divers évoqué en page intérieure.

 

Alors les gens ne sauront plus où ils en sont.

On se posera des questions de fond sur la nature humaine, sur la possibilité de vivre en société, sur la perte de sens…

Tout ça parce que l’on aura cru, naïvement, en « foule sentimentale », cette doxa qui court, qui court comme le furet, passant par ici, repassant par-là, et qui dit : « tu es ce que tu as. »

Lundi 12 décembre 2011

 

 

 

Se démettre

 

« Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux »…

Écrivait Emmanuel Kant.

 

Intéressante réflexion qui laisse néanmoins de côté une importante nécessité : celle qui consiste à gagner de l’argent sur le dos des gens qui n’ont pas envie de penser !

Imaginez que tout le monde se mette à penser par soi-même !

D’importants secteurs dont l’intérêt est marqué au coin de la nécessité – et vice versa – perdent de l’argent, cessent leur activité, retirent leurs sous de l’économie utile et les placent en lieu calviniste sûr…

Catastrophe économique.

Krach, crise, récession, chômage, émeutes, etc.

Et même : élections perdues.

Pas de ça !

 

Heureusement, les marchés veillent, ils voient bien, les marchés, où est l’intérêt des sociétés démocratiques, et même des autres sociétés, pas de jaloux.

Ils investissent à fond là où il faut, là où l’on produit ce qui pousse le client à investir dans le prêt à penser économique, dans le repos dominical du penseur fatigué, du consommateur fatigué, de l’électeur fatigué.

Et ils font le vide, par ailleurs, les marchés.

Ils libèrent les cerveaux de leur douloureux fardeau cognitif.

Ils les amènent à se démettre.

 

C’est du boulot, mais ça paye.

C’est du boulot mais sur le fond c’est pas compliqué, ça se fait tout seul, suffit de suivre la plus grande pente, c’est comme les cours d’eau.

On n’est même pas obligé de le faire exprès, donc, et d’ailleurs, la plupart des agents des marchés ne le font pas exprès.

Ils suivent.

Ce sont de braves types, de braves femmes, comme la plupart des gens : ils sont juste de bons opérateurs, de bons agents de la machine à suivre.

Les bons ouvriers de l’usine à décerveler, à produire du cerveau vide.

 

Toutes les grandes machineries impériales ont connu ça, le bon serviteur qui fait ce qu’on lui demande, rassuré par l’immense pébroque qui le couvre, tranquille puisque juste obéissant aux ordres.

C’est pas lui qui décide.

 

Alors prolifèrent les outils de déréalisation de la réalité, celle que l’on pourrait être amené à penser, sur laquelle on pourrait réfléchir.

Et ensemble si possible, réfléchir…

Alors se multiplient les magazines pipoles, chargés de ce message qui transcende le vécu des gens :

Zig Macheprot et Pomme Dudule vont se marier si ça se trouve, reste pour elle à changer de sexe, et son nouvel amour doit encore divorcer en laissant la garde du septième enfant éthiopien qu’elle a adopté à sa nounou de quand elle était petite, mais est-ce que leur amour survivra à la date de péremption du gel de ses faux seins à lui ?

Vient au jour aussi un nouveau « concept » télévisuel, qui montre aux pékins ébaubis la « réalité » vécue dans une sorte de zoo par des gens dont l’intérêt provient de ce qu’ils ne présentent aucun intérêt.

Et aussi un tas d’autres « concepts », je laisse de la place pour qu’on puisse ajouter les observations nées de sa propre expérience :

         (n’oubliez pas les mariages princiers).

 

Autre chose ? Mais il y a tant d’autres choses en ce domaine, y compris parmi les choses qui se vendent et s’achètent sans qu’elles aient la moindre utilité vraiment utile – alors je me lasse.

Je me borne à souligner le passage important, dans la citation de Kant : « pourvu que je puisse payer. »     

Lundi 2 janvier 2012

 

 

 

Qu’est-ce qui manque ? 

 

Le respect d’une certaine obligation manque souvent, semble-t-il, chez les grands et les riches.

Passion oubliée, obligation que l’on pensait autrefois naturelle, nécessaire au bon et au bien de chacun.

Au bon et au bien, aussi, de tous.

À ne pas confondre avec le bon et le bien du Moi que prône la doxa de l’Empire qui nous mène.

 

« Mes sous sont à moi, je les ai gagnés, ou j'en ai hérité.

Payer des taxes, des impôts, déclarer mon activité ? Tu rigoles ! »

On reconnaîtra là, je pense, le sport le plus pratiqué dans notre pays, tromper le fisc.

Pas besoin de la doxa pour pousser à cela, mais ça tombe bien, de toute façon elle est pour.

 

Elle est contre les taxes.

Elle est contre tout ce qui contrôle la libre activité des libres citoyens.

Elle est contre tout ce qui mêle l'État au fonctionnement de l'économie.

Tenez, juste un exemple, extrême, d'accord, mais parlant :

La doxa, elle est complètement d'accord avec ces Américains, genre "Tea Party", qui en sont à refuser des subventions destinées à permettre la mise en place du TGV pour la raison que ceux qui ne prennent pas le train (les riches) paieraient des impôts pour ceux (les pauvres) qui le prennent…

On n'en est pas là chez nous, en Europe, et l'on peut même noter, ici ou là, un reflux de cette pensée économique, dite libérale, depuis que ses tenants, récemment, ont un peu trop poussé Mémé dans les orties…

Mais sur le fond, l'Empire qui nous gouverne ne lâche pas le morceau, même s'il doit avancer masqué, plus ou moins caché.

 

« Pense à toi », qu'il dit, par doxa interposée, usant de tous les moyens dont il dispose, utilisant tous les servants, innombrables, qui relaient ses idées, tous ces servants dont la plupart n'ont pas conscience de leur appartenance, de leur dépendance, et par conséquent de leur servilité, tant eux-mêmes, le plus souvent, sont habités par les idées de la doxa, modelés par l'action qu'elle exerce  sur eux.

(Ouf, belle phrase, non ? Peut-être un peu longue ?)

 

« Pense à toi, ce sera bon pour l'ensemble de la société », voilà ce qu'elle veut te faire croire, la doxa de l'Empire.

Elle ne le dit pas comme ça, c’est un raisonnement qui paraîtrait curieux, paradoxal, d'ailleurs elle n'use pas de raisonnements, ce serait trop voyant, par exemple quand il s’agit de faire élire ceux et celles qu'elle préfère voir occuper les lieux du pouvoir politique.

(Mauvais, pense-t-elle, le pouvoir politique, mais mal nécessaire du moment qu'on le contrôle.)

Elle affirme, la doxa.

Elle préfère te dire, par exemple, que si tu gagnes un max, tu vas investir un max, ou simplement que tu consommeras un max, donc que l'activité économique augmentera un max, et que la croissance arrivera et que le nombre d'emplois des sans emploi croîtra un max, ce qui leur permettra de consommer un max afin que l'activité économique croisse elle aussi un max… Etc.

Ce qui ne correspond malheureusement pas à ce que l'on peut observer quand on arrête de se remplir la tête de ce genre de slogans, qu'on vous infuse, pour regarder autour de soi.

 

« Enrichissez-vous », disait déjà Guizot, président du Conseil des ministres sous Louis-Philippe.

Certes, en bon huguenot, il entendait cela, non seulement dans le sens économique, mais aussi dans le domaine moral…

Mais la doxa d’aujourd’hui n’a gardé de ce dire que le côté phynance.

Venue de l’Ouest puritain elle a trahi son dieu, oublié sa morale… et gardé les pépètes.

« Enrichis-toi, pense à toi, fais venir à toi les petites coupures : plus tu seras riche, plus tu prouveras le prix de ton être ; plus tu pèseras en pèze, plus tu auras du poids ! »

Et moins tu auras, moins tu seras, d’abord à tes propres yeux…

 

Manque une obligation, écrivais-je, nécessaire à toute société qui se respecterait.

Celui ou celle qui, pour être tombé le plus souvent du bon côté de la barrière, gagne tant et tant qu’il pourrait à lui seul renflouer une ville, un département, une région… n’a pas honte.

A honte qui touche le RSA.

À l’un comme à l’autre manque la dignité.

Lundi 16 janvier 2012

 

 

 

Pour ou contre Héraclite ?

 

« Seuls les éveillés ont un monde commun ; les endormis vivent chacun dans son monde. »

C’est une pensée d’Héraclite, un philosophe grec qui vivait il y a plus de vingt-cinq siècles – elle est actuelle.

 

Les endormis…

Et combien nous sommes d’endormis, de nos jours ! Combien on nous endort.

Combien nous nous endormons nous-mêmes, tellement – complices pas même, juste envahis – saoulés de tant d’intox, habités, possédés par la torpeur de qui a le cerveau lavé.

Se l’est fait laver, se l’est lavé soi-même, on ne sait plus, c’est tout un.

Qui ne dit mot consent, qui consent participe, qui participe fait partie de la machine qui endort.

Suffit d’entrer dans le ressassement, dans le ronron, la lavasse de langage cuit et recuit qui informe, désinforme, crypte, décrypte, amuse, effraie, secoue, émousse…

Avec cet œil mondial, cette bouche mondiale, cette oreille mondiale, qui dit tout et montre tout et noie tout, et son contraire, en sorte que tu ne sais plus très bien ce que tu en penses, de tout ça, juste certain qu’il te faut nager dedans faute de sortir de ce monde-là.

Chose que tu n’imagines pas même. 

Et si c’était justement le premier effet de la doxa de l’Empire qui nous mène, de nous persuader qu’il faut se couler dans tout ce savoir, ce lavoir, ce pensoir, ce voir, ce percevoir, ce croire…?

Y habiter ?

 

L’effet de cela, un paradoxe :

Plus tu te noies dans le magma commun de l’universel bavardage, plus tu es seul.

Plus ce monde-là qui est le tien devient celui dans lequel tu ne sais que dire, ta parole fermée sur soi.

Plus tu dors dans ce lit, dans ce nid de plumes volantes, plus tu as maintenant ton monde à toi là-dedans.

Rien n’est commun à toi et aux autres, alors, parce que de tout cela rien ne te touche toi, si ce n’est pour un pleur ou un rire, une joie ou un deuil, qui ne vaut que pour toi.

Toi qui ne coudoies pas mais seulement regardes.

Qui interroges sans avoir de retour venant d’une voix ou d’un regard de qui ne serait pas tout autant que toi noyé dans le brouhaha, dans le kaléidoscope.

Te voilà seul dans la foule des endormis, marchant marchant dans le même sens vers on ne sait où.

 

C’est triste.

Combien l’on aimerait que se tisse un univers de paroles et de regards aux multiples voies et azimuts.

Capables de se croiser sans se singer, de s’échanger sans s’imiter.

Sans se retrouver réduits à répéter les mots et les images de tous, amollis par la similitude.

Il faudrait alors s’éveiller, sortir de ce songe cotonneux, briser la torpeur.

Certains y parviennent.

Il leur suffisait d’y penser, au fond.

De s’ébrouer et tout à coup se dire Tiens !

Je dormais…

De s’avertir les uns les autres : nous dormions.

Et ils se regardaient, l’un puis l’autre, puis les uns et les autres, un peu étonnés de se trouver des partenaires dans l’éveil.

Et les voilà qui se mettraient à se tisser ensemble comme des liens, comme des fils entrecroisés qui dessinent de mouvantes toiles aérées.

Un monde.

 

Car un monde privé de doxa est un monde divers et pourtant un seul monde.

Et quelle discipline dans l’éveil, quel combat, quel travail, pour en arriver là !

Quand les éveillés se rencontrent dans un commun monde, celui qu’ils construisent ensemble dans le parler et l’agir…

Un monde qui n’est pas déjà là mais qui s’invente dans le rire, et le coup de gueule, et l’émotion, les pleurs, la peur, le cœur et le courage.

 

Oh que l’empire n’aime pas cela, comme cela lui coûte, le détruit dans le temps même que naît une sorte de république.

Serait-elle passagère.

Rêvera-t-on ?

Lundi 13 février 2012

 

 

 

Paie tes dettes !

 

Il fut un temps où la doxa infusée en nous par l’Empire régnant vantait la dette.

Emprunte, qu’elle disait, vas-y, faut que l’argent circule, il n’est pas fait pour être thésaurisé.

C’est-à-dire économisé.

Ben alors on empruntait, ça y allait, peu importaient les taux on empruntait.

On empruntait pour rembourser les emprunts qu’on avait faits sans avoir de quoi les rembourser.

 

Et puis voilà que tout à coup on s’aperçoit que les gens sont, non seulement endettés, ce qui était voulu, mais sur-endettés, ce qui n’était pas prévu !

Alors là ! la profession des prêteurs – celle qui avait tout bien organisé l’endettement des gens – a dit « Ah ben non ! »

Elle a envoyé les huissiers.

Fallait plus emprunter, c’était plus la mode, alors on a fermé le robinet des sous à prêter, les gens ont été surpris, même ceux qui avaient besoin d’emprunter pour des raisons sérieuses et qui auraient eu de quoi rembourser se voyaient refuser les prêts.

Même des prêts très utiles.

On leur faisait la leçon : « Comment !? Vous n’avez pas été capables d’économiser !? Quels gestionnaires êtes-vous donc ?! »

 

Et même les gens de la profession du prêt à intérêt n’ont plus eu intérêt à prêter à intérêt.

Même entre eux ils se méfiaient.

 

Mais voilà que les États, eux aussi, eux surtout, le sont aussi, sur-endettés.

Incapables de rembourser.

Or l’ennui c’est que, avec les gens qui ne peuvent pas rembourser, on peut toujours se payer sur la bête, les saisir, les expulser, les mettre en prison.

Mais pour un État, impossible.

Imaginez qu’on expulse les Grecs de Grèce ! « Pas possible, hélas… », gémissent les sur-prêteurs.

Alors leur sang n’a fait qu’un tour !

« Remboursez ! », qu’ils ont crié, d’un cri devenu de plus en plus rauque, et qui a failli les tuer, les étouffer dans un râle.

 

(Car les prêteurs avaient emprunté pour prêter, ils s’étaient endettés, sur-endettés !

Et là je résume, car en fait… ils avaient fait bien pire, genre escroquerie...)

 

Et après avoir repris leur souffle (pour les requinquer on leur avait injecté les quelques sous encore économisés), à nouveau ils ont fait la leçon :

« Comment !? Vous n’avez pas été capables d’économiser !? De restreindre le train de vie de l’État, de diminuer vos charges sociales !? Les coûts salariaux !? Quelle sorte de responsables politiques êtes-vous donc ?! »

 

C’est ainsi que, tout doucement mais très sûrement, la doxa a changé, elle a viré de bord, ça s’appelle même un tête à queue :

Faut plus être endetté.

Tout le monde le sait, tout le monde le dit, ça ne se discute même pas.

Et ce qu’il y a de bien avec la doxa, c’est qu’elle devient loi, au point que celui qui sortirait de la logique qu’elle instille serait semblable à un lemming qui remonte la pente au lieu de se jeter à l’eau avec toute la multitude des lemmings apeurés.

Ce lemming là serait bien vite mis en pièces par tous les lemmings qu’il empêcherait de se foutre à l’eau rien que parce que lui, il n’y va pas, sale type !

 

Je ne sais pas, en réalité, si les lemmings continuent à se jeter en masse dans la mer, en Norvège, à un certain moment choisi par eux ; dans mon jeune temps, on disait qu’ils le faisaient, mais j’ai l’impression qu’on dit aujourd’hui, avec une sorte de supériorité dans le ton, qu’il n’en est rien, que c’est une légende – allez savoir…

Mais ce que je sais, c’est que ce n’est pas une légende, cette histoire de dette qu’on est obligé de rembourser alors qu’il y a seulement deux ans, ce qui était normal, voire moral, c’était de s’endetter.

 

On voit à cela que l’économie est une science… disons rigolote.

Genre doxa.

Lundi 19 février 2012

 

 

 

Combien ?

 

Quel est le pourcentage de son PNB que le Zimbabwé consacre à l’étude du bombyx ?

Vous ne savez-pas ? Moi non plus.

Mais je suis sûr que si, au Zimbabwé, on étudie le bombyx, il y a, de par le vaste monde, quelqu’un qui connaît la réponse.

Qui a fait le compte.

Je ne vois pas pourquoi on étudierait le bombyx au Zimbabwé, ni pourquoi on ne l’étudierait pas (je ne tiens pas à me fâcher avec le Zimbabwé), mais ce n’est pas la question.

 

La question, c’est pourquoi il est devenu si important de savoir combien il y a, combien ça fait, quel pourcentage, comment chiffrer tout ça, savoir en faire le compte…

Pourquoi c’est devenu, cette manie-là, une part importante de la doxa qui règne dans nos têtes au nom de l’Empire qui règne sur nous ?

On doit d’ailleurs pouvoir chiffrer la part de doxa qui règne dans la tête de l’un d’entre nous, pris au hasard, ou, à la demande, dans l’ensemble des têtes de la population.

 

Je vois à quoi ça sert aux économistes, par exemple.

Même si je vois moins à quoi servent la plupart des économistes, vu la capacité qu’ils ont eue (je veux dire : le pourcentage de réussite qu’il ont eu dans leur effort) pour anticiper sur les événements économiques de ces dernières années.

Ç’a eu pu leur servir, à l’occasion, à fixer quelques éléments invariables pouvant amener les responsables, quels qu’ils soient, à décider entre telle ou telle orientation, ce qui n’est pas rien.

Je vois bien, plus généralement, à quoi ça sert à un tas de spécialistes, experts, conseillers, que sais-je encore ?

On a besoin de savoir ce qui se passe, et les nombres renseignent, soit grosso modo, soit précisément, selon ce qui leur est demandé.

D’utile.

Je vois bien à quoi ça sert, évidemment, j’aurais pu commencer par là, à tous les savants du monde, quelle que soit leur spécialité.

D’accord.

Je vois moins à quoi nous sert la multiplicité des sondages en période électorale…

 

Mais ce matin, mon voisin m’informe de ce qu’il est tombé, par chez nous, douze millimètres d’eau de pluie pendant la nuit.

J’avais bien vu qu’il avait plu, j’avais bien estimé ce que ça allait faire à mes salades.

Je dis mes salades par commodité, en fait je n’en cultive pas, j’ai abandonné le potager, je me concentre sur les fleurs et les arbres fruitiers.

Mais cette précision dans le chiffre m’interroge.

Douze ou treize ou onze millimètres plutôt que pas mal d’eau : cette précision, quelle importance ?

Ça doit l’être, puisque tous mes voisins la cultivent…

Ça l’est dans leur tête, leur esprit, occupé à cela, préoccupé de pouvoir comparer entre la pluie de cette nuit et celle de l’an dernier à la même époque.

 

Et moi, tous les soirs ou presque, je regarde combien de visiteurs ont consulté ce site.

C’est un aveu.

Je me demande aussi, régulièrement, combien d’exemplaires de mon dernier livre ont été vendus, détail qui doit légitimement préoccuper mon éditeur, mais qui ne me concerne en rien pourvu que des gens dont l’avis compte à mes yeux aient lu le bouquin.

Est-ce que je me demande combien j’ai d’amis ?

Eh bien j’en ai une idée, très imprécise mais cependant chiffrée, depuis que mon petit-fils m’a fourré sur Facebook.

 

Chiffrer.

Mettre en compte le monde et soi.

Avoir cela comme sûre estimation de l’estime de soi et des autres et de l’existence.

En sorte que chaque vie soit dans la main de qui a le moyen de compter, supputer, estimer.

Et en espèces, au bout du compte.

30 avril 2012 

 

 

 

Ouvrir ou fermer ?

 

Pour un pays, la meilleure chance de développement et de rayonnement, c’est… l’immigration – disent les Canadiens, qui agissent en conséquence.

On dirait qu’à ce sujet, la doxa de chez eux n’est pas la même que la doxa de chez nous…

 

Y aurait-il plusieurs doxa* ? Ou une seule mais à plusieurs vitesses ?

À moins que ces divergences ne nous apprennent quelque chose sur la doxa elle-même ?  

Je rappelle que la doxa, c’est l’ensemble des représentations imaginaires, des images toutes faites qui habitent l’esprit des peuples…

… qu’il s’agit de plier à l’intérêt de l’Empire mondial qui nous mène plus ou moins subrepticement.

Cette doxa n’est pas doctrinaire, n’est pas une doctrine, encore moins une philosophie.

Elle n’a rien à faire du principe de non contradiction.

Il suffit pour s’en convaincre de passer quelques moments dans un bar à l’heure de l’apéro…

 

Sur la question de l’immigration, la doxa des Canadiens n’est donc pas la doxa des Français, ni, plus généralement, des Européens.

Question d’intérêt immédiat mais pas seulement.

Car la doxa est complexe, elle sait unir l’un et le divers, l’identique et les oppositions.

Allant cependant, toujours et partout, dans le même sens.

Fortiche !

 

Notre doxa à nous fait de l’immigré une figure du danger.

Danger global qui résulte de l’addition de multiples dangers sur l’ensemble desquels je ne reviendrai pas, tout le monde sait de quoi il est question.

Juste un point, en exemple : le regroupement des immigrés, quels qu’ils soient, et de leurs familles, jusqu’à la deuxième ou la troisième génération, voire plus, en des zones urbaines assez bien délimitées, faisant de ces zones les domaines de la peur.

Or si l’on avait vraiment peur, il suffirait que soient dispersés ces regroupements, leur supposée dangerosité s’amenuisant alors d’autant.

Mais non… car apparaîtrait l’un des ressorts majeurs de la doxa que l’on nourrit de tant d’images, la peur de se voir assimilé, soi et son environnement, à cet élément exogène dont le statut est encore incertain.

De même que l’ouvrier craint d’être ravalé au statut du sous-prolétaire, de même l’installé, ou l’assimilé, craint le danger de sa propre étrangeté.

Prenez une école de village, créez-y une classe entièrement composée d’Africains, et vous avez la Guerre des boutons portée au carré ; au lieu de cela, mettez juste un élève africain dans une des classes, il suscitera l’intérêt ; mais si vous en mettez trois dans cette même classe, leur seule présence va rompre l’image que les enfants avaient d’eux-mêmes en tant que classe.

 

La doxa canadienne évoquée ci-dessus poussera à faire en sorte que ces automatismes soient contre-balancés par l’intérêt supérieur représenté par le besoin du nombre, face à une immensité à exploiter. On poussera à la concorde.

 

La doxa européenne, à l’inverse, mettra en exergue l’ensemble des dysfonctionnements passagers causés par l’arrivée des nouveaux venus, ceci afin que domine la discorde.

Rien de conscient, de voulu, à cela, juste une nécessité structurelle, liée à l’organisation des conditions de l’exploitation de l’ensemble des ressources existantes, tant matérielles qu’humaines.

Aussi les médias les moins susceptibles de dérives racistes ou xénophobes ne peuvent-ils néanmoins s’empêcher de souligner sans cesse la différence des différents, l’étrangeté des étrangers, et les multiples troubles qu’ils sont supposés occasionner plus que d’autres.

Sachant que, dans nos villes, les causes de ces mêmes troubles étaient autrefois, faute d’étrangers, attribués à la multiplication des émigrés de l’intérieur : Auvergnats, Bretons ou Savoyards…

    

C’est qu’il faut de la discorde !

Pour que la raison majeure des difficultés des uns et des autres soit masquée par une raison annexe, mineure, jouant le rôle de leurre.

Car, sans même parler de fraternité, une authentique concorde remettrait totalement en question les conditions de l’exploitation des ressources communes de l’Europe, de quelque nature qu’elles soient.

Pas bon, ça, pour l’Empire.

 

* Doxa est un mot grec dont le pluriel est doxai ; je choisis de le laisser invariable en français.

Lundi 21 mai 2012

 

 

 

Consomme-toi !

 

Consommer ! Consommation ! Sinon, point de production, de croissance, d’emploi, donc de revenu… pour consommer.

Consommera-t-on jusqu’à la consommation des temps ?

Car jamais le verbe "consommer" n’a autant coïncidé avec son étymologie : achever, mener à son terme !

Ni aussi avec son jumeau, le verbe "consumer" : tout brûler, anéantir, épuiser !

Consommer : tout bouffer jusqu’à ce qu’il ne reste rien.

Même pas toi.

 

– Meuh non ! Oubliez pas qu’en même temps on produit !

Mais à partir de quoi ?

De ce que, toujours généreuse, la planète contient ou produit.

C’est l’idée, c’est la doxa.

Mais à ce point de la discussion, la doxa change de point de vue et commence à te faire savoir que bon, la planète, il faut se soucier d’elle, et que…  

 

Or quand on discute ainsi de cette question épineuse de la production et de la consommation, et des conditions de tout ça… on s’oublie soi.

On oublie cet être humain qui consomme, après avoir, ou non, produit.

Chut !

Car si la doxa te fait penser ça, puis ça, puis le contraire de ça, puis l’oubli du ça d’avant pour retourner au ça d’après, elle te fait aussi, plus fondamentalement, ne pas penser à certaines réalités.

Et même : la grande force de la doxa, ce n’est pas qu’elle amène à penser, à croire et à faire ce qui va dans le sens de forces abstraites et, paradoxalement, intéressées.

Sa plus grande force consiste à te faire regarder ailleurs.

À te faire oublier cette pourtant très simple, pourtant très basique question : c’est quoi un être humain ?

 

Tu es quoi, toi, là-dedans ?

Parlant de consommation, restons-en à cette réponse : tu es un consommateur.

C’est capital, car si on produit, produit, produit, c’est pour répondre au besoin de quelqu’un, forcément, le consommateur.

Il a des besoins, depuis longtemps, depuis les origines, comme tout être vivant.

Comme toutes les espèces vivantes.

Et comme être humain, on a besoin de manger, de boire, de s’abriter, de se vêtir, etc...

C’est la nature.

 

Or la nature ainsi considérée, apparemment ça ne suffit pas à circonscrire les besoins de l’être humain.

On n’a jamais vu un être humain se passer de trucs en plus.

Le plus apparemment démuni des humains ne peut se passer de parures, de signes de toute sorte, serait-ce, pour les messieurs, un simple étui pénien artistiquement tressé, ou un joli collier de dents de saurien pour les dames.

Si ce n’était pas le cas, on n’aurait besoin aujourd’hui, pour se déplacer au loin, par exemple, que de la voiture la plus rudimentaire, une caisse, quatre roues, un moteur.

Tu rigoles !

(c’est bien connu, cette histoire-là, chez les anthropologues, ça s’appelle la dialectique de la nature et de la culture).

 

– Ouaouh ! qu’il fait, le grand Empire, que voilà-t-il pas là pour moi une source infinie de pépètes !

– Ouaouh ! qu’elle fait, la doxa, que voilà-t-il pas là le moyen par excellence d’orienter les consciences vers la consommation !  

 

À partir de là, l’important pour être quelqu’un, c’est de se définir, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, par le truc en plus que l’on t’offre (contre paiement) à cet effet.

Tu t’amusais à fond avec ce jeu électronique et ça pouvait durer longtemps ? En voici un autre, oublie le premier.

L’essentiel est que tu y passes ta vie, que tu y mettes ta vie, à ce truc-là ou à autre chose, car ça peut être n’importe quoi du moment que ça t’amène à t’oublier toi.

Ça peut même être une religion, de celles qui t’emmènent loin de toi… et qui rapportent.

 

D’ailleurs tu es qui ?

Lundi 11 juin 2012

 

 

 

Un jeu télévisé ?

 

Il convient de se méfier de l’illusion politique, enseignait Jacques Ellul, le sociologue et théologien protestant français dont on parle enfin en France.

Après la période très politique que nous venons de vivre, cette réflexion n’est pas sans intérêt, et certains courants de pensée la reprendraient volontiers à leur compte !

 

Où l’on voit que la doxa a changé dans les milieux de l’intelligentsia.

Il fut un temps où, selon elle, tout était politique, du moins était-ce ce qu’il fallait affirmer.

Ce dont je ne me suis pas privé en mes vertes années…

Affirmation curieuse, puisqu’elle se basait sur un axiome d’origine marxiste selon lequel tout reposait, non sur la politique, mais sur l’économie.

Il convenait de considérer que les rapports de production et d’échange étaient maîtres, constituant le socle sur lequel se fondaient les superstructures de la société.

L’une de celles-ci se trouvant être le domaine politique.

Une politique juste émanait de la juste évaluation des rapports susdits, elle se donnait pour but de combattre l’aliénation qu’ils entraînaient.

La politique, c’était la pratique des classes sociales en lutte.

Dans tous les domaines.

C’est pourquoi, si tout, au fond des choses, était économique, toute réalité sociale était néanmoins politique.

(Si Jacques Ellul parlait alors d’illusion, c’est qu’il voyait là une pensée totalitaire, un déni de la liberté humaine dont le garant, pour lui, était Dieu.).

 

On ne suit plus cette doxa marxiste aujourd’hui, du moins de façon aussi générale ni aussi catégorique, tant la décision politique paraît foncièrement dépendante des équilibres ou déséquilibres économiques régnants.

Ce qui est tout autre chose que les rapports de force entre capital et prolétariat.

Bref, c’est l’économie qui commande, dit aujourd’hui la doxa, mais une économie dont la règle est financière.

 

Il pourrait paraître alors léger, pour le moins, de parler d’illusion à propos de la politique quand elle reste l’unique outil par lequel on peut combattre l’hégémonie d’une finance devenue seule maîtresse de la vie des gens.

Mais cela aussi pourrait participer d’une doxa économiste, d’une opinion tellement généralisée et bien enfoncée dans les têtes et les cœurs que l’on y voit une évidence.

Au mieux, la politique – plus précisément le comportement de citoyens animant des organisations, des partis, des gouvernements et des États – peut-elle agir comme une sorte de syndicat des peuples ?

Un syndicat dressé face à la toute puissance de la finance néo-libérale, considérée comme une sorte de patronat, évanescent mais bien réel, toujours attaché à désorganiser la société pour mieux l’exploiter ?

Ce face à face représente-t-il le tout du réel social ?

Ou bien est-ce encore une façon que choisit l’Empire qui nous mène – sans y penser, non à la façon d’une sorte de complot – pour focaliser nos pensées, notre compréhension, sur des réalités qui laisseraient de côté la société humaine que nous formons tous ensemble ?

 

On nous convierait à un match : « Suivez-le à la télé ! », nous dit-on.

Ou mieux : un jeu télévisé interactif, on peut y voter… 

 

Si cela est, si c’est bien la doxa dominante qui nous souffle de croire en la politique et en l’économie, en l’État comme en la finance, à la façon dont on croyait autrefois aux dieux et à leurs combats, alors sans doute devient-il urgent de se rappeler que c’est l’état réel de la société, dans son ensemble, qui commande en dernier ressort.

Et la société c’est nous.

Lundi 25 avril 2012

 

 

 

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