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Suite théo-logique

J’ai réuni, sans trop de méthode, des textes d’abord épars

avec l’ambition d’essayer de répondre par bribes à la question...

... que le premier d’entre eux aborde.

Je suppose que ceux qui figurent ici seront suivis par d’autres,

mais de façon irrégulière.

 

 

N.B. : les textes intitulés

Éléments de philosophie biblique

et

Signifiance, ou philosophie dualiste contre pensée biblique

ou

Sur la traduction du Notre Père et sur tout ce qui s’ensuit…

ont été déplacés. Voir à la page théo-logie

 

 

 

Parler clair ou se taire

            ou des mots problématiques

 

Une porte suffit

ou le Christ comme porte à l’intérieur de l’existence

 

Le sang versé

            ou Vendredi saint

 

La nouvelle résurrection du Christ

            ou son sens pour une doxa actuelle

 

Juif ou Judéen ?

            ou comment traduire le mot grec ioudaĩos ?

 

Dieu biblique, dieu critique

            ou les nécessaires contradictions

 

Les mots du discours évangélique

            ou certains éléments d’une culture datée et située

 

Ouvrir le monde

            ou quel avenir pour la foi chrétienne ?

 

Chaoul

ou le flic délivré de l’enfermement

 

Dieu, au risque de…

            ou quels risques pour Dieu dans l’Occident post-chrétien ?

 

Le sujet-Caïn

            ou le moment où naît la guerre selon Genèse 4

 

Des protestants indéfinis

            ou le devenir des évangéliques et des sociologiques

 

Penser le fait "évangélique"

            ou qu’en est-il des conversions de musulmans algériens ?

 

Approche biblique de la sexualité

            ou la grâce du Seigneur des alliances

 

Un jeune type qui dit non

            ou comment fêter la Réformation ?

 

Tous mabouls ?

            ou comment la violence peut engendrer un cataclysme

 

Un manque de Souffle

            ou pourquoi les protestants votent maintenant à droite

 

Père et pères

ou paternités humaines et paternité de Dieu

 

Les temps de la Présence

            ou le temps dans la Bible hébraïque

 

La famille, entre les Écritures et l’aujourd’hui

            ou conjoints, parents et enfants

 

 

Sur l’usage de certains textes bibliques en rapport avec le mariage

            ou quelle anthropologie ?

 

Une théologie de l’exil ?

ou qu’il n’existe pas d’autochtones

 

 

Un contrat de lecture

            ou foin de l’herméneutique

 

Lettre à mon fils

            ou le vrai nom de l’Autre

 

Le mythe, le Juif, la Bible…

            ou le politique

 

Les origines du peuple hébreu

            ou Bible et Histoire

 

Comment elle est belle          

ou ne vous hâtez pas de comprendre la Bible

 

Cène

ou le pain et le vin de la fête

 

La révérence aux Écritures

            ou La belle étrangère

 

Chrétiens de gauche…

ou qu’il vaut mieux s’affirmer pour ce que l’on est

 

Poésie – Rythme – Souffle – Esprit

            ou le secret des poètes et de la Parole

 

Sur la structure du couple humain dans Genèse 1 à 3

            ou un point de vue littéraliste

 

Sous la grâce ?

ou l’exigence contradictoire

 

Pâques comme rite d’alliance           

ou le Christ est-il mort à notre place ?

 

Est-ce la bonne question ?

ou le mariage homosexuel face aux Écritures ?

 

Confessants ?

ou la honte pour ceux qui se prennent pour Bonhoeffer

 

La tête haute !

ou la loi de liberté

 

Quel couple ?

ou le monde biblique et nous

 

Guérir les homosexuels ?

ou quand Jésus va nous manquer

 

Les traîtres

ou les cons, disons-le carrément

 

Évolutions – Involutions

ou des avatars de l’intuition biblique

 

Diriger, garder, servir 

ou soigner la félicité

 

La marche à l’étoile

ou que la foi biblique est recherche 

 

Doctrine vs Parabole

ou faut-il croire avant d’entendre ?

 

Simplement par amour

ou tout laisser sans mentir

 

Notes hâtives sur le sujet des protestants

ou réformer c’est mourir et toujours vivre

 

Arrêtez de foutre votre moralisme dans l’Évangile !

ou le Notre Père en version intégrale

 

Le filon et les racines

ou un récit à reprendre sans fin

 

Service

ou que notre culture serve aux gens

 

Avec 

ou Emmanuel à venir

 

L’Évangile à la Modiano

ou sous l’Occupation

 

Aux origines du peuple hébreu

            ou Bible et histoire

 

Lieux saints

            ou les lieux de mémoire

 

Ouverture

ou des Écritures renouvelées

 

Prophètes

            mode d’emploi

 

 

Entendre

ou la lecture de la Bible comme rencontre entre sujets

 

Comprendre comment c’est fait

pour mon ami Toma, calligraphe

 

Refaire peuple

            ou les foules désespérées

 

Là où nul dieu ne règne

ou bien ?

 

De la foule au peuple

            ou l’école de la liberté

 

Le corps

ou Pâques en parabole

 

Le Dire pascal

            ou faire faire

 

Qui a péché ?

ou le sens de l’histoire

 

Les filles, vous dis-je !

            ou la Bible colonisée

 

La Vache à Colas

            ou la veine populaire

 

Démythologisation

            ou le partenariat

 

Dieu personne

ou la fidélité

 

Mèfi !

ou la faute de saint Jérôme

 

Un devenir

ou mon point de vue

 

Lois et préceptes

            ou ce qui est vital pour la foi

 

Dieu - Question d’imaginaires

ou revoir nos images maîtresses

 

 

 

 

 

 

Aboun – Notre Père

 

     

 

Irak – Sur une croix, le Notre Père en syriaque

(variété d’araméen, la langue maternelle de Jésus).

À côté d’autres illustrations, cette croix est accompagnée

du symbole des quatre confessions représentées en Irak :

en haut le soleil des zoroastriens, à gauche l’étoile juive

de David, à droite le croissant musulman, en bas le

poisson des premiers chrétiens.

 
 
 
Parler clair ou se taire
 

Quelque chose me tracasse dans la façon que nous avons de parler souvent par négation, ou contorsion, ou déni, en matière de foi : je ne crois pas que… je ne dirais pas que… cela ne signifie pas que… il ne faut pas se tromper de…

Je suis le premier à avoir fait une habitude de ces contournements.

Exemple : – Jésus était-il fils de Dieu ? – Je ne le dirais pas ainsi. – Bon, mais alors tu diras quoi ? Et comment ?

C’est une vraie difficulté, les mots de la foi sont devenus problématiques.

Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il était nécessaire de taire de ces mots qui étaient autrefois, pour moi, si chargés de sens. Le tranchant s’en était à la longue émoussé. On en avait fait souvent, aussi, un usage oppressif.

Faut-il les reprendre, ces mots-là, ou bien faut-il en trouver d’autres ?

Une chose est sûre : il faut parler clair ou se taire. Si je ne sais pas si le mot "péché", par exemple, a un sens, que je cesse de l’utiliser ! Après tout, le mot hébreu hattat signifie "ratage", et le grec hamartía veut simplement dire "erreur", alors pourquoi "péché" ? À la trappe ! Mais c’est tout un pan de la théologie classique qui s’en trouve changé…

Et l’on n’a pourtant encore rien dit des choses essentielles. Peut-être parce qu’on est perdu dans le flou actuel, au sein de notre environnement, du "croyable disponible", comme dit Ricœur. Entre les rationalistes purs et durs et les tenants des spiritualités orientales, tout est possible !

L’erreur est peut-être de prétendre construire un discours total, construit, verrouillé, au sujet de Celui que, par construction, nous ne pouvons saisir.

Peut-être n’avons-nous plus à notre disposition que le poème ou la parabole : un art à réinventer, au lieu d’une théologie. Et après tout, ne serait-ce pas suivre en cela… les Écritures ?

 

Évangile et Liberté, 2005

 

 

 

 

Une porte suffit

Une petite porte s’est ouverte, et j’ai vu.

Abram Tertz

 

Alors que j’étais très jeune encore, l’un de mes oncles, le plus admiré, le plus chéri, militant communiste, me dit : « Quitte à faire des études, tu aurais pu faire médecine, là au moins tu servais à quelque chose, tu soignais des gens. »

Je lui ai répondu : « Oui mais j’ai rencontré le Christ. »

Comment rencontre-t-on le Christ, quand on est un jeune prolo du faubourg ?

Et en quoi cela est-il plus important pour toi que soigner des gens ?

On le rencontre dans le regard d’un autre être humain, dans ses paroles. Du moins le plus souvent. Il y a beaucoup de gens dans le faubourg, mais peut-être pas tant d’êtres humains, c’est un luxe.

Bien sûr il y a les Églises, les Écritures, la prière, le culte, etc. Mais tout cela passe par des personnes, qui ont lu, prié, parfois prêché. Ou tout simplement vécu. A leur manière. Dans laquelle il y avait le Christ.

Peut-être même à leur insu. La vie d’un homme, d’une femme.

Une vie, qu’y a-t-il à l’intérieur ?

Pour ces gens auxquels je pense, il y a une porte, et elle est ouverte.

Imaginez une vie avec une porte ouverte à l’intérieur !

Le Christ lui-même le disait, du moins selon saint Jean, « Je suis la porte », et c’était pour dire qu’elle s’ouvrait.

Je m’arrête à cette image : elle peut signifier ce que veut dire « J’ai rencontré le Christ ». Une porte en moi s’est ouverte. Il y avait du dehors.

De l’air, enfin de l’air.

Francis Ponge, le poète, remarquait que les rois sont bien malheureux en ce sens qu’ils n’ont jamais à ouvrir ou fermer une porte. C’est une remarque fort juste.

Le Christ est vraiment une porte, que les rois de la terre n’ouvrent ni ne ferment. Pourtant il suffit de la pousser. Je le disais : elle est ouverte.

Sans cette porte le monde est clos. Cela arrange ceux qui en contrôlent l’étendue. Les rois. Et ceux qui se croient rois, et ceux qui voudraient l’être, et tous ceux à qui on a fait croire que le monde est aux rois. Aux princes de ce monde.

C’est pourquoi le monde ne peut se sauver, il est fermé. Du moins il fait comme si.

S’il s’acceptait ouvert, s’il n’avait plus peur, il serait libre.

Or il l’est, ouvert, mais seuls ceux qui n’ont rien à faire de la royauté s’en aperçoivent à l’occasion. À de brefs moments, mais qui peuvent engager une vie. Ils s’en aperçoivent à cause d’un autre. Ils s’aperçoivent qu’il y a des personnes qui n’ont rien à faire d’une royauté. Ils s’aperçoivent qu’ils ne désirent en fait rien d’autre que l’ouverture.

Qu’est-ce que je désire ? L’Éternité… ?

On me dit que l’éternité, ça doit être bien ennuyeux. Erreur, la mienne serait une suite de nouvelles aventures à venir.

On me dira que ce n’est pas parce que je la désire qu’elle existera. Et que cette porte dont je parle est du contreplaqué posé sur mon refus de la mort.

Du néant.

Oui. Je remarque au passage que face à l’éternité du néant, mon désir ne mange pas de pain. Vanité des vanités, etc… Tout comme une éventuelle absence de désir de ma part.

Mais moi je ne crois pas que le monde soit clos et entouré de néant. Avant, après, autour. Non.

Et je ne crois pas non plus que la mort ne soit rien, à l’inverse, et que le néant n’existe pas.

Je suis quelqu’un qui ne croit pas. À tout cela. Qui naît du sentiment que l’on a d’un monde clos.

L’une des raisons – plaisante – qui font que je ne le crois pas, est que cela arrangerait trop les rois. Les rois de la terre avec tout leur fourbi. Les rois du monde clos. Les espoirs qui viennent d’eux.

Mais il s’agit de développer un imaginaire qui ne soit plus l’imaginaire lié aux rois.

Et dans lequel ni l’éternité ni le néant n’aient la place, positive ou négative, qu’ils ont dans l’imaginaire des rois.

Celui dans lequel seule compte la possibilité d’une porte.

On me répondra : « Dis plutôt le désir d’une porte ».

Mais quand le désir devient travail et combat pour qu’il se réalise, est-ce encore le désir auquel vous pensiez ?

N’avez-vous jamais connu de désirs assouvis ?

Il me suffit de combattre le désir d’enfermement qui nous enroule tous sur nous-mêmes.

Il me suffit de travailler à ouvrir en nous tous le désir d’ouverture.

Au fond du fond des fonds du désir humain, et tout au large de ses imaginaires, ce travail et ce combat – et ce plaisir de les mener – causent la puissance de l’espoir.

En fait, il n’y a vraiment le Christ – la porte, l’ouverture, la sortie – que lorsqu’on ne peut plus avoir d’autres espoirs.

C’est pourquoi ce sont les peuples désespérés qui se tournent vers le Christ.

Quel que soit le nom qu’ils lui donnent.

Quel que soit le nom qu’ils lui donnent ? Il y a là-dessus bien des malentendus.

Le nom du Christ ne désigne pas toujours la porte, loin de là.

La porte suffit.

Je crois au Christ, pas aux Églises.

Je crois en Christ.

Je crois dans le Christ. Comme si j’étais en lui. Dans la porte. Ouverte.

C’est de là que vient ce courant d’air qu’on appelle l’Esprit.

 

Beauvoisin 1978 – Saint-Coutant 2006

 

 

 

 

Le sang versé

 

À mon sens, le sang versé est ce que les Écritures cherchent avant tout à réduire, avec la violence destructrice dont il est le geste physique. C'est pourquoi le sang est le signe de l'alliance de Noé (Genèse 9,4-6), comme l'arbre de la connaissance était le signe de l'alliance édénique (Genèse 2,15-17) ; il appartient à Dieu : pas touche !

Pour éviter à chacun de le verser, il convient cependant de ne pas dénier la réalité, d'où les sacrifices sanglants. Cette dénégation est une des conditions permanentes du retour de la violence. D'où le thème final de l'Agneau de Dieu (Jean 1,36), victime sanglante absolue. Nécessitée par la fin des sacrifices sanglants après la destruction du temple par ces putains de Romains. Le christianisme est une religion romaine… en ce sens inverse.

Ce que le tenant du végétal refuse, c'est le sang versé, or cela est une dénégation cause de violence. Tout comme le puritanisme sexuel a amené sa transgression puis son inversion actuelle, ou comme l'interdiction de l'alcool a amené Al Capone, s'en tenir au végétal appelle l'effusion de sang (du moins dans Genèse 4,1-16 !).

La Loi interdit donc de verser le sang, mais elle cause ainsi sa transgression, alors le meurtre du Christ nous lave (dans la foi) de ce désir de sang... aurait dit Paul.

C'est pourquoi le centre de la foi chrétienne est pour moi le vendredi saint et la contemplation de la croix (la résurrection n'étant en fait qu'une habitude qu'a le Dieu biblique de créer de la vie à partir du gouffre : "l'esprit planait sur les eaux...")

 

Saint-Coutant – 7 mai 2005

 

 

 

 

 

La nouvelle résurrection du Christ

 

La question de la résurrection de Jésus – "Est-il vraiment apparu à ses disciples en chair et en os après avoir été mort et enseveli ?" – met en jeu au moins deux aspects fort différents : d'une part "le croyable disponible" (Ricœur), lié à un état de société et à l'imaginaire collectif qui lui correspond et suscite une doxa, c'est-à-dire une opinion commune ; d'autre part le sens – terme sur lequel je reviendrai – des récits d'apparition du Christ ressuscité.

Toute une génération de croyants a dû faire avec une doxa – positiviste, scientiste, matérialiste – qui excluait la crédibilité de ces récits d'apparition.

Parmi cette génération, certains – appelons-les "chrétiens critiques" – ont tenu à en sauvegarder néanmoins le sens au prix de divers efforts herméneutiques (lectures poétique, symbolique ou allégorique, démythisation, démythologisation, transcription, narratologie). D'autres, moins critiques ou plus contestataires de la doxa commune, résistent à celle-ci, sans toutefois la mettre en cause pour elle-même la plupart du temps, en maintenant la véracité du fait. Enfin, beaucoup d'autres encore rejettent et le fait et son sens, ou s'en désintéressent.

Pour s'en tenir à la génération des dits chrétiens critiques, on peut constater qu'elle a du mal aujourd'hui à percevoir que cette question a changé elle-même de sens lorsque la doxa courante s'est modifiée. Les récits évangéliques concernant la résurrection ne sont plus autant "non croyables" qu'auparavant depuis l'apparition d'une génération qui a reçu sans broncher les récits américains de NDE (Near Death Experiences) et leurs implications, qui s'est familiarisée avec la notion d'une pluralité d'espaces-temps par la lecture des romans de SF, la fréquentation des space operas, la vulgarisation de gnoses issues de certains milieux de physiciens, ou encore qui a accepté, même confusément – c'est le propre d'une doxa de n'avoir pas besoin de rigueur doctrinale ou expérimentale pour se déployer – l'idée asiatique de la réincarnation, qui suppose un matérialisme différent de celui des positivismes occidentaux.

Il est donc devenu possible, voire loisible, de considérer à nouveau comme un tout signifiant le corpus évangélique concernant une résurrection matérielle du Christ, sans séparer la narration de sa visée, et ceci sans faire intervenir les données du criticisme positiviste. Autrement dit, on peut s'appuyer simplement sur le fait que les premiers chrétiens croyaient à la véracité de la visitation d'un Jésus Christ vivant après sa mort et son ensevelissement, comme sur la façon qu'ils ont eu de le présenter, même, comme on le verra, si les divers récits qu'ils en ont fait étaient discordants.

 

On peut constater à ce sujet que les premières allusions, celles de Paul, faisant état à la première personne d'une intervention terrestre du Christ peu de temps après sa mort (N'ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ?Il m'est aussi apparu à moi), ne montrent pas précisément ce dernier présent en chair et en os comme tout un chacun. Rien n'y est dit sur le type de matérialité du fait, et ce sont les récits plus tardifs du livre des Actes des Apôtres qui le disent se manifester alors sous les espèces d'une lumière aveuglante et d'une voix parlante. Le même Paul évoque certes des apparitions, contemporaines de lui, peut-être plus directement visuelles et matérielles, mais non en tant que témoin personnel du fait.

Les récits suivants sont tous postérieurs d'une génération au moins aux faits rapportés mais s'appuient manifestement sur les souvenirs transmis par des témoins. Le plus ancien de ces récits, celui de Marc 16,1-8, ne fait cependant état que de la vacuité du tombeau et de ce message transmis sur place à trois femmes de l'entourage de Jésus par un jeune homme en robe blanche : "Il s'est réveillé".

Ce qui ressort de cela, c'est l'affirmation constante, faite par les premiers croyants, selon laquelle Jésus de Nazareth est sorti du tombeau et qu'il est apparu vivant, quoique selon des modalités matérielles différentes – de peu ou de beaucoup selon les textes – de sa corporalité précédente ou, si l'on préfère, de la nôtre. Il est à noter que les seuls témoins de ce dernier point qui sont évoqués dans les récits du tombeau vide par tous les récits d'évangiles sont des femmes. La diversité des narrations n'enlève rien à ce constat si elle peut apprendre beaucoup sur le travail de transmission qui a suivi les événements quels qu'ils soient.

Concernant le sens de cette constante affirmation, il convient à mon sens, d'une part de se pénétrer de l'idée selon laquelle le sens d'un message n'est pas séparable de sa forme, et d'autre part de se référer à ce mot de François Lyotard : « L'important d'un texte n'est pas dans ce qu'il veut dire mais dans ce qu'il fait et fait faire ». Selon mon opinion, toute herméneutique véritable est contenue dans ces deux principes.

Si le sens d'un message n'est pas séparable de sa forme, il a à voir, en l'occurrence, avec la disparité des témoignages. Autrement dit, il est apparu nécessaire aux concepteurs du Nouveau Testament de lier l'affirmation de la résurrection du Christ à l'impossibilité de la décrire (seul est descriptible le tombeau vide) ni d'en décrire de façon univoque les modalités et les suites immédiates. Elle est matérielle, nous dit-on, mais ne correspond en dernière analyse à aucune matérialité descriptible dans le cadre d'une quelconque doxa. Le Christ est vivant matériellement, affirme-t-on, mais d'une matérialité que nous ne pouvons finalement appréhender totalement dans l'expérience courante. On notera que ce type d'affirmation peut être effectivement reçu par la nouvelle doxa à laquelle je faisais allusion, et qui accepte une matérialité extérieure et/ou relativement étrangère à notre perception de l'espace-temps.

Si l'important d'un tel message est dans ce qu'il fait et fait faire, non dans ce qu'il "veut dire" et qui serait différent de ce qu'il dit expressément, on est par ailleurs en droit de penser que son sens n'a rien à voir avec l'idée d'un mythe de résurrection dont il faudrait le déshabiller pour le rendre crédible et signifiant. Les récits de résurrection, bien plutôt, agissent, et c'est là leur sens. C'est bien ainsi que Paul, par exemple, l'entend dans ce passage de sa première épître aux Corinthiens : Si les morts ne ressuscitent pas, Christ non plus n'est pas ressuscité. Une telle affirmation n'a aucun sens dans le registre de "ce que ça veut dire" que la résurrection du Christ, mais elle a tout à voir avec ce qu'elle "fait et fait faire".

Il ressort de cela, du moins à mon sens, que l'imaginaire social actuel peut intégrer, du moins chez certains milieux qui participent de lui, l'idée d'un fait matériel, par définition non descriptible, consistant en la coïncidence de notre espace-temps avec un vivant extérieur à celui-ci, et que cet imaginaire est alors en mesure de recevoir ce fait comme cause possible d'une coïncidence plus générale des deux mondes, touchant les groupes ou les personnes qui s'intègrent dans la dynamique ainsi initiée.

Si l’on accepte cela, l’argument tombe, selon lequel l’affirmation du fait historique de la résurrection matérielle du Christ serait inacceptable pour un esprit contemporain.

Ce qui ne prouve évidemment pas que le fait lui-même soit réel.

 

Saint-Coutant – 2005

 

 

 

 

 

Juif ou Judéen ?

 

La traduction d’un seul mot grec, dans le Nouveau Testament, peut avoir de très lourdes conséquences. C’est particulièrement vrai à propos de l’emploi du mot "Juif", qui traduit toujours, dans nos Nouveaux Testaments, le grec ioudaĩos. Or on peut remarquer que nous disposons en français de deux mots, "juif" et "judéen", pour traduire ce seul mot grec. Est-il légitime de choisir l’un plutôt que l’autre, et si oui, lequel et pourquoi ?

Ioudaĩos semble avoir désigné à l’époque, à la fois l’habitant de la Judée romaine, et tout Israélite, où qu’il se trouve, puisque sa religion avait pour centre Jérusalem, en Judée. Dans les deux cas, c’est le rapport à la Judée qui était signifié. S’il fallait choisir, c’est donc "judéen" qu’il faudrait retenir plutôt que "juif", avec lequel l’évidence de ce rapport a tout à fait disparu pour nous, cette étymologie n’étant plus directement perceptible.

On retrouve à peu près la même situation dans les épîtres pauliniennes à propos du mot héllên, "Grec" : le rapport est alors la langue et la culture qu’elle véhiculait dans tout l’empire romain. Paul appelle donc globalement "Grecs" un ensemble indifférencié de peuples de cet empire sans que soit, ni nécessairement évacué, ni obligatoire, le rapport à la terre grecque : dans son langage, qui semble être celui des Juifs de l’époque, un Grec peut donc être aussi bien un Syrien sujet de César qu’un habitant du Péloponnèse. Ce dernier était alors doublement grec, tout comme un Israélite habitant Jérusalem était doublement un ioudaĩos.

Aussi, lorsque l’on traduit systématiquement ioudaĩos par "Judéen", certains enjeux de l’époque du ministère terrestre de Jésus ressortent plus nettement.

D’une part, si nombre de tenants de Jésus étaient des Galiléens qui se différenciaient des Judéens, géographiquement mais aussi spirituellement, d’autre part ils étaient pourtant judéens en un autre sens du mot, par leur appartenance au culte jérusalémite, cette fois-ci par opposition aux tenants des autres religions de l’empire. Jésus, quant à lui, semble avoir été présenté, en ce sens, comme à la fois doublement judéen, puisqu’israélite né à Bethléem et descendant de David… et de surcroît galiléen. À la fois marginal et supérieurement central.

On peut de plus noter que ses premiers disciples partageaient cette situation amphibologique avec tous les milieux israélites qui, pour une raison ou une autre, s’étaient trouvés en difficulté avec les dirigeants de Jérusalem quels qu’ils soient au cours des quelques siècles qui ont suivi le retour d’Exil…

C’était le cas des hellénisants d’Égypte, par exemple, et de l’école qui a accouché de la Septante. Mais il n’était pas nécessaire pour cela de faire partie de la diaspora, et même des Judéens authentiques ont pu se sentir adversaires de ces Judéens par excellence qui monopolisaient les affaires politico-religieuses ! Adversaires, aussi, des tenants ou représentants de ces derniers, où qu’ils se trouvent dans la diaspora. On pourrait trouver pêle-mêle dans ce cas, entre autres, le Maître de Justice de Qumrân ou les rejetons de telle ou telle lignée sacerdotale écartée par Hérode le Grand… ou encore, très probablement, tout le milieu johannique : des Judéens anti-judéens.

Cette complexité, pourtant fondamentale, fondatrice pour le christianisme puisqu’il s’agissait alors de se situer par rapport au culte sacrificiel de Jérusalem, a donc tendance à disparaître lorsqu’on utilise le mot "Juif" pour traduire ioudaĩos.

Car si ces Juifs ou prosélytes devenus disciples du messie Jésus ont cessé de se définir ou d’être définis comme judéens, en un sens ou en l’autre de ce terme, ou les deux, assez tardivement, ils l’ont fait de façon progressive, variable et discontinue. Tout cela a tendance à disparaître lorsque l’on utilise le mot "Juif", parce qu’aux yeux du non-spécialiste, il recouvre ces contradictions d’un voile unificateur, sans faire place à cette question : « Quand tel ou tel auteur d’un texte néo-testamentaire emploie le terme "judéen", qu’a-t-il à l’esprit, dans quel combat ou dans quelle souffrance se situe-t-il ? » Une question qui en amène d’autres : « Quelle sorte d’avenir spirituel la fin du culte sacrificiel de Jérusalem ouvre-t-elle pour lui ? »

De plus, c’est en utilisant le terme "Juif" que les thèmes antisémites apparus ultérieurement peuvent prendre place, de façon anachronique, dans la lecture actuelle des textes évangéliques. Tant il est vrai que, dans le Nouveau Testament, on ne peut réellement trouver, ni le judaïsme, ni le christianisme que nous connaissons aujourd’hui : à proprement parler, tous deux sont réellement nés postérieurement à la destruction du temple judéen par les Romains.

 

Saint-Coutant – 2005

 

 

 

 

 

Dieu biblique, dieu critique

 

Plusieurs années d'émissions bibliques sur une radio non-confessionnelle m'ont persuadé de ceci : la plus grande partie de nos concitoyens croit en Dieu.

Non seulement en son existence mais aussi en son amour. Peut-être plus radicalement, sur ce dernier point, que ne le font les Églises, dans lesquelles on trouve souvent exprimé d'une manière ou d'une autre que cet amour serait conditionnel. Je suis également persuadé que le grand public croit souvent à la vie éternelle et à la béatitude céleste, pour dire les choses avec les mots qu'on a.

Je pense aussi que, s'il est une doctrine largement répandue, c'est bien celle de l'apocatastase (!... : le salut universel final, On ira tous au Paradis). À l'inverse, mes auditeurs, je le crois, auraient dit volontiers dans le même temps que le monde est scandaleusement oublié de Dieu.

Il le diraient s'ils pouvaient et voulaient dépasser l'aphasie qui est la leur en ce domaine. Une aphasie qui leur permet bien sûr de ne pas porter cette radicale contradiction à la lumière du langage ordonné ; qui les autorise aussi à ne pas fonder leur comportement, en toute conséquence, sur de telles affirmations, qui restent confinées dans l'aire des opinions et des émotions. Mais aussi une aphasie protectrice, destinée à les garder d'un retour à une dépendance séculaire. La mémoire des peuples est longue. Et ceux de chez nous et d'aujourd'hui répugnent aux discours totalisants dont les Églises ont été si longtemps coutumières ; répugnent aux discours unanimistes qu'elles continuent souvent à tenir.

 

La figure d'un dieu tragique

Car une vérité ancienne court encore souterrainement, profonde vérité d'évangile. C'est que dès qu'on parle de Dieu, on tombe dans les contradictions.

Sinon il ne s'agirait pas de Dieu mais d'une réalité préhensible, accessible au langage humain. Voyez comme les Écritures bibliques, justement, dans leur étonnante diversité, se gardent bien d'unifier leur langage lorsqu'il s'agit de ce Sujet, qui les fait se constituer et qui les rassemble.

Il est curieux que la foi des Églises en un dieu personnel, le dieu de ces Écritures, ait si peu retenti sur leurs conceptions relatives à la complexité personnelle du Seigneur-Dieu biblique. Il est curieux qu'elles aient à tout le moins évacué de lui la possibilité du tragique. Qu'elles n'aient pas exploité le fait, pourtant si clairement biblique, que l'humain n'est sauvé, n’est sauf, que dans la mesure où Dieu se contredit...

Certes il y a la théologie trinitaire (un seul dieu en trois personnes), qui dévoile Dieu comme unique et pluriel à la fois. Mais même si des liens peuvent être souterrainement trouvés avec cette doctrine, il est à l'évidence question ici d'autre chose. Il est question de ce qu'évoque le terme de "personne" pour les gens qui n'ont lu ni Thomas d'Aquin ni Karl Barth1.

À savoir un visage.

 

La face de Dieu, ses mains, sa voix...

Une face, oui, respirant l'amour ou la colère, la peur ou la joie, la douleur, la haine, l'emportement ou l'incertitude.

Une personne, enfin. À savoir aussi des mains. Des bras qui s'ouvrent ou se ferment, se croisent pour ne plus agir, se détendent pour frapper.

Des mains qui octroient, des mains fortes qui étreignent le sceptre du monde, lancent la foudre, inscrivent dans la pierre une volonté, pétrissent la glaise, sèment l'abondance ou la retiennent, ferment des greniers par dépit ou colère, ou encore par pure pédagogie.

Mains d'un père se refermant sur les épaules d'un fils perdu et retrouvé.

Et faut-il encore parler de la voix de Dieu, semblable aux grandes eaux tout autant qu’à un souffle ténu, imperceptible ?

De ses pas résonnant sur la terre au souffle du soir, et marchant vers quelle déconvenue...?

Une personne vivante, composée de paroles et d'images qu'une écriture multiple et foisonnante a ordonnées, rythmées, assemblées.

Car bien entendu ce dieu-là n'est que la parabole de l'Inconnaissable, du Tout-Autre que nul n'a jamais vu.

Mais ce "n'est que" est déjà de trop. Il vaudrait mieux écrire que la Personne révélée par les Écritures est pour nous ce qui suffit et convient, ce qui nous comble. Celle qui nous est donnée par grâce, tout ajustée à la mesure des limites de notre langage. Paroles et images.

Espace et temps.

 

Montpellier – 1986

 

[1] Thomas d'Aquin (1225–1274), dominicain italien auteur de la "Somme théologique", a été l'inspirateur de l'ensemble de la pensée théologique catholique romaine. Karl Barth (1886–1968), théologien suisse de tradition réformée, a inspiré très largement le renouveau de la pensée théologique contemporaine.

 

 

 

 

 

Les mots du discours évangélique 1

 

J’avais un Dieu, je l’ai perdu.

Je l'entends maintenant

qui marche dans les blés d'or

et chaque épi baise ses pas,

mais moi je ne le vois pas.

David Einhorn 2

 

Je rappelle d'abord que ce synode m'a demandé ceci : poser des questions sur les mots qu'on emploie quand on parle Évangile. J'aurais préféré me taire car, les questions en question, je me les pose d'une manière ou d'une autre depuis plusieurs années, et elles me sont terribles.

Je me demande pourquoi on a choisi ce terme de "transmission", qui me semble si vague ; comme si l’on n'avait pas voulu se mouiller. Je me dis : si l’on demande à quelqu'un, dans la rue : "Comment va la transmission ?", il pense à sa voiture. S'il est militaire, il pense au service des transmissions, à la rigueur. De toute façon, c’est du domaine de la technique, des moyens de communication. On communique en l'occurrence un mouvement dont la source n'est pas en cause (c'est le moteur de la voiture) ; ou bien on permet d’élaborer des directives sans appel (les décisions du Quartier Général), et on les communique aux exécutants.

En fait ce n'est pas si vague. Cela suppose un centre. Donc un sens privilégié de la communication. D'ailleurs, ''transmission'', primitivement, est un mot du vocabulaire juridique : c'est "remettre quelque chose à qui de droit". En particulier "remettre un héritage aux héritiers légitimes". Cela suppose un destinateur et un destinataire, tous deux également légitimes. Il y a un sens et une légitimité.

Premier enseignement : "transmission'' n'est pas un mot vague. Son choix n'est pas le résultat d'un hasard. Si je le traduis dans le grec du Nouveau Testament, je lui trouve comme équivalent au plus près le mot paradosis ; qu’on traduit habituellement par "tradition".

La paradosis, la "tradition" suppose un système de relations courtes, comme la transmission. On transmet, alors, de père en fils, de frère à frère, d'oncle à neveu, de voisin à voisin, de maître à esclave, de chef à subordonné, d'enseignant à disciple. C'est du moins l'ordre normal. Cela se passe dans le domaine privé plus que dans domaine public.

Mais on transmet quoi ? Ce qui est antérieur, premier, primitif. Des événements passés et leur sens. Toujours, cette transmission-paradosis suppose un objet à transmettre qui lui soit antécédent. Elle est relative à autre chose.

Or, dans le Nouveau Testament, c'est aussi d’une communication qu'il s’agit : l’Évangile. Voilà encore un terme de communication : éuaggélion.

L’euaggélion était, en Grèce, ce que proclamait le héraut (kérux), l'acte d'accomplir une proclamation heureuse, de fêter (rendre heureuse) une proclamation (kérugma).

Mais cette communication-là n'était pas privée – au contraire, elle était publique. Entièrement civique (latin civitas), politique (grec polis), et donc publique. Car que fait le héraut, venu d’ailleurs ?

Il se rend sur la place publique : l’agora grecque, le forum romain, la "Porte" sémitique. Puis il tient un discours.

Pour moi, on peut proposer un modèle simple (quoique susceptible de nombreuses variations) à son discours. Ce modèle n'est pas seulement biblique, il est lié aux conditions économiques, sociales et politiques des formations sociales dites sub-asiatiques (Grèce mycénienne incluse), et ces conditions ressemblent un peu à ce que l'Occident désigne du nom de féodalité.

Si bien que le discours du héraut peut être compris – plus ou moins bien – tout autour de la Méditerranée, de Mésopotamie en Scandinavie, de quelques millénaires avant le Christ jusque vers le XVIIIe siècle de notre ère. Je parle par simplification, je n'ai pas le temps de faire le détail.

 

Discours du héraut :

Hommes de la Cité (et c'est une affaire d'Hommes, non de femmes ni d'enfants), voici : Le Grand Roi s'est approché ! Il vient vous visiter, en majesté.

Vous auriez tout à craindre de sa venue, de ses armées, de sa puissance, de sa colère.

Vos biens, vos femmes, vos jeunes gens, vos jeunes filles, vos troupeaux, votre cité : il peut tout prendre, tout détruire, tout avilir. Et à bon droit.

Car au cours des temps vous l'avez forcément outragé…

Mais il est votre suzerain. Il tient à vous. Il vous fait grâce. Il avance le sourire aux lèvres. Vous lui devrez tout. La vie, la prospérité, la protection : le Salut en un mot.

Voici : une nouvelle ère de bonheur !

 

Répons de la foule :            

Sauve-nous, Seigneur, sauve-nous ! (Hosanna !)

 

Le héraut :

Venez accueillir votre roi. En ce jour, il guérira toute maladie (sinon toutes, au moins l’une d’elles : que diriez-vous des écrouelles ?)

Venez lui présenter votre entière soumission et le tribut qu'il attend de vous.

Venez recevoir de sa bouche la loi nouvelle, le renouvellement de l'édit qui vous fit ses vassaux, toutes les prescriptions qui vous feront vivre et non mourir !

Venez recevoir votre Salut.

 

Les hommes de ces cités n'étaient pas fous. Aliénés certes, pas fous. Leur vie avait un sens clair : ils étaient voués à être de bons serviteurs. Leur désir propre était déplacé, limité, inscrit dans des cadres fixés, orienté vers un centre obligé. Mais ils n'étaient pas fous. Chacun connaissait sa place – même s'il souffrait que ce soit celle-là et non une autre. À cette place, ils pouvaient se tenir plus ou moins aisément.

C'est au sein de cette idéologie (c'est-à-dire de ce système-là de prescriptions imposées au désir) que le christianisme a fait irruption. Et il n'a rien changé à cette idéologie.

Il n’a rien changé : il a repris l'image toute faite du Seigneur – l'image toute faite de l'Alliance seigneuriale – l'image toute faite du Salut conféré.

Simplement, il a tout mis au singulier : un seul Seigneur, une seule Alliance pour tous les hommes, un seul Salut.

En faisant de son Seigneur le Fils de Dieu, il n'a rien changé non plus : les anciens seigneurs l'étaient aussi (''Moi, Thoutmès seigneur des Deux-Égyptes, fils de Râ…''). Simplement, le Seigneur unique n'avait qu'un seul Père : un seul Dieu.

Rien changé donc, sauf une chose, outre la mise au singulier : il a introduit un paradoxe au sein de cette idéologie. Le Seigneur, c'était le bon serviteur, non pas seulement du dieu (ou d’un seigneur plus élevé), mais de tous.

En cela, bouclant la boucle sociale, il accomplissait, portait à son comble, le système ancien.

Et pour ces deux raisons (le système ancien n'était pas changé – le système ancien était porté à son comble), le christianisme fut d'un coup virtuellement universel – du moins dans les limites de la société impériale.

Universel, c'est-à-dire : immédiatement compréhensible et immédiatement désirable.

Cela à cause d'un paradoxe, d'une fructueuse contradiction : le Seigneur, c'est le serviteur. Ces gens-là n'étaient pas fous.

             

Mais nous, nous sommes fous.

Parce que, ce que nous désirons être, nous ne pouvons pas l'être. En aucune façon.

J’ai dit ailleurs que le désir – lui aussi déplacé, prescrit, obligé – que nous connaissons, c'est d'être un rouage efficace et une marchandise.

C'est là la norme de notre société. C'est ce que "veut" l'homme normal : l'homme abstrait des affiches publicitaires qui nous sert de modèle.

Je ne m'étendrai pas là-dessus. Je me borne à dire de l'idéologie qui nous régit qu'elle est universelle, plus largement universelle qu'aucune autre, et qu'elle est en pleine expansion.

Elle apparaît au premier regard comme le mixte de deux systèmes bien connectés entre eux, jouant de leur "fructueuse" contradiction : le système du Capital et le système de l'État. Si nous devions parler comme les hommes de l'Antiquité, nous nommerions ces deux systèmes des dieux. "État" et "Capital" : les deux dieux de notre monde – ceux que nous servons réellement.

On peut se demander lequel des deux englobe l'autre – ou s'il y en a un qui englobe l'autre. Je n'en sais rien. L'important dans l'immédiat est pour moi que l'idéologie qu'ils sécrètent est universelle et qu'elle rend fou.

Face à cela qui pour moi est un constat – il m'apparaît que l'ancien discours évangélique n’a pas de pertinence, pour la plupart des gens, parce qu'il renvoie à un système de références qui n'est plus compréhensible, plus désirable.

Ou plutôt, qui n'est compréhensible et désirable que comme "ailleurs", évasion, retour à une origine perçue comme heureuse mais perdue : ventre maternel dont nous sommes irrémédiablement sortis.

Mais pour autant, cette Bible qui devient aujourd'hui un objet de grande consommation, est-elle caduque ? N'est-elle plus, pour toujours, qu'une marchandise religieuse offerte en spectacle – sous plastique – au désir toujours insatisfait du rouage acheteur ?

Par expérience je sais que non. Mais le chemin est 1ong, et inconnu encore, qui nous conduira à d'autres rapports avec l'Écriture.

Ce chemin, que je ne connais pas, que j'entrevois à l'occasion, je veux seulement, ici, en faire l'objet d'une question.

Ma question :

Par quelle alchimie trouverons-nous ensemble le moyen de faire parler l'Écriture ? Le moyen d'entendre parler notre dieu.

Merci !

 

1er post-scriptum – après m’avoir entendu, certains m'ont reproché de ne pas avoir fait de place au Saint-Esprit. Je ne sais ce qu'ils entendent, eux, par ce mot, mais ce n'est pas moi qui l'ai oublié, c'est toute la théologie occidentale. Je pense qu'on peut effectivement formuler ma question ainsi : quelle est l'image que nous pouvons nous faire de l'Esprit. De quelle action s'agit-il ? En ce domaine, les faux-semblants abondent.

 

2ème post-scriptum – Le caractère de gravité que j'ai voulu donner ma communication aura pu faire oublier une chose, que rappelait sans cesse le mullah Nasr-ed-Dîn : "Il n'y a de grâce que dans le rire".

 

1 Ce texte est repris d’un Cahier post-synodal : Église Réformée de France – Région Parisienne – Paris, 1974, pages 52-55. Il s’agit de la reformulation ultérieure d’une communication orale.

 

2 Poème traduit du yiddish par Joseph Milbauer.

 

 

 

 

 

Ouvrir le monde

ou quel avenir pour la foi chrétienne ?

 

Je suis pasteur, la question posée, "Dieu a-t-il un avenir ?"*, me concerne donc très directement. Pour moi, la question est la suivante : que dire, que faire, comment se comporter pour que nos communautés soient de vrais et fidèles témoins de l'Évangile ?

En disant cela, vous constaterez que je ne mets aucune réserve quant à la pertinence de l'Évangile. Je suis persuadé qu'il porte en lui la Parole qui nous est donnée aujourd'hui, et qui nous sera donnée demain, à tous, en vue d'une heureuse transformation des vies et des sociétés humaines.

L'Évangile, oui. Mais il y a une phrase de Paul Valéry qui devrait conduire toute personne, tout organisme qui penserait détenir et devoir propager un message essentiel comme celui-là. La voici : Si tu penses comme un grand nombre, ta pensée devient superflue. Cela paraît bien correspondre à ce qu'est l'Évangile, force de remise en cause des évidences apparentes et des comportements convenus qui mènent le monde.

Car à quoi sert une Église ? Eh bien, si je prends comme norme les grandes forces, les puissances qui mènent le monde d'aujourd'hui, je réponds ceci : une Église ne sert à rien. Elle ne produit pas, elle ne vend pas, elle n'organise pas, elle ne donne pas de travail – ou si peu –, et surtout : elle ne répond pas aux désirs qui sont aujourd'hui proposés à l'imaginaire des gens, des sociétés, des peuples...

Quels sont ces désirs, cet imaginaire, cet idéal auquel on doit correspondre ? Je le vois ainsi : il faut faire partie de ceux qui ont les moyens d'acheter, de vendre, d'échanger, de communiquer, dans le but d'être libéré. Libéré de la pénurie, de la faim, des intempéries, de la maladie, certes, mais aussi des liens étroits qu'imposaient les anciennes normes.

Et ce faisant, on vise sans le savoir à devenir la petite pièce d'un immense engrenage impersonnel, la particule infime d'un champ de forces planétaire, dont on ne sait rien et sur lequel on ne peut rien. C'est ainsi que cette libération supposée est en réalité une forme particulièrement conséquente de dépendances.

Je prends un exemple. On s'est libéré, on se libère chaque jour davantage, dans le monde, des liens anciens qu'imposaient la famille, le village, le quartier, la religion, le parti, le syndicat, la nation, que sais-je encore ? On vit pour soi et pour quelques personnes élues, on vit souvent à deux, ou seul, selon le désir du moment, libre et indépendant.

Du moins le croit-on, car ce faisant on se calque sur le modèle reproduit en spectacle permanent et omniprésent. Or ce modèle est tout aussi contraignant que ceux que l'on a abandonnés. Car si les liens d'autrefois étaient souvent oppressifs, ceux d'aujourd'hui le sont tout autant. Parlez-en à ceux qui ne parviennent pas à se conformer au modèle : chômeurs, immigrés, vieillards ou adolescents désargentés, tous incapables d'acquérir les moyens de répondre à ce désir : entrer dans la grande société du spectacle, dans laquelle on achète, parce qu'acheter vous rend libre et fait de vous quelqu'un.

 

Je n'estime pas être pessimiste en disant cela, car je ne pense pas que le monde ancien était préférable à celui qu'on nous organise aujourd'hui. Je me base simplement sur la Parole des prophètes et des apôtres, dans les Écritures. On y apprend que l'humanité a besoin des dieux, qu'elle désire se soumettre, hélas, et s'en remettre aux puissances et aux dominations qu'elle se fabrique pour se reposer de son angoisse.

 

On a simplement changé de dépendance en changeant ses désirs, en reproduisant ceux qui règnent dans ce monde. Les dieux ont changé. Autrefois ils s'appelaient par exemple l'empereur, le roi, la nation, la civilisation, et l'on mourait volontiers pour eux. Il y a encore des attardés qui se fient à ces dieux-là, à tort ou à raison, sans comprendre que les dieux qui émergent et s'imposent s'appellent le marché ou la croissance. Des dieux qui ont besoin, pour vivre, de la suppression des anciennes dépendances.

Et moi, alors, je crois que ce monde est en train de se fermer. Certains ont dit que le XXIe siècle serait religieux, d'autres qu'il serait ceci ou cela, moi je crains qu'il ne soit simplement : fermé. Comme une boule au sein de laquelle se croise, circule et se répercute sans cesse l'énergie impersonnelle des échanges de biens, des échanges d'information, des échanges de désirs, au gré des modes, des besoins de la production, et des appels à y répondre en imitant des images toutes faites et bien calibrées.

C'est cette fermeture qui m'inquiète, qui me paraît mortelle, car dans un monde comme celui-là, on ne trouve pas de place pour l'espoir, on ne s'y tourne plus vers l'avenir, on tourne en rond, affolé comme l'écureuil dans sa cage, courant, courant toujours pour faire tourner la machine, sans jamais y trouver un sens.

Alors c'est là que je vois un avenir pour les Églises. Elles sont là pour ouvrir. Cela n'est pas nouveau, cela est profondément biblique. Cela commence avec Abraham, qui choisit d'aller vers un lieu inconnu où l'appelle une voix venue d'ailleurs. Cela continue avec Moïse, menant son peuple vers un dehors, vers une aventure de pure, drue et dure liberté. Notez que ces deux-là ont pratiqué une brèche décisive dans les sociétés fermées de leur temps, dans les empires les plus cohérents qu'on ait connu alors. Et cela a continué avec les prophètes, ces fous qui parlaient au nom d'un au-delà, d'une transcendance absolue, pour appeler les gens à la justice, à la responsabilité, les ouvrant ainsi à une attente, à une espérance.

Et bien sûr – et c'est là que vous m'attendiez, n'est-ce pas ? – cela trouve son apogée avec le Christ, avec la brèche absolue que représente la venue dans ce monde d'un Tout-Autre, comme pour dire : à grand prix je viens vous chercher pour vous emmener ailleurs, plus loin, plus haut, dans un nouvel exode de votre être, à la fois déchirure, et ouverture vers ce qui est vraiment la vie, vraiment le bonheur.

Voilà pour moi le rôle des croyants : ouvrir le monde, élargir, rappeler que, pour le dire ainsi, la terre est dans le ciel... et que la vie reste une aventure, un risque, une échappée. Et cela, croyez-moi, ce n'est pas une fuite, c'est au contraire une condition très pratique à remplir pour que tous ceux, les plus nombreux, les moins assurés, les moins acceptés, les moins adaptés, sachent avec certitude que rien n'est joué, que tout est ouvert, que l'espoir est là, parce que, contre toute évidence, il existe un Père qui les attend, qui les espère, qui les porte vers lui avec tendresse.

Que de conséquences apparaissent, j'en fus le témoin au cours de mes pérégrinations, lorsque des gens, voire des peuples, se mettent à croire en cet espoir ! On les voit alors se prendre en main, se mettre en route, marcher dans leur tête et dans leur cœur, se reconstruire en communautés vivantes et agissantes, espérantes, combattantes. C'est pourquoi, oui, je rêve d'une Église qui serait ouverte, ouverture, fenêtre sur l'ailleurs.

J'ai la chance de prêcher chaque dimanche dans une église dont la toiture, grâce à une grande verrière vitraillée, est ouverte sur le ciel. J'y vois un rappel permanent de tout ce que je viens de vous dire. Merci.

 

* Participation à une conférence à trois – Alain Duhamel, journaliste ; Jean-Paul Willaime, universitaire, sociologue de la religion ; Jean Alexandre, pasteur ; animateur, pasteur Jacques Fischer – donnée sur ce thème à l’Église évangélique luthérienne de Bon-Secours, Paris XIe, le 11 mars 1999.

 

 

 

 

 

Chaoul

 

Qui es-tu, Seigneur ?

Je suis Iêsous, que tu poursuis (Actes des Apôtres 26,15).

 

Chaoul de Tarse, le flic pharisien adepte de la force, reçoit en pleine face une lumière qui lui ouvre l’esprit, il entend une parole qui l’illumine, deux manières de dire une seule chose : il sait désormais qui est son Seigneur. Cela passera pour lui par une nouvelle personnalité, dégagée du lien identitaire. L’hébreu Chaoul ("le désiré") deviendra le gréco-latin Paulos ("le petitou" ?). Bien plus tard on l’appellera saint Paul apôtre.

 

Depuis trois cents ans, d’une manière ou d’une autre, une question faisait l’objet d’une lutte sourde, chez les enfants d’Israël : que signifiait leur identité collective, basée sur deux pôles, le Temple de Jérusalem, et la Loi donnée à Moïse. Dans l’Empire, on les appelait tous Judéens – ioudaíoi, iudaei – à cause de la terre où se trouvait leur Temple.

Ceux de Jérusalem, judéens par excellence, étaient installés là en patrons. Les prêtres sadducéens y contrôlaient le déroulement séculaire de la vie sacrificielle du peuple, dans toute sa méticuleuse précision. Grâce au pèlerinage annuel, ce rôle religieux avait permis à la cité sainte de devenir l’un des centres de l’Empire.

Là se tenaient aussi les écoles des fondateurs de l’école pharisienne et de leurs disciples. Ces derniers s’étaient répandus dans l’Empire, prônant le respect total de l’enseignement de Moïse, Loi écrite comme Loi orale transmise, selon eux, de génération en génération. Leurs synagogues étaient disséminées dans tous les lieux de la diaspora. Ils avaient beau se dénommer les "séparés", ils imposaient de fait leur conception de la judéité comme le modèle auquel la fidélité d’un enfant d’Israël devait se mesurer.

Selon prêtres sadducéens et maîtres pharisiens, ces deux réalités, le Temple et la Loi, permettaient aux Enfants d’Israël de composer une nation sainte, pure, se distinguant totalement, en cela, de la masse des Gens des Nations, impurs et idolâtres. Leur circoncision inscrivait dans leur chair le lien de l’Alliance qui les justifiait dans leur particularisme. Or ce modèle supposait que les enfants d’Israël restent toujours à l’écart des autres, même dans la promiscuité des villes populeuses de l’Empire. La Loi élevait une muraille invisible entre eux et les Gentils, du moins jusqu’à la venue du Messie, qui mettrait Jérusalem au centre de l’Univers afin qu’Israël puisse enseigner les Nations.

Pour eux, si l’empereur se faisait nommer ho Kúrios (le Seigneur), le véritable seigneur s’appelait Adonaï (mon Seigneur). Leur relative docilité à l’égard du premier cachait la certitude que la Loi du Second transgressait radicalement, et finirait par renverser, les fondements de l’Empire. Telle était leur conception de l’universalité : théocentrique, judéo-centrique, et reportée au temps messianique. Rester pur et attendre.

 

C’est ce que beaucoup, entre autres parmi ceux d’Alexandrie, n’appréciaient pas. Ils prenaient au sérieux la culture des païens au milieu desquels ils vivaient. La civilisation gréco-romaine les impressionnait, par ses lois, ses œuvres et ses philosophes. Ils voulaient confronter tout cela à la pensée qui se dégageait des Écritures de leur nation. L’Empire avait tout à gagner, selon eux, à prendre en considération ce que signifiait la seigneurie du Dieu d’Israël, un Dieu non conforme à l’idée que les uns et les autres se faisaient de la divinité.

C’est pourquoi ils s’étaient donné pour but de traduire cela de façon plus ouverte, loin de s’en tenir à l’usage liturgique et synagogal de la langue hébraïque. Ils voulaient présenter à l’humanité, dans la langue et la pensée universalistes de l’époque, le grec, un Dieu qui se faisait partenaire des humains, un immortel allié aux mortels, une Loi qui pouvait informer de façon éthique des conduites autant sociales que privées. Leur Dieu était seigneur en ce sens qu’il était universel, unique, et moral. L’adorer était suivre l’idée d’un monde créé selon le dessein d’un Dieu juste, terrible, mais bon.

Néanmoins, cela n’allait pas sans un particularisme certain, car leur effort aboutissait aussi à convoquer les penseurs de l’Empire à la contemplation de la transgression de la loi de l’Empire par l’universalité de la Loi divine.

 

Selon le livre des Actes des Apôtres, dès la première communauté chrétienne constituée, on retrouve en son sein cette divergence entre les adeptes de la clôture et ceux de l’ouverture. Il y a là des hébraíoi et des héllênistoí (Actes 6,1). Les premiers parlent araméen et privilégient le service divin, les seconds vivent à la grecque et s’occupent du service social. Ce sont les seconds que traquent les chiens de garde de Jérusalem, sadducéens et pharisiens réunis, car ils représentent à leurs yeux la menace réelle, comme le discours de l’un des leurs, Étienne, le montre bien (Actes 7). Ceux-là, d’ailleurs, seront les premiers missionnaires…

 

Hébreu, ou gréco-romain ? Paul va dépasser cette alternative. Il s’en explique devant le roi judéen Agrippa et le gouverneur romain Festus en rappelant la rencontre qu’il a faite, non dans le Temple, mais sur une route étrangère : « Je te délivre, lui a dit le Seigneur poursuivi, de ton peuple et des païens vers qui je t’envoie » (Actes 26,17).

Il apprenait là deux choses : d’abord la liberté à l’égard des uns comme des autres, la sortie de l’enfermement dans un système d’exclusions réciproques quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, des siens comme des autres. Avec cette nouveauté inouïe que tous se valent, Grec ou Hébreu, homme ou femme, esclave ou homme libre ; qu’il n’existe aucune seigneurie humaine qui vaille devant celle du Seigneur poursuivi… Qu’il n’existe que des liens horizontaux, à retisser sans cesse en fraternité. Que là, et nulle part ailleurs, réside la valeur universelle.

Ensuite qu’il serait lui-même poursuivi, comme son maître. Car il n’est de seigneur véritable que celui que tous les enfermés et tous les enfermeurs du monde poursuivent, toujours et partout, dans le but de le tuer…

Avant d’être atteints par lui.

 

Mission, mai 2008

 

 

 

 

 

Dieu, au risque de…

 

Ce qu’Alain Houziaux m’a demandé1, ce n’est plus de parler sur ce thème : Dieu au risque de quelque savant ou idéologue fameux, mais tout simplement d’aborder ce sujet : « Dieu au risque de… » ! C’est que, comme il me disait, « Tu es un peu poète »…

 

1

Eh bien ma première question est une question de poète, de praticien du langage, et consistera à me demander ce que l’on entend ici par « Dieu ». Pour parler de Dieu, Saint Thomas d’Aquin écrivait déjà : « Ce que l’on dit Dieu ». Car on est dans l’inconnu. Il n’y a à ce propos, connu de nous, que notre langage. La révélation biblique elle-même est langage. Langage humain. Si bien que les uns promeuvent un langage qui selon eux révèle Dieu, leur dieu, mais qui, pour les autres, n’a pas cette vertu. Certains de ces derniers tiennent seulement à ce sujet un langage de sagesse, ou bien, et c’est plus fréquent dans notre tradition occidentale, un discours critique, qu’ils espèrent basé sur la raison.

Il y a ici, aujourd’hui et en ce lieu, ces deux langages, au fond, celui de la foi biblique, et celui de la raison critique. C’est donc pour moi de ces langages que l’on parle, quand on parle de Dieu et des risques qu’il encourt. C’est un premier point.

 

2

Un second point consisterait à remarquer que les organisateurs ont choisi de mettre Dieu, le langage qui se réfère à Dieu, devant le risque des grandes pensées critiques ou analytiques des XIXe et XXe siècles. Ils auraient pu faire un autre choix, en posant par exemple ces questions : que devient le langage « Dieu » après Joyce, ou Céline, ou Breton, ou Pérec ? Ou bien après Picasso, ou Dali, ou Magritte ? Ou encore après Schoenberg… Passer de Bach à la musique dodécaphonique, après tout, c’est changer de langage. Et lorsque l’on change le langage, le discours change aussi de sens, puisque forme et sens, contenant et contenu, signifiant et signifié, signe et référent – prenez le couple qui vous convient – d’une manière ou d’une autre vont toujours ensemble. C’est mon second point.

Ainsi, par exemple, la Bible elle-même a changé, en ce sens qu’on ne la lit plus de la même manière. En ce qui me concerne, après avoir lu les penseurs qui ont marqué ma génération, il m’était devenu impossible de m’en tenir, non seulement à la théologie que l’on m’avait enseignée dans les années cinquante, mais aussi au type de rapport avec la Bible qui avait informé mon enfance et ma jeunesse piétistes.

Je sais bien que nombre de croyants ont « gardé fidèlement le dépôt de la foi » et « mené fermement le bon combat », au sens qu’avaient ces termes autrefois, mais ils doivent se contenter pour le moment d’une situation fort minoritaire. J’y reviendrai.

C’est donc ainsi, du moins à mon avis, que le langage « Dieu » a changé de sens. Dieu a changé, il a été changé. Et pour revenir aux artisans de la pensée critique ou analytique dont il est question ici ce week-end, il a plus que couru des risques, il a subi, du moins pour beaucoup d’entre nous, et aussi pour la plus grande partie des Européens, des attaques mortelles. On pouvait penser qu’il en mourrait, on a pu le dire, tant du côté des théologiens que, plus radicalement, du côté des philosophes et des savants.

 

3

Mais on ne tue pas Dieu, c’est mon troisième point, Dieu revient toujours. Il y a toujours des gens pour croire en Dieu. Il ressemble à cette vieille rengaine huguenote : « Tant plus on la martelle, tant plus elle se renforce »2. Et quand il a été sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ou par le soupirail de la cave, de façon parfois délirante, certes, mais aussi tout simplement devenu un autre. Dieu autre.

C’est qu’il semble bien exister, dans l’espèce humaine, au moins un désir de Dieu, face à toute affirmation de l’absence de Dieu.

De cette dernière affirmation, vous avez entendu parler à propos de Marx ou de Freud depuis hier, je suppose.

L’un disait en substance du langage « Dieu », qu’il était opium du peuple, à la fois consolateur et menteur. Il déplaçait vers un ailleurs inexistant la conscience aliénée du prolétaire, pour détourner celui-ci des rapports véritables, et détestables, dans lesquels il se trouvait placé.

L’autre montrait comment l’effort concédé par l’inconscient, pour fuir la douleur née d’un réel traumatisant, consistait à créer une illusion, par laquelle on se trouvait fugitivement libéré de la souffrance, mais d’une façon maladive dont il faudrait bien se guérir un jour.

Pour ceux-là, et quelques autres, le langage Dieu était tout juste un leurre, le déplacement malheureux d’un désir authentique, celui de sortir du malheur. Et, certes de façon bien différente, la vieille distinction entre le spirituel et le matériel était alors battue en brèche. Matière, histoire, désir, pour eux, étaient devenus le seul réel.

Récemment, encore, à la suite de tous ceux-là, Bernard-Henri Lévy écrivait dans son dernier livre3 qu’il fallait se vider totalement de l’attente d’un « ciel plein », disait-il, faute de quoi on en reviendrait toujours à des conduites et à des politiques liées à la violence. Auschwitz et le Goulag étaient les fruits, selon lui, d’une sécularisation de la religion, redescendue sur terre, mais tout aussi dangereuse.

Ainsi le désir de Dieu serait cause de mort. A sa manière bien plus directe, Ben Laden lui donne raison, avec toute sorte de fanatiques de sa trempe, de quelque confession qu’il s’agisse.

Mais une autre réalité prêche contre BHL, dans la mesure où ce sont bien des gens qui se fiaient à un ciel plein, au contraire, qui ont combattu, et parfois vaincu, eux, en ce siècle violent, telle ou telle violence instituée. Gandhi, Bonhoeffer, Martin-Luther King, Soljenitsyne, Lech Walesa, Mandela, d’autres encore, sans parler de Jean-Paul II, étaient ou sont croyants.

Ainsi, l’hypothèse Dieu résiste. Dangereuse ou bénéfique, dangereuse et bénéfique, elle résiste. On peut supposer qu’aucune pensée critique, jamais, n’en finira avec elle.

 

4

Dieu est toujours là, mais il a donc changé : plus ou moins, et selon des modalités variables, suivant que l’on parle de l’un ou de l’autre de ses fidèles. C’est mon quatrième point.

Il a changé de façon parfois paradoxale, en ce sens qu’ici ou là, les langages traditionnels qui se référaient à lui se sont ossifiés, en quelque sorte, par un réflexe d’autodéfense. Ils se sont protégés d’une carapace. Mais c’est déjà un grand changement, quant au sens d’un message, lorsqu’il reste le même au sein d’un contexte qui, lui, a muté. Lorsque, de valeur quasi universelle, le langage Dieu devient celui d’une minorité combattante, ou combative, il a changé de sens.

Dieu, aussi, a changé, là encore ici ou là, quand on est passé, le concernant, d’un langage souverain, impérial, à un langage de service. Tenez : le Dieu des chrétiens n’a pas le même sens, aux yeux des peuples musulmans, suivant que l’on parle de Godefroy de Bouillon, du Père de Foucault, des Phalangistes libanais ou des moines martyrs de Tibehrine.

Dieu, aussi, a changé lorsque, de Dieu tout-puissant, omniscient et omniprésent, il a été pourvu ici ou là de caractéristiques fort différentes par certains penseurs croyants, comme dans la théologie américaine du Process, ou comme dans la gnose de Princeton.

Et ainsi de suite… On remarquera que je suis obligé, à chaque fois que j’évoque l’une ou l’autre de ces images changeantes de Dieu, de dire : ici ou là. C’est que Dieu n’a jamais été aussi polymorphe qu’aujourd’hui, du moins dans notre Occident post-chrétien. C’est sans doute le signe, un de plus, que nous vivons une de ces grandes périodes de transition, de mutation, que le langage Dieu, comme à chaque fois, accompagne.

 

5

Avec mon cinquième point – il y en a six – j’aimerais aborder la question de cette mutation à partir de la prise en compte d’une plus grande dangerosité, pour Dieu, finalement, que celle des attaques qui l’accusaient d’être un leurre ou une illusion. Car ces attaques se situaient dans des registres anciens, bien connus de la théologie, les oppositions du spirituel et du matériel, ou du réel et de l’illusoire, du mensonge et de la vérité, de l’aliénation et de la liberté, etc.

Ce qui est arrivé, c’est que des recherches nouvelles ont déplacé la question de Dieu vers un ailleurs, par rapport à cette idéologie commune, à cette doxa. Dieu, puisqu’il revient toujours, est alors à redire dans des termes nouveaux, déroutants, en fonction de paradigmes et de paramètres sortis de l’expérience commune, habituelle, millénaire.

Les découvertes des physiciens, par exemple, ont fait apparaître les lois d’un univers déconcertant, dont la complexité ne permet plus aussi facilement qu’avant aux personnes humaines de se situer purement et simplement face à une Personne transcendante, devant laquelle jouer sa vie, tant les repères sont désormais brouillés.

Les représentations traditionnelles de l’ordre de notre univers et de la place que nous y occupons, déjà bien tourneboulées jadis par des gens comme Galilée, plus récemment par Darwin, sont rendues problématiques.

D’une part, des oppositions classiques telles que celles de là-haut et d’ici-bas, de ce monde et de l’autre monde, de ce monde-ci et du monde qui vient (le colam hazzèh et le colam habbah du Talmud), ou tout simplement du temps et de l’espace, ou du créateur et de la créature, etc., ont désormais à faire face à des termes qui changent la donne, tels, pour les plus connus, que la relativité ou le big-bang, ou encore que l’infiniment grand et l’infiniment petit, ou que le concept d’espace-temps.

D’autre part, des notions simples, issues de l’évidence sensible, sont mises en défaut. C’est ainsi par exemple qu’il peut exister des réalités physiques, des éléments constitutifs de notre monde physique, dans l’infiniment petit, qui sont des entités floues, complexes, se présentant aussi bien, pour ce que l’on en sait, comme des particules que comme des ondes.

D’une tout autre manière, on retrouve chez les anthropologues ce bouleversement des paradigmes anciens. Ainsi lorsque certains d’entre eux tentent de mettre au jour les logiques de la pensée et, par suite, celles des institutions humaines, considérées comme des langages.

À partir du moment, en effet, où toutes les cultures mettraient en jeu des logiques comparables et que l’on pourrait passer de l’une à l’autre par la voie de simples permutations, pourquoi notre propre tradition aurait-elle une validité supérieure, et, pour ce qui concerne notre question d’aujourd’hui, pourquoi la culture avec bon dieu serait-elle à préférer à la culture sans bon dieu ?

 

6

Avec tout cela, est-il possible de revenir sans autre à notre bonne vieille Bible et de la lire comme avant. Non, bien sûr. C’est mon sixième et dernier point. Et je dois préciser que je m’en tiens là à l’aire culturelle où le christianisme a dominé.

À ce sujet, pour avoir été vingt ans animateur biblique dans l’Église réformée, je suis à même de vous révéler d’abord ce secret : la Bible, on ne la lit plus. On l’analyse, on l’explique, on la prêche, certes, mais allez trouver un peuple qui la lise… vous le trouverez surtout chez ceux qui, justement, ont fermé leur porte au siècle.

De plus en plus, j’entends que l’on parle de mythes bibliques, ceci jusque chez nos théologiens. On en comprend la raison : avec tout ce qui vient d’être évoqué depuis hier matin, il devient clair une fois de plus que l’on ne peut pas prendre les Ecritures à la lettre, bien sûr, mais surtout qu’elles nous mettent devant un ensemble de faits culturels situés et datés, portant en eux une forme de pensée qui nous est étrangère.

C’est dans l’aire de cette difficulté que Dieu, à mon avis, court le plus grand risque. Non à cause de paroles venues d’ailleurs, mais du dedans de son propre domaine, de l’intérieur même de ce par quoi il se révèle. C’est là que, en tant que Dieu Saint-Esprit, interprète de lui-même, il a le plus de peine à se faire recevoir.

Car quand les serpents se mettent à parler, on se trouve dans un autre monde que le nôtre, un monde, pense-t-on, qui ressortit à la pensée mythique, termes qui évoquent l’incroyable.

Par parenthèse et plaisanterie, je dirai que je suis toujours surpris que l’on ait attendu le XXe siècle pour s’apercevoir que le serpent de la Genèse ne se conduit pas comme un serpent normal, alors qu’il n’est pourtant, selon le texte, que « l’un des animaux des champs que le Seigneur-Dieu avait faits », et non le Satan, qui survient par ailleurs dans les Ecritures.

Plus sérieusement, je dirai que le fait que nombre d’histoires racontées dans la Bible ne soient pas réalistes ne suffit pas à faire d’elles des mythes. Le conte, la légende, la parabole présentent aussi très souvent ce caractère.

Or, devant la difficulté que nous rencontrons aujourd’hui, cette peine à savoir que faire des Ecritures bibliques, c’est leur étrangeté, laquelle peut inclure de l’irréalisme, qui nous déboussole. C’est leur caractère étranger de récits apparemment mythiques qui nous laisse sans voix.

Or le terme de mythe ne me paraît pas convenir, en l’espèce. Il est utilisé de façon bien trop vague, ce qui engendre à mon sens un certain nombre de malentendus. Dans ce domaine, il est bon, je pense, de définir son vocabulaire. Mais surtout, c’est un terme qui permet de passer par pertes et profits le fait que les éléments narratifs en question sont intégrés de façon conséquente dans un ensemble littéraire dans lequel ils jouent un rôle.

Autrement dit, ces récits ne sont plus, s’ils l’ont jamais été, les éléments variables de la vaste, et théoriquement infinie, activité de la pensée mythique mise au jour par Lévi-Strauss. Plus simplement, ils ne sont pas non plus ces belles histoires chargées d’un profond enseignement caché sous la fantaisie de peuples poètes. Ils sont les éléments obligés d’un ensemble narratif construit, devenu écriture.

Bref, parler de mythes à leur propos, c’est oublier l’écriture, je veux dire le fait littéraire spécifique et volontaire, conscient, de l’écriture. Pour le dire encore autrement : s’ils étaient issus primitivement de la pensée mythique, ils ont été sciemment recyclés dans le cadre d’une entreprise dans laquelle ils changeaient de statut. Pourquoi ?

Pourquoi la Bible raconte-t-elle des histoires que l’on n’est pas obligé de croire arrivées telles quelles ? Des histoires dont on n’est même pas sûr qu’elles aient été crues par leurs auteurs à la manière dont nous croyons, nous, à la réalité de tel ou tel événement ?

C’est là, vraiment, devant ces questions, que Dieu, le dieu des Occidentaux, se trouve dans le cas de risquer de passer à la trappe ou de reprendre sens pour nous.

Je le disais au début, le langage Dieu se réfère à un Inconnu. On y croit ou on n’y croit pas, mais dans les deux cas on est appelé à reconnaître que ce langage est issu d’une Ecriture. A mon sens, tout se tient dans ce que nous disons de cette écriture, et dans ce que nous faisons d’elle.

Or mon hypothèse est qu’elle est parabole. Ni mythe, ni légende, mais parabole. Et ce que j’appelle parabole, c’est ce langage qui ne dit pas vraiment ce dont il parle, puisqu’il se réfère à de l’inconnu, mais qui fait venir ce qu’il écrit. La parabole vise à faire venir ce qu'elle écrit.

Je m’explique avec cet exemple : si vous prenez la parabole évangélique du Semeur4, vous pouvez voir que le récit qu’en fait Jésus n’a rien à voir de concret avec le règne de Dieu, il ne décrit pas ce que c’est. En revanche, il est là pour que vous, le lecteur, vous vous disiez que vous aimeriez porter du fruit plutôt que sécher sur le bord de la route ou vous faire étouffer par les mauvaises herbes… Il vise à faire de vous cette bonne graine qui donne du fruit, faisant alors en sorte que Dieu règne sur vous.

Autrement dit, les Ecritures, avec leur construction complexe de récits inventés, de récits réalistes, de poèmes, de pensées, de lettres, que sais-je encore, ressemblent à une machine que le désir de Dieu va mettre en branle. Désir que vous avez de Dieu ou désir que Dieu a de vous : à vous d’en décider. On va en tout cas se mettre à parler la Bible.

Non la citer, la répéter, l’embaumer de maintes et maintes manières, mais la parler, la convertir ! La convertir en une parole qui sera la parole aléatoire de quelqu’un ou de quelques-uns, qui sera sa voix. Une parole qui deviendra alors un langage « Dieu », une parole de Dieu. Non au sens où cette parole serait tout à coup pourvue d’une valeur et d’une autorité d’origine divine, mais au sens où elle serait mise sur la table commune des désirants de Dieu, une parole dans laquelle ceux-là verraient Dieu, ainsi qu’il est écrit : « Et tout le peuple voyait les voix »5.

C’est là, je trouve, un beau risque, pour Dieu.

Je vous remercie.

 

Notes

1 Il s’agit d’un exposé conclusif présenté à Paris le dimanche 10 février 2008 dans le cadre des week-ends organisés par l’Église réformée de Paris-Étoile et ses pasteurs, Alain Houziaux et Louis Pernot. Il faisait suite à plusieurs exposés dont les titres étaient Dieu au risque de, successivement, Marx, Freud, Einstein, Lévi-Strauss, Jung.

2 Allusion aux persécutions subies par la Religion Prétendument Réformée sous le règne de Louis XIV.

3 Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse, Paris, Grasset, 2007.

4 Matthieu, chapitre 13, versets 4 à 23.

5 Exode, chapitre 20, verset 18 (ou 14 dans la Bible du Rabbinat ; traduction littérale).

 

 

 

 

 

Le sujet-Caïn

 

Quand apparaît Autrui, pour Caïn, apparaît du même coup la distinction entre la conscience et son objet. Apparaît la conscience de Caïn, la conscience qu’il a de lui-même, et d’emblée, elle est séparation d’avec l’objet de son travail, séparation d’avec la terre, qu’il cultive.

Pour affirmer cela, je pars d’une réflexion simple, qui est que c’est le regard des autres qui crée pour nous la conscience de notre séparation d’avec les choses. Il n’est pas besoin de placer comme point de départ, comme le fait René Girard, le désir qu’a l’autre des choses que nous manions, désir d’autrui qui créerait le nôtre. Pour moi, la seule présence d’autrui crée pour nous dans le monde un champ d’action qui devient objectif – objectif à réaliser, et objet à traiter du dehors – et c’est ainsi que nous devenons des sujets, qui se définissent par rapport aux objets ainsi créés. Le couple alors constitué (sujet vs objet) est mutuelle aliénation.

De ce point de vue, le récit simplifie, qui présente d’emblée Caïn comme cultivateur. Or Caïn n’est cultivateur, ouvrier de la terre, qu’à la naissance d’Abel. On remarquera que la mention de la culture propre à Caïn n’apparaît dans le récit qu’après la naissance d’Abel, sous la forme d’une distinction entre les deux frères.

Sans la présence du frère, l’humain n’est pas distinct de sa pratique, de son monde. L’humain social, le sujet entouré d’Autres, est l’humain conscient de sa séparation d’avec les choses. Elles deviennent pour lui des objets sur lesquels il intervient. Le récit place le lecteur dans un temps originel dans lequel cette séparation constitutive de toute culture apparaît pour la première fois, comme une inauguration.

Certes, Adam est déjà séparé du Jardin. Mais on peut lire cette séparation-là, aussi, sur un mode conceptuel plutôt que narratif, à partir de la séparation opérée entre Caïn et la terre. Si le lecteur prend cette dernière comme point de départ, il peut voir que c’est elle qui inaugure la culture humaine, en tant qu’elle est séparation entre le sujet humain et l’objet qu’il cultive, inauguration du sujet et inauguration de l’objet. Le récit prend soin de nommer la ville de Caïn – la première ville, le premier lieu social, le premier nœud culturel – Hanôkh, qui signifie précisément "Inauguration". Le lecteur peut alors remonter la logique des événements qui conduisent le récit à poser cette inauguration. Celle-ci découle de la prise de conscience qu’a le terrien (Adam, Caïn) de son action de sujet sur la terre-objet, prise de conscience qu’il doit à la coexistence avec un Autre (Abel). Mais comment le terrien est-il devenu, justement, terrien ? Comment Adam s’est-il trouvé placé dans cette nécessité, dans cet arbitraire point de départ ? À la suite d’une autre séparation, antérieure, et qui se situe à un autre plan.

Car si l’inauguration de la culture, de l’histoire, que présente le récit de Genèse 4, se situe au plan de la philosophie, est liée à une pensée sur l’être social de l’humain qui le définit comme sujet, comme partie d’une distinction fondamentale, d’une opposition à la fois logique et pratique qu’on peut poser comme le point de départ de toute réflexion, le couple adversatif [sujet vs objet], la séparation antérieure, celle d’Adam d’avec le Jardin, n’a pas pour autant comme effet de poser au point de départ un humain naturel, un être sans culture, vivant en pleine harmonie avec la nature, bref un homme originel heureux, inconscient et jouissant. C’est le tort d’innombrables philosophies – qui sont un peu toutes la même – de présenter l’histoire comme le résultat d’une prise de distance, malheureuse ou heureuse, de l’être humain avec la nature, et de supposer que l’homme fut à l’origine un animal qui tomba malade de la tête ou qui fit un saut qualitatif (suivant que l’on est pessimiste ou optimiste), et que ce saut ou cette chute inaugura notre histoire, fit commencer la culture.

Quelle que soit la véracité anthropologique, paléontologique, de cette supposition, le récit relatif à Adam signifie autre chose ; il se situe, lui, non au plan de la sagesse ou de la science, mais au plan non humain de la théo-logie. Pour lui, la situation de l’humain-terrien d’avant Abel, celle d’Adam et de Caïn avant le meurtre, n’a pas de consistance. Elle se situe entre deux mondes, celui du Jardin et celui de la Ville de Caïn. Elle est le lieu abstrait d’un pur choix, l’occasion de ce choix : « si tu fais bien… si tu ne fais pas bien… ». Elle est un gond, une charnière, elle est cardinale. Sur le plan de la narration pure, elle est le moment où l’on change de génération, le temps de l’effacement d’Adam et de l’émergence de Caïn, simultanément. La fin de l’histoire du Jardin (« tu enfanteras… ») et le début de l’histoire des civilisations (« il était cultivateur… il était berger »).

Si elle est ce moment en quelque sorte bultmannien d’un choix cardinal, quel est ce choix ? Que sont ce bien-faire et ce ne-pas-bien-faire posés devant Caïn ? La simplicité du récit ne permet qu’une réponse : vivre avec le frère, et inaugurer un monde inouï, celui de la relation ternaire acceptée (toi, moi, cela), avec tout le déploiement de sa richesse logique et pratique, celui de la paix construite dans et par l’histoire et la culture… ou bien : tuer l’Autre, pour instaurer le règne de la relation binaire, adversative (sujet, objet), le monde de la guerre subie.

La philosophie prend place après que ce choix ait été accompli. La sagesse et la science explorent et transforment le monde de la guerre, à l’intérieur de sa logique et de sa pratique.

La théo-logie de ces récits se situe avant ce choix, réimplante toujours à nouveau la possibilité de ce choix, dès la simple lecture. « Si tu fais bien » : mais puis-je bien faire, le pouvons-nous ? Dire « si tu fais bien » suppose que la question n’est pas réglée : cela met les hommes-en-guerre devant un abîme, devant l’étrangeté radicale d’un autre monde possible.

D’où vient cette question ? D’où sort ce choix ? Dans le récit, ils naissent évidemment de ce qui les précède, de l’enjeu posé par l’histoire d’Adam dans le Jardin. Le monde construit par ce récit-là n’est pas celui d’une "pure" vie de nature qui aurait été perdue. Il est au contraire un monde réglé de façon contractuelle par la relation de l’humain et du dieu. Il n’a pas d’autre sens. C’est bien sûr la grande Vérité posée par les Écritures – on la rejette ou on l’accepte – que le monde heureux est le monde qui tourne autour de l’alliance entre l’espèce humaine et le Créateur. Cette Vérité s’oppose à toute pensée et à toute action qui supposeraient que le monde heureux repose sur l’accord, sur l’harmonie entre la nature et les humains. Selon les Écritures, le monde ne se soutient que lié à une histoire mise en œuvre conjointement par une Transcendance – un Tout-Autrui – et son partenaire d’élection. Cette Vérité échappe à toute vérification et à toute expérience présentes, ce en quoi elle n’est ni philosophique ni scientifique. Elle est un fondement axiomatique. Elle est la vérité d’une pensée et d’une pratique spécifique. La poser, c’est poser en même temps la possibilité de l’évacuer. Comme on voit qu’Adam le fait.

La poser, c’est aussi accepter la possibilité d’être l’élu. Et c’est ce qui est le plus difficile pour l’homme-en-guerre puisque cette élection n’est pas le résultat d’un gain, d’une victoire, d’une conquête, d’un mérite, d’un travail, d’un désir… mais simplement d’un arbitraire. Celui-ci sape le fondement même du sujet, de la relation sujet-objet qui constitue l’homme-en-guerre. Adam, dans le Jardin, n’est pas un sujet. Le terme même n’a de sens que dans la relation sujet-objet. Adam est un être en relation avec beaucoup d’espèces d’êtres, mais en premier lieu avec un Autre, qui le rend distinct et pourtant non séparé. Cela s’appelle l’amour. Et c’est bien pourquoi les Écritures présentent l’amour comme arbitraire. Dieu n’est pas sentimental, il n’avoue aucune raison à cet amour.

« Pourquoi m’aime-t-il, celui-là ? » dit l’homme-en-guerre. « Où est le piège ? » Aucune réponse n’est possible, pas même « Pour rien », car répondre à cette question, c’est entrer dans sa logique, qui est mortelle. « Pourquoi t’aimerait-il ? » dit le serpent. Qu’on l’écoute et c’est la mort.

C’est parce que préexiste cette Vérité-là, dans le récit biblique, que le choix se pose devant Caïn. La sortie d’Adam le menait sur une terre privée de sens, un monde vide dans lequel tout est à construire. Là se situe le choix. Tout Autrui y survenant est l’occasion de ce choix. Tout Autrui est celui qui dit « Construisons ou tue-moi ».

Dire « construisons » – c’est-à-dire « construisons ensemble » – c’est définir l’amour, qui n’est pas premièrement affaire de sentiments, mais d’abord affaire d’action et de création communes. D’avenir commun.

En un premier mouvement, il se peut – il peut se constater – que l’autrui me rende caduc. La seule arrivée d’un autrui me rend passé, en tant que sujet. Son regard, en ce sens, me tue, tue le sujet en moi par absence d’objet, par le fait qu’autrui ne se présente pas comme objet. Là est le choix, au bout du compte, car j’ai le pouvoir de le ramener radicalement et définitivement à ce statut d’objet. Je le tue.

Les Écritures ne posent aucune alternative à cette pratique avant le don de la Loi. « Tu ne tueras pas ». C’est-à-dire, dans la logique extrême des conséquences de cette Loi : « d’un Autre, tu ne feras pas un objet » ; ou encore : « Devant l’Autre, tu accepteras de te perdre comme sujet » ; et par conséquent, « tu ne vivras plus au sein d’un monde d’objets, d’un monde-objet ».

Quel est alors ce monde où les humains vivraient ensemble hors de toute relation objectale ? Il est pur attente, espoir d’un règne d’amour à venir, olam habbâ*. Et de même, dénonciation de ce monde-ci, olam hazzè*, monde de Caïn.

C'est ainsi que la Loi, en ce qu’elle me place dans un monde qui n’est pas ce monde-ci, fait de moi, par construction, un imposteur, me rend fou, au sens qu’à ce mot en mécanique, me structure comme celui qui rate son but. Bref, la Loi me fait pécheur, l’interdit fait de tout mortel un pécheur.

C’est pourquoi, au sens où le terme amour est employé ici, Dieu n’aime que les pécheurs. Qui d’autre ?

 

Mauguio, 1980 – Paris, 2008

 

* olam habbâ etolam hazzè : le monde qui vient et ce monde-ci (hébreu).

 

 

 

 

 

Des protestants indéfinis

 

À propos de l’interview récente de Marcel Gauchet dans Réforme, on peut contester qu’il y ait à distinguer aussi rapidement qu’il le fait ce qui serait du protestantisme classique et de la mouvance évangélique.

Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire du protestantisme français, que des missions étrangères introduisent chez nous des courants spirituels de type évangélique. On leur doit ainsi, depuis le XVIIIème siècle jusqu’à aujourd’hui, non seulement l’Armée du Salut, la Mission Populaire Évangélique, entre autres, mais aussi nombre d’œuvres sociales, caritatives, culturelles ou religieuses. En ce dernier domaine, on peut citer la Société des Missions évangéliques de Paris, d’abord filiale de celle de Londres, dont l’action est devenue l’une des réussites historiques du protestantisme français.

Britanniques, Allemands, Suisses, Étasuniens, Scandinaves, etc., ils ont importé en France le revivalisme anglo-saxon, le piétisme rhénan ou prussien, le socialisme évangélique romand, tout autant ou plus que le barthisme ou la théologie du process

Spirituellement, la plupart des protestants français « classiques » ont cela dans leurs gènes. Il existe chez nous fort peu de communautés dont la réalité sociologique doive tout à une pure hérédité huguenote ou luthérienne… Les Cévennes elles-mêmes ont été travaillées par ces missions et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on y trouve des born again !

Il y a là comme un processus de régénération repérable sur le long terme : face à la sécularisation, le protestantisme « classique » perd des forces dans deux directions, l’agnosticisme et l’évangélisme. Mais à terme, nombre d’éléments de la mouvance évangélique le rejoignent et remplissent les vides. En effet, un taux élevé de ferveur n’est supportable que pour peu de temps, il faut un jour un retour réflexif sur la phase éruptive qui a été vécue. C’est pourquoi les petits-enfants de fervents pentecôtistes burkinabés récemment convertis me demandaient naguère de la formation en exégèse historico-critique de la Bible…

En bref, la distinction entre protestants et évangéliques est une pure apparence, du moins sur le plan sociologique. Il s’agit d’un mode de reproduction mis au point depuis longtemps dans les sociétés protestantes. Si ce n’est que les phases en sont irrégulières, et que, selon le temps, c’est l’une qui prend le pas sur l’autre.

Mais ce qui n’est pas pris en compte dans cette affaire, c’est ce que le protestantisme fait de ceux qui sont partis dans l’autre direction, ceux qui, comme un Cévenol me le disait un jour, « campent à la porte du temple »…

Par opposition aux membres des paroisses luthéro-réformées ou des diverses communautés évangéliques, nombre de protestants englobés dans un fourre-tout nommé « protestantisme sociologique » ont en réalité soif d’une spiritualité beaucoup plus marquée par le doute et la recherche que celles qui leur sont proposées. C’est ce qu’un certain nombre de mouvements et de centres leur offraient depuis quelques décennies, et qui manque aujourd’hui, faute d’une réflexion ecclésiologique qui dépasse la distinction entre « association 1905 » et « association 1901 »…

 

Réforme – novembre 2007

 

 

 

 

 

Penser le fait "évangélique"

 

Pourquoi une personne née en Algérie dans une famille de tradition musulmane va-t-elle se convertir au protestantisme de la tendance dite "évangélique" ? En me remémorant ce que je peux en savoir à la lecture de la presse, depuis quelque temps, il me semble qu'on trouvera souvent réservée à cette question une réponse unique, plutôt évoquée qu'argumentée, et qui peut surprendre.

Ces commentaires laissent souvent entendre, en effet, au moins par omission, que l'on ne se convertirait pas à ce type de spiritualité pour des raisons purement religieuses. Ce ne serait pas par une adhésion personnelle à la personne du Christ telle qu'elle est présentée par les "évangéliques". Ce ne serait pas par une conviction assez puissante pour amener la personne à braver toutes les menaces venues de l'entourage, y compris et premièrement familial. Il n'y aurait donc pas en premier lieu à respecter ce choix étrange, mais à le considérer comme biaisé. Il faudrait entendre que ces convertis seraient abusés, manipulés.

On ne se convertirait pas non plus, semble-t-on penser, parce que l'islam, sa foi, sa doctrine, sa morale, sa culture, sont dénaturés par les violents qui massacrent des villages à l'arme blanche ou détruisent des quartiers à coup de bombes humaines. Ni parce qu'il est récupéré par un régime politique oligarchique, autoritaire et verrouillé, sinon corrompu. Ni parce qu'il est devenu l'apanage des mouvements intégristes, salafistes et wahhabites, financés par les pays du Golfe, et peu portés à la liberté individuelle, en particulier à celle des femmes.

Ce n'est pas non plus à cause de l'image de religion de la liberté politique, de la liberté de conscience et de la réussite économique que peut représenter le protestantisme, à tort ou à raison, dans un tel pays. Après tout, au sein d'une culture pour laquelle la religion est prégnante, consubstantielle à tous les aspects de l'existence, l'idée pourrait paraître naturelle, sans doute naïvement, qu'il existe un lien entre la religion de certains pays et leur haut niveau de développement ; entre, dirait-on, la vérité du Christ et l'efficacité des "chrétiens"... On peut constater cela ailleurs, par exemple en Corée du Sud où, de bouddhistes, des millions de gens sont devenus protestants. En effet, si notre culture réprouve ce type de collusion, d'autres conceptions du monde y consentent au contraire, pour lesquelles le spirituel socialement inopérant est tout simplement faux.

Mais non, nous laisse-t-on entendre, si une jeune femme algérienne se convertit au protestantisme "évangélique", c'est à cause de l'agressivité des méthodes utilisées par des missionnaires américains pétés de dollar. De sa part, c'est au mieux de la naïveté, de la crédulité, au pire un sordide intérêt. L'intérêt de devenir chrétien dans un pays musulman...

La raison ultime de ces conversions serait donc là : elles auraient lieu parce que les mouvements "évangéliques" rompent brutalement, inconsidérément, illégitimement, immoralement, avec l'évidence qui fait nécessairement des Algériens de bons musulmans. Une évidence que l'on comprendrait si elle émanait seulement de muftis, mais qui peut surprendre lorsqu'elle s'exprime par le moyen des relais d'opinion d'un pays supposé apporter l'idéal laïc au monde.

À moins que le point de vue défendu souvent dans notre presse à ce sujet ne provienne d'un déni profond et quasi-inconscient, né sans doute de la mauvaise conscience coloniale, mais aussi d'un anti-américanisme larvé, d’une profonde ignorance concernant le fait protestant dans le monde, d'un séculaire anti-protestantisme en l'occurrence mal refoulé, d'une nostalgie impensée du modèle constantinien, et finalement d'une toute bête auto-défense. Après tout, ces "évangéliques" essaiment aussi chez nous. Leurs "sectes" (car il s'agit bien sûr de sectes, quoi d'autre ?) croissent souvent sur le terreau culturel du catholicisme.

En ce qui me concerne, je suis loin de partager les certitudes et les choix missionnaires de ces mouvements, assez éloignés des façons d'agir, de pensée et de croire du protestantisme européen auquel j'appartiens. En réalité, je suis plutôt de ceux qui considèrent le comportement en terre musulmane des moines de Tibehrine comme le plus purement évangélique.

Une chose me paraît cependant certaine : une compétition intense oppose entre autres, dans de nombreuses parties du monde et jusque dans nos banlieues, ces deux puissantes mouvances fondamentalistes, "l'islamique" et "l'évangélique". Elle atteint parfois le niveau de guerre idéologique, voire de lutte armée. Or on ne saurait réduire ces deux mouvements à certaines de leurs méthodes, fort diverses au demeurant. Les enjeux de ce conflit quant au devenir de nombreuses populations, ses retombées et ses interférences dans nombre de domaines, les dommages collatéraux qu'il engendre et engendrera, tout cela mérite mieux que de hâtives mises en cause. Il me semble que nos intellectuels français, journalistes compris, auraient tout intérêt à "penser" cet état de fait. Et donc, en particulier, à tenter de comprendre les causes et les ressorts de la montée en puissance du fait "évangélique" dans le monde.

 

Novembre 2009 – texte écrit à la suite d’articles parus dans le journal Le Monde et portant sur la répression des chrétiens évangéliques en Algérie.

 

 

 

 

 

Approche biblique de la sexualité

 

 

1. L’époux et l’épouse dans l’alliance du Seigneur-Dieu

 

Bien que le grand récit biblique couvre presque deux millénaires et que le mode de vie des Israélites ait beaucoup évolué pendant cette longue période, on peut au moins définir à très grands traits le système général qui commandait les relations entre les gens, quels qu’ils soient, et en particulier les époux. La plupart des relations instituées entre catégories de personnes étaient en effet, dans le Proche-Orient antique, donc dans l’Israël biblique, commandées par un type unique de contrat, remarquablement adaptable à la plupart des situations. On a pris l’habitude de désigner ce contrat-type par le terme d’alliance (hébreu berîth).

 

Une alliance, à cette époque et dans cette culture, comportait au moins quatre éléments obligatoires : un contractant initial, un ou plusieurs contractants en second, un témoin et la garantie du monde divin. Précisons le rôle de chacun d’entre eux :

– Le contractant initial, ou « seigneur » (hébreu adôn), était à l’origine du contrat. Par celui-ci, il faisait entrer dans son aire de domination un « serviteur » (hébreu cèvèd), et de préférence plusieurs.

– Le serviteur, homme ou femme, était la plupart du temps contraint d’entrer dans ce contrat, dans lequel son statut était second. Il conservait un domaine bien à lui, où il était maître, mais ce domaine était inclus, comme par enchâssement, dans le domaine de son seigneur. Le contrat lui imposait à la fois des limites, ou des interdictions, et des obligations à l’égard du seigneur.

– Cette alliance était signifiée par un objet appartenant au seigneur et placé au cœur du domaine du serviteur. C’était parfois le texte du contrat. Le serviteur n’avait pas le droit de toucher à cet objet qui représentait son seigneur, sous peine de se définir comme infidèle à ce dernier.

– Enfin, le monde du divin, représenté par le dieu ou les dieux de chacun des partenaires, apportait sa garantie à ce contrat, en promettant bénédiction ou malédiction aux deux contractants, suivant leur comportement à l’égard de leurs engagements.

Ajoutons que l’alliance ainsi définie établissait entre les contractants un lien indissoluble de fidélité réciproque. Le terme hébreu qui le désigne, hèsèd, peut aussi bien être traduit par les termes « grâce », « fidélité », ou « amour », selon le contractant dont il s’agit : c’est la « grâce » du seigneur envers le serviteur, mais aussi la « fidélité » ou « l’amour » de l’un comme de l’autre.

(C’est pourquoi le terme « amour » n’a pas dans la Bible le même sens que dans nos civilisations dans lesquelles « l’amour courtois » de la fin du Moyen-Âge a pris le dessus, avec la nécessité qu’une union soit précédée de l’apparition d’un sentiment. « Tu aimeras ton prochain » ne signifie donc pas qu’il soit nécessaire d’avoir à son égard un quelconque sentiment, mais plus concrètement qu’on lui apporte l’aide et le soutien dont il a besoin.)

C’est ainsi qu’étaient définies, grosso modo, les relations qui devaient exister entre un suzerain et ses vassaux, un patron et ses employés, un mari et ses épouses (et l’on voit bien que c’est ce système qui légitimait la polygamie puisqu’il va de soi qu’un « seigneur » a intérêt à avoir plus d’un « serviteur »), enfin un père et ses fils. Quant aux filles, elles avaient pour destin de devenir les « serviteurs » d’un autre « seigneur » que leur père.

Le statut des femmes était donc le suivant, et il le reste souvent aujourd’hui encore dans l’aire de civilisation méditerranéenne : une fois mariées, elles étaient totalement maîtresses chez elles, à la maison, mais ce « chez elles » était inclus dans le domaine d’autorité de leur mari, et une fois au-dehors, elles étaient totalement soumises à celui-ci, aussi était-il fréquent qu’elles circulent voilées). Cela comportait pour elles obligations et interdictions : elles avaient, entre autres, l’obligation de lui donner des enfants, et l’interdiction de le tromper ! En retour, leur mari leur devait une protection totale.

 

Pendant longtemps, les Israélites ont suivi ce modèle polygamique. Ils ont toutefois évolué à la longue vers la monogamie, sans que celle-ci soit officiellement rendue obligatoire. Elle a plutôt été, semble-t-il, la conséquence de l’évolution religieuse du peuple d’Israël.

En effet, les Hébreux n’étaient pas au départ monothéistes, mais monolâtres. C’est-à-dire qu’ils imaginaient sans difficulté qu’il puisse exister beaucoup de dieux, mais qu’eux n’en adoraient qu’un. Cette particularité, pour l’époque, était due au fait que ce dieu était devenu leur « seigneur ». D’où l’appellation de « Seigneur-Dieu ». Ce dieu les ayant libérés de la servitude en Égypte et leur ayant donné une terre avait remplacé tout autre seigneur possible. On ne peut avoir qu’un seul seigneur !

C’est lorsqu’ils furent déportés en Babylonie, de 587 à 538, que les intellectuels israélites eurent à situer leur dieu par rapport au grand nombre des dieux babyloniens. Ils conclurent de cette comparaison que leur dieu, Adonay (c’est-à-dire « Mon Seigneur »), était unique, rassemblant en lui seul tout le divin : « Écoute Israël, Adonay notre dieu est Adonay Un ».

À cette époque, les douze tribus initiales – les douze « serviteurs » du Seigneur-Dieu – s’étaient en fait fondues en un peuple unique, si bien que la relation d’alliance se trouvait simplifiée en une alliance entre un dieu et un peuple élu, d’où cette image, représentée en particulier dans le Cantique des Cantiques : l’élection réciproque de deux amants vue comme parabole de l’union entre Dieu et Israël. À partir de là, la monogamie s’imposait aussi entre hommes et femmes : elle devenait une parabole vécue de cette relation d’alliance.

Il faut insister sur le fait que cette relation de fidélité devient alors réciproque : de même que Dieu s’engage à rester fidèle à son peuple, même lorsque celui-ci lui est infidèle (voir l’histoire du mariage du prophète Osée), de même, le mari s’engage vis-à-vis de sa femme, ce qui n’était obligatoire que pour la femme à l’époque de la polygamie.

 

On sait que Jésus a suivi totalement cette ligne de pensée... qui n’a été reprise, ni immédiatement, ni facilement par les premières communautés chrétiennes, ainsi qu’on le voit dans ce conseil attribué à Saint Paul : « Il faut que l’évêque soit irréprochable, mari d’une seule femme, sobre, etc. » (1 Timothée 3,2) !

 

 

2. La « chair », l’amour et la justesse

 

Dans l’histoire de l’Église, un certain nombre de notions et de comportements ont été amenés à se différencier de l’apport biblique, ceci de façon parfois malheureuse. Cela est particulièrement vrai du terme « chair », avec tout ce qu’il sous-entend. Dans la Bible, la « chair » de l’être humain n’est, ni seulement son corps, ni encore moins seulement sa sexualité ! La « chair » de l’être humain, c’est son histoire.

On peut se faire une idée de cela en méditant ces mots de Saint Paul : « Moi aussi, cependant, j’aurais sujet de mettre ma confiance dans la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la semence d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant au zèle, persécuteur de l’Église ; irréprochable à l’égard de la justice de la loi » (Philippiens 3,4-6).

On le voit, la « chair » représente bien tout ce qui situe un être humain dans son histoire : d’où il vient, de qui il vient, de quel peuple, de quelle lignée, de quelle culture ou famille d’esprit ; mais aussi de quels comportements, fidélités, justesse il se rend lui-même acteur : juste ou coupable au yeux des siens.

La « chair », dans la Bible, est donc avant tout un terme relationnel, et c’est ainsi qu’elle inclut aussi la sexualité. Car « selon la chair », on est aussi une femme ou un homme, une épouse ou un époux, une maîtresse ou un amant, une mère ou un père, une fille ou un fils. Et l’on a vu que cela était toujours une façon de se situer dans un réseau d’alliances. C’est dans ce cadre qu’on est d’ailleurs aussi un humain ou un animal – car les animaux domestiques peuvent eux aussi être inclus dans une alliance, en tant que « serviteurs » de leur « seigneur » humain.

C’est comme bien des animaux que l’être humain est sexué ou, plus exactement, réparti en deux genres, mais c’est aussi en tant que tels que les humains sont « image de Dieu », en tant que mâle et femelle à la fois distincts et unis : « Dieu créa l’être humain à son image, il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle » (Genèse 1,27). On voit par là à quel point cette union-unité des genres, et donc des sexes, est vue de façon positive, ceci dès la première mention de l’être humain dans la Bible.

Et en effet, il n’y a pas d’interdit sur le sexe en tant que tel, bien au contraire, dans les Écritures. L’interdit majeur y porte sur l’inceste, et plus généralement sur l’union sexuelle de membres d’une même catégorie (d’où le refus de l’homosexualité), ou au contraire sur l’union de membres de catégories trop séparées ou éloignées (l’adultère, évidemment, mais aussi... la zoophilie). Sur le viol, il n’y a d’interdit que s’il n’est pas suivi de réparation, la plus sûre étant évidemment le mariage. Ces coutumes n’ont qu’une seule raison : éviter la rupture ou le mélange indu des lignées. Les sentiments, les explications ou justifications des uns ou des autres ne sont pas pris en compte lorsqu’ils aboutissent à mettre en danger, ou au contraire à faciliter cette durée à long terme des filiations et des alliances. Dans un premier temps, c’est sur ce terrain que se situait avant tout la morale sexuelle.

On le voit par exemple dans l’histoire du patriarche Judas (Genèse 38), dont la faute n’est pas d’avoir couché avec sa belle-fille, et cru avoir ainsi couché avec une prostituée, mais d’avoir empêché la naissance du fils de son propre fils aîné. La belle-fille, à l’inverse, est félicitée pour avoir couché avec son beau-père... dans le but de donner ainsi naissance à ce fils manquant ! Elle renouait ainsi la lignée sectionnée.

Mais il s’agit là d’histoires de difficultés à résoudre. Plus positivement, l’union sexuelle légitime est présentée dans la Bible hébraïque comme plaisir heureux, et comme consolateur des duretés de la vie. C’est ce que, trop pudiquement, on traduit en français par le verbe « rire » dans les rares récits évoquant les ébats amoureux (Genèse 26,8 par exemple). Le parangon de ce type d’amour est le patriarche Isaac (son nom hébreu, caq, signifie « Il-rira » !), dont on nous dit, dans un récit émouvant, que lorsque sa jeune épousée, Rébecca, entra dans sa tente, elle le consola de la mort de sa mère...

Reste que dans le but d’assurer la pureté et la durée des lignées patrilinéaires, la femme a toujours été contrainte d’arriver vierge au mariage et de se consacrer avant tout à la maternité. C’est pourquoi le pire qui puisse lui arriver était d’être stérile, cause principale de répudiation et de toute façon source de honte pour elle.

 

Il est bien connu que le rapport sexuel, dans le langage biblique, est « connaissance » : « Adam connut Ève sa femme, elle conçut et enfanta un fils... » (Genèse 4,1). Cela a pour effet de relier l’acte purement charnel à l’expérience majeure de l’humanité, à sa sagesse, à sa reconnaissance que la vie vient d’un passé inconnu pour aller vers un avenir inconnu, bref, que la naissance amène la mort. C’est l’un des enseignements du récit inaugural du récit de Genèse 2 et 3 : si Adam peut connaître Ève, c’est parce qu’il a durement acquis la sagesse, qu’il a appris qu’il est sorti un jour de rien qui vaille, qu’il est mortel, et que toute chose lui advient désormais par le biais d’une expérience à faire fructifier.

Il y a donc, dans les Écritures, une justesse à établir en permanence dans le rapport entre les sexes, que ce rapport soit amoureux ou non. Cette justesse suppose que des règles soient établies. Elles sont de deux sortes : des règles de pureté et des règles de justice.

Il semble que les règles de pureté que l’on trouve dans les livres de la Thora de Moïse (le Pentateuque) aient eu pour fonction de rendre leur dignité et leur santé à des populations sortant de la promiscuité et de la crasse inhérentes à une situation de servitude. Il s’agit de règles de libération.

Mais ce nouveau statut de peuple libéré devait être également accompagné de règles assurant la justesse des relations entre les personnes et les groupes, clans ou tribus. Ce sont des règles de justice/justesse, permettant à des tribus dépourvues désormais d’une régulation seigneuriale, pharaonique, donc de « forces de l’ordre » extérieures, d’éviter que les uns ne profitent de leur force pour opprimer les plus faibles, par exemple les femmes, en particulier les femmes seules, sans protection, veuves ou étrangères.

Plus tard, après le retour de l’Exil à Babylone, on reviendra quelque peu en arrière concernant l’image de la femme. En effet, la force de séduction des idoles sera souvent confondue avec la représentation de la femme sexuellement séductrice, en particulier la femme étrangère, qu’il convient alors de ne pas épouser. De toute façon, tout l’Orient, de la Méditerranée à l’Inde, voit dans la femme la source de la séduction et d’un désir sexuel impérieux... comme on le voit déjà dans le récit du Jardin d’Éden. La Bible n’est pas extérieure à la culture dans laquelle elle a été écrite : c’est à partir de cette culture, y compris dans ses aspects les moins admirables à nos yeux, qu’elle a pu être parabole de la relation d’amour fidèle établie entre Dieu et l’humanité.

 

 

3. Dans le Nouveau Testament

 

Le Nouveau Testament ne tranche pas sur les concepts et les coutumes héritées de la Bible hébraïque. Il les assume et les reconduit, au moins dans leur esprit. Il y a toutefois de notables différences. Ainsi, Jésus, comme ses premiers disciples, porte une remarquable attention à la situation des femmes de son temps. En particulier, on ne le voit jamais condamner les femmes les plus humiliées par la société d’alors, prostituées, femmes adultères, païennes ou samaritaines. Saint Paul, de son côté, loin d’être le misogyne que l’on dit, a insisté sur le statut d’égalité, et même de partenariat, entre hommes et femmes au regard de Dieu, allant ainsi à l’inverse de l’opinion courante en son temps. Ceci au point de confier à l’occasion la direction de communautés naissantes à des femmes.

Mais ni Jésus ni saint Paul ne font du mariage et de l’union sexuelle une condition de la vie religieuse, on le sait, à la différence des rabbins de l’époque. Jésus déclare en effet, par exemple, que dans le Règne des cieux il n’y a ni homme ni femme, ce qui signifie en particulier que le mariage n’y a plus cours. De même, saint Paul, persuadé de l’imminence de la fin des temps, préfère qu’on ne se marie point si l’on peut s’en dispenser. La raison de cette réticence ne doit pas, cependant, être cherchée dans une condamnation de la sexualité en elle-même, mais dans la certitude qu’hommes et femmes ont les mêmes capacités et la même dignité devant Dieu, ce que ni les coutumes en général, ni le mariage en particulier n’assuraient à l’époque, bien au contraire, qu’il s’agisse des mœurs juives ou grecques. Quant à l’homosexualité masculine (la seule qui soit évoquée dans les textes), si elle est condamnée par lui, en bon juif qu’il est, c’est aussi dans la mesure où les mœurs greco-latines du temps faisaient d’elle un mode d’éducation privilégié.

 

 

Conclusion

 

Le point de vue biblique sur le sexe est donc daté et situé. Il dépend d’une histoire et de cadres culturels antiques et proche-orientaux. Il ne serait pas raisonnable de conformer par principe des conduites actuelles aux modes de vie qui s’expriment ainsi. En revanche, ces coutumes et conceptions portent à leur manière une visée très précise et très précieuse, de nature purement « théo-logique » : dire la dépendance nécessaire des amours humaines vis-à-vis de l’amour/grâce/fidélité que Dieu manifeste à l’égard des humains, considérés comme ses alliés dans l’univers.

 

La Lettre du Centre protestant de l’Ouest – 2004

 

 

 

 

 

Un jeune type qui dit non

 

Ce n’est pas un reproche, juste une constatation, l’hebdomadaire Réforme n’a pas eu un mot, en octobre de cette année-là, serait-ce par allusion, pour la fête de la Réformation qui devait pourtant être célébrée le dimanche 31. J’écris devait car j’ai le sentiment – erroné ? – que cela n’a pas été trop observé par les Églises, d’ailleurs le site de la Fédération protestante de France n’y avait pas même fait allusion sur sa page d’accueil. Il y a chez nous comme une gêne à ce propos. Effet pervers de l’œcuménisme ?

De plus, pas un mot dans la grande presse. Luther est tout de même pour elle, plus ou moins consciemment, le diviseur d’une catholicité que tous, même les plus laïcs, semblent regretter comme on regrette le bonheur perdu, fantasmé, du temps de son origine. On veut oublier cette part de l’essentiel : un appel inaugural à la liberté spirituelle. Voilà qui semble indisposer même les protestants. Ou non ?

On sait que la date en a été choisie par référence au jour (31 octobre 1517) qui a vu Martin Luther refuser publiquement le trafic du pardon de Dieu et publier les quatre-vingt-quinze Thèses de Wittenberg qui devaient amener un semblant de réforme de l’Église universelle.

Vu l’esprit de notre temps, je verrais bien, aujourd’hui, la chose comme cela : ce serait l’histoire d’un jeune type (trente ans) qui, au nom de ses convictions, a dit non à la vénalité, à la suprématie du fric sur tout le reste… L’anti-Mammon.

J’appelle donc à célébrer la Réformation, à l’avenir. Elle pourrait devenir la fête de la joyeuse liberté spirituelle des enfants de Dieu à l’égard des divers dieux Fric de ce temps, mais j’ai pourtant un doute. On va le faire, voilà ce que je crains, avec tellement d’onction, de précautions, de raison… On va le faire avec tant de raides robes noires aux rabats amidonnés, tant d’aubes blanches ornées d’étoles enluminées, de mains manucurées, de géants arrosoirs de salive parfumée, de loukoums, de quatre-vingt-seizième thèse édulcorant les autres, de luthers à la rose, de calvins en bonbon suisse… qu’on noiera ce poisson : Luther avait dit Non. Que vienne le catho qui refera ce coup !

Mais quand même, la Fête de la Réformation. Que l’on se demande cependant pourquoi on l’appelle fête puisque personne ne fait la fête ce jour-là. Or une fête, c’est un jour qui fait du sens pour les grands comme pour les petits par des moyens… festifs. Tout est à inventer au sujet de celle-ci. C’est pourquoi je me permets quelques conseils, auxquels d’autres pourront évidemment ajouter leur grain de sel :

Dès l’aube, placez une petite bougie sur le rebord de votre fenêtre pour signifier votre naïve espérance en la fidélité à venir des Églises à l’égard de l’évangile ; ensuite, pour réjouir les enfants, faites-leur placarder sur vos portes des dessins illustrant le don, opposé au tout fric, ou monter des sketches à ce sujet. La Réformation est tout de même la fête de la gratuité de l’amour de Dieu. En plus ou à la place, vous pouvez leur offrir des pièces de monnaie en chocolat (conseillé aux grands-parents).

Et donc, à l’an qui vient !

 

Réforme – 2010

 

 

 

 

 

Tous mabouls ?  

 

Quand le monde est fou, fou, fou, faut-il attendre une dernière folie destructrice ou que le vaisseau Terre continue à voguer vers sa paix ?

C'est à cause de la violence des humains qu'il y eut, selon le récit parabolique de la Genèse, le grand mabboul, ce mélange des eaux primordiales et opposées que nous nommons Déluge* (du latin diluvium, qui traduit le terme de la version grecque des Septante kataklusmós, "inondation") : "En ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent et les orifices du ciel s'ouvrirent." Selon la cosmogonie de la haute époque biblique, il faut comprendre là, plus précisément, que les eaux d'en-haut, les pures eaux célestes, ne devaient jamais rencontrer les mortelles eaux d'en-bas, les eaux de l'abîme, sous peine d'une sorte d'universel court-circuit liquide, infiniment destructeur. Car le terme mabboul désigne premièrement un mélange indu, et crée un rapprochement entre les images de corruption, de mixture et de folie (cette dernière image correspondant au terme maboul, passé de l'arabe, langue voisine de l'hébreu, dans le français le plus familier).

Le mabboul est la conséquence de la violence, folie corruptrice qui règne sur la terre comme règle des rapports entre humains et qui fait violence à la création entière : "La terre s'est défaite devant Dieu et s'est remplie de violence, et Dieu a vu la terre et voici, elle était défaite car toute chair avait défait sa voie sur la terre, et Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est advenue devant moi car la terre est remplie de violence à cause d'eux, et voici, je vais les défaire avec la terre." C'est qu'il est supposé qu'il n'y a pas une corruption politique, économique, morale et spirituelle distincte de la corruption physique et matérielle. Un cadavre qui se défait, voilà donc ce que sont là, et la société, et la création.

Mais l'arche est une machine à sauver les gens des eaux. C'est ce qui se passe pour Moïse – autre histoire de rescapé – et c'est ce qui arrive à Noé, à ses sept co-équipiers et aux couples épargnés de chacune des espèces animales. Dans le cas de l'arche de Noé, il s'agit de notre salut, du salut de tous les vivants actuels, sauvés des eaux violentes et corruptrices de la mort. L'arche de Noé est le lieu de la vie commune des espèces, et pour ce qui est de l'espèce humaine, des peuples. Au-dessous de l'arche, dans les fonds des eaux d'en-bas, reposent ceux qui, humains ou animaux, sont morts. Le fond de l'eau c'est la mort, l'arche de la vie voguant sur le passé, sur l'océan des morts. 'E la nave va. Si bien que l'arche de Noé est aussi une image de la terre elle-même, reposant sur l'abîme.

Celui qui trouve enfin la terre, véritable arche de vie commune à tous les vivants, c'est la colombe. Elle rapporte un rameau d'olivier. Elle ne sait pas, ni Noé, qu'elle deviendra ainsi la colombe de Picasso, le rameau d'olivier n'est pas encore le symbole universel de l'armistice. À l'époque biblique, il s'agit encore d'un élément de l'arbre qui produit l'olive, laquelle produit l'huile : richesse, prospérité, onction, santé, beauté, plaisir, mais aussi sainte joie de la bombance messianique : "Tenez, qu'il est bon, qu'il est doux d'habiter ensemble en frères, c'est comme la meilleure des huiles (...), c'est comme une rosée de l'Hermon qui descend sur les monts de Sion car c'est là que mon Seigneur instaure la bénédiction, la vie pour toujours" (Psaume 133).

 Le message que l'oiseau-prophète transmet à Noé est clair : châlôm. La paix, oui, mais en tant qu'elle est bonheur et honnête prospérité, amitié entre les humains, amitié entre Dieu et l'espèce humaine. Tout cela, qui veut dire aussi justice, et justesse. En lieu et place de la violence et du pourrissement.

 

Lorsque le Nouveau Testament évoque le déluge, c'est d'abord pour insister sur la nécessité pour le croyant de rester vigilant, solide dans la foi, nul ne connaissant le jour ni l'heure : "Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ; car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche, et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vint le déluge, qui les emporta tous : tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme" (Matthieu 24,37-39). Or c'est dans le même contexte que Luc écrit : "Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable. "On ne dira pas : Le voici ou le voilà. En effet, le Règne de Dieu est parmi vous" (17,20-21). Ce temps où Dieu règne est donc présent, pour l'évangéliste, dès ici et maintenant, à la portée de chacun pour sa vie, pour sa justice et sa justesse opposées au risque permanent de pourrissement présent dans ce monde-ci. Pour Luc, le jour s'approche où le Fils de l'homme rendra ce règne visible et agissant pour tous, de façon stable et définitive.

Le thème du déluge apparaît également dans le contexte ultérieur d'une lutte contre ceux qui confondaient liberté réelle, acquise en Christ, et licence asservissante à tous égards. De tels "faux docteurs" inspirent ces mots à l'auteur de la Deuxième épître de Pierre : "Dieu n'a pas épargné l'ancien monde, mais il préserva, lors du déluge dont il submergea le monde des impies, Noé (...), lui qui proclamait la justice" (2,5). À quoi l'on voit que le déluge est, là aussi, l'un des thèmes de l'urgence qu'il y a à se tourner vers Dieu… pour la cause de la justice.

 

* Genèse, chapitres 6 à 10.

 

 

 

 

 

Un manque de Souffle 

 

Selon un sondage que Réforme commentait récemment, le vote des protestants français se porte majoritairement à droite. De mon point de vue, c’est à déplorer mais ce n’est pas surprenant, les viviers d’un protestantisme de gauche s’étant largement dépeuplés. Je me propose d’en exposer ici quelques raisons.

La première, c’est la perte déjà ancienne de l’esprit missionnaire né au XIXème siècle. On peut le qualifier d’évangélique, mais il serait anachronique de le confondre avec l’esprit qui règne chez les évangéliques actuels. Les missions de cette époque liaient fermement l’annonce du Salut et la lutte effective contre les maux sociaux du temps. 

Les premières missions outre-mer ont débuté avec le combat contre l’esclavage, entre autres terribles douleurs. Pour leurs agents, cette lutte faisait intimement partie de la prédication de l’évangile.

Les premières sociétés d’évangélisation luttaient contre la pauvreté, et l’on peut rappeler le lien établi entre l’évangile et la justice sociale par les fraternités de la mission Mac All ou les postes de la défunte Société centrale d’évangélisation.

Tous ces mouvements – mission au delà des mers, évangélisation parmi les prolétaires – étaient mus par un même esprit, forgeant une même certitude, qui voulait que la réception de l’évangile entraîne une libération à l’égard des entraves liées à la pauvreté, que celle-ci soit économique, sociale ou culturelle.

Si elle ne l’exprimait alors que rarement, cette évangélisation allait au rebours des ressorts d’un ordre établi toujours plus ou moins assujetti à la logique de l’argent et du pouvoir qui lui est lié. En ce sens, elle rejoignait plus ou moins confusément les moteurs de la gauche politique.  

L’abandon de cette sorte d’évangélisation – le désintérêt à son égard et le tarissement de son financement – a ainsi abouti à ce que les prolétaires redevenus croyants se soient embourgeoisés sans que de nouvelles communautés aient pu apparaître au sein des milieux qui connaissent la misère. L’évangile intégral – celui qui respecte ces liens évoqués plus haut – ne risque plus de parler aux prolétaires des quartiers pourris.

La deuxième raison de la droitisation du protestantisme français me paraît être le développement d’une prédication dite évangélique qui parle de Salut sans le lier aux conditions pratiques de la vie civique. Elle ne sait plus grand chose du lien social, sauf à ne se soucier que de s’en préserver. L’esprit puritain, qui pousse à se débrouiller seul, le Seigneur aidant, esprit typique de la droite anglo-saxonne, progresse grâce à la déconfiture de l’esprit évangélique de solidarité.

La troisième raison, tout aussi ancienne que la première, est l’exode rural, qui fut plus marqué qu’ailleurs dans les terroirs historiquement habités par le vieil esprit de résistance huguenote. Un esprit qui demeure présent, poussant des poignées de vieillards allègres à militer dans les associations humanitaires, à soutenir nombre d’ONG et à se reconnaître dans le discours des partis de gauche, mais, faute de soutien, sans plus guère atteindre les pauvres des campagnes.

Reste la théologie qui accompagne cela, ce soi-disant néo-luthéranisme qui a fleuri en faculté de théologie, formant nombre de pasteurs à ce programme qui veut que l’Église se soucie de la seule "prédication", celle-ci comprenant, je le concède volontiers, quelque diaconie. Une Église intelligente et qui a du cœur (ce qui, toutes choses égales par ailleurs, était le programme de Valéry Giscard d’Estaing). Des Églises qui comptent beaucoup de facs… et peu de frats.

Voilà pourquoi votre gauche est muette. Ou à peu près. Mais peut-être oublie-t-elle aussi que, à moins de se préférer en intelligentsia attachée à l’activisme, elle a besoin de la virulence du souffle, de la verdeur de l’Esprit, pour entrer dans le combat des pauvres pour la justice. 

 

Saint-Coutant – avril 2012  

 

 

 

 

 

Père et pères

ou paternités humaines et paternité de Dieu*

 

1 – Pères ou parrains ?

 

Nos enfants, à nous les hommes, sont-ils de nous ?

Les femmes ne peuvent avoir aucun doute à ce sujet, les hommes si.

Ce doute possible installe un principe d’incertitude quant à la validité du lien génétique qui unirait un père et ses enfants.

C’est ce qui est exploité par les Écritures dans la grande histoire des gens de foi qu’elles ont tissée.

 

Cela commence avec Abraham et se poursuit avec les histoires de ces femmes dont la grossesse est due à une intervention extérieure.

Abraham est celui qui, sur un appel venu d’ailleurs, se sépare de la lignée paternelle : Quant à toi, va-t’en de la maison de ton père.

Il est celui qui ne devient père que par l’effet d’une décision divine, une fois dépassées les limites d’âge de la fertilité masculine.

Il est celui qui reçoit son fils après avoir accepté de le retrancher de sa vie, se privant ainsi de la possibilité d’une descendance biologique.

Le père des croyants n’est père que par la parole qui le bénit, cela ne doit rien à la génétique.

C’est au point que le récit du livre de la Genèse installe subtilement un doute sur l’origine de la grossesse de Sarah : le père naturel est-il vraiment Abraham, ou bien le pharaon qui a fait enlever la belle nonagénaire ?!

 

On retrouve cette ligne de pensée dans les récits qui présentent la grossesse miraculeuse de femmes stériles, comme la mère du prophète et juge Samuel (1 Samuel 1).

Ou, dans un tout autre sens, à propos des enfants d’Osée, nés de la prostitution de leur mère.

 

Et bien sûr dans la naissance de Jésus et de Jean Baptiste, dans les évangiles de Matthieu et de Luc.

Le plus juif des deux, Matthieu, insiste sur la paternité de Joseph, qui n’est en rien, pour lui, un père adoptif – j’y reviendrai.

Le plus grec, Luc, note que Jésus était, comme on croyait, le fils de Joseph, semblant revenir sur la vérité de cette paternité, mais c’est pour affirmer finalement que Jésus est fils d’Adam, lui-même fils de Dieu, remettant ainsi toutes les paternités humaines à la même enseigne que celle de Joseph : il n’y a qu’un père, et c’est Dieu.

 

Il y a donc beaucoup de mères, selon les Écritures, mais il n’y a qu’un Père.

Les pères humains sont pour elles, en quelque sorte, les substituts, les vicaires, ou encore les intendants du Père universel. Des parrains.

 

2 – Dieu comme Père

 

Il y a quelque part, dans le livre édité par le Groupe des Dombes**, une réflexion que je ne partage pas. Elle dit en substance que si Dieu se présente à nous comme père, c’est parce que le lien que nous entretenons avec la paternité est universel.

Certes, la paternité biologique est universelle, mais elle n’est pas vécue, ni pensée, de façon universelle. En voici quelques exemples :

– Chez les Inuits, le père de quelqu’un est le conjoint de la mère, mais rien n’assure qu’il est le père biologique car la génitalité est dissociée de la parenté, si bien que la mère a pu légitimement concevoir hors mariage. Néanmoins, l’homme de la maison est bel et bien considéré comme le père et se conduit comme tel.

– Chez certaines sociétés matrilinéaires et matrilocales africaines, le père biologique est simplement un géniteur, qui ne réside pas nécessairement chez sa femme, et l’homme important quant à l’éducation du jeune est l’oncle maternel. Par parenthèse, cela explique peut-être en partie la légèreté, chez nous aujourd’hui, de certains hommes africains ou antillais à l’égard de leurs responsabilités matrimoniales et paternelles.

– Quelques sociétés himalayennes pratiquent la polyandrie, si bien que l’on y a parfois plusieurs pères.

En tant que telle, la paternité, on le voit, ne peut pas représenter un modèle intangible, elle est comprise différemment selon les cultures, et si nous avons le sentiment de partager les mêmes représentations de la paternité que les Juifs d’il y a deux mille ans, c’est, selon moi, pour deux raisons :

La première est que la culture traditionnelle dont nous sommes issus ressemble sur ce point à celle de l’époque biblique parce que nous sommes culturellement héritiers de son aire de civilisation. Mais cela est de moins en moins vrai dans notre société post-moderne.

La seconde raison est que nous nous trompons, que le mot père, dans les Écritures, n’évoque pas exactement ce que nous croyons.

 

Un modèle fondamental

 

Dans l’Antiquité proche-orientale, la figure du père fait partie d’un ensemble de termes reliés entre eux. Il s’agit de ce que l’on appelle alliance dans la Bible, système social réglant les relations de dépendance mutuelle qui unissent les gens entre eux, quel que soit le domaine considéré.

Ainsi, une alliance seigneuriale suppose l’existence d’un lien de dépendance entre un seigneur (hébreu adôn) et ses obligés, que l’on appelle ses serviteurs (èvèd).

Les mêmes liens existent entre un père patriarcal et l’ensemble de sa famille élargie.

Il en va de même entre un patron et ses employés. C’est ainsi qu’en hébreu biblique, on appellera volontiers les ouvriers tanneurs, par exemple, fils de tannerie (benéy bérous).

Je m’en tiendrai à ces trois liens-là : on est toujours le serviteur, le fils ou l’employé de quelqu’un que l’on appellera père aussi bien que maître ou seigneur.

 

Aussi, dire à quelqu’un Père, cela sous-entend ce type de relations, et on le dit à la fois : père de famille, seigneur et patron.

Ces relations sont de même type :

Le père-seigneur-patron enveloppe fidèlement de sa protection l’ensemble de ses fils-serviteurs-employés, auxquels il concède une aire d’autonomie. En retour, il attend d’eux qu’ils respectent fidèlement certains devoirs, qui sont évidemment différents selon qu’il s’agit d’un empire, d’une famille ou d’une entreprise.

Tant que ces devoirs sont respectés, mis en pratique, les fils-vassaux-employés sont totalement libres d’exercer leur liberté à l’intérieur de l’aire d’autonomie que le père-seigneur-patron leur concède.

Les sentiments ne font pas nécessairement partie de l’affaire, mais il est admis que, s’agissant d’un bon père-seigneur-patron, il aura un comportement de tendresse à l’égard de ses fils-serviteurs-employés.

En tout état de cause, ce n’est pas, selon ce modèle, le lien biologique qui fait le père, mais la parole qui scelle une alliance.

 

Retour au Notre-Père

 

Ainsi, lorsque le disciple de Jésus s’adresse à Dieu en disant Notre Père, il se représente moralement lui-même comme le fils d’un patriarche, le serviteur d’un grand roi, l’employé d’un puissant maître.

 

Dire à Dieu Notre Père, c’est lui dire aussi qu’il est notre seigneur, que nous sommes des éléments de l’ensemble de ses alliés, de ses obligés, de ses vassaux ; c’est lui dire que nous sommes une partie de l’ensemble de ses enfants, considérés au sens large de la grande famille antique ; c’est lui dire que nous sommes à son service en tant qu’employés dans le cadre de son entreprise de sainteté.

C’est donc lui dire que nous lui sommes fidèles et que nous sommes certains de la fidélité de sa protection.

Et en conséquence, c’est lui dire que nous choisirons son alliance plutôt que toute autre, au cas où cette autre suivrait une logique opposée à la sienne : pas d’autre seigneur !

Et, notons-le, dire le Notre Père, c’est aussi reconnaître que nous ne sommes pas ces enfants accomplis que prévoyait l’alliance qui nous lie à lui, ce qu’il aurait pourtant le droit d’exiger de nous.

C’est, je pense, à cet ensemble de représentations, de relations de dépendance et de fidélité réciproques, que font allusion, entre autres, les trois premières demandes, en particulier la première, que ton nom soit sanctifié, c’est-à-dire : que tu sois au point suprême ce père, ce roi, ce maître dont nous sommes dépendants, au service duquel nous agissons, et dont nous attendons un engagement total vis-à-vis de nous.

C’est le caractère intangible de ces liens de dépendance mutuelle entre deux partenaires d’importance inégale qui est appelé hèsèd en hébreu, terme que l’on peut traduire indifféremment par grâce, fidélité, bonté, amour…

 

3 – Second degré

 

Autant le lien pouvait être établi facilement entre le mode de vie social de l’époque et cette représentation paternelle de Dieu, ce qui permettait au pater familias de modeler son comportement, toute proportion gardée, sur celui du Dieu Père, autant cela est plus que compromis ici et maintenant. Peut-on, doit-on, chercher aujourd’hui à rétablir le type de liens familiaux dans lesquels on pourrait se définir comme père à la façon de Sémites d’il y a deux mille ans ?

C’est une question difficile, qui fait partie de l’ensemble de celles que les divers mouvements missionnaires ont eu à affronter : comment passer de la culture biblique à la culture des gens d’ici et d’aujourd’hui sans perdre le sens vital porté par la foi biblique ?

Je constate simplement ce qui se passe chez moi : je suis père, grand-père, sans doute bientôt arrière-grand-père, mais quand on me demande combien j’ai de petits-enfants, je ne sais jamais comment répondre. Selon que l’on compte ceux qui ont un lien biologique avec moi, ou ceux qui ont un lien légal avec moi, ou ceux qui ont d’autres bonnes raisons de m’appeler grand-père, le nombre est variable.

En cela, je suis très représentatif de larges secteurs de notre société actuelle, détachée des représentations bibliques. Quel sorte de père vais-je donc devenir ?

 

Je ne suis plus crédible comme substitut familial du Père céleste.

Dépendance mutuelle ? Certes, mais, une fois les premières années passées, ce sera sans cette inégalité constitutive de l’alliance biblique.

Fidélité mutuelle et sentiments réciproques ? Oui, on l’espère, mais toujours volontaires.

 

Or la nouvelle alliance, conclue entre le Père céleste et le Christ, est toujours pour nous une alliance au second degré. C’est qu’il y a désormais, et pour la première et la dernière fois, un fils-serviteur-employé accompli, ce qui distingue radicalement la foi chrétienne des autres religions abrahamiques. Car pour elle, c’est par le Fils que le Père fait, des barbares que nous sommes, des fils et des filles.

Aussi, si je suis biologiquement ou socialement le père de mes enfants, dans la foi je suis avant tout leur frère, leur ami, leur prochain, chargé simplement de veiller sur mes frères, amis, prochains humains lorsque je suis en position de le faire.

N’attendant aucun retour, si ce n’est, par pure grâce humaine, les marques d’affection qui peuvent survenir.

En tant que père, je m’installe définitivement et quoi qu’il arrive dans un lien de service indénouable.     

 

* Exposé oral présenté à la Semaine des Avents 2010 sur le thème Paternités humaines et paternité de Dieu.

** "Vous donc, priez ainsi" – Le Notre Père, Itinéraire pour la conversion des Églises, Paris, Bayard éd., 2010.

 

 

 

 

 

Les temps de la Présence

ou le temps dans la Bible hébraïque

 

Un seul terme dit en hébreu biblique à la fois le temps illimité, les temps indéfinis d’autrefois et de l’avenir, et le monde (somme de tous les temps des êtres divers qu’il contient). La racine d’où vient ce terme évoque ce qui est secret, inconnu, caché au regard, à la connaissance, à la mémoire, ce qui s’évade et se dérobe.

C’est pourquoi il y a dans la Bible hébraïque des temps, des âges, des générations, non le temps. Il y a des commencements, ou des recommencements, et des fins, qui sont plutôt des finalités, des visées.

On dit souvent que cela vient de l’absence d’une pensée abstraite, de concepts. Là où le temps n’est pas un concept, il n’y aurait pas de véritable conception du temps, seulement des dits de sagesse portant sur le vécu. Mais il faut se demander si le temps peut être un concept, si l’on peut le concevoir ? Il semble que les écrivains bibliques pensaient autrement. Peut-être ainsi :

 

Comment définir le temps, puisqu’on est dedans, enclos en lui, incapable de le surplomber – et que de plus on est enclos dans les limites de la parole, qu’on est aussi dedans, incapable aussi de sortir d’elle ? Qu’on n’est pas Dieu...

On ne connaît que le temps de sa propre parole, le temps de son commencement et la maîtrise aléatoire du temps qu’il faudra pour parvenir à sa fin, atteindre sa visée. Un temps qui d’ailleurs s’allonge et se rétrécit, s’éclaircit et s’opacifie suivant l’intensité des énergies mises en œuvre. On ne connaît que le temps de sa propre vie, inaugurée dans l’inconscience, tournée vers l’inconnu, mais vécue comme présence.

De même que l’on habite le monde, on habite le temps, pas de différence. La vraie différence est dans la qualité de cette habitation, de cette présence. Avec des temps forts qui rythment la vie : familiales ou collectives, fêtes et pèlerinages...

Car mon temps n’est que celui des miens. Si je suis comme l’herbe qui passe, il s’agit d’une herbe issue d’une graine, et qui fournit sa graine. J’habite le temps qui va d’une graine à une graine, d’un temps à un temps. Et ces temps sont bien souvent d’intensité diverse : le temps de mes pères qui fut graine par excellence n’est pas le temps de ceux qui furent de basse intensité – Roboam n’est pas David, Abdias n’est pas Jérémie. Je m’enracine dans Abraham, Moïse, David, je suis pleinement en eux, je défaille avec d’autres. Il en ira de même pour les graines qui me feront suite, certaines seront grosses pour des vies plus lointaines. Entre temps, je serai peut-être moi-même une forte graine, ou non, pour ceux qui suivront. De quelle qualité sera ma présence ?

 

Il nous est difficile de concevoir ce temps où la présence n’est pas notre présent – ce point vide situé entre un avant et un après – mais la qualité fluctuante d’une vie qui va vers un accomplissement en un sens déjà présent, à partir de temps passés... très actuels ! Or la conjugaison de l’hébreu biblique est déjà là, faite d’aspects, de modes, plus que de temps, jouant avec les temps. Dieu – seule vraie Présence – ne peut y être dit « éternel », mais en trois seuls mots brûlants (èhyèh achèr èhyèh) il y dit tout ensemble : « Je serai qui je serai », « Je suis qui je serai », « Je serai qui je suis », « Je suis qui je suis »...

 

Mission, 2008.

 

 

 

 

 

La famille, entre les Écritures et l’aujourd’hui 1

ou conjoints, parents et enfants.

 

1 – L’abolition de la répudiation

 

Il s’agit, comme on sait, de questions brûlantes aujourd’hui. Je vais partir de ces passages où Jésus, dans les évangiles selon Marc et Matthieu, condamne la répudiation (Marc 10,2-12 ; Matthieu 19,1-9).

 

Dans ces passages, au mépris de la tradition patriarcale propre à la charia de l’époque, le Jésus de Marc et Matthieu refuse que la femme reste une dépendance de l’homme – le père qui l’a mariée ou l’époux à qui elle a été confiée. L’homme ne peut plus la délier (ou la délivrer, apolusai en grec) parce que le lien ne dépend plus d’une décision unilatérale. Elle est au bénéfice d’un droit, à égalité, au sein d’une unité de base, le couple.

Peut-être parce qu’il s’adresse, plus que les autres évangiles, à un public habitué aux coutumes romaines, Marc est le plus clair à ce propos : … et si celle qui a délié son homme en épouse un autre, elle est adultère (Marc 10,12), passage (bien oublié ensuite pendant des siècles !) dans lequel on voit que la femme a désormais le droit de répudier son mari !

À ce titre, elle fait désormais partie de l’histoire, elle est de même chair que son homme (Marc 10,8 et Matthieu 19,5). Je précise que, dans les Écritures bibliques, les termes traduits par chair (hébreu bâsâr, araméen bichrâ, grec sarx), signifient dans ce type de contexte l’ensemble des conditions et des liens qui déterminent l’existence des êtres, et finalement de l’humanité. L’égalité de statut est ainsi posée par Jésus, tant du côté du droit que de celui du devoir.

 

2 – L’abandon du système impérial antique

 

Or, poser cela, c’est ruiner l’ensemble des implications millénaires du vaste système relationnel lié aux sociétés impériales antiques. Ce système, en effet, n’admettait pas l’égalité des statuts au sein d’un contrat d’alliance. Ces contrats supposaient un supérieur et un inférieur, ou, plus précisément, et pour reprendre les termes de l’époque biblique, un seigneur (hébreu adôn) et un serviteur (èvèd). Plus précisément encore : un seigneur et des serviteurs.

Le mariage faisait partie de ces contrats-là, à côté de ceux qui unissaient un roi et ses vassaux, un père et ses fils, un patron et ses employés. J’ai longuement étudié cette question, et l’on pourra trouver mes réflexions à son sujet dans nombre de mes publications2. Je les résume en posant que, dans ce type de contrat, alors quasiment universel dans l’aire de civilisation considérée, l’autonomie du "serviteur" (de l’épouse, dans le cas d’un mariage) était totale à l’intérieur de son champ propre (pour l’épouse, ce qui se passe à l’intérieur de la maisonnée), quoique limitée par son inclusion dans l’aire d’autonomie de son "seigneur", en l’occurrence le mari. L’épouse était maîtresse d’intérieur, l’époux seigneur et maître d’un plus vaste domaine, aux plans social, économique et politique, incluant les demeures et les enfants de ses épouses. Tel est du moins le modèle.

 

Un point est alors à considérer : dans ce type de culture, pas de contrat, pas d’alliance, pas de mariage entre personnes ou entités au statut égal ! Pas de mariage entre identiques (l’épouse étant d’ailleurs une étrangère par rapport au clan du mari). Et c’est sur ce point que les paroles prêtées à Jésus changent la donne : le mariage devient alors l’union de deux êtres humains au statut identique. Les deux moitié de l’humanité se retrouvent face à face, en vis-à-vis, comme il est écrit au tout début des Écritures (kenègdô, Genèse 2,18 et 20)… avant la catastrophe (notons au passage que Jésus semble ainsi ignorer la doctrine chrétienne de la Chute et du Péché originel…)

Il y a là un saut qualitatif majeur, même si, dans les faits, les Juifs de l’époque avaient largement abandonné la polygamie et adopté le modèle du couple monogame, si bien que lesdites paroles de Jésus consistent plutôt à tirer les conclusions ultimes d’un état de fait. Ainsi dans le livre de Tobit, où le père de l’épousée dit à l’époux : désormais tu es son frère et elle est ta sœur (7,12).

 

Il faut aussi tenir compte de ce bref passage de Matthieu 19,10-12, qui relativise totalement le mariage, et par conséquent la procréation, au profit du célibat et de la chasteté. Un pas de plus y est fait en matière de liens interpersonnels dans la reconnaissance possible d’un statut d’autonomie totale des personnes, ceci quel que soit leur genre. 

 

3 – La situation actuelle : questions

 

Cela amène à reconsidérer ce qu’il en est actuellement du mariage.

 

La première remarque que je ferai à ce sujet, c’est que, ni la République, ni les Églises ne semblent avoir encore tiré toutes les conséquences pratiques de l’enseignement du Jésus de Marc et Matthieu, même si l’évolution actuelle va dans ce sens.

Il y a encore quelques décennies, les paroles dites aux époux lors d’une cérémonie civile de mariage supposaient une infériorité statutaire de l’épouse. Aujourd’hui encore, les textes bibliques lus dans nos églises ou nos temples luthéro-réformés à la même occasion vont souvent dans le même sens, même si la prédication qui s’ensuit corrige le tir. Cela est plus marquant dans les Églises évangéliques, et correspond à la conception officielle de l’Église romaine en ce qui concerne le mariage et le couple.

Autrement dit, il semble bien que toute notre société reste tributaire, plus ou moins souterrainement, d’une conception antique du mariage. Non pas seulement judéo-islamo-chrétienne, puisque, du moins je le pense, liée à l’ensemble des systèmes sociaux impériaux de l’Antiquité, Extrême-Orient inclus. Je note que cela est moins vrai en Europe du Nord, dans les sociétés d’origine celtique ou scandinave qui n’ont pas fait partie d’un empire.

 

La seconde remarque concerne la place des enfants dans cet ensemble de questions. Dans le système antique, si l’épouse est infériorisée, ou plutôt "intériorisée", c’est, entre autre, pour qu’il soit certain que ses enfants sont bien ceux de son époux, et plus largement ceux du clan (de la famille élargie à la tribu ou à la cité). C’est pourquoi le Jésus de Marc et Matthieu insiste sur le lien d’étroite fidélité qui doit unir les époux à partir du moment où cette infériorité féminine est abolie. Cette recommandation était absolument nécessaire car si l’évidence de l’infériorité de la femme devenait caduque, les hommes auraient davantage tendance, soit à quitter le foyer, soit à devenir violents (comme on le constate souvent aujourd’hui).  

C’est aussi pourquoi, sans doute, le passage concerné est immédiatement suivi d’une exaltation de l’intérêt que l’on doit porter aux petits enfants (Marc 10,13-16 et Matthieu 19,13-15, repris par Luc 18,15-17). Dans le système impérial, ces derniers, confinés qu’ils étaient au gynécée, n’avaient pas autant d’importance en eux-mêmes, leur généalogie l’emportant sur leur personne.

Pour diverses raisons bien connues, et à propos desquelles nous aurons intérêt à réfléchir, la légitimité d’un enfant par rapport à la lignée ou au nom de son père ne représente plus, le plus souvent, un souci aussi important qu’autrefois dans notre société. Ce souci est de plus en plus remplacé par celui de l’existence ou non, chez l’enfant, de repères liés à la fois aux genres et aux figures paternelle et maternelle, ainsi que par celui du maintien ou non de liens affectifs entre les uns et les autres.

Cela pose cette question de fond : un être humain, être éminemment social, se constitue-t-il nécessairement, ne serait-ce qu’en partie, par la place qu’il occupe dans la suite des générations, telle que l’imaginaire social la conçoit, c’est-à-dire de manière en quelque sorte verticale (et dans ce cas, la chaîne inter-générationnelle ainsi constituée doit-elle être absolument génétique ou le droit – la parole sociale d’un jugement d’adoption par exemple – suffit-il à la constituer ?) ; ou bien les liens affectifs au bénéfice desquels il se trouve lui suffisent-ils à se construire, ceci de façon strictement horizontale ?

 

Le mariage est en train de changer de sens dans nos sociétés, et ceci plus rapidement que ne le font les institutions. Dans ce contexte, une chose semble certaine, nous ne reviendrons pas aux anciennes conceptions. Dans le domaine considéré, une longue histoire est en train de prendre fin. L’imaginaire hérité de l’ordre impérial sera bientôt caduc. Et l’on comprend bien que l’Église catholique, dont les institutions sont, plus largement que d’autres, intimement liées à cet ordre ancien, exprime sa souffrance devant cet état de fait.

Reste que cela pose des questions bien concrètes, dont nous allons pouvoir discuter à partir de cet intérêt premier porté à l’enfant : l’autonomie sexuelle – la vie commune avant mariage – l’union libre – le mariage temporaire – la fréquence du divorce – le choix du célibat – la famille mono-parentale ou recomposée – le mariage des personnes de même sexe et les problème liés alors à l’adoption, ou encore à une fécondation ou gestation par un(e) tiers – etc.

 

1 Exposé oral présenté en ouverture à un débat dans le cadre d’une réunion de pasteurs retraités (Poitou-Charentes) à La Rochelle le 11 octobre 2012.

2 Voir par exemple Éden – Huis-clos, Paris, L’Harmattan, 2002, ou, sur ce site, la page intitulée Le signe, le sacrement. 

 

 

 

 

 

Sur l’usage de certains textes bibliques en rapport avec le mariage

ou quelle anthropologie biblique ?

 

1 – Un couple humain dissymétrique

 

Les thèses des théologiens protestants hostiles au « mariage pour tous » comportent probablement des points pertinents et d’autres contestables, c’est à voir, mais l’un d’entre eux, en tout cas, ne me paraît pas soutenable. C’est celui qui fait dès l’abord argument de la validité intangible d’une « anthropologie biblique » inscrivant l’être humain dans une structure dialogique ontologique.

Celle-ci reposerait d’abord sur le projet créateur de Dieu, qui crée l’humain à son image, et se prolongerait dans la conception de chaque individu par une femme et un homme, sexuellement différenciés, qui sont des vis-à-vis l’un pour l’autre. C’est à partir de là que la dimension dialogique de l’existence humaine se déploierait ensuite à travers une infinité de variations dans les relations interpersonnelles, communautaires et sociales. J’emprunte ici les termes utilisés par le pasteur Marc Frédéric Muller dans un texte privé.

 

Cet argument passe à côté de la structure dissymétrique des relations dont il fait état, ce qui, à mon sens, lui ôte tout intérêt en tant qu’argument lorsqu’il s’agit d’établir une valeur « ontologique » au mariage d’êtres humains partageant, comme aujourd’hui chez nous, un même statut anthropologique. Dans la Bible, l’homme et la femme ne partagent pas ce type-là de statut.

Il ne faut pas, en effet, faire de contresens sur le lien qui unit, selon les Écritures, l’homme et la femme dans le couple. Dans le récit biblique, de même que l’être humain n’est image de Dieu que comme réalité seconde, ne tenant sa validité que par rapport à une réalité première, de même, la femme est, par rapport à l’homme, un vis-à-vis dépendant.

Ainsi, par exemple, l’expression hébraïque kenègdo employée pour préciser la relation que la première femme entretiendra avec le premier homme (Genèse 2, 20 ; littéralement : « comme devant lui »), et traduite souvent par « vis-à-vis » ou « semblable à lui », n’évoque pas en réalité l’attitude qui consisterait pour l’un et l’autre à se regarder face à face et droit dans les yeux, en partenaires égaux, mais plutôt le lien de loyauté réciproque qui unit un seigneur et son vassal ou un maître et son fidèle serviteur. Pour la culture considérée, ces distinctions, liées à des ordres distincts constitutifs de l’humanité, sont tout autant « ontologiques » que la différenciation sexuée (pour autant que ce terme d’ontologie ait quelque correspondance avec le langage qui s’exprime dans la Bible). Ce n’est pas un hasard si le récit biblique fait sortir Ève d’Adam et non l’inverse (ce qui serait pourtant conforme à la nature !) car elle est de second ordre, elle qui « dé-pend » de son homme.

La première conséquence de ce statut « anthropologique » de la femme, c’est que les petits qu’elle enfante sont les fils et les filles de son mari plutôt que les siens.   

Telle est la structure dialogique dans laquelle homme et femme se trouvent réunis dans les textes bibliques, y compris très largement dans le Nouveau Testament. Cela illustre simplement le fait qu’ils ont été écrits dans le cadre de civilisations impériales, asiatiques et antiques qui privilégiaient des relations contractuelles de type hiérarchique validées par le divin. Dans ces sociétés comme dans d’autres plus anciennes, c’est bien connu, la femme n’est pas totalement sujet, elle est valeur d’échange et signe d’alliance entre les hommes. C’est pourquoi, par exemple, la Loi donnée à Moïse au Sinaï s’adresse aux hommes, pas aux femmes. Elles n’ont qu’à suivre. Il serait d’ailleurs grotesque de leur appliquer la plupart des textes de loi lévitiques concernant la sexualité, telles par exemple que : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme »…

 

Alors veut-on faire une loi intangible, « ontologique », de conceptions anthropologiques situées et datées ? La révélation implique-t-elle que les croyants d’ici et d’aujourd’hui, hommes et femmes, aient à vivre « à l’antique » ? Doivent-ils sacraliser des traditions orientales qui leur sont devenues étrangères ? Je crois plutôt que, pour prendre une image, ce n’est pas seulement d’un point de vue linguistique que les Écritures nous disent leurs vérités dans une autre langue que la nôtre, et que celle-ci reste à traduire dans notre propre langue. 

 

Ainsi, pour moi, et justement d’un point de vue anthropologique, ce que ratent les arguments évoqués plus haut sur ce point, c’est l’irruption de cette égalité inédite de statut que les femmes ont peu ou prou conquise dans nos sociétés. Or c’est sans doute parce que le couple devient alors une union civile entre égaux que, les anciennes règles devenant par suite caduques, la question de l’union civile entre semblables en est arrivée à se poser elle aussi aujourd’hui. Même si, pour être honnête, cette question m’embarrasse, je la crois légitime.

 

2 – Sur Genèse 1,27 (« Mâle et femelle il le créa »)

 

Ceci posé, question : une réponse de type anthropologique comme celle que je viens d’exposer est-elle suffisante au regard du point de vue ontologique déjà mentionné ? On pourrait en effet ne voir là que de simples considérations socioculturelles, bien faibles arguments au regard, par exemple, de ce passage de Genèse 1,27 : « Mâle et femelle il le créa », expression qui semble justement faire du couple cette structure dialogique ontologique qui disposerait du statut de fait de Création ? Je ferai plusieurs remarques à ce sujet :

 

Tout d’abord, ce que j’ai évoqué ne se résume à des considérations socioculturelles qu’au sein de notre culture. Pour les Anciens, je le répète, les distinctions qui nous paraissent telles étaient des marqueurs de nature anthropologique. Tel est du moins mon point de vue à leur sujet. Mais « anthropologique » ne veut pas dire « ontologique », notion fort éloignée, à mon sens, du type de pensée qui s’exprime dans les Écritures.  

Certes, Genèse 1,27 souligne le fait de la dimension bi-sexuée de l’espèce humaine, qui est une réalité d’expérience dont personne ne met en doute la réalité. De plus, Genèse 1,28 ajoute manifestement à cela la pensée selon laquelle cette bi-sexualité est la cause de la fécondité de l’espèce humaine, ce qui n’est pas non plus niable. Il est clair aussi que, dans l’esprit des rédacteurs, ces réalités d’expérience sont dues aux paroles du Dieu créateur. Il est clair aussi pour nous que, toujours dans l’esprit des rédacteurs, ce qui est inféré dans ces versets a à voir avec ce que nous, nous appelons le mariage. Mais nombre de passages bibliques obligent à reconnaître à ce propos que pour eux, un mariage heureux était souvent polygame, jamais polyandre…

Et si l’on élargit la lecture à l’ensemble dans lequel se trouve ce demi-verset, il est tout aussi clair que, pour ses rédacteurs, la domination exercée par les humains sur la terre et sur tout ce qu’elle contient fait partie de ce même ensemble de paroles créatrices, cela au même titre que la fécondité bi-sexuée des humains. Il en est de même de ce qu’énoncent les versets 29 et 30, selon lesquels la faune et la flore sont créés pour la nourriture des humains. C’est là qu’on retrouve, à mon sens, cette présence, dans les Écritures, de ce que j’appelle plus haut un marqueur anthropologique, évidemment daté et situé : ces Anciens concevaient comme un fait de Création l’idée selon laquelle les éléments naturels étaient présents, non en eux-mêmes ni pour eux-mêmes, mais pour le bien de l’espèce humaine.

 

J’ai eu ailleurs l’occasion de relever que ces conceptions sont liées à une structure relationnelle de base selon laquelle, en l’occurrence, la Terre est dévolue à l’Humain comme la femme est dévolue au mari, ou le fils au père, ou le serviteur au seigneur, en fonction d’une alliance de nature hiérarchique et englobante. Selon cette pensée, ce n’est pas l’être humain qui vit au sein de la nature, mais la nature qui tire son existence de son service au sein de l’aire de domination humaine. La Terre comme animal domestique, pour le dire de façon plaisante. Plus sérieusement, je vois là l’application de ce que j’énonçais plus haut à propos de la valeur anthropologique de ces conceptions pour les Auteurs bibliques. Pour moi, le verset 27 n’enlève rien à cette conception : l’être humain y est distinct de deux manières, en tant que mâle et femelle et… en tant que seigneur et serviteur.   

 

Bref, c’est tout le chapitre – et non pas seulement cet extrait du verset 27 – qui doit être lu comme un ensemble. Il s’y exprime un point de vue que j’ai caractérisé comme daté et situé. Il est patent que nous sommes gravement gênés par le fait que les Écritures aient été écrites au Proche-Orient et dans l’Antiquité, c’est-à-dire par des gens qui étaient étrangers à nos conceptions actuelles. Il en ressort qu’à mon sens, ce que nous avons à faire ici et aujourd’hui de ces paroles (et en particulier de ce verset 27), c’est, à moins de les rejeter totalement, d’entrer dans un travail de création permanente : une transcription au sein de notre conception de l’existence. Nul doute pour moi, je le précise, qu’elle ne soit critique à l’égard de nos comportements, quels qu’ils soient.

J’admets parfaitement que, dans le cadre de ce travail, certains puissent aboutir, en ce qui concerne le lien matrimonial, au point de vue selon lequel seule l’union de deux personnes de sexe différent peut être acceptée comme mariage. Mais je ne pense pas que cela doive être nécessairement déduit des textes bibliques.

On peut constater que, si ce texte inaugural lie très probablement différence sexuelle, fécondité et conjugalité, ce lien n’est en rien rendu nécessaire par le thème central de ce chapitre, qui consiste en l’affirmation que le monde que nous connaissons est le résultat du Parler créateur de Dieu, un dieu unique totalement distinct de sa création. En ce qui me concerne, je l’avoue, ce qui me paraît le plus important, mais c’est un autre sujet, c’est de comprendre ce que signifie ce Parler de Dieu, ce verbe créateur, au regard de nos conceptions actuelles. En abordant cette question, on se trouverait, de façon plus pertinente qu’à propos du couple humain, confronté à la question de l’ontologie : la Création par le verbe divin instaure-t-elle un être, ou du devenir ?

 

Saint-Coutant, 2013

 

 

 

 

 

Une théologie de l’exil ? 1

ou qu’il n’existe pas d’autochtones

 

Y a-t-il une théologie de l’exil dans la Bible ? Une éthique liée à l’exil et à l’accueil de l’exilé ? Il existe ce qu’on appelle des théologies du génitif, c’est-à-dire des théologies chrétiennes qui privilégient un thème, comme la théologie sud-américaine de la Libération, ou africaine de la Reconstruction, ou asiatique du Peuple dominé (minjung). Mais il y a eu aussi, d’ailleurs dans ces mêmes régions du monde, des théologies de l’Exil, ou du Désert. C’est-à-dire des théologies qui privilégient le thème du choix d’une sortie hors d’une situation vécue comme insupportable.

Il s’agit d’une attitude spirituelle, qui doit permettre aux croyants de se libérer intérieurement de la domination qui pèse sur eux, qu’il s’agisse de la colonisation, ou bien de l’aliénation politique, économique, sociale, ou encore culturelle. Je ne parle donc pas là du fameux opium du peuple que serait nécessairement la religion, Il s’agit au contraire d’une stratégie de lutte. Elle consiste en quelque sorte en un retour aux origines et aux fondements de la foi, d’où le fréquent rappel du thème biblique du désert, qui occupe tout de même quatre livres du Premier Testament, et qui évoque une capacité de vivre, certes, dans le dénuement, mais avant tout dans la liberté, dans un face-à-face avec Dieu, afin d’être restructuré pour repartir au combat.

Mais ces théologies supposent que l’on ait choisi ou au moins assumé son propre exil. Y a-t-il aussi, dans le stock de réflexions que le christianisme met à disposition, en particulier dans le dépôt de récits et de poèmes que nous offrent les Écritures bibliques, de quoi donner sens à la situation de ceux qui subissent l’exil ? Une rapide recension s’impose :

 

1 – L’exil, comme condition fondamentale de l’être humain

 

Les onze premiers chapitres du livre de la Genèse ont pour visée d’offrir un point de vue universel sur la condition humaine. Or cette condition est présentée comme celle d’un être qui est chassé de son lieu d’origine – chassé et radicalement séparé. C’est le cas d’Adam et Ève comme celui de Caïn.

Le mot hébreu adam signifie "être humain". Or Adam n’est pas seulement chassé de l’Éden, il est mis devant beaucoup plus qu’un simple exil : à cause de lui, la terre-mère est maudite, ce qui signifie plus précisément qu’il est séparé d’elle pour toujours. C’est à partir de là que l’histoire humaine sera fondamentalement une errance, un exil.

Toute idéologie qui lierait le salut de l’être humain, par nature, à un territoire, un lieu, une patrie, une race, une nation – que sais-je encore ? –, se heurterait à ce premier énoncé biblique : tu es coupé de tes origines, ton passé est passé, tu vas vers ton avenir, et c’est à toi de le construire. Il n’existe pas d’autochtones.

 

Le second récit est celui qui met en scène un meurtrier, Caïn, lui aussi errant et vagabond. Il est en réalité le véritable premier être humain, le premier homme né d’un homme et d’une femme, l’humain tel qu’en lui-même. Il est celui qui s’attache à la terre-mère, celui qui sert la terre (covéd adama), et il est aussi, en conséquence, une fois chassé, le fondateur d’une lignée qui, pour survivre, va inventer la ville, les métiers, les arts, bref, au sens propre, la civilisation. Celle-ci naît donc sur la base du meurtre, elle est le fait d’un exilé, et elle comprend la célébration de la guerre, comme s’en vante le descendant de Caïn, Lèmèc (4,23) :

Car un homme j’ai tué     

pour ma blessure          

et un enfant    

pour ma meurtrissure

Or la descendance de Caïn est promise à la destruction, elle sera tout entière détruite dans le Déluge, dont le récit évoque, quelques chapitres plus loin, la destinée évidente d’une humanité déchue.

 

Le troisième récit qui m’intéresse est celui de la Tour de Babel, ville impériale au langage despotique, et dont les habitants sont finalement dispersés, devenus des exilés privés du pouvoir de s’approprier la terre, ou le ciel, par leur parole.

 

On peut constater comme ces récits à visée universelle et fondamentale expulsent de l’esprit du croyant toute confiance funeste, toute foi dangereuse qu’il pourrait placer dans ses origines, dans son caractère d’indigène, d’autochtone. Ils lui disent : tu es fondamentalement un errant, un exilé, et si tu mets ta sûreté dans ta terre, ton pays, ta ville, ta civilisation, ta langue, ton idéologie, ta religion, ta domination, etc., tu deviens alors un meurtrier, et un réprouvé, bref, un être perdu.

 

C’est pourquoi l’histoire proprement biblique de la naissance de la foi dans le Seigneur-dieu commence, au chapitre 12, par un ordre de séparation, l’injonction d’un exil. Cette foi exclut toute révérence et toute dépendance à l’égard d’une quelconque seigneurie terrestre, serait-elle purement mentale. C’est l’histoire d’Abraham, l’ami de Dieu et le père des croyants, qui commence ainsi :

Et mon seigneur a dit    

à Avram         

Toi va-t-en         

de ta terre et de ta naissance    

et du domaine de ton père

Vers la terre    

que je te ferai voir

 

Cette parole inaugure la foi biblique. Il n’y a pas de foi biblique qui ne se tienne dans l’aire de cette injonction. C’est d’elle que viennent des paroles telles que "Mon royaume n’est pas de ce monde" (Jean 18,36), ou "Cherchez premièrement le royaume de Dieu" (Matthieu 6,33). Notez que ce royaume, ou plutôt ce règne, n’est pas exclusivement situé dans un autre monde que celui-ci, mais à la fois là-bas et ici-même. À la fois à accueillir ou à construire comme une réalité à venir dans ce monde, ou à recevoir comme une nouvelle aventure dans un autre monde, ailleurs, un monde que l’hébreu appelle "le monde qui vient" (colam habbâ). À l’opposé des moyens bien connus qui permettent de s’enraciner dans un royaume ou un règne de nature, le moyen d’aller vers le règne à venir est la sainteté, qui suppose premièrement, à la fois justesse personnelle et justice collective.

Et vous serez saints        

car saint  

je le suis

dit le Seigneur (Lévitique 11,44) avant que Moïse énonce la loi dite de sainteté, qui vise à proscrire l’injustice, en particulier à l’égard de l’étranger :

Une seule justice   

sera chez vous         

Pour l’étranger comme pour l’indigène    

elle sera

… Car à moi   

est la terre

Car étrangers et habitants    

vous êtes    

chez moi 

(Lév. 24,22 et 25,23).

 

2 – L’exil, comme trahison et comme chance

 

Le récit biblique le plus achevé qui concerne l’exil parle d’un homme que ses frères trahissent et livrent à la mort, mais qui s’en relève et finit par siéger à la droite du seigneur tout-puissant, apportant au passage à ses frères le pardon, la vie et le bonheur. On peut reconnaître là le modèle des récits évangéliques qui présentent le parcours de Jésus. Il s’agit en effet de l’un de ses paradigmes. Et après tout, Jésus est bien le fils d’un Joseph…

 

Car ce récit se trouve en fait dans le Premier Testament, dans le livre de la Genèse, et raconte les aventures de Joseph, l’un des douze fils de Jacob, lui-même petit-fils d’Abraham. Son histoire est bien celle que je viens de résumer : fils préféré de son père, Joseph est prédestiné à devenir le seigneur de ses frères, raison pour laquelle ceux-ci le font descendre dans une fosse, lieu mortel par excellence, avant toutefois de le vendre comme esclave, ce qui l’amènera dans un cul-de-basse-fosse égyptien, autre symbole de mort. Mais à la fin, une sorte de résurrection sociale fera de lui le grand vizir du Pharaon, ce seigneur tout-puissant dont je parlais.

Joseph est ainsi l’exilé par excellence, et il n’est pas sans portée théologique, pour les chrétiens, que le récit qui le concerne annonce le sort du Christ, faisant de celui-ci ce Fils de Dieu exilé dans le monde dont parlent saint Jean et saint Paul, chacun à sa manière.

 

Mais l’histoire de Joseph vaut en elle-même. Elle parle de l’exil et le présente avant tout comme le résultat d’une trahison, mais aussi, au bout du compte, d’un envoi bénéfique. L’exilé est celui, ou celle, que les siens n’ont pas voulu, ou pas pu, pas su garder parmi eux. Mais cet exil peut être aussi pour eux une chance.

Ce double point de vue est important à bien percevoir pour ceux qui reçoivent chez eux l’exilé. Car eux, ils ont évidemment tendance à penser exclusivement à ce que doit être leur comportement vis-à-vis de lui, en oubliant que l’exil est avant tout la question de ceux qui ont chassé ou envoyé, suivant le cas, l’exilé. L’exilé est d’abord l’homme ou la femme des autres, de ceux qui l’ont poussé à partir. Et son sort a pour finalité, aux yeux du moins de ceux-là, de leur apporter à eux de la vie et du bonheur. Soit qu’ils le chassent ou se débarrassent de lui d’une manière ou d’une autre pour se purifier de lui, soit qu’ils l’envoient au loin pour qu’il soit en mesure de leur fournir de quoi vivre et de quoi espérer.

 

Tel est le cas de la famille de Joseph. Certains, parmi elle, l’ont trahi, d’autres le pleurent, mais tous vont bénéficier de l’avenir qu’il va leur apporter. C’est leur histoire, leur destin, lié à cet ailleurs, l’Égypte, qu’ils imaginent nécessairement comme le lieu d’un avenir heureux. Et c’est son histoire, à lui l’exilé, une histoire de douleur extrême, au sein de laquelle peut subsister néanmoins une espérance qui va le conduire à se battre.

 

Alors en quoi cela concerne-t-il ceux qui reçoivent ces exilés, les Égyptiens opulents de l’histoire de Joseph ? Eh bien eux, ils vont à la fois grandement bénéficier de cet apport étranger, et ils vont aussi en payer la note en subissant un bouleversement de leur façon de vivre. Pour eux il y a les deux. L’exil n’est pas leur histoire, ils n’en sont pas les sujets, mais ils vont avoir à gérer leur propre histoire en tenant compte de celle des autres. Dans l’histoire de Joseph, l’Égypte gère cela – pertes et profits – tout en douceur, puis, dans l’histoire de Moïse, qui s’ensuit, elle gère cela dans l’injustice et la violence, ce qui aboutira pour elle au bout du compte à une perte de puissance. Car la loi de justice et de justesse qui vient de Dieu s’applique aussi à elle : la terre est à moi, dit le Seigneur…

 

L’un des grands secrets bibliques, rarement exposé en toute clarté mais toujours dit au moins entre les lignes, c’est qu’il n’y a ni juif ni grec, ou si l’on préfère ni nous-autres ni eux-autres ; c’est que l’humanité, en conséquence, a pour réalité et pour avenir le compromis, l’accueil et finalement le métissage, parce qu’il y aura toujours un étranger là où vous êtes, seriez-vous l’un de ces peuples élus, élus par quelque dieu ou par quelque histoire un peu chanceuse, et parce que c’est justement l’histoire de cet exilé qui est le fil rouge de la grande histoire des peuples. Pourquoi ? Parce que c’est sur l’exilé que s’est concentrée la maladie de son peuple, et que c’est par lui, aussi, que se révélera la maladie de votre peuple.

Alors, côté Églises, on a beau toujours se refaire un christianisme autochtone, territorial, qui se voudrait gestionnaire de l’espace et du temps des populations, ça finit toujours par craquer, à cause de cet autre qui se ramène, venant d’ailleurs, ou même à cause de l’un des nôtres qui se fraye un exil intérieur. Et celui-là, cet autre, peut devenir le témoin ou même le garant de l’avenir !

 

3 – L’exil, comme temps de perte et de reconstruction

 

Ce qu’on appelle l’Exil, avec un grand E, dans le vocabulaire des biblistes, c’est évidemment cette période de l’histoire du peuple d’Israël pendant laquelle l’ensemble de ses milieux dirigeants – les nobles, le clergé et l’intelligentsia – a été déporté à Babylone, en deux vagues, entre 597 et 538 avant notre ère.

Il y a trois grands départs dans l’histoire biblique, et ce sont les articulations majeures de cette histoire, telle qu’elle a été récrite à plusieurs reprises en fonction de visées théologiques. Les voici : le départ d’Abraham vers un pays inconnu, le départ de Moïse hors de la servitude d’Égypte, et le départ des Judéens pour l’exil de Babylone.

 

Ce dernier a été la cause et le moyen d’un bouleversement de très grande ampleur. Il a permis, au prix d’une terrible destruction et de grandes souffrances, tant matérielles que spirituelles, d’ouvrir l’aire de pensée biblique à des nouveautés qui ont permis ensuite la naissance de deux des religions monothéistes actuelles, le judaïsme et le christianisme. Talmud et Évangile.

Quelles nouveautés ? D’abord l’ouverture à l’universel. Les grands de Jérusalem se trouvent tout à coup insérés dans une bien plus grande civilisation que la leur, une civilisation impériale, et ils prennent ainsi conscience de toute l’amplitude de l’histoire humaine. Ensuite, et en conséquence, apparaît à leurs yeux le rôle de la personne, par opposition à la fusion dans le groupe ethnique, celui-ci ayant perdu pour eux de sa pertinence sociale. Et cela va induire la pensée de l’unicité d’un Dieu universel, créateur de toute chose, et de plus partenaire possible de chaque être humain. C’est ce que devient pour eux le seigneur divin des tribus d’Israël. Mais ce dieu, le libérateur de leurs ancêtres asservis en Égypte, reste le dieu qui propose la sainteté dont je parlais, cette justice-justesse, non plus seulement aux douze tribus de son peuple, mais à toute l’humanité.

 

Ce que l’exil apporte dans la violence et la souffrance, c’est la perte d’une autonomie politique, d’une identité ethnique supposée, d’une image de soi et des autres comme inclus dans le jeu classique des rapports de force entre États, ou entre peuples. C’est très dur :

Au bord des fleuves    

de Babylone         

nous étions assis    

et nous pleurions

nous souvenant         

de Sion

Aux saules des alentours

nous avions pendu         

nos harpes

C’est là qu’ils nous demandèrent    

nos vainqueurs    

des chansons    

et nos bourreaux des chants de joie

Chantez pour nous         

des chants de Sion

Comment         

chanterions-nous un chant du Seigneur

Sur        

une terre étrangère

Si je t’oublie Jérusalem         

ma main droite m’oubliera   (Psaume 137,1-5).

 

Et que faire alors ? Les prophètes habitent cette question. Et s’ils font de l’exil la rétribution nécessaire, le résultat logique de l’abandon de la justesse par leur peuple, ils proposent néanmoins à celui-ci des voies d’avenir.        

Jérémie propose aux exilés de s’établir là où on les a menés, et d’y reconstruire leur existence en faisant confiance à l’avenir. L’avenir appartient à Dieu, et Dieu ne réside pas seulement à Jérusalem. Il gouverne tous les peuples.

C’est ce qu’Ésaïe met en avant depuis longtemps et que son école va développer pendant plusieurs générations, jusqu’à appeler les peuples les plus lointains à venir profiter de la grâce divine à Jérusalem… là où cependant le dernier des serviteurs du Seigneur-dieu souffre, comme le disent des poèmes fameux, de toutes les trahisons et de toutes les violences, lui qui porte la maladie humaine jusqu’au sacrifice, exilé de tout et de tous.

Ézéchiel, de son côté, inaugure dans la démesure littéraire un nouveau genre, le dévoilement d’un avenir heureux, dans lequel le peuple des morts se reconstitue dans l’exil et reçoit un avenir, pour construire enfin le temple universel. Ce dévoilement se dira plus tard en grec apokalupsis, apocalypse, un terme positif qui évoque certes bien des convulsions, mais annonce avant tout la fin glorieuse de l’histoire, la victoire finale de la sainteté.

 

Ainsi, même si d’autres, comme Néhémie, poussent au rebours les Judéens à donner raison, en un sens, à la puissance dominatrice en s’enfermant dans un ghetto coupé du reste de l’humanité, les prophètes et leurs successeurs confèrent un sens à l’exil.

Car il est ce temps, il est vrai, où la victime est d’abord enclose, où l’exilé se referme d’abord sur lui-même, sur son histoire, sa culture, sa langue, à cause de la violence subie, à cause de la séparation comme à cause de l’immersion dans l’inconnu, à cause du rejet qu’il subit comme à cause de la fascination trouble qu’il éprouve pour le monde qu’il habite.

Mais l’exil est aussi ce temps où il découvre toute la complexité du monde et de l’humain. Et pour les prophètes, il est le temps où l’exilé découvre à la fois la grandeur incommensurable et la proximité de Dieu, où il ne peut manquer d’être aspiré, convoqué plus que tout autre par cet appel : comment vas-tu construire de l’humain véritable, au sein de cet embrouillamini invraisemblable qu’est ta situation dans le monde, dans ce bordel qu’est le monde ? Que sera pour toi la sainteté ? Quelle justesse et quelle justice ?

 

4 – L’exil, comme mort et résurrection

 

La foi chrétienne tentera de répondre à cette question, grâce à la figure de Jésus de Nazareth, qui reprend à son compte tous les traits qui font l’exilé biblique, du Joseph de la Genèse au Serviteur du livre d’Ésaïe. Dans les évangiles, il est présenté comme celui qui porte tout cela à son comble en une double aventure : mort et résurrection. C’est cela le paradigme, qui inclut le pardon. Pardon reçu mais aussi capacité de pardonner.

 

La mort, c’est le chemin que prend celui que les siens, ses frères galiléens, vont trahir et abandonner jusqu’à ce qu’il soit assassiné là-bas, dans la lointaine et révérée Jérusalem, ville sainte et crainte à la fois. La mort c’est l’abandon par les siens, c’est le poids de toute la maladie des siens versé sur sa tête, et la solitude de celui qui se trouve contraint à en répondre sans que rien de son passé ne vaille plus pour le défendre ou le guérir.

 

La résurrection, quant à elle, n’est en rien la parole qui met un baume lénifiant, gratuitement, sur cette douleur et sur cette mort. La résurrection est au contraire un combat. Elle refuse la mort et la déniche sous tous ses aspects pour faire de ses victimes un corps glorieux, une vie sainte et prolifique, une âpre et belle aventure.

 

Je le dis ainsi pour tenter de mettre de beaux mots, à dessein, sur des vies difficiles et méprisées. Pour les rendre à ce qu’elles sont, ces vies-là. Je le dis ainsi dans une logique de combat. Car quand, en pensant à cette intervention, je pensais "résurrection", il se trouve que je pensais très précisément à tels exilés de ma connaissance, et au fabuleux courage, à la détermination sans faille, qui habitent leur vulnérabilité, et qui se mettent au service d’un avenir, ici-même, pour eux, pour leur peuple, pour leurs enfants…

 

Mais il n’y aura vraiment d’avenir pour eux, selon la logique évangélique, que lorsque le pardon aura surgi. Le pardon est un élément de la résurrection. Entendons-nous : le pardon dont il s’agit n’est ni un oubli des torts et des fauteurs de torts, ni des tortionnaires, qu’il s’agisse de ceux du lieu d’origine ou de ceux du lieu d’arrivée. Il n’est pas non plus une sorte d’amnistie qui serait concédée sans autre, par lassitude, à tous ceux-là, par celui ou celle qui subit l’exil. Il est lui aussi le résultat d’un combat intérieur, une victoire sur l’amertume, de telle sorte qu’une vraie liberté s’ensuive. Liberté, tout aussi bien, pour remettre les fautes, ou pour combattre les fautifs en vue de la justice et de la justesse. En ce domaine, la foi chrétienne est un combat.

 

C’est ma conclusion, la foi chrétienne est un combat. Combat résolu, contre les logiques de l’autochtonie et pour la résurrection des exilés que nous sommes tous. En vue de la sainteté. Justesse et justice. Mais les premiers sujets de ce combat, je dis bien les sujets, non les objets de la sollicitude des gens bien pourvus, les sujets, donc, ce sont les exilés maximum, ceux qui le sont, chez nous, selon la chair, c’est-à-dire selon l’histoire malheureuse de leur peuple.

Y a-t-il une éthique liée pour nous autres à l’accueil des exilés ? Rien d’autre que les servir dans leur combat pour leur résurrection. Car ce sont eux les héros de leur histoire.   

 

1 Communication faite à la Conférence annuelle de la Cimade, Aix-en-Provence, septembre 2000. Ce texte a été à l’origine de la publication du livre intitulé Exils (Éditions du Moulin, Poliez-le-Grand, Suisse, 2007) 

 

 

 

 

 

Un contrat de lecture

ou foin de l’herméneutique

 

Pour lire la Bible, je ne fais pas d'herméneutique, en réalité. Lorsque j’étais animateur biblique, j’ai assez vite repéré que ce qui m’était demandé en ce domaine, c’était de transmettre les résultats de la recherche au vulgum pecus, considéré et se considérant lui-même souvent comme infans. Cela m’a paru inverser indûment la réalité de la lecture.

Quand on te raconte une histoire, tu ne cherches pas d’abord à en étudier les origines ou les sous-entendus dans le but de l’amener à toi. Tu constates qu’elle te parle. Ou non. Fortement ou non. Si elle te parle fortement, tu vas te demander ce que tu peux ou dois en faire. Là, c’est le fils de plombier qui parle, je le reconnais.

Si tu te demandes ensuite pourquoi elle t’a parlé, tu vas pouvoir aller regarder autour ou en-dessous d’elle. C’est une démarche utile, mais seconde. Si tu la mets en premier, tu risques de t’oublier en tant que lecteur, en tant que sujet, à force de t’intéresser à un écrit devenu objet. Un objet que tu risques alors de perdre aussi comme écriture, c’est-à-dire comme sujet.

La lecture est une rencontre hic et nunc entre sujets. Or on a grandement tendance à oublier le lecteur. Raison pour laquelle il ne lit plus sa Bible.

Ce qui est intéressant dans les Écritures, à mon sens, c'est donc d’abord la libre créativité que nous mettons en œuvre en les lisant telles qu'elles se présentent à nous.

Cela comporte à mes yeux une conséquence de nature ecclésiologique. Ce qui est à espérer en Église, en effet, c'est que cette créativité première soit collective, plurielle, tendant vers un sens à construire ensemble en ligne de fuite, en fonction d'une cohérence entre le grand Récit et les images que nous nous formons de lui et à partir de lui pour aller plus loin.

C’est pourquoi j’aime à dire à ce sujet, dans une optique hyper protestante, que l’Église devrait être définie au moins comme le lieu d’un contrat de lecture des Écritures.

 

Saint-Coutant, octobre 2014

 

 

 

 

 

Lettre à mon fils

ou le vrai nom de l’Autre

 

À toi j’écris ceci :

Le monde a un sens et ta vie a un sens. C’est ce que, à moi-même, déjà, je me dis.

Il en est ainsi de tous les êtres, de chacun pris en lui-même et de tous dans leur ensemble.

Il en est ainsi de chacune des sortes d’êtres qui composent le monde. Ainsi en est-il de l’humanité. Ainsi en est-il, tout aussi bien, des animaux, des végétaux et des minéraux ; et ainsi de suite.

Un sens, cela veut dire une direction et un but. Rien d’abstrait en cela. Il y a une histoire du monde comme une histoire de chacun.

Il y a un commencement, un déroulement, et un but.

Mais attention : il s’agit bien d’une histoire, si bien que le déroulement, qui relie le commencement au but, n’est pas écrit à l’avance. Ni pour le monde, ni pour l’humanité, ni pour toi.

Si je crois, pour ma part, que le but sera atteint, au moins dans l’ensemble, cela ne signifie pas que je m’en remette au destin. J’ai au contraire à prendre bien conscience de mon rôle dans cette histoire, et à tenter de le remplir au mieux.

Je suis, à ma place, l’un des auteurs de l’histoire, l’un de ses protagonistes.

 

Le monde a un commencement. Avant, rien.

Ou si quelque chose, cela ne m’est comme de rien, car cela se situe en dehors de cette histoire. Je n’ai rien à y voir.

Avant, rien. si ce n’est celui qui a fait tout commencer.

De même, pour toi, se trouve un commencement. Avant, rien. avant, il y a certes des tas de choses, mais sans toi.

Il y a de la matière qui nous constitue petit à petit.

Il y a de l’histoire : un homme et une femme, une famille le plus souvent, un milieu, un pays, une langue, une nation, un passé, une culture. Etc.

Et c’est là que tu commences.

Vois-tu l’arbitraire de ce commencement ? Tu te trouves, que tu le veuilles ou non, français, malien, algérien, vietnamien. On te communique d’autorité tout ce qui va avec : langue, histoire, coutumes, goûts, cuisine, patrie, etc. tu te trouves riche ou pauvre, nourri ou affamé, cultivé ou ignare – cultivé d’une manière ou d’une autre, selon que tu es prolétaire ou bourgeois, rural ou citadin, occidental ou asiatique. Tu te retrouves avec une religion, ou sans. Etc.

Vois-tu l’arbitraire ? C’est pareil pour le commencement du monde. Pour le commencement de la vie. Pour le commencement de l’espèce humaine.

Il y a de l’Extérieur qui le précède et qui l’entoure. De l’Autre. Qui te fait.

Et moi, je crois que cet extérieur, cet autre, qui précède le monde et qui l’entoure, est un réalité Un Autre.

Ne me demande pas de preuves, là-dessus. J’ai dit « je crois ». Je finirai bien par te dire un jour pourquoi je le crois. Je te dirai même ce que veut dire « je crois ». En tout cas ce n’est pas quelque chose comme une opinion, ou une croyance. Disons que c’est une fondation. On y reviendra.

Ne me demande pas non plus comment il est, cet Autre. De fait, personne ne l’a jamais vu. Il est Autre. On ne peut savoir de lui que ce qu’il fait connaître, de lui-même. Si cela se trouve !

Et de ce qu’il fait connaître de lui-même, on ne peut en outre comprendre que ce qui est à notre portée.

Car ne l’oublions pas, nous, nous sommes à l’intérieur de l’histoire, et lui en dehors. Que peut-on comprendre du dehors quand on n’est jamais sorti ?

En réalité, il fait connaître de lui beaucoup de choses, mais nous ne sommes capables de percevoir que très peu.

Le spectacle du monde, par exemple, devrait nous en apprendre beaucoup sur lui. Mais l’expérience de l’humanité prouve qu’il n’en est rien. Ou fort peu. On aperçoit, on entrevoit, et puis on oublie.

Il faut savoir que l’humanité est étonnamment distraite.

Pourtant, depuis fort longtemps, certains se sont aperçu que l’Autre ne fait pas que se laisser deviner au travers du monde.

Une poterie, par exemple, en dit long, quand on veut bien la regarder vraiment, sur le potier qui l’a conçue et réalisée. Mais si en plus le potier se met lui-même à intervenir directement, alors évidemment ça renseigne. On peut alors apprendre à se servir vraiment de la poterie.

Depuis très longtemps, des humains, hommes ou femmes, ont eu la perception de ce que l’Autre était lui-même à l’action, directement, dans le monde, pour se faire connaître, et pour les renseigner sur l’usage de ce monde.

Pour les renseigner sur l’usage d’eux-mêmes, de l’Univers – avec tout ce qu’il contient – et surtout sur le but.

Je ne suis pas moi-même l’un de ces humains-là, et tout ce que je te raconte, je le tiens d’un certain nombre d’entre eux.

Et ceux-là ont découvert une chose : cet Autre était lui-même le but.

Curieusement, selon eux, nous allons vers cet Autre. Lui qui était au commencement, qui est maintenant tout autour du monde, et au cœur de ce monde, et tout autour de toi, et au cœur de toi. Lui, il nous attend.

 

Très souvent, cela n’a rassuré personne. Car il est clair qu’il n’est pas très agréable d’être à la fois cerné et habité par un Autre qu’on ne connaît pas. On se sent prisonnier. Observé, jugé, ligoté. Par derrière, par dessus, par dedans, par devant.

On se débat. On fuit. On se bat. On pense à autre chose. On dit « il n’existe pas ». On agit pour soi tout seul. Ou bien on fait semblant de se soumettre et, en douce, on détourne sa vie de lui.

Tout cela pour se défendre. Pour être soi. Pour être libre.

D’une certaine manière, cette attitude résume à elle seule toute l’histoire de l’humanité.

Ces humains qui ont perçu la présence de l’Autre parmi nous disent pourtant que c’est une erreur. Que l’Autre n’est pas à fuir.

L’un d’entre eux disait : « Il n’est pas semblable à un grand vent, l’Autre, à une tempête qui arrache tout, non, il est comme un souffle léger qui palpite dans la fournaise d’une montagne pierreuse, écrasée de chaleur. »

Un souffle léger. On respire.

Un autre disait : « Il ne te charge pas d’un lourd fardeau, comme celui d’un âne qui trébuche sous le poids de la charge, non, son fardeau est léger, c’est un plaisir de le porter. »

Et encore : « Il n’est pas la chaleur étouffante qui assomme à midi, et qui tue les plantes assoiffées, non, il est comme un ruisseau d’eau fraîche. »

Ou bien : « comme une lumière dans la nuit ». « comme un berger qui porte un agneau nouveau-né. » « Comme une pluie qu’on attendait. »

Et l’un va jusqu’à dire : « Comme un avocat devant tes juges. »

Mais tiens ! On court toujours. On ne l’écoute pas. Certains de ceux dont je parle ont même été battus, tués.

Et puis un jour on a appris que le vrai mot pour dire cet Autre, c’était le mot amour.

Ce qui est avant, ce qui est pendant, ce qui est après : l’amour.

On voyait bien qu’on avait tort de se sauver.

 

Tu as donc, comme le monde que tu habites, un commencement. J’y reviens.

Pourquoi ce commencement ? Pour aller de l’avant.

Pour développer au mieux, et mener à son accomplissement, ce qui est sans prix, ce qui est une pure merveille : toi.

Un Autre t’attend, et te voudrait accompli, achevé, lumineux, harmonieux, pour t’adjoindre à lui.

C’est comme un stage que tu commences. Mais un stage très dur, avec beaucoup d’épreuves, de tests, de défis, de dangers, le tout entrecoupé de temps de repos, de détente, de plaisir.

Du malheur et du bonheur.

Mais ne te fais pas d’illusion : un stage très dur. Un stage à mort, mais pour la vie.

C’est comme un match en vue de la qualification. Et ton adversaire te combat à fond, sans concession. Mais saches que ton adversaire est en réalité celui qui t’aime. Il te veut champion.

C’est comme une guerre : il ira jusqu’au bout. D’une manière ou d’une autre il te vaincra. Mais c’est à qui perd gagne. Tu auras la victoire.

C’est comme cela qu’il fait. Lui-même l’a vécu avant toi.

Beaucoup refusent le match. Plus encore : ignorent son existence. Mais le match existe. Il est ta vie.

 

Tu as un commencement. Et sur cette terre tu as une fin. On l’appelle la mort.

Bien qu’elle fasse partie de l’ensemble de l’itinéraire complet, la mort est néanmoins la grande ennemie, pour nous comme pour l’Autre.

C’est qu’il y a deux façons de la considérer.

La première manière consiste à voir qu’elle est utile à la réfection permanente de la création. Adéquate à sa rénovation, sa remise en état constante, comme lorsqu’on change les pièces usées d’un moteur pour en mettre une neuve afin que ça fonctionne.

La seconde manière consiste à considérer chaque vie qui se perd ainsi, et à refuser qu’elle se perde.

Parce que toute existence est la cause possible d’un émerveillement.

Ainsi, parce que tu es cause possible d’émerveillement, ta mort n’est pas acceptable.

En ce sens-là, la mort n’est pas adéquate, elle est au contraire le résultat d’une erreur de parcours.

Le grand Autre, qui en a accepté la nécessité, la remet pourtant sans cesse en cause.

Il y a comme une contradiction entre le commencement, qui instaure une histoire qui va vers la mort, la suppression régulière des vies, et la fin, qui suppose que tout ce qui a été, que toute vie, se retrouve récupéré.

On a cherché beaucoup d’explications pour justifier cette contradiction.

Je n’en ai aucune. Je la constate. C’est que je ne suis pas cet Autre, et de très loin.

 

Les témoins auxquels je faisais allusion n’en ont pas plus que moi. Ils s’en tiennent à ce qui se passe selon la logique de la seconde façon de voir.

Parce que, assurent-ils, le vrai nom de l’Autre, je le disais à leur suite, est l’amour.

Alors la mort devient le résultat d’une erreur, d’un manque, d’un ratage.

Cela se voit bien : elle introduit dans la vie le malheur, la douleur, l’angoisse. Elle est contraire à l’amour. Elle est opposée à cet Autre qui nous attend.

Dans la situation actuelle, elle règne cependant, produisant la séparation.

Séparation à l’intérieur du tout qu’est ton être. Séparation, en toi, puisque toutes tes solidarités sont détruites. Les éléments de ton être physique comme les éléments de ton être historique, toutes tes solidarités. Séparation entre les êtres, entre ceux et celles, surtout, qui s’aiment. Désintégration.

Les témoins auxquels je me réfère disent que la réunion finale, la réunion de l’être au complet, la remise en harmonie de tous les éléments de son histoire, est le résultat de l’œuvre d’un héros, justement cet Autre qui nous aime.

Selon eux, cette histoire-là a détruit, non la réalité de la mort, mais sa puissance. La mort a été traversée, dépassée, et finalement intégrée à la grande histoire de la vie. C’est le fait d’un être historique, à un moment donné de l’histoire humaine, en un lieu précis.

Comme si la fin de toute l’histoire était concentrée par avance en ce temps et en ce lieu, dans la personne et l’œuvre d’un humain nommé Dieu avec nous.

L’Autre en nous : la fin, le but, le sens de notre vie, concentré là.

 

Montpellier, 1986

 

 

 

 

 

Le mythe, le Juif, la Bible…  

ou le politique

 

Le bouc émissaire, René Girard l’a bien montré, rassemble sur sa tête, de façon mythique, toute la colère plus ou moins rentrée propre à toute société humaine. S’en prendre à lui, c’est tenter de liquider les causes diffuses de cette colère.

Or les Juifs ont toujours été l’un des boucs émissaires préférés de l’Occident. Peut-être le seul. Pourquoi ? Pour rien ! Car le principe même du bouc émissaire, c’est qu’il est choisi de façon arbitraire. Sinon, on serait dans la recherche objective des vraies raisons de la colère que l’on éprouve, on serait dans le politique, non dans le mythe. Le principe même du bouc émissaire, c’est qu’il n’a rien à voir avec la haine qu’on lui porte : de cela il est innocent (c’est ce que, du moins, tout chrétien devrait comprendre en contemplant le Christ en croix).

D’ailleurs, si le Juif est victime de l’antisémitisme, ce n’est pas lui en tant que personne qui est visé, mais une représentation. C’est pourquoi il importe peu de savoir qui est juif ni même ce que désigne le mot Juif : croyant, pratiquant, incroyant ou chrétien ; sémite, slave ou berbère, etc., peu importe ! C’est pourquoi aussi l’antisémite peut-il parfaitement choisir des Juifs pour amis. Enfin, c’est la raison pour laquelle on a pu dire qu’il n’y a plus, en ce sens, de Juifs dans l’État d’Israël, que l’on désigne le plus souvent, tout naturellement, non comme État juif, mais comme État hébreu. 

Par ailleurs, ce qui précède permet de montrer aussi que démythiser, que ce soit le fait juif, ou la Bible, ou le Coran – effort souvent revendiqué, pour ces derniers, par les théologiens modernistes –, va conduire à les interpréter de façon politique, au sens des rapports de production, d’échange et de force qui régissent nos sociétés. C’est ce que nos modernistes hésitent à envisager, secrétant en conséquence, à partir du mythe ancien, quelque chose comme du mythe mis au goût du jour. Mais ça n’a pas le même goût !

 

Saint-Coutant, 2015 

 

 

 

 

 

Les origines du peuple hébreu*

Bible et Histoire

 

Le récit biblique sur l’origine du peuple hébreu, entièrement dépendant d’un point de vue théologique, ne correspond pas aux données apportées par les chercheurs des diverses disciplines scientifiques qui abordent cette question. Il interprète et réécrit en effet d’anciennes traditions, aujourd’hui disparues en tant que telles, en fonction d’un faisceau d’intentions se rapportant à la foi de ses auteurs.

Ce grand récit est le résultat concerté d’une œuvre littéraire que l’on peut dater approximativement de la période qui a suivi le retour en Judée des exilés juifs de Babylone, soit du Ve au IVe siècles avant notre ère. En cela, il peut devenir lui-même le sujet du travail critique des historiens, mais pour le croyant que je suis, cela n’enlève rien à la pertinence, sinon de l’historicité de ses narrations, du moins des intentions dont il se fait le porteur.

Ceci dit, le point de vue que je vais exposer ici obéit lui aussi à une intention, s’il est toutefois le résultat d’une quête que j’espère de nature objective et historique. Le discours de l’histoire est en effet toujours une réinvention du passé en fonction de critères qui peuvent différer d’un auteur à l’autre. Mon intention, ici, est de privilégier un point de vue de nature politique, celui qui donne la prééminence aux rapports de force entre divers formations ou milieux sociaux aux intérêts divergents.      

 

L’histoire d’une longue confrontation

 

Toute l’histoire biblique, qu’il s’agisse des Écritures elles-mêmes ou de ce qu’en disent les historiens, se passe dans le cadre d’un monde où règnent des empires, cela dès le Quatrième millénaire avant notre ère, avec les premiers empires mésopotamiens, et jusqu’au IIe siècle de notre ère avec l’empire romain.

L’histoire du peuple hébreu antique, sous ses diverses appellations et organisations, ne saurait être abordée en dehors de son lien avec cet état de fait, principal invariant de cette longue succession de périodes par ailleurs fort dissemblables. On peut lire l’histoire de ce peuple, de son émergence à sa disparition en tant qu’entité territoriale antique, comme celle de ses relations avec la réalité impériale de l’Antiquité, telle que cette réalité a existé au cours des temps sous diverses modalités au sein de cette aire de civilisation. Et plutôt que de relations, sans doute vaudrait-il mieux parler de confrontation.

La naissance elle-même du peuple hébreu, ou plutôt des premiers éléments qui ont fini par le constituer, a à voir avec cette confrontation permanente, qu’elle inaugure. Une confrontation dont on sait qu’elle a été foncièrement religieuse, mais dont on oublie souvent que cet aspect ne se sépare jamais, dans l’Antiquité, des réalités économiques, sociales, culturelles et politiques. C’est nous, en effet, qui séparons ce que les dieux de l’époque unissaient…  

Je partirai de cette question : que s’est-il passé pour que, vers l’an –1000, on trouve en Palestine – quelques petites cités-États cananéennes mises à part – un ensemble de tribus sédentaires, assez récemment installées, confédérées, et connues sous le nom d’Israël, partageant un même culte, celui d’un dieu unique se présentant comme leur seigneur commun, et évoluant vers la création controversée d’un royaume ? Le tout répondant à une réalité socio-politique qui divergeait totalement des normes de l’époque et de la région du monde considérée.

L’hypothèse que je formerai pour tenter de répondre à cette question est que cette situation était le résultat d’un processus complexe mettant en œuvre une intention durable, celle qui consistait, pour des types de populations primitivement hétérogènes, à se défaire ensemble de leur sujétion à l’égard de pouvoirs ressortissant au système royal matérialisé par l’ordre impérial.

En d’autres termes, la naissance du peuple hébreu est le résultat d’une révolution et des mutations qu’elle a produites.

Les éléments que je retiendrai pour construire cette hypothèse sont les suivants :

– L’existence, dans les sociétés proche- et moyen-orientales étatisées de l’Âge de bronze, de grands empires régis par un même modèle relationnel, tout à la fois global et universel, que j’appelle modèle idéologique royal.

– L’existence, au XIIIe siècle, de populations fort diverses ayant pour point commun de se mouvoir à l’écart des zones au peuplement sédentarisé et étatisé.

– Le double affaiblissement de la civilisation cananéenne de l’Âge du bronze moyen : affaiblissement économique et politique de ses cités-États, affaiblissement de la présence du pouvoir régulateur égyptien dans cette région.

– Liée à cet affaiblissement, une révolution agraire au sein de la société cananéenne de la même époque.

– L’apparition d’une variante "aberrante", insurrectionnelle, du modèle idéologique royal, découverte qui pourrait être due à un groupe égyptien dissident et attribuée à Moïse (XIIIe siècle).

– Enfin, à la faveur de cet ensemble de facteurs, l’afflux en Canaan, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, de populations erratiques diverses et leur mélange plus ou moins pacifique avec les populations paysannes autochtones au cours des XIIe et XIe siècles.

 

Le système royal au Proche- et Moyen-Orient à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)

 

La conception antique suppose que le monde céleste des dieux est le monde par excellence, le nôtre dépendant de lui, n’en étant qu’une sorte de dépendance accrochée au vrai monde par un tenon qui est le roi. Celui-ci, considéré comme fils du dieu local, participe en effet des deux mondes.

Le roi est vu comme don divin destiné à soulager l’humain par la justesse/justice et le droit, et pour garantir au peuple les conditions de vie et de production. Ainsi les grands travaux, en particulier hydrauliques, sont-ils la marque la plus évidente de son règne.

Pour l’ensemble des peuples du Proche et du Moyen-Orient antique, un système s’était généralisé une fois les royaumes et empires installés et institués, et il était devenu fort banal. Selon mon hypothèse de type structural exposée dans Éden – Huis-clos (L’Harmattan, 2002), on peut le schématiser ainsi :

Lorsqu’un potentat prend le contrôle du domaine d'un roi voisin ou installe un de ses vassaux dans un domaine qui lui soit propre, il devient le "seigneur" (par exemple l’hébreu adôn) de ce dernier, devenu son "serviteur" (hébreu èvèd). Le serviteur garde son autonomie en son domaine mais doit des prestations à son seigneur, lequel y est tenu lui aussi, apportant paternellement protection et soutien. Si bien que les deux tenants de ce contrat inégal sont cependant obligés à une foi mutuelle.

Il s'agit d'un enchâssement dont les dieux sont les garants, promettant aux uns et aux autres, selon le cas, bénédiction ou malédiction. Un tel contrat est affaire de vie ou de mort, aussi un sacrifice sanglant est-il versé lors de sa conclusion : "le sang de l'alliance". Un objet matériel installé au cœur du domaine du serviteur peut servir de témoin permanent de ce pacte, comme signe de la présence virtuelle du seigneur (cet objet pouvant être le texte du pacte).

Telle est du moins la formalisation la plus schématique possible de réalités évidemment bien plus complexes et plus variées.

Outre la guerre, le mode de relation entre royautés pouvait donc être régi par des traités d’alliance (« alliance de frères », hébreu berith a'him) bâtis sur le même modèle. Or celui-ci ne supposait aucun pacte égalitaire, ce qui obligeait à croiser deux pactes dans le cas rare d’une alliance entre puissances de même importance, comme par exemple certains empereurs égyptien et hittite du XIIIe siècle. Chaque partenaire établissait un texte d’alliance en tant que seigneur à l’adresse de son partenaire devenu ainsi théoriquement son serviteur. Les textes étaient alors croisés…

C’est ainsi que les petites cités-États cananéennes étaient, par la force des choses, des enjeux de pouvoir pour les grandes puissances de l’époque, suivant le moment l’Égypte ou les empires hittite et/ou mésopotamiens. Elles étaient toujours plus ou moins « serviteur » de l’une ou de l’autre de ces puissances.

Mais qu’il s’agisse des grands empires ou de ces petites cités, on trouvait une société de type pyramidal dans laquelle une cour royale – composée de chefs de guerre et de leurs gardes, d’un clergé et de fonctionnaires royaux – administrait une population plus ou moins spécialisée suivant le cas, mais comprenant diverses strates d’artisans et de commerçants, pour descendre jusqu’à la masse paysanne, au statut souvent proche du servage, la gestion de la terre étant la plupart du temps considérée comme une attribution du roi.

Dans les zones, comparativement fort vastes, qui séparaient les territoires ainsi gouvernés se mouvaient, pour simplifier, deux sortes de populations :

D’une part, des tribus de pasteurs (comparables aux bédouins modernes). Il s’agissait de semi-nomades, c’est-à-dire de clans faisant paître leurs troupeaux selon un parcours annuel régulier, de point d’eau en point d’eau. L’image pacifique qu’a le berger chez nous ne doit pas voiler la capacité guerrière de ces clans, d’ailleurs souvent apparentés ou fédérés.

D’autre part, des populations erratiques, c’est-à-dire mouvantes et diverses, dont le point commun était une plus grande liberté de mouvement ou de réactivité que les paysans ou que les pasteurs. Cela allait du milieu des caravaniers, souvent razzieurs, à ceux des brigands ou des bandes d’irréguliers aspirant à l’opportunité d’une conquête ou plus simplement à un emploi de mercenaire (les armées royales étant souvent composées de gens de métier, étrangers de préférence).    

 

Canaan à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)

 

« L'âge d'or cananéen » de l’âge du bronze moyen, lié aux royaumes hyksos, a pris fin et la nouvelle période voit le déclin progressif de sa civilisation. L'emprise égyptienne est faible au début de cette période et se traduit par quelques excursions égyptiennes sporadiques jusqu'à l'expédition de Thoutmès III vers –1500, qui rétablit son emprise sur le pays. Des monuments égyptiens parlent des shasou (« passants »), populations pastorales nomades ou semi-nomades qu'ils rencontrent en Palestine.

Les Lettres d'Amarna, qui datent du règne d’Akhénaton, permettent de se faire une idée de Canaan vers –1350 : le bas pays est contrôlé par des cités-États dans lesquelles se trouvent des garnisons égyptiennes. Les hautes terres sont partagées en territoires peu peuplés. Les petits potentats cananéens se plaignent des méfaits sur leurs territoires des shasou et des apirou (on écrit aussi habirou, forme que je retiendrai ici par commodité). Ils réclament de l’aide à l’Égypte. À ce moment, la présence égyptienne se fait peu sentir, au désespoir de ces roitelets qui appellent à l'aide.

Pendant toute cette période, ils pâtissaient de l’action de certaines de ces populations non fixées qui circulaient, on l’a vu, dans les steppes semi-désertiques séparant les domaines d’influence des États, qu’il s’agisse des cités-États ou des Empires. Ces populations sont désignés alors par ces termes : l’égyptien shasou ou le sémitique habirou.

On ne sait pas très bien s’il faut les distinguer, shasou désignant alors plutôt des pasteurs semi-nomades de type bédouin, et habirou, qualifiant, selon un critère socio-économique, les populations erratiques vivant en dehors ou à la marge des lieux civilisés, ou bien si ces deux termes ne sont pas en fait des désignations très imprécises mêlant les deux réalités… lesquelles pouvaient en effet se mêler en certaines occasions.

En tout cas, les deux termes évoquent tous les deux l’idée de passage, de traversée, voire d’errance. Ils pointent aussi l’absence de moyens de contrôle de la part des autorités des milieux sédentaires, qui en conçoivent une méfiance évidente, d’autant que les troupeaux de ces groupes empiètent régulièrement sur les terres cultivées et les points d’eau qui dépendent des cités… et que leur sport favori consiste en razzias ou en attaques de caravanes, comme on le voyait encore chez les bédouins ou les tribus arabes d’époques plus proches de la nôtre (ainsi Mahomet).

Aux confins des XIV et XIIIes siècles, les habirou ont grandement accru leur importance et leur dangerosité, peut-être en conséquence du déclin économique de la région. Leurs raids, joints aux conflits permanents entre cités, ont provoqué en tout cas le déclin progressif de la civilisation cananéenne. C’est ainsi qu’au cours du XIIIe siècle, de nombreuses villes ont été détruites.

Séti Ier (vers –1300) rétablit un pouvoir fort en Égypte, et sera plus présent en Palestine. Il réprime une rébellion cananéenne dirigée par les villes de Hanath et Pella. Son successeur Ramsès II mène également des campagnes en Palestine.

Environ quarante ans avant la fin du Bronze récent, la stèle de Merneptah (–1207) atteste de l'existence d'Israël comme peuple distinct en Canaan. Le fait que la mention d'Israël soit marquée d'un hiéroglyphe caractérisant un peuple et non une cité montre que les Égyptiens percevaient ce peuple, à l’époque, comme un groupe n’appartenant pas au modèle royal.

On peut supposer, sans certitude, que le terme habirou est à l’origine du terme hébreu : ils peuvent avoir partagé la même étymologie (racine verbale br). Cependant, tous les groupes shasou/habirou n’étaient pas désignés par le nom Israël, qui pouvait néanmoins désigner un groupe shasou/habirou.

 

L’installation d’Israël en Canaan

 

On situe l’histoire de Moïse et de l’Exode vers 1250-1230, celle de Josué vers 1230-1220.

Les historiens modernes ont une lecture différente de la lecture biblique des événements de cette histoire mais ne diffèrent pas notablement d’elle en ce qui concerne son sens socio-politique, du moins tel qu’il est présenté dans les Écritures : « En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qui lui semblait bon en Israël » (Juges 21,25) est la conclusion du livre des Juges, qui conclut l’évocation de cette période.

Le point de vue des historiens les amène souvent à concevoir l’histoire de cette époque comme celle d’une révolution rurale remplaçant les petites suzerainetés cananéennes par l’instauration d’une idéologie forte portée par un petit groupe de révoltés primitivement venu d’Égypte sous la conduite de Moïse, puis grossi dans les steppes du Sinaï et du Néguev par l’apport de populations erratiques (shasou, habirou) refusant les seigneuries environnantes.

À la faveur d’une baisse de la puissance égyptienne, la partie révoltée de la paysannerie cananéenne aurait appelé ces groupes à l’aide, ou bien ceux-ci seraient arrivés d’eux-mêmes comme par appel d’air. Enfin, des éléments de tribus plus ou moins membres de pactes (amphictyonies) semi-nomades auraient rejoint l’ensemble par infiltrations successives.

À noter que ce dernier point rencontre une difficulté, les semi-nomades, de type bédouin, n’ayant jamais montré d’appétence pour la sédentarisation… Il faudrait donc supposer force délitements et recompositions de groupes de ce type (shasou ?) et de type erratiques (habirou ?)

George Emery Mendenhall, de l’Université du Michigan, fut le premier à voir l’ancienne installation d’Israël comme le résultat d’une révolution agraire égalitariste au sein de la société cananéenne (The Tenth Generation : The Origins of the Biblical Tradition, Johns Hopkins, 1973).

 

Le renversement hébraïste

 

Mon hypothèse est alors que le coup de génie de "Moïse" fut la mise en forme d’une variante de l’alliance type évoquée plus haut. Cette variante excluait toute seigneurie humaine et faisait du dieu libérateur à la fois le seigneur unique (adonaï) et l’unique dieu à adorer (èlohim). Selon une logique structurale, on dira que le dieu occupait alors, de façon potentiellement critique, deux positions de la structure paradigmatique, celles de garant divin des alliances (dieu) et celle de partenaire supérieur d’une alliance (seigneur).

Ce serait donc le fait de l’Alliance qui aurait induit le monolâtrisme hébreu, d’où serait sorti beaucoup plus tard le monothéisme juif, et non le monothéisme qui aurait conduit à l’instauration d’une théologie de l’Alliance.

En fonction de ce pacte d’alliance (berith) paradoxal, les tribus confédérées se seraient alors considérées comme les "serviteurs" d’un même "seigneur" divin, se libérant ainsi de la tutelle d’un seigneur humain. La Loi de Moïse aurait alors été, dans son principe et ses éléments originels, un code permettant à cet ensemble social et ethnique composite de subsister en Canaan face à la suzeraineté armée des potentats locaux ou environnants, Pharaon compris…. et face à leurs dieux.

En un mot, il s’agirait d’un moyen de mettre en œuvre, sur le long terme, un refus radical du système impérial asiatique et de l’idéologie royale. La finalité étant là aussi celle de la justice/justesse comme don divin, d’où devaient découler, du moins en théorie, justesse personnelle ou cultuelle, et justice sociale et politique.

C’est l’idéologie née de cette hypothèse que j’appellerai hébraïsme. On l’attribue à Moïse, évidemment sans certitude, n’ayant aucune raison de refuser l’existence historique de ce personnage.

Le schéma biblique, on le sait, est différent : le dieu tribal hébreu (« Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ») libère son groupe fidèle de la servitude en Égypte, le conduit au désert, lui donne sa Loi au Sinaï pour en faire son peuple-serviteur, devenant ainsi son Seigneur, le conduit au travers de royaumes ennemis et lui donne Canaan, le tout malgré les révoltes réitérées de son peuple.

La Loi est donc un don, permettant à ce peuple de vivre sans seigneurs humains, dans la liberté et l’équité, sous la conduite et la protection d’un Seigneur divin. Le tout en fonction de bénédiction ou de malédictions qui signent l’ensemble comme un traité d’alliance.

Comme on le voit, l’intention première et la finalité de ce schéma sont comparables à celles de l’idéologie hébraïste, si les voies suivies sont néanmoins fort différentes.

 

Le peuplement « israélite » de Canaan

 

Selon l’hypothèse historique retenue, de quelle nature étaient alors, plus précisément, les différents groupes qui se sont fondus dans la population cananéenne en adoptant le modèle hébraïste, ceci non sans nombreuses guerres locales entre hébraïstes et rebelles à l’hébraïsation ? À ce sujet, on trouve mentionnés trois éléments : des tribus, des shasou, des habirou.

Il convient alors d’aborder la notion complexe de tribu.

D'un point de vue historique, une tribu consiste en une formation sociale existant avant la formation de l'État. Dans l'Antiquité, les principales langues indo-européennes désignent l'appartenance à une même naissance comme le fondement de groupes sociaux qu’aujourd’hui nous pouvons appeler tribus. Ces groupes sont des ensembles d'hommes et de femmes de toutes les générations qui se considèrent comme apparentés et solidaires du fait qu'ils affirment descendre d'un ancêtre commun soit par les hommes, soit par les femmes.

Les tribus présenteraient ainsi des avantages sociaux car elles sont homogènes, patriarcales et stables. Mais dans son livre The Notion of the Tribe (1972), Morton Fried montre de nombreux exemples de membres de tribus qui parlent différentes langues et pratiquent différents rituels ou partagent des langues et pratiques venant d'autres tribus. Il montre aussi différents exemples de tribus qui suivent différents leaders politiques. Il conclut que les tribus en général sont caractérisées par une hétérogénéité de pensée. Une tribu peut donc s’être dissociée en groupes distincts sans que ceux-ci cessent de se considérer comme apparentés.

Inversement, les archéologues qui explorent le développement des tribus pré-étatiques montrent que les structures tribales présentent une capacité d'adaptation aux situations. Cela signifie que, sous l’influence de telle ou telle situation plus ou moins contraignante, tel ou tel groupe peut s’allier à un autre pour fonder une entité nouvelle, aux intérêts communs, que l’on pourra appeler tribu. Cela leur impose alors de fusionner leurs généalogies.

Cette dernière figure peut parfaitement s’appliquer, on le voit, à ces groupes errants de l’époque, pasteurs semi-nomades et/ou groupes erratiques (shasou et habirou). La question se pose alors de savoir selon quelles modalités ces groupes auraient pu se considérer comme unis par des liens tribaux. On peut penser alors à un modèle de type amphictyonique. 

 

L’hypothèse revisitée de l’amphictyonie pré-israélite

Une amphictyonie (du grec amphiktúones, « ceux qui sont voisins, ceux qui habitent autour ») désigne dans l'antiquité grecque une ligue à vocation religieuse, ayant la charge de l'administration d'un sanctuaire. Ces associations avaient pour but de veiller à la célébration des fêtes et d'empêcher toute hostilité. Chacun des peuples membres y envoyait ses députés (hieromnêmôn, littéralement « archiviste sacré »), désignés par les cités-États selon un système de roulement.

Les amphictyonies les plus célèbres étaient : celles d'Argos, près du temple d'Héra ; celle des Thermopyles, près du temple de Déméter ; celle de Delphes, près du célèbre oracle d'Apollon. Dans la suite, ces deux dernières se confondirent et formèrent le Conseil des Amphictyons de Delphes.

Par analogie avec l'amphictyonie grecque, Martin Noth, dans son Histoire d’Israël (Geschichte Israels,‎ 1950) postule l'existence d'une confédération similaire des douze tribus bibliques. Selon lui, elles desservaient chacune à son tour un sanctuaire commun, une par mois lunaire, d’où le nombre approximatif de douze. Très difficilement démontrable, cette théorie est maintenant abandonnée par la majorité des vétérotestamentaires et historiens d'Israël car Noth pensait à ce propos qu’une pratique religieuse et une tradition pan-israélite s’étaient formées là peu à peu, bien avant l’installation en Canaan.

Reste que, ce dernier point mis à part, cela s’appuie sur certains éléments de la vie des populations semi-nomades du Proche-Orient ancien, éléments que l’on peut organiser un peu autrement :

– l’existence de séries de douze groupes, ou tribus, semi-nomades composant chacune un regroupement portant le même nom : Arabes, Araméens, Hébreux… Peuples qui aboutirent à une fusion plus ou moins aboutie, selon le cas, au cours des temps. 

– l’existence de sanctuaires reconnus par certains de ces ensembles et situés en des lieux de passage, comme Sichem (un col) ou Guilgal (un gué), par exemple, pour Canaan.

C’est pourquoi mon hypothèse, à ce sujet, est que le terme de confédération est trop ambitieux mais qu’il existait néanmoins des pratiques de ce genre, touchant des regroupements plus ou moins aléatoires, plus ou moins durables, tant dans l’extension que dans la composition et le contenu de telles collaborations, ou plutôt de tels pactes (cf. l’hébreu berith a′him, « pactes de frères »).

Cela devait donner aux groupes considérés le sentiment d’une solidarité à géométrie variable. C’est ainsi que des traditions narratives diverses concernant les ancêtres tribaux aient pu être collationnées et réorganisées ultérieurement en fonction d’une pensée de type généalogique, au sens propre : touchant à l’engendrement des uns par les autres.

Abram, Abraham, Jacob, Israël, Joseph, patriarches présentés comme les fondateurs de tribus subséquentes mais évoquant probablement des clans semi-nomades ou erratiques pré-existant à l’époque cananéenne, pouvaient ainsi devenir, une fois la révolution israélo-cananéenne effectuée, les protagonistes d’une "histoire" originaire unifiée ("histoire" se disant, en hébreu biblique, toledoth : « engendrements »).

Ce point de vue suppose que la conception finale selon laquelle les douze tribus d’Israël se composent chacune des descendants des douze fils de Jacob-Israël, lui-même fils d’Isaac, petit-fils d’Abram-Abraham et père de Joseph, est purement idéologique. Il en est de même, alors, d’un sentiment originel d’étroite fraternité entre ces tribus, lesquelles n’ont d’ailleurs été douze que par périodes et selon des regroupements variés (Joseph devenant Éphraïm et Manassé, entre autres exemples, ou Siméon se fondant dans Juda). 

De même, l’idée selon laquelle chacune des douze tribus primitives devait arrêter sa pérégrination pendant un mois pour rester sur le lieu du sanctuaire commun aurait fini par aboutir tardivement, une fois acquis le peuplement israélite de Canaan, à la création d’une tribu spécialisée, celle de Lévi.

 

La création d’un État hébreu

 

Mon hypothèse est que la mise progressive en écriture de l’idéologie patriarcale fondatrice, c’est-à-dire la fusion des diverses traditions claniques ou tribales antérieures à l’installation en Canaan, peut avoir commencé dès l’époque du roi Salomon (–950 environ) pour être arrêtée définitivement lors de la rédaction finale du Pentateuque après le retour d’Exil (à partir de –500 environ).

Les écrivains bibliques partent donc de ce fait paradoxal selon lequel une idéologie anti-royale, c’est-à-dire aussi anti-étatique, a abouti à la constitution d’un État et à l’instauration d’une royauté, cela sans abolir la dévotion à l’égard d’un dieu considéré comme l’unique roi…

On peut voir dans ce paradoxe, et surtout dans l’effort permanent, au cours des temps, pour le mettre en œuvre de façon effective dans l’histoire d’un peuple, le nerf central de l’historiographie biblique.

Autrement dit, la question biblique est la suivante : comment servir un dieu unique, éthique et libérateur au sein d’un monde régi par l’hégémonie des puissants ? 

 

Annexes

 

Correspondances

Voici le schéma rapide des correspondances entre les éléments de mon hypothèse sur la création du peuple hébreu et l’historiographie biblique :

– Genèse 12-50 : fusion de traditions patriarcales diverses en une généalogie allant d’Abraham à Joseph ; caractère fondateur de la séparation à l’égard du fait impérial (Genèse 12,1) : mise en valeur de l’antinomie entre Hébreux et participants du système royal.

– Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome : la définition d’une idéologie non-royale monolâtrique dans le cadre des pérégrinations d’un groupe nommé Israël et de son meneur. 

– Josué : XIIIe siècle – période complexe de l’installation d’une idéologie non royale monolâtrique en Canaan.

– Juges : XIIe, XIe, Xe siècles – une confédération non-royale et ses difficultés au sein d’un monde gouverné par l’idéologie royale. 

 

Deux listes des tribus d'Israël

1.   Tribu de Ruben 

2.   Tribu de Siméon 

3.   Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)

4.   Tribu de Juda (dont provient la dynastie du roi David… et de Jésus)

5.   Tribu d’Issacar 

6.   Tribu de Zabulon 

7.   Tribu de Dan 

8.   Tribu de Nephthali 

9.   Tribu de Gad 

10. Tribu d'Asher 

11. Tribu de Joseph  

Sous-tribu de Manassé fondée par Manassé, fils de Joseph

Sous-tribu d'Éphraïm fondée par Éphraïm, fils de Joseph

12. Tribu de Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul) 

ou :

1.   Tribu de Ruben 

2.   Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)

3.   Tribu de Juda (dont provient la dynastie du roi David… et de Jésus), avec Siméon

4.   Tribu d’Issacar 

5.   Tribu de Zabulon 

6.   Tribu de Dan 

7.   Tribu de Nephthali 

8.   Tribu de Gad 

9.   Tribu d'Asher   

10. Tribu de Manassé fondée par Joseph

11. Tribu d'Éphraïm fondée par Joseph

12. Tribu de Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul) 

 

* Conférence dans le cadre du Centre Protestant de l’Ouest (Lezay, Deux-Sèvres) – 14 mars 2015.

 

 

 

 

 

Comment elle est belle 

ou ne vous hâtez pas de comprendre la Bible

 

Alors que vous reposez aux bivouacs,

les ailes de la colombe sont lamées d’argent,

et son plumage d’or pâle.

Psaume 68.14 

 

Aux temps de la confrontation armée avec le catholicisme, les protestants aimaient chanter le Psaume 68 (Que Dieu se montre seulement, et l’on verra soudainement abandonner la place. Le camp des ennemis épars, épouvantés de toutes parts, fuira devant sa face). On le sait, ils s’assimilaient à un peuple d’Israël faisant face à de cruels ennemis et délivré par la puissance et la fidélité du Dieu du Sinaï.

C’est en effet le sens général, facile à déchiffrer, de ce psaume. Pas si facile à comprendre, en revanche, en sa totalité, comme en témoigne ce verset 14, totalement incompréhensible : que fait-il dans ce contexte et de quoi parle-t-il ? Mystère…

Cette colombe est-elle un butin précieux destiné aux vainqueurs, une image poétique d’Israël, un élément liturgique païen ? Ces diverses compréhensions, parmi d’autres, parsèment les commentaires des exégètes.

Quant aux traducteurs, ils interprètent comme ils peuvent des termes hébreux fort obscurs : ces "bivouacs" ne sont-ils pas plutôt des étables, ou encore des haies ? Ces gens sont-ils en train de se reposer, ou bien leur suggère-t-on de ne pas le faire ? Ou encore : ce verset est-il à sa place dans le psaume, ne signale-t-il pas une erreur de copiste, ne faut-il pas le corriger, ou le déplacer, voire le supprimer ? Tout cela a été écrit par un digne hébraïsant ou un autre.

Quelle importance, dira-t-on, du moment que l’on comprend l’ensemble ! Peut-être. Mais selon mon expérience de traducteur, on pourrait multiplier de tels exemples car tout au long des livres bibliques, nombre d’obscurités peuvent être rencontrées. Dans les psaumes, mais aussi chez les prophètes, et même parfois dans les évangiles… Certes, on comprend le sens général, on comprend que Dieu est fidèle à son alliance, qu’il nous aime, que son regard nous justifie. Pour parler comme dans les commentaires scolastiques, on comprend la doctrine.

Mais on passe peut-être ainsi à côté des Écritures, pressé que l’on est d’y trouver du sens, du sens, du sens. Ah mon Dieu, que je te comprenne, que rien de toi ne me surprenne !

Et aussi : Ah mon Dieu, comme il est bon que le pauvre inculte d’à côté ne soit pas placé devant des phrases trop difficiles pour lui ! Que nos traductions lui facilitent la tâche !

Et là, on se trompe, bien sûr, sur cet inculte qui ne l’est que pour nous, les riches d’idées, et qui reçoit tout aussi bien ou tout aussi mal que nous les paroles difficiles. Et pourquoi ne saurait-il pas mieux que nous faire vivre les images obscures de la Bible dans son imaginaire à lui ?

Autrement dit : il vaut mieux écouter, s’emplir et jouir des paroles bibliques avant de même les comprendre, en sorte qu’elles résonnent en nous de toute leur force évocatrice. Et que la théologie biblique suive si elle peut.

C’est pourquoi je suis d’accord avec ce prédicateur qui disait, à propos de ce verset 14 : « Il est très beau parce qu’on ne le comprend pas »…     

 

Le Protestant de l’Ouest – 2009

 

 

 

 

 

Cène

ou le pain et le vin de la fête

 

Le vin bu en commun endort les méfiances et les peurs, il crée le sentiment de la fraternité. Il unifie comme en un seul corps les participants. Qu’un non-buveur, froidement, entre dans la salle d’un festin, il restera étranger à cette sensation de compréhension mutuelle.

C’est pourquoi il est dit ceci est mon sang. C’est le liquide de la vie qui circule des uns aux autres. Ils font un seul corps.

De même le pain. Car ils avaient faim, loin d’être repus. S’ils étaient ensemble, c’était pour manger. S’ils mangeaient, c’était pour être ensemble.

Ainsi parle l’isolé, le seul, l’unique. Car ce livre d’évangile est né d’une souffrance. Hommes heureux fermez-le. Hommes de joie, fermez-la.

Jamais le Christ ne fut plus heureux qu’en ce soir-là, car les plus grands bonheurs sont au moment menacé. Le pur instant de joie où les amis sont rassemblés en un festin porte sa mort en lui, qui le rend précieux plus encore. Le prix de ce bonheur sera payé : sang pour vin, chair pour pain.

C’est pourquoi tout festin est un royaume, et tout royaume est une fin. Les clercs noient la chose en parlant d’eschatologie. Mais tout mensonge a sa vérité cachée en lui.

Nous avons faim et soif. D’amitié, de proximité, d’entente, de bon-vouloir. Et le prix en est la mort, la fin de tout cela. Le bon disciple est celui qui accepte ce prix pour ne pas manquer la fête.

Il a dit c’est mon sang, c’est ma chair. Non qu’il se soit réservé ce bonheur et ce malheur, mais pour qu’on sache par son histoire qu’il n’y a pas de vin qui ne soit sang versé, pas de pain qui ne soit chair rompue.

Tout bonheur est violent.

La mauvaise fête est celle qui se refuse l’ivresse pour éviter la mort. Est celle qui noie la mort par l’ivresse poussée au bout. La bonne fête tient des deux. Elle devient les deux extrêmes ensemble par un coup de force.

Buvons assez pour être bien. Pas trop, pour ne pas effacer la douleur. En ce juste point.

Le messie a les dents blanches de lait, les yeux troubles de vin. D’où il suit qu’il ne porte pas de cravate.

 

Beauvoisin, 1977

 

 

 

 

 

La révérence aux Écritures

ou La belle étrangère

 

 

« Comment utilisons-nous l’Écriture pour fonder nos convictions et nos comportements dans l’Église et dans la société ? ».

Les synodes régionaux de l’Église réformée de France évoquaient le thème de la référence aux Écritures en vue de préparer la session du synode national de 1986. Voici ma contribution au débat dans l’hebdomadaire "Réforme" (n° 2122, 14 décembre 1985, p. 5). Comme on le verra, j’y avais transformé référence en révérence.

 

COMMENT référons-nous nos actes à l'Écriture ? Nos actes et le reste. En un sens question stupide, car elle amène une première réponse qu'on a presque honte de mentionner : « En la lisant ! » Je le fais cependant, car il me semble qu'on est fort tenté aujourd'hui d'oublier cette banalité. C'est du moins mon expérience au sortir du synode réformé de notre région languedocienne : on y a voté sur le sujet un texte, sans aucun doute de haute tenue, mais qui ressortit plus au genre de la confession de foi qu'à celui de la réflexion sur l'expérience. On a envisagé le pourquoi, non le comment. Je le regrette d'autant plus vivement que je crains de trouver là la propension générale.

Or, la réponse la plus pratique serait vraiment la plus utile. La réponse qui dirait comment serait à mes yeux celle qui intéresserait au premier chef l'ensemble du peuple des croyants et des cherchants. C'est cette voie qui mérite d'être explorée avant toute autre.

Deux ordres de réflexion me paraissent s'imposer, en un premier temps, dans cette exploration.

 

Comme Shéhérazade  

 

En premier lieu, si l'on se demande comment les croyants réformés se réfèrent à l'Écriture, on doit répondre qu'il est difficile de s'en faire une idée dans la mesure où ils ne la lisent manifestement que fort peu. Et plutôt que de dire qu'ils s'y réfèrent, il vaudrait mieux constater que certains parmi eux – pasteurs, penseurs, théologiens, biblistes – font le travail pour les autres et à la place des autres. Je ne le leur reproche pas, ce n'est pas mon propos, mais bien plutôt je m'interroge sur les raisons qui font que les autres ont souvent démissionné. L'Écriture, ils lui ont tiré leur révérence...

Cette démission présente d'ailleurs deux aspects. Les uns, devenus incapables de trouver dans la pratique assidue du commerce avec la Bible un quelconque avantage, réfèrent leur vie à une idéologie qui passe, ou bien se contentent de l'absence, de l'habitude, de la résignation. Ceux-ci s'éloignent doucement du centre vivant de la foi réformée. Les autres réclament plus de biblistes, plus de théologiens, plus de fournisseurs de Parole, bref, font donner les suppléants. Ceux-là se lamentent sur la disparition des « grands témoins d'autrefois ». C'est bien dans les deux cas que je vois une démission.

On ne trouve pas son plaisir, comme dit le Psalmiste, dans le contact avec les Écritures. Je veux dire : on n'en est pas stimulé, les yeux brillants et les joues rouges. Il semblerait que le Prophète avait raison de dire qu'un peuple pleure, soit sur le manque de pain, soit sur le manque de Parole. Nous avons le pain, nous n'avons pas la Parole.

On n'y trouve pas son plaisir, voilà pour moi la raison. La relation avec la Bible me semble comparable à la relation amoureuse : il arrive parfois un moment où le plaisir a disparu. Et c'est alors qu'on peut se demander si tout avait été fait pour qu'il demeure. Si l'on avait suffisamment travaillé à bâtir le couple. Si l'on avait assez combattu pour que la relation reste vraie. Travail et combat sont les mamelles du plaisir de vivre ensemble. Et ce plaisir est pur, il est le prix de la vie.

Travail et combat produisent le plaisir de vivre avec les Écritures. Travail entreprenant qui sache exploiter la richesse biblique. Combat virulent qui arrache aux Écritures leurs vérités. Plaisir violent de qui a donné et reçu, reçu et donné.

Mais cela suppose que la Bible reste à nos yeux une belle étrangère. Une Autre, toujours renouvelée et dont la venue suscite le désir. Or, tous ou presque sont d'accord, sans le dire, sur un point, qui est que l'on sait déjà tout d'elle, qu'on ne l'explorera jamais que pour retrouver toujours les mêmes sempiternels accents. Fatigue des amants sans surprise.

Et pourtant comme elle est autre, et étrangère, et mystérieuse, et voilée comme Shéhérazade, la Bible. Et comme ceux qui luttent et combattent avec elle, contre elle et pour elle, ont les yeux émerveillés, comme ce très vieux pasteur de mes connaissances, qui venait de découvrir en elle, il n'y a guère, une vérité neuve à révérer. La révérence à l'égard des Écritures, qui fait qu'on les approche comme un beau mystère, quelle merveille !

(Que les dames ici me permettent de préciser que si je parle comme un homme, rien ne les empêche d'aborder le Livre comme un bel étranger quant à elles...)

 

La voix des ignorants 

 

En second lieu, s'il est bon d'explorer les chemins d'une lecture renouvelée des Écritures, c'est parce que la théologie, de son côté, n'est l'art d'être intelligent que dans des démarches secondes. Si la théologie ne se fonde que sur les questions qu'elle pose directement aux Écritures, en fonction de ses propres cheminements considérés comme premiers, on entre dans un cercle. On n'obtient alors que les réponses correspondantes aux questions posées, et le cercle petit à petit se resserre pour n'être plus à la longue que l'étroit encerclement de nos ressassements.

C'est sur le fondement d'une pratique large, commune, populaire, non programmée, insouciante dirai-je, sans souci de sa rentabilité, que naissent à la conscience collective, en une sensation première, les questions que nous pose la belle étrangère. Que s'il existe une telle pratique, alors oui, qu'on fasse donner les théologiens. Mais qu'on ne les laisse pas s'en tenir à leur unique expérience biblique, toujours marquée par leur situation d'hommes et de femmes de cabinet.

Comme il est bon d'avoir de limpides théologiens quand les questions vous pressent, et comme il est néfaste à l'inverse de les laisser courir sur leur erre ! Comme la théologie se renouvelle, là où existent des peuples qui confrontent leur existence aux Écritures, comme en Amérique latine ou en Extrême-Orient ! Le visage de la chrétienté en est transformé.

Alors, plutôt que de se tourner vers ces peuples – autre démission – ne vaudrait-il pas mieux que nous aussi nous devenions vraiment ce peuple de la Bible que nous prétendons être ?

Mais nous voulons tout tenir, et nous commençons par la fin : nous désirons, et tout de suite, des réponses. Nous refusons d'être ignorants et dépossédés si bien que nous n'entrons pas dans la voie des humbles et des ignorants, qui est paradoxalement celle des amants heureux.

Ah! aimer la Bible et jouir d'elle sans rien savoir de plus, s'immerger en elle comme une bête en liberté. Ne prétendre à rien et tout gagner !

Car un dieu bon y parle.

 

Nota bene : cet article de Réforme a suscité en son temps une campagne de dénigrement dont on pourra trouver l’écho, si l’on y tient, en allant à la page Shéhérazade de ce site.

 

 

 

 

 

Chrétiens de gauche

ou qu’il vaut mieux s’affirmer pour ce que l’on est

 

 

Deux militants chrétiens de « la gauche de la gauche », Stéphane Lavignotte et Héloïse Duché, ont écrit en novembre 2010 un texte destiné à expliquer leur choix confessionnel à leurs camarades non-croyants1. Leur texte a été diffusé dans le cadre des communes se rattachant au Christianisme social. Je reproduis à peu près ici ce que je leur ai répondu dans les jours qui ont suivi : 

Chère amie, Cher ami,

Votre Lettre à nos camarades de la gauche de la gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer dans les débats sur la religion m’a beaucoup intéressé. Notez que je ne suis pas personnellement impliqué, comme vous, dans « la gauche de la gauche », qui me paraît une impasse politique. Mais c’est votre démarche qui m’intéresse. Je la crois utile, et bien venue à l’heure actuelle. J’ai cependant quelques réserves à vous communiquer. Prenez-les comme un témoignage d’amitié et de respect.

Vous écrivez par exemple : En y prenant part, nous voulons être vigilant-es à ne pas laisser s’enfermer l'action commune dans une logique purement rationnelle qui ferait s’effacer l’individu derrière le collectif. Notre foi nous invite à concilier la logique de justice et la logique d’amour et de don, que nous entendons dans la Parole. La logique d'amour ne suffit pas, mais elle met sur le chemin de la justice, d’une justice poussée par l'amour jusqu'au bout de sa propre logique.

Cette opposition entre le collectif et l’individu, rapportée à une opposition entre le rationnel et le don ou l’amour, me paraît fausse et dangereuse. L’individu qui aime ne cesse pas pour autant d’être rationnel, s’il en a le goût et en prend la peine, et c’est alors ce qui peut le protéger d’une tendance à se soumettre à un collectif qui se présenterait comme étant lui seul rationnel. On a vu cela, je l’ai vécu personnellement, et cela s’appelle totalitarisme.

Pour moi, ce que vous appelez ailleurs « spiritualité » (Nous assumons la tension entre notre spiritualité et nos convictions politiques) rassemble l’ensemble de ce qui fait l’être humain, rationalité comprise, puisque le terme désigne la pratique des capacités de l’esprit. Bref, il n’existe pas de spiritualité religieuse qui serait d’une autre nature que celle de la raison. En quoi je me situe comme matérialiste et moniste, ennemi du dualisme.

Je vous appelle amicalement à fuir comme ma peste le dualisme (esprit/corps ; âme/chair ; sens/forme ; foi/raison ; etc.), car il s’agit de ce qui fait mourir l’être vivant en le découpant en tranches inconciliables.  

Je retrouve dans ce passage cette tendance – que vous partagez malheureusement avec l’opinion habituelle – à couper l’être en deux :

Ne pourrions-nous pas accepter cette contradiction entre une raison purement rationnelle et cette raison du cœur ? Nos raisons du cœur, ce sont nos indiscutables, nos transcendances, y compris laïques (…). Nous appelons simplement à un débat serein, qui respecterait cette tension, ferait une place aux raisons du cœur, aux côtés du rationnel nécessaire à la construction des luttes.

Brandir le cœur est à soi seul, pour moi, un signal d’alarme. Car c’est la droite qui a du cœur, souvenez-vous en : « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur » (Giscard), « Vous croyez peut-être que je n’ai pas de cœur ? » (Sarkozy). Et toujours, au « cœur » de la droite, la vraie gauche a opposé, oppose et opposera la justice.

Or vous, vous opposez le cœur à la raison, serait-ce pour prier celle-ci de lui faire une petite place. Je pense que cette part de notre spiritualité qui nous vient des Écritures bibliques n’est, en premier lieu, ni irrationnelle, ni intime. Elle est un appel à ce que l’espèce humaine en vienne à combattre la violence, et en particulier la violence instituée. Je le dis en tant que bibliste et je suis prêt à m’en expliquer.

Plus généralement : si l’on vous suit, croire en Dieu, servir le Christ, ce serait irrationnel, et il conviendrait alors de se faire accepter malgré cette irrationalité, ou, au mieux, parce que la raison reconnaîtrait là une part du réel dont elle n’a pas encore réussi à rendre compte. Or il n’y a rien d’irrationnel à penser la possibilité d’un dieu, ni à mettre alors, tant qu’à faire, sa vie au service du dieu particulier auquel Jésus se réfère. Il ne faut pas confondre la raison, qui peut s’efforcer de penser et de qualifier toute chose, et la science, qui se limite par définition à l’étude de ce qu’elle décide d’observer en tant qu’objet. 

Je constate enfin que vous parlez de « récits mythiques de la création ». Ce terme de mythe est dangereux quand on tente, en tant que croyant, de se faire comprendre d’incroyants militants, car il risque de les amener à penser que l’on ne parle que de choses irréelles, donc propres à détourner des combats à mener. Mais surtout, l’emploi de ce terme, rapporté aux Écritures bibliques, est erroné. Les éléments d’origine mythique qui peuvent être présents dans les récits auxquels vous faites allusion sont en effet écrits, recréés, dans une perspective parabolique qui, elle, n’est pas mythique, mais politique et éthique. Là encore, je pourrais m’en expliquer2.

Bref, personnellement, je pense que la seule chose utile qu’un militant croyant ait à dire aux militants antireligieux, c’est de s’en tenir aux faits, non à des théories. Et les faits sont bien moins tranchés qu’ils le pensent, car à tous les exemples de croyants fanatiques et despotiques qu’on puisse citer, on peut opposer l’exemple de bien des croyants fraternels et libérateurs, tels Gandhi, Martin-Luther King et tous les autres. Alors si ces militants antireligieux sont rationnels, ils pourront toujours exercer leur raison à distinguer entre croyants et croyants. S’ils ne le font pas, cela jette un doute sur leur capacité réelle à envisager la complexité, plus large encore, du monde qu’ils veulent changer.

Ceci dit, continuons le combat !

 

1. Stéphane Lavignotte et Héloïse Duché, Croyants et anticapitalistes : t'y crois toi ? Lettre à nos camarades de la gauche de la gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer dans les débats sur la religion.

http://www.contretemps.eu/interventions/croyants-anticapitalistes-ty-crois-toi

2. On peut se reporter sur ce site à la page La Grande parabole.

 

Saint-Coutant – 2015

 

 

 

 

 

Poésie – Rythme – Souffle – Esprit

ou le secret des poètes et de la Parole

 

Qu’est-ce qui donne vie à vos paroles ? Le rythme. C’est le secret de la plupart des poètes. De bien des manières, parfois fort subtiles, souvent sans y penser, ils font vivre ainsi les mots.

Rien de plus banal qu’un mot, tout le monde en connaît quelques-uns au moins… Mais dès qu’on en met plusieurs ensemble, c’est déjà une petite chanson qui naît.

Par exemple : Dans l'église les femmes frottent les dalles : tatatom tatom tat-tatom.

Et dès qu’on met à la suite plusieurs de ces ensembles-là, vous n’y pouvez rien, vous avez créé un rythme. Vous avez été obligé de faire naître des silences. Plus ou moins longs, autour de ces groupes de mots eux aussi plus ou moins longs. En réalité vous avez troué le silence avec les groupes de mots mus par votre souffle : Dans l'église / à grande eau / les femmes frottent les dalles.

Tout le monde fait cela (ex : Madame / votre chien / il commence à m’agacer !), mais la plupart des poètes s’en servent pour aller plus loin que la simple communication de messages informatifs, pour communiquer avec vous d’une façon plus concrète, très physique.

Ils vous transmettent ainsi la sensation qui s’allie aux mots qu’ils ont choisis, groupés, animés. Et cette sensation est un mouvement qui s’installe dans votre propre souffle, vos propres rythmes. Il n’y a plus seulement la valeur des signes linguistiques prévus pour donner du sens, il y a avec eux, de plus, la sensation, l’énergie, la force d’une émotion. Vous êtes branché sur une source de signifiances. Elles peuvent être multiples, et la parole devient alors un milieu mouvant dans lequel vous évoluez :

 

Dans l'église à grande eau les femmes frottent les dalles. Tout à l'heure

Elles rentreront balayer devant leur porte et rempliront d'huile

La lampe du septième jour.

Nous sommes nés pour porter le temps, non pour nous y soustraire,

Ainsi qu'un journalier qui ne quitte la vigne qu'à la tombée du soir.

Mais au seuil de la dernière nuit de notre semaine, il est doux d'écouter

Dimanche en marche sous l'horizon. 1

 

Le rythme, donc. C’est-à-dire les corps, qui respirent, qui pulsent, qui bougent. C’est-à-dire à la fois l’énergie physique, l’émotion et l’intelligence quand elles vont ensemble. Ce qui est rare dans la vie courante. C’est-à-dire aussi une mobilité, un mouvement qui change en permanence, pareil aux courants d’eau des fleuves : tantôt rapides, tantôt plus lents ; tantôt unis, tantôt remuants.    

Alors si vous voulez vous amuser, vous allez même ajouter une cadence, une régularité, une mesure, sur le mouvant de ce rythme de vos paroles. Votre souffle va devenir très obéissant, contrôlé qu’il est par une nécessité : laisser vivre les silences plus ou moins longs qui portent vos paroles, tout en suivant pourtant la régularité d’une cadence. Mais ce n’est pas une nécessité pour faire un poème.  

Une chose qui aide, c’est l’apparition régulière, dans vos paroles, de sons qui se ressemblent (c’est un bon truc, appelé assonance, allitération ou rime). Mais ce n’est pas non plus une nécessité pour faire un poème. Le rythme y suffit.

Quand on parle de rythme de la parole, on parle d’abord du souffle. Et le souffle d’une œuvre, c’est son esprit. Il y a derrière cela une façon, aussi, de vivre en spiritualité sans s’engluer dans l’intellectualisme ou l’émotivité. Dans les Écritures bibliques, souffle et esprit sont un seul mot. Un souffle saint, animant cet être unique, le Christ, s’y appelle alors Saint Esprit. C’est lui qui habite la parole humaine pour la changer en Parole. Voit-on alors comme notre corps est partie prenante, par ses rythmes, de l’évangile que nous annonçons ? C’est alors que celui-ci est poème. 

 

1 Ce fragment d’un poème intitulé Bach en automne est du regretté Jean-Paul de Dadelsen, alsacien et luthérien, extrait de son Jonas (Paris, Poésie/Gallimard, 2005).     

 

 

 

 

 

Sur la structure du couple humain dans Genèse 1 à 3

ou un point de vue littéraliste

 

Une lecture raisonnable des Écritures est pour moi celle qui prend en compte, avant toute interprétation, les faits littéraires, ce qui est écrit, c’est-à-dire ce qu’il a été choisi d’écrire par les auteurs. J’écris bien les auteurs, non les rédacteurs, car je pense que l’édition conjointe de plusieurs récits antérieurs en un seul récit final est un acte de création.

Je ne prends donc pas en compte ce qui ressortirait d’une distinction moderne entre états antérieurs du texte. Cela me paraît de l’ordre de l’histoire de la création littéraire, non de la lecture d’une œuvre. Selon ce point de vue, si Genèse 1 à 3 comprend deux récits, correspondant à deux points de vue sur l’être humain, c’est parce que ces deux points de vue ont été réunis par les auteurs en un seul aperçu, volontairement complexe.

Je prends ainsi au sérieux les auteurs de l’état actuel du texte, ils avaient leur idée. Comme l’écrivait Andreï Donatovich Siniavski à propos des œuvres artistiques du passé (Une voix dans le chœur, publié au Seuil en 1974 sous le pseudonyme d’Abram Tertz), « C’est amusant de découvrir que, derrière toute cette argumentation scientifique extraordinairement sérieuse, on trouve comme point de départ tacite l’idée toute simple et solidement établie que les anciens étaient des imbéciles. » 

Une lecture suivie des Écritures montre que ce qui est écrit dans les chapitres 1 à 3 de la Genèse est ce qui correspond à la conception effective des relations homme-femme telle qu’elle s’exprime au long de presque toutes les époques bibliques, celle de Paul et des évangiles incluse hormis peut-être une ou deux sentences : la mise en pratique d’une structure sociale élémentaire à deux niveaux.

À peine a-t-on trouvé, en effet, un couple homme/femme créé à l’image de Dieu dans Genèse 1 qu’on le voit, dans Genèse 2-3, régi par une relation de vis-à-vis entre éléments appartenant à des statuts différents et hiérarchisés, chose conforme à une structure classique dans le Proche-Orient antique… et bien au-delà dans l’espace et dans le temps.

J’ai beaucoup écrit sur cette structure de base, asiatique et antique : un seigneur (adôn : suzerain, père, mari, patron) dont l’aire de domination inclut et autorise l’aire d’autonomie de servants (èvèd : vassaux, enfants, épouses, employés), dans le cadre d’un contrat de base dont le divin est le garant. Je renvoie à ce propos à mon livre intitulé Éden – Huis-clos, L’Harmattan, 2002).

Cette structure générale, utilisée tout autant que détournée par les auteurs des Écritures en fonction de leurs visées théologiques, leur a permis la mise en place de ce qu’on appelle l’Alliance du Seigneur-Dieu (Adonaï/Èlohim), origine, entre autre, de l’apparition progressive d’un couple monogame époux-épouse, sans toutefois que l’épouse ne cesse d’être assujettie à son mari. Là se retrouve le thème du couple créé à l’image de Dieu.

J’insiste sur le fait que cela correspond à une anthropologie, c’est-à-dire à une conception que, dans une autre forme de pensée, on appellerait ontologique. Or il faut accepter qu’elle n’est en rien égalitaire : la femme y est dépendante de l’homme, et ceci par construction, par fait de Création, d’autres diraient par nature. C’est pourquoi, par exemple, la femme est objet de la Loi du Sinaï, non sujet au plein sens du terme.

Toute ma démarche consiste donc à dire ceci : ou l’on adopte cette anthropologie-là, ou on la remplace par une autre. Laquelle ? Apparemment, on préfère choisir aujourd’hui une anthropologie qui mette la femme sur le même plan que l’homme. C’est heureux, mais ce n’est pas la charia biblique… À ce sujet comme à d’autres, par exemple à propos de l’homosexualité, il va donc falloir inventer.

Je me borne à poursuivre ainsi la ligne dont j’ai découvert la fécondité il y a déjà longtemps, une ligne qui s’éloigne des habitudes de l’herméneutique et qui implique ceci : lire les Écritures ne signifie en rien épouser leurs agencements datés et situés, mais construire collectivement une Parole neuve à partir d’elles. Pour le dire vite. Je m’en suis expliqué plus largement dans un article d’Évangile et Liberté intitulé La grande parabole (mai 2013, voir à la page Grande parabole).

Je suis inlassablement ce chemin plus littéraliste que celui des fondamentalistes, et plus créatif que celui des herméneutes… si ce n’est qu’en Église, cette créativité accepte librement de trouver sa limite dans la collégialité synodale, ceci dans l’agapê et sous la conduite de l’Esprit. Je ne demanderais pas mieux que de participer à ce sujet à une disputation publique.

 

 

 

 

 

Sous la grâce ?  

ou l’exigence contradictoire

 

En milieu réformé, j’ai entendu mille fois, émise comme une sorte de slogan identitaire, cette citation de Paul : Nous ne sommes pas sous la loi mais sous la grâce. Or on ne peut pas être sous la grâce car cela équivaudrait à une sorte d’oxymore, voire à un double bind, cette exigence contradictoire qui induit une structure de type schizophrénique : l’obligation d’être finalement sans obligation.

L’expression a donc Paul pour auteur : « Vous n’êtes pas sous la loi mais sous la grâce » (Romains 6.14&15). Mais c’est le seul endroit du Nouveau Testament où l’on trouve cette préposition sous à propos de la grâce que Dieu fait aux pécheurs. D’habitude, on trouve par ou selon. L’emploi unique qu’en fait Paul s’explique par le contexte, il parle du pouvoir de la loi, et il lui oppose, de façon symétrique, la libération opérée par la grâce.

Reste que l’expression est malheureuse en ce qu’elle instaure justement une fausse symétrie, celle de la pure sujétion, qu’il s’agisse de la loi ou de la grâce, alors que la grâce nous installe dans une relation choisie, dans un lien qui ouvre à une liberté.

Était-ce un impair, de la part de Paul, ou n’est-ce pas plutôt la difficulté que crée la traduction mécanique de la préposition grecque hupó par sous ? Une traduction que certains aggravent en écrivant vous n’êtes pas soumis à la loi mais à la grâce (Traduction en français courant). Or, suivi d’un nom à l’accusatif, hupó signifie quelque chose comme en fonction de tout aussi bien que sous : Vous ne vivez pas en fonction de la loi mais en fonction de la grâce

Mais il suffisait que Paul n’ait pas imaginé l’usage pervers qui serait fait de ses mots, pour que, par besoin malade d’être pris en défaut, et donc passibles malgré tout de châtiment, le puritain se saisisse d’eux textuellement et les élise comme expression parfaite de la pensée de l’apôtre.

La grâce devient alors problématique : est-elle libération pure et simple au sein d’un lien d’amour, ou crée-t-elle un devoir d’aimer ? Et ainsi de suite : si l’on est sauvé par la foi, non par les œuvres, la foi est-elle l’œuvre nécessaire au salut ? Oscillation permanente, semblable à celle du timbre d’une sonnerie électrique, et dont on ne sort pas.

Sous la grâce ? C’est souvent de ces subtiles inflexions que se nourrit le refus insidieux de l’amour gratuit de Dieu à l’égard des humains. De là naît cette anxiété très profondément fichée dans les mentalités protestantes, instaurant comme une structure psychique en oscillation permanente. 

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Pâques comme rite d’alliance

ou le Christ est-il mort à notre place ? 

 

Les termes cardinaux du récit biblique se situent au sein d’un imaginaire[1] particulier qui résulte de l’interférence entre diverses cultures antiques, proche- et moyen-orientales, d’une part, et de la constance d’une orientation atypique due à certains choix liés à des moments présentés comme originels et fondateurs, d’autre part[2].

La piste que suit cette réflexion part du point de vue selon lequel la création, au sens biblique, est fondation d’alliances[3]. C’est en cela qu’elle consiste. Par là, elle extrait du nouveau d’un magma indifférencié et privé de sens. À ce sujet, je commencerai par un étonnement concernant la façon dont l’hébreu biblique envisage la conclusion d’une alliance (ou d’un contrat).

1 – Une création continue

L’expression kâroth berîth, en hébreu biblique, dit littéralement "couper une alliance" mais signifie à l’inverse, paradoxalement, "conclure une alliance".

La racine du verbe employé est utilisée en effet le plus souvent dans le sens d’une action de découpage, d’extraction ou d’abattage, ou encore du résultat d’une telle action. On trouve donc là une image inverse de celle que l’on attendrait, image de réunion, d’ajout ou de construction.

Pour comprendre cela, sans doute faut-il se reporter au rite qui accompagnait la conclusion d’une alliance à l’époque biblique, rite dont on trouve une description assez complète dans Genèse 15.9-18, où des animaux sont coupés en deux et séparés en sorte qu’un chemin commun soit tracé pour les contractants. Dans ce récit, qui relate un songe prémonitoire, ce sont une torche allumée et un four fumant qui passent ensemble sur ce chemin, mais ils évoquent en fait les contractants d’une union à venir[4].

En dehors de la déambulation des contractants, il y a deux éléments matériels dans ce rite : le découpage et le sang qu’il fait couler. On y tue par séparation et on y laisse s’écouler le principe de vie. Lequel, selon les conceptions de l’époque, retourne à la terre d’où la vie a été tirée (Genèse 2.7 et 9.4).

Or la séparation, ou distinction, est l’acte par excellence de la création, qui consiste en l’inauguration d’un ordre binaire au sein du chaos. Celle-ci inaugure un monde fait de paires suivant le cas inverses, contraires, opposées ou couplées, mais dont un des éléments ne va pas sans l’autre[5]. On trouve cela clairement exposé dans Genèse 1 et 2 : ciel et terre, ténèbres et lumière, jour et nuit, soir et matin, eaux d’en-bas et eaux d’en-haut, mer et continent, herbes et arbres, astres et terre, animaux terrestres et animaux aériens, animaux marins et animaux aériens, quadrupèdes et reptiles, humain mâle et humain femelle, époux et épouse (soit humain dominant et humain associé, comme la suite le montre, avec Genèse 2.18 ou la femme est un humain de second ordre)…

Ce dernier exemple amène à relever plusieurs enseignements. D’une part, il y apparaît clairement que c’est bien la distinction qui cause le réel, à savoir ici le couple. De même que le ciel et la terre forment un ensemble indissociable, c’est parce que distincts que l’homme et la femme constituent une existence unique. D’autre part, on voit que les mêmes éléments peuvent parfaitement participer à diverses alliances composant ensemble une sorte de nœud d’alliances à dimensions multiples, ici le mariage patriarcal, image mixte dans laquelle le couple humain est vu à la fois comme physiquement sexué et socialement hiérarchique.

Dans cet imaginaire, il n’y a d’ordre, et donc de réel possible, de vie possible, d’existences (de chairs, en hébreu ou en grec bibliques) qui tiennent ensemble, qui ne se délitent pas, que grâce à la composition de multiples associations de paires primitivement découpées. Sachant que ces paires se construisent elles-mêmes en ensembles complexes, de base deux, selon des modalités diverses et infinies.

Concernant les contrats que passent les humains, c’est ce que dit le rite, ce qu’il met en scène. Un nouvelle réalité apparaît lorsque le rite s’accomplit, une création nouvelle composée intimement des deux contractants. C’est une nouvelle pierre insérée dans la construction du monde du vivant.

Mais le sang de l’alliance n’appartient pas à cette nouvelle création humaine, il appartient au divin, il est de l’ordre de l’origine, raison pour laquelle il doit s’écouler et retourner à sa matrice terraquée. S’il n’en était pas ainsi, on assisterait à quelque chose qui s’apparenterait à un court-circuit, à une sorte d’inceste.

Toutefois, le sang versé, celui des deux moitiés, joue le rôle de ce qu’est pour nous la double signature au bas du texte d’un contrat : il n’y a pas eu d’alliance s’il n’a pas été libéré. C’est à ce sang versé que l’on constate l’alliance, c’est-à-dire l’existence d’un lien indéfectible.

C’est ce que signifie, concernant l’union d’un homme et d’une femme, l’expression littérale une même chair (Genèse 2.24), en réalité, une même existence : paradoxalement, elle n’est même chair que si elle est chairs distinctes. Ceci de bien des manières, car la distinction, dans cette forme de pensée, est rarement univoque. Cette même chair ne l’est pas seulement en fonction du sexe, mais en fonction aussi, entre autres, de la hiérarchie : la femme est subordonnée à l’homme[6].

Le point important est à mon sens que chaque nouvelle alliance est de l’ordre de la création, non au sens où il ferait partie des éléments constitutifs primordiaux, présents à l’origine du monde et pour l’éternité, mais en ce sens qu’il ajoute un élément nouveau au monde, parmi tous ceux qui se font et se défont chaque jour dans ce dernier.

Tel est alors le sens du septième jour (Genèse 2.1-3) : la création s’y continue, s’y enrichit ou s’y défait à chaque instant par la mise en œuvre du paradigme posé par l’ensemble des actes créateurs de Genèse 1.

2 – Le rite de création

Dans les tout premiers temps de la mise en forme de la foi du Christ, ces aspects de l’imaginaire biblique n’ont pas encore disparu. Cela n’arrivera sans doute que progressivement, pour en arriver à la prédominance de lectures liées à des représentations venues des philosophies gréco-latines. C’est ainsi que Paul, cet élève du rabbi Gamaliel qui raisonne en hébreu comme il le dit lui-même, aura bien du mal à transmettre cela à l’ensemble de nouveaux croyants habités par d’autres imaginaires que le sien. On voit cela dans l’Épître aux Romains. 

Il y a sans doute là, d’ailleurs, bien des pistes à suivre quant à ce qu’on pourrait appeler une acculturation de la foi biblique. Je vais essayer de montrer comment l’image du rite d’alliance auquel je me référais plus haut peut éclairer le sens de la mort du Christ autrement que cela n’a été fait le plus souvent.  

Nombre de croyants refusent aujourd’hui une conception sacrificielle de la mort de Jésus, c’est-à-dire une conception qui le considère comme l’agneau sacrifié pour le salut des croyants, à la place de ceux-ci. À mon sens, ils ont raison, mais la difficulté est que cette conception semble biblique et qu’elle paraît figurer dès le tout début, avec Paul, parmi les fondements de la pensée chrétienne.

Néanmoins, il faut bien voir que cette conception sacrificielle, si elle nous apparaît telle, dépend en réalité de cet imaginaire, fort différent du nôtre, que j’évoquais, ce qui invite à reconsidérer ce que nous pouvons faire d’elle au sein de notre propre imaginaire lorsqu’il est lié au Christ. Telle est du moins ma démarche.

Pour m’expliquer, je vais prendre l’exemple du fameux texte paulinien de Romains 3.21-26. J’en livre ma traduction :

À présent – sans la loi la justice de Dieu a été manifestée ––– attestée par la Loi et les Prophètes

Justice de Dieu – par la foi de Jésus – messie ––– pour tous les croyants

Car il n'y a pas de distinction – car tous ont erré ––– et ils sont privés de la gloire de Dieu 

Justifiés gratuitement de par sa grâce ––– par la délivrance qui est dans le messie Jésus

Lui que Dieu a installé en réconciliation ––– par la foi en son sang

Pour montrer sa justice par la mise au rebut des erreurs passées ––– en la patience de Dieu

Pour montrer sa justice – dans le moment présent ––– en vue d’être lui-même justice[7]

Et de justifier ––– quiconque est de la foi de Jésus

 

Dans ce passage, le rôle de Jésus comme victime sacrificielle se joue à mon sens autrement qu’on ne l’a compris après que les Églises aient pris leur distance à l’égard de l’ancien imaginaire sémitique encore présent.

Je pense qu’à l’époque du juif Paul, la croix ("le sang") du Christ, est vue plutôt comme une sorte de signature sacrificielle, et offre un nouveau départ, une nouvelle alliance. Dans cet imaginaire, la réconciliation et la délivrance à l’égard du poids d’un passé malheureux ou malfaisant peuvent être en effet les conséquences d’une alliance que doit absolument signer un sacrifice sanglant qui permet de trancher cette alliance. À partir de là, on l’a vu, une nouvelle histoire commence.

Certes, le fait de la crucifixion n’obéit pas aux règles rituelles du sacrifice d’alliance que l’on trouve dans la Thora, mais il leur est assimilé par Paul dans une logique parabolique, elle aussi caractéristique de cet imaginaire.

Cette alliance provient d’une décision de justice, délivrée, dans ce texte paulinien, par celui, Dieu, qui est en lui-même, puisque Seigneur universel, "ce qui est juste" et dont sourd toute justice comme toute justesse.

La signature de cette alliance suffit à intégrer de nouveaux partenaires dans l’éminente suprématie ("la gloire") d’un seigneur. Se fonder sur une telle alliance, pour régler sa pensée comme ses affects ou ses conduites, est la définition de la foi réciproque des contractants. C’est en ce sens qu’un humain est sauvé par la foi. Il s’agit de "la foi de Jésus", expression ambivalente : la foi que Jésus a manifestée et la foi des croyants en Jésus.

Ce n’est pas sa mort qui gagne le salut des croyants à la place de la leur. C’est l’établissement d’une alliance universelle entre Dieu, qui en décide en toute seigneurie, et ceux des humains qui l’acceptent. S’ils le font, c’est eu égard à la signature absolue que la croix signifie pour eux.

Ainsi, si le Christ est mort pour les croyants, c’est au sens où ils reconnaissent en elle la signature de Dieu. Tout comme les Anciens reconnaissaient la validité absolue d’un contrat à l’écoulement du sang de l’animal sacrifié.

Pour le croyant, ce salut n’est pas premièrement le moyen d’obtenir la vie éternelle après sa mort, il est d’abord un partenariat avec un seigneur supérieurement fidèle, et il commence dès le geste qui consiste à reconnaître en Jésus celui qui signe, par sa mort, la fidélité de Dieu. Ce geste, la foi, est l’entrée dans la foi du messie.

C’est par ce geste que le croyant se voit mourir lui aussi à lui-même, à sa manière et selon sa condition.

On objectera peut-être que le sacrifice peut avoir d’autres sens, plus cohérents avec le récit de la mort de Jésus. On pensera surtout à celui dont, par exemple, René Girard a décrypté la fonction sociale et dans lequel la victime joue le rôle du bouc émissaire.

Mais il convient à mon sens de distinguer le récit des conditions dans lesquelles Jésus est mort de la façon dont les premiers disciples ont ensuite interprété cette mort. Il est assez clair pour moi que, dans ce récit, les autorités juives se conduisent selon les lois sous-jacentes dont parle René Girard.

Mais on notera que le sacrifice du bouc émissaire doit se reproduire régulièrement, faute de quoi il perd son efficacité, la violence qu’il évacue pour un temps se trouvant toujours renaissante. C’est ce qui n’est pas conforme à la foi de Paul, qui évoque un sang versé une fois pour toutes.

Il est d’ailleurs non moins clair que si Pilate accepte de liquider Jésus, c’est pour de tout autres raisons. L’exécution très politique d’un fauteur de trouble n’a de sens que dans le cadre d’une brève période de l’histoire, celle du règne d’un empereur romain. On pourrait certes y voir, par exemple, l’expression canonique de la lutte perpétuelle que mènent les pouvoirs, quels qu’ils soient, contre l’établissement d’une heureuse liberté pour l’ensemble des humains, contre le besoin d’inventivité et de fraternité que ceux-ci ont à revendiquer. On le peut, et même, je le pense, on le doit, mais on est déjà, alors, dans une démarche seconde par rapport à la pensée de Paul.

On le voit, ces deux logiques ne correspondent pas à l’établissement pérenne d’une communauté de croyants fondée sur une alliance. Or à mon sens, le croyant Paul voit plutôt dans la croix le moment unique d’un sacrifice de réconciliation destiné à établir une alliance éternelle. Scandale spécifiquement biblique : le Dieu tout-autre et les mortels unis arbitrairement par une fraternité de sang.

On pourrait d’ailleurs trouver là la logique qui conduit, dans un second temps, à l’affirmation de ce qu’il est coutume d’appeler l’incarnation, le Christ jouant alors le triple rôle des deux contractants, le divin et l’humain en tant que Fils de l’humain et Fils de Dieu, d’une part, et d’autre part le rôle de l’agneau sacrifié pour signer leur alliance.

À propos de cette dernière, on pourra dire avec justesse que cette conception est protestante, en ce sens qu’elle évacue la nécessité de reproduire infiniment le sacrifice, comme dans la messe. C’est la limite de mon discours : on pourra sans doute penser qu’il dépend de la spiritualité au bénéfice de laquelle je me trouve plutôt que l’inverse…

Telle est en tout cas ma vision de la façon dont le sacrifice du Christ pouvait être compris au tout début de la pensée chrétienne, au temps où elle était encore directement liée aux conceptions classiques de la foi hébraïque. Il me semble qu’il pourrait être intéressant, voire nécessaire, de repartir de là pour repenser le sens du moment de Golgotha.

On a vu là de tout temps l’instauration d’une alliance, nouvelle ou renouvelée. En tout cas étendue à l’ensemble des humains. Mais peut-être doit-on aussi la comprendre, à la suite de Paul, comme nouvelle création, celle d’un nouvel Adam, non seulement au sens d’un remplacement d’un premier humain failli, mais comme l’invention d’un nouveau monde.

Il est enfantin de dire que si le Christ n’était pas mort il ne serait pas ressuscité, mais autre chose est d’affirmer que la Passion, en tant que rite de l’alliance du contractant suprême, signe l’établissement d’une nouvelle modalité du réel, l’instauration d’une nouvelle histoire du monde. Qu’une nouvelle création apparaît, le Christ debout, érigé.

Bref, que ce que nous appelons résurrection, littéralement un surgissement[8]… fait partie de la crucifixion, considérée comme sacrifice d’alliance. Non pas, au-delà de la logique narrative, la mort puis la résurrection, mais le surgissement du nouveau dans la mort elle-même.

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Est-ce la bonne question ?

ou le mariage homosexuel face aux Écritures ?

 

Le sujet du synode national de l’Église protestante unie de France qui se tient ces jours-ci à Sète concerne la bénédiction du mariage de couples homosexuels. Oui ou non. Pour ou contre.

À mon sens, discuter de cela maintenant revient à marcher sur la tête. Le vrai sujet, sous-jacent, d’ailleurs omniprésent mais jamais abordé au fond, est le bon usage des Écritures par les croyants et leurs assemblées.

Comment décider d’un point de doctrine, en l’occurrence la validité du mariage homosexuel devant Dieu – mazette ! – si le critère commun fait défaut ?

La plupart du temps, la question n’apparaît pas. On fait comme si elle était réglée. Ou, tout simplement, on ne pense pas qu’elle se pose, on ne la voit pas.

Aussi va-t-on confondre allègrement, et constamment, Écritures saintes et Parole de Dieu.

Alors devant telle ou telle interrogation, on va chercher ordinairement quelques versets qui semblent lui correspondre, des versets sur lesquels tout le monde s’accorde à penser qu’ils fournissent une piste à la réflexion ou induisent même une réponse, et basta, l’affaire est faite.

C’est qu’il arrive rarement que la question envisagée mette face à face des partis aux thèses absolument contradictoires. C’est arrivé néanmoins, en son temps, par exemple à propos de la guerre et de la non-violence, à propos du baptême des petits enfants, à propos de l’engagement des synodes sur une question politique, etc.

Les oppositions pouvaient être fortes, alors, mais la réponse des Écritures, toujours plus ou moins ambiguë, était considérée comme suffisamment facile à envisager pour qu’on se contente de s’envoyer quelques versets à la figure avant d’en arriver à un consensus ou à une tolérance réciproque.

Cette Église, sous ses diverses occurrences, n’a donc jamais dépassé, dans les faits, un littéralisme, disons large d’esprit, permettant de se dire qu’avec l’aide du saint Esprit, ou en se référant à un critère interprétatif commun, ou encore grâce à la conjonction de ces deux adjuvants, on pouvait s’y retrouver sans avoir besoin d’aller regarder dans les coins.

Comment interpréter, par exemple, les textes de la Bible hébraïque ? En fonction de Jésus-Christ, considéré comme celui qui les accomplit. Voilà un critère simple à énoncer, et le plus souvent assez facile à appliquer. D’autant que ces textes baignent, comme le texte évangélique, dans l’aire commune de la culture antique et proche-orientale.

D’autant, aussi, qu’ont toujours existé, pour reprendre les exemples précédents : des guerres, des familles de croyants pourvus d’enfants, ou le rapport compliqué des croyants au pouvoir. Ceci depuis la nuit des temps.

Il est très rare, cependant, qu’une question oppose deux lignes dont l’une est en mesure d’exciper de versets en sa faveur, et l’autre non, les deux pourtant portées par de fidèles croyants d’une même Église. C’est aujourd’hui le cas.

Pour les premiers, la messe, si j’ose écrire, est dite : « la Bible » rejette, non les homosexuels, mais la possibilité de voir leurs unions reconnues et encore moins bénies.

Pour les seconds, la grâce qui est en Jésus-Christ – pour l’exprimer selon le vocabulaire classique – conduit à reconnaître tout un chacun qui la demande comme bénéficiaire autorisé de la bénédiction divine.

Où l’on voit que, comme je l’écrivais plus haut, la question première est bien de savoir, non ce qu’il en est du mariage des homosexuels, mais de l’usage des Écritures.

J’ai donné mon point de vue à ce sujet dans un texte paru dans la revue Évangile et Liberté (mai 2013) et intitulé La grande parabole, je n’y reviens pas, d’autant qu’on la trouvera aussi sur mon site personnel*.

Une autre question m’apparaît néanmoins, cachée derrière la première, et pour laquelle je n’ai pas de réponse à proposer.

Je l’exprimerai ainsi : d’où vient, chez des gens qui partagent une foi commune, ce qui pousse les uns à se tourner vers un littéralisme qui leur permet de dire non à la demande des couples homosexuels concernés, et les autres vers un critère herméneutique central les amenant au choix inverse ?

S’agit-il d’un a priori anthropologique fondamental, d’un affect personnel et profond, du désir de confronter l’Évangile de telle manière plutôt que de telle autre à la société actuelle ? Ou de tout cela mêlé ?

Je n’en jugerai pas, je n’y suis pas invité. Je serais seulement rassuré, dans mon âme, de voir chacun s’interroger lui-même à ce sujet.

Une réponse est pourtant à refuser : affirmer que, par son choix, le clan adverse sort de la foi du Christ… C’est qu’on connaît nos accès de rage théologique !

 

* http://pagesperso-orange.fr/alexandre2/grande.htm

 

Saint-Coutant – 2015 

 

 

 

 

 

Confessants ?

ou la honte pour ceux qui se prennent pour Bonhoeffer

 

Parmi les protestants qui refusent le principe de la bénédiction de couples de même sexe qui la demanderaient, certains sont très fâchés par la décision du récent synode national de l’Église protestante unie de France.

C’est qu’il a pris une décision différente de celle qu’ils estiment conforme aux Écritures. Il offre en effet aux pasteurs et aux conseils presbytéraux la liberté de répondre positivement ou négativement à la demande des couples en question.

Depuis la tenue de ce synode, certains des pasteurs qui s’opposent à cette décision se manifestent donc vigoureusement, en particulier sur les réseaux sociaux. Et ma foi (c’est le cas de le dire), je trouve qu’ils ont bien raison d’exprimer leur sentiment et de rappeler leurs arguments.

Certaine attitude me gêne pourtant. Et c’est peu de le dire ainsi. C’est celle qui consiste à se poser en disciples de combattants pour la foi à la prestigieuse mémoire. Voire de s’assimiler à eux.

Puisqu’on résiste à ce qu’on ne saurait accepter, on se targue de ressembler à ces pasteurs allemands qui ont résisté au nazisme. On devient "l’Église confessante", cette partie des protestants allemands qui se sont désolidarisés, au nom de la Seigneurie du Christ, des majoritaires "Chrétiens allemands" favorables à Hitler.

Cela fait pour moi une bonne raison d’engueuler ceux qui jouent à ce jeu-là. Vigoureusement. Dans un esprit de semonce fraternelle, certes, mais avec un petit côté, tout de même, de sainte colère… Voire, pour cause de grand âge, l’idée de coups de pied au cul qui se perdent.

Comparer ainsi le bénin synode protestant uni tenu à Sète au Troisième Reich, c’est non seulement stupide, mais bas. Cela montre, surtout, à quel point, pour certains, on se prend au sérieux, et comment, au fond, on se verrait bien Émir des vrais croyants.

Se présenter comme la petite Église confessante appelée à résister au nom de la Parole de Dieu au sein de son Église, que l’on présente alors comme renégate, c’est oublier que les confessants allemands, eux, jouaient leur vie.

Je rappelle que Barth a dû quitter vite fait l’Allemagne, que Niemöller n’a survécu aux camps que par chance, que Bonhoeffer – auquel un de mes collègues, qui ne risque jamais que d’avoir à changer d’Église s’il le veut, a osé se comparer – a fini pendu.

Je rappelle qu’il s’agissait alors de se poser devant un ennemi véritable, devant une tyrannie sanguinaire, sans pitié. Et, pour ce qui est de l’Église, devant l’hérésie majeure de ce temps-là.

Alors protestez tant que vous voulez, je vous donne raison de le faire, moi qui ne suis ni pour ni contre cette fameuse bénédiction, ceci pour la raison que j’ai exposée à plusieurs reprises.

Mais arrêtez de vous prendre pour ce que vous n’êtes pas, vous qui ne faites que représenter un courant de pensée théologique parmi d’autres, au sein d’une Église qui ne répond à vos insultes que par sa libéralité.

Et vous, frères – comprenez bien cela – qui n’êtes pas les seuls à vous vouloir serviteurs de la Parole de Dieu.          

Saint-Coutant – 2015 

 

 

 

 

 

La tête haute !

ou la loi de liberté

 

À qui s'adressent les "Dix Paroles" du Sinaï ? Aux indignes devenus dignes, aux humiliés rendus à la liberté, à ceux qui recommencent à vivre.

Tenez : Glorifie ton père et ta mère ! À quelle sorte de gens va-t-on adresser une telle injonction, si ce n'est à ceux qui ne sont justement pas portés d'eux-mêmes à se glorifier des leurs ? Ou encore : Tu ne commettras pas de meurtre ! ; à quelle racaille s'adresse-t-on là ?

Car depuis des millénaires, il existe des civilisations où les gens comme il faut, ceux qui ont d'honorables racines, connaissent les règles de la vie en société, ont les moyens de s'y conformer... ou de les contourner avec habileté.

Non, ces règles-là, si faciles à mémoriser, entourées d'une telle impressionnante solennité lors de leur première énonciation dans le Livre, étaient destinées à ces bandes peu reluisantes de serfs qui ne connaissaient ni père ni mère, qui auraient vécu hors des lois si leurs maîtres n'y avaient veillé ni ne les avaient contrôlés à coup de chicotte. Tels sont les gens qui n'ont pas le respect d'eux-mêmes, tant ils ont intériorisé le mépris qu'ils inspirent à la bonne société.

C'est du moins, je pense, le souvenir que les Hébreux du temps de Moïse ont laissé à ceux qui ont raconté les événements fondateurs du Mont Sinaï et écrit les "Dix Paroles" que nous appelons le Décalogue ou les Dix Commandements

On oublie souvent que les populations soumises aux lois des autres sont portées à s'autodétruire, de bande à bande, de quartier à quartier, de cité à cité, ou encore d'ethnie à ethnie, de tribu à tribu. Il en fut toujours ainsi : la rage se contracte du plus proche au plus proche. En prison, c'est souvent ainsi que l'on vit.

La violence allait donc de pair, on peut le supposer, dans "la Maison de servitude", avec la promiscuité des camps ou des campements, génératrice de maladies morales, sociales et physiques (d'où, sans doute, ce souci de l'hygiène qui marque par ailleurs les textes du Pentateuque).

Mais voilà ces gens-là rétablis dans leur dignité, libres, avec devant eux le défi d'une société à établir et gérer dans la justice et la paix. Ce n'est pas si simple. Encore faut-il croire à ce miracle : « Nous, les pauvres et les humiliés, nous avons été aimés, nous sommes les objets d'une fidélité sans faille, tout comme si nous en étions dignes. » Dignes, alors, ils le deviennent, ils le sont. Jamais plus – du moins l'espèrent-ils – ils ne courberont la tête devant les puissances qui asservissent, ces dieux que tous adorent, ailleurs, chez les maîtres d'autrefois.

Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t'ai libéré [...]. Tu n'auras pas d'autres dieux face à moi [...], tu ne les serviras pas. Suit une loi de liberté pour des gens libérés. Ce n'est pas une autre loi, dans ses stipulations, que celle qui a cours là où l'on croit avoir des raisons d'être fier de soi, mais c'est une loi dont la différence est d'avoir été gagnée, à main forte et à bras étendu, par la puissance d'un libérateur digne d'amour, prouvant sa fidélité à des milliers de générations si elles l'aiment. Tel est ce Seigneur, engagé à l'égard des siens dans le cadre d'une Alliance qui le lie sans réserve.

C'est pourquoi les premières des Dix Paroles de la liberté concernent ce Dieu-là. C'est la libération qui prime, c'est ce Sauveur, que l'on n'échangerait contre aucun puissant de ce monde. Et dont on célèbre la sainteté à chaque septième jour, marquant ainsi que tout le reste des jours est don d'amour.

Viennent ensuite les règles minimales de la liberté de vivre ensemble ; et celles-là comprennent le rappel de la dignité : Glorifie...! (qu'on traduit par "honore" dans nos bibles).

Nul moralisme abstrait, avec ces Dix Paroles. Elles sont là pour les recommencements toujours possibles des colonisés, des parqués, des humiliés, des combattants de soi-même et des autres.  

Les écrits que nous appelons Nouveau Testament et qu’il vaudrait peut-être mieux appeler Testament Renouvelé, n'enlèvent pas un iota des commandements. N'allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir, dit le Jésus de Matthieu : porter cela à l’universel.

À l'incandescence, aussi : Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens "tu ne tueras pas", celui qui tuera en répondra au tribunal. Et moi je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal. 

Cela parce que le paradigme de la libération du peuple de l'Exode est magnifié en annonce d’une libération, offerte à chacun, à l'égard d'un malheur d'être universel et mortifère ; et de même, le don d'une terre à hériter est transformé en invitation à se placer d'emblée sous le Règne de Dieu.

Non que la Loi constitue le moyen de cette démarche libératrice, que l'on doit au seul libérateur, mais elle décrit le comportement de ceux qui ont accepté que Dieu la leur offre, la leur permette, leur en communique l'esprit. Et ce comportement consiste en une constante transformation de l'être, qui, au lieu de s'enfermer en soi-même, va s'ouvrir à l'amour de Dieu, vivra de lui, et le fera vivre autour de lui.

Il n'y a donc pas deux Alliances de Dieu. Il n'y a pas deux Testaments (mot qui signifie ici "serment d'alliance", à la suite du latin), un ancien qui serait caduc et un nouveau qui le remplacerait, mais un seul, qui, en deux phases, fonde en Dieu, sauveur et libérateur, l'ensemble des comportements d'une humanité vouée à se voir guérie de sa violence.          

Saint-Coutant 

 

 

 

 

 

Quel couple ?

ou le monde biblique et nous

 

Nombre de chrétiens tiennent à une conception du mariage qu’ils pensent dépendre directement de la Bible. À mon avis, ils se trompent, ils oublient que la Bible a été écrite au Proche-Orient pendant l’Antiquité.

Le modèle qu’ils prônent – un homme et une femme, un papa et une maman, les yeux dans les yeux – ne vient pas de la Bible. S’ils devaient adopter, pour eux-mêmes, le schéma que celle-ci propose, ils se trouveraient plus proches des vues de la charia islamiste qu’ils ne le pensent.

C’est que, contrairement à ce qu’ils croient, ils ne lisent pas la Bible de façon littérale. Ils en extraient quelques mots qu’ils présentent comme définitifs. Ainsi ce verset, Dieu a créé l’homme à son image, il l’a créé à l’image de Dieu, mâle et femelle il les a créés (Genèse 1,27), présenté comme une définition normative du couple marié.   

Je reviens donc sur la question de la structure du couple humain que l’on trouve dans les Écritures bibliques, en particulier dans les trois premiers chapitres du livre de la Genèse.

Car il y a là deux récits différents mis à la suite, concernant la création des humains par le dieu biblique. Le premier chapitre d’une part, et les deux suivants d’autre part.

Paraîtrait qu’ils ne datent pas de la même époque. C’est bien possible mais n’importe qui voit bien qu’ils se suivent dans la lecture.

Je le précise, une lecture raisonnable des Écritures est pour moi celle qui prend en compte, avant toute interprétation, les faits littéraires, ce qui est écrit, c’est-à-dire ce qu’il a été choisi d’écrire par les auteurs.

J’écris bien les auteurs, car je pense que même l’édition conjointe de plusieurs écrits antérieurs en un seul récit final est un acte de création. De nos jours, cela s’appelle un collage, c’est de l’art.

Je ne prends donc pas en compte ce qui ressortirait d’une distinction moderne entre de supposés états antérieurs du texte. Cela me paraît de l’ordre de l’histoire de la création littéraire, non de la lecture d’une œuvre.

Selon ce point de vue, si Genèse 1 à 3 comprend deux récits, correspondant à deux points de vue sur l’être humain, c’est parce que ces deux points de vue ont été réunis par les auteurs en un seul aperçu, volontairement complexe.

Je prends ainsi au sérieux les auteurs de l’état actuel du texte, ils avaient leur idée. Comme l’écrivait Andreï Donatovich Siniavski à propos des œuvres artistiques du passé (Une voix dans le chœur, publié au Seuil en 1974 sous le pseudonyme d’Abram Tertz) :

« C’est amusant de découvrir que, derrière toute cette argumentation scientifique extraordinairement sérieuse, on trouve comme point de départ tacite l’idée toute simple et solidement établie que les anciens étaient des imbéciles. » 

Une lecture littérale suivie des Écritures montre que ce qui est écrit dans les chapitres 1 à 3 de la Genèse est ce qui correspond à la conception effective des relations homme-femme telle qu’elle s’exprime au long de presque toutes les époques bibliques, celle de Paul et des évangiles incluse hormis peut-être une ou deux sentences : la mise en pratique d’une structure sociale élémentaire à deux niveaux.

À peine a-t-on trouvé, en effet, un couple homme/femme créé à l’image de Dieu dans Genèse 1 qu’on le voit, dans Genèse 2-3, régi par une relation entre éléments appartenant à des statuts différents et hiérarchisés, chose conforme à une structure classique dans le Proche-Orient antique… et bien au-delà dans l’espace et dans le temps.

On y précise que la femme, si elle fait partie de l’entité "couple humain", est néanmoins le fruit d’un second temps de la création. Le mâle est premier. Elle n’est pas une aide semblable à lui, comme on traduit souvent à tort, mais un aide qui soit devant lui (Genèse 2,18 et 20).

Or on oublie trop, justement, qu’il s’agit d’un aide, d’un auxiliaire : ils ne se regardent pas d’égal à égal, ces deux-là, mais c’est plutôt que l’un baisse les yeux vers l’autre, qui les lève vers lui.

J’ai beaucoup écrit sur cette structure de base, asiatique et antique : un seigneur (en hébreu adôn : suzerain, père, mari, patron) dont l’aire de domination inclut et autorise l’aire d’autonomie relative de servants (èvèd : vassaux, enfants, épouses, employés), dans le cadre d’un contrat de base dont le divin est le garant. Je renvoie à ce propos à mon livre intitulé Éden – Huis-clos, L’Harmattan, 2002).

Cette structure générale, quasiment universelle à l’époque, a été utilisée tout autant que détournée par les auteurs des Écritures en fonction de leurs visées théologiques.

Cela leur a permis la mise en place de ce qu’on appelle l’Alliance du Seigneur-Dieu (Adonaï-Èlohim), dans laquelle le dieu biblique est à la fois le Seigneur des tribus d’Israël, ses serviteurs, et le divin garant de cette relation.

Là est l’origine de l’apparition progressive d’un couple monogame époux-épouse, sans toutefois que l’épouse ne cesse d’être assujettie à son mari. Où l’on retrouve le thème du couple créé à l’image de Dieu.

J’insiste sur le fait que cela correspond à une anthropologie, c’est-à-dire à une conception de l’humain que, dans une autre forme de pensée, la grecque, on appellerait ontologique, donc liée à l’essence fondamentale de l’humain.

Il faut accepter le fait que cette forme de pensée n’est en rien égalitaire : la femme y est dépendante de l’homme, et ceci par construction, par fait de Création, d’autres diraient par nature.

C’est pourquoi, par exemple, la femme est objet de la Loi du Sinaï, non sujet au plein sens du terme. C’est à l’homme que s’adressent les commandements, c’est lui le responsable. Comme Adam en Éden.

Toute ma démarche consiste donc à dire ceci : ou l’on adopte cette anthropologie-là, ou on la remplace par une autre. Laquelle ? Apparemment, les plus traditionalistes des chrétiens préfèrent choisir aujourd’hui, en pratique, une anthropologie qui mette la femme sur le même plan que l’homme. C’est heureux, mais ce n’est pas la charia biblique…

À ce sujet comme à beaucoup d’autres, par exemple à propos de l’homosexualité, il va donc falloir inventer…

Je me borne à poursuivre ainsi la ligne dont j’ai découvert la fécondité il y a déjà longtemps, une ligne qui s’éloigne des techniques d’interprétation connues sous le nom d’herméneutique et qui implique ceci :

Lire les Écritures ne signifie en rien épouser leurs agencements datés et situés, mais construire collectivement et librement une Parole neuve à partir d’elles. Pour le dire vite. Je m’en suis expliqué plus largement dans un article de la revue Évangile et Liberté intitulé La grande parabole (mai 2013).

Je suis inlassablement ce chemin plus littéraliste que celui des fondamentalistes, et plus créatif que celui des herméneutes… si ce n’est qu’en Église, cette créativité accepte librement de trouver sa limite dans la collégialité synodale, ceci dans l’agapê (bénévolence fraternelle).

Je ne demanderais pas mieux que de participer sur ce sujet à une disputation publique.

Saint-Coutant – 2015

 

 

 

 

 

Guérir les homosexuels ?

ou quand Jésus va nous manquer

 

Peut-on « guérir » de l’homosexualité ? Est-ce une maladie, comme le paludisme par exemple ? Ou encore un péché, comme le meurtre, dont on peut être pardonné pour ne plus jamais y revenir : « Va et ne pèche plus » ?

Donnie McClurkin assure que oui, que l’on peut en guérir. Ce pasteur et chanteur de gospel afro-américain a assuré que ce fut son cas, et que Dieu l’a délivré de l’homosexualité.

C’est l’argument de certains opposants à la bénédiction des couples homosexuels : si l’on peut guérir de l’homosexualité, c’est donc qu’il s’agit d’une conduite à la fois maladive, immorale et pécheresse, contraire à l’ordre naturel de la Création.

Or McClurkin a confié aussi avoir été abusé plusieurs fois dans son enfance avant d’embrasser le mode de vie homosexuel. Il est donc douteux que son penchant homosexuel ait été originel. Acquis, plutôt. Et l’on peut se défaire de ce que l’on a acquis. Surtout avec l’aide de Dieu…

La vraie question est celle de l’homosexualité originelle, celle qui est de naissance ou qui remonte, disent certains, aux tout premiers émois demeurés inconscients. Si péché il y a là, qui a péché ? Si maladie il y a, qui en est responsable ? Où est l’erreur, où est la faute ?

Y a-t-il un donneur de réponse dans la salle ? Ah bon, personne ne moufte ?

C’est sûr qu’on manque d’un Jésus, qui dirait, face à un homo, « Personne n’a péché, mais c’est pour que les œuvres de Dieu soient manifestés en lui », et te le guérirait d’un coup, le malade-pécheur-tordu de naissance…

Là encore, y a-t-il dans la salle un guérisseur-sauveur-redresseur ? Ah non ?

Alors si c’est un mal non guérissable, d’être homosexuel, il s’agirait plutôt d’une malédiction. Et peut-on guérir d’une malédiction ? Et qui est habilité à maudire, ou qui va retourner cela en bénédiction ? Levez-vous, bons apôtres !

Alors ils lui répondent : reste homosexuel mais demande à Dieu la force, voire le bonheur, de ne pas pratiquer. C’est ce que disent certains très pieux autoproclamés. On te libère de la sexualité, d’ailleurs n’est-ce pas le chemin de la perfection, le lot des anges du ciel ? Tu as de la chance, te voilà promu !

Où l’on voit l’homosexualité virtuelle devenir vocation religieuse, comme la chasteté. Vocation imposée, non choisie ni acceptée, l’autre part de l’alternative étant la perdition. Et l’on voit ce que cela peut donner, par exemple, dans le clergé romain.

C’est à ces diseurs de fatwa qu’il faudrait prêcher l’évangile. À ceux qui font peser sur les épaules des autres des fardeaux qu’ils ne sauraient porter. 

Saint-Coutant – 2015

 

 

 

 

 

Les traîtres

ou les cons, disons-le carrément

 

Au temps lointain où je faisais mon proposanat (c’est le stage en paroisse que les futurs pasteurs doivent accomplir), mon directeur, le pasteur Georges Appia, me disait que ce qui le surprenait le plus, dans nos Églises, c’était la bêtise de certains. Ce saint homme pensait en effet que, chez le croyant, la foi doit nécessairement ouvrir l’intelligence…

Lorsque, aujourd’hui, je lis ce que certains pasteurs écrivent sur leur page Facebook au sujet de l’actualité, en l’occurrence à propos de l’afflux des réfugiés en Europe mais ce n’est là que l’occasion de faire paraître le fond de leur complexion, je me dis que si ce cher collègue était encore de ce monde, il serait effrayé. Comme je le suis.

C’est toujours ennuyeux de dire des autres qu’ils sont cons, ou même qu’ils sont des cons, on donne alors le sentiment de se croire au-dessus, et de ses semblables et de la mêlée. Eh bien tant pis, j’accepte ce jugement possiblement porté sur moi et je le dis : certains de mes chers collègues sont des cons.

Comprenant parfois mon point de vue, l’un de ceux qui ne sont pas des cons m’a néanmoins fait remarquer qu’il vaudrait mieux affirmer que ce que disent certains est con, plutôt que de me faire leur con-tempteur en jugeant ainsi leur personne. C’est plus qu’une nuance et cela dénote un esprit fort évangélique. Voire angélique.

J’adopte souvent cette façon correcte de s’exprimer. Elle est en tout cas nécessaire lorsqu’il s’agit d’enfants. Je sais qu’il ne faut pas leur dire, par exemple, « Tu es bête », mais « Tu viens de dire ou de faire une bêtise ».

Plus généralement, il n’y a pas de raison de dire à la plupart des gens qu’ils sont cons. Même s’ils le sont. Habituellement, je m’en garde. Parfois, c’est d’ailleurs plus prudent…

Cela évite aussi, me dira-t-on, d’user de la grossièreté attachée au dit mot. Pourquoi y recourir, n’y a-t-il pas d’autres façons de s’exprimer qui soient socialement mieux reconnues ?

Il y en a, sans aucun doute. Mais il se trouve ici, d’une part que le fait en question est plus grossier que le mot, et d’autre part que transgresser ainsi les frontières du bon goût a pour effet recherché de faire valoir aux personnes concernées qu’elles sont passées de l’autre côté des limites admissibles… et partant, du vocabulaire qui convient à celles-ci.

Lorsqu’il s’agit de personnes qui sont censées se consacrer à la divulgation et à la prédication de la Parole de Dieu… les limites fixées par le bon goût et la bénignité sont devenues sans objet. Ces personnes n’ont pas le droit d’être cons, il est urgent qu’elles cessent de l’être, et cela passe par la nécessité d’une immédiate prise de conscience. Cela n’accepte pas les fioritures.

Devant certaines situations, de celles qu’on dit aujourd’hui "limite", il y a des affirmations, des prises de position, des indignations et des condamnations qui dénotent un profond défaut d’être.

Il s’agit de cette malheureuse capacité qui consiste à se fier totalement à une unique bouée, élue une fois pour toutes et contre toute expérience, pour juger de tout et de tous sans plus jamais prendre en compte l’ensemble des faits réels. Une tournure d’esprit qui ne dit pas seulement un aveuglement de circonstance mais bien une bêtise sans fond. Constitutive. Je dirai même : assumée.

Car, comme le dit Laspalès, « la connerie, c’est le côté têtu de la bêtise ».

Et comme le vieux Calvin – ou ses épigones, je ne sais – disait de certains qu’ils étaient prédestinés à mal, on a envie de dire que certains sont prédestinés à connerie. Il faut s’en faire une raison, ça existe.

Mais donnons un exemple. Certains de mes collègues – plutôt de la faction qui se dit évangélique, je dois le dire – ne voient dans les Arabes que l’islam, dans l’islam rien d’autre que le diable, et dans la chrétienté l’identité réelle de l’Europe. C’est un avis que je ne partage pas, que je trouve con, mais ils ont le droit de penser cela tant qu’il n’en résulte aucun mal pour personne.

Or pensant cela, ils en tirent la conséquence que tout musulman est l’artisan du diable, ou du mal, qu’il est ici ou vient ici pour nous supplanter ou nous tuer, et qu’il convient donc de l’extirper de chez nous, ou de l’empêcher d’entrer par tous les moyens. Ce qu’ils font ainsi, c’est donc appeler au djihad – pardon, à la guerre sainte – et enjoindre nos gouvernants d’agir en fonction de ces vues.

Voilà donc ce qu’ils prêchent, en lieu et place de l’évangile, sous couvert de l’évangile.

Que des centaines de milliers de personnes – hommes, femmes, enfants – aient à mourir au cas où cette politique serait mise en œuvre ne les concerne pas. Pour tout dire ils s’en foutent, pour eux il s’agit de musulmans, cela leur suffit.

On me dira peut-être que, de l’autre côté, chez les terroristes islamistes, c’est exactement ce genre de connerie qui aboutit à la mise à mort ou à l’asservissement de centaines de milliers de personnes. Certes. Faut-il donc les imiter ? Se faire aussi con que ces cons ? C’est apparemment ce que "pensent" mes pasteurs indignes. Ou plutôt, c’est ce qu’ils sont incapables de penser.

J’aurais d’autres exemples à mettre en lumière mais celui-ci me paraît suffire. Je le ferai si on me le demande. C’est que rien n’est plus fatigant que le spectacle de la connerie.

Bref, dès qu’il y a divergence en matière de foi chrétienne, je ne pense pas qu’on ait à parler d’hérésies, l’essentiel n’est pas dans les formulations mais dans l’adhésion à la personne du Christ. En revanche, il existe un degré de… bêtise au-delà duquel on n’est plus dans ce lien-là.

Saint-Coutant – 2015

 

 

 

 

 

Évolutions – Involutions 

ou des avatars de l’intuition biblique

 

Les religions évoluent. Comme tout ce qui est humain. On peut en donner un exemple avec l’histoire des intuitions spirituelles qui ont conduit à ce que nous appelons trop rapidement le christianisme.

Cela n’est pas vrai des seules religions, d’ailleurs, mais de toute intuition créatrice propre à faire avancer notre espèce.

Mais l’emploi du terme évolution, qui évoque un accroissement, est souvent impropre, il vaudrait mieux parler parfois d’involution, mouvement inverse, régressif !

C’est ainsi que, j’aime à le répéter, dès qu’une grande lumière apparaît, tous ceux qui cherchent la puissance s’ingénient à la capter à leur profit, non pour s’en éclairer mais dans le but d’attirer les gogos.

Si les assoiffés vont à la rivière, nombre d’entre eux ne sont pas là pour boire son eau, mais pour la détourner et la canaliser afin d’en enrichir leurs terres.

Dès qu’ils sentent le bon vin, ils le mettent en bouteille, non pour le boire, mais pour en saouler les bonnes gens afin de les détrousser.

Car on capte et détourne l’âme des gens plus facilement encore que leur bourse. Cela se voit moins.

Il ne faut donc pas s’étonner en constatant que Torquemada, simple exemple, prétendait agir au nom du Christ.

Mais ce constat fait, il faut ajouter plus positivement que l’évolution d’une religion obéit aussi aux éclairages différents que celle-ci perçoit ou rencontre au cours de son histoire en fonction du temps, du lieu et du moment. C’est le cas du christianisme.

L’histoire de la spiritualité biblique commence avec un culte monolâtre palestinien de l’époque du bronze ancien (–XVIIe siècle par exemple), lié au mode de vie de pasteurs guerriers dont Abraham et sa famille sont les figures.

Précision : la monolâtrie est une croyance de type polythéiste assortie d’un culte rendu au seul dieu du groupe humain considéré. Elle se différencie donc du monothéisme, cette croyance selon laquelle il n’existe qu’un seul dieu. Le point commun est évidemment que, dans les deux cas, les fidèles ne servent qu’un dieu.

Avec les figures de Moïse, puis de Josué ce culte va voir naître en son sein les conditions d’une sorte de révolution libertaire plus ou moins limitée à un territoire (–XIIe), puis évoluer en une version paradoxale de l’idéologie religieuse liée alors à la royauté, ceci avec David et Salomon (IXe). Les constantes contradictions entre le comportement royal et le fond libertaire du culte vont faire apparaître, en réaction, un type particulier de prophétisme, nettement contestataire, progressivement monothéiste. 

Ce culte va devenir, à l’époque perse (–IVe), à la suite des nombreuses vicissitudes rencontrées par les populations concernées, et en fonction de ces vicissitudes, une spiritualité désormais radicalement monothéiste, de type éthique, s’ouvrant progressivement sur un universalisme cohérent avec la culture impériale antique.

Et c’est encore ainsi qu’à l’époque romaine, cette spiritualité, confrontée à sa disparition en tant que culte sacrificiel, va voir croître en son sein deux frères jumeaux, le judaïsme et le christianisme, c’est-à-dire deux modes d’interprétations d’elle-même – pour le dire vite, le Talmud et l’Évangile – qui vont rapidement diverger.

Et ainsi de suite, jusqu’à la création d’empires dits chrétiens, à la naissance et la croissance rapide d’un rameau d’abord adventice, l’islam, puis à l’instauration de la chrétienté féodale, à la naissance d’un christianisme classique de plus en plus autonome par rapport au pouvoir temporel, etc., ceci jusqu’au fait religieux kaléidoscopique d’aujourd’hui.

Au long de ces évolutions et involutions, un fil d’intuitions majeures s’élabore selon sa propre voie (ou voix), celui qui donne à vivre à des humains innombrables, lui aussi qu’il convient de démêler sans cesse.    

Saint-Coutant 

 

 

 

 

 

Diriger, garder, servir 

ou soigner la félicité

 

De canicule en incendies, en tempêtes, en ouragans, en inondations ou en sécheresses, la planète n’a pas l’air de se sentir à l’aise. On dirait un organisme habité par un méchant virus. Celui-ci serait-il l’espèce humaine ? Nous autres ? Les spécialistes en discutent, selon leur honnête habitude, en fonction de données diverses et parfois contradictoires.

Mais avouons que là, nous nous sentons peu ou prou coupables, tout au moins responsables… Ne sommes-nous pas les patrons de cette affaire, la Terre, qui semble battre de l’aile ?

On met volontiers cela, aujourd’hui, sur le compte d’une pensée biblique qui nous aurait incités à exploiter la planète sans mesure. On peut sans doute le dire des sociétés chrétiennes, mais est-ce vraiment ce dont parlent les Écritures ?

Selon elles, en effet, le vœu premier du Dieu dont elles témoignent était de faire de la Terre, semble-t-il, une éden, non cette boule bleue souffreteuse et rageuse… En tant qu’actionnaire unique de l’entreprise, il pourrait donc ne pas apprécier les résultats des dirigeants… Gare à nos stock options !

Le mot éden est féminin en hébreu et signifie "félicité". C’est celle-ci, non le jardin, que l’être humain est appelé à garder et à servir, à supposer qu’il accepte de se conformer au désir de son Seigneur.

C’est pourquoi dominer sur toute la terre (Genèse 1,26) n’avait pas d’autre sens que faire en sorte de garantir cette félicité, ce très bon (Genèse 1,31) qui comblerait le Créateur. La félicité de qui ? se demandera-t-on. Peut-être avant tout celle de Dieu lui-même, en effet ? Après tout, c’est lui le héros de l’histoire biblique…

Mais celle, aussi, de toute la terre, ici-bas, espèce humaine comprise. Souvenons-nous en effet que le livre des Psaumes, qui totalise la prière biblique, commence par ces mots : Bonheurs de celui qui… On sait qu’il en va de même du Sermon sur la montagne, dans lequel Jésus fait débuter ainsi son enseignement majeur : Heureux ceux qui…

Toute la Bible fait de la justice la condition de ce bonheur, sur la Terre, mais cette justice doit aussi être comprise comme une justesse à "garder", c’est-à-dire à la fois à surveiller et à maintenir, dans le comportement.

Ces deux vont ensemble, toujours : justice entre les humains, et justesse entre ceux-ci et l’ensemble de leur environnement, espèces vivantes et éléments, dans l’extrême complexité de leurs relations.

Ici la sagesse est requise. Comme le Dieu biblique gouverne les humains, à sa ressemblance ceux-ci ont à gouverner la Terre : gérer tout ça, comme on dit aujourd’hui.

Et quant aux gouvernants eux-mêmes, ceux qui tiennent les rênes ? Serviteurs de la félicité, et rien d’autre…

Saint-Coutant 

 

 

 

 

La marche à l’étoile

ou que la foi biblique est recherche 

 

On a tellement l'habitude de voir dans les Écritures bibliques la révélation objective de Dieu, que l'on est tenté de passer à côté de ce fait : il y est très souvent question de recherche. Au cœur des multiples histoires qui font la Bible, nombreux sont ceux qui cherchent, avec passion, des biens ou des êtres que l'on pensait inconnus, lointains ou perdus.

Tenez, quand on y cherche à toute fin une brebis égarée, on en abandonnerait tout le troupeau ; ou quand on y recherche des frères, on risque d'y trouver des assassins. On y cherche la sagesse, ou encore un pays, un lieu pour s'établir ; un cadavre, que l'on ne trouvera pas puisque le tombeau est vide ; on y cherche un enfant pour le tuer, mais aussi tout bêtement des ânesses, ou la Cité céleste.

Un prophète est recherché par toutes les polices du royaume (il sera sauvé) ; une jeune fille cherche son amoureux ; une prostituée recherche ses amants, mais son mari lui aussi la cherche. Il l'aime.

Il y a encore tout ce qu'on ne cherche pas. Voici qu'une nation ne recherche pas la justice, loin de faire en sorte que le droit, en son sein, roule comme un torrent sans fin – et pourtant il vivra, celui qui cherche la justice : il cherche Dieu... Justement, un apôtre se plaint que nul ne cherche Dieu, et un prophète s'écrie qu'ils seront émondés, ceux qui ne cherchent pas son Seigneur... 

On cherche, on ne cherche pas (et il serait amusant de rechercher d'où je tire mes exemples). On se cherche soi-même, pour conclure à la vanité des vanités ; on se cherche les uns les autres, ou l'un l'autre. On cherche souvent là où il ne fallait pas, ce qu'il ne fallait pas.

On trouve aussi, et on ne le fait pas toujours exprès : parfois on est trouvé, plutôt. C'est cette quête infinie du sens, de la justesse, de la justice... de la paix des peuples, des gens, des corps et des cœurs. Le besoin de frères et de sœurs, dans le tumulte de l'Histoire. On cherche de nouveaux cieux, une terre nouvelle. L'infini désir d'un chemin à suivre, d'une étoile à poursuivre.

Et dans cet inextricable tissu de demandes, Quelqu'un est par-dessus tout à la recherche de chacun des siens : Où es-tu ? Car c'est lui le seigneur trahi, le père abandonné, le mari trompé, l'amoureux éconduit, le berger sans troupeau. Et à la fin de l'histoire, il en a tout de même trouvé un qui l'aime. Un seul juste, et la cité humaine ne sera pas détruite !

Tout au long de cette histoire, des chiens de berger – psalmistes et prophètes – tentent de ramener au maître tous ces fuyards dispersés, pour en faire un paisible troupeau qu'il saurait pour toujours mettre à l'abri : Ils seront dans l'allégresse, disent-ils, ceux qui cherchent mon Seigneur. Cherchez Dieu, et vous vivrez ! Si vous cherchez mon Seigneur vous le trouverez, il a de la bonté pour ceux qui le cherchent. Et quand le maître se fâche, ils disent : Seigneur, ils t'ont cherché ! Que ceux qui te cherchent ne soient pas dans la honte ! Tu n'abandonnes pas qui te cherche, ô mon Seigneur !

À les entendre, quelques-uns s'écrient alors à leur suite : Ô Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche. Tels sont ceux que l'on appelle les pauvres, dans les Écritures, ceux que l'on appelle heureux, les humbles de la terre dont l'esprit ne cherche ni à paraître, ni à gagner, ni à posséder. Dieu lui-même, ils ne l'ont pas, ils le cherchent. Aussi ne sont-ils pas perdus. Et les Écritures sont ce doigt qui leur montre le chemin (elles ne sont pas le chemin mais elles montrent le chemin).

À ceux qui cherchent ainsi, le seul qui accepta d'être trouvé, qui n'eut pas même le besoin de chercher puisqu'il était trouvé d'entrée, et aimé, et aimant, en conséquence aurait dit : Je suis le chemin.

Saint-Coutant 

 

 

 

 

 

Doctrine vs Parabole

ou faut-il croire avant d’entendre ?

 

Je lis Luc 15, la parabole des deux fils, le dévoyé et le réglo, et je me demande une fois de plus pourquoi Paul ne mentionne-t-il pas, n’utilise-t-il pas ces paraboles du Christ, tellement parlantes ?

Et même, pourquoi n’invente-t-il pas lui aussi d’histoires de ce genre au lieu de se façonner un enseignement doctrinal à la demande ? Il semble qu’il n’ait connu du parcours de Jésus que les éléments de base d’une doctrine, en effet : incarnation, crucifixion, résurrection, ascension, retour…

Paul écrit le premier, pour ce qui regarde les textes retenus dans le Nouveau Testament, environ vingt ans avant la parution des premiers évangiles, soit le temps d’une génération. Où l’on voit que, les premiers témoins désormais sans voix, l’enseignement du message de la foi chrétienne semble s’être diffusé d’abord de cette manière prédicative, doctrinale, avant de revenir, dans un second temps, sur l’oralité première, existentielle, porteuse de corporéité, du Jésus des évangiles.

En un sens, on a cru avant d’entendre. Et si le Jésus des évangiles n’était alors que la personnification ultérieure d’une doctrine du salut ? Je crois plutôt que nos doctrines, y compris les pauliniennes, ne sont que les interprétations variables de l’expérience existentielle du Jésus de l’histoire, cet homme-parabole de chair et de sang. Une expérience vécue, interprétée et reconstituée avec art pour être racontée.

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Simplement par amour

ou tout laisser sans mentir

 

Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple… Luc 14.26.

Pourquoi ne doit-on pas aimer ceux que l’on est pourtant censé aimer ? C’est choquant. Mais comme souvent, cette pensée de Cohélèt, le bon d’une parole est dans sa fin, est éclairante, elle qui parle de la visée d’une parole, du but vers lequel elle conduit l’auditeur. Or ici, le mot de la fin parle de renoncement à toute possession.

Ne pas aimer ce qui ou ceux qui sont pour vous une possession. Un bien. Père, mère, femme, enfants, frères et sœurs vus comme des propriétés… Ce dont il s’agit, c’est de ne pas aimer la possession de cela ou de ceux-là. C’est alors à soi en tant que possesseur que l’on va renoncer.

Socialement, tout de même, c’est un saut dans le vide ! Que sont devenus ces prochains pour celui qui suivait Jésus sur les routes de Galilée ou de Judée ? Toute une conception de la société d’alors est remise en question, celle qui pensait un être humain comme homologue à son groupe, comme chaînon indispensable d’une lignée, comme partenaire obligé d’un contrat de dépendance mutuelle.

S’établit là une liberté de la relation, où chacun est ce qu’il est vis-à-vis de l’autre. Où les liens nés des histoires vécues ensemble, ce que les Écritures appellent souvent la chair, n’emprisonnent pas, n’obligent pas. Où, cas limite, tu peux donc partir, tout laisser…

Il existe tout de même un bémol : en ces lieux et en ce temps-là, la grande famille traditionnelle colmate les brèches dues à ces départs. Reste cependant une déchirure à subir et faire subir.

On n’est pas obligé de s’infliger cela, de sortir de la famille, du clan, de la tribu, de la foule, de la nation, on peut ne pas aimer le messie à ce point. Mais faire semblant, non, cela ne se peut, et c’est bien ce qu’il dit à ces foules enthousiastes qui le suivent, lui qui s’avance, ayant durci sa face, écrit Luc, vers le sacrifice qui l’attend.

Et cela me pose question. J’ai l’impression qu’au fond, il ne demande pas tant que cela à avoir de nombreux suiveurs, le Jésus de Luc. Qu’il ne croit pas trop cela possible. C’est sans doute que ce discours s’adresse à des gens, à des communautés qui se trouvent réellement devant ce choix : le retrait ou la croix.

Oui, j’ai l’impression qu’il préfère peut-être y aller seul. Et pourquoi pas, après tout, car rien dans ses paroles-là ne semble indiquer que celui ou celle qui le suivrait jusqu’au bout y gagnerait quoi que ce soit qui ressemblerait à un salut. Seul jouerait pour eux le désir de le suivre. Simplement par amour.

Oui, il se pourrait qu’une seule croix suffise, ait suffi. Que rien ne soit à gagner, qu’on ne soit pas dans le calcul. Et que le programme offert au croyant soit l’amour de celui-là. Et alors, jusqu’où ? À chacun de le dire pour soi.  

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Notes hâtives sur le sujet des protestants

ou réformer c’est mourir et toujours vivre

 

Choisir d’être protestant, c’est choisir ce qui n’existe encore qu’à l’état d’ébauche.

Le protestantisme reste à inventer. Je parle de la construction de communautés composées d’êtres libres, acceptant avec respect, désirant avec vigueur, reconnaissant avec soulagement l’existence en leur sein d’une pluralité féconde.

L’intérêt du protestantisme, en tant que culture, ce serait de n’avoir jamais décidé entre le groupe et la personne, entre l’unité de la personne et l’éclatement de ses passions, entre un groupe et les autres.

Car le vrai lieu protestant de l’esprit (l’Esprit) est la transaction. Transiger, c’est être soi et reconnaître l’autre. Ce n’est jamais terminé. Au sein d’un réseau de confiance minimale, il n’y a jamais à choisir entre soi et l’autre, entre une culture et une autre. Il y a à construire indéfiniment du mieux à partir des différences et des identités.

Cela revient à ne jamais fixer dans l’éternité, ni dans l’instant, ce qui est saint, juste et bon. Cette modestie est proprement protestante. Elle ignore le fin de la fin. Elle répugne aux recherches de l’origine. Elle n’est pas fascinée par l’identité. Elle explore les possibles du temps.

Le salut étant acquis à ses yeux une fois pour toutes, le protestantisme développe une poésie très particulière, qui n’est ni celle du mystère, ni celle de la pureté, mais celle de la justesse. 

Témoigner contre, témoigner pour, sont les deux sens du mot protester au XVIe siècle. Se porter en témoins. Notez le pluriel, il est faux que les protestants soient individualistes, ils ne peuvent l’être, devant toujours se confronter entre eux, ce qu’on appelle vie synodale, appelant des accords à venir.

Témoins de quoi, que ce soit pour ou contre ? Non pour soi-même. Non contre les autres (du moins en intention, car hélas, on se retrouve avec des ennemis quand on conteste).

Témoins, non pas même du Christ, ce serait trop se hausser, mais de la pertinence de son parcours : disant le vrai, faisant ce qui fait du bien, donc mourant. Il ne nie pas, en effet, la violence des humains, elle ne l’étonne pas, il en sait la volonté et l’efficacité. Donc mourant.

Et toujours vivant. Vivant toujours. D’où cette insurrection que protester va causer, du moins en vous. Pas d’autres raisons d’être pour une assemblée qui se réunirait à cause de lui.  

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Arrêtez de foutre votre moralisme dans l’Évangile !

ou le Notre Père en version intégrale

 

Pour l’Église protestante unie de France, grande discussion synodale, pour savoir que faire de la proposition de l’Église catholique romaine concernant la traduction d’un passage de la prière dite du Notre Père.

Il s’agissait de dire « Ne nous laisse pas entrer en tentation » au lieu de « Ne nous soumets pas à la tentation », au motif que Dieu ne peut pas être tentateur. Trois remarques à ce propos :

– « Ne nous laisse pas entrer en tentation » est une phrase qui ne veut rien dire : soit on est tenté, soit on ne l’est pas, celui qui entre en tentation y est déjà. On est dans la viduité d’une certaine conception de la liturgie pour laquelle répétition suffit.

– La proposition catholique part du principe que Dieu ne peut pas vouloir nous tenter, elle est donc le fait de gens qui prétendent définir ce qui est, ou non, compatible avec Dieu, travers clérical dont il y a lieu de s’éloigner.

– Le texte grec ne parle pas de tentation mais de mise à l’épreuve, ce qui est fort différent. Épreuve est le premier sens du mot grec traduit habituellement par tentation. D’où la traduction la plus évidente : « et ne nous fais pas entrer dans une épreuve ». 

La question que je soulève alors ne porte que sur la traduction d’un seul mot, mais elle me paraît fondamentale. Ma certitude est que la traduction des Écritures est une pratique cardinale, qu’elle met en jeu les ressorts fondamentaux de la foi du Christ. Il en est donc ainsi pour moi de la traduction de ce mot grec traduit habituellement par tentation dans le Notre Père.

C’est en effet le travers constant de nos traductions, et des spiritualités qu’elles induisent, de moraliser et de psychologiser ce qui, dans les Écritures, est tout simplement factuel, ce qui est de l’ordre de la pratique objective.

Ce travers n’est pas innocent, il est lui aussi clérical en ce qu’il augmente le risque d’une sorte de contrôle spirituel de nature institutionnelle, ou en tout cas propice au jugement moralisant. On a là, depuis longtemps, la marque d’un séculaire détournement "chrétien" des Écritures.

Lorsque je travaillais à ma traduction des évangiles (Quatre annonces de paix, Éditions Lambert-Lucas), j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que ce détournement insidieux était constant dans la plupart des traductions actuelles des évangiles. Il va de pair avec un certain type de spiritualité, dit paradoxalement évangélique, relayé aujourd’hui par les principales maisons d’édition spécialisées.

En particulier, il tend à effacer, ou tout le moins à amoindrir, dans les textes, ce qui lui paraît trop directement lié au thème des rapports de force sociaux-politiques, ou encore à corriger ce qui ne correspond pas à sa vision préétablie d’une piété individualiste qu’elle propose comme évidemment biblique.

C’est ainsi, par exemple, qu’on traduit par hypocrites ! ce qui signifiait imposteurs !, passant ainsi du social au moral.

Aujourd’hui, le choix romain et la décision synodale protestante perpétuent donc à mes yeux la moralisation traditionnelle du Notre Père, relayant une très ancienne propension déjà attestée dans les premiers siècles de l’ère chrétienne et probablement liée à la mise au pas des Églises par la logique constantinienne : l’Empire avait besoin d’une religion officielle qui puisse diffuser au sein des peuples l’injonction d’une morale individuelle.

C’est en cela, entre autres, que se constate, chez les fidèles, la profonde consonance des piétés évangélique et catholique romaine. Cela correspond par ailleurs – et par exemple – à la confusion qu’elles installent entre le péché et la faute morale. Une confusion dont nous autres protestants, supposés disciples d’un Luther qui aurait vu là le diable, avons pourtant bien du mal à nous dépêtrer.   

Mais pour revenir à notre affaire, que Dieu nous mette à l’épreuve me semble parfaitement compréhensible : il attend de nous des fruits… que nous sommes incapables de lui donner, raison pour laquelle il vaut mieux pour nous qu’il ne cherche pas à vérifier !

C’est pour l’ensemble de ces raison qu’à mon sens, le choix fait par le synode protestant, se hâtant de suivre le clergé romain, ne fait avancer l’œcuménisme qu’en surface, dans une démarche émolliente, au prix de la rudesse biblique, sans rompre avec un détournement séculaire.

Voici ce que serait pour moi une traduction à peu près fidèle du Notre Père (Matthieu 6, 9b-13) :

Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !

Que ton règne vienne, que ta volonté advienne tout autant sur la terre que dans le ciel.

Le pain, pour nous, de la survie, donne-le nous aujourd’hui.

Et efface nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.

Et ne nous engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.

Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire.

 

On trouvera à la page notre pere de ce site une version beaucoup plus complète de ce texte.

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Le filon et les racines

ou un récit à reprendre sans fin

 

En 1980, j’ai rencontré un peu par hasard à Montpellier un groupe de personnes qui venaient de créer une radio "libre" qu’elles avaient appelée Radio-Clapàs, à partir du surnom plaisant de la ville en occitan, le mot clapàs signifiant un gros tas de pierre.

Cela se passait sous la présidence de Giscard d’Estaing et il était encore interdit de faire de la radio en dehors des quelques grandes stations autorisées, qui dépendaient des pouvoirs politique ou commercial. L’autorisation de le faire n’est arrivée qu’avec l’élection de Mitterrand en 1981.

Radio libre, donc, car issue de la volonté libertaire de nombreux milieux, associations, personnalités politiques ou syndicales, activistes culturels, clubs, groupes de fans de tel ou tel style musical, cinéphiles, etc.

Cet ensemble associatif composite, aux orientations diverses et parfois divergentes, était uni par un besoin commun, celui d’exprimer librement et pacifiquement une culture véritablement populaire. Il y avait bien sûr de l’esprit de 1968 là-dedans.

À peine connu de ces gens, je me vois proposer un temps d’antenne me permettant de lancer une émission protestante… Je répons que je serais intéressé si je savais faire de la radio mais qu’il n’en est rien. Quelqu’un se propose aimablement de m’aider et de lancer l’émission avec moi, précisant qu’il est agnostique, totalement ignorant du sujet mais que ça l’intéresse.

Une émission hebdomadaire de trois quarts d’heure naît donc, que j’intitule "La Vache à Colas". C’est le titre d’une chanson anti-protestante très populaire à l’époque des persécutions. Au bout de trois semaines, un conseiller presbytéral de l’Église réformée me demande si j’ai encore assez à dire pour penser continuer… Il en doutait.

Au bout de quelques années, en revanche, la Vache à Colas comptait une équipe d’une quarantaine de personnes et assurait chaque semaine, sur Radio-Clapàs, l’ensemble de la programmation du week-end, du samedi matin au lundi à l’aube. Cette collaboration devait cesser en 1989 avec mon départ pour Paris.

Pourquoi raconter cela ? Parce que j’ai beaucoup appris là à propos de ce que certains appellent nos racines chrétiennes. Et pour opposer aux discours équivoques de ces idéologues une autre façon de voir que la leur en faisant vivre une culture d’origine biblique et évangélique, elle-même plurielle, au sein de la pluralité culturelle qui n’a cessé de façonner notre nation dans le cadre du pacte républicain.

Au cours de ces années, j’ai donc expérimenté que le filon biblico-évangélique et ses innombrables suites représentaient une richesse qu’aucune autre source culturelle ne détenait au même point. Nous avions toujours à dire, à raconter, à faire entendre, voire à intervenir à notre manière sur quelque point de l’actualité.

Nous partions de ce moment où Abraham quitte Ur en Chaldée et nous arrivions par exemple à ce moment où Martin Luther King dit son rêve, en passant par tous les sujets, toutes les controverses, les conflits, les créations, les crimes, les merveilles, les personnages que l’on pouvait trouver entre ces deux moments.

Un fleuve immense. Un flot d’images, de sons, de visages, de grandes et petites histoires à raconter. À faire entendre. Sans rien cacher.

On me dira que me voilà loin du protestantisme ! Mais c’est que le christianisme ne commence pas avec Luther, comme semblent le penser souvent nombre de protestants. Ceux-ci ont à revendiquer ou regretter, suivant le cas, aussi bien saint François que Torquemada. Les deux, et bien d’autres, font partie de leur histoire, même s’ils les comprendront à leur manière.

Quoi qu’il en soit, le protestantisme n’est pas le thème de cette notice, mais le plaisir, le bonheur qu’il y a à développer, déployer, au besoin retaper l’ensemble fabuleux de notre héritage, à nous les Français, au moins selon ce filon-là, celui qui commence avec les Écritures, à côté de bien d’autres qui sont à faire valoir, et en dialogue amical avec ceux qui les portent.

Une identité – culturelle, religieuse, nationale, européenne – c’est mouvant, cela se développe au cours des temps dans la rencontre du passé avec les défis, les enjeux et les bonheurs du temps présent. C’est un récit sans fin au sein d’une conversation sans frontière.

Mais les métaphores pour parler de cela sont à recevoir de façon critique. C’est un point central. À propos de notre héritage, j’ai parlé de filon, non de racines. Un filon est à exploiter pour le service d’aujourd’hui. À mon sens, cela est en rapport avec l’histoire que nous vivons ensemble et au travail de mémoire qu’elle nécessite.

Parler de racines, en revanche, c’est user d’une métaphore tirée de la nature. On est alors dans le mythe. Roland Barthes disait avec raison, en substance, que la pensée mythologique a toujours tendance à naturaliser l’histoire, faire d’elle une nature à reproduire, et cela de façon intéressée.

Cela revient à la prétention de l’arrêter et à figer en un rôle le sort des vrais gens. Mais pour servir quels intérêts ?  

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Service

ou que notre culture serve aux gens

 

Il y a encore quelques années, lorsque tel cercle extérieur aux milieux confessionnels m’invitait à parler, c’était sur un sujet concernant la Bible, littérature trop peu connue. Aujourd’hui, c’est plus simplement sur le christianisme : en substance, on me demande de quoi il s’agit : ça renseigne sur le niveau de culture religieuse de la population…

J’ai souvent eu l’occasion de plaider pour que les protestants, en France, se persuadent de la nécessité d’un service purement culturel en ces domaines, mais j’ai récolté alors une incompréhension mêlée parfois d’agacement. Un peu comme si on me disait qu’on n’est pas là pour faire joli, mais plutôt pour venir en aide au prochain.

C’est que le protestantisme est depuis toujours avide de se lancer dans la création d’œuvres sociales, d’où son inventivité en ce domaine. Il a le service dans la peau. La France lui doit ainsi nombre de créations, joyeusement récupérées ensuite par d’autres milieux ou par les services publics. La liste de ces apports ou de ces coups de main donnés à la vie sociale du pays est impressionnante, compte tenu du faible nombre qu’y représentent les parpaillots.

Mais que leur présence dans le domaine culturel ait à corresponde à un service et doive susciter la création d’œuvres sociales ad hoc… cette idée n’a jamais passé. Certes, depuis quelques temps, le besoin d’illustrer la présence protestante dans le domaine culturel a donné lieu à quelques heureuses initiatives. Mais, pour le dire de façon abrupte, il s’agit là d’une utile promotion de soi, non d’un service.

La première raison de cette incompréhension est toute simple : dès qu’il s’agit de porter les Écritures, par exemple, à la connaissance d’un public anonyme, le protestant n’imagine pas qu’il puisse y avoir là autre chose qu’un appel à témoigner de sa foi. En lui, le missionnaire se réveille.   

Or, même en ce domaine, comment parler aux gens, à supposer qu’il s’agisse de témoigner, quand ces interlocuteurs n’ont aucune idée de ce dont on les entretient ? Ou plutôt, s’il n’existe plus aucun terrain commun sur lequel installer la relation ? Quand même le mot dieu n’évoque plus rien.

Or les œuvres protestantes n’ont pas pour finalité, en général, l’obtention de conversions. Il s’agit d’aider. Et bien sûr on est content, on se sent compris, quand l’un ou l’autre des bénéficiaires de cette aide se tourne vers le Christ, mais cela est d’un autre ordre que celui de l’échange intéressé. 

Alors pourquoi pas aussi en ce domaine de la culture ? Un service, rien d’autre, une aide gratuite à destination de l’ignorant, comme autrefois la création d’écoles au temps de l’obscurantisme. Pourquoi ? Simplement parce que l’ignorance de son propre passé est une pauvreté, un malheur, et que notre peuple a besoin de son histoire spirituelle, diverse et contrastée, serait-ce pour la rejeter en toute clarté.

Saint-Coutant – 2016

 

 

 

 

 

Avec 

ou Emmanuel à venir

 

Qui lira ce qui suit devra supporter, sous couvert de méditation à propos de Noël, les cheminements tortueux d’un maniaque de la lettre. Voyons :

Il suffit de regarder dans un dictionnaire pour constater que le mot "Noël" provient du latin natalis dies (jour de naissance).

La naissance dont il s’agit est, comme on sait, celle de Yéchoú’ de Nazareth, que les chrétiens nomment Jésus-Christ (du grec Iêsoús Khristós devenu en latin Iesus Christus et signifiant "Jésus Oint" mais on préfère dire Messie, un mot qui a le même sens et qui vient de l’araméen méchîh).

Les musulmans le nomment en arabe Sidnā Issa, "Notre seigneur Issa", et le considèrent comme le plus grand des prophètes envoyés par Dieu avant la venue de Mohammed. Je fournis cette précision pour rappeler que les musulmans ont toutes les raisons d’honorer eux aussi Noël, mais à leur manière.

Naissance, donc. Toutefois, sans doute à cause de la consonance, j’ai toujours préféré conférer comme origine au terme "Noël", je le confesse tout à fait gratuitement, les mots hébreux immanou él qui ont donné chez nous le prénom Emmanuel. C’est presque une rime – noèl, nouèl.

Et bien sûr, ce n’est pas moi qui fais le lien, mais l’Évangile selon Matthieu, qui confère à Jésus, lors de l’annonce de sa naissance, le nom (ou le titre ?) d’Emmanuel.

On peut traduire cet immanou él (très littéralement : "avec nous Dieu") par "Dieu avec nous", bien sûr, mais aussi par "Dieu est avec nous", ou par "Que Dieu soit avec nous". ou même par "Dieu, sois avec nous !" Il provient d’un passage du livre du prophète Ésaïe, dans les Écritures hébraïques. On le trouve au chapitre 7, verset 14 :

Voici la jeune femme // elle a conçu / et elle enfante un fils // et elle prononcera son nom / Avec nous Dieu.

Il y aurait beaucoup à dire (en mal) sur la façon dont ces mots ont été traduits au cours des temps. Je m’en abstiendrai, pour rappeler simplement au passage que les chrétiens y ont toujours vu l’annonce prophétique de la naissance messianique de Jésus, mais ce qui m’intéresse aujourd’hui est ailleurs.

Il s’agit de cet "avec". Bien sûr, il me faut dire un mot de cette jeune femme et de son fils, mais ce qui m’importe c’est le "avec". On notera qu’il précède le mot "Dieu", ce qui signifie que celui-ci, en tant que dernier mot du verset, en est le mot important : dans ce verset, c’est jusqu’à lui que l’on va. Jusqu’à Dieu.

Pour qui en douterait je rappellerai ces mots de Cohéleth : « Le bon d’une parole est dans sa fin ».

À mon sens, ce n’est ni la jeune femme ni le fils qui sont spécialement à considérer dans ce verset, mais l’ensemble constitué, avec eux, par la triple action qui consiste, en un tout, à concevoir dans le passé, à enfanter dans le présent, et pour finir à nommer dans l’avenir.

Et tout cela est appelé un signe, dans les versets suivants. Un signe adressé à des gens, en un temps de terrible malheur. Ce malheur est l’aujourd’hui de ce verset, et c’est là que naît l’enfant.

Il ne naît pas par hasard, il a été conçu par avance, en vue de sa survenue. Il était déjà là mais pas encore en vue, et puis le voici. Un enfant qui naît au temps de la dévastation, quand plus rien n’a de sens. Quand, écrit Ésaïe, seules règneront encore les mouches, ces êtres friands de chairs mortes.

Qui est-il ? On ne le sait pas encore, il n’a pas encore été nommé. Il est là, c’est tout. Et son nom à venir est à la fois une affirmation, une revendication et une demande. Avec nous Dieu.

C’est là le signe, en trois temps, et l’on a trop tendance à oublier à quel point les signes sont difficiles à interpréter. Mais à proprement parler, puisqu’il s’agit d’une petite histoire qui se déroule dans le temps, du passé à l’avenir en passant par le présent, il s’agit plutôt d’une petite parabole. Une parabole, c’est un signe mis en récit, en histoire.

Avec nous Dieu. Voilà, c’est l’histoire initiée par une jeune femme prise au ventre, comme on dira plus tard dans le grec populaire des évangiles. Quelle est-elle ? Peut-être la personnification de tout un peuple, de ce peuple frappé par la malédiction.

Tant de femmes touchées par la difficulté d’enfanter, dans les Écritures ! Et si peu de maris ou de médecins capables d’y apporter remède, ou disposés à le faire… Aussi resteront-elles stériles, peut-être atteintes d’une incessante perte de sang, mais que nul ne guérit d’un revers de tunique, bien au contraire ?

Un autre prophète, plus ancien, Amos, parlait, lui, d’une "vierge Israël". Elle était tombée, incapable de se relever. Morte ? On ne sait, mais nul ne lui disait Talitha qoumi, "jeune fille, lève-toi !" Elle ne risquait pas d’être enceinte…

En tout cas, ici, elle n’est plus vierge. Si c’est la même, son histoire aura avancé, elle aura pu se relever et se donner, puisque sa grossesse ne semble pas forcée. À partir de là, il va bien falloir qu’elle accouche mais on remarquera que l’on ne se soucie aucunement des circonstances dans lesquelles elle s’est trouvée, est tombée, enceinte. C’est fait, voilà tout.

Et l’enfant est là. Et l’on remarquera que la seule chose qui compte, à son sujet, est qu’il va s’appeler Avec nous Dieu. À peine circoncis, au moment où la femme articulera ce nom.

Il est là pour cela, et c’est elle qui va en décider. Pour qu’un jour on dise, devant l’évidence : « Dieu est avec nous. » Ou bien, dans l’espérance : « Que Dieu soit avec nous ! » Ou dans la prière : « Dieu, sois avec nous ! »  

Et l’on voit alors que le signe-parabole n’a pas d’autre sens pour nous que cet "avec". Avec celui vers qui l’on avance, ce dieu dont le nom n’est pas dit. Car la femme a choisi le mot le plus banal, le plus simple, él, le plus universel, pour le désigner.

Elle aurait pu choisir le terme ya (ou yo, ou yah, ou yahou), sorte d’indice pointant vers le nom qu’on ne prononce pas, celui qu’on lit habituellement Adonaï, "mon Seigneur", ou même tout simplement Hachém, "le Nom", quand on est fils ou fille d’Israël. Elle aurait alors particularisé, israélisé, judaïsé, ce dieu vers qui l’on va. 

Mais non, elle ne l’a pas fait, elle a choisi él, le nom du dieu suprême de tous les panthéons, le nom de la puissance dernière, le nom de la justice et de la justesse sans faille qui est au bout de tout, quelle que soit votre religion, votre… conception.

Et donc, le fils qui naît pour nous en cet instant de la lecture n’a d’autre sens, pour nous, que cet "avec un dieu" qu’on nomme simplement Dieu parce qu’il est cet aboutissement-là.

Mais pour qui ? Pour nous, qui que nous soyons, qui nous projetterions dans la parabole-signe au moment où nous la lisons. Qui deviendrions l’un de ses "actionnaires", de ses metteurs en œuvre, en des histoires vécues de conceptions, d’accouchements et de paroles : à la fois, avec elle, femme, fils, nous – et Dieu avec ?

Et pour que cela ait du sens pour nous, il faudrait que nous en soyons nous aussi au point où tout s’écroule, pour nous et autour de nous, au point où ne nous restent comme tout bien que des mouches à merde. Affaire de lucidité, quand toutes les illusions sont tombées ?

Car avant ce point, quoi qu’il en soit, comment Dieu – quel que soit son nom – serait-il avec nous ?! On ne pourrait le dire alors qu’au nom des autres. Avec eux Dieu !

Saint-Coutant – 2015

   

   

 

 

 

L’Évangile à la Modiano

ou sous l’Occupation

 

À l’époque de Noël, il y a toujours des gens pour faire des histoires à propos des crèches présentes dans les lieux publics. Il semble alors que le Père Noël ait fait place, juste un peu, à la naissance du Christ. Mais celle-ci reste liée à la mièvrerie d’une image sainte. Pourtant, le plus indifférent pourrait se trouver surpris en y allant voir.

Il y a du Modiano dans la façon dont les évangélistes vous racontent l’histoire. Embrouilles. Hérode est mort depuis quatre ans quand Jésus est censé naître, cela n’empêche pas le premier de chercher à trucider le second… Une conjonction astrale suggérée par l’épisode des mages aurait bien eu lieu, mais à un autre moment. L’édit de l’empereur Auguste ordonnant un recensement… qui n’a eu lieu que six ou huit ans après la naissance du Christ. Qui fut donc recensé, s’il le fut, bien après sa naissance. On nous ballade, mais pourquoi souligne-t-on ainsi l’évanescence de la mémoire de ces événements ?

Le côté Modiano, affaires secrètes, clandestines, à peine évoquées, apparaît plus encore si l’on se met à lire de plus près. Il y a par exemple toutes ces femmes. Filles perdues comme femmes du monde, toutes ensemble. Pareil pour les types, ce mélange de fonctionnaires subalternes, de hors-la-loi en maraude, d’artisans fugueurs, d’officiels se pointant de nuit. Plus ou moins juifs, plus ou moins grecs… On dirait le milieu interlope qui grenouillait chez nous pendant l’Occupation. De Modiano, lisez La Ronde de nuit. Et d’ailleurs, c’était bien d’une Occupation romaine qu’il s’agissait. Marché noir, actions furtives, ambiguïtés, corruption.

Voyez ces pratiques propres à la clandestinité. L’âne que son propriétaire laisse partir avec deux inconnus sur la foi d’un mot de passe. La manif impromptue, risquée, aux Rameaux. Le gars qui porte une cruche, boulot de femme, signe que les partisans peuvent le suivre sans crainte dans les rues de la ville. La chambre haute déjà retenue en secret. Le bref coup d’éclat dans le temple. Et le Pierre qui se ballade trop visiblement avec une épée et qu’on rabroue.   

Et puis le traître stipendié. Le procès truqué, le premier, loin des lieux officiels, de nuit. Les faux témoins. La sentence fixée d’avance. Le reniement. La torture. Ambiance…

 

 

 

 

 

Aux origines du peuple hébreu

Ou Bible et Histoire

 

Le récit biblique sur l’origine du peuple hébreu, entièrement dépendant d’un point de vue théologique, ne correspond pas aux données apportées par les chercheurs des diverses disciplines scientifiques qui abordent cette question. Il interprète et réécrit en effet d’anciennes traditions, aujourd’hui disparues en tant que telles, en fonction d’un faisceau d’intentions se rapportant à la foi de ses auteurs.

Ce grand récit est le résultat concerté d’une œuvre littéraire que l’on peut dater approximativement de la période qui a suivi le retour en Judée des exilés juifs de Babylone, soit du Ve au IVe siècles avant notre ère. En cela, il peut devenir lui-même le sujet du travail critique des historiens, mais pour le croyant que je suis, cela n’enlève rien à la pertinence, sinon de l’historicité de ses narrations, du moins des intentions dont il se fait le porteur.

Ceci dit, le point de vue que je vais exposer ici obéit lui aussi à une intention, s’il est toutefois le résultat d’une quête que j’espère de nature objective et historique. Le discours de l’histoire est en effet toujours une réinvention du passé en fonction de critères qui peuvent différer d’un auteur à l’autre. Mon intention, ici, est de privilégier un point de vue de nature politique, celui qui donne la prééminence aux rapports de force entre divers formations ou milieux sociaux aux intérêts divergents.      

 

L’histoire d’une longue confrontation

 

Toute l’histoire biblique, qu’il s’agisse des Écritures elles-mêmes ou de ce qu’en disent les historiens, se passe dans le cadre d’un monde où règnent des empires, cela dès le Quatrième millénaire avant notre ère, avec les premiers empires mésopotamiens, et jusqu’au IIe siècle de notre ère avec l’empire romain.

L’histoire du peuple hébreu antique, sous ses diverses appellations et organisations, ne saurait être abordée en dehors de son lien avec cet état de fait, principal invariant de cette longue succession de périodes par ailleurs fort dissemblables. On peut lire l’histoire de ce peuple, de son émergence à sa disparition en tant qu’entité territoriale antique, comme celle de ses relations avec la réalité impériale de l’Antiquité, telle que cette réalité a existé au cours des temps sous diverses modalités au sein de cette aire de civilisation. Et plutôt que de relations, sans doute vaudrait-il mieux parler de confrontation.

La naissance elle-même du peuple hébreu, ou plutôt des premiers éléments qui ont fini par le constituer, a à voir avec cette confrontation permanente, qu’elle inaugure. Une confrontation dont on sait qu’elle a été foncièrement religieuse, mais dont on oublie souvent que cet aspect ne se sépare jamais, dans l’Antiquité, des réalités économiques, sociales, culturelles et politiques. C’est nous, en effet, qui séparons ce que les dieux de l’époque unissaient…  

Je partirai de cette question : que s’est-il passé pour que, vers l’an –1000, on trouve en Palestine – quelques petites cités-États cananéennes mises à part – un ensemble de tribus sédentaires, assez récemment installées, confédérées, et connues sous le nom d’Israël, partageant un même culte, celui d’un dieu unique se présentant comme leur seigneur commun, et évoluant vers la création controversée d’un royaume ? Le tout répondant à une réalité socio-politique qui divergeait totalement des normes de l’époque et de la région du monde considérées.

L’hypothèse que je formulerai pour tenter de répondre à cette question est que cette situation était le résultat d’un processus complexe mettant en œuvre une intention durable, celle qui consistait, pour des types de populations primitivement hétérogènes, à se défaire ensemble de leur sujétion à l’égard de pouvoirs ressortissant au système royal matérialisé par l’ordre impérial.

En d’autres termes, la naissance du peuple hébreu est le résultat d’une révolution et des mutations qu’elle a produites.

Les éléments que je retiendrai pour construire cette hypothèse sont les suivants :

– L’existence, dans les sociétés proche- et moyen-orientales étatisées de l’Âge de bronze, de grands empires régis par un même modèle relationnel, tout à la fois global et universel, que j’appelle modèle idéologique royal.

– L’existence, au XIIIe siècle AC, de populations fort diverses ayant pour point commun de se mouvoir à l’écart des zones au peuplement sédentarisé et étatisé.

– Le double affaiblissement de la civilisation cananéenne de l’Âge du bronze moyen : affaiblissement économique et politique de ses cités-États, affaiblissement de la présence du pouvoir régulateur égyptien dans cette région.

– Liée à cet affaiblissement, une révolution agraire au sein de la société cananéenne de la même époque.

– L’apparition d’une variante "aberrante", insurrectionnelle, du modèle idéologique royal, découverte qui pourrait être due à un groupe égyptien dissident et attribuée à Moïse (XIIIe siècle AC).

– Enfin, à la faveur de cet ensemble de facteurs, l’afflux en Canaan, dans la seconde moitié du XIIIe siècle AC, de populations erratiques diverses et leur mélange plus ou moins pacifique avec les populations paysannes autochtones au cours des XIIe et XIe siècles AC.

 

Le système royal au Proche- et Moyen-Orient à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)

 

La conception antique suppose que le monde céleste des dieux est le monde par excellence, le nôtre dépendant de lui, n’en étant qu’une sorte de dépendance accrochée au vrai monde par un tenon qui est le roi. Celui-ci, considéré comme fils du dieu local, participe en effet des deux mondes.

Le roi est vu comme don divin destiné à soulager l’humain par la justesse/justice et le droit, et pour garantir au peuple les conditions de vie et de production. Ainsi les grands travaux, en particulier hydrauliques, sont-ils la marque la plus évidente de son règne.

Pour l’ensemble des peuples du Proche et du Moyen-Orient antique, un système s’était généralisé une fois les royaumes et empires installés et institués, et il était devenu fort banal. Selon mon hypothèse de type structural exposée dans Éden – Huis-clos (L’Harmattan, 2002), on peut le schématiser ainsi :

Lorsqu’un potentat prend le contrôle du domaine d'un roi voisin ou installe un de ses vassaux dans un domaine qui lui soit propre, il devient le "seigneur" (par exemple l’hébreu adôn) de ce dernier, devenu son "serviteur" (hébreu èvèd). Le serviteur garde son autonomie en son domaine mais doit des prestations à son seigneur, lequel y est tenu lui aussi, apportant paternellement protection et soutien. Si bien que les deux tenants de ce contrat inégal sont cependant obligés à une foi mutuelle.

Il s'agit d'un enchâssement dont les dieux sont les garants, promettant aux uns et aux autres, selon le cas, bénédiction ou malédiction. Un tel contrat est affaire de vie ou de mort, aussi un sacrifice sanglant est-il versé lors de sa conclusion : "le sang de l'alliance". Un objet matériel installé au cœur du domaine du serviteur peut servir de témoin permanent de ce pacte, comme signe de la présence virtuelle du seigneur (cet objet pouvant être le texte du pacte).

Telle est du moins la formalisation la plus schématique possible de réalités évidemment bien plus complexes et plus variées.

Outre la guerre, le mode de relation entre royautés pouvait donc être régi par des traités d’alliance (« alliance de frères », hébreu berith a'him) bâtis sur le même modèle. Or celui-ci ne supposait aucun pacte égalitaire, ce qui obligeait à croiser deux pactes dans le cas rare d’une alliance entre puissances de même importance, comme par exemple certains empereurs égyptien et hittite du XIIIe siècle AC. Chaque partenaire établissait un texte d’alliance en tant que seigneur à l’adresse de son partenaire devenu ainsi théoriquement son serviteur. Les textes étaient alors croisés…

C’est ainsi que les petites cités-États cananéennes étaient, par la force des choses, des enjeux de pouvoir pour les grandes puissances de l’époque, suivant le moment l’Égypte ou les empires hittite et/ou mésopotamiens. Elles étaient toujours plus ou moins « serviteur » de l’une ou de l’autre de ces puissances.

Mais qu’il s’agisse des grands empires ou de ces petites cités, on trouvait une société de type pyramidal dans laquelle une cour royale – composée de chefs de guerre et de leurs gardes, d’un clergé et de fonctionnaires royaux – administrait une population plus ou moins spécialisée suivant le cas, mais comprenant diverses strates d’artisans et de commerçants, pour descendre jusqu’à la masse paysanne, au statut souvent proche du servage, la gestion de la terre étant la plupart du temps considérée comme une attribution du roi.

Dans les zones, comparativement fort vastes, qui séparaient les territoires ainsi gouvernés se mouvaient, pour simplifier, deux sortes de populations :

D’une part, des tribus de pasteurs (comparables aux bédouins modernes). Il s’agissait de semi-nomades, c’est-à-dire de clans faisant paître leurs troupeaux selon un parcours annuel régulier, de point d’eau en point d’eau. L’image pacifique qu’a le berger chez nous ne doit pas voiler la capacité guerrière de ces clans, d’ailleurs souvent apparentés ou fédérés.

D’autre part, des populations erratiques, c’est-à-dire mouvantes et diverses, dont le point commun était une plus grande liberté de mouvement ou de réactivité que les paysans ou que les pasteurs. Cela allait du milieu des caravaniers, souvent razzieurs, à ceux des brigands ou des bandes d’irréguliers aspirant à l’opportunité d’une conquête ou plus simplement à un emploi de mercenaire (les armées royales étant le plus souvent composées de gens de métier, étrangers de préférence).    

 

Canaan à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)

 

« L'âge d'or cananéen » de l’âge du bronze moyen, lié aux royaumes hyksos, a pris fin et la nouvelle période voit le déclin progressif de sa civilisation. L'emprise égyptienne est faible au début de cette période et se traduit par quelques excursions égyptiennes sporadiques jusqu'à l'expédition de Thoutmès III vers –1500, qui rétablit son emprise sur le pays. Des monuments égyptiens parlent des shasou (« passants »), populations pastorales nomades ou semi-nomades qu'ils rencontrent en Palestine.

Les Lettres d'Amarna, qui datent du règne d’Akhénaton, permettent de se faire une idée de Canaan vers –1350 : le bas pays est contrôlé par des cités-États dans lesquelles se trouvent des garnisons égyptiennes. Les hautes terres sont partagées en territoires peu peuplés. Les petits potentats cananéens se plaignent des méfaits sur leurs territoires des shasou et des apirou (on écrit aussi habirou, forme que je retiendrai ici par commodité). Ils réclament de l’aide à l’Égypte. À ce moment, la présence égyptienne se fait peu sentir, au désespoir de ces roitelets qui appellent à l'aide.

Pendant toute cette période, ils pâtissaient de l’action de certaines de ces populations non fixées qui circulaient, on l’a vu, dans les steppes semi-désertiques séparant les domaines d’influence des États, qu’il s’agisse des cités-États ou des Empires. Ces populations sont désignés alors par ces termes : l’égyptien shasou ou le sémitique habirou.

On ne sait pas très bien s’il faut les distinguer, shasou désignant alors plutôt des pasteurs semi-nomades de type bédouin, et habirou, qualifiant, selon un critère socio-économique, les populations erratiques vivant en dehors ou à la marge des lieux civilisés, ou bien si ces deux termes ne sont pas en fait des désignations très imprécises mêlant les deux réalités… lesquelles pouvaient en effet se mêler en certaines occasions.

En tout cas, les deux termes évoquent tous les deux l’idée de passage, de traversée, voire d’errance. Ils pointent aussi l’absence de moyens de contrôle de la part des autorités des milieux sédentaires, qui en conçoivent une méfiance évidente, d’autant que les troupeaux de ces groupes empiètent régulièrement sur les terres cultivées et les points d’eau qui dépendent des cités… et que leur sport favori consiste en razzias ou en attaques de caravanes, comme on le voyait encore chez les bédouins ou les tribus arabes d’époques plus proches de la nôtre (ainsi Mahomet).

Aux confins des XIV et XIIIes siècles AC, les habirou ont grandement accru leur importance et leur dangerosité, peut-être en conséquence du déclin économique de la région. Leurs raids, joints aux conflits permanents entre cités, ont provoqué en tout cas le déclin progressif de la civilisation cananéenne. C’est ainsi qu’au cours du XIIIe siècle AC, de nombreuses villes ont été détruites.

Séti Ier (vers –1300) rétablit un pouvoir fort en Égypte, et sera plus présent en Palestine. Il réprime une rébellion cananéenne dirigée par les villes de Hanath et Pella. Son successeur Ramsès II mène également des campagnes en Palestine.

Environ quarante ans avant la fin du Bronze récent, la stèle de Mérneptah (–1207) atteste de l'existence d'Israël comme un peuple distinct en Canaan. Le fait que la mention d'Israël soit marquée d'un hiéroglyphe caractérisant un peuple et non une cité montre que les Égyptiens percevaient ce peuple, à l’époque, comme un groupe n’appartenant pas au modèle royal.

On peut supposer, sans certitude, que le terme habirou est à l’origine du terme hébreu : ils peuvent avoir partagé la même étymologie (racine verbale br). Cependant, tous les groupes shasou/habirou n’étaient pas désignés par le nom Israël, qui pouvait néanmoins désigner un groupe shasou/habirou.

 

L’installation d’Israël en Canaan

 

On situe l’histoire de Moïse et de l’Exode vers 1250-1230, celle de Josué vers 1230-1220.

Les historiens modernes ont une lecture différente de la lecture biblique des événements de cette histoire mais ne diffèrent pas notablement d’elle en ce qui concerne son sens socio-politique, du moins tel qu’il est présenté dans les Écritures : « En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qui lui semblait bon en Israël » (Juges 21,25) est la conclusion du livre des Juges, qui conclut l’évocation de cette période.

Le point de vue des historiens les amène souvent à concevoir l’histoire de cette époque comme celle d’une révolution rurale remplaçant les petites suzerainetés cananéennes par l’instauration d’une idéologie forte portée par un petit groupe de révoltés primitivement venu d’Égypte sous la conduite de Moïse, puis grossi dans les steppes du Sinaï et du Néguev par l’apport de populations erratiques (shasou, habirou) refusant les seigneuries environnantes.

À la faveur d’une baisse de la puissance égyptienne, la partie révoltée de la paysannerie cananéenne aurait appelé ces groupes à l’aide, ou bien ceux-ci seraient arrivés d’eux-mêmes comme par appel d’air. Enfin, des éléments de tribus plus ou moins membres de pactes (amphictyonies) semi-nomades auraient rejoint l’ensemble par infiltrations successives.

À noter que ce dernier point rencontre une difficulté, les semi-nomades, de type bédouin, n’ayant jamais montré d’appétence pour la sédentarisation… Il faudrait donc supposer force délitements et recompositions de groupes de ce type (shasou ?) et de type erratiques (habirou ?)

George Emery Mendenhall, de l’Université du Michigan, fut le premier à voir l’ancienne installation d’Israël comme le résultat d’une révolution agraire égalitariste au sein de la société cananéenne (The Tenth Generation : The Origins of the Biblical Tradition, Johns Hopkins, 1973).

 

Le renversement hébraïste

 

Mon hypothèse est alors que le coup de génie de "Moïse" fut la mise en forme d’une variante de l’alliance type évoquée plus haut. Cette variante excluait toute seigneurie humaine et faisait du dieu libérateur à la fois le seigneur unique (adonaï) et l’unique dieu à adorer (èlohim). Selon une logique structurale, on dira que le dieu occupait alors, de façon potentiellement critique, deux positions de la structure paradigmatique, celles de garant divin des alliances (dieu) et celle de partenaire supérieur d’une alliance (seigneur).

Ce serait donc le fait de l’Alliance qui aurait induit le monolâtrisme hébreu, d’où serait sorti beaucoup plus tard le monothéisme juif, et non le monothéisme qui aurait conduit à l’instauration d’une théologie de l’Alliance.

En fonction de ce pacte d’alliance (berith) paradoxal, les tribus confédérées se seraient alors considérées comme les "serviteurs" d’un même "seigneur" divin, se libérant ainsi de la tutelle d’un seigneur humain. La Loi de Moïse aurait alors été, dans son principe et ses éléments originels, un code permettant à cet ensemble social et ethnique composite de subsister en Canaan face à la suzeraineté armée des potentats locaux ou environnants, Pharaon compris…. et face à leurs dieux.

En un mot, il s’agirait d’un moyen de mettre en œuvre, sur le long terme, un refus radical du système impérial asiatique et de l’idéologie royale. La finalité étant là aussi celle de la justice/justesse comme don divin, d’où devaient découler, du moins en théorie, justesse personnelle ou cultuelle, et justice sociale et politique.

C’est l’idéologie née de cette hypothèse que j’appellerai hébraïsme. On l’attribue à Moïse, évidemment sans certitude, n’ayant aucune raison de refuser l’existence historique de ce personnage.

Le schéma biblique, on le sait, est différent : le dieu tribal hébreu (« Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ») libère son groupe fidèle de la servitude en Égypte, le conduit au désert, lui donne sa Loi au Sinaï pour en faire son peuple-serviteur, devenant ainsi son Seigneur, le conduit au travers de royaumes ennemis et lui donne Canaan, le tout malgré les révoltes réitérées de son peuple.

La Loi est donc un don, permettant à ce peuple de vivre sans seigneurs humains, dans la liberté et l’équité, sous la conduite et la protection d’un Seigneur divin. Le tout en fonction de bénédiction ou de malédictions qui signent l’ensemble comme un traité d’alliance.

Comme on le voit, l’intention première et la finalité de ce schéma sont comparables à celles de l’idéologie hébraïste, si les voies suivies sont néanmoins fort différentes.

 

Le peuplement « israélite » de Canaan

 

Selon l’hypothèse historique retenue, de quelle nature étaient alors, plus précisément, les différents groupes qui se sont fondus dans la population cananéenne en adoptant le modèle hébraïste, ceci non sans nombreuses guerres locales entre hébraïstes et rebelles à l’hébraïsation ? À ce sujet, on trouve mentionnés trois éléments : des tribus, des shasou, des habirou.

Il convient alors d’aborder la notion complexe de tribu.

D'un point de vue historique, une tribu consiste en une formation sociale existant avant la formation de l'État. Dans l'Antiquité, les principales langues indo-européennes désignent l'appartenance à une même naissance comme le fondement de groupes sociaux qu’aujourd’hui nous pouvons appeler tribus. Ces groupes sont des ensembles d'hommes et de femmes de toutes les générations qui se considèrent comme apparentés et solidaires du fait qu'ils affirment descendre d'un ancêtre commun soit par les hommes, soit par les femmes.

Les tribus présenteraient ainsi des avantages sociaux car elles sont homogènes, patriarcales et stables. Mais dans son livre The Notion of the Tribe (1972), Morton Fried montre de nombreux exemples de membres de tribus qui parlent différentes langues et pratiquent différents rituels ou partagent des langues et pratiques venant d'autres tribus. Il montre aussi différents exemples de tribus qui suivent différents leaders politiques. Il conclut que les tribus en général sont caractérisées par une hétérogénéité de pensée. Une tribu peut donc s’être dissociée en groupes distincts sans que ceux-ci cessent de se considérer comme apparentés.

Inversement, les archéologues qui explorent le développement des tribus pré-étatiques montrent que les structures tribales présentent une capacité d'adaptation aux situations. Cela signifie que, sous l’influence de telle ou telle situation plus ou moins contraignante, tel ou tel groupe peut s’allier à un autre pour fonder une entité nouvelle, aux intérêts communs, que l’on pourra appeler tribu. Cela leur impose alors de fusionner leurs généalogies.

Cette dernière figure peut parfaitement s’appliquer, on le voit, à ces groupes errants de l’époque, pasteurs semi-nomades et/ou groupes erratiques (shasou et habirou). La question se pose alors de savoir selon quelles modalités ces groupes auraient pu se considérer comme unis par des liens tribaux. On peut penser alors à un modèle de type amphictyonique. 

 

L’hypothèse revisitée de l’amphictyonie pré-israélite

Une amphictyonie (du grec amphiktúones, « ceux qui sont voisins, ceux qui habitent autour ») désigne dans l'antiquité grecque une ligue à vocation religieuse, ayant la charge de l'administration d'un sanctuaire. Ces associations avaient pour but de veiller à la célébration des fêtes et d'empêcher toute hostilité. Chacun des peuples membres y envoyait ses députés (hieromnêmôn, littéralement « archiviste sacré »), désignés par les cités-États selon un système de roulement.

Les amphictyonies les plus célèbres étaient : celles d'Argos, près du temple d'Héra ; celle des Thermopyles, près du temple de Déméter ; celle de Delphes, près du célèbre oracle d'Apollon. Dans la suite, ces deux dernières se confondirent et formèrent le Conseil des Amphictyons de Delphes.

Par analogie avec l'amphictyonie grecque, Martin Noth, dans son Histoire d’Israël (Geschichte Israels,‎ 1950) postule l'existence d'une confédération similaire des douze tribus bibliques. Selon lui, elles desservaient chacune à son tour un sanctuaire commun, une par mois lunaire, d’où le nombre approximatif de douze. Très difficilement démontrable, cette théorie est maintenant abandonnée par la majorité des vétérotestamentaires et historiens d'Israël car Noth pensait à ce propos qu’une pratique religieuse et une tradition pan-israélite s’étaient formées là peu à peu, bien avant l’installation en Canaan.

Reste que, ce dernier point mis à part, cela s’appuie sur certains éléments de la vie des populations semi-nomades du Proche-Orient ancien, éléments que l’on peut organiser un peu autrement :

– l’existence de séries de douze groupes, ou tribus, semi-nomades composant chacune un regroupement portant le même nom : Arabes, Araméens, Hébreux… Peuples qui aboutirent à une fusion plus ou moins aboutie, selon le cas, au cours des temps. 

– l’existence de sanctuaires reconnus par certains de ces ensembles et situés en des lieux de passage, comme Sichem (un col) ou Guilgal (un gué), par exemple, pour Canaan.

C’est pourquoi mon hypothèse, à ce sujet, est que le terme de confédération est trop ambitieux mais qu’il existait néanmoins des pratiques de ce genre, touchant des regroupements plus ou moins aléatoires, plus ou moins durables, tant dans l’extension que dans la composition et le contenu de telles collaborations, ou plutôt de tels pactes (cf. l’hébreu berith a′him, « pactes de frères »).

Cela devait donner aux groupes considérés le sentiment d’une solidarité à géométrie variable. C’est ainsi que des traditions narratives diverses concernant les ancêtres tribaux aient pu être collationnées et réorganisées ultérieurement en fonction d’une pensée de type généalogique, au sens propre : touchant à l’engendrement des uns par les autres.

Abram, Abraham, Isaac, Jacob, Israël, Joseph, patriarches présentés comme les fondateurs de tribus subséquentes mais évoquant probablement des clans semi-nomades ou erratiques pré-existant à l’époque cananéenne, pouvaient ainsi devenir, une fois la révolution israélo-cananéenne effectuée, les protagonistes d’une "histoire" originaire unifiée ("histoire" se disant, en hébreu biblique, toledoth : « engendrements »).

Ce point de vue suppose que la conception finale selon laquelle les douze tribus d’Israël se composent chacune des descendants des douze fils de Jacob-Israël, lui-même fils d’Isaac, petit-fils d’Abram-Abraham et père de Joseph, est purement idéologique. Il en est de même, alors, d’un sentiment originel d’étroite fraternité entre ces tribus, lesquelles n’ont d’ailleurs été douze que par périodes et selon des regroupements variés (Joseph devenant Éphraïm et Manassé, entre autres exemples, ou Siméon se fondant dans Juda). 

De même, l’idée selon laquelle chacune des douze tribus primitives devait arrêter sa pérégrination pendant un mois pour rester sur le lieu du sanctuaire commun aurait fini par aboutir tardivement, une fois acquis le peuplement israélite de Canaan, à la création d’une tribu spécialisée, celle de Lévi.

 

La création d’un État hébreu

 

Mon hypothèse est que la mise progressive en écriture de l’idéologie patriarcale fondatrice, c’est-à-dire la fusion des diverses traditions claniques ou tribales antérieures à l’installation en Canaan, peut avoir commencé dès l’époque du roi Salomon (–950 environ) pour être arrêtée définitivement lors de la rédaction finale du Pentateuque après le retour d’Exil (à partir de –500 environ).

Les écrivains bibliques partent donc de ce fait paradoxal selon lequel une idéologie anti-royale, c’est-à-dire aussi anti-étatique, a abouti à la constitution d’un État et à l’instauration d’une royauté, cela sans abolir la dévotion à l’égard d’un dieu considéré comme l’unique roi…

On peut voir dans ce paradoxe, et surtout dans l’effort permanent, au cours des temps, pour le mettre en œuvre de façon effective dans l’histoire d’un peuple, le nerf central de l’historiographie biblique.

Autrement dit, la question biblique est la suivante : comment servir un dieu unique, éthique et libérateur au sein d’un monde régi par l’hégémonie des puissants ? 

 

CPO – 14 mars 2015

Annexes

 

Correspondances

Voici le schéma rapide des correspondances entre les éléments de mon hypothèse sur la création du peuple hébreu et l’historiographie biblique :

– Genèse 12-50 : fusion de traditions patriarcales diverses en une généalogie allant d’Abraham à Joseph ; caractère fondateur de la séparation à l’égard du fait impérial (Genèse 12,1) : mise en valeur de l’antinomie entre Hébreux et participants du système royal.

– Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome : la définition d’une idéologie non-royale monolâtrique dans le cadre des pérégrinations d’un groupe nommé Israël et de son meneur. 

– Josué : XIIIe siècle – période complexe de l’installation d’une idéologie non royale monolâtrique en Canaan.

– Juges : XIIe, XIe, Xe siècles – une confédération non-royale et ses difficultés au sein d’un monde gouverné par l’idéologie royale. 

 

Deux listes des tribus d'Israël

1.   Tribu de Ruben 

2.   Tribu de Siméon 

3.   Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)

4.   Tribu de Juda (dont provient la dynastie du roi David… et de Jésus)

5.   Tribu d’Issacar 

6.   Tribu de Zabulon 

7.   Tribu de Dan 

8.   Tribu de Nephthali 

9.   Tribu de Gad 

10. Tribu d'Asher 

11. Tribu de Joseph  

Sous-tribu de Manassé fondée par Manassé, fils de Joseph

Sous-tribu d'Éphraïm fondée par Éphraïm, fils de Joseph

12. Tribu de Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul) 

ou :

1.   Tribu de Ruben 

2.   Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)

3.   Tribu de Juda (dont provient la dynastie du roi David… et de Jésus), avec Siméon

4.   Tribu d’Issacar 

5.   Tribu de Zabulon 

6.   Tribu de Dan 

7.   Tribu de Nephthali 

8.   Tribu de Gad 

9.   Tribu d'Asher   

10. Tribu de Manassé fondée par Joseph

11. Tribu d'Éphraïm fondée par Joseph

12. Tribu de Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul) 

 

 

 

 

 

Lieux saints

ou les lieux de mémoire 

 

Il existe des lieux de mémoire. Le passé a laissé ici ou là une sorte de butte-témoin pour aider au souvenir et à la possibilité de se remettre au bénéfice d'actes fondateurs. On sait bien que "les peuples qui n'ont pas de mémoire sont condamnés à mourir de froid"… (1)

C'est pourquoi l'on fleurit tel ou tel de ces lieux, afin que le souvenir des terribles ou heureux événements qui s'y déroulèrent ne soit pas aboli mais façonne pour le mieux le présent et l'avenir. 

Il y a donc des lieux de mémoire, mais y a-t-il des lieux saints ? Je crois que non. Je pense bien sûr à cet endroit que tous s'accordent, jusque dans les médias les moins dévots, à nommer Les Lieux Saints...

Je ne dénie pas aux juifs pieux, par exemple, le droit de considérer comme tel l'esplanade du Temple de Salomon, ni ne refuse aux musulmans celui de révérer lui aussi ce site, lié à la mémoire d’Abraham.

Mais je ne vois là qu'un lieu de mémoire, ce qui n'est pas peu. Voyez la différence : on peut partager la mémoire, on ne peut partager la sainteté.

Certes, celui dont j'aimerais être un disciple est mort là-bas, et sa croix comme le vide de son tombeau sont pour moi les actes centraux de toute l'Histoire et le fondement unique de mon espérance.

Mais lorsque j'entends des chrétiens parler de lieux saints, je m'étonne. C’est parlant de Dieu seul qu’Ésaïe a écrit : C'est moi, le Seigneur, votre Saint ! (2)

Et ce mot n'est pas synonyme de "pur". Le pur suppose l'existence d'un impur à détruire. On sait où cela mène. Non, selon les Écritures, la sainteté est affaire de justice et de justesse. C'est en ces deux sens que Dieu seul est juste et saint, et l'on ne voit pas en quoi des lieux pourraient l'être.  

Parler de Lieux Saints évoque donc pour moi ce désir pernicieux de retourner à la supposée pureté d'une identité gagnée, non dans la recherche d'une fidélité, mais dans un effort pour se trouver une origine.

Une fois pour toutes, selon le livre de la Genèse, le Seigneur Dieu l'interdit (3), nous proposant un avenir. 

La sainteté est l'enjeu d'aujourd'hui et d'ici, où que l'on se trouve. Et quant à ce fameux temple, si Jésus parlait de le rebâtir en trois jours, il s'agissait de son propre corps (4) : à sa suite, chacun peut aspirer à devenir aussi le temple de l'Esprit (5).

C'est de cette foi que, amicalement et modestement, nous avons à témoigner aujourd'hui devant juifs et musulmans.             

 

1 - Patrice de la Tour du Pin.

2 - Ésaïe 43,15.

3 - Genèse 3,23.

4 - Jean 2,21.

5 - 1 Corinthiens 6,19.

 

La question n’est pas sans rapport avec le conflit israélo-palestinien. À ce sujet, on peut lire utilement le petit livre du pasteur Gilbert Charbonnier : Dieu n’est pas chrétien, un itinéraire en Israël-Palestine, Lyon, Éditions Olivétan, coll. Convictions & société, 2006, 13 euros.

 

 

 

 

 

Ouverture

 ou des Écritures renouvelées

 

 

Ceux qui ouvriront un nouvel avenir à la foi du Christ Jésus, ce sont ceux qui offriront aux peuples une Bible nouvelle. Des Écritures nouvelles. Renouvelées.

Chez nous, en France, on connaît peu les Écritures. Elles sont comme le tronc d'un arbre abattu depuis longtemps, la souche en est moisie. Un rejet, cependant, tout neuf et dru, peut en surgir.

Je parle des Écritures que les peuples se lisent. Pas de celles des pieux et des savants.

Qu'est-ce qu'une Écriture, pour un peuple ? C'est une histoire, un poème, un enseignement. Ou les trois à la fois. Surtout, c'est le socle et l'occasion de paroles, d'images et de chansons.

C'est ce dont on peut faire des romans et des films, ce qu'on peut mettre en scène, ce qu'on peut citer en proverbe au bon moment. C'est ce qu'on peut raconter en riant ou bien, le doigt levé, en leçon à retenir.

C'est ce qui donne la parole aux événements, ce qu'on rappelle pour douer l'actualité d'un sens. C'est la matrice de la compréhension des choses, car les choses sont à interpréter.

C'est ce qui habite la tête, le cœur, les reins. Qui permet de comprendre, de ressentir, d'agir.

C'est ce qui donne la force de résister, de dire non, de faire autrement. Ce à quoi l'on obéit plus qu'aux hommes. Plus qu'aux choses. Ce qui te donne force dans ta cellule, clarté devant tes juges, courage devant la mort.

C'est ce qui te permet de tenir au long des jours. Une lumière pour le gris d'une vie de pauvre. Un sourire et une caresse. Un lit pour l'épuisé. La dignité de n'être rien et d'avoir la parole. La Parole.

C'est ce qui met de la distance entre toi et l'immédiat des faits et gestes, l'immédiat des choses et des gens, l'immédiat apparent de tes désirs, eux qui sont toujours tordus par le commerce qu'on en fait, trahis par la chose qu'on en fait.

Oui, des Écritures qui seraient chaudes demeures, pour des peuples libres et avisés.

Une Écriture qui serait ta parole dès que tu la dirais. Et qui ferait de toi, qui que tu sois, un diseur de Dieu. Oui, apôtre et prophète aux côtés des apôtres et des prophètes, saint au milieu des saints, juste parmi les justes.

Qui te ferait frère et sœur des autres. Et même des méchants. Et même des puissants. Pour leur dire en un sourire ou dans un pleur qu'il leur faut lâcher prise.

Parce que cette Écriture, alors, est une parole possible. Faite pour être dite. Redite, répétée, apprise pour servir, tout le monde n'a pas de suite en soi-même les mots justes qu'il faudrait.

Alors ces Écritures permettraient de dire Dieu. Et même, en la bouche des simples deviendraient Parole même de Dieu. Car ce qui, d'une écriture, fait une parole, c'est qu'on la dit. C'est qu'on la fait.

Parole d'un dieu plus grand que les Églises, elles qui ont toujours avant les autres la parole de vérité, les us et coutumes nécessaires, les locaux prévus pour, les normes, les bonnes manières, les bonnes fréquentations.

Je parle du Dieu des Écritures, plus grand que l'univers, plus profond que la mort, plus proche que ton cœur. Je parle de celui que les humains désirent alors même qu'ils disent non ce n'est pas possible.

De celui qu'on appelle Père parce qu'il est avant nous et que pourtant nous allons vers lui qui nous attend et nous espère, les bras ouverts, comme pour un enfant qui commence à marcher.

Un dieu de la vérité des êtres, enfouie au plus loin dans leur malheur, leur bonheur, leur joie, leur colère, loin loin jusqu'à l'os.

 

(d’après mon livre Jonas ou l’oiseau du malheur)

 

 

 

 

 

Prophètes

mode d’emploi 

 

Qui sont, aujourd’hui, les prophètes ? On ne sait pas. On ne peut le dire qu’après coup, comme l’a dit Jérémie, qui était prophète. C’est une première définition : un prophète se lance dans l’inconnu, il joue sa vie sur une parole. Voyez Élie. Et ce faisant, il joue la vie, de même, de tous ceux et celles qui vont le prendre au sérieux, et de beaucoup d’autres.

Un prophète est quelqu’un qui joue sa vie. C’est aussi une définition : on n’est pas prophète quand on parle, bien tranquille, en sécurité derrière son bureau. Cela dit afin que le ministère du prophète ne soit pas galvaudé. Il ne suffit pas d’avoir raison aux yeux de son camp, serait-ce celui de la justice, pour être un prophète.

Un prophète, aussi, n’a pas de place assurée au sein du pouvoir institué. Aucun ou presque des prophètes bibliques n’a occupé sans autre un poste d’autorité. Quand c’était le cas au départ, on avait vite fait de virer, traquer, embastiller ou zigouiller le prophète en question. 

Autre chose qui a sans doute un lien : un prophète n’a pas spécialement envie d’être prophète. Ceux de la Bible essayaient souvent de se défiler. Le seul roi dont on a dit qu’il était prophète, David, n’a pas été choisi parmi ceux qui étaient là à espérer être nommés. Comme Amos, il était bien tranquille, derrière son troupeau, avant qu’on vienne le déranger pour le jeter dans de dangereuses aventures.

De plus, un prophète à la manière biblique ne parle généralement pas de choses très positives. Il n’annonce la paix, la justice, l’abondance, le bonheur… que lorsque cela a une chance de survenir, ce qui, on le sait, n’est pas fréquent. Et lorsqu’il y a de l’abondance et que règne la paix, il va mettre le doigt sur l’injustice qui sous-tend toute l’affaire. C’est un râleur. Pire, un prophète de malheur, car il annonce que cette injustice est grosse de catastrophes à venir.

Il est donc assez facile de savoir qui n’est pas prophète – statistiquement au moins – car ceux qui annoncent de bonnes choses pour demain ne le sont généralement pas, surtout si cette annonce renforce leur autorité ou leur pouvoir. Le cas contraire est assez rare, où l’on verrait un protégé des puissants annoncer que la politique menée va porter de bons fruits dans peu de temps… et qui aurait raison.

Ainsi, quand tout va bien, le prophète est celui qui met la chose en doute. Mais quand tout va mal, quand la catastrophe est arrivée, qu’il ne reste plus aucun espoir, que tout est fichu, le prophète dit des paroles d’avenir, d’espoir et de courage… accompagnées de la promesse d’avoir quand même à en baver pour s’en sortir. « Du sang, de la sueur, et des larmes. »

Il y a pire : un prophète n’est pas forcément un pacifiste, même si sa tendance va dans ce sens. Quand un peuple a accumulé tant de frustration, de colère et de haine qu’ils en devient féroce et qu’il se met à ravager et massacrer (et c’était pour n’avoir pas écouté à temps ses prophètes d’avant), aucun prophète digne de ce nom ne va dire « Paix » face à lui, alors qu’il n’y a évidemment pas de paix. Car il est des temps où la visée est de casser, avant de pouvoir rebâtir.

C’est ainsi que les prophètes s’occupent avant tout de la justice et de la justesse. Leur combat – ce sont des combattants, on l’aura compris – consiste à désigner la violence à chacune de ses occurrences, qu’il s’agisse de celle d’un peuple, des peuples, des simples gens ou de celle des humains tous autant qu’ils sont. La violence au sens où elle est instituée, devenue naturelle, au fond, habitant l’être même.

Sur ces prophètes repose un esprit – je préfère dire un souffle – qui n’est autre que celui qui, nous dit le grand poème, planait sur les eaux primordiales avant même que notre monde soit. Les prophètes sont ces gens, hommes ou femmes, qui portent sur eux ce souffle divin, comme une ânesse porte le messie, et ceci quelle que soit leur confession ou leur absence de confession. C’est afin que jamais on n’oublie le sens de la création : bonheur. Bonheur des vivants, au travers et au-delà de tous les "mal" qui le trahissent.

Tels sont ces gens, dont la parole est un acte plus pratique, et concret, et utile, que tous les autres actes que l’on multiplie pour masquer le vide qui menace. C’est pourquoi, bien que rien ne soit sûr, il faut se risquer à les suivre. Rien n’est si dangereux que l’absence de prophètes. Mais quand le prophète a joué son rôle, long ou bref, et pour peu qu’il ait survécu, il convient de le renvoyer chez lui.     

 

 

 

 

 

Entendre

ou la lecture de la Bible comme rencontre entre sujets

 

Quand j’aborde la question du rapport à la Bible, ce qui me tient à cœur c’est que, entre le temps de la lecture du texte et celui de son interprétation, de l’appropriation et de la communication de son sens présumé  ou mieux : avant –, puisse se tenir le temps de l’énoncé d’une écriture dite, ou de la profération d’un discours, ou de son énonciation, comme on voudra. Bref, une lecture.

Là se tient la valeur, la force, de l’écriture en tant que lue par un corps, un sujet, une histoire – toutes réalités que les Écritures bibliques nomment chair.

Telles sont ces Écritures, que leur valeur (le tout vécu de leur réelle énonciation), et non plus seulement leur sens, ne se livre qu’ainsi – d’où d’ailleurs l’inscription, dans la Bible hébraïque, d’un rythme, modulation d’un souffle humain.

C’est alors que l’écriture est dans le temps réel, irréversible comme lui, allant toujours vers sa fin, alors qu’un texte est par nature celui que l’on retourne voir, instrument qui nie la mort. Et la vie, par conséquent. Celle-ci et l’autre.

C’est ce que nos dignes théologiens et exégètes n’entendent pas – pour la raison qu’ils ne se soucient pas d’entendre les écritures, sauf à user de ce verbe comme image, mais de les lire comme textes. Et ce dernier terme suppose la pratique silencieuse de l’érudit en son cabinet. Ils passent incontinent de cette lecture-là à la chaire – quelle que soit la forme, l’institution et l’occasion de cette chose.

Mais qui profère les Lectures, quel sujet, quelle chair exposée, avant de se les expliquer, de se les approprier, de les appliquer à autrui en ces détours qui les fixent en objet, qui les nient comme sujet ? Personne.

Quels sujets, dans cette rencontre ? Aucun.

Aussi, point non plus de peuple sujet. Là est le secret indicible, et d’ailleurs ignoré des meilleurs apôtres : un peuple, ne faut-il pas toujours le faire taire pour qu’il nous écoute, celui-là, ce multiple incontrôlable, toujours susceptible d’être : bête, obtus, dissolu, pervers, méchant ? Pécheur.

Humain.

Saint Herméneute, priez pour nous, pauvres pécheurs.

 

 

 

 

 

Comprendre comment c’est fait

pour mon ami Toma, calligraphe

 

Je me souviens de m’être aperçu un jour que je venais de passer treize heures d’affilée sans manger ni boire, ni même y penser, à travailler sur le cas du prophète Amos. Il y longtemps de ça. À quoi cela servait-il ? Sans doute à rien, d’ailleurs ça n’a rien fait bouger ni autour de moi ni dans l’Église ni dans le vaste monde. Mais moi, je voulais comprendre comment il avait fait, Amos, pour reconstruire par l’écriture ce qu’il avait perçu de la part de Dieu.

C’était le premier à avoir conçu ce travail-là, le travail du prophète biblique.

J’avais très bien vu que si on veut écrire ce qu’on a vécu, compris, ressenti, il faut retravailler le tout pour que ça passe chez les autres. Il s’agit d’ouvrages d’art, comme disent les ingénieurs. C’est grâce à l’éducation reçue de mon père plombier que j’ai pu comprendre cela, que l’écriture, les Écritures, la Bible, c’est de l’ouvrage d’art, le résultat d’une passion, d’un amour du métier. Un métier qui travaille la Parole de Dieu pour la transmettre aux humains. Un travail qui n’a d’origine que dans l’amour porté à Celui qui a bouleversé nos vies.

Et Amos, il avait fait le boulot à merveille, tout seul comme un grand. Les autres, les Ésaïe, les Jérémie, ils n’ont plus eu qu’à suivre la voie ouverte. Alors j’ai été pris d’une immense admiration pour le vieil Amos, qui avait si bien servi la Parole de son maître au sein, pourtant, du danger. Et j’ai remercié le Seigneur de le lui avoir permis.

J’ai la même admiration et la même gratitude quand je regarde comment Marc a inventé le genre évangile. Encore un qui avait l’amour du métier. Cela n’avait rien d’un donné, ça demandait du travail, de l’amour et de l’humilité.

Il y a une chose à savoir, d’après moi. j’ai vu ça au cours de mes pérégrinations : la prédication évangélique tirée directement des Écritures comme si elle était tombée direct de la bouche de Dieu a une grande force. Elle change des vies pour le Seigneur. Mais sur le temps long, parfois sur plusieurs générations, la foi suscitée ainsi se racornit et meurt si elle ne passe pas un jour ou l’autre par le sas de l’étude toute bête qui se demande comment ça s’est fait, tout ça, la Bible et sa spiritualité. Une distance à acquérir pour que le tout mûrisse.

Ceci dit, personne n’est obligé de partager mes passions. Elles ne servent à rien, elles ne produisent rien, sauf peut-être, pour moi, à me permettre par ailleurs de prêcher dans un esprit total de liberté et d’inventivité. Entre l’Écriture et les gens devant qui je prêche, il y a ce travail de reconstruction, initié par les écrivains bibliques : le leur d’abord, ensuite le mien. Après ça, je ne suis pas maître des fruits éventuels…

De mon côté, le savoir et la recherche ne m'ont jamais empêché de vivre d'une foi très simple, avec juste la certitude d'être dans la main de Dieu. Cela n'est pas incompatible, au contraire, la foi ouvre à toute la liberté.

 

 

 

 

 

Refaire peuple

ou les foules désespérées

Il est faux de prétendre que les milieux liés à l’Évangile aient à se tenir à l’écart de la réflexion sur l’état de la société et sur les remèdes de fond à apporter à cet état. Ce qu’on appelle faire de la politique. Il s’agit d’une fausse conception, désincarnée, du spirituel. Et il s’agit d’une fausse conception de la laïcité, qui signifierait que les croyants n’ont qu’à fermer leur gueule dès qu’il s’agit du bien commun.

Je pense au contraire que ces milieux ont à faire fructifier leurs acquis en ces domaines. Tout comportement spirituel implique un soubassement non dit, souvent non su, qui parle d’éthique, de social, d’économique, de politique. Il en est de délétères, dans les sacristies, mais aussi de bénéfiques.

L’Évangile, quant à lui, se pose en ce domaine sur le socle de l’exigence éthique que les prophètes hébreux adressaient à leur peuple, lui demandant justice sociale, droit public, attention portée aux petits, aux démunis, aux hors-norme. Ceci au nom de son Seigneur.

Sur cette base, Jésus s’adresse aux foules galiléennes, c’est-à-dire au peuple quand il est réduit à l’état, désespéré à tous égards, d’une dispersion incohérente, privée de tout avenir pensable. Quand il est devenu lui-même sans droit et sans dignité, hors de toute justesse. Un peuple SDF.

Dès que l’on sort d’une lecture individualiste et moralisante, bondieusarde, de ces récits, on constate qu’ils visent à rendre à ces foules la possibilité de se voir à nouveau comme un peuple. Ceci sans se mettre à leur tête, ni sans leur dire, par respect, comment faire, comment repartir en vrais enfants d’Abraham.

Un peuple est-il encore un peuple quand il s’accepte lui-même comme soumis à tous esprits venus en chacun des siens, suscités par le règne divers de César, de Mammon, de Caïphe ? Le fric, le pouvoir, la calotte.

Il y a donc quelque part, c’est la leçon que j’en tire, des gestes et des paroles qui retiennent assez l’attention pour coaguler des volontés et des énergies bonnes chez le plus grand nombre. Eh bien il faut les dire au plus grand nombre.

Car dire vrai peut changer le monde.

 

 

 

 

 

Là où nul dieu ne règne

ou bien ?

 

J’ai regardé ça de près* : dans les évangiles, Jésus ne dit pas à Dieu « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », mais « À quoi ? »

« Pourquoi », c’est tourné vers le passé, vers les causes de la situation. Or Jésus semble souvent répugner à rechercher les causes du mal, préférant se soucier de ce qu’on peut en tirer de bon.

« À quoi », c’est tourné vers l’avenir, en l’occurrence immédiat : combattre l’abyme sans toi, Dieu ?

Il sait pourquoi il est là sur cette croix, il n’y est pas abandonné, mais il va l’être, là où sa mort le mène, là où son Dieu ne saurait régner… Ou bien ?

 

* Pour vérifier : https://pagesperso-orange.fr/alexandre2/croix.htm

 

 

 

 

 

De la foule au peuple

ou l’école de la liberté

 

Victor Hugo, entre autres, distinguait le peuple de la foule. La foule inorganisée, ouverte à tout vent de doctrine et de ragot, privée de discernement collectif et par conséquent sujette à de vains engouements, à des passions puériles, à des violences sans loi.

Les évangiles mettent le doigt sur ce qui fait la foule : elle a faim. De pain, de travail, de santé, de respect, de justesse, de vision... Et si elle est en demande, ou si elle est en révolte, c’est qu’elle n’est pas capable de s’organiser par elle-même.   

Les foules sont omniprésentes dans les récits des débuts publics de Jésus. Soumises à des pouvoirs aux origines diverses, mais qui leur sont extérieurs et font d’elles des ramassis d’ilotes. Or on est frappé par le mixte d’exigence et de liberté qu’il leur enseigne. 

Il ne les enrôle pas. Il leur propose des chemins. Il leur dit : « Va ! Allez ! » Il ne les rassemble pas, une fois enseignées et nourries – nourries de façon organisée, c’est à noter – elles sont supposées retourner à leur destin. Transformées. 

J’imagine alors qu’elles puissent, qu’elles aient la liberté et la capacité, la volonté de se changer en peuple, sachant et agissant. Pour que nous y pensions, il nous suffit de cesser de les considérer chacune comme une addition d’individus distincts, ce qui est notre travers.

C’est pourquoi l’évangile ne s’adresse pour moi, ni à des individus chacun soucieux de son sort, ni à des institutions ad hoc, chargées de gérer la chose, il vise à permettre la naissance aléatoire et toujours renouvelée de peuples conscients d’eux-mêmes, libres et solidaires.

 

 

 

 

 

Le corps

ou Pâques en parabole

 

Ce que les évangiles disent tout au long à leur manière, c’est que, lorsque Jésus était physiquement présent, quelque chose du Règne de Dieu – ce "monde-qui-vient" que les théologiens juifs opposaient à "ce-monde-ci" – fut déjà là, non en idée mais de façon effective. Corporellement.

Corporellement, parce qu’il n’existe d’histoire humaine, d’histoire de l’humanité et de son monde, que vécue dans la chair.

Pour eux, une brèche était alors ouverte, par où passait vers "ce monde-ci" les potentialités du "monde-qui-vient". "Là-où-Dieu-règne" s’invitait chez nous pour quelques messages eux aussi corporels et physiques. Ce qu’on appelle rapidement des miracles.

D’où, à Pâques, la question que pose la disparition de son corps mort. Qu’est-il devenu ? Toujours selon la logique du récit évangélique, peut-on imaginer comme certains le font que les disciples, voyant encore en lui ce témoin charnel du Règne, aient pu néanmoins le faire disparaître à tout jamais ? Et pour qu’en faire ?

Ils ne voyaient pas seulement en lui un prestigieux ami, mais un témoin palpable de l’invisible. Pour qu’ils l’aient fait disparaître sans une sépulture à son nom, il faut qu’ils aient perdu toute confiance dans cette assurance qui les portait.

S’il n’était plus pour eux que la dépouille d’un abuseur, il leur fallait l’enlever de là où il risquait de devenir le lieu d’une dévotion abusive. Selon la logique même attribuée par ailleurs aux autorités juives. 

Le corps, ne pas oublier le corps ! Aucune idée de résurrection ne tient lieu de corps. Il se tient au point de départ fulgurant de la foi évangélique. D’où cette supposition selon laquelle les disciples ont inventé le récit d’un nouveau corps apparu. Ils ne pouvaient pas se passer de lui.

Devait apparaître alors un corps qui se tienne, justement, entre un monde et un autre. Un corps qui mange comme nous mais un corps qui traverse aussi les murs en fonction d’une matérialité autre.

Inventé ? Cela ne paraît évident que si l’on s’en tient à notre physique telle qu’on l’enseigne. Est-il impensable aujourd’hui que la conception évangélique, basée apparemment sur une pure inventivité religieuse, corresponde en fait à un réel plus complexe que celui auquel on pense le plus souvent ?

Après tout, que des morts se manifestent ouvertement, en chair et en os, ici ou là, fait l’objet de récits épars mais récurrents aujourd’hui encore. Simplement, on n’y croit pas dans notre aire de civilisation. Comme le chante Yannick Noah, Tu sais, grand-père, ici ils ne croient pas à ces choses-là.

Je fais partie de ceux qui pourraient accepter d’y croire. Mais pour que cela me paraisse intéressant, utile, il convient qu’un sens me semble lié à telle ou telle de ces visitations. La question n’est plus alors pour moi de savoir si le Christ est apparu vivant après sa mort, mais bien plutôt ce qu’il faisait là dans l’histoire racontée.

Mais avant d’aller plus loin, tordons le cou à une objection courante : ces récits ont été écrits cinquante ans au moins après les "événements" qu’ils racontent, ce qui leur ôterait toute validité.

Je pense l’inverse. Si l’on s’en souvient longtemps après et le raconte avec autant de force, c’est que le fait a profondément marqué les esprits.

Il se trouve d’ailleurs que j’ai publié le récit d’événements réellement vécus par moi dans les années 40 du siècle dernier, événements dont je me souviens avec précision… près de quatre-vingts ans plus tard. Expérience d’ailleurs courante !

Ce qui rend la question beaucoup moins importante qu’il n’y paraît, du moins à mes yeux, c’est que ce que l’on appelle résurrection du Christ est avant tout pour moi un effet immédiat de la crucifixion.

Si l’on se fie aux anciennes conceptions hébraïques en la matière, la mort du Christ vue à travers elles se présente comme la signature sanglante d’une alliance de paix établie par Dieu à l’égard de l’espèce humaine tout entière. Dieu s’y fait frère de sang des humains.

C’est une Alliance – un contrat, un testament – instituée de façon première et arbitraire par un Seigneur à l’égard de ses serviteurs, devenus ainsi ses partenaires. Elle établit un nouvel ordre des choses. Un nouveau monde. Elle est une nouvelle création. En ce sens, le mort est créé vivant, par elle, au sein de ce nouveau monde. "Ce-monde-ci" fait place au "monde-qui-vient".

Selon cette façon de voir, on retrouve alors, désormais pleinement avérée et validée, la première manifestation de cette visitation d’un monde à un autre qui constitue, du moins à mes yeux, l’essentiel de la prédication évangélique.

C’est là que le corps prend toute son importance. Si le corps n’est pas vivant ce dimanche-là, sa mort sur la croix le vendredi ne présente aucun intérêt. Elle est l’une de ces cruautés propres à l’Empire romain, et plus généralement à l’espèce humaine.

On le voit, la question n’est pas de croire ou non à la réalité physique de la résurrection du Christ, mais de savoir ce que l’on fait de cette histoire dans son entier…

Vient alors à l’esprit comme question la validité actuelle d’une telle conception, liée à des traits culturels datés et situés au sein de l’aire sémitique antique. Pourquoi donc s’y intéresser ici et aujourd’hui ?

Eh bien c’est que toute l’affaire part de Dieu et revient à lui. Il est tout, dans cette histoire. Elle est le doigt qui montre Dieu. Et elle le dit assez fort pour que Dieu nous devienne intéressant.

Elle dit Dieu en un récit. Un récit d’ailleurs composite, mêlant des faits réels aussi bien qu’inventés, ou reconstruits, réécrits, etc., mais porteur d’une visée. Un grand récit dont le référent est Dieu. Dieu vu et reçu de telle manière, de façon là encore arbitraire.

Ce récit n’est ni une fiction, ni un livre d’histoire, ni un reportage. Ni un conte, ni un mythe. Il présente toutes les caractéristiques d’une parabole. Il parle d’un dieu tout-puissant qui se fait frère de sang des humains. Avec tout ce que cela suppose de grands dangers, d’abord pour lui. Paradoxe.

C’est pourquoi il est sans importance qu’elle soit venue de l’Antiquité sémitique plutôt que d’ailleurs. Par construction, une parabole est à visée universelle.

Est-elle "vraie" ? Elle ne l’est ni plus ni moins que chacun de ses éléments, résurrection comprise. Et inversement.

Pour moi, la visée d’une parabole consiste en un appel à ce que le lecteur se fasse l’un de ses personnages. À ce qu’il la mette en œuvre. La question, pour elle, n’est pas de savoir ce qu’il en est de la véracité de tel ou tel de ses éléments constitutifs, mais que l’on se porte corporellement à son secours. À pousser à la roue de sa réalisation.

La visée de la parabole n’est pas d’abord ce qu’il en sortira ou non pour chacun des participants, mais de faire advenir la finalité qui l’a nécessitée : conduire l’espèce humaine à se comporter en tant que partenaire de Dieu.   

Et la clé de voûte de la parabole biblico-évangélique, c’est le couple indissociable crucifixion/résurrection. D’un corps humain. Avec du sang, de la sanie, de la douleur, de l’épouvante, du deuil, de l’horreur devant l’abîme… et le cri de délivrance quand tout cela est finalement brisé.

De façon inattendue, improbable, impensable. Le hurlement de joie du corps en situation de mort placé au seuil d’un avenir ouvert. Présent.

Là on n’est plus devant la visite corporelle d’un mort, fictive ou non, mais dans le ressenti moteur d’une aventure humaine à inventer. Radicale car mortelle autant que délicieusement vivante.  

Saint-Coutant – avril 2020

 

 

 

 

 

Le dire pascal

ou l’anti-fiction

   

En pratique, la poésie consiste en le façonnement de dires nouveaux, qui existent une fois qu’ils ont été écrits ou proférés. On ne se demande pas si ces dires sont de l’ordre du réel ou du fictif du moment qu’ils agissent en chacun de nous comme au cœur de l’espèce humaine tout entière.

En vérité, ils peuvent appartenir aussi bien à l’un de ces ordres – réel, irréel – qu’à l’autre, c’est selon, et c’est second. Pour ce qui m’intéresse ici, c’est le point important, s’il vous revient, à vous, auditeur ou lecteur du poème, de vous imaginer avec lui dans le réel ou l’irréel, lui n’a cure de cela. Le Dire pascal, qui parle de résurrection, me paraît correspondre assez bien à cette situation.

C’est ce que je me propose d’explorer maintenant.

 

« Nos connaissances ont évolué, nous savons bien maintenant qu'une personne morte ne peut pas ressusciter », écrit un lecteur de Réforme (François Chazot, Courrier de Réforme, 30 avril 2020) pour soutenir l’idée selon laquelle les récits de résurrection des évangiles représentent une fiction. Qui est ce Nous qui sait cela ? Un ensemble indistinct de personnes supposées partager le savoir commun valable ici et aujourd’hui. Un Nous désignant les gens qui savent.

Que savent-ils ? Que signifie pour eux le terme résurrection ? Sans doute qu’un mort revienne à cette vie. Car s’il s’agissait d’une vie tout autre, ils ne diraient pas « Nous savons ».

Mais que vaut ce savoir ? D’autres Nous disent avoir rencontré au moins une fois une personne dont ils savaient qu’elle était morte, ceci malgré l’évolution des connaissances des Nous précédents… Le grand-père de Yannick Noah, peut-être (dans la chanson Simon, Papa, Tara? Ou une patiente du Dr Kübler-Ross, cette spécialiste de la mort ? (Elisabeth Kübler-Ross, La mort est un nouveau soleil, 1988). Allez savoir…

Ces fameuses connaissances évoluées seraient-elles défaillantes en quelque domaine ? Leur manquerait-il l’exploration d’un pan du réel ?

Supposons-le pour l’instant et suivons le savoir des seconds Nous : qu’est-ce que cela nous apprendrait sur la résurrection du Christ ? Rien, car leurs revenants sont décrits comme identiques à ce qu’ils étaient avant leur mort. C’est en ce sens qu’ils sont ressuscités, c’est-à-dire suscités de nouveau. Non pour reprendre leur vie comme avant, mais seulement pour le temps court d’une visite à une personne aimée ou respectée.

Quant au cas de quelqu’un qui serait sorti de la mort pour demeurer vivant comme tout le monde, il nous resterait à explorer les fameuses Expériences de Mort Imminente décrites d’abord par le Dr Moody (Raymond Moody, La vie après la vie, 1977). On n’a pas fini de les interpréter dans un sens ou un autre, tant elles bousculent (ou non) nos connaissances en la matière, mais elles ne concernent que des personnes qui sont restées aux limites de la mort (un peu dedans ou un peu dehors ?), ce qui n’est pas le cas du Christ. 

 

Concernant le Christ, il n’existe pas dans les Écritures de récit de ces résurrections-là. Du moins au pied de la lettre. Il ne s’agit pas d’un retour, les termes employés le disent.

Le mot résurrection nous vient du latin de saint Jérôme, il a ajouté ce ré- à la traduction exacte des termes grecs, qui n’évoquent pas l’image d’un retour, mais le surgissement (anástasis) ou l’éveil (egeirô) d’une vie nouvelle, et non pas renouvelée.

Plus précisément, l’éveil ou le surgissement d’un corps transformé, métamorphosé. Qui est le même sans être le même. Qui mange comme avant mais qui passe au travers des murs comme selon un après et un ailleurs que je n’imagine pas.

Encore les termes que j’emploie, liés à nos conceptions dualistes qui distinguent le sujet lui-même de sa forme matérielle (transformé, métamorphosé) sont-ils malheureux. Je préfère dire qu’il s’agit d’un nouvel être qui est le même ; le même être qui est nouveau. Bref, que voilà créé de l’autre avec du même.

 

Je pinaille ? Pas du tout ! Je suis au contraire au cœur de la question. Quand nous parlons de fiction, de réel et d’irréel, nous nous tenons dans les termes de notre imaginaire dualiste selon lequel le dire est distinct de la chose dite. Aussi nous est-il difficile de percevoir ce que signifie un dire nous venant du sein d’un imaginaire social qui ignore cette distinction.

Selon cet autre imaginaire, il s’agit d’un monde dans lequel ce qui est réel, c’est le fait d’un dire plutôt que le dire d’un fait. « Le troisième jour, le messie s’est dressé » est alors le dire réel, effectif. Il n’est pas une façon de dire autre chose.

Nous, ici, aujourd’hui, pouvons penser que ce dire signifie, « veut dire », cette autre chose qui nous parle, nous remue et nous meut. Mais lui, il dit ce qu’il dit, il est lui-même. Pour lui, il n’est pas une fiction, notion qui ne lui évoque rien d’autre que le mensonge ou le vide. 

Autrement dit, c’est le fait de le dire qui est « vrai ». Qui compte. Qui agit. Telle est d’ailleurs la parole d’un prophète : non pas le contenu de sa parole, comme si l’on pouvait distinguer le contenu d’une parole de son contenant, mais sa vérité ou son mensonge.

Selon cette conception, « le Christ, éveillé, a surgi » est vrai ou faux. Vrai, c’est-à-dire effectivité, ou faux, c’est-à-dire inanité. C’est ainsi que cela agit. Et cela se passe toujours en situation : ou ce dire change les situations existantes, ou il ne sert à rien, n’est rien. On n’est pas dans la psychologie. Le dire biblique s’intéresse aux effets qu’il produit.

Et si ce Dire se présente comme vrai en ce sens, c’est parce qu’il est adossé à du solide. Car la source première dont il dit provenir est Dieu lui-même. Le Dire pascal n’a de vérité que parce que là est sa source, du moins selon la foi de ceux qui le parlent.

 

Exemple : prononcer ces mots : « Christos voskressiè ! – Vo istina voskressiè ! » (le Christ est ressuscité – En vérité il est ressuscité !) dans la Russie des années Trente du XXème siècle revenait à se situer en acte vis-à-vis du mensonge léniniste, mortifère, du Diamat régnant (le matérialisme dialectique).

On pourra constater, je suppose, comment « Je vous dis que le Christ est ressuscité mais c’est une fiction pleine de potentialités pour vous ! » manquerait la cible… Et que ce n’est pas comme cela que l’on se mouille en zone de danger.

On pourrait multiplier les exemples, et même en prendre de la graine pour notre condition actuelle, en ce qu’elle signifie en termes de coercition. Car, il suffit de se souvenir du contexte historique dans lequel il fut d’abord proclamé pour s’en convaincre, le Dire pascal s’adresse à ceux qui sont retenus prisonniers dans la chair de ce monde. Il s’adresse à nous au sein de la violence de cette humanité qui est aussi la nôtre.

(Le terme chair étant pris ici au sens biblique, qui signifie à peu près le tout de notre histoire réelle et des conditions dans lesquelles nous vivons réellement. Bref, ce qui nous fait et nous habite. Et qui se trouve le plus souvent de l’ordre de l’oppression et de la possession, actives ou subies, internes ou externes.)

En ce sens, si le Dire pascal produit les bienheureux effets dont parlent nos théologiens libéraux, c’est qu’il n’est pas une fiction. Mais s’il est une fiction, j’ai bien peur que ces fameux effets ne le restent souvent eux aussi. 

Le Dire pascal (En vérité, un jour l’Humain s’est dressé, il a surgi, il s’est éveillé !), c’est la fenêtre ouverte vers un ailleurs au sein de notre monde fermé. Et ça sent la castagne. Ça ne peut engendrer que la castagne, quel qu’en soit le contexte historique, car ce monde tient à nous, dans les deux sens de cette expression.

 

Il existe donc, en régime biblique, des mots qui ne veulent rien dire. Parce qu’ils disent, tout simplement. Ils n’ont pas de sens qui soit de l’ordre du On sait de toute façon que parce que tout dépend pour eux du contexte et de la source de leur surgissement. Ainsi en est-il de Il s’est éveillé !, ou encore de Ceci est mon corps.

Et il est vrai qu’il est difficile, pour nous, dans le monde qui est le nôtre, ce monde du métalangage, de l’explication et du commentaire, de nous contenter de les dire et les redire en leur faisant confiance, sans toutefois nous représenter autre chose que ce qu’ils nous disent dans notre ici et notre aujourd’hui collectif.

Voilà qui met en cause la validité toujours transitoire de nos connaissances, et bouscule surtout l’intérêt de les brandir en certitudes, elles qui, du moins en l’occurrence, ne mangent pas de pain.

Mais je termine avec l’aspect collectif que j’évoquais. Si, selon le Dire pascal, le Christ, l’Humain tel qu’en Dieu, s’est dressé un jour du milieu des morts, c’est de l’espèce humaine qu’il s’agit (pour le moins), et tel est alors pour elle son ordre de marche. On n’est pas dans l’individualisme.

Qu’elle se dresse, elle aussi, en chacune de ses manifestations, hors de sa maladie, qui est mortelle, et qu’elle se soigne ! Qu’elle se réveille, au nom de Dieu, et surgisse !

Saint-Coutant, 1er mai 2020

 

N.B. : On pourra penser que le dire dont il est question ci-dessus se nomme en réalité parole performative chez les spécialistes du langage : une parole qui fait ce qu’elle dit. Comme dans l’exemple bien connu : « Je déclare la séance ouverte ». Il n’en est rien car si cette parole-là fait ce qu’elle dit, le dire biblique vise à le faire faire. En quoi il est de l’ordre de la parabole (voir sur ce site à la page La grande parabole).

 

 

 

 

 

Qui a péché ?

ou le sens de l’histoire

 

Question récurrente : « Si Dieu existe, pourquoi permet-il toutes ces horreurs, ces souffrances, ces malheurs, ces catastrophes ? » Or cette question n’obtient pas vraiment de réponse dans les évangiles. Pas plus que cette autre : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal, qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu ? »

Qui donc alors est responsable de tout cela : Dieu s’il existe, nous-autres, le malheur des temps, ou tout cela ensemble ?

Tenez : « Rabbi, qui a péché pour que celui-là soit né aveugle : lui, ou ses parents ? » Eh bien, quand on demande ainsi à Jésus d’où vient le mal qui frappe tel ou tel, quelle en est l’origine, d’où vient la faute première (Luc 13.3-5, Jean 9.3-5), il ne répond pas en se tournant vers le passé des victimes, mais en appelle à leur avenir, au programme de recommencement qui les attend, qui leur est proposé.

De même, telle maladie à la mort (Jean 11.4) n’a d’autre sens que l’occasion qu’elle offre à la manifestation future de Dieu.

Il semble là que ni les actes passés des gens ni même les actes passés de Dieu n’ont à être qualifiés ou expliqués parce que l’important est dans l’enjeu que représente ce qui est à venir.

On ne retourne pas en arrière, on se désintéresse des pourquoi, des origines, le passé fondateur est semblable à cet Éden qui ne peut faire l’objet d’un retour.

C’est frustrant, pas rassurant, mais « Que feras-tu des conséquences à venir du passé ? » est la réponse à la question initiale. Et au fond, telle est peut-être la question centrale posée à l’espèce humaine par l’évangile.

Et plutôt qu’une réponse, c’est donc comme un appel que l’on reçoit, non d’auparavant, mais d’après. De l’incertaine fin de l’histoire. En ce temps où Dieu, désormais, se tient, tourné vers nous.

Saint-Coutant, 24 octobre 2020

 

 

 

 

 

Les filles, vous dis-je !

ou la Bible colonisée

 

Dans un édito de Réforme, Antoine Nouis commence en évoquant cette parole, fréquente dans le Premier Testament, Tu diras à tes fils. Il ajoute que nous pouvons l’actualiser ainsi : Tu diras à tes enfants. Ça n’a l’air de rien, mais toute la question se tient dans ce raccourci.

C’est que si les Écritures ne disent pas tes enfants mais tes fils, c’est qu’elles ne parlent là qu’à des humains mâles. C’est leur culture, antique et orientale, qui le veut. Introduire les filles dans cette affaire revient à faire la Bible semblable à nous, ce qu’elle n’est pas.

Les Écritures nous sont étrangères, et l’on ne saurait les actualiser sans tenir compte de cette distance qui nous distingue d’elles. Sinon, actualiser revient à coloniser, pour le dire de façon abrupte. Comme si cela allait de soi, nous ramenons ce qui nous est étranger en elles à nos propres normes.

Ce n’est plus alors leur visée qui s’impose, mais la nôtre : nous tenons compte des filles, les Écritures ne le font pas, n’ont aucune envie de le faire, ceci pour des raisons qui sont les leurs et que nous pouvons désapprouver, mais peu nous importe leur point de vue.

On est loin alors d’une rencontre, voire d’un débat entre deux sujets distincts, elles et nous, rencontre qui permettrait peut-être de mieux les entendre en toute liberté. 

 

 

 

 

 

La Vache à Colas

ou la veine populaire

 

Cette année 2021 est le centième anniversaire de la radio. C’est aussi le quarantième des "radios libres", d’abord interdites et devenues radios associatives licites en 1981 par la grâce du président Mitterrand.

Cette année là, j’étais le pasteur responsable du Centre de Rencontres pour Étudiants de Montpellier, une création de l’Église réformée plus connue localement sous le nom de "665". Par ailleurs et par intérêt personnel, caché sous le pseudonyme de Captain Achab, j’assurais avec un ami la revue de presse sur Radio-Clapàs, une de ces radios libres interdites alors et nommée ainsi parce que lo clapàs, qui signifie l’amas de pierre, est le surnom de Montpellier en occitan. Elle émettait à partir d’une camionnette qui circulait dans les collines du nord de la ville.

Lorsque Mitterrand a autorisé ces radios à se déclarer en associations et à émettre, la bande hétéroclite des copains – cela allait des amis de telle ou telle catégorie de hard rock aux fans de la danse classique en passant par une section locale FO, un groupe anar, les amis d’un chanteur occitan, une petite équipe juive, le club d’astrologie ou les philatélistes – a donc constitué une AG qui m’a tout naturellement demandé de pouvoir se tenir au 665. À la sortie, l’un d’entre eux, Hubert Corbin, devenu depuis l’auteur de thrillers que l’on sait, m’a proposé d’animer une émission protestante, et comme je lui disais que je ne savais pas faire ça, il m’a dit généreusement qu’il le ferait avec moi, lui l’athée qui n’avait aucune connaissance de notre confession. J’ai accepté pour trois quarts d’heure par semaine. Comme il fallait rester dans le ton non-conformiste de cet ensemble, l’émission s’appelait "La Vache à Colas", titre d’une chanson antiprotestante très célèbre au XVIIème siècle. Jusqu'au début du XXe siècle, être dit "de la vache à Colas" vous caractérisait donc comme protestant.

Radio-Clapàs est devenue très vite une des radios bien écoutées localement, ce qui fait que, tout naturellement, on pouvait par exemple, en faisant la queue au cinéma, m’entendre commenter un récit biblique entre deux chansons… L’étonnant, c’est que cela ne choquait personne, tant l’esprit de libre agora de cette radio était connu et reconnu.

Avec cette radio, les dignes protestants montpelliérains devenaient membres de ce que l’on appellerait aujourd’hui le monde alternatif… Ils en étaient tout ébaubis, surtout lorsqu’ils se sont aperçus que, loin d’être passagère, cette situation durait et se développait. Or je me souviens d’un conseiller presbytéral qui me disait, dès après la première émission : « Qu’est-ce que tu vas encore pouvoir dire maintenant ? »

Huit ans plus tard, La Vache à Colas occupait chaque semaine toute la programmation du week-end et le 665 disposait d’un studio d’enregistrement lui permettant d’enregistrer ses programmes toute la semaine. Une équipe d’une quarantaine de bénévoles assurait la technique et les émissions, assistée de deux TUC (jeunes employés alors par les Pouvoirs publics à des travaux d’utilité collective) et menés par la petite équipe du Centre de Rencontres.

Pourquoi un tel développement ? Sans aucun doute l’intérêt porté à cette aventure par ladite équipe, mais aussi l’apport de tant de personnes issues du protestantisme qui ne se trouvaient pas à l’aise dans l’Église elle-même. Enfin et surtout, l’incommensurable héritage spirituel et culturel dont il s’agissait de faire la présentation, d’Abraham à Martin Luther King, mais aussi du roi David à Blaise Cendrars, de Cranach à Godard, ou de Goudimel au Gospel Song… sans parler des autres Églises, tant le protestantisme est aussi l’héritier de toute l’histoire chrétienne qui l’a précédé : l’Évangile ne commence pas au XVIème siècle.

Nombre de souvenirs marquants, bien sûr, je n’en cite que deux, fort différents : la période ou toute la ville, subitement bloquée, cherchait des pneus neige et où la Vache à Colas, civique en diable, fournissait un bon tuyau à ce sujet grâce aux copains adventistes, toujours pratiques… Ou bien cette exclamation d’un jeune rocker local après une lecture de l’invasion des sauterelles, cette formidable menace due au prophète Joël : « Putain ! Ta sciyence-fiction, elle est terrible ! » Une réflexion qui m’a donné longtemps à penser en tant que bibliste.

Il s’est trouvé en 89 que certaines circonstances familiales m’ont conduit à laisser Montpellier, le 665 et Radio Clapàs pour d’autres horizons. J’imaginais alors que l’Église n’aurait pas de peine à trouver un autre pasteur pour poursuivre ce service passionnant, marqué au coin d’un esprit tout simplement populaire, mais elle a préféré arrêter cela et créer sa propre radio.

 

 

 

 

 

Démythologisation ?

ou le partenariat

 

J’entends parler de temps en temps de démythologisation de la Bible. Je m’y suis fait, car je lisais déjà Bultmann dans les années cinquante, mais j’y suis opposé pour deux raisons liées à un point de vue matérialiste et moniste.

La première de ces raisons est que les Écritures bibliques ne ressortissent pas de l’ordre du mythe mais de celui de la parabole, dont la raison d’être consiste à mon sens à inviter le lecteur à la créativité. La parabole est comme le doigt daté et situé (en l’occurrence antique et oriental) qui désigne une réalité tout autre, elle a pour visée de pousser à entreprendre une démarche qui corresponde à cette réalité, jamais atteinte.

La seconde raison est qu’il n’y a donc pas, pour moi, à traduire-réinterpréter les Écritures pour en extraire je ne sais quoi mais à les prendre telles quelles en tant que témoins de leur temps et de leur lieu. Ceci pour les faire produire dans le cadre d’une exploitation libre, une poésie active (poïèsis) liée aux temps et aux lieux de multiples lecteurs. Exploitation que j’invite à entreprendre de façon collective.

Elles et nous, étrangers les unes aux autres, pourtant réunis dans un entretien libre et fécond visant cette réalité tout autre que j’évoquais. Du moins c’est l’idée.

C’est que quand tu crois pouvoir transcrire le sens d’un message dans un autre type d’expression, tu crées un message porteur d’un autre sens car forme et contenu ne sont pas séparables. Ou, pour le dire autrement, le sens ne comprend pas un contenu d’un côté et un contenant de l’autre. C’est pourquoi toute herméneutique est peu ou prou dualiste.

Bref, tu élis ces Écritures comme partenaire de sens et tu inventes une parole dans le cours de ton débat avec elles. Tu es donc à la fois littéraliste et totalement à l’opposé du fondamentalisme.

 

 

 

 

 

Dieu personne

ou la fidélité

 

Dieu est bien plus et bien autre qu’une personne. Quand je parle à Dieu comme à une personne, je reconnais par là que je ne peux imaginer de réel absolu que dans la figure d’une personne. C’est la première marque d’humilité du croyant, du fidèle. Selon la voie du Christ, Dieu se fait à cette image, habitant parmi nous.

Quand j’écris croyant et fidèle, je marque là qu’il me manque un mot. Croire ne suffit pas, en effet, puisque, par exemple, je peux dire croire, sans certitude, qu’il fera beau demain. Fidèle ouvre aussi de fausses pistes, bien qu’à un moindre titre, car il peut évoquer une absence d’autonomie.

La foi biblique est une relation mutuelle d’interdépendance et de collaboration entre deux entités dont les aires d’autonomie se trouvent dans un rapport d’inclusion, l’une englobant l’autre. C’est une relation de vassalité. Le vassal est autonome au sein de son aire propre, se mouvant toutefois dans une aire d’autonomie qui le dépasse en toute manière. C’est ce que signifie le mot hébreu hèsèd. 

 

 

 

 

 

Mèfi !

ou la faute de saint Jérôme

 

Saint Jérôme, le traducteur final de la Bible latine (la Vulgate), était un féal du pape Damase, lui-même l’un des premiers organisateurs d’un christianisme devenu religion de l’Empire à la suite de la ″conversion″ de l’empereur Constantin. Pour l’Empire, l’empereur avait voulu une religion capable de pacifier et d’enseigner les peuples. D’où sans doute la moralisation et la psychologisation toutes naturelles des Écritures dans le processus de leur traduction. Une évidence pour le saint homme, manifestement, et qui a influencé les traducteurs jusqu’à aujourd’hui. Hélas, car dans leurs langues premières, les Écritures n’en sont pas spécialement marquées.

 

 

 

 

 

Un devenir

ou mon point de vue

Mon point de vue sur la théologie consiste à la dissocier de la question du sort des humains, considéré comme second par rapport au devenir de Dieu. Je tente de développer en effet, au moins pour moi, une théo-logie, un dire se référant à Dieu. Je pars du principe selon lequel le devenir de l’ensemble du réel dépend du devenir de Dieu.

Cela suppose un a priori selon lequel le terme Dieu évoque un mouvement, un devenir, un déplacement orienté, quoique de façon indéterminée, pour l’exprimer dans nos catégories spatio-temporelles évidemment inappropriées. Car le premier principe de cette théo-logie consiste à poser que dès que l’on parle de Dieu, on ne peut dire que des bêtises, ce qui n’empêche pas de le faire, tant prime en nous la recherche d’une intelligibilité.

 

 

 

 

 

Lois et préceptes

ou ce qui est vital pour la foi

 

Dans l’article de Natacha Polony intitulé "Sauver les Français musulmans" paru dans Marianne (N°1183 du 15 novembre), une phrase pose une question de fond, celle qui demande aux croyants, en l’occurrence musulmans, de faire « passer les lois de la République et l’appartenance à la communauté nationale avant leurs convictions religieuses ». C’est bien gentil, mais je rappelle en souriant que cela suppose a priori que ces lois soient toujours justes et que, par nature, les préceptes religieux ne puissent l’être tout autant. Ce qui reste à prouver loi par loi et précepte par précepte.

Il me semble utile alors de quitter un moment le contexte polémique actuel, trop axé sur la question des seuls musulmans, et de poser plus généralement la question : que doit faire le croyant, la croyante, quel que soit le culte considéré, lorsque certaines lois contraignantes sont absolument contraires à ses convictions religieuses sur des points de conscience ? Pour être sûr de savoir ce dont je parle, je prendrai l’exemple du citoyen français protestant que je suis.

Précision : je ne parle que de lois qui contraindraient une personne croyante à déroger à ses convictions. Par exemple, obliger un athée à assister à la messe et l’empêcher de prôner sa croyance (d’ailleurs on note actuellement un certain prosélytisme) ; obliger une croyante catholique à avorter ou à épouser une personne de même sexe, même si, sur ces sujets, la loi actuelle s’oppose à celles de son Église ; empêcher une musulmane de sortir voilée dans la rue (on espère seulement qu’elle le fait librement et il existe des mouvements civiques et une presse prêts à l’y aider si ce n’est pas le cas.)

En revanche, il se trouve que certaines lois de la République m’interdisent de mettre en œuvre mes convictions religieuses de Français protestant, voire tout simplement de chrétien, ceci sur des points essentiels à mes yeux. Je n’hésiterais donc pas, le cas échéant, à m’opposer à ces lois de la façon la moins violente et la plus efficace qui soit.

Je me placerais ainsi dans la ligne suivie de longtemps par mes coreligionnaires. Exemple : lorsque Vichy fait passer, en 1941, une loi interdisant aux mouvements scouts d’accepter des enfants juifs dans leurs rangs, le responsable des scouts protestants écrit au ministre concerné que son mouvement n’appliquera pas cette loi. Il le fait en tant que croyant protestant, en conformité avec les préceptes de sa confession religieuse.

Or mes convictions religieuses s’opposent aujourd’hui aux "lois liberticides" édictées par la République… en ce qui concerne l’accueil des migrants, avec ou sans papiers ! Si je le peux, je suis prêt à protéger ceux de ces derniers qui me demanderaient asile, ceci conformément à des préceptes selon moi inhérents à ma foi. Celle-ci suppose en effet que la Terre appartient à Dieu et à nul autre, que Dieu est le Père de tous les humains et qu’il n’y a donc pas d’étranger sur cette Terre. Que se passera-t-il si je suis pris ? Eh bien, j’accepterai paisiblement, en bon citoyen, la peine que la loi française prévoit. Le protestant français est un minoritaire à tête raide.

En revanche, je ne vois aucun inconvénient, même si cela me peine un peu, à ce que la loi interdise le port de signes protestants tels que la croix huguenote, la rose de Luther, le poisson ou la colombe évangéliques au sein des édifices publics car cette interdiction ne blesse en rien ma fidélité de croyant et représente le signe d’une appartenance de portée relative.

Bref, les éléments fondamentaux de mes convictions religieuses sont pour moi assez contraignants pour qu’ils passent avant les lois de la République, ceci à mes risques et périls, et toute la question est pour moi de savoir faire la distinction entre ce qui est vital dans ma foi et ce qui ne l’est pas. C’est, sur ce point, je pense, le rôle des organisations confessionnelles d’aider leurs membres à savoir faire ce tri, et c’est le rôle de la Puissance publique de le rappeler à leurs responsables.  

Quant aux fameuses "lois liberticides" auxquelles je faisais allusion, peut-être ma fidélité à ma foi, non violente comme on voit mais néanmoins prosélyte, s’inscrira-t-elle un jour dans un mouvement civique assez important pour que la Puissance publique décide de les abolir en conformité avec le point de vue des citoyens majoritaires. Il faut aussi avoir foi en la République.

 

 

 

 

 

Dieu – Question d’imaginaires

ou revoir nos images maîtresses

 

« Les Églises allemandes ne fournissent plus les ressources pour donner un sens à ce que vivent les individus » écrivait naguère la germaniste Sylvie Toscer-Angot dans Le Monde. Cela ne concerne pas que les Allemands, me semble-t-il, mais résonne avec ce que ressent une grande partie de notre monde occidental. Il y a plusieurs raisons à cela.

La première vient du fait que nos Églises se sont déconsidérées, ceci de différentes manières. Pour les questions de mœurs, bien sûr – refus de l’avortement, de l’homosexualité, etc., ainsi que scandales de nature sexuelle – mais aussi, pour certaines, par leur intérêt pour l’argent ou leur proximité avec des Pouvoirs despotiques, corrompus ou ploutocratiques.

Mais elles doivent sans doute plus profondément la désaffection qu’elles connaissent de nos jours à leur intérêt premier porté aux individus, terme qu’utilise très justement l’autrice de l’article. L’individu : ″Moi, mon salut et ma morale″.

L’individu, comme le dit le mot lui-même, est la plus petite parcelle de l’espèce humaine, celle qu’on ne peut plus diviser. Il peut donc être conçu comme élément basique de la société, et considéré aujourd’hui par le Despote ou le dieu Marché comme dépourvu de lien et visé comme cible facile. Or les humains constituent une espèce sociale, ils ont besoin de la communauté : on leur en trouvera de moins exigeantes et plus immédiates que celles proposées par les religions. Et plus rentables.

Mais il y a plus grave, se tenant à mon sens à la racine. En profondeur, le modèle culturel que portent nos Églises est biblique, par conséquent calqué sur celui des sociétés sémitiques antiques au sein desquelles les Écritures ont été écrites. Il s’agit d’un ensemble cohérent de représentations – on parlera d’un imaginaire, d’un ensemble cohérent d’images – selon lesquelles le monde est conçu comme une pyramide, descendant d’un sommet divin jusqu’aux réalités de base dont font partie humains, animaux et végétaux.

C’est un modèle essentiellement hiérarchique, d’une part, qui place chacun dans un rapport de pures dépendance, obéissance et fidélité à l’égard d’un supérieur, et c’est d’autre part un modèle masculiniste, dans lequel la femme est servante de l’homme porteur de la parole. 

Ce modèle a survécu vaille que vaille dans les esprits occidentaux jusqu’à la moitié du XXème siècle environ, je pense. Il est aujourd’hui caduc pour au moins deux raisons.

D’une part, vu ce qu’ont découvert et découvrent nos savants à propos de l’univers, on ne peut plus se représenter celui-ci comme une pyramide hiérarchique, nos représentations actuelles s’y refusent, ce qui pose la question de savoir où se tient le divin, non en lui-même, bien sûr, mais dans le cadre de notre imaginaire.

D’autre part, l’image selon laquelle la femme est un élément second de la domination de l’homme, ou encore le type de relations entre l’humain et un Dieu ou un Christ roi ou Seigneur, garants de l’ordre social à l’image des Pouvoirs et des hiérarchies antiques, sont difficilement concevables et peu désirables aujourd’hui pour le grand nombre, avec tout ce qui s’ensuit dans le domaine social et sociétal.

Certes, le Vingtième siècle a vu s’imposer d’autres images, comme celle d’un Dieu ″tout autre″, totalement distincte de nos représentations, et dont on pouvait penser qu’elles permettraient d’éviter l’aspect purement hiérarchique et anthropomorphique du visage de Dieu pour ne garder d’elle que la bienveillante autorité, première et dernière. Mais on n’a pas pour autant effacé l’imaginaire antique qui règne dans les esprits, celui de la Puissance et de la Loi impériales.

Il faut avoir baigné dans cet imaginaire ancien depuis l’enfance pour s’y trouver plus ou moins à l’aise sans prendre tout cela au mot mais en interprétant, tant on est habitué à l’herméneutique… ce qui suppose des herméneutes patentés et n’aide guère à sortir d’une Église de happy few.

À moins de s’en tenir à ce module : ″moi et mon salut″. Ce qui n’est pas rien, loin de là, et répond au moins au besoin des humains déterritorialisés d’aujourd’hui, quand il réduit leurs besoins religieux à un modèle spirituel de type familial : le groupe de frères et sœurs, son Grand frère Jésus et son Père céleste, et le lien avec eux par la louange, le chant collectif et une gestuelle appropriée. 

Voici où se tient pour moi le véritable drame de nos Églises occidentales historiques : pour le plus grand nombre d’entre nous, nous ne parlons plus leur langue, elles ne parlent pas la nôtre.

Ainsi, pour prendre un exemple, lors de la fête de l’Ascension… Jésus ne peut monter au Ciel pour y régner que dans le cadre conceptuel de l’Antiquité proche-orientale… De nos jours et chez nous, où irait-il ? Nous partageons en effet une vision du monde totalement différente de celle des évangélistes. Il me paraît alors qu’il nous faut nous représenter ce qu’ils nous disent tout autrement.

On pourrait le comprendre par exemple à partir de ces équivalences : le Christ est la Parole vécue de Dieu (Jean 1), et la Parole de Dieu est la loi constitutive du Cosmos (Genèse 1, Proverbes 8). C’est alors une révélation : la véritable logique qui porte le monde, c’est la logique christique de l’amour, de la justesse et du service. Celle vers laquelle se porte notre espérance.

Mais c’est un discours, non une image vers laquelle tous, et chacun et chacune, pourront se projeter ! Tout est là. Nous parlons ici et aujourd’hui à partir d’images ou de récits qui nous sont étrangers. Or il n’y a d’imaginaire que reposant sur des images mises en récit. C’est à partir de là que se déroulent les discours.

En notre temps, le monde ne se décrit plus selon un axe spatial haut/bas mais selon l’axe temporel passé/futur : où allons-nous, nous demandons-nous, nous qui sommes ici et aujourd’hui ? D’où des questions simples mais profondes, comme celles-ci :

Si je prie, je m’imagine tout naturellement, sans y réfléchir, parler à quelqu’un qui se tient là-haut dans le ciel, au-dessus de moi, ou bien vers quelqu’un qui me devance, qui est devant moi, tourné vers moi pour m’appeler ou encore marchant devant moi pour me guider ? 

Ou bien : parlant toujours en images, le monde de Dieu s’apparente-t-il pour moi à un royaume, à une sorte d’espace éternel et infini où l’amour est roi et qui nous attend, ou à un règne, à une durée actuelle – en ce monde-ci aussi bien que lors du monde à venir dans une autre dimension – et qui suppose que les fidèles vivent sous sa loi (qui est amour) au long du temps ?

Encore : dois-je me conformer à la loi de Dieu, ou suis-je appelé à actualiser son programme (l’amour) en permanence ? Ai-je affaire à une Parole de Dieu à écouter premièrement, ou à son Dire, qui crée chaque jour à nouveau le monde qu’il veut ?

Et encore bien d’autres images phares de ce genre… comme celles-ci, bien connues : le mot amour, s’agissant de Dieu, m’évoque-t-il en premier lieu un sentiment ou plutôt une pratique ?

Bref, je crois que pour être entendus, il nous faut aujourd’hui revoir nos images maîtresses.

 

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[1] J’emprunte le terme imaginaire à Cornelius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975), qui l’entend au sens de perception globale du monde propre à telle société particulière. Il s’agit de la capacité qu’a celle-ci de faire advenir des significations d’où vont découler ses structures symboliques comme ses règles sociétales, son type de rationalité comme, tout simplement, son fonctionnement courant.

[2] Ainsi Genèse 12,1-3 ou Exode 20, par exemple.

[3] On notera la proximité du nom berîth (alliance, contrat) et du verbe bâro (créer, produire) employé dans Genèse 1.1. Dans la suite de ce texte, le terme hébreu berîth sera toujours traduit pas le français alliance.

[4] Sur cette interprétation, cf. Jean Alexandre, Lectures de Genèse 15, Études Théologiques et Religieuses, N° 1, 1972, pp. 3-19.

[5] C’est ainsi que l’anthropologue Mary Douglas écrit ceci à propos de l’usage biblique du parallélisme : « On ne peut écrire en parallélisme que si l’on pense ainsi, ce qui est aussi une façon de vivre selon laquelle l’organisation n’est possible qu’en termes de totalités faites de leurs moitiés, celles-ci étant parfois égales, le plus souvent inégales. Mary Douglas, L’anthropologue et la Bible. Lecture du Lévitique, Paris, Bayard, 2004, p. 281.

[6] C’est d’ailleurs à partir du moment où cette distinction ne serait plus conforme à l’expérience, pour ceux qui sont au bénéfice de cet imaginaire, c’est-à-dire lorsque, par exemple, les femmes de leur société ne seraient plus subordonnées aux hommes, que la distinction pourrait ne plus s’appuyer pour eux sur la différenciation sexuée mais sur d’autres critères de différenciation. D’où l’apparition, alors, de la possibilité du mariage entre personnes de même sexe. Par exemple.

 

[7] Au verset 26, je ne comprends pas l’expression tòn díkaïon comme l’accusatif de l’adjectif díkaïos, "juste", mais comme celui d’un nom, tò díkaïon, "ce qui est juste".

[8] Du moins selon le sens courant des termes employés : egeírein, éveiller, et non pas réveiller ; anástasis, érection, surgissement, et non pas re-surgissement.