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Saperlipopette !
Ou les faits et gestes aventureux et ruraux d’un certain
Déodore, retraité de l’administration des douanes,
et de quelques autres personnes.
En descendant de
son hameau pour faire son marché au bourg, Déodore, un
vieillard cacochyme, a trouvé un petit garçon sénégalais, Ma, abandonné par sa
grande sœur, Aminata, qui se trouve obligée de se cacher. Le vieux décide de se
garder l’enfant pour lui tout seul, ça lui fait de la compagnie… Bientôt, tout
un petit monde se met à tourner autour de lui et de cet enfant.
–oOo–
32
Où l’on attend devant une
grille
Tout à son plaisir d’avoir pu tirer Aminata et son petit
frère des griffes de la Gueuse, ainsi qu’il appelle la République, Saturnin a
totalement oublié de se préoccuper du sort de Lili. Pour lui, deux choses
comptent avant tout, jouir de l’enthousiasme enfantin de Ma, et s’émerveiller
devant la grâce et la beauté de sa grande sœur.
Depuis que ces deux-là sont présents chez lui, le gros
homme ne quitte plus son domaine, il ne pense plus qu’à leur rendre l’existence
heureuse. Le plus qui se puisse imaginer. Il les couvre de cadeaux, leur fait
mille grâce, force ronds de jambe, nombre de compliments.
Il se soucie aussi de leur santé et de leur confort.
Après tout, pense-t-il, cette petite qui n’a pas dix-huit ans a déjà connu tant
de malheurs, et ce petit polisson tant de misères ! Ils doivent retrouver
le bonheur de vivre ! Et c’est à lui qu’incombe ce bienheureux devoir.
C’est qu’il veut se faire aimer. Il se sent, pour la
première fois, l’âme d’un pater familias. Son crâne plat abrite une toute
petite mais charmante idée qui ne fera que croître. Il y pense, il y pense… Il
se demande si la chose est faisable. Et, supposé qu’il en fasse mention,
comment elle serait accueillie. Et qui aurait à y redire… Et ce dernier point,
déjà, le remplit d’aise. Il imagine la stupeur de son frère placé devant une
telle abjecte, à ses yeux, et scandaleuse occurrence. Son frère : non pas
Adrien, le fermier, cette bonne pâte, mais Armand, le préfet, ce
pète-sec !
Il en est là quand le fils Déchevreux,
Antoine, le médecin, sonne à sa porte et le tire de ces pensées enchantées
autant qu’humanitaires. Le jeune homme n’a cessé de faire l’aller-retour entre
Paris et la ferme de ses parents. Sur place, il ne trompe personne en
prétextant qu’il se soucie de son malade, ce pauvre vieux Déodore,
et l’on sourit derrière son dos car chacun comprend bien que s’il se soucie de
quelqu’un, c’est surtout de cette blonde émouvante – Vous savez bien, la
petite Russe… – dont le souvenir ne quitte pas ses pensées.
Bref, Antoine vient tirer la sonnette d’alarme. Saturnin
est la seule personne qui lui paraisse capable de faire quelque chose pour
Lili.
Mon Dieu, c’est vrai, par saint Hubert !
s’écrie le callipyge après avoir installé son visiteur devant un verre de pur
malt, comment ai-je pu me laisser aveugler à ce point sur le sort de cette
adorable personne ? Ne pensant plus à elle, je la pensais tirée
d’affaire ! conclut-il sans prendre garde à l’illogisme de ces
paroles. Où est-elle ? Dans un centre de rétention, dites-vous ?
Qu’est-ce que cela ?
Déchevreux
le lui explique et provoque ainsi une explosion inattendue. Saturnin vient de
découvrir le summum de l’ignominie dont se puisse rendre coupable un régime
politique évidemment républicain ! Dans sa colère, il se dresse si
brusquement que table, bouteille, verres et amuse-gueules valsent à travers la
pièce. Le vacarme n’est couvert que par ses beuglements. Il arpente les lieux,
faisant vibrer vitres et plancher tout en vociférant, au point qu’il finit par
s’étouffer et doit se taire, se plier autant qu’il peut pour tenter de
reprendre lentement son souffle.
Belle colère, ma foi !
se dit Antoine, plus amusé qu’inquiet. Et il attend.
Saturnin calmé, le salon balayé et la table redressée par
la sage Ermeline alertée et accourue en grand émoi,
le jeune médecin reprend : Pensez-vous pouvoir faire quelque
chose ? Elle risque d’être expulsée d’un jour à l’autre. Il suffit d’un
ordre de la préfecture. Ce qui ralentit la procédure, c’est que notre amie
refuse de dévoiler son identité et sa nationalité. Mais je suppose que cela
finira par être dévoilé d’une manière ou d’une autre. Tout le monde ici sait
qu’elle est russe.
En réponse, le tonitruant plisse un front déjà plat. Il
sait ce qu’il lui reste à faire, un mot a servi de déclic, mais ça l’ennuie
profondément. Préfecture, préfet, services préfectoraux… Toute cette ordure,
pense-t-il. Il soupire, d’un souffle assez puissant pour faire onduler, à cinq
mètres, le voilage des fenêtres. Il gémit. Son frère…
Je vais appeler mon frère. Armand. Il est préfet. Un mot
de lui à son collègue suffirait, je pense, à interrompre l’action dirigée
contre notre pauvre et chère amie, murmure-t-il, mais
croyez bien qu’il s’agit là d’un sacrifice dont vous ne pouvez mesurer la
gravité. Car, outre qu’il se soit mis au service de l’Infâme, il est con comme
un chablis et méchant comme un cent de punaises. Je ne peux l’attendrir qu’en
recourant à des procédés déshonorants… Mais bast !
La mignonne le vaut bien, dont au surplus, mon ami, vous semblez être le
galant, me trompé-je ?
Antoine se contente de sourire, ce qui vaut assentiment,
pense le gros homme. Lui n’a plus Lili en tête, ni ailleurs, il se voit
désormais dans le rôle du père noble. Aussi se lève-t-il, prie le jeune homme
de le laisser seul à sa triste tâche, lui dit qu’il le préviendra de tout
changement dans la situation, puis, sa rage étouffée, se saisit du téléphone.
Il hésite toutefois un instant avant d’appeler son frère
pour lui rappeler telle vilenie dont il se rendit coupable et dont la publicité
mettrait sa carrière à mal. Cela s’appelle chantage et c’est bas. Néanmoins il
se décide, joint le bel Armand et s’acquitte de sa tâche. Bassement mais avec
succès. Non sans amertume.
Le préfet Bastut de la Balle
est respecté, voire craint, par ceux de sa corporation, on lui prête avec
quelque vraisemblance un proche avenir gouvernemental, il obtient donc ce qu’il
demande et la préfecture concernée s’empresse de suspendre tout ordre de
quitter le territoire émis à l’encontre de la susnommée Lili X.
Sur quoi Saturnin reçoit ce texto de son frère : Ta
pétasse sera libérée dès demain, profite bien d’elle et va en enfer !
Le lendemain matin, c’est tout un groupe qui attend Lili
devant la grille du centre de rétention. On y trouve Aminata et son petit
frère, bien sûr, accompagnés de Scarlet la rousse,
qui suit Ma partout, mais aussi d’un couple inattendu, car Gabin est là, tout
faraud, tenant par la main une grande beauté noire dont Lili se demandera
longtemps où et quand elle l’a vue.
Tous entourent un petit vieux à gapette qui ne cesse de
marmonner des Vingt gueux d’vingt gueux d’vingt gueux, s’interrompant
parfois pour ajouter : Z’ont foutu ma
fille en rétenchon, tas d’sabots… Mmm… Tas
d’salauds ! Il n’a d’ailleurs aucune idée de ce que signifie le mot
rétention. Pour lui, ça évoque une sorte de maladie liée à l’urine.
Mais peu lui importe, l’essentiel est pour lui que Lili,
dont il ne peut plus se passer, puisse sortir de là et revenir s’occuper de
lui, sasserlilipopette ! N’a-t-il pas failli y
rester, avec sa maladie, l’hôpital, et la poliche
toujours à le tourmenter ? Paraîtrait qu’i soye accujé d’quéque choje… Il ne se souvient plus de quoi. Pour le moment il
attend, appuyé sur sa canne.
Saturnin n’a pas voulu venir. Il a honte. Quant à
Antoine, il attend un peu en retrait, dans sa voiture. Il espérait se trouver
seul à la grille lors de la sortie de la jeune femme, c’est raté. Il espère
seulement la voir de loin, toujours aussi belle, il n’en doute pas. Il ne se
soucie de rien d’autre, son image l’a accompagné pendant toutes ces semaines
interminables au cours desquelles il n’a même pas eu le droit de venir la voir…
Se souvient-elle seulement de lui ?
Puis Lili sort, un peu désorientée, et tous l’entourent.
À ce moment, un fourgon noir aux vitres fumées, stationné derrière le SUV
d’Antoine, démarre sèchement, fonce sur le groupe, qui s’égaille, et stoppe
brutalement. Un homme masqué en sort, attrape les deux enfants et les jette à
l’arrière, puis monte derrière eux et claque la portière au moment même où la
voiture démarre. Tout s’est passé en quelques secondes, et le fourgon est déjà
sur la route.
Antoine a eu le temps de démarrer lui aussi, il se
propose de suivre le fourgon mais sa voiture dérape, les deux pneus arrière ont
été crevés. Il se souvient alors du type sorti du fourgon un quart d’heure plus
tôt et qui faisait les cent pas le long du trottoir…
Ma et Scarlet ont été enlevés.
Qui
sont ces gens qui ont kidnappé les deux petits ? Que veulent-ils ?
Qu’est devenue ma 22 long rifle ? Lili a-t-elle quelque chose à voir avec
cet enlèvement ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
Les chapitres précédents dans
l’ordre de parution
1
Où Déodore a mal à sa cheville gauche
Déodore
faisait ses courses. Il avançait avec peine au travers de la foule. La place du
marché était rouge de monde, sous un soleil virulent, tant les vacanciers,
suants et rutilants, la plupart d’entre eux des Parisiens ou des Anglais,
semblaient s’être multipliés.
Déodore ne ressentait plus la chaleur depuis longtemps, en général il ne ressentait plus grand chose, son vieux pull ne le gênait pas, il avançait courbé, la canne dans une main, le panier dans l’autre. Ses savates glissaient lentement sur le macadam en émettant le bruit du papier de verre usé. Une gapette de toile grise, collée à son crâne, mouillait sa couronne de tifs couleur blanc pisseux. Sa cheville gauche lui faisait mal.
Ya trop d’bonde, grommela-t-il,
ch’est sûrement les balanciers. Il voulait dire les
vacanciers. Il avait pris un petit coup de mou dans sa tête quelque temps
auparavant et ses paroles n’étaient plus toujours en ligne.
Il s’était exprimé à mi-voix mais une
grosse dame en jupette, queue de cheval jaune à racines grises, le frôlait et
l’avait entendu, elle s’était retournée. Quoi qu’y raconte, le pépère ?
elle dit à son coéquipier, un maigrichon à la chemisette ouverte sur un torse à
moutons gris, les guibolles genre allumette, le short flottant. Chais pas,
laisse tomber, y doit pas être clair, le vieux,
fit l’autre. Qu’est-ce qu’y fait chaud ! ajouta-t-il.
Déodore
n’y prit pas garde, il ne s’occupait pas des gens. Dans sa barbe de huit jours,
il continuait à grommeler son point de vue : Ya trop d’gens, maintenant, on
est foyer dans la noule, pis rien qu’un tas d’infutiles ! Il se reprit : un tas
d’imbéciles, crénom d’bonsouèr ! En général,
ça sortait mieux avec des jurons.
Il s’arrêta pile, obligeant la mère
Profilé, l’ancienne postière qui marchait derrière lui, à le bousculer,
d’ailleurs sans le perturber, il était trop occupé à zyeuter le gamin : un
tout minot, dans les six ans mais petit modèle. Le môme n’avait pas l’air de
souffrir de la chaleur, il le regardait d’en-bas mais
pas trop, Déodore étant déjà penché de nature. Il
avait quand même l’air un peu perdu, ce p’tiot.
Qu’est-che tu liches là tout cheul ?
fit le vieux. Ze sais pas, ze cerce ma grande sœur, répondit l’enfant, du moins le
lui sembla-t-il. Ben chouèl
kètèdon chateur ? s’exclama-t-il. Le gamin
comprit que l’ancêtre lui demandait Eh bien où est-elle donc, ta sœur ?
Il lui répondit gravement qu’il n’en savait rien : È m’a dit
« Reste-là, bouze pas, z’reviens
tout d’suite ! » Mais elle est pas rev’nue…
Déodore
posa son panier à terre, s’appuya sur sa canne pour réfléchir et mit un moment
à calculer le temps qu’il fallait pour revenir tout de suite puis se rendit
compte qu’il lui manquait un élément : Et fâchait longtemps ? Le
moujingue hocha la tête et se lança à toute vitesse dans ce morceau de
bravoure : Ze sais pas mais ze sais que la grande aiguille du clocer
elle était sur le neuf et maintenant elle est presque sur le onze et ma sœur è
m’a dit une fois que c’est les heures sur les clocers qui sont marquées, alors !
Le vieux prit son temps pour
assimiler : Ben ça fait quand même un bout d’temps, mon gars, on dirait
qu’t’es perdreau… qu’t’es perdu. Viens donc, on va aller vouère
un peu gez les fendarmes, viens-t’en ! Et, passant péniblement sa canne dans
la main qui avait tenu le panier, il voulut prendre la main du petit. Mais
celui-ci s’était déjà carapaté, on ne le voyait plus, noyé dans la foule.
Oukéti ?
se demanda Déodore à lui-même, ignorant qu’il plagiait
ainsi le grand Homère. Tampiche pour li,
fit-il, si l’a peur des grands d’âmes, ch’est
qu’il est napette… pas net ! Ou alors sa sœur… Ce
disant, il reprit sa canne de la bonne main puis se tourna vers la brave dame
qui vendait des artichauts depuis l’autre côté de son étal. La mère Méfie.
Mais le gamin réapparut. Il était trop perdu pour ignorer
plus longtemps le seul être qui semblait s’être préoccupé de lui. Il vint tout
près du vieux, lui fit un grand sourire, lui prit la main, ce qui fit tomber la
canne, et lui dit ce qui l’inquiétait : Z’ai
la trouille !
S’ensuivit ce rapide entretien :
– Ben pourtoi qu’ch’as la trouille ? Les fendarmes,
y vont pas t’manger !
– Ben y vont cercer
ma sœur, et ma sœur è veut pas que les zendarmes y s’occupent d’elle, è m’l’a dit une fois :
« Coco, faut qu’z’me planque, z’ai trop peur des zendarmes… »
– Chu t’appelles Coco ?
– Z’m’appelle pas Coco,
eh ! C’est ma sœur, qu’elle m’appelle comme ça, moi z’m’appelle
Ibrahima comme mon papa. Vaut mieux m’appeler Ma.
– Ch’est pas une maison pour
pas aller vouère les pendarles…
la poliche ! C’est pachqueu
t’es noir, que t’as peur ? Ben des loirs, ya des dangearmes qui lle sont, alors tu vois ! Allez, on y va,
sacrebleu ! Faut pas mollir, saperlichossette…
Mmm… lépopette !
Et Déodore se pencha un peu
plus, reprit sa canne tombée à terre, puis son panier posé lui aussi à terre – Bondieu qu’la berre est
tasse ! soupira-t-il –, mit la canne dans la main droite du gamin et
lui prit fermement la gauche. Le petit se laissa faire et le suivit lorsqu’il
se mit lentement en marche au travers de la foule, un peu en crabe mais tout de
même en direction de la gendarmerie.
Jamais Déodore ne s’était
préoccupé de qui que ce soit depuis la mort de sa sainte femme – Dieu ait son
âme ! –, c’était pas son genre. Il n’avait pas
parlé à son unique voisin depuis quinze ans. Tout en marchant, tirant le môme,
il bougonnait : De quoi qu’tu t’mêles, echpèce
ed’ vieux timbré ? Et comme il avait
l’habitude de tenir une conversation avec lui-même, il se répondait : Ben
franchedent, j’allais pas
laisser un mouton noir dans une mer rouge ! Cha
ferait désogre ! Et ça le faisait ricaner.
Du coup, une quinte de toux l’arrêta.
Le gamin le regardait, perplexe. Il se demandait s’il ne
ferait pas mieux de lâcher cette main toute secouée par la toux, de fuir ces
gargouillis dégoûtants, de courir très vite loin de là, et même très très loin et très très vite. Mais
pour aller où ?
Il se mit à pleurer en silence. De grosses larmes et son
nez qui coulait. Déodore le regarda. Il ne savait pas
quoi faire. Bon gueux d’bon gueux d’bon gueux, qu’est-che
que j’vais faire de ch’t’achticot ? s’écria-t-il
(on aura peut-être remarqué que Déodore chuintait
pas mal en parlant, c’était rapport à des dents qui lui manquaient ici ou là).
Il hésita. Il y avait deux hommes en lui. Le premier
voulait lâcher la main du petit, lui enjoindre de foutre le camp et vite, nom
de d’là ! Le second se disait que bachta, le
mieux, c’était de refiler le problème à la gendarmerie, et vite !
Mais d’homme, en lui, il y en avait un troisième. Un
qu’il ne se connaissait pas.
Que va-t-il se passer ? Déodore
se décidera-t-il ? Sa cheville gauche se calmera-t-elle ? Lui
arrive-t-il de prendre une douche ? Le petit Ma retrouvera-t-il sa grande
sœur ? Où ai-je donc mis mes lunettes ? Vous le saurez (peut-être) la
semaine prochaine.
–oOo–
2
Où l’on
apprend que Déodore a fait sauffer
la choupe
Déodore
ne faisait plus son jardin, ça faisait déjà quelques années de ça. Il avait
passé un accord avec un jeune ménage qui venait de s’installer dans un hameau
voisin. Une ancienne masure d’ouvriers agricoles à retaper, et pas un coin de
terre à cultiver.
Le gars était venu voir Déodore.
Il avait dit Vot’ champ, là, derrière les
serres à la Maloute, vous l’travaillez pus ? Ben
si vous voulez, on fait part à deux, Lili et moi on s’en charge, et la moitié
d’la récolte est pour vous. Qué qu’vous en
dites ? On n’a qu’le RSA, alors ça nous arrangerait d’avoir ça comme
surplus ni vu ni connu.
Ça s’était donc fait, et depuis, Déodore
avait toujours de quoi faire sa soupe. Toujours son tas de patates dans
l’ancienne bauge à cochon, et les légumes selon la saison.
En plus, il avait la ressource de demander un p’tit service au Gabin, ou même à la Lili, en cas, vu ses
vieux jours, lui qui pouvait même pus grimper sur l’escabeau pour changer une
ampoule, crénom !
Il voyait bien que ces deux jeunes-là n’étaient pas des
feignants. Toujours en recherche d’un p’tit boulot par
ci par là. Des journées dans les champs ou pour un maçon, une bricole à réparer
au noir, des heures de ménage, tout ça.
De temps en temps, ils faisaient une petite soirée avec
des copains, tard dans la nuit on les entendait beugler des chansons, ils
avaient bu mais bon, la jeunesse ! Déodore, ça
lui rappelait leur bon temps, sa femme et lui.
Mais attenchon ! C’était pas une raison pour frayer davantage : chacun
chez soi, chacun sa route, bonjour-bonsoir, mêlez-vous d’vos affaires et moi
des miennes, et pas d’histoires, saprelicosette !
Tout ça pour dire que ce soir-là il avait fait chauffer
la soupe. Patates-carottes-céleri avec un bout de lard. Du lourd. Depuis ces
quelques jours il faisait ça pour deux, ça lui faisait plaisir, ça le
changeait.
Va don met’ la tabe, et oublie
pas l’pain, et pis tu sortiras le chauchisson et le
beurrier du garge-mander, et pis la bouteille ed’vin. Il s’était même
pas retourné pour dire ça, il savait que ce serait fait pile poil. Jamais
vu un moutard aussi complaisant, il pensa. Complaisant, il aimait
bien, comme mot.
Dans son coin, depuis la couverture pliée sur laquelle il
était assis, L’nouère, le chien qui gardait la
maison, pas jeune mais une voix à rameuter tout un canton, suivait des yeux
chaque geste du gamin. Il devait son nom à son prédécesseur, un bâtard de
couleur noire.
Pelote, la chatte grise postée sur le rebord de la
fenêtre ouverte, faisait de même. Une sacrée chasseresse, Pelote, bien utile
rapport au tas de patate convoité par les campagnols ou les loirs. Mais là,
c’est le saucisson qui l’intéressait.
La cuisine était grande, c’était la pièce principale. Une
porte de chaque côté, une échelle de meunier au fond pour rejoindre les
combles, et la porte d’entrée qui donnait directement sur la cour. Sans oublier
la grande cheminée d’autrefois, presque assez profonde pour y caser la
gazinière et la chaudière à bois.
Des années auparavant, Déodore
avait fait mettre le sauffage chentral.
La petite chaudière brûlait des bûches de cinquante, mais ça faisait longtemps
qu’il ne prenait plus de coupe dans la forêt pour faire son bois, il se bornait
à utiliser l’appareil comme un simple poêle.
À gauche, une porte menait sur un carré ouvrant sur deux
pièces, une grande chambre à coucher et une petite salle d’eau avec les
toilettes. À droite, la disposition était la même, mais à la place de la salle
d’eau on trouvait une resserre où entreposer les habits d’extérieur, les
chapeaux, les bottes et les fusils. Tout ça l’air abandonné, Déodore ne chassait plus.
La maison était une longère, basse et bien plantée, aux
murs de pierre épais comme pour une tour de mothe du
temps des seigneurs, au toit de vieilles tuiles rondes bourrées de mousse et
d’herbe.
À la choupe !
clama Déodore en portant le faitout jusqu’à la table.
Il claudiquait mais il avait rien renversé. Le petit
était déjà assis sur sa chaise, au milieu du grand côté de la table de ferme.
La toile cirée lui arrivait à la hauteur des aisselles. Le vieux s’installa en
face de lui à sa place habituelle après avoir redisposé à sa convenance le coussin
placé sur le paillis de sa chaise.
Ça lui rappela qu’il était tracassé, qu’une question se
posait depuis ces derniers jours : comment faire pour surélever la chaise
du môme ? Et là, tout d’un coup, il avait trouvé : Va don dans ma chambe ! Y a un meube, un
grand, avec des trucs sus les planches, hein ? Ben là, y a deux grands
livres, attenchon, très lourds, hein ! Ben
tu les amènes, fais deux voyasses. Tu les mettras
chus ta geaise.
C’était un souvenir de famille, les deux premiers volumes
de l’antique Dictionnaire national de Bescherelle, 1852,
« dictionnaire universel et monument élevé à la gloire de la langue et des
lettres françaises ».
C’est donc ainsi que l’installation de Ma dans la maison
trouva sa conclusion. Tout était bien.
Dès le premier soir, Déodore
avait installé le gamin dans la chambre de droite. Il y avait là un lit bateau
à l’ancienne, matelas en crin et couverture de laine à molleton piqué. Ça
sentait le moisi, forcément, ça n’avait pas servi longtemps, Déodore et sa femme n’avaient pas eu d’enfants. En fait,
c’était dans ce lit qu’était morte sa belle-mère en 97, la maison était à elle,
à l’époque elle était veuve depuis des lustres.
Ma avait drôlement la trouille, la nuit, dans cette
chambre immense, pleine de bruits bizarres à l’intérieur, et le silence de la
nuit juste troué de temps en temps, à l’extérieur, par un hululement venu des
bois de derrière.
Jusque là,
il n’avait connu que la pièce à cloisons de bois concédée par le propriétaire
de l’immeuble du XIème, à Paris, où sa grande sœur et lui avaient trouvé refuge
après la mort de leur mère. Ce marchand de sommeil avait loti en compartiments
de dix mètres carrés tous les niveaux de l’immeuble de cinq étages qu’il
possédait.
Chaque pièce était louée à une famille venue de l’une de
ces régions du monde où l’on crève de faim, de maladie ou de peur. Une ampoule
électrique avec douille voleuse au plafond et un point d’eau et les toilettes
sur le palier pour tout l’étage. Là, ce n’était pas le silence qui fichait la
trouille à Ma et à sa sœur, c’est sûr, certains voisins s’en chargeaient…
Déodore
ignorait tout de cela, tout ce qu’il voyait, c’était un petit bonhomme qui lui
plaisait. Ça le changeait, comme il se le disait. Il était content de son idée,
il se le répétait en marmonnant : Ben quins !
ça met d’la vie, un peu là-n’dans ! Et pis si j’cache ma pipe tout d’un coup,
y aura quéqu’un pour aller avertir. C’était sa
crainte permanente, mourir sans que personne ne l’apprenne.
Déodore
va-t-il pouvoir garder le petit Ma ? Sa cheville gauche va-t-elle
mieux ? Avait-il salé la soupe ? Quelqu’un a-t-il vu mes
pantoufles ? Que vont penser les gens du hameau voisin ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
3
Où l’on
arase une fourmilière
Ma venait d’inventer un jeu passionnant. Cela concernait
le chien. Il avait mis une dizaine de jours avant d’oser l’approcher, mais
maintenant il le commandait sans problème.
Donc, il tendait un bout de bois à L’nouère,
mais au lieu de le lui donner, il le jetait à l’autre bout de la cour. Le
pauvre vieux chien était sympa, il courait après le bâton de sa démarche
pataude, la langue pendante, et le ramenait au gamin en remuant la queue. Bel
esprit de sacrifice vu la lourde chaleur qui régnait dans la cour ce
matin-là.
Pelote se prélassait, longuement étendue sur son rebord
de fenêtre, et contemplait cela, souveraine et dédaigneuse.
Au bout d’un moment, Ma trouva un autre jeu. Il jetait le
bâton en l’air en espérant que L’nouère le rattrape
au moment où il lui passait devant la truffe en retombant. Mais ça ratait à
chaque fois. Le chien n’était pas idiot, il savait que ça n’aurait pas de fin,
et fatigué, il faisait semblant de rater son coup et clapait de la mâchoire
sans choper le bâton. En réalité, ce coup-là, il le réussissait sans
difficulté, fastoche ! Du moins en son jeune temps…
Ma, déçu, changea d’idée, il abandonna la bonne bête qui
se trouva un coin à l’ombre pour s’écrouler en haletant. Le gamin s’en fut
étudier une fourmilière installée dans un coin de la cour. Il avait le bâton,
il s’en servit pour tracasser les fourmis en arasant le monticule. C’était
passionnant de voir les petites bêtes s’affoler et courir dans tous les sens.
Ma en écrasa une pour voir.
Déodore
regardait l’enfant s’amuser. Il avait sorti sa chaise pliante en toile, l’avait
époussetée d’un revers de main, soulevant une épaisse poussière, et l’avait
placée contre le mur à côté du seuil. Il y trônait. Ch’est
chûr que dans l’temps, j’m’aurais assis sus la pierre
du cheuil, marmonna-t-il, ben maint’nant, chais pas si j’aurais pu m’rel’ver.
Il était content. De profiter de la chaleur, de voir ce
moutard s’amuser, mais aussi de se sentir quelqu’un. Quelqu’un devant sa
maison, sa cour, son chien, son chat et le môme.
D’autant qu’il apercevait Lili, qui s’approchait sur le
chemin de traverse dans l’intention manifeste de venir le voir. Une belle fille
comme ça, saperléfossette ! c’était
pas trop pénible à regarder, il trouvait.
Lili poussa la barrière et entra dans la cour. Elle
s’arrêta pour ôter le foulard qui lui couvrait la tête et s’éponger le cou avec.
Puis, le foulard toujours à la main, elle regarda Ma un moment et finit par
lever la tête et dire Bonjiourr Msieu Fiodorr. Elle roulait
les r.
Déodore
la regarda s’approcher sans rien dire. Elle était vêtue d’une chemisette
d’homme qui avait été bleu roi au siècle passé et d’un jean usé, aux jambes
coupées à mi-mollet. Ses baskets avaient beaucoup vécu.
Lili était russe. Elle approchait de la trentaine. Elle
était grande et très mince, osseuse plus par dénuement que par nature. On ne
voyait de son visage ovale que de longs yeux verts légèrement bridés et des
pommettes saillantes. Et une belle bouche sensible. Une longue natte de cheveux
lisses pendait dans son dos, très blonde, presque blanche. Le soleil avait doré
sa peau et le travail durci ses mains. Mais là, son visage était rouge et la
sueur trempait sa chemisette aux aisselles.
Qu’est-che que ch’est ? fit le vieux, t’as quèque chose à
m’demander ? Il la tutoyait, forcément, une fille qui
parlait même pas en bon franchais…
Elle secoua la tête. Non, c’est pas
ça, fit-elle. Elle n’avait pas d’enfant, Lili, elle aurait bien aimé, mais
elle ne savait pas, d’un côté, si elle en aurait les moyens, et de l’autre, si
ça durerait avec Gabin…
J’ai seu que chez vous est
petit garrçon. Difficile je pense, la vie avec
enfant. J’ai dit pieut-êtrr il faut aidier Msieu Fiodorr ?
C’était une question, et Déodore le comprit ainsi. Ma
aussi. Il regardait cette femme, elle était tellement blonde. Ça l’intéressait,
il n’en avait encore jamais vu des comme ça. Il la trouva gentille, elle lui
plaisait, savoir pourquoi ?
Et ben ça, si j’m’attendais ! Et comment qu’tu vas
m’aider, ma p’tite ? T’as
quoi dans l’idée ? Il s’amusait, il n’avait pas la
moindre envie de voir la Popof s’occuper du minot, mais elle, au contraire,
était sérieuse. Sur le chemin, elle avait réfléchi. Les propos de Trouvebroc l’avaient alertée. Le voisin de Déodore, le dernier habitant, avec le vieux, du hameau de
la Maloutière. Pas méchant mais, pour parler clair,
con comme un cent de girouettes, grincement compris. Du lourd.
C’était un vieux garçon dégingandé, la cinquantaine
avancée, un grand dépendeur d’andouille dont la salopette mettait en valeur une
belle panse ronde alors que le reste de sa personne était plutôt maigrichon.
Ses deux petits yeux ronds et son long nez pointu, violet, planté très haut,
bizarrement horizontal, tranchaient avec la couleur chicon du reste visible de
sa personne. L’ensemble faisait malsain, sous la casquette.
Il avait abordé Lili le matin même alors qu’elle donnait
aux poules. Gabin était parti sur un chantier dans sa R8 en lambeaux. Salut
la belle ! avait dit le zigoto en relevant la visière de sa gapette.
Il avait des vues sur elle, le pauvre gars. Comment qu’a va, la
d’moiselle ?
Elle n’avait pas trop répondu mais ça ne le gênait guère,
il s’était mis à bavasser, bloquant la barrière du poulailler pour l’empêcher
de sortir, et c’est là qu’il avait fait allusion au p’tit
noiraud chez Déodore. D’abord, Lili n’avait pas
compris à quoi il faisait allusion, puis elle s’était rendu compte qu’il
s’agissait de cet enfant, de ce petit Africain qu’elle avait déjà cru
apercevoir.
Au fur et à mesure qu’il dégoisait, elle comprenait
également que l’on pourrait jaser à ce propos d’un potager à l’autre, d’un
hameau à l’autre, d’une ferme à l’autre : D’où qu’y sort, ce
gamin ? Paraît qu’il est tout nouèr, s’rait-y
pas un émigré sans papiers ? Comment qu’ça s’fait que Déodore
il l’ait chez lui, ce vieux grigou ? Le maire, ou même les gendarmes,
sont-y au courant d’la chose ?
Lili avait des raisons de savoir que ce genre de
racontars amène souvent la grêle. Elle a voulu se rendre compte, elle a voulu
le voir de près, cet enfant. Alors dès que Trouvebroc
a fini par lui ficher la paix, elle a renoué sur sa nuque le foulard qui
glissait, elle s’est essuyé le front du dos de la main, et elle a pris le
chemin de traverse. Parce que si Déodore gardait
vraiment chez lui un petit sans mère, elle pouvait être inquiète pour ce
dernier, pas vrai ?
Eh bien maintenant elle savait que c’était vrai, elle
avait vu l’enfant de près, l’avait trouvé mignon, et compris qu’il était tout
seul, là, avec ce vieux désarmé.
Désarmé mais retors. Et qui tenait à l’enfant, elle en
était sûre. Ce qui posait pas mal de questions qu’il faudrait bien aborder à un
moment ou à un autre, on ne retire pas ainsi un enfant de la circulation.
C’est pourquoi elle attaqua sur le terrain des
évidences : Je crrois qu’il faut vêtements
pour lui, non ? Chez vous sont vêtements ? Elle pensait bien que
non. Je peux trrouver. Aller en ville avec voiturre, je connais boutique sociale. Perrsonne
sait rrien. Elle voulait dire que l’on ne lui
poserait pas de questions.
Le vieux la regarda longtemps par en dessous avant de
répondre.
Déodore
lâchera-t-il du lest ? Lili parviendra-t-elle à s’occuper de Ma ?
Qu’en penserait Gabin ? Ma devra-t-il rester à la Maloutière ?
Où vais-je chercher tout ça ? Trouvebroc
sèmera-t-il la pagaille ? Vous le saurez (peut-être) la semaine
prochaine.
–oOo–
4
Où l’on se
retrouve trois semaines plus tôt
Aminata a dix-neuf ans. C’est une grande Sénégalaise,
longiligne et remarquablement belle. Ce qui ne l’arrange pas car elle n’a pas
envie qu’on la remarque, elle n’a pas de papiers... Elle se cache. Elle
aimerait rejoindre sa copine Fatou à Drancy, dans la cité, une Africaine de
plus ou de moins ça ne se remarquerait pas. La mère de sa copine ne dirait
rien, une fille de plus ou de moins… Là, elle serait en sécurité, ce serait le
seul moyen. Disparaître.
Elle a compris ça quand M’sieur Roman, comme on
l’appelle, lui a mis le marché en main. C’est le Yougo vicieux qui gère
l’immeuble au nom du propriétaire, un vieux Gaulois. Il la coince parfois dans
l’escalier, les mains partout, mais là, comme il n’a jamais eu ce qu’il veut,
il lui a dit ce qu’il comptait faire.
Il est entré carrément dans la pièce qu’elle loue et il a
chassé le petit, Va jouer dehors, j’ai des choses à dire à ta sœur !
Une fois seul avec elle, il l’a attrapée et jetée contre le mur et il s’est
serré contre elle, il l’écrasait, elle respirait l’odeur de sa sueur, elle
prenait en pleine face la puanteur de son haleine. Il haletait, et elle sentait
son érection contre son ventre.
Il a dit, avec son accent râpeux, Écoute-moi, je vais pas te violer, tu sais pourquoi ? Parce que tu
vas te laisser faire. Tu sais pourquoi ? Parce que si tu
le fais pas, je vais dire aux flics que t’as pas
de papiers. Ni ton frère. Et tu le reverras plus, ils le mettront dans un foyer
et toi ils te renverront au pays. C’est pour ça que là je vais te laisser
tranquille, tu sais pourquoi ? Par plaisir, parce que je veux te voir
arriver vers moi toute gentille, et que tu me le demandes comme une petite
salope. Et là-dessus, il l’a laissée.
On en est là… Elle comprend qu’il lui faut disparaître.
Elle et son petit frère. Elle est terrorisée. Elle sanglote un bon moment puis
Ma rentre et elle essaie de faire bonne figure. Elle prépare son repas – elle,
bien sûr, elle n’a pas faim –, elle attend qu’il ait mangé, se soit lavé et
couché, puis endormi. Ensuite elle réfléchit.
Il lui faut aller vite, le Yougo n’attendra pas
longtemps. En plus elle n’a qu’une envie, foutre le camp. La peur se change en
colère, dans son genre elle est plutôt une guerrière, c’est ce qui lui permet
de mettre ses réactions de côté et de s’organiser.
Elle, elle sait où aller, mais elle doit trouver une
solution pour Ma et elle n’en voit aucune. Elle ne connaît personne en dehors
de sa copine et là, impossible de s’imposer chez elle avec le gamin. La maman
peut l’accepter, les grandes filles ça aide, ça soulage, ça cuisine, ça
nettoie, c’est une femme de plus pour tenir avec elle la famille à bout de
bras.
À condition, bien sûr, d’être une fille comme il faut.
Mais à ce sujet, la mère de Fatou n’a aucune raison de douter d’elle. Elle
connaît son histoire, la disparition du père, la mort brutale de la mère, la
grande fille seule responsable de son petit frère et qui fait face. Tout cela
milite pour que cette dame lui soit favorable.
Mais pas d’enfant chez elle, surtout sans papiers. Un
enfant, ça se fait repérer, ça va à l’école, ça attrape des maladies et c’est
vu par un médecin, ça joue dehors et ça finit par faire une bêtise, tout ça… Il
est à vous ce garçon qui vient de blesser un petit vieux avec son skate ?
Pas de ça, pas possible. Cette phrase, Ta copine elle viendra chez nous
quand elle aura trouvé une solution pour son frère, Fatou l’a déjà entendue
plusieurs fois.
Ce qu’il faudrait, se dit Aminata, c’est qu’un Français
prenne son petit frère, un de ceux qui s’occupent des sans-papiers. Ils les
protègent. Seulement elle n’en connaît pas, des gens comme ça, elle sait juste
qu’ils existent, mais là, pas assez de temps pour les trouver.
Finalement elle a une idée. Désespérée. Supposons, se
dit-elle, qu’il soit perdu et que quelqu’un le trouve. Que je le perde exprès
tout en surveillant de loin ce qui se passe. Et que quelqu’un de gentil le
trouve et le prenne chez lui. Ou chez elle, plutôt. Elle joue longtemps avec
cette idée. Une belle vie pour un garçon choyé par des gens charitables !
Elle en voit les risques, bien plus grands que les
chances. Le plus probable, c’est que cette personne supposée remette le petit à
la police aussitôt après l’avoir trouvé. Qu’est-ce qui se passerait
alors ? On le mettrait dans un foyer. Il resterait en France, du moins,
croit-elle savoir, jusqu’à sa majorité.
Ça lui donne, à elle, le temps de voir venir. La seule
chose, c’est d’éviter qu’on fasse le lien avec elle, qu’on remonte du gamin
jusqu’à elle. Il faudrait qu’elle ait déjà disparu des radars, loin du Yougo,
le seul à pouvoir la désigner.
Sa décision arrêtée, Aminata prend pour elle le minimum
d’affaires, réveille le petit, et disparaît dans la nature en attrapant le
premier train au départ de Montparnasse.
C’est sans difficulté qu’ils se retrouvent quelques
heures plus tard dans une gare de province. Ils déjeunent dans un bistrot puis
ils marchent, quittent la petite ville au hasard, suivant la première rue qui
devient une petite route puis rejoint une grande route. Le chauffeur d’un poids
lourd portugais les embarque puis les laisse à proximité d’un bourg où se tient
par chance un marché très animé.
Aminata décide que ce sera le point de chute de sa
cavale. Dans la foule, devant une pharmacie bondée, elle dit au petit Assieds-toi
là, je reviens, puis elle circule dans le bourg, repère la gendarmerie au
cas où, puis revient à proximité de la pharmacie et, cachée derrière les robes
d’un marchand de vêtements pour dames, elle attend de voir ce qui va arriver.
Ce qui arrive, c’est qu’un petit vieux pas trop ragoûtant
prend l’enfant par la main, semble hésiter sur le chemin à prendre, puis se
dirige vers le parking et une petite voiture sans permis toute délabrée, crade
comme pas possible. Il fait grimper le gamin dedans, puis s’enfile lui-même
dans la guimbarde et démarre sans arrêter de tousser.
Aminata peut tout juste voir quelle route prend le tacot
pour quitter le bourg. Pour un peu, elle irait avertir les gendarmes qu’un
vieux vicelard vient d’enlever son petit frère… Mais non, ce serait tout foutre
en l’air, elle n’a pas fait tout ça pour se retrouver entre deux gendarmes,
elle se demande plutôt comment trouver le nom et l’adresse de ce vieux-là, elle
ne peut pas partir sans savoir où se trouve Ma, et s’il est bien traité.
Alors elle essaie de se rappeler ce qui s’est passé au
marché quand le vieux a pris la main du petit. Elle revoit la scène, il y avait
une dame qui vendait des artichauts, elle avait l’air de connaître le bonhomme.
Aminata hésite à aller la trouver, elle a déjà dû se faire remarquer, dans ce
bled. Parler à quelqu’un, poser des questions, ce serait prendre un gros
risque.
Tant pis, elle y va. Et là, elle a un coup de chance, la
mère Méfie, malgré son nom, ne se méfie de rien quand elle voit arriver une
jeune négresse qui lui demande si elle n’a pas vu un petit garçon noir.
Elle n’est pas tout à fait au point dans sa tête, la mère Méfie. Ben si, que
j’l’ai vu, elle répond aussi sec, même qu’il est parti avec Déodore, le vieux bougon de la Maloutière,
il habite à pas deux kilomètres de chez moi, alors vous pensez !
Encouragée, Aminata demande où se trouve la Maloutière et obtient sa réponse. Elle salue la marchande
et va acheter une carte du coin au bureau de tabac. Elle s’aperçoit alors
qu’elle crève de faim, il ne lui reste plus qu’à se procurer de quoi manger,
facile sur ce marché, puis elle prend le chemin de la Maloutière.
Pendant qu’elle marche, les perles qui pendent au bout de ses longues tresses
cliquettent allègrement, mais elle, pour tout dire, elle n’est pas gaie…
C’est à cinq-six kilomètres de là, en pleine campagne, un
hameau à quatre ou cinq maisons dont deux seulement semblent habitées. Elle a
vite fait de repérer le vieux dans la cour de l’une d’elles. Ma est avec lui.
Elle se faufile derrière une haie, se rapproche, et entend le vieux dire au
petit : Ben mon gars, tu chais pas, on va che
faire une bonne choupe, chaperlipopette !
Chu dois avoir faim. Pis après ça, tu chais pas, on va faire une bonne siechte, j’vas t’montrer ta plombe… ta sambre.
Il a l’air d’avoir Ma à la bonne, ce vieux, pense
Aminata, il a pas l’air non plus d’avoir des idées
malsaines. Elle a envie de penser ça, en fait, elle s’en rend compte, mais de
toute façon, elle n’a plus qu’une chose à faire, rentrer à Drancy. Ce qu’elle
fait. Arrivée là-bas, elle pourra toujours trouver le numéro de téléphone du
vieux, ou sinon d’un voisin…
Aminata sera-t-elle en sécurité à
Drancy ? Déodore a-t-il toujours mal à sa
cheville gauche ? Quelqu’un saurait-il me
soigner un cor au pied ? Faut-il aider les sans-papiers ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
5
Où le téléçone fonne trop souvent
Déodore
emmenait Lili à la ville dans son petit tas de ferraille roulant. N’allais
pas laisser cette enquiquineuje ch’occuper
du p’tit à ma glace… à ma place ! Ils se
rendaient donc ensemble à la boutique sociale du chef-lieu de canton pour y
chercher des habits pour Ma.
Chemin faisant, il louchait un peu, il faut bien le dire,
sur les jambes fuselées de la jeune femme. Il faisait chaud, elle avait troqué
son jean contre un short à bords effilochés. À soixante à l’heure sur les douze
kilomètres qui séparaient la ville de son hameau, il avait le temps de faire
ces deux choses à la fois, reluquer en douce la belle blonde et se poser des
questions sur le sort du petit Ma.
Une chose le tracachait, parmi
bien d’autres : ces coups de téléphone reçus tous les deux ou trois jours
depuis plus de deux semaines.
La première fois, Ma vivait avec lui depuis seulement
quelques jours. Le téléphone sonne et Déodore
décroche. La plupart du temps, il laissait sonner, les coups de fil, c’était
forcément des jembêtements. En plus il n’était pas
toujours à côté du téléphone, saperlépochette !
Souvent, le temps d’arriver, la sonnerie s’était arrêtée. Il n’allait quand
même pas courir, avec mes pauv’ chambres… mes pauv’ jambes !
Mais là, c’est vers midi, il commence à faire sauffer la choupe. Le gamin
est encore à jouer dans la cour avec le sien, faudra ll’appeler
pour qu’il aille se laver les vains et qu’il mette la
tabe, non mais sans blague ! Le téléphone
est accroché au mur à côté du frigo, il sonne, Déodore,
surpris, décroche à la première sonnerie, son record.
Et là, c’est une voix de femme qui dit Allo ?
S’ensuit une brève conversation :
– C’est bien vous qu’avez un p’tit
garçon chez vous ?
– Ben qui qu’vous jêtes ?
– Un p’tit garçon noir, il est
bien chez vous ? Il s’appelle Ma…
– Qu’cha peut vous faire ?
– Vous êt’ bien l’monsieur d’la
Maloutière ? Un monsieur âgé avec une canne… Vot’ maison est en pierre avec des volets bleu !
– Eh ben què qu’vous
m’voulez ?
– J’veux juste savoir si Ma est chez vous et si vous vous
occupez d’lui ? Ou si vous ll’avez emmené chez
les gendarmes ?
– Non mais dites donc ! App’ler
les zandarmes ! Vous m’prenez pour qui ? Et
d’abord vous jêtes qui ?
– Bon, alors passez-le moi !
– Mais j’vous l’pass’rai pas,
non mais ! Foutez-lui la paix, à ç’môme, alors quand même ! Ch’chais mêm’ pas qui qu’vous jêtes !
– Je suis sa grande sœur. Aminata. Passez-le
moi !
– Tu peux joutours courir, ma p’tite !
Et il raccroche sec. La jeune femme rappelle aussitôt, Déodore décroche mais n’a pas le temps de dire un mot, il
entend juste ceci avant de raccrocher de nouveau : Dites-lui que j’ai app’lé et que j’pense à lui !
Depuis, le téléphone sonnait de temps en temps mais il ne
répondait pas. Sauf une fois, pour vérifier, juste le temps d’entendre Msieur ? Embrassez Ma pour moi.
Et donc il réfléchissait. Il était sûr d’une chose,
c’était vraiment la sœur du petit. Une voix de femme jeune, un accent de la
banlieue genre Seine-Saint-Denis, et surtout une vraie inquiétude. La preuve
d’un attachement. Et ça, ça l’embêtait. Vain gueux d’vain gueux ! Voyez pas qu’è vienne me l’prende !
Il ne lui restait que ce môme. Pas de chance, un Noir…
Mais bon, il tenait à lui quand même. Pour le temps qui m’reste, on va pas m’retirer ç’qui m’fait plaijir !
Il y pensait, tout en suivant des yeux la courbe élégante d’un mollet bronzé et
la finesse de longs orteils aux ongles coupés court – Lili portait des
sandalettes.
C’était vrai, qu’il tenait à ce petit, alors pas question
de laisser qui que ce soit s’approcher de lui. Sœur ou pas sœur. Rien que la
Popof, et encore : parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ! Il
avait besoin d’elle. Mais là, ça ne risquait rien, parce que celle-là, elle
n’allait pas le dénoncer chez les flics ! Et elle n’allait pas non plus
prendre le gamin, elle, car alors c’est lui, Déodore,
qui la dénoncerait ! Je te tiens, tu me tiens par la chartibette !
Donc une seule chose à faire : ne rien faire !
Laisser courir. De toute façon, le temps que tout ça se débrouille, il serait
peut-être mort. Quand qu’j’aurai caché ma pipe, y f’ront
ben ç’qu’y voudront.
Un cahot secoua la voiturette et le ramena au présent, à
force de penser à autre chose qu’à la conduite il avait mordu sur le talus. Il
dut donner un vif coup de volant qui ramena l’engin complètement à gauche de la
route et, pendant un temps, il fut occupé à négocier quelques embardées avant
de retrouver une conduite à peu près normale.
Lili n’avait pas bougé, elle avait l’habitude des
embardées, au sens propre comme au sens figuré, toute sa vie était faite
d’embardées. Elle se dit seulement, dans sa langue, Polnastyou
gloupyï, ètot starik ! (Complètement idiot, ce vieux !)
Elle aussi réfléchissait. Ce vieil imbécile, elle le
comprenait, tenait à garder l’enfant. Jamais il ne se serait soucié, autrement,
de venir avec elle lui acheter des habits. Jamais, surtout, il n’aurait accepté
de l’emmener, elle, à la ville. Elle comprenait aussi qu’il ne lui servirait à
rien de poser des questions. Pourtant pertinentes, elle trouvait :
– Qui est cet enfant ? Comment s’appelle-t-il ?
Est-il français ? Sinon, de quel pays vient-il ? Que fait-il chez
vous ? A-t-il de la famille ? Celle-ci vous l’a-t-elle confié ?
Sinon, qui l’a fait ? Est-il en situation régulière ? Pourquoi
n’a-t-il pas d’autres habits ? Est-il en bonne santé ? En période
scolaire, où va-t-il à l’école ? Et ainsi de suite…
La vraie question, se dit-elle, était pourtant
celle-ci : fallait-il faire en sorte que les autorités se saisissent du
problème ? Mais là, elle bloquait. Elle n’avait aucune confiance, Lili,
dans le bon fonctionnement des autorités, là-dessus elle avait donné, elle ne
se faisait aucune illusion, elle était payée pour savoir que les meilleures
intentions publiques aboutissaient le plus souvent à des catastrophes privées.
Du moins était-ce sa façon de voir, forgée par des années d’une expérience
accumulée au cours d’une longue pérégrination.
Rester en-dehors de tout cela. Suivre cet enfant à
distance, sans rien dire, ni à lui, ni au vieux, ni encore moins aux flics. Et
tenter de parer discrètement aux drames à venir. Car elle se doutait bien que
la suite n’irait pas sans secousses. I vot tak, èta nastolko !
(Et voilà, c’est ainsi !)
Le vieux, de son côté, toujours à sa méditation
silencieuse entrecoupée de coups de saveur, en arrivait à la question qui, en
fait, le taraudait depuis le premier coup de fil : pourquoi reculait-il
devant l’idée de parler à Ma des appels de sa sœur ?
Il sentait obscurément que c’était cruel, de laisser cet
enfant se croire abandonné par les siens. D’un autre côté, si le petit
apprenait que sa sœur l’appelait, il risquait de vouloir lui parler, et comment
l’en empêcher s’il se mettait en tête, du coup, d’être le premier à répondre
quand le téléphone sonnait ?
Là-dessus, il avait tort de s’en faire : Ma savait
bien que sa grande sœur reviendrait le chercher : elle le lui avait
dit ! En attendant, il était content de ses vacances, surtout à cause
du chien pis des coups de rouge.
La
voiturette parviendra-t-elle à bon port ? Lili trouvera-telle des
vêtements qui conviennent à Ma ? Au retour, Déodore
débranchera-t-il le téléphone ? Suis-je content de ma nouvelle
casquette ? Aminata a-t-elle trouvé du boulot ? Vous le saurez
(peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
6
Où il est question des zoizos
Ma il est content. Il fait très chaud,
alors le vieux Blanc s’est endormi pour sa sieste, Ma il est tranquille, il
peut faire ce qu’il veut sauf le réveiller. Là, il est dans la cour, le soleil
lui tape dessus, sur sa tête, ça lui fait chaud dedans. On
entend pas de bruit, la campagne aussi elle fait la sieste. On entend
que des zoizos. Ma il ne connaît que ce mot pour ces
bêtes-là. Il les aime bien, ça lui plaît quand ils chantent, et surtout il
aimerait bien voler, lui aussi, mais c’est dangereux. Pas pour eux, mais
autrement oui.
Quand même, il se raconte une
aventure. Il monte tout en haut d’un narbe, tout en
haut, et même très grand, le narbe. Quand il est tout
en haut, il saute en l’air. Il tombe pas, pas
fou ! Et après il vole, il se promène dans l’air, de là-haut il regarde
partout, il voit la maison elle est petite, et L’nouère
aussi.
L’nouère, il
l’a vu, il lève son nez de chien – ben ça s’appelle une truffe, c’est
rigolo ! – il voit Ma et il aboie mais comme il est loin on l’entend presque pas. Il est pas
fâché, il aboie pas comme pour le facteur, il aboie
comme quand il est content, et même il saute un peu avec ses pattes de devant.
Pas beaucoup, pasqueu il est vieux, L’nouère, mais quand même.
Et Ma, lui, il s’en va au loin, il
s’en va très très loin, il va voir le pays à son
papa, c’est en… mais là il bloque, il sait pas si
c’est en : Nafrique, ou si c’est dans la : Frique. Tant pis c’est pas grave,
son papa, peut-être qu’il le verra ? En attendant, il vole au-dessus de la
mer. On lui a dit, sa sœur, que c’est un pays de l’autre côté de la mer. Et la
mer, il l’a vue à la télé, dans la rue, dans la boutique de télé, il regardait
par la vitrine. C’est que de l’eau, mais alors beaucoup beaucoup,
on y va dessus mais en bateau, autrement on tombe à l’eau et pour ça faut
nager. Ma il sait pas nager.
Il s’en fout, il vole ! Il arrive
sur le pays à son papa, c’est plein de narbes. On lui
a dit que c’est que du sabe, un copain, mais ça doit pas être le même pays pasqueu
son pays à lui, celui à son papa, il est plein de narbes,
que ça ! Enfin il croit. C’était comme ça sur la carte postale, celle où
on le voit, le pays à son papa. Y avait aussi une espèce de cabane, il se
demande c’est quoi…
Bon ben maintenant il a fini de voler,
il est assis dans la poussière de la cour. Son short va être tout sale au cul
mais il s’en fout pasqueu il en a un autre !
Même deux ! Des tout neufs, presque. Celui-là il est en toile et l’autre
en jean. Un jaune clair, comme du sabe, et un
bleu foncé. Et en plus, il a une salopette.
Salopette, c’est rigolo comme mot, on
dirait comme quand le vieux dit ça perd la popette !
Ma il sait pas c’est quoi,
une popette, mais il se demande pourquoi le vieux, il
la perd tout le temps.
La salopette elle est aussi en jean,
c’est pour quand il fait pas chaud, elle a dit Lili.
Avec le pull en laine marron ou la noraque en duvet.
Autrement, pour quand il fait chaud, Ma il a aussi deux chemisettes et deux
tee-shirts. Et pis des sandalettes. Lili, elle a dit Combien de temps tu rrestes ici, Tchiort znaïet ! (le Diable le sait !). Alors
Ma il lui a demandé Pourquoi tu parles comme ça ? Mais elle a pas répondu, elle a dit Je vais chierrcher chaussurres plus tarrd, Galoubtchik (mon
pigeon).
Bon. Il en a assez de regarder ses
habits, même son tee-shirt qui lui plaît tellement, avec ses rayures jaune,
orange et violet. Il se dit Tiens, ze vais aller
faire une promenade. Et il se lève et il sort de la cour par la barrière.
L’nouère fait mine de se lever de son recoin à
l’ombre, mais il fait trop chaud, il est trop vieux, il retombe, tant pis, il
va laisser le gamin s’en aller tout seul. Dans sa bonne grosse tête de bâtard
croisé de berger, il y a comme un remord…
Ma il ne pense pas au chien, il a vu
un papillon. Un tout blanc. Ben les papillons ça vole aussi même que c’est pas des zoizos !
Diodore (c’est le vieux) il lui a dit ça : Ch’est
pas des joiseaux, les papillons, mon p’tit, ch’est des jinchectes ! Mais eux ils volent, ch’est
pas comme les gourbis… les fourmis ! Ma il sait pas
c’est quoi, les jinsectes.
Il se met à descendre un chemin tout
en cailloux, entre des bois qu’y a que des narbes.
C’est frais, les feuilles et même les p’tites branches
elles s’agitent, ça fait de l’air sur les joues pis dans le cou. Les cailloux,
c’est des gros ou des petits mais ils sont presque tous enfoncés dans le
chemin, on peut pas shooter dedans. Sauf des fois. Et le chemin il descend et quand Ma avance, les zoizos de devant
ils sifflent un bon coup pis ils s’arrêtent de chanter, mais les zoizos de derrière ils recommencent.
(Trouvebroc était dans son potager, derrière sa maison, il a
vu le gamin s’engager sur le chemin blanc, ça l’a intéressé, il a décidé de le
suivre de loin sans faire de bruit. Faut dire qu’il s’emmerdait, Trouvebroc…)
Ma il a une idée. Il s’arrête de
descendre sur le chemin. Il fait plus de bruit. Et là, c’est tous les zoizos qui chantent en même temps sans s’occuper de Ma. Ils
s’en foutent, de lui. Ils sont contents comme quand y avait
pas Ma. P’tête qu’ils ont peur de lui, quand
ils l’entendent ? Il se le demande. Ça l’étonnerait, pasqueu
lui, il veut pas de mal aux zoizos.
C’est pas
comme Pelote. Si elle en attrape un elle le tue, Ma
il l’a vue faire. C’est même pas pour les manger,
c’est pour jouer, elle les amène devant le seuil, à la maison du vieux. P’tête qu’elle veut qu’on joue avec comme elle ?
Pelote il comprend pas, des fois
elle est gentille, quand elle vient faire ronron, et des fois
elle est méchante, elle aime faire du mal aux zoizos
pis aux souris.
Ma il repart, il descend plus bas, il
arrive à un endroit que son chemin s’arrête là vu qu’il trouve un chemin plus
grand, comme une p’tite route mais en cailloux. Va
falloir qu’il se décide, aller d’un côté ou de l’autre. Mais d’abord il voit
des champs et des champs. C’est juste après des buissons. Il voit bien tout ça pasqueu il est plus haut. Les champs, ça fait comme une
grande, grande, grande toile avec des carreaux vert ou jaune ou marron.
Des fois
y a des routes qui traversent, même une grande avec des voitures et même un
camion en deux morceaux, très long le camion. Mais pas aussi loin y a un cracteur. Tout p’tit tout p’tit pasqueu il est quand même
loin. Il est bleu, le cracteur, il tire un truc, en
avançant, ça change la couleur de la terre, avant elle est marron clair, après
elle est marron foncé.
Ma il reste longtemps à regarder le cracteur. Avant et après c’est pas
pareil. C’est comme les zoizos quand ils chantent.
Lui il sait pourquoi mais p’tête que le cracteur il le sait pas ?
Avant t’as plus peur, après t’as
peur. Tu sais pas ce qui vient c’est quoi. P’tête un gentil, p’tête un
méchant.
Et là, pile, Ma il saute en l’air, y a
un m’sieur tout près de lui ! C’est un Blanc. Il est grand et tout maigre
avec un grand nez rouge, pis aussi un gros bide. Il regarde Ma. Ben Ma il
aurait dû faire attention, il aurait dû écouter les zoizos,
non ?
Trouvebroc
n’a qu’à choper le p’tit moricaud par le cou et
l’attirer à lui, histoire de lui faire peur. Une fois là,
il ne sait plus quoi en faire. Trouvebroc c’est pas une lumière. Alors il le relâche et il lui dit Quéqu’tu fais là, morpion ? Il a pris
son ton de maître d’école. Du moins comme il se représente le ton d’un maître
d’école. Il fait les gros yeux, l’air pas commode : foutre la trouille au
négrillon, non mais ! Il va le terroriser, le mouflet, à l’intérieur ça le
fait marrer.
C’est gagné, Ma il l’a, la trouille, il sait pas c’est qui, ce guignol,
si c’est un vrai méchant ou un faux gentil… C’est pas
pareil. Il en a connu, des comme ça, dans les rues du XIème, des qui veulent te
faire du mal et des qui veulent juste te faire détaler pour rigoler mais c’est
quand même pour t’embêter.
Eh ! Tu
t’amuses à quoi, là ? Trouvebroc
se retourne d’un coup, derrière lui y a Gabin, sa tronçonneuse à la main. Il le
regarde comme un pouce regarde un pou. Il est costaud, le Gabin…
Trouvebroc
va-t-il se faire mal sur le poing à Gabin ? Ma saura-t-il
retrouver son chemin pour rentrer ? Les oiseaux le font-il
exprès ? Qu’est-ce que j’ai bu ? Vous le saurez (peut-être) la
semaine prochaine.
–oOo–
7
Où il est
question d’une technique de pêche
Déodore
se réveille de sa siechte. Il s’assied sur son lit et
il clape deux trois fois de la langue. Bouche pâteuse et langue noire. Sa
casquette est collée à son crâne, il la soulève d’un doigt pour se gratter la
tête, il a un ongle pour ça, celui du majeur. Il va se lever, se mettre sur ses
jambes, ça demande réflexion. Vain gueux d’vain gueux, il fait, à moins
que dans son esprit ce soit plutôt Vingt gueux d’vingt gueux, il a jamais su et ça fait longtemps qu’il ne se l’est plus
demandé.
Toujours est-il qu’il pose par terre son pied droit (pas
fou, le pied gauche rend maussade) et qu’il se redresse. Autant qu’il peut car
il est comme qui dirait courbé de nature, mais depuis longtemps. Ah mes pauv’ reins, j’vous plains ! Où qu’est ma vanne… ma
canne ? Il le sait très bien, il la met toujours à la même plache, appuyée contre la table de chevet.
Bon allez ! En avant marche ! Où qu’est le p’tit ? En fait c’est son
premier… quoi ? Souci ? Tracas ? Inquiétude ? Non, plaisir,
plutôt. Mais il ne se l’avouera pas, il préfère bougonner : J’l’entends
pas, bien chûr, l’a dû faire une bêtije,
ces bestiaux-là, quand on les quitte de l’œil, y a pus
moyen, et avec cette chaleur !
Le voilà qui se met en marche, continuant de se parler à
mi-voix, l’habitude de la solitude. Oh mais il va rappliquer, ch’est chûr, ch’est
l’heure du goûter. Il s’arrête pour dodeliner de la tête, l’air de se
plaindre. En fait, c’est un bon moment, le goûter du gamin, l’un des meilleurs
de la journée. Il va le regarder s’enfiler sa tartine de confiture comme s’il avait pas mangé depuis les Dardanelles. Il prendra son
air revêche.
C’est
les confitures à la mère Méfie, ç’te bonne dame. Elle lui en amène comme ça de
temps en temps, la gueule enfarinée, elle est veuve, elle doit avoir dans
l’idée qu’un chélibataire comme lui f’rait ben son affaire. Cette image, lui et la mère Méfie
en ménage, ça le fait s’arrêter dans sa marche pour ricaner, et du coup, ça
l’amène à tousser comme un perdu.
(Notons au passage qu’en réalité, la mère Méfie n’aurait
jamais imaginé cohabiter ne serait-ce qu’une demi-journée avec Déodore. Un peu sotte, la mère, mais tout de même pas à ce
point !)
Quelques jurons plus tard, le vieil homme est dans la
cuisine, et pas de mouflet. Il va à la porte et par-dessus les lunettes il
zyeute un peu partout dans la cour et même au-delà de la barrière, et toujours
pas de morpion. L’a encore fichu l’camp, çt’amiral…
çt’animal ! J’uis ai
pourtant ben dit de pas sortir de là mais tiens ! Ch’est
comme si j’pissais dans un poêlon… dans un violon !
Et tout à coup qu’est-ce qu’il voit ? Le Gabin avec
le moujingue su’ les épaules, la tronçonneuse à la main. Ils avancent en se
marrant tous les deux sans s’occuper du vieux. Ça lui plaît, à Déodore, d’entendre approcher ce petit rire cristallin, on
dirait le violon à la télé quand il s’amuse, et en même temps ça lui déplaît de
voir le jeune homme s’occuper de ce qui le regarde pas.
Déjà la Lili, alors attenchon, pas de
familiarités ! Chacun sez choi
et les valses seront bien gardées…
– C’est-y pas à vous, ç’morveux-là, M’sieur Déodore ? Où qu’vous ll’avez
dégoté, j’en veux ben un comm’ça ? J’l’ai trouvé
en bas du ch’min blanc, derrière chez vous. Et
méfiez-vous, pasqueu vot’
voisin, là, Trouvebroc, il était en train
d’l’embêter. C’est malice et compagnie, ç’t’engeance-là, si vous voulez mon
avis.
Gabin est tout sourire. Il sait très bien que le vieux se
méfie de lui, d’ailleurs comme de tout le monde, mais il fait comme s’il ne
s’en souciait pas. D’ailleurs, pourquoi s’en soucierait-il ? Et que
craindrait-il, lui si fort, si grand, si beau garçon ? C’est
pas ce petit vieux rabougri qui va lui faire des ennuis !
Déodore
regarde le grand brun d’un sale œil mais il manque de répartie sur l’instant,
trop d’informations à la fois pour sa pauv’ tête, on
voit bien qu’il cherche mais rien ne vient, il y a comme un blanc dans la
conversation.
Ma le perçoit. Il comprend que M’sieur Diodore il est pas content. Comment qu’on fait, il se demande, pour
faire sourire l’œil d’un vieux Blanc ? Ah ben il sait ! Il l’a vu
faire, un pote à lui, dans la rue. Il l’a vu se précipiter au-devant d’un autre
vieux Blanc en criant, Pépé ! Pépé ! Et le bonhomme il a fait
un grand sourire et il s’est baissé, il a pris le copain dans ses bras, et ils
ont rigolé tous les deux, le copain et le pépé. Ça a l’air d’être un bon truc…
Alors Ma se laisse glisser des épaules de Gabin et il
court vers Déodore en criant Pépé !
Pépé ! Regarde, je m’ai trouvé un copain, tu vas
voir, il est drôl’ment fort, et en pluss, il a une gross’ macine pour couper les narbes ! Et paf ! il se jette dans les bras du
vieux, qui doit lâcher sa canne, qui tombe bruyamment ce qui fait aboyer L’nouère, ce qui fait fuir Pelote jusqu’au tilleul, le long
duquel elle grimpe, ce qui chasse en un nuage deux mille abeilles pas contentes
du tout.
(Heureusement, les chats ne craignent pas les
abeilles ; sauf aux oreilles mais les abeilles ne le savent pas, ndlr)
Déodore
ne voit ni n’entend rien de tout cela. Il se courbe encore un peu plus
au-dessus de l’enfant, le serrant dans ses bras, et ils restent comme ça un
moment. Ben mon p’tit, ben mon p’tit,
il répète.
Puis il regarde Gabin qui le regarde, un peu surpris mais
pas trop, on connaît l’animal, un vieux fou, v’là qu’il débloque une fois de
plus à répéter sans arrêt la même chose. L’ancêtre le foudroie du regard, mais
Gabin s’en fout, il s’en va tranquillos, va pas
chercher des giries avec un vieux débris. Déodore se
penche à nouveau sur l’enfant.
Plus tard, quand le jeune homme sera parti et que Ma, la
bouille plâtrée de confiture, aura retrouvé la table du goûter et se goinfrera
de tartines, Déodore ne cessera de le contempler en
murmurant pour lui-même, croyant n’émettre aucun son, Bon souère d’bon souère, i’ m’a app’lé Pépé… I’ m’a app’lé Pépé… P’tit morpion, va ! L’a beau êt’
nouère, ch’est quand même
un bon p’tit rat… un bon p’tit
gars. Et il ajoute à l’adresse du petit Ben t’as
raijon, quiens ! T’as qu’à m’app’ler Pépé. Pis
quand qu’t’auras fini, t’iras t’dépatouiller…
t’dé-débarbouiller !
À ce moment précis le téléphone sonne…
Déodore
ne bouge pas. Le téléphone continue de sonner. Déodore
se roule une clope, ça demande de l’attention. Le téléphone sonne. Ma regarde
le vieux bonhomme, pourquoi il répond pas ? Lui,
il a envie de répondre, mais il sait pas s’il a le
droit. Ça dure comme ça un bon moment puis le téléphone cesse de sonner. Ma va
se débarbouiller, puis il va jouer dans la cour avec le chien. Déodore reste à rêver.
Pendant ce temps, Gabin est rentré chez lui, il a
retrouvé sa Lili, il lui fait plein de bisous partout mais elle
a pas l’air de comprendre où il veut en venir, alors il se met à
nettoyer la chaîne de sa tronçonneuse.
Entre deux maillons il largue un appât, des fois qu’elle le regarde, technique de pêcheur à la
ligne : Tiens, j’ai vu le p’tit d’chez Déodore, Il était en balade en bas d’la Maloutière.
Heureusement qu’j’étais là pasqueu y avait Trouvebroc, il était en train d’l’embêter. Elle réagit
aussitôt, elle se tourne vivement vers lui, ça lui fait un peu mal, il voit
qu’elle s’intéresse plus au mouflet qu’à lui-même.
Rraconte,
elle dit. Et il le fait. Gabin, c’est pas le gars à
exhiber ses réactions ni ses sentiments. Si elle comprend pas,
tant pis, il va pas se foutre à plat ventre. Vieille
habitude, chez lui, l’ancien môme des Services sociaux, l’habitué des familles
d’accueil. Il endure, c’est sa force, il trouve…
Trouvebroc
est-il un vrai méchant ou juste un imbécile ? Déodore
finira-t-il par répondre une bonne fois au téléphone ? Qu’est-ce que je
vais faire de mon vieux pull ? Lili est-elle réellement amoureuse de
Gabin ? Ma sait-il ce qu’est un pépé ? Vous
le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
8
Où l’on fait
connaissance avec un atelier parisien *
Tout en parlant, la vieille femme enfile ses bas, sans
façon, sur des jambes fluettes, violacées par un entrelacs de varicosités à
fleur de peau alliant le violet sombre au rose vif… Elle ramène sa jupe sur le
tout, enfile ses mules, et elle se remet debout dans un mélange de craquements
et de gémissements. ça ne la rend
pas aussi haute que la gamine.
Oh pis arrête de m’donner du « Madame » !
Ici on m’appelle Ad’line, alors tu fais comme tout
l’monde… La môme hoche la tête, elle ne sait plus
quoi dire. On va commencer par te nourrir un peu. J’suis sûre que si j’te
pousse, tu t’écroules, c’est pas vrai ? La
môme en convient. Elle est fataliste, elle hausse les épaules.
Tu causes pas
beaucoup non plus, on dirait, fait la vieille
en se dandinant vers le fond du couloir. Elle souffle comme un phoque, elle
emplit l’espace de ses soupirs et de sa corpulence, les premiers émanant de la
seconde…
La fille regarde autour d’elle : c’est un long
couloir assez large, meublé de placards et de bancs alignés le long des murs.
Il y a des porte-manteaux plantés de chaque côté des portes, comme à l’école
primaire. Quelques vestes y restent pendues.
Les portes grandes ouvertes laissent voir de longues
tables couvertes de rouleaux de tissus et de papiers. Des lampes de bureau aux
longs cous penchés montrent le dessus de leur tête ronde couleur bronze.
Quelques machines à coudre, une théorie de fers à repasser alignés comme au
garde-à-vous, voilà tout. On ne voit personne, le personnel n’est pas encore
arrivé.
Elles entrent dans une cuisine. T’es
tombée du lit, ma poule ? demande l’essoufflée en se plantant devant
une machine à café électrique. Pour ça, faudrait un lit, va rétorquer la
fille, mais elle se retient à temps… Je suis une lève-tôt, elle dit à
voix haute.
Personne ne parle pendant que la patronne verse le café
dans deux bols préalablement passés au torchon, puis invite la visiteuse à
s’asseoir en face d’elle. Elle pousse un sucrier devant elle et sort d’un
placard une boîte en fer contenant des galettes au beurre. La môme se sert et
retient les larmes qui lui montent aux yeux.
La patronne l’observe, elle se relève et elle sort trois
œufs du frigo. Quelques minutes plus tard elle pose les œufs au plat et du pain
beurré devant la gamine. Le repas dure peu... La femme ne dit rien, elle s’est
rassise, presque solennelle, et elle regarde la fille manger.
Celle-ci relève enfin la tête pour remercier, mais les
mots ne viennent pas. Elle a juste le temps de poser son visage entre ses
mains : les sanglots finissent par sortir. Elle n’ose pas regarder la
femme en face, mais celle-ci pousse un paquet de kleenex devant elle.
La petite se mouche, elle s’essuie les yeux, les mains,
et elle regarde sa bienfaitrice. Elle va parler mais l’autre l’arrête : Va
t’laver un peu au robinet et ne m’dis rien, va : je sais ! La
fille obéit. Elle s’essuie avec le torchon pendu à un crochet.
Elle a pas
eu d’enfant, Adeline. Pas d’homme à demeure non plus. Elle a passé sa vie à
travailler, à créer son atelier, à se faire respecter dans son quartier de la
Rive droite. Cette fille, elle l’a trouvée sur le pas de sa porte, comme un
chien abandonné, tout mouillé et crotté d’avoir erré dans les rues de Paris
durant des heures. Savoir pourquoi…?
Elle voyait quand même l’histoire. Toute la nuit, la
jeune fille avait fui : les passants, les patrouilles de police, les
fêtards avinés, les bandes de mauvais garçons désireux d’en découdre, de faire
du mal à quiconque se trouverait sur leur chemin.
Elle ne se trompait pas, la petite avait réellement vécu
cela. Et au bout de cette errance, elle avait profité de l’inattention de deux
amoureux qui regagnaient leur loft en se bécotant, elle s’était faufilée dans
cet immeuble et elle avait grimpé jusqu’au dernier étage. Épuisée, elle s’était
laissé tomber sur un paillasson. Elle ignorait où elle se trouvait. Dans Paris,
en tout cas.
Maintenant elle rejoint la vieille femme qui l’a ramassée
(Allons bon ! Qu’esse tu fiches là, toi ? Manquait pus qu’ça !) et l’a fait entrer dans ce
lieu qui semble être un atelier. Elle se tient là, debout. Le repas lui a
redonné des forces mais elle n’a pas le courage de remercier puis de s’en
aller, de se retrouver dehors, toute seule, sans protection.
Ses affaires sont restées chez la mère de son amie… chez
qui elle ne pourra plus jamais revenir. En rentrant des courses, elle a juste
eu le temps de voir les flics frapper à la porte, juste eu le temps de foutre
le camp.
Mais Adeline lui parle, elle redevient attentive : Écoute,
si tu veux du boulot, j’en ai pas beaucoup. Pis
d’toute façon, j’ai pas les moyens d’te payer. Mais
j’ai besoin d’quelqu’un pour entret’nir les machines,
ranger, laver par terre, tu vois, parce que moi j’y arrive pus…
Elle a l’air désolée, elle regarde ses mains toutes
noueuses et ses jambes, et elle continue à expliquer : Ici, c’est mon
atelier. Elle soupire, elle se souvient du temps où elle régnait sur tout
un peuple d’ouvrières, où elle menait son monde à sa façon, exigence et rigueur
pour son métier. Mais brave femme tout de même ! Maintenant elle est
vieille… Elle se redresse et elle revient au présent et à la fille qui se tient
au garde à vous en face d’elle.
J’suis pas méchante pour deux sous, même si j’ai une
grande gueule… Et que t’es noire, j’en ai rien à
faire… J’te paierai presque rien mais tu pourras loger ici et tu s’ras bien
nourrie. On n’a pas idée d’être aussi maigre ! Qu’esse t’en penses,
hein ?
La fille est sidérée. Ben c’est d’accord. Je veux bien
travailler ici. Et merci… Adeline ricane. Garde tes
boniments ! J’te dis qu’j’ai besoin d’quelqu’un. J’te demande rien, ni
d’où qu’tu viens et tout ça… L’important, c’est qu’tu m’obéisses. Pour le
boulot, hein, s’entend, parce que pour le reste, c’est pas
l’esclavage, ici ! Dès qu’tu trouves mieux, comme place, tu peux partir. T’es libre, t’entends ?
Oh ça oui, elle entend ! Et ça marche comme ça. Dans
les jours qui suivent, elle se met au travail, elle entreprend de lessiver les
murs, de nettoyer les vitres, les placards, les meubles, les rideaux… Elle sait
faire le ménage, mais surtout elle adore la mécanique, c’est un jeu pour elle
de démonter les machines, de les remonter une fois les pièces propres et
graissées. Elle aime l’ordre et tous les placards ou les tiroirs de l’atelier
deviennent méconnaissables.
En une semaine de temps tout est transformé. Adeline, qui
n’en revient pas, clame qu’elle a gagné au loto ! Elle n’en finit pas de
remercier le bon Dieu pour ce cadeau à deux pattes qu’il lui a envoyé !
Elle s’inquiète, tout de même, elle trouve son employée trop maigre, trop
seule. Une jeunesse comme ça, c’est pas normal !
Elle craint de la voir se fatiguer beaucoup trop : Pourquoi qu’tu sors
pas un peu prende l’air, hein ? Pour un peu, tu
s’rais blanche comme un cachet d’aspirine ! Sur le beau visage chocolat
de la fille, un sourire se dessine enfin, ça fait plaisir à la vieille.
Tu connais pas
la pause, toi ! T’as déjà entendu parler des
droits du travailleur ? Les syndicats, ça t’dit quéqu’chose ?
T’as une mentalité d’esclave ou quoi ?!
La môme sourit toujours et ne dit mot. Eh ben toi alors ! On peut pas t’reprocher tes bavardages ! « La
carpe », je vais t’appeler…
Elle comprend bien. La petite craint quelque chose ou
quelqu’un. La peur, ça rend prudent. La seule fois où elle l’a entendue parler
vraiment, c’était au téléphone, elle suppliait quelqu’un : Dites-lui
qu’j’ai appelé et que j’pense à lui ! Cette fois-là, bien sûr, Adeline
s’est retirée sur la pointe des pieds, un peu honteuse de se montrer
indiscrète : Quelle commère, j’te jure ! Alle a bien droit, cette
petite, d’avoir un chagrin d’amour ! Elle imaginait tout un
roman…
Au bout de trois semaines, tout est en ordre dans
l’atelier, alors Adeline décide de former la jeune fille à son métier. Bien
obligée, la môme avait tout de même fini par cracher son prénom : Aminata.
Minata,
c’est joli ! Et pas commun en tout cas…
Pourquoi
Adeline se dandine-t-elle ? De quelle sorte d’atelier s’agit-il ?
Comment soigne-t-on les varices ? Quand est-ce qu’on mange ? Aminata
pourra-t-elle sortir de là sans se faire prendre ? Vous le saurez
(peut-être) la semaine prochaine.
*
Ce chapitre est très largement inspiré d’une nouvelle inédite de Christiane Gio.
–oOo–
9
Où l’on a
choisi les Bourbon plutôt que les Orléans
Symphorien Sixte Adalbert Gratien Bastut
de la Balle-Martelle du Coudray de Tréville entre
dans la cour.
C’est le maire de la commune, il est artiste-peintre
animalier de son métier, et conséquemment président de la Société de chasse.
Grand et corpulent, vêtu en gentilhomme fermier, il avance de cette allure
particulière, jambes écartées, fesses en arrière et poitrine haute et bombée,
qui fait penser à un canard. À un très gros canard. D’où le sobriquet de
Saturnin par lequel on le nomme habituellement.
Il habite dans ce qu’il appelle un château, en réalité
une ancienne ferme fortifiée, avec son frère aîné, riche fermier qui se nomme
lui-même plus modestement Adrien Bastut. Son second
frère, Armand, haut fonctionnaire qui se fait appeler Bastut
de la Balle, s’est éloigné de la famille. L’aîné ne revendique pas comme son
cadet de descendre par les femmes de l’illustre Jean-Armand du Peyrer, comte de Tréville, capitaine des mousquetaires au
temps du roi Louis le Treizième.
Si Saturnin a été élu maire, c’est qu’il a du temps. Il
peint une toile tous les 40 du mois et il est célibataire sans enfants (il se
contente de rejoindre parfois sa gracieuse et volumineuse belle-sœur quand elle
lui ouvre son lit en tout bien tout honneur, cela restant dans la
famille ; il faut dire qu’elle aime les châtains à reflets roux, on ne se
refait pas).
Les cent quatre-vingt-trois électeurs de la commune ont
aussi choisi Saturnin parce qu’il est ce qu’on appelle un original, d’ailleurs
affable et complaisant, et qu’il considère la loi de façon quelque peu
cavalière, attitude appréciable à la campagne en certaines occasions. C’est
que, plutôt que citoyen de la République, il se déclare sujet de sa majesté le
roi Louis XX. Il avait hésité, disons-le, mais il a finalement choisi les
Bourbon plutôt que les Orléans.
Déodore,
à la fenêtre de sa cuisine, planqué derrière la crasse de la vitre, surveille
l’avance majestueuse de l’édile, accompagnée des aboiements de L’nouère, lesquels ne cesseront qu’avec le départ de l’intrus
une heure ou deux plus tard, émouvants témoins du sens du devoir qui inspire le
bon et fidèle animal.
Par prudence, le vieux roublard a enjoint au petit
d’aller se cacher. File dans ta jambe et bouche pas d’là, faut
pas qu’on t’voye ! L’enfant a
parfaitement compris et se hâte d’obéir. D’une part, il entend parfaitement le déodore vernaculaire, d’autre part il n’a pas envie qu’on
le trouve, il est bien où il est, il attend sa grande sœur.
Saturnin, donc, arrivé devant les trois marches qui
précèdent le seuil, émet de la voix une sorte de son de trompe qui est un appel
à ouvrir. Ça l’embête d’être là, à vrai dire, il n’aime pas aller fourrer son
nez de patricien dans les affaires du commun, s’agirait-il de ses administrés.
Mais on lui a fait savoir de diverses manières qu’y a un négrillon chez
l’vieux machin, là, l’père Déodore… Pouvez-pas aller vouère d’où qu’y sort ?
Saturnin déteste tout ce qui ressemble à de la
dénonciation. C’est sale, c’est petit, c’est bas, cela manque d’élégance.
De plus, il garde le souvenir de ses lointains ancêtres.
L’un d’eux fut capitaine d’un navire négrier, il a honte de cette ascendance
boutiquière. Fort heureusement, un autre fut missionnaire chez les Baoulé. Au
temps de Louis le Grand, quatorzième du nom, le bon père était chargé de
pourvoir d’une âme éternelle, de gré ou de force, ces pauvres êtres sans
religion. Deux raisons pour que Saturnin n’aime guère que l’on s’en prenne aux
Africains ou à l’ensemble de leur diaspora.
Toujours devant ces trois marches et n’obtenant pas de
réponse, il fait deux ou trois pas en arrière afin de mieux juger de la
présence ou de l’absence en ce lieu de quelque vie humaine. Cela lui permet
d’apercevoir l’ombre du vieillard derrière la fenêtre du milieu. Par saint
Hubert, déclare-t-il, l’animal est en sa bauge, nous reste à le forcer.
Ce disant, il repère de plus une petite frimousse au teint foncé au ras de la
fenêtre de droite.
Il consent donc à gravir les trois marches qui se
présentent à lui comme à l’huis et, conséquent, il
frappe trois coups. Rien ne se passe. Après quelques longues secondes d’une
attente exaspérante, manquant par nature de patience, il enfonce la porte,
laquelle, n’étant que poussée, s’ouvre complaisamment si bien que Saturnin,
emporté par son élan, manque de s’écrouler dans la cuisine qu’il traverse de
part en part à la vitesse d’un prosaïque tir de boule de pétanque, bousculant
une chaise et se cognant au buffet.
D’abord apeuré, Déodore s’est
rencogné entre mur et comtoise, chassant une Pelote ulcérée de sa prudente retraite.
De là, il ricane à la vue du gros homme qui cherche à retrouver son souffle. C’est
où qu’vous jallez comm’ ça,
msieur l’paire… m’sieur l’maire ? À cette
question, Saturnin n’a pas le temps de répondre car la sonnerie du téléphone
retentit. Proche du combiné fixé au mur, il décroche d’autorité l’écouteur. Parlez !, fait-il à son de trompe.
Une femme jeune lui répond et déclare, incertaine,
qu’elle demande le meussieur âgé qui garde son p’tit frère. Ah c’est votre petit frère ? tonne
le corpulent, désirez-vous lui parler, ou préférez-vous que je vous passe
d’abord le Môssieur en question ? Puis il se
souvient des raisons qui l’ont amené en cet endroit et saute
sur l’occasion qui se présente : Mais tout d’abord, accepteriez-vous de
répondre à quelques questions purement administratives ? Car en ma qualité
de maire de la commune où réside votre frère et la rentrée scolaire approchant,
j’aurai à fournir moi-même quelques précisions à l’institution scolaire
indûment républicaine.
Ma avait collé son oreille à la porte de sa chambre, la
venue de ce gros monsieur tonitruant lui faisait un peu peur, il se demandait
s’il venait le prendre pour l’emmener il ne savait où, en un endroit en tout
cas redoutable… Mais le téléphone a sonné et l’intrus a répondu. En
l’entendant, Ma comprend qui appelle : Aminata ! Et il se précipite
dans la cuisine…
De son côté, Déodore s’est
effondré sur la première chaise venue. Fallait pas
répondre, saponilopette, se lamente-t-il à
mi-voix, fallait pas ! V’la qu’è va vouloir m’enlever l’scorpion… l’morpion. Fallait pas, bon champ d’bon champ !
Quant à Aminata, elle tombe des nues, de quoi lui
parle-t-on ? Est-ce vraiment le maire qui l’interroge et qui parle de
démarches administratives, de scolarité, comme s’il trouvait normale la
situation de son petit frère ? Doit-elle lui répondre sans tout mettre en
danger ?
Elle n’a pas le temps d’y réfléchir car deux voix se font
entendre à la fois, l’une, jupitérienne, qui lui demande si elle va lui
répondre, oui ou non, par les cornes du diable !? Et l’autre, toute
fluette, qui s’écrie Aminata, c’est quand qu’tu viens ? J’ai un chien
pis un chat, et pis des beaux habits !
Ah te voilà, toi ! se radoucit
le canard géant, tu tombes bien, c’est ta sœur, tiens, dis-lui
bonjour ! Charmé par la vue du bambin tout autant que par la jolie
voix de la jeune fille, il attrape le gamin par le cou et lui colle l’écouteur
dans la main. Puis, discret tout à coup, il se tourne vers le vieux et le
rejoint à pas de loup.
Alors, mon cher ami, vous hébergez donc ce petit venu
d’ailleurs ? Quelle belle attitude ! Mais vous auriez dû me le faire
savoir, que je mette en ordre sa situation céans. Vous savez bien que des
hordes de bureaucrates auraient rapidement saisi l’occasion, sinon, de vous
empoisonner la vie avec leur paperasse et toutes ces sortes de choses ineptes…
Déodore,
la bouche grande ouverte et d’ailleurs baveuse, ne sait que hocher la tête. Il
n’est pas idiot, il fait juste semblant de ne pas saisir. L’autre reprend
donc : Vous n’auriez pas quelque document, le concernant, quelque
absurde papier aux armes de l'infâme ? Disons, puisqu’il le faut, une
carte d’identité ? De l’enfant…
Le vieux comprend qu’il devra répondre. Mais s’il se
souvient parfaitement d’une enveloppe pliée dans le short de Ma, dans la poche
arrière, il ne sait plus ce qu’il a bien pu en faire quand le gamin a changé de
culotte. Puis la lumière lui vient : Ch’est
pas moi, ch’est la Lili, qui ll’a,
ch’crois ben !
Lili
a-t-elle gardé cette enveloppe ? Existe-t-il des canards à reflets
roux ? Adeline écoute-t-elle cette conversation téléphonique ?
Dois-je arroser les fleurs ce soir ? Vous le saurez (peut-être) la semaine
prochaine.
–oOo–
10
Où les abeilles se font accompagner
Déodore
rêvait. C’était un rêve éveillé. Il s’y composait une vie parfaite, telle qu’il
se la représentait pour le temps qui lui restait à vivre. Pour la suite, il
refusait d’y penser, il préférait laicher
ça aux curés, ch’est leur méfier… leur métier !
Ce jour-là, il faisait sa sieste dans la cour, côté
herbu, à l’ombre du tilleul, dans un transat qui devait dater du Normandie
puisqu’il avait appartenu à son beau-père mort en 40 pendant l’Exode.
(Pour les jeunots, le Normandie était un superbe
paquebot français mis en eau en 1935 et incendié accidentellement en 1942, ndlr).
Les abeilles travaillaient dur au-dessus de sa tête sans
l’inquiéter ni se sentir inquiétées par lui, dont l’immobilité les rassurait et
dont le ronflement répondait à leur intense bourdonnement. Déodore
entrecoupait en effet son rêve éveillé de petits sommes réconfortants. Dans ces
moments, outre qu’il ronflait – à vrai dire doucement, régulièrement et
paisiblement – il bavait un peu du côté gauche de sa lippe violacée. Signe de
béatitude.
Dans ce rêve, il se voyait rajeuni. Juste un peu mais
quand même. L’effet de cette discipline qu’il aurait adoptée : exercices
d’assouplissement au réveil, marche à pied matinale sans la canne, légumes et
fruits à table plutôt que plats en sauce, abandon du vin cuit en soirée, etc.,
et même douche hebdomadaire ! Il avait vu ça à la télé, ça avait l’air de
marcher.
Ce n’est pas qu’il espérait ainsi se mettre à plaire aux
femmes, non, il n’allait pas jusque là. Toutefois, un
regard de leur part un peu moins dédaigneux ne lui aurait pas fait de mal. Et
de toute façon, il ne mettait pas la barre bien haut, une petite bise amicale
de la Lili de temps en temps lui aurait suffi largement pour se sentir allégé.
Au moins moralement. Il y songeait.
La Lili, il était revenu du léger mépris qu’il lui
réservait il y avait peu. Il avait commencé à reconnaître qu’il avait besoin
d’elle. Rapport à Ma. Elle savait mieux que lui comment régler les petites
questions pratiques que la présence du petit posait. Puis il était passé de là
à un intérêt… disons esthétique, la concernant. Il devait le reconnaître, elle
était malgré tout une belle femme. Et jeune.
Or, et c’était le point essentiel de cet état idéal que
son rêve mettait en scène, Ma demeurait pour toujours avec lui à la Maloutière, saperliproprette !
Et dans ce rêve, Lili ne pouvait plus quitter le marmot, elle ne supportait
plus de ne pas l’avoir auprès d’elle, en cela elle était en phase avec Déodore, aussi s’était-elle installée tout bonnement chez
celui-ci.
Se déroulait ainsi une scène idyllique, dans le cours de
laquelle l’enfant jouait sagement auprès de lui, qui reposait paisiblement sur
son transat tout en suivant du regard les mouvements gracieux d’une Lili
heureuse de vaquer aux travaux domestiques et pédagogiques. Et que de bonheur
dans cette scène !
La réalité était quelque peu différente. Au même moment,
en effet, Lili vitupérait en russe colérique contre ce vieux dégoûtant qui
laissait l’enfant – bièdnyï malengkiï nièvinnyï !
(pauvre petit innocent !) – se promener tout sale dans des habits
crasseux. Oublioudka !
(Salopard !).
Elle était si fâchée qu’elle avait emmené d’autorité le
gamin chez elle pour laver son short, sa chemise et son slip. Elle prévoyait de
le décrasser lui-même en attendant que tout cela sèche, si bien que pendant ce
temps, c’est un Ma tout nu, quoiqu’ enthousiaste, qui coursait dans la cour une
poule fugueuse.
Lili souriait tout en savonnant, les yeux sur le gamin.
Mais elle sursauta, un grand et gros homme se tenait à la barrière de sa cour.
Elle le reconnut sans plaisir : Voilà msieu mairre… O, moï Bog ! (Oh mon Dieu !). C’est
qu’elle avait bien des raisons, bien sûr, de craindre la survenue des autorités
constituées.
Mais Saturnin repoussa la barrière et entra, tout
souriant, charmé par le tableau qui s’offrait à lui, cette jeune femme à la
lessive, pensa-t-il en peintre qu’il était malgré tout, blonde et mince, la
face rougissante emperlée de sueur, le bras levé pour s’essuyer le front du
revers, belle à croquer en divers sens du mot… Il se fit grand seigneur,
esquissa le geste d’un salut à l’ancienne, sorte de Porthos
mâtiné de colvert… Puis il traversa la cour et chopa au passage un moutard
poussiéreux qui courait ça et là et qu’il prit sous
son bras, déchaînant une cascade de rires enfantins. Dieu que la vie est
belle ! pensa-t-il.
Seriez vous
la charmante Lili dont on m’a parlé ?
demanda-t-il à la jeune femme en s’approchant d’elle et en délivrant l’enfant
qui resta pourtant accroché à sa main. On m’a dit que vous déteniez quelque
paperasse prétendument légale concernant le ci-présent Ibrahima, est-ce
exact ? Discours qui laissa Lili sans voix puisqu’elle n’en comprit
rien. Paprass ? Chto
èta ? se demandait-elle. Ce que voyant,
Saturnin retourna au français courant et lui demanda tout net, cette fois-ci,
les papiers qu’elle avait trouvés dans la culotte du gamin.
Lili fut terrifiée. D’abord rendue muette par le
saisissement, elle se mit ensuite à le supplier longuement, parlant à toute
vitesse, mi-russe mi-français, de ne pas enlever Ma pour le remettre aux Serrvices, comme elle disait, ce qui, dans son
histoire personnelle, résonnait de sinistre façon. Elle mêlait cette requête à
celle qui la concernait elle-même, supplication destinée à éviter qu’on ne
l’arrête et qu’on ne la renvoie dans son pays.
Tout au long de ce discours éperdu, Saturnin, incapable
de placer un mot, tentait de faire comprendre par des gestes de la main et des
signes de tête qu’il n’était pas question de tout cela, foutre non ! Qu’il
s’expliquerait, si l’on voulait bien lui en laisser juste le temps, mais il fut
obligé d’attendre que le souffle de la jeune femme s’épuise…
Il put alors s’exprimer à son tour et lui dire,
rassurant, Allons, petite, tout cela n’est pas sérieux, je veux juste
inscrire ce petit à l’école, la rentrée approchant… Il n’est pas question de
l’enlever à ce vieux bougre de Déodore, sa sœur le
lui a confié, pauvre innocente ! Mais il faut qu’il aille à l’école,
palsambleu ! Quant à vous, je ne vous connais pas, je n’ai rien à faire de
vos histoires, mais juste un conseil, améliorez votre français, que
diantre !
Il y eut alors un long silence. Lili regardait cet ogre
avec stupeur et le bon géant tentait de percevoir si elle l’avait compris. Puis
elle éclata en sanglot. Curieusement, il vit là qu’il s’agissait de soulagement
et sourit. Elle-même se mit à rire et courut chercher les fameux papiers dans
la masure. Quel joli rire, se dit-il…
C’est alors que Gabin passa la barrière, méfiant,
arrivant du boulot, inquiet de voir le maire dans SA cour, reluquant SA
nana !
Il se retourna et interpella Trouvebroc,
qui le suivait, c’est chez lui que le jeune homme avait passé quelques heures à
réparer la toiture, ils s’étaient réconciliés la veille au soir au bistrot du
bourg, celui du club de foute, et l’heure de l’apéro approchant, ils avaient
décidé de le prendre chez le jeune gars. Qu’est-ce qu’i’ fout là, Saturnin,
d’après toi ? dit ce dernier, assez fort pour que le canard géant
l’entende, i’ vient voir ma femme quand ch’uis pas
là ?
Saturnin se retourna et sourit. Tout juste, mon jeune
ami, car elle détient le secret de la scolarité enfantine ! Mais Gabin
n’eut pas à répondre (par exemple : Qu’esse tu racontes ?) car
Ma, tout content quoique toujours tout nu, s’élança vers lui, son grand copain,
en criant, Eh, Gabin, le gros, là, c’est mon copain aussi, l’est vachement
gentil ! Gabin sourit et se baissa pour attraper l’enfant puis, se
redressant, le lancer en l’air, ce qui déclencha de frais éclats de rire.
L’ayant rattrapé, le jeune homme le garda sur un bras tout en souriant au
maire : Ah bon, i’ vous a à la bonne, le moujingue ?
À ce moment, Lili réapparut, sérieuse, une enveloppe à la
main. Teniez, msieu mairre,
c’est paprass pourr Ma.
Elle le regarda prendre l’enveloppe, l’ouvrir, en sortir quelques feuillets,
les parcourir du regard puis les empocher, le tout sans dire un mot. Cela
l’inquiéta : Vous dit véritié pourr Ma ? Pas mentirr ?
Et pourr moi ?
Saturnin regarda Trouvebroc
d’un air incertain, puis répondit Non, je n’ai pas menti, jeune femme !
Soyez tranquille.
Trouvebroc
approuve-t-il cette décision ? Gabin a-t-il de quoi offrir l’apéro à tout
ce monde ? Où ai-je mis la clé de la voiture ? Déodore
s’est-il rendormi ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
11
Où les
gendarmes font écho
La mère Méfie portait bien son nom, elle surveillait ses
voisins des fois qu’ils sortent du droit chemin. Elle
aimait découvrir les petits secrets pas propres, genre le fils Dugenou couche avec la femme à Moncoude.
Ou le Gabin travaille au nouère chez Trouvebroc. Ou la mère Calipet
porte déjà des couches à son âge…
La mère Déblatère lui aurait bien convenu aussi, comme
nom, car elle aimait raconter aux uns les bêtises, les désastres ou les méfaits
des autres. Et vice versa. C’est ainsi qu’elle se fit un plaisir de jaser sur Déodore devant la brigadier-chef Amélie Simon-Martine,
originaire de Vieux-Habitants en Guadeloupe, en présence du gendarme stagiaire
Kévin Sanguszko, un Chti de Wattignies. Les gendarmes
vont souvent par deux, comme les amoureux.
Non que ces deux-là se chérissent, ils ne se supportaient
au contraire que difficilement, la supérieure hiérarchique tenant à rappeler en
permanence au subalterne qui était qui et qui était quoi. De plus, elle
méprisait ouvertement le football, se moquait du RC Lens et crachait même sur
le LOSC ! Grande et mince, digne fille du 9-3, elle avait fait du basket au CS de Noisy-le-Grand, alors hein !
Sous son képi en drap, le jeune rouquin rondouillard au
visage couvert de taches de son se vengeait en évoquant à tout bout de champ la
noblesse de ses ancêtres, des princes ruthéniens de la dynastie des Gédiminides. C’est d’eux, du moins, qu’il prétendait
descendre… On se défend comme on peut.
Bref, ce jour-là, au marché, la commère tient son étal de
légumes comme à l’accoutumée. Elle voit passer cette paire dépareillée, la
grande Noire et le petit boulot, et sûre de son succès, elle les interpelle de
loin. Les deux pandores se consultent du regard, et la plus ancienne dans le
grade le plus élevé amorce un virage au travers de la foule, suivi de son
acolyte, et traverse l’encombrement provoqué par un cercle de gens du cru qui
se racontent en patois les nouvelles de la santé déclinante de quelque grand’mère
arthritique ou vieil oncle gâteux.
Voilà donc la force publique devant l’étal de la bonne
dame. À vot’ service, Madame, à vot’ service, dit la brigadier-chef en saluant, vous
nous avez appelés, appelés ?
La mère Méfie hoche la tête et, pour s’approcher le plus
possible de la gendarme, elle se penche sur son étal autant qu’elle peut, son
ample poitrine s’écrasant mollement sur un tas de melons d’Espagne. Ce que
voyant, l’autre se penche aussi vers elle.
Voui,
déclare alors la délatrice, mais c’est juste pour vous dire que j’ai quéqu’ chose à vous dire, voyez-vous ? Mais j’veux ren dire d’vant tout l’monde.
La gradée, toujours penchée, la regarde fixement pendant quelques instants,
semblant s’interroger, puis répond en baissant elle aussi la voix : Je
vois, je vois… Bien sûr, bien sûr… Proposez-nous un lieu et une heure.
Puis, après une courte réflexion : Un lieu et une heure…
C’est ainsi qu’en fin d’après-midi un conciliabule se
tient dans l’arrière-salle du bistrot à Ferdinand. Alors, alors ?
demande la grande Amélie, et, rougissant, le bon Kévin reprend : Oui,
alors ? La mère Méfie se passe la langue sur les lèvres puis referme
hermétiquement celles-ci, les serrant, plissant ainsi et enlaidissant tout le
bas de son visage. Au naturel un beau visage coloré de paysanne, en fait.
On voit qu’elle jouit de ce moment où même les
représentants de la Loi sont à la merci de son éventuelle loquacité. Mais au
lieu de s’écrier Bisque, bisque, rage ! comme elle en a l’envie,
elle redevient raisonnable et murmure : Vous devriez aller faire visite
au père Déodore, le vieux de la Maloutière,
à deux pas de chez M’sieur Trouvebroc, juste devant
les serres à la Maloute.
Le gendarme note, la brigadier-chef interroge : Pourquoi
devrions-nous faire cela… faire cela ? Prenant son air finaud, la
bonne femme répond : Vous pourriez lui demander, à ce vieux dégoûtant,
pourquoi qu’i’ garde chez lui un p’tit moric... Elle se tait brusquement, s’avisant un peu
tard de la couleur de peau de son interlocutrice.
L’autre fait mine de ne rien avoir entendu de malsonnant,
elle crispe juste un peu les lèvres, puis sourit, le regard froid : Un
petit, un petit…? La mère Méfie se reprend : Un
p’tit garçon africain, enfin ch’crois,
il est p’tête pas africain… Toujours est-il qu’i’
loge chez Déodore, à la Maloutière,
pouvez vérifier, ça fait d’jà quéqu’ temps.
Ce même soir, pour l’heure de l’apéritif, Déodore a choisi la chaise pliante, à côté des marches du
seuil, pour s’asseoir face à la cour, son chien couché à côté de lui, et
savourer paisiblement son verre de rouge. De son côté, Ma est assis par terre
dans sa chambre, il fait ses coloriages du soir. Il habite avec un vieux cousu
de vieilles habitudes, alors il imite, il a ses heures, il sait de plus qu’il
ne faut pas déranger le pépère à ce moment-là, que l’apéro c’est chacré, charrête de faire du
bruit dans la cour, tu me donnes le courlis… le tournis.
Tout à coup, L’nouère se dresse
et se met à aboyer, ce qui fait fuir Pelote, qui saute, de son rebord de
fenêtre, dans la cuisine ou elle retrouve son recoin près de la comtoise.
Déodore,
légèrement assoupi, s’est redressé. Un fourgon bleu marine passe la barrière et
entre dans la cour. Deux pandores en descendent, une grande Noire et un rouquin
replet. Ben manquait pus qu’cheux-là,
marmonne le vieux, qui se lève péniblement, récupère sa canne et s’avance de
deux pas traînants au-devant des arrivants. Ceux-ci marquent néanmoins un temps
d’arrêt pour inspecter la cour des yeux, manière de faire le point sur les
lieux.
Déodore
a compris, L’a ben fallu qu’y ait quéqu’un pour leur dire de v’nir vouère,
à ces… orthogoths-là, se dit-il. C’est-y que ch’peux vous aider à quéqu’ choje ? demande-t-il en se composant une manière
de sourire, ce qui lui donne immédiatement l’air sournois. Pendant tout
l’échange qui suivra, L’nouère fera entendre ses
aboiements, à vrai dire de plus en plus rauques. Pas téméraire, cependant, il
se carrera pour cela, à la reculade, dans son coin de mur.
Ma a jeté un œil dans la cour, il a vu la police, il
n’est pas idiot, il se dit qu’elle vient pour lui. Il file dans la cuisine et
sort sans bruit par la porte de derrière. Restent, dans la chambre, bien
visibles, ses coloriages par terre et son pyjama sur le lit. Il court se
planquer derrière les serres à la Maloute, désertes à
cette heure, croit-il. Et là, il rencontre Trouvebroc…
Allez-y, Sanguszko
(elle prononce Sangusco), je vous remets la
conduite de l’affaire, dit la gradée, ça servira pour mon rapport, mon
rapport. Surpris et quelque peu inquiet, Kévin esquisse un salut puis
s’avance vers ce vieillard courbé sur sa canne. Celui-ci le regarde par
en-dessous, l’air malin comme un vieux singe.
Bonjour Monsieur, fait le rouquin,
gendarme stagiaire Sanguszko. Simple visite de
routine. Vous habitez seul ici ? Déodore
change de mimique, de souriant il passe à sourdingue : Commint
qu’vous dites ? L’autre répète, ce qui fait que ça n’a servi à rien de
ne pas entendre… Si j’habite seul ichi ? Ben
oui, saperlapipette, d’ordinaire, j’habite cheul ici, pourquoi don ? Cha fait des jannées que ch’uis neuf… veuf. Sans enfants, faut dire.
Mais la grande Amélie sent l’entourloupe avancer à
grandes enjambées, elle fait trois pas en avant : Bon, ben on va bien
voir, on peut entrer je suppose ? D’accord ? D’accord ? Et
sans attendre la réponse, elle se dirige vers la porte d’entrée, saute les
trois marches d’un coup et entre. Pelote saute derechef sur son rebord de
fenêtre, puis dans la cour, et grimpe se mettre à l’abri dans le tilleul. On
lui a déjà fait le coup de l’irruption intempestive.
Les deux autres ayant rejoint la chef, celle-ci se fait
directe : Écoutez, Monsieur, nous savons que vous hébergez un enfant
inconnu, où est-il ? Où est-il ? Déodore
s’assied, sa supposée malice évanouie, vaincu d’avance : toute sa vie il a
obéi aux autorités, il a perdu la bataille avant même de l’avoir menée, penaud,
il indique du menton la porte de droite, celle qui ouvre sur la chambre du
gamin.
Les
gendarmes vont-ils trouver Ma et l’emmener ? Que deviendrait alors
Aminata ? Comment se prononce Sanguszko ?
La vie a-t-elle un sens ? Vous le saurez (peut-être) la semaine
prochaine.
–oOo–
12
Où l’on cherche Ma
Ma avait disparu.
Les gendarmes, ne l’ayant pas trouvé dans la maison,
avaient parcouru les abords sans le découvrir. On était en plein été, le soleil
tapait dur sur la campagne, ils dégoulinaient de sueur, surtout le Chti, et ça
n’arrangeait pas leur humeur. L’adjudant-chef Simon-Martine en arrivait à
sacrer en créole.
De son côté, Déodore était aux
cent coups : Où qu’il a pu s’cacher, ch’t’achticot-là,
chaprelifossette ! Y a pas
une heure, l’était dans sa chambre à air ! Vingt queues d’vingt
queues ! En bonne chanté et tout, pis chentil
comme pas deux… Et pis sa chœur, quéqu’ je vas y dire ? A téléphone tout l’sang… tout l’temps. Ça
m’a r’tourné, ç’t’affaire là, nom d’une pipe en
croix… Et il s’enfilait un canon pour faire passer l’angoisse. À la nuit,
sans nouvelles du petit, les gendarmes l’ayant appelé pour le cas où le gamin
serait rentré, désespéré, il était fin saoul, la tête dans ses bras et ses bras
sur la table, L’nouère sous sa chaise et Pelote
assise devant lui, le surveillant, telle Bastet, déesse du foyer.
Pendant qu’il se torturait l’esprit et se malmenait le
foie pour arriver à comprendre l’incompréhensible, les pandores, ayant donc fureté
sans résultat dans les environs immédiats, avaient décidé de rendre visite à
l’ensemble des voisins du vieux. D’abord le plus proche, Trouvebroc,
ensuite Gabin, puis retour chez la mère Méfie, plus pour y pêcher de l’info que
pour y trouver le gamin. Il n’avait quand même pas fait tout ce chemin, plus de
deux kilomètres, rien que pour parler à cette personne qu’il ne connaissait
même pas. Le lendemain matin, si rien n’avait donné, ils se remettraient en
chasse, non sans avoir prévenu le maire – un original, disait-on.
Ils arrivèrent chez la bonne dame vers neuf heures
passées, le jour tombait.
Chez Trouvebroc, ils avaient
été reçus courtoisement. Le bonhomme leur avait même indiqué le début d’une
piste. Il avait vu Ma caché derrière les serres à la Maloute,
leur avait-il dit, mais à sa vue, le moutard s’était enfui sans raison :
I’ courait comme un dératé du côté de chez Gabin et sa pétasse. Gabin, vous
voyez qui ? Le jeune gars qu’habite la petite maison de journalier, de l’aut’ côté du champ d’maïs à Verjus. Le jeune, Verjus,
hein ! Tony, pas Marcel… Ben le gamin, il a coupé par les maïs.
Fouiller un champ de maïs en fin de journée pour y
trouver un gamin qui ne voulait pas qu’on le trouve, ça dépassait les
possibilités de deux gendarmes déjà assoiffés. Trouvebroc
leur offrit un verre de bière : Pouvez y aller, l’est sans alcool, je
bois que ça quand i’ fait trop chaud, l’alcool, ça abrutit. Les gendarmes
se dirent qu’il devait parler par expérience mais ils remercièrent et
profitèrent de l’offre.
Z’êtes
sûr que vous ll’avez pas vu plus que ça ? Vous ll’avez pas ramené chez vous, des fois ?
demanda néanmoins l’adjudant-chef. Elle se disait que le type n’avait pas l’air
franc du collier, malgré tous ses sourires. Mais Trouvebroc
s’offrit à leur faire visiter l’ensemble de ses propriétés et, quoique fourbus,
ils s’y collèrent sans résultat et durent donc se dire satisfaits. Pour le
moment, pensa la cheffe.
Arrivés chez Gabin, ils le trouvèrent assis sous un
cerisier en train de bricoler. Il s’était mis en tête de nettoyer une vieille
balance Roberval. En les voyant pousser la barrière de sa cour, il fronça les
sourcils. Encore des emmerdements, pensa-t-il. Mais il leur fit bon
accueil après qu’ils se sont présentés et, les invitant à s’asseoir à l’ombre
sur une large poutre montée sur deux piles de parpaings, ce qu’ils ne
refusèrent pas, il leur montra la balance : C’est pour un vide-grenier, leur dit-il, qu’est-ce qui vous
amène ?
Vous êtes seul, ici ?
s’enquit la dame gendarme, on m’avait dit que vous viviez avec une femme.
Évidemment, Gabin se méprit sur les raisons de l’intérêt ainsi porté à Lili par
la maréchaussée, mais il fit comme si cette question était de pure forme. Ma
femme est d’sortie, aujord’hui, elle est partie en
fin d’matinée, è rentrera que d’main. Ce qui était la stricte vérité, Lili
s’étant rendue en ville pour voir une compatriote, exilée elle aussi, qui
venait d’accoucher.
Amélie le regardait avec insistance. En fait, elle se
foutait pas mal de savoir où était passée la julie du
gars. Son intérêt ne tenait qu’à deux raisons : d’une part, elle trouvait
ce grand balèze à la courte barbe blonde pas mal du tout, du genre à plaire à
une dame comme elle pour peu qu’elle se mette en civil, et d’autre part elle se
disait qu’il lui serait facile de vérifier à quelle heure et pour combien de
temps la femme du type s’était absentée.
Elle se décida à lui donner le motif de leur présence.
Gabin se montra très inquiet du sort de Ma, ceci de façon très crédible. Il ne
fit aucune difficulté pour que les gendarmes visitent à fond sa maison et les
abords de celle-ci, ce qu’ils firent sans rencontrer le moindre signe de la
présence d’un quelconque petit garçon. Où est passé ce foutu gosse ? se
demandèrent-ils tous trois, et Gabin leur raconta sa petite aventure de l’autre
jour, quand Ma s’était égaré dans les bois et que Trouvebroc
l’y avait trouvé et l’avait embêté…
Cela donnait à penser, mais il était tard, retourner chez
le bonhomme n’aurait servi à rien, ils avaient fouillé sa maison et ses
dépendances sans trouver personne et s’il avait l’enfant, il l’avait bien
caché.
Les gendarmes quittèrent donc Gabin en bon termes, non
sans se dire, chacun in petto puis ensemble à mi-voix, que la situation sociale
du jeune homme n’était pas claire et que ça mériterait
un examen pour plus tard, le gosse retrouvé, une petite inspection, à son sujet
comme au sujet de cette mystérieuse jeune femme qui avait le don bien pratique
d’être absente quand la force publique venait la voir. Bien d’accord là-dessus,
ils se dirent donc que, pour finir la journée, une visite à leur informatrice
s’imposait.
C’est ainsi qu’on les retrouvait chez la mère Méfie à la
tombée du jour, la privant de la suite de sa série télévisée brésilienne, une
palpitante histoire d’amour répartie en d’innombrables épisodes. Quand ils
arrivèrent, en effet, l’héroïne, jadis déflorée par son confesseur, venait
néanmoins d’entrer au couvent, se privant ainsi de l’ardeur des étreintes de
son plombier, ce qui ne comptait pas vraiment pour elle, au fond, mais
plongeait bien plus gravement son grand amour platonique, la prof de cuisine de
la fille de sa couturière, dans une telle désolation qu’elle songeait au
suicide, ce qui aurait compromis la campagne électorale de son frère utérin,
candidat au poste de gouverneur…
Les gendarmes, en entrant dans sa cuisine, la
contraignirent sans pitié à couper le son. Ils venaient lui demander sur qui, à
son avis, dans les environs, pouvait se porter le soupçon. Se concentrer sur
une telle question lui fit oublier son feuilleton. C’est avec enthousiasme
qu’elle fit en pensée le tour du voisinage puis qu’elle se mit à leur livrer le
contenu des doutes de diverse nature que cette plongée dans la profondeur des
passions humaines autant que vicinales suscitait en elle.
Entre temps, Gabin avait réfléchi. Il n’était pas idiot,
il se disait que Lili comme lui-même auraient besoin assez vite d’un appui qui
fasse contrepoids à l’insistance à venir des gendarmes. Il ne voyait que
Saturnin, le maire, pour jouer ce rôle. Cela ne l’enthousiasmait pas car il
avait des doutes sur le genre d’intérêt que ce dernier portait à sa compagne.
Mais un autre souci le décida : le sort de Ma. Il avait bien vu que le
gros homme s’intéressait au petit bien plus qu’à la régularité de son séjour chez
Déodore. Aussi avait-il finalement téléphoné au maire
pour le tenir au courant de la disparition du petit garçon et de l’enquête que
menaient les gendarmes dans l’entourage du vieux bougre.
Quant à Ma, pour qui tout ce monde s’inquiétait, il
s’était endormi paisiblement dans sa retraite, tout à fait rassuré. Il était
encore trop petit pour se soucier de ce qui pourrait survenir le
lendemain.
Où
Ma se cache-t-il donc ? Avez-vous tous vos points ? Que va faire
Saturnin ? Où leur enquête mènera-t-elle les deux gendarmes ? Kévin
parle-t-il polonais ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
13
Où Hollande, Ségolène et Sarkozy sont mis à
contribution
Dix heures. De là où il se tient ce matin-là, Ma voit la
guimbarde à Déodore se traîner sur la route du bourg.
Jour de marché, le vieux sera absent tout le reste de la matinée. Ma sait que
le pépé est triste à cause de lui, il sait qu’il l’a cherché dans les environs
depuis tôt ce matin, mais il sait aussi que sa réserve de pinard est à sec,
qu’il lui faut la renouveler, saperlipopette…
La maison est déserte, il a tôt fait d’y rentrer et de
s’y couler jusqu’au frigo et au garde-manger. Ni L’nouère
ni Pelote n’y voient à redire. Le voilà muni de quoi subsister pour un moment.
Ne lui reste plus qu’à retourner à sa cabane dans les bois.
Il l’a trouvée par hasard, la veille, en se sauvant. Il a
dû fuir les zendarmes, puis il a dû fuir Trouvebroc, qui lui fait peur, alors il a pensé courir chez
Lili, il a coupé par les maïs, mais là, il s’est rendu compte qu’on viendrait
directement le cercer là… Il est resté dans les maïs.
À un moment, il a entendu Trouvebroc et les zendarmes qui discutaient sur le cemin.
Ils étaient après lui, il en était sûr. Il a eu peur. Mais ils sont tous
partis. Alors il est sorti de là par un autre côté, il a passé en courant une
autre route et il s’est vite trouvé dans les bois.
Il faisait sombre, mais tout était calme et y avait un cemin. Il l’a suivi et à un moment, paf ! une cabane.
En fait une vieille caravane. Il a voulu voir dedans mais la porte était
fermée. Il a tiré, tiré, et vlan ! elle s’est ouverte d’un coup, la
vieille serrure a cédé. Il s’est retrouvé le derrière dans l’herbe. Il s’est
relevé et il est entré. La cabane était installée, y avait un grand lit
recouvert d’une couette crado, une table et deux çaises
et aussi des vieilles bricoles zenre vaisselle ou
ustensiles. Bon, ça sentait le moisi et pis aut’
chose que Ma avait dézà senti dans les escaliers des
maisons de son quartier en plus de la pisse. Ma s’en foutait. Ben z’ai du pot, il a dit.
Sa chance venait du fait qu’on n’était pas un samedi. Ma,
en effet, ne pouvait savoir qu’il avait trouvé la planque où Manu Verjus, le
fils à Tony Verjus, le p’tit-fils à Marcel Verjus,
amenait ses copines le samedi soir pour fumer un joint et s’occuper d’elles. Il
changeait souvent de copine mais jamais de planque.
Donc, désormais chargé de provisions, Ma quitte la maison
désertée pour un temps par Déodore et retourne à sa
cabane dans les bois. Là, il se tape un bon casse-croûte.
Après ça, il sort. Pendant un bon moment il s’occupe à
embêter une fourmilière à côté de l’entrée de la caravane, son zeu d’extérieur favori. Puis il entend aboyer des ciens du côté de la maison au pépé. Au moins deux ou trois.
Pis après, il entend que les ciens se rapprocent. Ma commence à se demander si ces ciens-là ne viennent pas pour lui, des
fois ? Il est inquiet, il a pas envie
qu’on l’trouve. Il préfère s’en aller, il va encore aller se cacer dans les maïs, il sait pas
si les ciens peuvent entrer dans les maïs : ils sont pas à eux, ils ont p’tête
pas l’droit ?
Saturnin avance à grand pas sur le sentier au bout de la
triple laisse, tiré par ses chiens, Hollande, Ségolène et Sarkozy, de bonnes
bêtes, de bons chasseurs. Malgré sa masse, il a de la peine à les retenir, ils
sont sur la piste du petit et ils tirent, tirent, la langue pendante et
baveuse, en geignant et en jappant tant qu’ils peuvent. Gabin suit le gros
homme, une couverture roulée sur les épaules pour le cas où.
Ils se sont donné rendez-vous à la Maloutière,
chez Déodore, ont constaté que la maison était vide –
Bien sûr, jour de marché, il est au bourg, et il a laissé ouvert pour le cas
où le gamin reviendrait ! a tonné le majestueux édile –, ils ont
montré aux chiens l’oreiller du gamin, et très vite, après quelques ronds dans
la cour, les trois épagneuls bretons sont partis droit sur les bois de la
Jauge.
Et donc, ils tombent sur la caravane à
Manu Verjus. La porte a été forcée, une serrure rouillée s’est décrochée du
battant, les vis hors du bois pourrissant, mais le gîte est vide. D’ailleurs,
les chiens s’enfilent à toute allure dans un chemin forestier, Saturnin est
obligé de courir avant de parvenir à les freiner un peu, il souffle comme un
harmonium en fin de course. Gabin le suit en accélérant le pas. Il… a… dû…
repartir… en… nous… entendant ! s’essouffle un peu plus le gros
bonhomme canardomorphe. I’ va p’tête
chez moi, répond Gabin, i’ doit penser que Lili s’occupera d’lui, i’ sait pas qu’elle est pas là…
Les voilà sortis du bois, ils passent la route et se
trouvent devant le champ de maïs aux Verjus. À grand peine, Saturnin a stoppé
les chiens, qui se couchent en gémissant, les yeux fixés sur leur maître :
La piste est toute chaude, patron, pourquoi qu’on s’arrête ?
semblent-ils lui demander.
Ben oui, mais si on entre là-dedans pour le chercher,
avec tout ce charroi on va saccager son champ, à Tony !
déclare Gabin, comme s’il répondait aux bêtes. Vous parlez d’or, jeune homme,
lui rétorque le maire, et voyez-vous, je ne tiens pas à rallumer une guerre
de cent ans au Conseil municipal, Verjus Marcel y représentant l’opposition la
plus constante. Allons ! Nous allons rentrer les chiens et nous ferons des
rondes autour de ce champ de malheur, ce sera bien le diable si ce petit malin
ne finit pas par nous apparaître…
Saturnin se tait, il sort de son habit un mouchoir,
immense quoique brodé, s’éponge le front qu’il a fort large et présentement
suant, puis il reprend, Gabin n’ayant fait que l’approuver de la tête :
J’ai appris que les gens d’armes passent dans toutes les
maisons pour y recueillir des informations qui leur permettraient de trouver et
embastiller notre moutard. Il vaudrait mieux que nous le débusquions avant eux,
n’est-ce pas ? Nous pourrions le soustraire à leurs investigations.
C’était finalement une bien mauvaise idée que d’avoir amené les chiens, cela ne
pouvait que faire fuir l’enfant.
D’accord sur tous les points, les deux hommes se séparent
donc, Gabin restant pour surveiller le champ autant qu’il le pourra, et
Saturnin ramenant les chiens chez lui.
Ma a entendu les ciens s’approcer pis plus rien. Zuste des
zens qui parlent, arrêtés au bord du çamp, on dirait. N’a qu’à filer par l’aut’
côté. Il essaie, mais arrivé au bord du çamp,
qu’est-ce qu’i’ voit ? Les zandarmes. Ou du
moins leur ouature, là, bleue avec les lumières
bleu-blanc-rouze dessus. Z’ai
pas d’pot ! il dit. Il retourne au milieu du çamp
et il attend, assis
sur la terre entre quatre plants de maïs.
Il attend longtemps. Maintenant, le soleil a çanzé d’côté, il a vu l’ombre qui bouzait
lentement. Il a çaud. Même pas une fourmi, il
s’embête. Il entend pus rien, pus personne qui cause. Au-dessus de lui, très
haut, y a un gros noizo qui fait du sur-place mais ça
i’ s’en fout. Y a un çat qui passe, qui l’regarde et
qui file à toute allure. Il a faim pis il a soif. Il se décide à aller voir si
les zandarmes sont touzours
là. Ben non. I’ sont partis, p’tête qu’i’ va pouvoir
sortir de ce çamp ? Ah mais non, y a quéqu’un qui s’approce sur la
route… qui passe à pied… Oh le pot ! C’est Gabin !
Gabin i’ va pas m’dénoncer,
il se dit, et il l’appelle à voix basse. Eh, Gabin, approce-toi !
C’est Ma, ze suis là ! Dans les plantes ! Dis rien ! T’as pas quéque çose à manzer ?
Une demi-heure plus tard, il casse une bonne croûte – bon
pain blond, poulet grillé, brioche au beurre et crème fouettée, le tout arrosé
de limonade – entouré de Hollande, Ségolène et Sarkozy, très intéressés par son
assiette. En face de lui, Saturnin et Gabin. Tous les deux émus de le voir
s’empiffrer, ils tâtent d’un petit rosé accompagné d’un pâté en croûte fort
appétissant. Ben c’est drôlement bon, dis donc ! fait le loupiot,
et Saturnin : Veux-tu des gaufres, ou bien as-tu assez mangé ? Mais
le gamin est repu, il a plus sommeil que faim, désormais, il se frotte les
yeux, il n’y a plus qu’à lui trouver un lit.
Ce que fait la bonne, Ermeline,
longue et maigre, appelée à l’aide. Elle est un peu secouée, c’est la première
fois qu’elle voit un Noir, surtout enfant ! Il est tout petit, dites
donc ! Tout mignon… Elle l’a porté dans ses bras et elle l’a couché, pauv’ chaton. Va falloir qu’elle s’occupe de son linge, il
est tout sale.
Que
fait Déodore, revenu du marché, pendant tout ce
temps ? Où en sont les gendarmes dans leurs recherches ? Ai-je bien
tout compris ? Et Lili, quand reviendra-t-elle ? Vous le saurez
(peut-être) la semaine proçaine.
–oOo–
14
Où l’on témoigne d’une vile ingratitude
Gabin n’est pas du genre à laisser un mot avant d’aller
au boulot. Ni d’appeler pour raconter sa journée de la veille. Si bien que
Lili, en revenant le lendemain de chez son amie, encore tout émue d’avoir
pouponné – un beau garçon de 3,5 kg, Kostia pour les
intimes –, ignore tout de la disparition puis de la réapparition toute relative
de Ma.
À peine arrivée chez elle, en fin de matinée, elle se
rend donc chez Déodore pour s’enquérir de ce que
devient son chouchou. Elle constate en s’approchant que, porte et fenêtre
ouverte, le vieux birbe est en train de téléphoner. On l’entend depuis la
route, comme il est dur d’oreille il crie dans le combiné.
Elle s’arrête sur les marches et attend qu’il ait terminé
mais elle ne peut s’empêcher d’entendre. Il parle à quelqu’un qu’il appelle ma
p’tite, il est énervé, il lui dit d’arrêter de
l’embêter : Puichque j’vous dis qu’il est pas là, chaperlempopette !
L’est allé prom’ner ! L’est allé vouère sa coquine… sa copine, là, la Russe que j’vous ai
parlé… Voui… Rapp’lez une aut’ fois… Là … Ch’est ça, allez,
à la porchaine !
Lili est interloquée. Elle sait bien que Ma n’est pas
chez elle, ce n’est pas si grand, elle l’aurait vu ! Elle l’aurait aussi
rencontré sur le chemin, il n’y a pas tellement de parcours possibles, elle
l’aurait de toute façon aperçu… Alors pourquoi le vieux ment-il ?
Et à qui ? Elle n’a pas le temps d’y penser car elle se trouve nez à nez
avec lui, qui sort de la maison.
Elle est saisie : il semble avoir pris dix ans, plus
voûté que jamais, les yeux chassieux, la main tremblante, titubant plus que
marchant. Elle comprend aussitôt qu’il s’est passé quelque chose. Quelque chose
qui concerne Ma et qui n’est pas normal, qui est inquiétant.
Gdiè
on ? crie-t-elle (où est-il ?). Il ne répond
pas, évidemment. Où Ma parrti, où ? Il la
regarde en secouant la tête, et il rentre péniblement s’asseoir. Elle le suit
et se penche vers lui, qui s’est accoudé à la table de cuisine : Où ?
Déodore
serait bien embarrassé pour lui répondre, il n’en sait rien. Pour lui, le petit
a disparu depuis deux jours et deux nuits, il ne sait où il a bien pu se
cacher. Quant à lui, il a passé la nuit à se tourmenter en imaginant toutes
sortes de malheurs. Accident, enlèvement, agression, errance sans fin dans les
bois, fugue en vue de retrouver sa sœur dans un Paris plein de dangers… Des
scènes atroces lui sont passées devant les yeux. Cela jusqu’au matin, quand les
gendarmes sont venus constater que l’enfant n’était pas revenu et qu’ils ont dû
lui avouer qu’ils n’avaient aucune piste. Qu’ils n’avaient réussi qu’à
inquiéter toute la contrée en interrogeant chacun et chacune.
Il est vrai que ce n’est pas très charitable,
avait expliqué Saturnin à Gabin la veille au soir, le bambin nourri, lavé et
couché, mais il vaut mieux, je pense, laisser ce vieux grigou ignorer ce
qu’il est advenu de cet enfant. Si nous voulons le soustraire à l’inquisition
des pandores de l’Infâme, il est plus convénient que
nul ne puisse se défausser sur moi de ses obligations. Que ferais-je, mon cher
ami, si la maréchaussée débarquait céans pour s’enquérir d’un enfant fugueur,
étranger, immigré et dépourvu de laisser-passer ? Mentirais-je en
prétendant tout ignorer de lui que cela ne pourrait durer, ils enquêteraient et
trouveraient. Tout républicains qu’ils soient, ils ne sont pas totalement
idiots ! Du moins je le suppose.
Et Gabin n’avait rien trouvé à opposer à ces arguments.
D’ailleurs, il ne se souciait que fort peu du moral de Déodore.
Peut ben s’ronger les sangs, n’a qu’ça à faire ! Telle fut sa
réponse, pas tout à fait sincère, néanmoins, mais comment contredire un homme
bien plus savant que soi ?
De la bouche de Déodore, Lili
finit donc par apprendre ce qui s’était passé. Du moins une partie des
événements survenus l’avant-veille : Ma fuyant les gendarmes, Ma n’étant
pas réapparu depuis. Elle est anéantie. Mais chez lui est sœurr ? demande-t-elle. Mais c’est une phrase
traduite mot à mot du russe et que l’ancêtre ne comprend qu’à moitié. Aussi
répond-il que Ma n’est pas chez sa sœur, c’est celle-ci qui vient d’appeler
pour prendre des nouvelles de son petit frère. È voulait lui perler… lui
parler, là tout d’chuite, mais j’y ai dit qu’il est
chez toi. Mais ch’est pas vrai, hein ?
demande-t-il, animé par un léger espoir. Nièt,
on niè moï dom, on niè s’nami (Non, il n’est pas à la maison, il n’est pas chez
nous), répond-elle, accablée.
Elle ne peut empêcher un sanglot de noyer sa voix, et
lui, de son côté, doit sortir péniblement de l’une de ses poches béantes un
immense mouchoir à carreau pour se sécher les yeux. Ils restent silencieux un
moment, réunis cette fois par un sentiment commun, par une commune anxiété. Déodore se sent un peu consolé par la présence de cette
jeune femme qui semble partager son malheur, lui qui vit dans la solitude
depuis tant d’années. C’est dur d’être devenu tellement incapable, tellement
dépendant au bout du compte…
C’est de ce jour que Déodore
considérera Lili un peu comme sa fille. Sans le dire, bien sûr, ce ne sont pas
des choses qu’il convient d’étaler, c’est intime… De son côté, elle,
l’étrangère, la sans attache véritable, elle se sentira liée à lui, tâchant de
lui témoigner de la gentillesse, de l’attention, niestchastnyiè,
chto vsié my ! (pauvres misérables que nous sommes tous !)…
Mais pour l’heure, la question demeure : où est
passé ce petit ? Les gendarmes n’en savent rien mais ils continuent, un
peu refroidis, toutefois, a cru comprendre Déodore,
par les délires de la mère Méfie, qui leur a fait perdre beaucoup de temps en
leur indiquant, indic qu’elle est devenue, des pistes foireuses. C’est ce qu’il
explique à Lili. Mais que vont-ils entreprendre maintenant, nul ne le sait,
peut-être même pas eux…
Ainsi mise au parfum, Lili se dit que si le gamin a eu peur des gendarmes, il a peut-être cherché à se cacher
chez elle. Dans ce cas, il se peut que Gabin sache quelque chose. Elle va le
lui demander, elle l’appellera vers une heure, dès sa pause déjeuner.
Elle se dit aussi, et cela la rassure un peu, que Ma n’a
pas de raison de s’éloigner. Elle a beaucoup parlé avec lui, il s’est confié,
elle sait que la seule chose qui compte vraiment pour lui, c’est d’attendre
sagement sa sœur. Il est sûr de celle-ci, il compte fermement sur son retour.
Or la seule adresse qu’elle a pour le retrouver quand elle viendra le chercher,
c’est celle de Déodore. Cela, l’enfant le sait.
Aussi, si rien ne lui est arrivé par ailleurs, s’il a seulement voulu se cacher
pour échapper aux gendarmes, alors il n’est pas loin !
Cela ne l’empêche pas d’évoquer toutes les autres causes
de disparition… Un enfant seul, perdu, sans défense, sans papiers, tout peut
lui arriver ! Et s’il a été victime d’actes criminels, ou simplement
accidentels, il est même possible qu’on ne sache jamais ce qui a pu survenir et
ce qu’il a pu devenir. Lili est payée pour savoir ce que le monde réserve à
ceux qui sont sans défense et elle frémit. L’angoisse la prend, et elle ne peut
même pas s’en ouvrir à son vieux compagnon. Elle ne se doute pas qu’il partage
les mêmes craintes : lui qui a vécu au XXème siècle, il n’a pas beaucoup
d’illusions…
Ni l’un ni l’autre ne peuvent imaginer que Ma est en
train de jouer avec trois magnifiques épagneuls tout heureux de gambader et de
sauter avec lui dans la cour du château. Il est content : au lieu d’un
vieux chien arthritique, il en a trois vigoureux, qui attrapent le bâton jeté
en l’air à la demande. Quand le bâton redescend, le chien désigné le chope au
passage d’un clac de la mâchoire et le ramène tout frétillant au petit maître.
Justement ce que L’nouère ne voulait pas faire !
Et dans l’esprit du gamin, un voile d’ingratitude recouvre les mérites du vieux
toutou.
Depuis le perron, Ermeline, la
bonne, couve l’enfant du regard. Il est tellement joli ! Et obéissant. Et
affectueux. Et intéressant. Et amusant. Elle aimerait pouvoir parler de lui
chez elle, après son service, les siens seraient sûrement passionnés par ce
qu’elle leur raconterait – elle est restée demoiselle après un chagrin d’amour,
elle vit chez ses parents malgré ses cinquante et quelques printemps. Seulement
voilà, le maître a défendu de dire un seul mot au sujet du petit… Elle se
demande bien pourquoi.
Ermeline
tiendra-t-elle sa langue ? Gabin mettra-t-il Lili au courant ?
Aminata, la grande sœur, se doute-t-elle de quelque chose ? Mon linge
est-il sec ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
15
Où l’on
raconte des craques
Le gendarme stagiaire Kévin Sanguszko
oublie sa noble extraction, raccroche le téléphone et se lâche. Il se lève et
se met à trépigner, et comme ça le pousse à aller plus loin, il se libère
totalement et s’essaie au cri de Tarzan, dans la jungle, ahahahaha
ahahaaa ! Mais, tout rose et rondouillard,
il n’a pas le coffre suffisant, il devient tout rouge et il s’étrangle sur un
dernier ahaaa. Suit un silence, question de
souffle…
Toute la gendarmerie le retient avec lui, son souffle,
mais il n’en est pas confus pour autant et, faisant fi des regards apitoyés de
ses collègues Malibran et Bartoli, il se rassied, reprend le combiné et
appelle, heureux, la ligne interne de sa supérieure hiérarchique.
C’est qu’il en a terminé avec cette longue liste des
visites, des interrogatoires, des battues, des planques, de toute cette
recherche d’un gamin introuvable, de tout ce qui aboutit à faire preuve d’une
inefficacité patente et à ridiculiser le corps d’élite dont il a l’honneur de
faire partie… Tout cela est derrière lui, l’affaire est bouclée. The game’s over, comme disait George Dobeliou
Bush.
Par chance, l’adjudant-chef est de bonne humeur, elle
répond Oui-oui ? Et là, espiègle, il a envie de prendre un ton
saccadé et de dire Non-non, c’est Monsieur le Gendarme ! (il a
passé son enfance devant les cassettes de Oui-Oui). Prudent, il préfère
néanmoins s’annoncer par son nom : Sanguszko,
mon adjudant-chef, j’ai des nouvelles du petit ! Et sans attendre, il
se lance dans un monologue en accéléré qui ne laisse aucune chance à Amélie de
lui couper la parole :
Celui qu’on cherche. Il est à Paris ! Je viens de
recevoir un coup de fil de la dame qui l’a en garde au nom de la mère, une dame
Adeline Avron, modiste à Paris. Très correcte, très attachée à l’enfant, on
dirait. Le gamin voulait voir sa mère, il a fait du stop… Vous vous rendez
compte ? Il est arrivé chez elle hier à la nuit. Elle en est toute
retournée. Elle a appelé le vieux, là, Déodore
Machinchouette, c’est lui qui l’avait pour les vacances mais il ne l’a pas
surveillé, cet abruti !
L’adjudant-chef est dans une phase mutique, ça lui arrive
de temps en temps mais toujours deux fois de suite. Jusque
là, elle a donc écouté son subordonné sans émettre une parole, mais elle
le coupe et ne dit que ces trois mots : Et la mère ? Toutefois
elle se reprend : Et la mère ? Mais Kévin n’a aucune réponse à
lui fournir. D’ailleurs, pour lui, il n’y a pas lieu d’aller plus loin, et si
problème il y a, il est désormais dans le camp de la Police parisienne. Ce que,
après réflexion, sa supérieure reprend à son compte : Écoutez-moi bien,
écoutez-moi bien : tout cela ne nous concerne plus, ne nous concerne
plus !
En réalité, Ma n’est jamais parti pour Paris, encore
moins en stop, pauvre moutard ! Habitué aux pavés de Paris, il a tout du
vrai titi, mais n’est tout de même pas débrouillard à ce point. Non, tout cela
vient de Saturnin, désireux de dissoudre l’attention que les gendarmes portent
au gamin afin de pouvoir le garder dans sa commune, elle qu’il rêve délivrée de
l’infâme inquisition républicaine !
Aussi a-t-il appelé Aminata, la grande sœur, l’a-t-il
mise au courant de tout ce qui s’est passé au cours des derniers jours, et lui
a-t-il conseillé d’appeler les gendarmes pour leur servir cette fable de la
fugue en stop. Elle a trouvé plus prudent de demander à sa patronne de le
faire. Mais je peux pas reprendre mon frère
maintenant ! C’est trop risqué… a-t-elle expliqué à ce monsieur si
obligeant. Qu’à cela ne tienne ! a tonitrué l’inconfortable, je
me charge de lui, n’ayez crainte, il est entre bonnes mains !
C’est qu’il se voit bien héberger cet enfant au château.
À toutes les raisons politiques ou humanitaires qu’il a de le faire s’ajoute
une double raison moins altruiste. Elle porte ces deux noms de femmes :
Lili et Aminata.
Aminata, il ne l’a jamais vue, mais à sa voix – charmante,
se répète-t-il – il devine une belle et douce enfant… Il imagine une tisanière
énamourée, une fille des Îles au fascinant balancement de hanches, toujours
prête à donner du rhum à son homme, et à lui apporter, en tout bien tout
honneur ! bien d’autres délices ! Ahhh…
Mais à peine voit-il cette noire beauté dans ses bras
qu’aussitôt lui apparaissent les troublants yeux verts et la blonde chevelure
de la Russe Lili. Aïe ! Comme il est facile alors de passer de
l’imaginaire, du rêve, à la prégnance du réel ! Lili… Droite comme une
flèche, odorante comme un lys, pure comme un glaive, galbée cependant comme un
arc ottoman… Lili, la fière Lili et le charme slave de son accent ! Ohhh…
Bref, il y a tout lieu, pour lui, de se garder l’enfant.
Il s’en fait une joie. Un enfant ! La présence d’un enfant, ce génie de
Victor Hugo l’a bien dit (tout traître au roi qu’il fût), met du bonheur dans
toute la maisonnée.
C’est alors qu’Ermeline, bonne
en deux sens du mot, lui confie, les larmes aux yeux, que le petit lui a avoué
s’ennuyer de sa maison, en fait de la maison de Déodore…
Il la regrette.
Ce que regrette Ma, en fait, ce n’est ni le vieux pépé,
ni sa table, ni le vieux cien, ni la çatte, mais bien la proximité du téléphone par où passe
habituellement la voix de sa grande sœur. Il n’imagine pas que celle-ci peut
fort bien l’appeler, puis le retrouver un jour, chez le gros maître du çâteau. On a les priorités que l’on a.
Saperlipopette ! murmure
alors le féal du Prince, imitant ainsi, sans s’en rendre compte, le vieillard
égrotant, il va donc falloir le ramener dans cette antre, voilà qui n’est
pas simple si l’on considère que toute la commune doit maintenant le croire à
Paris… À aucun moment, en effet, il n’imagine se mettre en travers des
désirs de l’enfant. C’est qu’il est royaliste parce que libertaire !
Déodore,
à la brune, est sorti pour s’asseoir sur sa chaise en toile. Il prend le frais,
septembre est proche mais la chaleur du jour est encore intense. Il voit donc
entrer le 4x4 du maire dans sa cour. Ma, tout habillé de neuf mais la mine
grave, en descend, les bras chargés d’un ours en peluche plus gros que lui. Le
vieux se lève péniblement, s’appuyant sur sa canne, mais se trouve incapable
d’aller plus loin. L’émotion. Oh ben… Oh ben… Cha
par egjempe ! marmonne-t-il, ch’est-y pas le p’tit qui
s’ramène ! Si j’me pendais… m’attendais ! Pis v’la
msieur l’maire, en pluch… Qué qu’c’est don qu’est arrimé…
arrivé ?
Saturnin est en effet descendu lui aussi du véhicule et
se dirige vers lui, la main tendue, un sourire grand comme une porte cochère
aux lèvres. Il a fait la leçon au gamin : Tu te conformeras à mes
dires, quand tu narreras ton fait à cet aïeul, sinon tu prendras de la
garcette, entends-tu ? Ma ne comprend généralement pas le langage du
gros bonhomme-canard, comme il l’appelle en son for intérieur, mais il a saisi
le sens général : Dire pareil que lui pis c’est tout.
Assuré de son autorité, l’énorme claironne donc face au
vieillard : Salut à vous, brave homme ! Je vous ramène
l’enfant ! Il s’était caché dans les bois, une vieille caravane, la peur
des gens d’armes… Reprenez-le céans et n’hésitez pas à faire savoir alentour
qu’il était chez sa sœur et qu’elle vous le renvoie. Retenez bien cela !
Mais Déodore n’a d’yeux et
d’oreilles que pour son pauv’tit gars, qu’a donc eu tant peur que cha ! Viens-t’en mon gamin, ’gard’
don comme L’nouère il est ton camp… content !
Et de fait, le vieux chien saute de joie, du moins tente de le faire, en
jappant comme un perdu, ce qui déplaît à Pelote, qui s’en va demander asile aux
branches basses du tilleul. Tout est donc redevenu normand… normal, se
dit l’ancêtre en s’essuyant les yeux.
Saturnin a donc bien du mal à faire entrer son catéchisme
dans cette tête chenue, comme il dit, assis à la table devant un verre de vin
doux sirupeux à souhait – la chaise paillée qui le sustente en a bien de la
peine, elle aussi, sa longue existence en sera proprement raccourcie –, il y
parvient néanmoins, ayant affaire à aussi malin que
lui, sinon plus au bout du compte.
La
chaise tiendra-t-elle assez longtemps ? Ermeline
se consolera-t-elle du départ de son chouchou ? La mère Méfie
croira-t-elle le conte du maire ? Suis-je sain d’esprit ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
16
Où l’on trouve enfin un chez-soi
La veille au soir, Gabin n’était pas rentré du boulot. Il
était allé boire une bière au bistrot du bourg, celui des jeunes, avec Manu
Verjus et Adrien Couplemonde. Du coup, ils avaient
commandé une pizza et ils s’étaient attardés. Ils avaient commenté les
avantages de la Manon, c’est elle qui servait ce soir-là. Une brunette
mignonnette, du genre qui a tout ce qu’il faut aux bons endroits.
Ils avaient échangé des sourires, elle et lui, ça faisait
un moment qu’elle se retournait sur ce beau gars, et lui, il le savait bien…
Mais ce soir-là, elle le chauffait à mort. Le Manu s’était marré, il avait dit Ben
si tu veux, j’te prête ma caravane, celle qu’est dans les bois derrière la Maloutière. Gabin savait où. Il avait emmené la petite
dans les bois, à la caravane, et là, ils avaient fait leur affaire. À la
satisfaction générale.
C’est quand, qu’on s’revoie ?
elle avait demandé quand il l’avait laissée devant chez ses parents, au bourg.
Il avait dit C’est quand tu veux, tu m’plais. J’m’appelle Gabin et j’peux te
l’dire… t’as d’beaux yeux, tu sais. C’était un
truc dont il usait souvent et ça marchait à tous les coups, la fille fondait.
Mais jamais aucune ne lui avait répondu Embrassez-moi, il ne draguait
pas des cinéphiles.
Bref, il était rentré très tard et il puait la baise. Lili l’attendait. Elle était assise sur le banc,
dehors, à côté de la porte. Elle avait son sac à côté d’elle, elle n’était pas
du genre à partir sans dire un mot. Pas des phrases, juste un mot. Elle a dit C’iè fini, Gabin. Prachtchaï !
(Adieu !)… Et elle s’est levée de son banc, elle
a pris son sac, elle est partie. Tous les deux savaient où.
Bien sûr, elle ne pouvait pas se pointer chez Déodore avant le matin. La nuit était douce, elle s’est
allongée dans l’herbe le long d’une haie, la tête sur son sac, et elle a
attendu le jour. Elle s’est endormie très vite. La lune donnait, une petite
brise tiède agitait les rameaux, et personne n’était plus belle que Lili la
douce en son sommeil. Un vrai con, ce Gabin.
Au matin, elle frappait chez le vieux. Il ouvrait, elle
entrait, et elle posait son sac à l’intérieur, à côté de la porte, puis elle le
regardait. Un grand sourire découvrait les dents pourries de l’ancêtre. Êta kharacho (c’est bien), a dit Lili. Elle avait trouvé à
quoi elle servirait désormais dans la vie. Déodore a
répondu Parl’ franchais
comm’ tout l’monde ! Puis il s’est repris,
il a rigolé et il a murmuré : Toi, tu f’ras
jamais une godasse… une Gauloise ! Elle a éclaté de rire.
Gdiè
Ma ? a-t-elle demandé, encorr
il dorrt ? Et sans attendre la réponse, elle
est allée se faire du café, puis préparer du chocolat au lait et des tartines
pour le petit. Le vieux ne la quittait pas des yeux.
Tout en s’activant, elle a demandé Où jé dorrmirra ? Il a
réfléchi un moment puis il lui a proposé de s’installer dans la baraque à
Victor. C’était la petite construction en pierre qui longeait la cour.
L’ancienne écurie des ânes transformée vingt ans plus tôt pour loger l’ouvrier
agricole.
Elle est allée voir. Une lourde porte de planches doublée
de lino à l’intérieur et une fenêtre à volets de bois rendaient le lieu assez
bien défendu. Il ne s’y trouvait qu’une pièce, dont les murs épais étaient
crépis à la chaux.
Elle a fait le tour, il y avait du boulot, c’était plus
que crade, mais ça lui a plu. Surtout le vieux lit bateau en érable, avec son
matelas de crin dont la housse rayée de bleu était comme neuve. L’ouvrier
n’était resté que quelques mois.
Il y avait au fond, dans un coin, caché par un rideau en
plastique bleu ciel, un grand évier carré. Au-dessus, une planche supportait un
tube au néon et sa prise électrique. Au-dessous, un grand seau hygiénique à
couvercle… Dans le coin opposé, une petite cheminée de brique recevait le tuyau
d’un gros poêle à bois.
Le plafond de lattes avait été blanc, il avait tourné au
grisâtre. Un fil électrique torsadé en descendait, il supportait une ampoule et
son abat-jour de verre bleuté. Une lourde armoire en châtaignier, une table
ronde branlante et quatre chaises cannées, le tout charançonné, complétaient le
mobilier.
Lili était en extase. Jamais elle n’avait rêvé de
disposer un jour d’un lieu à elle. Rien que pour elle ! Avec une serrure
et une lourde clé qu’elle serrait contre son cœur. De grosses larmes roulaient
sur ses joues, ses lèvres tremblaient. Elle a laissé tomber son sac et elle
s’est retournée vers la porte. Celle-ci était ouverte et une petite silhouette
brune s’y découpait.
Lili ! T’es là,
maintenant ? C’est ta maison ? Tu vas coucer là
? Ben moi ze couce dans la
maison au pépé. Le gamin était tout excité. Elle s’est
accroupie et lui a tendu les bras, il n’a pas boudé son plaisir, il s’est jeté
contre elle pour un gros câlin. C’était pas sa sœur
mais c’était bien quand même.
Puis elle s’est relevée et elle a dit Jé
fait chauffier chocolat, Galoubtchik,
et tyi va mangier. Il a
répondu Ze m’appelle pas galoustic, eh ! ze m’appelle
Ibrahima ! Mais on dit Ma ! Elle a ri et elle lui a pris la main
pour le ramener à la maison mais la pièce s’est trouvée tout à coup plongée
dans l’ombre et, surprise, elle s’est arrêtée.
Le vieux était dans la porte et les regardait, appuyé sur
sa canne, ricanant de plaisir au point qu’il se mit à tousser. Une longue
quinte. Puis il s’est mouché de la manche et il a pris son air le plus sévère.
Inquiète, Lili s’est demandée ce qu’il avait contre
elle.
Après un bref silence plutôt tendu, il a dit Tu
prendras des draps et des jouvertures… des
couvertures. Ch’que tu voudras. Et pis pour ta
douche, tu viendras à la maijon. Prends auchi des cherviettes. Il a
repris son souffle et a jeté, agacé, Enfin prends ch’qui
t’faut, saperlaliquette, ch’est
pas à moi de t’echpiquer ch’que
t’as bejoin ! Ayant
dit, il s’en retourna.
Toute la journée fut donc occupée à remettre lA maiSon à lili en état. Ma avait écrit ces mots-là à la craie sur
une planche, mêlant majuscules et minuscules, et il avait fallu que la jeune
femme accroche cela au-dessus de la porte. Ceci fait, il n’avait pas cessé de
tenter de l’aider, avec entrain mais toujours dans ses jambes.
Au soir, quand tout a été éteint dans la maison, la lune
masquée par un matelas de nuages, Lili, le cœur en paix, est sortie pour se
rendre enfin chez elle. Chez elle pour la première fois !
Elle n’a pas eu le temps d’y parvenir, une ombre s’est
jetée sur elle et l’a enserrée. Elle n’a pas eu peur, elle a su tout de suite
de qui il s’agissait. Gabin…
En rentrant du boulot, il avait trouvé la maison vide. Il
s’y attendait mais ça lui est tombé dessus quand même. Le coup de
bourdon ! Pour se remonter le moral, il avait pensé se prendre une cuite,
mais dès le premier pastis, il avait compris que ça ne le mènerait nulle part.
Un éclair de lucidité.
Il était sorti et s’était assis sur le banc, là où Lili
l’attendait la nuit précédente. Et ce qui lui était arrivé, c’était une
démarche entièrement nouvelle pour lui, il avait réfléchi. À sa vie, à sa façon
d’être, à ses amours, à son avenir. Dur, dur…
Ça lui venait de Lili, cette chose-là, il s’en est rendu
compte. Et il s’est dit qu’il n’était pas de force, qu’il avait besoin d’elle.
Que sans elle, il allait s’encroûter dans son trip de j’en ai
rien à foutre de tout, de ça vaut pas l’coup
d’s’emmerder, de ç’que j’fais ça regard’ que moi… Fallait qu’elle soit là avec
lui, autrement quoi ?
La nuit tombée, il était donc venu voir ce qu’elle
fabriquait. En suivant ses mouvements, à l’abri de l’obscurité, il avait
compris qu’elle emménageait dans la baraque à Victor,
et que ça voulait dire qu’elle pensait rester là, habiter là. Tout ça à cause
du môme. Et il avait bien pigé que le Déodore, il demandait pas mieux.
Alors il avait pensé qu’il ne devait pas la laisser
s’installer dans ce projet-là. C’est dans cette idée qu’il attendait depuis des
heures qu’elle passe à sa portée.
Lili s’est dégagée et elle a dit Nièt.
Elle a reculé de deux pas et elle a dit C’iè fini,
Gabin, confiance jé pas. Nièlzia !
(Impossible !). Elle est rentrée chez elle, elle a fermé la porte à clé.
Ensuite elle a pleuré.
Lili va-t-elle oublier
Gabin ? La lune va-t-elle réapparaître ce soir ? Ma s’est-il lavé les
dents ? Que veut dire Galoubtchik ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
17
Où la canne à Déodore
entre en jeu
C’est la rentrée. Dès demain, Ma va aller à l’école.
Saturnin, en tant que maire, y tient absolument.
Certes, claironne-t-il, j’eusse
préféré qu’il eût été possible d’envoyer l’enfant à l’école des bons pères,
mais celle-ci ayant dû amener les couleurs depuis des lustres, il me faut
rendre les armes et soumettre cet innocent à la férule des sans-dieu. Non
que je fisse jamais partie de l’engeance imbécile des mâchonneurs de patenôtres, à Dieu ne plaise !
Mais s’abaisser à user de l’école de soi-disant hussards, fussent-ils noirs,
fi !
Ma, ça l’inquiète, l’idée de l’école, il demande Y en
a aussi qui sont des Noirs comme moi, à l’école ? Saturnin est
embarrassé. Il ne sait que dire. C’est qu’on n’a jamais vu de Noirs au bourg,
si ce n’est, au marché, ceux qui vendent de la pacotille. Il ne trouve rien à
répondre. Il se tient là, énorme et rougissant, et passe d’un pied sur l’autre.
Il était venu chez Déodore en
fin d’après-midi dans le but de s’assurer du bon accomplissement des
préparatifs. Il doutait que cela puisse s’effectuer correctement de la part
d’un vieillard rabougri du cervelet flanqué d’une immigrée… aussi charmante
fusse-t-elle. Car elle est charmante, la bougresse ! s’exclame-t-il
en son for intérieur. Et, honnête avec lui-même, il ne peut éviter de
reconnaître que la présence de la jeune Russe est la cause véritable de sa
visite.
Devant le silence du géant, c’est Lili qui lâche le
morceau. Elle le fait comme elle peut : Seul Noir avec toi, Ma Ibraguimovitch. Mais tu as beaucoup amis dans spoutniki (l’entourage). Le petit ne semble pas
convaincu. Alors y a pas d’Noirs ? Ben tu
sais, ça va pas êt’ marrant,
soupire-t-il. Déodore, dans un jour combatif, pense
alors nécessaire d’ajouter son grain de sel : Regard’ don, p’tit gars, tu vois ma canne ? Ben si y en a qui
tempêtent… qui t’embêtent, tu verras ç’qu’i’ prendront, samorlépopiette !
Ma les aime bien, tous les deux, mais il n’est pas
convaincu. Et de voir le gros canard-maire qui se tait, embarrassé, ça lui
donne à penser… des pensées noires (s’il connaissait déjà Moïra MacRury, surnommée Scarlet
(écarlate) à cause de sa tignasse rousse, une petite Écossaise qui se prépare
elle aussi à entrer au CP, ça irait mieux, mais n’anticipons pas).
Le jour de gloire est arrivé. Lili conduit Ma jusqu’à la
route, au point d’arrêt du bus de ramassage scolaire. Mal réveillé, visage
grisâtre, cerveau embrumé et ventre qui gargouille, le gamin se fait un peu
tirer par la main. Il est le seul de ceux qui entrent au CP qui prenne le car,
tous les autres sont emmenés par une mère ou une grand’mère, voire un
grand-père. Mais Lili n’a ni permis ni voiture et le
carrosse de Déodore est en panne. Gabin n’est pas
venu le réparer comme c’était convenu… à l’époque où Lili vivait chez lui.
Le car n’est pas encore arrivé, mères et grands-mères
sont là à l’attendre avec leur progéniture. Leurs conversations vont de
l’avant, toutes se connaissent depuis toujours, mais lorsque s’approchent la
jeune femme blonde et l’enfant noir, c’est le silence. Rien d’hostile, mais que
dire ? Les étrangers, par définition, sont étrangers. Lili se lance :
Bonjourr… Elle reçoit en réponse quelques
hochements de tête et tout de même un ou deux sourires.
Et puis voilà, le car arrive, les enfants y embarquent,
Ma le dernier, la porte se referme et c’est parti. Les femmes font des gestes
d’au revoir en regardant l’engin s’éloigner, puis il disparaît en tournant
derrière le bois de la Cornutière.
Certaines femmes retournent chez elles ou partent au
travail, il y a de toute façon du boulot qui les attend. D’autres, surtout les
plus vieilles, restent un moment à bavarder. Il y a là la mère Méfie, venue
conduire sa petite fille au car. Elle se penche sur sa voisine et lui montre du
doigt Lili qui s’éloigne : Z’avez-ti
pas vu cette-là ? Savez où qu’è reste, maint’nant ?
È reste chez Déodore, ce vieux vicieux ! Le pauv’ Gabin il est cocu, comm’
j’vous l’dis !
En fait, l’information est déjà connue de toutes, mais
c’est l’interprétation de la mère Méfie qui fait débat. Marie Déchevreux, celle de la grosse ferme à l’entrée de
Saint-Léger, n’est pas d’accord. C’est pas
pour le vieux, corrige-t-elle, qu’elle est partie, c’est pour le p’tit. Marie est une grande bringue dégingandée, dans
les cinquante ans, en jean râpé et veste kaki, bottes de caoutchouc, déjà le
fichu sur la tête pour aller aux bêtes. Elle trouve que faut pas dire des
choses comm’ ça.
Aline Hautdecorps, la femme du
gendarme retraité, l’approuve : Bon, d’accord, elle
est pas d’chez nous, mais tout d’même, c’est une bonn’
fille, moi j’vous l’dis ! È m’a fait du ménage, eh ben, vous
trouverez pas plus prope ! Et son
long nez frémit comme chaque fois qu’elle émet une opinion bien sentie. Tout le
reste de son corps potelé frémit à la suite sous sa robe de chambre en velours
marron. Elle n’est pas encore habillée.
Vaudrait quand même mieux qu’elle soye
restée dans son pays, opine Madame Da Silva, l’épouse du
gros entrepreneur de maçonnerie. Elle garde un brin d’accent qui évoque son
Algarve natal mais ça ne l’empêche pas de se trouver très parisienne dans son
tailleur-pantalon. On la sent au-dessus du panier, d’ailleurs elle se fait
coiffer à la ville. Il est vrai qu’elle est la maîtresse de son coiffeur, le
beau Kader.
Pendant que ces dames s’apprêtent à rentrer chez elles,
le car est arrivé au bourg et stoppe devant l’école. Les enfants en descendent,
et là, surprise pour Ma ! Le gros monsieur l’maire, çui
qu’a les trois ciens dans son çâteau,
il est là à ll’attende pour le conduire, qu’il dit,
et mêm’ pour le présenter à la maîtresse. Ma, il est tell’ment content qu’il a envie d’cialer,
eh…
La maîtresse, c’est une jeune dame très brune qui
s’appelle Djamila. C’est elle qui a les CP, et son
mari, Monsieur Schrumpfmeyer, a les grands du CM2. Ma
apprendra très vite qu’ils ont un fils de quatre ans qui s’appelle Harry. Et il
n’aura aucune peine à constater que Djamila, sa maîtresse, est enceinte. Et
bien sûr, il fera comme les autres et appellera le Schtroumpf le maître des
grands, du moins dans son dos.
Mais laissons-le faire connaissance avec son nouvel
environnement et retournons à la Maloutière, où se
joue une scène inhabituelle.
Lili entre dans la cour et Déodore,
depuis le pas de sa porte, la regarde avancer vers lui avec plaijir.
Mais voici que Gabin, caché à sa vue derrière la baraque à
Victor, déboule tout à coup jusqu’à la jeune femme et, titubant, l’attrape par
le bras. Il est déjà fin soûl et il n’est pas neuf heures du matin. Le vieux
s’en rend compte sans difficulté. Il a ben dû bouère
tout’ la nuit, pense-t-il.
Sur le coup, Lili a eu très peur, mais maintenant elle
sait de quoi il s’agit. Elle n’est pas Russe pour rien, le pochard elle
connaît, ça fait partie des fournitures de base, elle a déjà beaucoup donné,
dans le genre Gare à toi, le père est bourré ! (ou le frère, le
mari, le cousin, le voisin, le patron, le flic – rayer les mentions inutiles).
D’ailleurs, Gabin s’accroche à elle, qui reste immobile,
dans l’attente. Il balbutie des séries de mots parmi lesquels reviennent sans
cesse T’es à moi, t’es
à moi… Et voyant qu’elle ne réagit pas, il la serre contre lui, se frotte à
elle et commence, de ses doigts malhabiles, à tenter de la déshabiller.
Maintenant elle est pétrifiée, elle n’a jamais pensé que son Gabin pouvait s’en
prendre à elle de cette manière, mais il la pousse et la fait tomber, se
couchant sur elle…
Déodore
a suivi la scène des yeux sans bouger. Il est d’abord certain que la jeune
femme va se tirer sans difficulté de cette situation, mais quand il voit Gabin
déchirer la chemise de la jeune femme sans que celle-ci, écrasée sous le poids,
puisse se défendre, il lui vient tout à coup une terrible colère. Une indignachon. Alors il saisit sa canne, la brandit comme une
arme et court – oui : court ! – vers les deux jeunes gens qui
s’agitent dans la poussière.
Arrivé à eux, bavant, il assène de toute sa force un coup
de canne sur la tête de Gabin, qui s’écroule sur sa victime, inanimé, la tête
en sang. Lili, blanche comme un linge, se dégage, se relève, se rajuste et
regarde le petit père : il lui rend un regard affolé, il a pâli tout à
coup, puis il ahane, ne trouve plus son souffle, ses jambes fléchissent et il
s’écroule à son tour.
Les
deux hommes sont-ils encore vivants ? Si oui, lequel va-t-il se relever le
premier ? Y a-t-il une cantine à l’école ? Quand va-t-il finir par
pleuvoir ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
18
Où l’on ressort une vieille
deux-chevaux
Madame Adeline a compris assez vite que l’amoureux de sa
protégée, le garçon auquel Aminata téléphone en cachette, est en fait un petit
frère, qu’elle cache à la campagne chez un vieux nabu.
Ben dis donc, Minata, il a quel
âge, ton frelot ? elle demande, c’est
pas l’moment pour lui d’aller à l’école ? Si, hein ?
Ben comment qu’tu vas faire ? Mais Aminata sourit. Elle vient
d’appeler chez Déodore et une jeune femme à l’accent
bizarre, genre yougo – Cette Lili, bien sûr,
s’est-elle dit – lui a rrépondu que de ce côté là, pas de prroblème, que Ma
est à l’école, au CP, que la rrentrrée s’est trrès bien passée grrâce à Msieu Mairre, qu’il a une maîtrresse qui s’appelle Djamila, qu’il ne faut pas se fairre de souci pour les habits ou les fourrniturres.
Bref, que tout va bien.
Elle n’ajoute pas, Aminata, qu’une sorte de chagrin l’a
envahie, mais Adeline l’a senti. C’est que Lili habite maintenant chez le
pépère pour mieux s’occuper du petit… ça
lui fait un peu mal, à Aminata, cette idée que maintenant, la grande sœur à Ma,
c’est plus vraiment elle, que c’est une jeune femme qu’elle imagine très
blonde, avec son français venu du froid…
Adeline a vu ça, elle a souri, Tu fais la
gueule ? ça
s’appellerait pas d’la jalousie, ça, ma fille ? La jeune fille
fait Non de la tête et s’enfuit vers l’atelier.
Assise à la table de la cuisine, sa patronne réfléchit.
Pour aider, elle se verse un p’tit verre d’arquebuse, elle est pas du genre à suçoter des liqueurs de dame. Minata, elle se dit, elle aim’rait
bien y aller voir, mais è peut pas, è se f’rait r’pérer tout d’suite. Et l’idée lui vient : Ben
moi j’peux y aller ! L’atelier, i march’ tout
seul, avec la p’tite. Et moi, ça me f’rait des vacances…
C’est ainsi qu’une Parisienne un peu âgée, un peu
essoufflée, un peu enveloppée, arrive en taxi chez Marie Déchevreux,
celle de la grosse ferme à l’entrée de Saint-Léger, à deux bornes de chez Déodore. Marie n’est pas une feignante, en plus de sa ferme
elle tient deux chambres d’hôte installées un peu à l’écart dans un ancienne
bergerie. C’est joli, il y a un pré, des colchiques sous la charmille, et ça
borde le Sifflez-moi, comme on appelle le ru.
Certes, les bruits de la campagne, Adeline s’en
apercevra, ont beaucoup changé par rapport à la dernière fois où elle avait
quitté Paris, elle avait neuf ans à l’époque, c’était pour la communion à sa
cousine de Normandie. Désormais, c’est plutôt les
machines agricoles, la tronçonneuse, la débroussailleuse, mais quand même, on
entend toujours le coq, les vaches, les chèvres, et même, au loin, un âne qui
braie tôt le matin.
Adeline est contente. Son studio est cosy, bien équipé,
tranquille. Les repas se prennent à la ferme, dans la grande salle commune au
sol pavé de dalles. Ces gens-là sont charmants. Charlie, le mari, une espèce
d’ours taiseux à la gueule de boxeur, lui a porté ses bagages sans qu’elle ait rien d’mandé.
Marie, de son côté, garde toujours son air sérieux, mais
Adeline a tout de suite repéré le petit éclair de malice qui fait parfois
briller son œil. Il est vrai que le couple anglais qui loue l’autre studio est
assez amusant à observer, deux jeunes mariés très amoureux qui sont là pour
trouver une ruine à rénover.
Au téléphone, il a été entendu que les Déchevreux mettraient leur vieille deuche au service de la
touriste. Adeline en est enchantée, ça lui convient, elle a
un peu peur des voitures actuelles, elle qui n’a passé son permis,
autrefois, que pour conduire sa fourgonnette de livraison.
Là
voilà donc installée au volant, dans la rue du bourg où se trouve l’école, en
attente de la sortie des classes. Elle est garée juste derrière un 4x4
poussiéreux dont descend, pour se délasser, une espèce de monstre. On dirait un
canard géant habillé en gentleman farmer.
Poitrine bombée, fesses très en arrière, pattes écartées, et bec aplati au bas
d’une tête ovoïde… Ben le pauv’ gars, il aura pas l’prix d’beauté, se dit Adeline. Malgré
tout, un air comme qui dirait seigneurial, pense-t-elle. Drôle de zig.
Voilà les enfants qui sortent, et Adeline s’extrait de la
deudeuche pour mieux voir. Au sein de la masse d’enfants et de parents
agglutinés, elle finit par apercevoir le petit Ma, évidemment facile à
distinguer.
Le car de ramassage scolaire est un peu plus loin, elle
s’attend à ce que le gamin se dirige vers lui mais, surprise !,
il aperçoit le gros type, s’épanouit d’un grand sourire, et court vers lui en
lui tendant les bras ! Qu’est-ce que c’est qu’ce bizness ? se
demande Adeline.
Le géant attrape l’enfant, le soulève et lui fait une
bise, puis il l’installe à l’arrière du 4x4, se coule avec légèreté à la place
du conducteur, démarre et, louvoyant au travers de l’agrégat des voitures
parentales, gagne la route. Adeline, qui s’est vite enfilée dans son tas de
rouille, n’a plus qu’à suivre.
Après quelques sinueux kilomètres de route de campagne,
le 4x4 ralentit, tourne dans un chemin empierré qui monte vers un petit corps
de ferme. Adeline a stoppé à l’entrée de cette piste et observe de loin la
voiture du gros homme, qui s’arrête à l’entrée. La grille est largement ouverte
et l’on peut distinguer, au fond d’une grande cour, une vieille maison de
pierre au toit de tuiles rondes.
Une jeune femme blonde, mince, court vers le 4x4 d’où
descend l’enfant. Lili, se dit la bonne dame, et on dirait que c’est
le grand amour, avec le p’tit… En effet, la Russe
s’est accroupie et prend Ma dans ses bras, l’embrasse, rectifie sa mise, se
relève, le prend par la main et se retourne vers l’énorme bonhomme, qui est
descendu de son véhicule et la regarde sans bouger, comme au garde à vous.
Et vlan, pense Adeline, il
est amoureux d’elle, le pauv’ gars ! Elle
comprend alors pourquoi il était allé attendre le moutard : Ben tiens ! Pas fou, le monstre ! L’a
pas tell’ment d’avantages à faire valoir mais
i sait quand même y faire.
Elle distingue alors, sortant de la maison, un p’tit vieux tout ratatiné, appuyé sur sa canne, la gapette
de travers, qui se traîne péniblement vers ce groupe en ayant l’air de ricaner.
Du moins si elle voit bien. Faudrait qu’elle se rapproche. Elle sort de sa
voiture, hésitante, et va se décider lorsqu’ apparaît aussi, sur le seuil de la
maison, un grand gars dont la tête est enturbannée d’un volumineux pansement.
Il a l’air un peu flageolant. C’est qui, encore, çui-là ? se
demande Adeline.
C’est à ce moment que Lili aperçoit la deux-chevaux
plantée au bas du chemin. Elle met la main au-dessus de ses yeux pour mieux voir
car Adeline est dans le soleil, puis, laissant le petit courir vers le jeune
gars, dépassant le gros type en lui souriant au passage, elle descend de
quelques mètres, donnant ainsi l’impression que la personne qui l’observe
serait la bienvenue.
Adeline se met alors en marche, soufflant et pestant, et
arrive à la hauteur de la blonde. Elle reprend son souffle et demande : Lili ?
La jeune femme est surprise. Kto vy ? (qui
êtes-vous ?) demande-t-elle, ce qu’Adeline interprète sans difficulté. Ça
s’rait trop long à espliquer ici, j’vous dirai tout
mais on pourrait pas aller s’asseoir ?
Lili prend alors conscience de l’essoufflement de cette
dame et lui fait son grand sourire, l’éclatant, celui qui lui a permis de
traverser l’Europe sans trop y laisser d’elle-même, puis elle lui prend le bras
et l’emmène doucement vers la maison.
Elle salue Saturnin au passage d’un Merrci
Msieu Mairre, do svidania !,
ce qui le laisse balbutiant, puis, toujours souriant, elle dit à Déodore À maison, Batiouchka !
Elle arrive enfin, avec son invitée, au seuil prestement libéré par Gabin. Ma
les attend à l’intérieur. À moins que, ce qu’il attend, ce ne soit son goûter…
Voilà tout ce monde – moins un Saturnin fort peiné – dans
la grande cuisine de la maison. À ce moment-là, saperlipopette ! le
téléphone sonne. Aminata n’y tenait plus.
Que fait donc Gabin dans cette maison ? Adeline
parle-t-elle anglais ? Déodore a-t-il
suffisamment récupéré ? Les Déchevreux ont-ils
des enfants ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
19
Où l’on prépare une tarte
aux pommes
Ben comment
qu’tu t’amènes… qu’tu t’appelles,
dans ton pays, ma p’tite ? Hein ? Comment
qu’ch’est, ton nom ? Que ch’sache
qui qu’ch’est qu’j’émarge… Mmm… qu’j’héberge !
Déodore est content de voir que Lili s’est installée
pour de bon chez lui, mais il ne voudrait pas avoir l’air idiot au cas où les
gendarmes lui poseraient des questions.
C’est le matin et ils sont assis tous deux à la grande
table de la cuisine, Ma vient de partir à l’école, ils pèlent et coupent des
pommes pour préparer une tarte. C’est qu’il y aura une invitée, ce soir, cette
dame, la Parisienne, l’amie d’Aminata. Comment qu’a ch’appelle,
déjà, cette-là ? a demandé Déodore pour la
troisième fois. Lili le lui a répété patiemment : Adline,
son nom ! Mais au fait, elle-même, s’est-il inquiété, comment
s’appelle-t-elle ?
Mon nom Larissa Denissovna Aksakova, répond Lili, a
ou ménia niè dakoumienty, pas papiers chez moi, Batiouchka…
Si elle savait plus de français, elle lui dirait que les papiers, pour un
clandestin, c’est ce qui permet au juge français de savoir dans quel pays le
renvoyer. C’est pourquoi elle a caché les siens dans les bois, dans un trou
d’arbre, en hauteur, bien enveloppés dans un sac imperméable.
Déodore
n’est pas très doué en langues étrangères. Cela l’amène à se poser parfois des
questions de fond auxquelles il n’a pas de réponse. Par exemple, quand il
apprend à la télé que tel grossium est le manager d’une grande
entreprise, il se demande pourquoi c’est le gars qui fait le ménage qui dirige
la boite. Ou quand il comprend que son téléfilm préféré est en prime time,
il s’inquiète de savoir si son téléviseur devra être modifié pour recevoir ce
genre d’émission… Voyez pas que ch’chois oblitéré…
obligé, d’ach’ter un pochte ?… un pochte ?
C’est pourquoi il croit que Batiouchka
(Petit père) signifie quelque chose comme Excuse-moi. Mais s’il accepte
d’excuser Lili – il lui pardonnerait même de lui supprimer le pinard, c’est
dire… –, il est quand même embêté. Chuis
emboité, ma p’tite, hein ? Chi on t’prend ichi, ch’est moi que j’vas en
gnole !… en tôle ! Lili ne sait que
répondre.
Il se rend bien compte que ses capacités diminuent à tous
égards, il aimerait donc bien que Lili lui apporte durablement son aide… mais
sans lui causer d’embarras. Seulement il ne voit pas comment la situation
pourrait évoluer positivement. Il n’existe pas de solution qui soit à sa
portée. Aussi préfère-t-il oublier finalement le problème et lui trouver une
solution pratique : Bon, ben on verra ben.
D’autant qu’un autre souci traverse son esprit : Et
Gabin, qu’èche qu’i fait ? Les intentions de Gabin, voilà un autre sujet
d’inquiétude. Les intentions de Gabin à propos de Lili, à propos du coup qu’il a pris sur la tête, à propos de ce qu’il pourrait raconter à
son copain Trouvebroc, ou au maire, ou à n’importe
qui, et qui serait répété à la mère Méfie, et de la mère Méfie aux gendarmes il
n’y a pas loin…
Dans son jargon franco-russe, Lili rappelle une fois de
plus à Déodore que Gabin, après avoir été soigné par
elle, a dû rester pour la nuit mais qu’il est rentré chez lui dès que Madame
Adeline est arrivée. En fait, elle l’avait poussé dehors en comprenant que le
coup de téléphone survenu alors venait d’Aminata. C’était assez compliqué comme
ça, avait-elle pensé, Gabin n’avait pas besoin de tout savoir sur ce qui se
passait autour de Ma.
Gabin était rentré chez lui, s’était saoulé derechef,
puis, au soir, avait appelé la Manon. Elle avait rappliqué illico et, voyant
son état, loin d’être consternée, elle avait compris qu’il était à elle. Pour
la vie. Tu verras, avait-elle pensé, quand on sera ensemble, tu risqueras pas de te poivrer la poire, mon coco ! J’y
veillerai… Elle se trompait sur toute la ligne, mais n’anticipons pas.
Lili comprend bien que le souvenir de Gabin trouble la
cervelle embrumée de son hôte, elle cherche à le rassurer. Elle lui assure que
tout est fini entre elle et le jeune homme, mais que celui-ci est quand même un
type bien. Malgré tout. Qu’il n’irait pas colporter des choses sur elle, ni des
choses qui mettraient Ma en danger. Parqué Gabin aime Ma, Batiouchka ! À quoi il répond T’escuse pas, ma fille, y a pas
matière, ce qui la laisse interloquée.
Ceci dit,
Déodore, les yeux dans le vague par-dessus la graisse
de ses verres, réfléchit. Ça l’amène à claper de la langue et, en conséquence,
à baver mais juste un peu. Il renifle un coup, se dit que sa gapette doit être
de travers comme d’habitude et la remet en place, profitant du geste pour se
gratter l’occiput.
Ceci fait, il pose la question qui le turlupine : Ben
ch’est pas tout cha, ma p’tite, dis-moi plutôt comment qu’tu t’appelles ?
Hein ? Dans ton pays ? Lili soupire et le lui dit une nouvelle
fois. Ben dis don, ch’est pas commode, on dirait
du polonais. Comment qu’tu dis ? Répète don ! Elle le fait :
La-rris-sa, mon prrénom. Et aussi, avec prrénom
papa, Dé-nis-sov-na. Et mon
nom Ak-sa-ko-va. Jé écrris.
Et elle le fait sur le bord du journal qui sert à rassembler les épluchures.
Déodore
tire vivement le journal à lui, ce qui fait tomber à terre le bout de crayon
utilisé par la jeune femme et pas mal d’épluchures de pomme, puis regarde
attentivement ce qu’elle a écrit. Ben non, ch’est
pas du polonais, y a pas d’doublevé
ni d’zède, j’m’y connais en polochon… en polonais. Banoukchètchéné ? Lili commence à comprendre les
finesses du déodore usuel, elle répond Jé pas polak, Batiouchka,
jé RRouss. Elle sourit,
et en se désignant elle ajoute : Popof !
Les yeux chassieux de Déodore
s’écarquillent : Tu ch’rais pas ruche, des fois ? Ch’est cha ? Cha par egjempe ! Et t’es communisse ? Il ne sait pas trop quoi penser de
ça, une communiste chez lui, lui qui a toujours voté pour le Général !
Mais non, l’expression de Lili le rassure, elle est pour le Tsar, bien sûr,
chère petite…
Depuis qu’elle habite près de lui, Lili a pu remarquer
que la cervelle du vieux bonhomme bat parfois la campagne. Ça l’inquiète, bien
sûr, mais enfin, pour le moment ça reste épisodique et ce n’est jamais
dangereux pour quiconque. Elle aimerait pourtant en parler à quelqu’un d’un peu
plus savant qu’elle. Et bien sûr, la figure de Saturnin se présente à son
esprit. Elle se tourne vers Déodore et s’écrie :
Invité ce soirr aussi Msieu
Mairre !?
Saisi par la vivacité de la jeune femme, le vieux
sursaute, tente de comprendre de quoi elle parle, puis sourit. L’idée lui
plaît, saperlatrompette ! Il serait flatté de
compter à sa table un tel invité de marque. D’autant que Lili, il a déjà pu
s’en rendre compte, cuisine à merveille. Aussi, ricanant et claudiquant, s’en
va-t-il appeler le château.
Lorsque le téléphone sonne, Saturnin revient tout juste
de son tour à pied quotidien dans la commune. Pour se délasser, il s’est
allongé nonchalamment sur un sofa. L’effet de ce temps de détente se fait
rapidement sentir : il sourit niaisement dans le vide, pensant à la jolie
voix de cette charmante jeune femme africaine avec laquelle il a eu le plaisir
de s’entretenir au téléphone quelques temps auparavant, chez ce vieux gâteux de
Déodore. La grande sœur de ce petit gamin si mignon,
celui qu’il aurait tant voulu garder céans.
Mais la jeune femme – quelle voix ensorcelante ! –
lui a infortunément confirmé qu’il avait eu raison de
laisser repartir l’enfant chez le vieux bougre…
Eh bien c’est justement ce dernier qui l’appelle et
l’invite à dîner. Palsambleu, la bonne nouvelle ! Car il y aura aussi, en
sus de la drôle de bonne femme aperçue la veille, celle qui sortait d’une
deux-chevaux nauséabonde, la blonde la plus délicatement émouvante que l’on
puisse jamais évoquer… Un lys ! Et le charme de son délicieux
accent ! Saturnin s’en trouve glorieusement ému en toute sa personne…
À cet émoi s’ajoute l’expression d’un sentiment moins
ravageur, porteur d’une qualité d’émotion d’une autre nature, celui que suscite
en lui la perspective de revoir son petit ami, ce sacré petit titi de Ma. Comme
je m’ennuie vite de ce chérubin ! se dit-il, souriant sans le savoir.
Mais il s’assombrit : deux femmes en vue, cela fait quand même
beaucoup…
Saturnin a-t-il seulement une chance d’attendrir l’une de
ces jeunes femmes ? Ma aura-t-il beaucoup de devoirs à faire ce
soir-là ? Où est passée Adeline ? Où se trouve l’aspirine ? Vous
le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
20
Où il suffit d’une photo
pour s’émouvoir
Ma il est content. D’abord c’est dimance,
y a pas école, et en plus il fait beau. Il s’est
réveillé et il a entendu que ça bouzait dans la
maison. Le pépé il était déjà sorti, L’nouère était
content, dans la cour, il poussait des petits zappements
rauques pour dire bonzour. En plus, Ma entendait la
vaisselle tinter dans la cuisine, et il a senti l’odeur du çocolat
et du pain grillé.
Alors il s’est levé. Lili elle l’attendait debout devant
l’évier, elle a souri, il est venu l’embrasser et il est resté un moment serré
contre elle. Elle a dit Pti diéjnié ! Alors il s’est assis à table, son bol
l’attendait, Lili elle lui a versé son çocolat et
elle lui a beurré sa première tartine. Après elle a étalé de la confiture
dessus. À la framboise. Y a Pelote qui est venue, elle s’est installée sur la
table et elle a surveillé le petit-dézeuner.
Maintenant il est dehors, assis sur le seuil de pierre.
Il s’est lavé les dents, il s’est mouillé la bouille – il s’est doucé la veille au soir une fois qu’il a eu fini ses
devoirs – et il a passé un peigne dans la boule de ses ceveux
crépus, puis il a mis un dzean, une cemise et des çaussettes propres,
et enfin son pull et ses baskets. Il est content. Il regarde son monde.
Le pépé il est sorti de la cour, çâteau
branlant, la canne à la main, L’nouère devant lui. Ma
se dit qu’il veut aller voir comment se porte le potazer,
saperlécerpette ! Parce que Lili elle a sûrement
donné aux lapins et aux poules, c’est donc pas la peine que le pépé il y aille.
Pasqueu le pépé il est vieux, il est fatigué,
maintenant c’est Lili qui fait les çoses. Pas touzours mais souvent. Lili elle est zentille.
Ma il pense à tout ça. Y a des zens, ils sont zentils, et y en a d’autres, ben ils sont
pas zentils. Et y en a, ils sont zentils que des fois. Pas tout
l’temps. C’est comme la maîtresse. Elle s’appelle Djamila mais on lui dit Maîtresse.
Et faut pas lui dire Tu, faut dire Vous. Eh ben elle est zentille mais pas tout l’temps. Mais bon, une maîtresse, elle peut pas être zentille tout
l’temps. Des fois, faut qu’elle gronde ceux qui font
les andouilles.
Celle qu’est zentille tout
l’temps c’est Moïra. Même quand elle est pas zentille elle est zentille. Même
qu’elle a perdu ses dents de devant eh ben elle sourit tout l’temps. Sauf quand
elle pleure mais là, c’est pasqueu les autres ils ont pas été zentils. Pasqueu les autres, ils étaient à la maternelle, alors ils
se connaissent tous. Mais Moïra, elle est arrivée y a pas
longtemps, elle a pas fait la maternelle. Ma non plus.
Il se rappelle. Le premier zour
de l’école, à la récré. Ma il connaissait personne, il
était tout seul dans un coin, les autres ils zouaient.
Il a vu une fille, elle était toute seule dans un coin. Elle le regardait. Elle
avait les ceveux d’une couleur qu’il avait zamais vue. Roux mais foncé. Avec des nattes. Elle était
trop loin, il avait pas vu la couleur de ses yeux. Il
se disait que vu les ceveux, les yeux aussi devaient
être bizarres.
Elle le regardait alors il l’a regardée. C’est là qu’il a
vu qu’elle souriait. Et les dents qui manquaient. Comme lui. Et puis la
sonnette a sonné, ils sont tous revenus vers la maîtresse et ils sont rentrés
dans la classe. La fille – du coup il s’est rappelé qu’elle s’appelait Moïra,
encore un truc bizarre – elle était assise devant lui, elle s’est retournée, il
a vu qu’elle avait des yeux verts. Vraiment verts. Paf, il s’est dit, elle
a bien les yeux bizarres.
Après ça, la maîtresse elle a posé une question à Moïra,
et Moïra elle a pas répondu, elle a zuste dit un truc qui veut rien
dire. La Maîtresse elle a dit, Ah oui, c’est vrai… Et elle a dit à tout
le monde Vous avez parmi vous une camarade, Moïra, qui est anglaise. Elle ne
connaît pas notre langue, elle ne sait parler qu’en anglais. Vous devrez être
très gentils avec elle et lui parler beaucoup, afin qu’elle apprenne le
français. Je compte sur vous.
Du coup, y en a, ils ont dit Elle
comprend pas pasqueu elle est bête,
alors ? Y en a plein qui se sont marré. Heureusement, Moïra elle a pas compris pourquoi. Ma il était
pas content. La maîtresse non plus. Il a pensé C’est çui qui ll’a dit qui ll’est. Enfin c’est comme ça qu’il est devenu copain
avec Moïra. Pasqueu les autres, il faut dire, ils zouaient pas beaucoup avec lui non plus.
Moïra elle s’appelle pas Moïra.
Que pour la maîtresse. Elle l’a dit à Ma, Môon
nôom est Scarlet. Elle
avait un accent bizarre, forcément, mais on comprenait. Ma lui a dit que lui il s’appelle pas Ibrahima, que la plupart du temps il
s’appelle Ma. Elle a dit Ma ? Il a dit Oui en hoçant la tête. Alors elle a souri, comme d’habitude. Et il
a été content. Elle est zentille, Scarlet,
il a pensé.
En plus, Msieu l’Maire,
Saturnin, il a dit l’autre jour que Moïra elle est même pas
anglaise, elle est un autre truc qui s’appelle écossais. Ma ça l’a fait
marrer à cause des p’tits pois. Scarlet
c’est pas un p’tit pois, mais
quand même, pour rire il s’est demandé si les yeux vers, c’était
pas à cause des p’tits pois… Saturnin il lui a
dit que les hommes écossais ils se baladent en zupe,
dans leur pays, surtout pour aller danser. Ben ça l’a fait marrer aussi.
Pelote vient s’asseoir tout à côté de lui, sur le seuil,
au soleil. Elle frotte sa tête contre son bras. Ma a compris le messaze, elle veut des caresses. Il sait très bien ce
qu’elle fait la nuit, qu’elle va çasser les petites
bêtes zentilles pour les tuer, mais il la caresse
quand même.
L’autre zour, il parlé de ça au
grand-père. Pourquoi que Pelote elle çasse ?
Pourquoi qu’elle tue les bêtes ? Nous on lui donne à manzer,
à Pelote ! Alors hein ? Le grand-père il a réfléci,
ça se voyait pasqueu il a fait Pfffouïtt,
et pis il a gratté sa tête sous sa gapette. Mais quand même, il a dit son
idée : Ben mon gars, les p’tites bêtes, è
s’bouffent entre elles, hein, è sont pas mantilles non pus ! Qui qu’c’est qu’est gentil ? Toi tu
bouffes bien mes sapins… Mmm… mes lapins !
Ça l’a fait réflécir. Il s’est
dit que Pelote, elle était zentille des fois, et pas zentille des fois. Comme lui. Autrement il faudrait
pas qu’il manze les lapins, ni les poules. Ben
oui mais quand c’est sur la table, rien que de voir ça, ça lui donne faim, ça
sent trop bon. Surtout que Lili elle fait drôlement bien cuire la viande. Ben
tiens, il a dit à Pelote, Lili elle est zentille,
eh ben elle tue les bêtes pour qu’on les manze.
Alors ?
Pelote elle a pas répondu, bien
sûr, mais elle s’est redressée et elle l’a regardé sérieusement, l’air de dire Ben
mon vieux, y en a, là-d’dans !
À quoi qu’tu penses, comme ça, loupiot ?
Tout à ses réflexions, Ma n’avait pas fait attention à la grosse dame qui vient
d’arriver. C’est Madame Ad’line, la patronne à sa
sœur. Il répond J’pense à rien, et il fait la moue qui va avec. Tu dis pas bonjour ? demande la dame en
souriant, alors il répond très vite Bonzour
Madame. Bonjour mon p’tit, réplique
Adeline, qui attrape le fauteuil en toile de Déodore
et s’installe à côté du gamin. Tu veux que j’te parle de ta sœur ? J’ai
des choses à t’dire de sa part.
Lili a entendu que quelqu’un arrivait, depuis le fond de
la cuisine elle jette un œil et préfère rester à l’écart. Cette dame est venue
pour voir Ma mais n’a pas encore eu l’occasion de se trouver seule avec lui,
Lili n’a pas à s’en mêler, elle trouve. Mais elle aimerait quand même bien
écouter…
D’autant que la conversation dure longtemps.
Adeline a pour mission de rappeler à Ma que sa famille,
c’est Aminata, sa grande sœur, qu’il ne faut pas qu’il oublie ça, Pas, mon
grand ? Et aussi que sa sœur pense à lui tout l’temps. Qu’elle
s’ennuie de lui. Et qu’elle lui envoie un souv’nir
pour pas qu’il l’oublie, qu’il pense à elle. Tiens,
prends ça, c’est pour toi ! dit-elle par avance en ouvrant son sac à
main et en farfouillant dedans. Elle finit par en sortir une enveloppe qu’elle
tend à Ma.
Il la prend tout en regardant la dame, il n’ose pas
ouvrir, puis il s’y décide et tire de l’enveloppe une photo. C’est Aminata. Une
belle photo en couleur. Il la regarde, et alors de grosses larmes coulent sur
ses joues.
Est-ce que Ma reverra bientôt sa
grande sœur ? Et est-ce que la confiture de Lili était bonne ?
Combien coûte un fauteuil en toile ? Où habite Moïra ? Vous le saurez
(peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
21
Où l’argent ne fait
décidément pas le bonheur
Saprelotte !
s’écrie Déodore, j’ons
pus d’jugeotte ! C’est qu’il vient de se ressouvenir de la soirée de
l’autre jour, quand le maire est venu souper chez lui avec la mère Ad’line, la Parijienne. La
patronne à Aminata, chelle
qu’est v’nue vouère comment qu’i’ va le p’tit, eh ben c’est-i’ pas qu’è va
l’remmener ? L’est p’tête ben v’nue pour cha !
Ça lui arrive de temps en temps, il voit les choses en
noir, c’est l’âge… ou le pinard, qui sait ? Il se le demande. Car après
tout, si la bonne femme était venue pour reprendre Ma, elle l’aurait dit, pas
vrai ? Il secoue la tête, on ne peut pas en être sûr, il lui faut y voir
clair. Voilà, c’est décidé, il va l’entreprendre, la vieille. Du coup, il se
reverse un fond de rouge.
Il est assis dans la cour sur son fauteuil pliant, le dos
au mur, à prendre le soleil d’automne. Il a posé son verre et sa chopine sur
une marche du seuil. Il aime s’installer ainsi, bien couvert, son
passe-montagne au lieu de sa gapette, une grosse doudoune violette sur le dos,
celle qui perd un peu ses plumes aux coutures, son caleçon long molletonné sous
le futal en velours, les chaussettes de grosse laine tricotées autrefois par sa
pauv’ femme, enfin ses godillots. Il a pensé à ses sabiots pleins de paille mais il sait que ça ne se fait
plus. Pourtant, dans le temps, on mettait ça pour avoir les pieds au chaud.
Avoir les pieds au chaud, c’est le secret pour pas
prendre froid, il se dit. D’ailleurs, il se souvient de cette ritournelle que
chantait son copain Totor, un de la classe, sur l’air des bijoux de
Marguerite : C’est aux pieds que j’ai froid, réchauffe-les
moi ! Ben Totor, il a plus chaud aux pieds, maintenant, il est
sous terre… Ça le rend triste, Déodore, de penser ça.
Ça y est, me rev’là en train
d’broyer du nouère. Ch’est
pas bon, nom de d’là ! Il se morigène. Il se dit qu’il faut
plutôt s’intéresser à des belles choses. Tiens, pense-t-il, regarde donc comme
la campagne est belle, avec toutes les couleurs de l’automne. Il regarde et il
respire, ça sent le frais, c’est bon. Il reste à jouir du bleu transparent du
ciel, de la limpidité de la lumière. Il ferme les yeux, il entend le
bruissement des ailes d’une tourterelle… Il sommeille un peu, se secoue, et
grommelle. T’es pas l’pus malheureux, vieux
croûton !
Ça le fait tousser. Et il se dit que quand même, quelle
chance il a ! Tiens ! il a Lili, qu’il entend chantonner dans la
cuisine. Une belle fille, sapredieu ! Il aurait
quarante ans de moins... Mais bon, n’y pensons plus. N’empêche qu’elle est là,
cette mignonne, gentille à souhait, à s’occuper de lui...
Et puis il y a Ma. Le petit. Que de la vie ! Que de
l’espoir malgré tous les malheurs. Il sourit, Déodore,
il hoche la tête, il y a même une tite larme qui lui
mouille la paupière. C’est de la bonne émotion, il se dit. J’ons p’tête l’air d’un vieux con
mais faut pas crouère, y a du cœur sous ma laine, che p’tit ch’est
tout’ ma vie. Du coup il est content de lui. Il ricane de contentement. Et
tiens ! il se reverse un gorgeon.
Mais l’émochon passée –
pardon : l’émotion – il s’essuie les lèvres et repense à la mère Ad’line. Où qu’elle est, cette là ? È d’vait pas v’nir, ch’matin ?
Il s’est à peine dit cela qu’il voit la deudeuche tourner dans le chemin, le
grimper en brinqueballant et s’arrêter devant la barrière. Adeline s’en
extirpe, en pestant comme d’habitude, s’époussette un peu et remarque le vieux,
là, de l’autre côté de la cour. Il a pas
l’air flambant, l’ancêtre, elle pense.
Quelques minutes plus tard, les voilà tous deux attablés
dans la cuisine. Adeline a refusé le p’tit coup
d’rouge que lui proposait le pépère, et Lili lui prépare petyi
cafiè. Les deux aînés se regardent. Ou plutôt ils
se jaugent. Adeline se demande ce qu’il a, à la fixer comme ça, et lui se dit
que le moment de vérité est arrivé.
Alors, qué qu’vous jêtes v’nue faire ichi, en
vérité ? Pachqueu d’puis qu’vous jêtes là, vous nous faites des grâches
mais pas jun mot su’ la quechtion
qui fâche : vous v’nez ti pour reprend’ le p’tit, oui ou non ? Pachqueu
moi j’vais vous dire : tant qu’la chœur aura ren
dit, pas quechtion d’vous l’laicher
emmener !
Adeline tombe des nues. Elle regarde le vieux et reste
silencieuse un bon moment. Ils se tiennent là, face à face, en chiens de
faïence. Lui, il attend une réponse tout en mâchonnant sa salive, et elle, il
lui faut un moment pour comprendre : ce bonhomme-là, le gamin, il l’aime… Jusque là, elle ne le voyait pas comme ça. Elle avait vu en
lui un vieux gâteux juste un peu dégoûtant. Un péquenaud, en plus. Ben non.
C’est autre chose.
Adeline, elle ne connaît des paysans que la caricature
que l’on se faisait d’eux en son jeune temps dans les faubourgs de Paris. Âpres
au gain. Elle se disait que le vieux allait lui cloquer la facture devant le
nez, elle attendait ce moment, d’ailleurs elle trouvait que c’était normal
qu’il réclame son dû. Elle était venue en partie pour régler ça. Mais là, non,
ce vieux nabu parlait d’autre chose…
Et cette chose-là, Adeline, elle connaissait. Oh pas
depuis longtemps, non, ça ne lui était venu que depuis peu. Depuis l’arrivée de
la petite Minata dans son gourbi de vieille
emmerdeuse. L’amour. La tendresse pour un petit, pour une petite. Eh ben mon
con ! elle se dit, si j’m’attendais à ça !
Lili perçoit tout cela dans les yeux d’Adeline. Vot, ana poniala
(Voilà, elle a compris), se dit-elle. Et elle sourit à la vieille dame, qui lui
rend son sourire : quand Lili sourit on lui sourit. Mais Déodore, lui, il s’énerve : Ch’est
quand qu’vous jaccouchez ? Et Adeline sourit
à nouveau. Chuis pas v’nue pour reprende le p’tit, chuis juste v’nue pour le voir, pasqueu
sa sœur, è peut pas v’nir, vous devriez l’comprende.
Si c’est ç’que vous voulez, i’ va rester ici, où voulez-vous qu’il aille ?
Elle a fait comme si elle s’énervait elle aussi, elle a haussé le ton, ça
l’amuse.
Déodore
reste interloqué : voilà-t-il pas qu’il se fait engueuler, maintenant, et
chez lui, encore ! Et puis, saperlacomprenette !
le sens des paroles de la bonne dame lui parvient à l’esprit. La mâchoire lui
en tombe et il salive.
C’est pas
pour ça que chuis v’nue, j’vous dis,
reprend Adeline, gardez le p’tit, j’vous l’demande.
Ça s’rait gentil d’vot’ part. Sa sœur
peut pas s’montrer, vous l’comprenez ? I’ peut
pas aller à l’école à Paris, on pourrait r’monter
jusqu’à elle. Gardez-le. Vous
voulez pas qu’è s’fass’ prend’, on la fout’rait dans un avion avec le p’tit !
Ah ben non ! Ah ben non !
Déodore a sursauté, une idée pareille le cloue sur sa
chaise, tout essoufflé. Un coup pareil, il pense, ça le tuerait. Lili se penche
vers lui, lui pose la main sur l’épaule : Non, pas peur, Batiouchka, Ma rest ici, zdièss, pas peur. Adeline l’assure elle aussi, Ayez pas peur, mon pépère, j’vous l’laisse, le
gamin, c’est réglé, soyez tranqui’.
Et voyant qu’il a repris son souffle, elle ajoute : Mais
bon, ch’sais bien qu’ça coûte des sous, l’entretien
d’un gamin, i’ faut qu’on fass’ nos comptes. Chuis là aussi pour ça. Déodore
n’est plus tout à fait en mesure, à ce moment-là, de saisir de quoi elle parle.
Trop d’émotion. Il se verse un bon gros verre de rouquin et, tout en gardant
les yeux posés sur cette bonne dame, tel un enfant, il le sirote
consciencieusement.
Adeline laisse passer l’intermède. Elle a toute la
journée, elle ne repart que le lendemain. Ce soir, les Déchevreux
l’ont invitée à une petite fête de famille, dans un hameau voisin, ça lui fait
plaisir, en quelques jours, ces gens-là sont devenus pour elle des amis, ça ne
lui est pas arrivé souvent d’en avoir. Mais bon, au bout d’un moment, elle
reprend : Combien que j’vous dois, alors, pour l’entretien du p’tit ?
Et là, Déodore a compris, il
devient tout rouge, ça le fâche, une question pareille ! Il bégaye. Et
puis ça sort : Vous jallez m’fout’ le camp,
avec vos chous, vingt gueux d’vingt gueux ! J’en veux pas, d’vos chous, spèch’ de malhonnête ! Non mais alors ! Me
payer ! Chortez d’là, j’ai pas
travaillé tout’ ma vie pour mendier auprès d’une capitalisse !
Adeline éclate de rire. D’accord, d’accord, elle
dit, j’garde’ mes millions ! Elle se tourne vers Lili et lui
sourit : Donn’ moi donc un verre, que
je trinque avec ce vieux fou !
Pendant ce temps-là, Ma
écoute-t-il bien la maîtresse ? Les tourterelles ont-elles enfin arrêté de
roucouler ? (ça m’énerve). Adeline ne devrait-elle pas faire attention
avec le vin du vieux ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
22
Où l’on fume une dernière
cigarette
Ce même jour, au matin, Gabin réfléchissait. Ça n’allait
pas fort pour lui. C’était son premier jour de chômage après un emploi
provisoire à la mairie, il avait remplacé le cantonnier pendant ses vacances.
Heureusement pour lui, le maire l’aimait bien, il faisait ce qu’il pouvait pour
lui trouver quelque chose mais ça n’allait jamais bien loin.
Il est assis sur le banc, le dos contre le mur, à côté de
la porte, là où se trouvait Lili la dernière fois qu’il l’a vue chez lui. Le
jour où elle est partie… Il cherche son paquet de clopes et jure, il n’en reste
plus qu’une. Il la garde pour plus tard, il a pas
envie de descendre s’acheter un paquet au bourg. Il regarde le jardin. Y a des
trucs à faire mais il a pas le courage. Qu’est-ce
qu’il en a à foutre, du jardin, de toute façon ? À quoi ça sert ?
Il voit passer Trouvebroc sur
le chemin mais il l’appelle pas, et l’autre avance le
nez en l’air, comme d’habitude, il fait pas attention
à lui. Toute façon, c’est un gugusse, Trouvebroc, il
trouve. Juste bon à prendre sa cuite le samedi soir. Pas intéressant.
C’est comme moi, pense Gabin, qu’est-ce
qu’elle pourra bien m’trouver, Lili, pour qu’elle ait envie de revenir ?
Cette pensée-là, elle le détruit. Tant pis, il reprend son paquet et il la
fume, la dernière clope. Il reste là, le regard perdu. Il pense à Lili. Bien
sûr il a la Manon. Quand il veut. Mais c’est jamais
pour autre chose qu’une partie de jambe en l’air. Ça mène nulle part.
Lili, si elle était là, elle lui donnerait du courage, il
se secouerait, il descendrait au bourg où même il irait en ville. Voir si y
aurait quelque chose pour lui. Ou il chercherait sur Internet. Chaque fois
qu’il a cherché pour de bon il a fini par trouver parce qu’il
est pas exigeant. Au boulot il est courageux, personne
dira le contraire. Il prendrait ce qui se trouverait. Une boite
d’intérim le prendrait peut-être, surtout avec le maire derrière lui. Un coup
de téléphone de la mairie, et ça passerait. Du moins il croit.
Y aurait Lili, il s’y mettrait, mais là, pourquoi
faire ? Y a pas que la baise,
y a pas que les potes, si t’as
personne de sérieux, au bout du compte t’es foutu. Et
lui, y a que Lili, il a essayé sans, il a vu que non, ça
marche pas, il est nase. Comment qu’il pourrait la ramener là ?
Et ça lui vient. Quelle pomme je suis, j’te
jure ! Lili, y a qu’une chose qui la fait marcher, maintenant, il
devrait le savoir ! Et c’est pas une chose, c’est
un môme. C’est le p’tit Ma. Pourquoi qu’elle est chez
le vieux ? Pour le p’tit Ma ! C’est pas compliqué, la porte d’entrée c’est le p’tit Ma. J’ai qu’une chose à faire, se dit Gabin, faire
que le p’tit Ma il se passe pas
de moi.
Cette idée, elle le fait gamberger. Pour une fois il a un
truc à réfléchir dessus. Comment qu’il pourrait s’y prendre ? Ben déjà, il
le sait, le gamin l’aime bien. C’est un point de départ. Et même, lui aussi il
l’aime bien. C’est un bon petit. Sympa, toujours à rigoler, lui qu’aurait bien
des raisons de chialer. Un môme qui s’intéresse à tout, tu lui montres un truc,
il commence aussitôt à te poser des questions et des questions, toujours sur le
coup.
Demain c’est mercredi, se dit
Gabin, je vais me mettre à surveiller, y aura bien un moment où il aura
envie d’aller se balader, Lili peut pas toujours être
là à le surveiller. Je l’emmènerai poser des pièges. Les mômes, ils adorent ça,
moi je me rappelle, quand mon tuteur m’emmenait. Du coup, lui et moi on était
potes. Sa femme, ça la faisait râler, mais lui il se marrait.
Ma il a besoin d’un homme avec lui, pas un vieux comme Déodore, se dit-il. Grand-père c’est bien, mais bon, ça suffit pas. Et puis le vieux, il va pas
vivre toujours. Et le voilà qui se met à échafauder tout un
plan d’avenir à partir d’une idée toute simple, que bien d’autres ont dû avoir
à l’occasion : s’attacher le petit pour avoir la femme. Il a complètement
oublié l’existence d’une sœur, là-haut, à Paris. Il est dans l’instant, c’est
sa limite, celle qui le retient dans ce hameau.
Le lendemain dans la matinée, pas de chance pour lui,
Lili le voit arriver de loin. Il fait beau, elle finit d’étendre le linge
dehors. Elle pose son panier et elle vient à sa rencontre, elle ne tient pas à
ce qu’il entre dans la cour. Il a ralenti le pas, il hésite, puis il se dit
qu’il n’a rien à perdre et il s’approche d’elle. Quand il est arrivé à
deux-trois mètres, il s’arrête et il lui dit Salut Lili, comment qu’tu
vas ? T’es toujours aussi belle…
Elle ne répond pas, elle le regarde. Il lui fait une
drôle d’impression, on dirait qu’il a perdu quelque chose, on dirait qu’il
s’est vidé. Il est toujours ce beau mec qu’elle a aimé, ce beau brun costaud,
mais une hardiesse qu’il avait a disparu. Quelque chose d’animal, au bon sens
du terme. Elle le pense comme ça sans se le dire, c’est rien
qu’une impression. Juste, elle se dit qu’il a pas
l’air à son mieux.
Il lui tombe dessus une tristesse, elle n’aimerait plus
faire l’amour avec lui. Elle comprend ça. Et lui il s’en rend compte. Pas
besoin de discours. D’ailleurs quoi dire ? Elle est là toute droite devant
lui et rien ne passe. Il secoue la tête et il s’en retourne, il repart, il
redescend le chemin, au passage il choute dans une caillasse, c’est tout.
Arrivé au coin du bois de la Cornutière,
il se retourne, il la voit, elle a pas bougé, elle le
regarde. Il s’arrête un instant puis il repart pour qu’elle ne le voie plus.
Maintenant il est à l’abri de son regard alors il s’arrête pour de bon, il
s’assied au pied d’un châtaignier, parmi les bogues ouvertes. Et c’est là qu’il
prend sa grande décision, celle qui va changer sa vie, et aussi la vie de
quelques autres.
Il se lève, il se secoue, il s’époussète, et puis il
rentre chez lui. Il s’en va mais il reviendra. Ça va lui prendre du temps mais
il reviendra. C’est ce qu’il se dit. Et à partir de là, il commence un long
voyage, d’abord dans sa tête, et puis pour de bon. Elle le reverra, la Lili.
Mais pour le moment, elle pense au contraire qu’elle en a
fini avec lui. Nitchèvo ! (C’est rien !), elle dit à mi-voix. Mais elle ne le
pense pas. Elle est triste. Et même elle s’en veut, parce qu’elle est triste
aussi pour lui, kakaya gadost’ !
(ce sagouin !).
Lili ! T’es où ? C’est
quand qu’on les fait les crêpes, hein, Lili ?
Ma est sorti de la maison, il voit la jeune femme et il court vers elle. Elle
se retourne et elle lui tend les bras. Au moins elle a ce petit diable à aimer,
elle se dit. Bliny, my diéliayèm
vetchiérom, galoubtchik !
(les crêpes, on les fait ce soir, chéri !), avec confitiourr !
Et la voilà à nouveau souriante, animée, heureuse pour un temps.
Ce même jour dans l’après-midi, Adeline est venue faire
ses adieux. Adieu aussi à la deudeuche, car c’est Marie Déchevreux
et son 4x4 qui l’amènent. Ensuite, il est prévu qu’ils la conduisent à la gare,
à une trentaine de kilomètres.
En la voyant partir pour rejoindre sa sœur, Ma laisse
couler une petite larme, mais il a les bras de Lili pour le consoler, alors il
assure comme un grand. Déodore, lui, est content, il
a glissé Ayez pas peur, saperléchocotte ! On
va ben suffoquer d’lui… Mmm… s’occuper d’lui !
Plus tard, sur la route, Marie aperçoit un grand brun qui
fait du stop. C’est Gabin, c’est l’ex de Lili, c’est le grand ami du petit
Ma, dit-elle à Adeline, on s’arrête ? Et sans attendre, elle le
fait. Tu vas où ? – J’vais prende le
train, j’vais à Paris, répond-il, j’en ai marre de la cambrousse. Ça
intéresse Adeline, elle se retourne pour voir monter le gars dans le 4x4, Vous
allez où, à Paris ? Il s’installe et hausse les épaules : J’sais
pas, j’verrai bien.
Adeline fait Ah bon… Mais on ne se refait pas,
elle rumine un moment Il a l’air paumé, le gars, pense-elle, puis sans
se retourner, elle dit Pouvez v’nir chez moi, y a d’la place, vous savez,
plus on est d’fous plus on rit ! ça
vous donn’rait l’temps d’vous r’tourner.
Puis avant qu’il réponde, elle se tourne vers lui et dit Vous
connaissez pas la sœur à Ma ? Minata…
Elle habite chez moi, c’est mon ouvrière. C’est ce qui décide Gabin : Ben
j’veux bien, si ça vous dérange pas trop…
Les voilà donc face à face dans le TGV pour Paris. On est
en semaine, en milieu d’après-midi, il y a de la place. Deux bonnes heures de
train, cela permet de se dire beaucoup de choses. À l’arrivée, Adeline a pigé
le problème du jeune homme. Elle réfléchit.
Un
4x4, même à la campagne, est-ce bien raisonnable ? Gabin trouvera-t-il du
travail à Paris ? Ma pourra-t-il continuer à poser des pièges ? Vous
le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
22
Où l’on fume une dernière
cigarette
Ce même jour, au matin, Gabin réfléchissait. Ça n’allait
pas fort pour lui. C’était son premier jour de chômage après un emploi
provisoire à la mairie, il avait remplacé le cantonnier pendant ses vacances.
Heureusement pour lui, le maire l’aimait bien, il faisait ce qu’il pouvait pour
lui trouver quelque chose mais ça n’allait jamais bien loin.
Il est assis sur le banc, le dos contre le mur, à côté de
la porte, là où se trouvait Lili la dernière fois qu’il l’a vue chez lui. Le
jour où elle est partie… Il cherche son paquet de clopes et jure, il n’en reste
plus qu’une. Il la garde pour plus tard, il a pas
envie de descendre s’acheter un paquet au bourg. Il regarde le jardin. Y a des
trucs à faire mais il a pas le courage. Qu’est-ce
qu’il en a à foutre, du jardin, de toute façon ? À quoi ça sert ?
Il voit passer Trouvebroc sur
le chemin mais il l’appelle pas, et l’autre avance le
nez en l’air, comme d’habitude, il fait pas attention
à lui. Toute façon, c’est un gugusse, Trouvebroc, il
trouve. Juste bon à prendre sa cuite le samedi soir. Pas intéressant.
C’est comme moi, pense Gabin, qu’est-ce
qu’elle pourra bien m’trouver, Lili, pour qu’elle ait envie de revenir ?
Cette pensée-là, elle le détruit. Tant pis, il reprend son paquet et il la
fume, la dernière clope. Il reste là, le regard perdu. Il pense à Lili. Bien
sûr il a la Manon. Quand il veut. Mais c’est jamais
pour autre chose qu’une partie de jambe en l’air. Ça mène nulle part.
Lili, si elle était là, elle lui donnerait du courage, il
se secouerait, il descendrait au bourg où même il irait en ville. Voir si y
aurait quelque chose pour lui. Ou il chercherait sur Internet. Chaque fois
qu’il a cherché pour de bon il a fini par trouver parce qu’il
est pas exigeant. Au boulot il est courageux, personne
dira le contraire. Il prendrait ce qui se trouverait. Une boite
d’intérim le prendrait peut-être, surtout avec le maire derrière lui. Un coup
de téléphone de la mairie, et ça passerait. Du moins il croit.
Y aurait Lili, il s’y mettrait, mais là, pourquoi
faire ? Y a pas que la baise,
y a pas que les potes, si t’as
personne de sérieux, au bout du compte t’es foutu. Et
lui, y a que Lili, il a essayé sans, il a vu que non, ça
marche pas, il est nase. Comment qu’il pourrait la ramener là ?
Et ça lui vient. Quelle pomme je suis, j’te
jure ! Lili, y a qu’une chose qui la fait marcher, maintenant, il
devrait le savoir ! Et c’est pas une chose, c’est
un môme. C’est le p’tit Ma. Pourquoi qu’elle est chez
le vieux ? Pour le p’tit Ma ! C’est pas compliqué, la porte d’entrée c’est le p’tit Ma. J’ai qu’une chose à faire, se dit Gabin, faire
que le p’tit Ma il se passe pas
de moi.
Cette idée, elle le fait gamberger. Pour une fois il a un
truc à réfléchir dessus. Comment qu’il pourrait s’y prendre ? Ben déjà, il
le sait, le gamin l’aime bien. C’est un point de départ. Et même, lui aussi il
l’aime bien. C’est un bon petit. Sympa, toujours à rigoler, lui qu’aurait bien
des raisons de chialer. Un môme qui s’intéresse à tout, tu lui montres un truc,
il commence aussitôt à te poser des questions et des questions, toujours sur le
coup.
Demain c’est mercredi, se dit
Gabin, je vais me mettre à surveiller, y aura bien un moment où il aura
envie d’aller se balader, Lili peut pas toujours être
là à le surveiller. Je l’emmènerai poser des pièges. Les mômes, ils adorent ça,
moi je me rappelle, quand mon tuteur m’emmenait. Du coup, lui et moi on était
potes. Sa femme, ça la faisait râler, mais lui il se marrait.
Ma il a besoin d’un homme avec lui, pas un vieux comme Déodore, se dit-il. Grand-père c’est bien, mais bon, ça suffit pas. Et puis le vieux, il va pas
vivre toujours. Et le voilà qui se met à échafauder tout un
plan d’avenir à partir d’une idée toute simple, que bien d’autres ont dû avoir
à l’occasion : s’attacher le petit pour avoir la femme. Il a complètement
oublié l’existence d’une sœur, là-haut, à Paris. Il est dans l’instant, c’est
sa limite, celle qui le retient dans ce hameau.
Le lendemain dans la matinée, pas de chance pour lui,
Lili le voit arriver de loin. Il fait beau, elle finit d’étendre le linge
dehors. Elle pose son panier et elle vient à sa rencontre, elle ne tient pas à
ce qu’il entre dans la cour. Il a ralenti le pas, il hésite, puis il se dit
qu’il n’a rien à perdre et il s’approche d’elle. Quand il est arrivé à
deux-trois mètres, il s’arrête et il lui dit Salut Lili, comment qu’tu
vas ? T’es toujours aussi belle…
Elle ne répond pas, elle le regarde. Il lui fait une
drôle d’impression, on dirait qu’il a perdu quelque chose, on dirait qu’il
s’est vidé. Il est toujours ce beau mec qu’elle a aimé, ce beau brun costaud,
mais une hardiesse qu’il avait a disparu. Quelque chose d’animal, au bon sens
du terme. Elle le pense comme ça sans se le dire, c’est rien
qu’une impression. Juste, elle se dit qu’il a pas
l’air à son mieux.
Il lui tombe dessus une tristesse, elle n’aimerait plus
faire l’amour avec lui. Elle comprend ça. Et lui il s’en rend compte. Pas
besoin de discours. D’ailleurs quoi dire ? Elle est là toute droite devant
lui et rien ne passe. Il secoue la tête et il s’en retourne, il repart, il
redescend le chemin, au passage il choute dans une caillasse, c’est tout.
Arrivé au coin du bois de la Cornutière,
il se retourne, il la voit, elle a pas bougé, elle le
regarde. Il s’arrête un instant puis il repart pour qu’elle ne le voie plus.
Maintenant il est à l’abri de son regard alors il s’arrête pour de bon, il
s’assied au pied d’un châtaignier, parmi les bogues ouvertes. Et c’est là qu’il
prend sa grande décision, celle qui va changer sa vie, et aussi la vie de
quelques autres.
Il se lève, il se secoue, il s’époussète, et puis il
rentre chez lui. Il s’en va mais il reviendra. Ça va lui prendre du temps mais
il reviendra. C’est ce qu’il se dit. Et à partir de là, il commence un long
voyage, d’abord dans sa tête, et puis pour de bon. Elle le reverra, la Lili.
Mais pour le moment, elle pense au contraire qu’elle en a
fini avec lui. Nitchèvo ! (C’est rien !), elle dit à mi-voix. Mais elle ne le
pense pas. Elle est triste. Et même elle s’en veut, parce qu’elle est triste
aussi pour lui, kakaya gadost’ !
(ce sagouin !).
Lili ! T’es où ? C’est
quand qu’on les fait les crêpes, hein, Lili ?
Ma est sorti de la maison, il voit la jeune femme et il court vers elle. Elle
se retourne et elle lui tend les bras. Au moins elle a ce petit diable à aimer,
elle se dit. Bliny, my diéliayèm
vetchiérom, galoubtchik !
(les crêpes, on les fait ce soir, chéri !), avec confitiourr !
Et la voilà à nouveau souriante, animée, heureuse pour un temps.
Ce même jour dans l’après-midi, Adeline est venue faire
ses adieux. Adieu aussi à la deudeuche, car c’est Marie Déchevreux
et son 4x4 qui l’amènent. Ensuite, il est prévu qu’ils la conduisent à la gare,
à une trentaine de kilomètres.
En la voyant partir pour rejoindre sa sœur, Ma laisse
couler une petite larme, mais il a les bras de Lili pour le consoler, alors il
assure comme un grand. Déodore, lui, est content, il
a glissé Ayez pas peur, saperléchocotte ! On
va ben suffoquer d’lui… Mmm… s’occuper d’lui !
Plus tard, sur la route, Marie aperçoit un grand brun qui
fait du stop. C’est Gabin, c’est l’ex de Lili, c’est le grand ami du petit
Ma, dit-elle à Adeline, on s’arrête ? Et sans attendre, elle le
fait. Tu vas où ? – J’vais prende le
train, j’vais à Paris, répond-il, j’en ai marre de la cambrousse. Ça
intéresse Adeline, elle se retourne pour voir monter le gars dans le 4x4, Vous
allez où, à Paris ? Il s’installe et hausse les épaules : J’sais
pas, j’verrai bien.
Adeline fait Ah bon… Mais on ne se refait pas,
elle rumine un moment Il a l’air paumé, le gars, pense-elle, puis sans
se retourner, elle dit Pouvez v’nir chez moi, y a d’la place, vous savez,
plus on est d’fous plus on rit ! ça
vous donn’rait l’temps d’vous r’tourner.
Puis avant qu’il réponde, elle se tourne vers lui et dit Vous
connaissez pas la sœur à Ma ? Minata…
Elle habite chez moi, c’est mon ouvrière. C’est ce qui décide Gabin : Ben
j’veux bien, si ça vous dérange pas trop…
Les voilà donc face à face dans le TGV pour Paris. On est
en semaine, en milieu d’après-midi, il y a de la place. Deux bonnes heures de
train, cela permet de se dire beaucoup de choses. À l’arrivée, Adeline a pigé
le problème du jeune homme. Elle réfléchit.
Un
4x4, même à la campagne, est-ce bien raisonnable ? Gabin trouvera-t-il du
travail à Paris ? Ma pourra-t-il continuer à poser des pièges ? Vous
le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
23
Où l’on répare un
lave-vaisselle
Ce mercredi matin, Fenella MacRury, dite improprement Fen (marais, en anglais),
est en train de réparer son lave-vaisselle. Du moins, elle essaie, mais ce
n’est pas commode, il lui faudrait quatre mains, deux pour tenir et deux pour
agir. Elle n’en a que deux, Angus, son mari, est sur le chantier, à deux-trois
kilomètres de là, il restaure une vieille maison.
C’est son métier, il achète une ruine, il la remonte et
il la revend avec bénéfice. Après quoi sa famille et lui repartent vers le lieu
d’une autre masure à rénover. En attendant, ils vivent d’habitude dans un long
mobil-home posé sur un parking viabilisé. Mais là, ils l’ont installé sur le
terrain municipal, derrière l’ancienne école.
Scarlet
est trop petite pour aider sa mère, tout ce qu’elle peut faire consiste à
s’occuper de Calum, son petit frère. Il n’a que deux
ans mais il court partout, c’est du souci pour la petite fille mais à six ans,
pense Fen, on peut commencer à prendre ses responsabilités. Au pays, c’est ce
que disait le pasteur, à elle et aux autres gamins, quand elle avait cet âge.
Fen est une petite femme rondelette, vive et gaie, une
rousse aux yeux verts, comme sa fille, alors que le petit est blond paille, il
ressemble à son père avec ses grands yeux marron. Pour le moment, elle râle,
Fen, elle n’arrive à rien, elle s’énerve, c’est tout juste si elle ne va pas
prendre en vain le nom du Seigneur…
Elle se redresse, elle passe son avant-bras sur son front
en sueur et se retourne, surprise, une jeune femme blonde se tient dans la
porte du mobil-home. Elle est grande et mince et porte un vieux pull vert et un
jean délavé. Eskiouz, Madam,
dit Lili, vous maman Scarrlet ?
Elle n’est pas britannique, cette jeune femme, se dit
Fen, mais pas française non plus. Fen se débrouille en français, elle suit très
sérieusement des cours depuis qu’elle et Angus sont arrivés dans le pays. Elle
espère bien qu’un jour, ils pourront s’arrêter quelque part en France, de
préférence dans l’Ouest, pour y finir leurs jours.
Elle a toujours été surprise par le comportement des gens
du pays, dans les villages, ils ne correspondent pas à l’image que l’on se fait
des Froggies, chez elle, à travers la presse
populaire. Ils les prennent, elle et les siens, comme ils sont, sans plus de
complication, malgré la différence de leurs coutumes.
Ceci dit,
elle se sent tout de même étrangère, pas forcément admise à cent pour cent. Oui,
je souis, répond-elle à la blonde, Scarlet a fait mauvaises choses ? Je crois pas, elle est avec moi ici toujours… L’intruse
lui sourit et, bien sûr, elle ne peut s’empêcher de lui rendre son sourire. Non,
dit Lili, je viens demander elle pourr inviter, pourr jouer, chez moi ptyi garrçon dans école avec elle. Ma, son nom…
Fen a entendu sa fille parler de Ma avec enthousiasme. Un
garçon noir très gentil. Et son père, c’est le maire, le gros monsieur très
laid qui a montré où installer le mobil-home, et sa mère s’appelle Lili, elle
est blonde, et ses parents ne sont pas noirs, et il sait siffler, et il
travaille bien à l’école mais il est bavard et la maîtresse le gronde... And
so on…
Fen est rassurée, elle invite la jeune femme à entrer,
elle explique qu’elle doit réparer cet engin, là, et que Scarlet
doit garder son petit frère. Elle dit qu’autrement, elle serait contente
d’envoyer Scarlet jouer avec le garçon de cette
personne, mais qu’elle a vraiment besoin de cette machine de malheur. C’est
difficile à expliquer en français mais elle y parvient.
Alors bien sûr, Lili s’enquiert du problème et,
renseignée, elle offre son aide, qui est acceptée. Les deux femmes, toujours
souriantes, se mettent à l’ouvrage tout en s’étudiant du regard. Or il se
trouve que Lili est bien plus compétente que Fen en ce qui concerne la
réparation des instruments ménagers, elle règle la question en deux temps trois
mouvements. Dans son pays, elle n’a pas acquis un diplôme de mécanique pour
rien !
Fen est conquise. Elle propose un café, et les voilà
toutes deux installées à la table de formica du coin cuisine. La veille, Fen a
fait des buns, ils sont un peu rassis mais
elle n’a que ça, cela fait rire les deux jeunes femmes.
À une question de l’Écossaise, la Russe éclate à nouveau
de rire et répond Oh non, sapierrlipapyit’, jé pas femme msieu mairre ! Il pas marrié et jé pas marrié. Jé pas connais bien. Jé habite
chez msieu Fiodorr, vieux
homme à Maloutièrre. Trrès
fatigue. Jé aide. Ma, ptyi garrçon prrotiégé. Msieu mairre prrotiégé
aussi. Ma, jé okioupe…
Elle s’arrête, contemple le fond de sa tasse, et murmure Jé fais un peu maman pourr
Ma. Et elle regarde Fen dans les yeux, pour voir si elle comprend. Fen
comprend. À partir de ce moment, elles sont amies. Deux étrangères qui vont se
soutenir. Elles le constatent et elles se sourient. Puis Fen éclate de
rire : elle vient d’imaginer Lili au lit avec Saturnin.
C’est ainsi qu’un peu plus tard, Ma voit arriver Scarlet avec Lili, une Scarlet
rouge de plaisir, et qui sautille d’un pied sur l’autre en avançant, la main
dans celle de la jeune femme. Ma en reste tout interdit. Il est intimidé.
En fin d’après-midi, les deux enfants ont joué toute la
journée, la plupart du temps dehors, bien couverts, au grand plaisir de L’nouère et malgré l’inquiétude de Pelote, réfugiée, pas
folle, bien au chaud dans la cuisine.
Déodore
est resté lui aussi au coin du feu mais il a fait néanmoins quelques
apparitions sur le seuil. Il est content, alors, il surveille en ricanant les
ébats des petits pendant que Lili s’active, fait le ménage, jette un œil,
prépare le repas – steaks hachés et frites, ça plaît toujours –, rhabille les
enfants de chaud, joue au ballon quelques minutes, enthousiaste, sort la tarte
du four pour le quatre-heures, jette un œil, recoud un ourlet en écoutant
France Musique – elle adore l’opéra –, enfin fait la maman du mercredi…
Par moment, elle s’arrête et elle songe. Est-ce bien ce
qu’elle voulait devenir, mère au foyer d’enfants inconnus, lorsqu’elle a tout
bravé pour échouer finalement dans ce hameau ? Non, bien sûr… Elle
soupire, puis elle pense à Ma. Elle est venue, pense-t-elle, pour s’occuper
d’un enfant qui s’en retournera un de ces jours vers sa véritable existence. Et
après, que fera-t-elle ? Tchort znaïèt (le diable le sait) !
Elle en est là lorsqu’un coup de klaxon l’amène à la
fenêtre. C’est Fen, venue chercher sa fille, son petit garçon dans les bras. À
la vue de cette jeune femme éclatante de vie, de la fougue que Scarlet montre en rejoignant sa mère, de l’attitude
intéressée de Ma à ce spectacle, Lili éclate en sanglots. Cela menaçait depuis
un moment. Depuis le départ de Gabin ?
Mais elle se reprend, s’essuie les yeux, se mouche, et
crie à Fen, depuis la porte, de venir prendre un café. Ou thé ? Tchaï ? Da ? Prikhodyat
bystro nagret'sya, maïa drouga ! (Du thé ? Oui ? Viens vite au
chaud, mon amie !) Ce que Fen s’empresse d’accepter.
En entrant, l’Écossaise ne manque pas de remarquer les
traces de larmes chez Lili. Elle aimerait lui demander ce qui se passe, mais la
présence du vieux maître de maison l’en empêche. Elle tourne son attention vers
lui, qui la regarde par en-dessous, toujours ricanant : il n’a pourtant
pas l’air bien méchant !
En fait, Déodore n’aime pas les
Anglais. Mais c’est Lili qui commande, désormais, il n’a plus rien à dire. Il
s’assied donc avec les deux femmes pendant que les enfants, Calum
compris, vont jouer dans la chambre de Ma. Il regarde la petite rouquine. Elle
a ben l’air d’êt’ chentille,
il se dit, mais pourquoi qu’i’ viennent chez nous, cheux-là ?
Y a pus qu’cha, par ichitte ! D’ichi quéqu’ temps, pus serponne va pus
parler franchais, dans ch’pays !
Il a complètement oublié que Lili, sa p’tite
poulette, comme il dit, parle russe plus volontiers que français. Et de toute
façon, il ne pense plus, il est pris d’une quinte de toux interminable, au
point que Fen, qui n’est pas habituée, se penche vers lui et lui tape dans le
dos pour l’aider à expectorer…
Une fois calmé, il lui dit Merchi
ben. Puis il tire de son velours un grand mouchoir à carreaux, se mouche et
s’essuie les yeux. Après quoi, il attrape un biscuit, le mâche, et pense à son
jeune temps. Toutes ces jeunes femmes…
Lili
retrouvera-t-elle un peu de gaîté ? On n’entend plus les enfants,
feraient-ils des bêtises ? Le brouillard va-t-il se lever ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
24
Où l’on pense en repassant
et inversement
C’est regrettable, Lili n’a pas pu s’entretenir avec le
maire. Cette pensée l’arrête au moment où elle prend le balai pour en passer un
coup sous la table, après le repas de midi. Elle est seule, Déodore
fait sa sieste et Ma est à l’école.
Elle avait intrigué pour que Déodore
invite Saturnin, l’autre soir, mais elle n’a pas trouvé le bon moment pour lui
parler seule à seul. À vrai dire, c’est ce seule à seul qui l’a retenue,
elle ne tenait pas à ce qu’on la voie en conversation privée avec lui. D’autant
qu’il était facile pour chacun de remarquer la façon dont il la regardait…
Elle s’en est avisée assez vite, aidée en cela par Ma,
qui, l’ayant rejointe près du fourneau au milieu du repas, l’a tirée par la
main pour qu’elle se penche vers lui et lui a glissé dans l’oreille Eh,
Lili, t’as vu ? Msieu
l’maire il est amoureux, tu vas t’marier avec lui ? Elle a répondu en
lui faisant les gros yeux mais elle est devenue toute rouge.
L’ennui, c’est qu’elle ne voit pas à qui d’autre qu’à
Saturnin elle pourrait exposer ses inquiétudes touchant Déodore.
Le vieux déraille… Pas toujours, même pas très souvent, mais quand même, ça
l’inquiète. Or sa situation à elle est telle, qu’elle ne veut pas se risquer à
appeler un médecin pour qu’il vienne voir le vieux bonhomme. Et d’ailleurs, de
quel droit ? Elle secoue la tête : ce serait malhonnête vis-à-vis de
cet homme qui est si bon pour elle…
L’avantage, avec Saturnin, aux yeux de Lili, c’est qu’il
détient un pouvoir mais qu’il a promis de ne pas en profiter pour la dénoncer.
Pour les autres, elle n’a pas confiance. C’est un cercle vicieux dans lequel
elle est enfermée, elle ne connaît pas les gens d’ici, elle ne peut donc leur
faire confiance, mais comment, alors, parvenir à les connaître assez pour en
juger ?
Oh!
la solution elle la connaît. Elle y a pensé, depuis cette question du petit
coquin. Bien sûr. I patchemou nièt ?
(Et pourquoi pas ?) Il n’y aurait pas de déshonneur pour elle à épouser un
homme qui l’aime… Ili chto ? (Ou
quoi ?) Elle hoche la tête, elle prend un air querelleur :
voudrait-on l’en empêcher ? Puis elle se reprend : Ili, mojet byt’ tak !
(Ou peut-être que si !) Lili le sait bien, que ce serait déshonorant.
Épouser quelqu’un par intérêt ? Honteux. Or peut-elle tomber amoureuse de
Saturnin ? Non.
Et peut-elle de toute façon se trouver amoureuse ?
Voilà une question qui la trouble… Comme si sa situation lui permettait d’être
amoureuse ! Nièlzia… (Impossible). Oh
Gabin ! pense-t-elle, pourquoi es-tu si faible ? Elle se
remet d’un coup à balayer, elle le fait avec frénésie, elle cogne violemment le
balai contre les pieds de la table, elle le cogne, elle le cogne… Et elle
s’arrête, elle lance le balai au loin et elle pleure.
Le proverbe dit Platchouchtchaya
jenchtchina idiot loutchché
vsievo (Femme qui pleure s’embellit), mais voilà,
il n’y a personne ici pour la regarder pleurer. Personne qui compte.
Appuyée contre la table, donc, elle pleure. Puis elle
s’arrête. Elle regarde autour d’elle et elle voit le balai, là-bas, par terre.
Elle va le chercher et elle le range. Il y a du repassage.
Le fer à la main, devant la table de repassage, elle
revoit en pensée l’arrivée du maire, l’autre soir, un énorme bouquet de roses à
la main. Elle éclate de rire. Il avait l’air tellement stupide, ne sachant à
qui l’offrir… Pauvre homme, pense-t-elle. Si laid et si gentil. Et tellement
ridicule. A kak jal !
(Mais quel dommage !) Elle se dit qu’elle lui offrirait bien son amitié,
en toute honnêteté, mais bien sûr, ce n’est pas ce qu’il veut…
Elle serait bien surprise si elle savait que Saturnin a
dans l’esprit au moins deux fers au feu, elle et Aminata, et que, de plus, cela
tient plus au rêve, chez lui, qu’à la réalité. Il serait bien embarrassé, en
fait, si l’une de ces jeunes femmes se jetait à son cou en lui promettant un
amour éternel ! C’est que les femmes, surtout celles qui sont belles, lui
font peur tout autant qu’il les admire. De plus, il n’est pas idiot, et il a
des yeux pour se voir dans la glace…
Lili entend le vieux tousser, à côté, dans sa chambre, et
elle en revient à la question initiale. Il faut quand même bien qu’elle se
décide. Un jour ou l’autre, elle va se trouver dans une situation qu’elle ne
pourra pas assumer, quand le vieillard aura pété les plombs. Elle se répète Piétié lé plon,
elle a appris récemment cette expression, elle en comprend tout à fait le sens,
Gabin le lui a expliqué. C’est quand un système électrique cesse de fonctionner
parce qu’un fusible a sauté. Elle n’aimerait pas que cela arrive dans le
cerveau de Déodore alors qu’elle serait seule avec
lui.
C’est pourquoi elle se décide. Elle ira trouver Msieu Mairre, mais
pas chez lui. À la mairie. Il y reçoit officiellement ses administrés le lundi
matin, mais personne ne vient le voir là, chacun attend toujours de le croiser
à un moment ou à un autre pour lui parler de son affaire.
Mais elle entend que ça bouge, dans la chambre. Une
quinte de toux suivie d’un raclement de gorge. Elle imagine la suite… Et puis
le bruit d’un sommier qui se relâche et une kyrielle de jurons. Oh vain
gueux d’vingt gueux d’vingt gueux, grommelle Déodore,
quand qu’ch’est qu’ma portatse
va m’laicher tanrquille !?
Quelques minutes plus tard, il apparaît, se reboutonnant
et toujours grommelant. Il voit Lili à l’ouvrage et, appuyé sur sa canne, il
l’observe longuement. Elle ne s’en soucie pas, il peut bien la regarder tant
qu’il veut, elle ne s’occupera pas de lui, elle a autre chose à faire que de
lui préparer son bol de chocolat quotidien, qu’il se bouge un peu, elle n’est
pas sa bonne. Elle a décidé qu’il devait prendre un peu sur lui, sous peine de
devenir un légume.
Il comprend ce langage muet et il ricane : J’vais
m’faire mon chocolat, t’en veux-ti ? Et comme elle fait non de la
tête, la natte dansant dans son dos, il ajoute : Tu chais, ma p’tite, j’vois ben à quoi qu’tu penches. Chuis
p’têt’ vieux mais chuis pas
chi gâteux qu’tu l’crois. J’ai ’core ma tête. Et
j’m’en vas t’dire une sauge… Mmm… une chose : T’en fais trop.
Lili, surprise, pose son fer et se tourne vers lui. Il
hoche la tête comme un vieux hibou et il se fend d’un sourire édenté : Voui, voui ! Ch’te l’dis, t’en fais trop. Cha
fait un moment que ch’te r’garde,
eh ben, t’es pas dans ton achiette.
Ben ’coute don un vieux birbe : occupe toi moins
d’moi, occupe toi du p’tit pis ch’est tout. Et arrête
de m’regarder comme cha, veux-tu d’mon chocolat, oui
ou non ? Elle répond Oui.
Oui qui ? il répond, la
malice au coin de l’œil. Elle sourit enfin et dit Oui grrand-pèrre,
jé dois dirre ? Il
ne répond pas, il lui fait signe de s’asseoir à table.
Un moment plus tard, il lui amène un bol fumant, à
l’arôme délicieux, et il s’assied avec elle, un autre bol à la main. Ils ne
parlent pas, mais ils se regardent par instant en souriant. Ou plutôt elle en souriant et lui en ricanant.
C’est dans cette position que Ma les trouve en rentrant
de l’école, suivi, sur sa lancée, d’un Saturnin pas trop sûr de lui qui
tonitrue Veuillez pardonner mon intrusion, chers amis, mais j’ai pris la
liberté de vous transmettre un pli émis à votre intention par la pédagogue
commise par l’Infâme à l’instruction de ce chenapan que l’on surnomme Ma, entre
autres petits trublions républicains. Et c’est à Lili qu’il tend la feuille
pliée que Djamila, l’instit, lui a remise à la sortie.
Déodore
le regarde et se lève. Ben ch’est gitan… Mmm…, ch’est gentil, mais t’nez, acheyez-vous
don, Mcheu l’Maire, Lili va voir cha,
moi j’ai à faire au jardin ! Quins, Ma, viens don m’aider, t’as qu’à prende un bon bout
d’pain d’épiche et pis tu viens ! Et il
claudique vers la sortie, un sourire malin aux lèvres. Ma ne se le fait pas
dire deux fois…
Gêne des deux qui restent, elle assise, lui debout. Puis
Lili réalise que le vieux, certes sur un malentendu, lui a permis de
s’entretenir avec le maire comme elle le désirait. Elle fait asseoir le gros
homme, le fixe avec le plus grand sérieux et lui dit Msieu
mairre, c’est chance, jé biésoin parler à vous quand Fiodorr
pas écoutier.
Le sérieux de la jeune femme permet à Saturnin de
retrouver son calme, mis à rude épreuve jusque là. Je
suis tout ouïe, belle dame ! lui dit-il, puis, voyant son
incompréhension : Je vous écoute…
Saturnin
répondra-t-il à l’inquiétude de Lili ? Celle-ci a-t-elle éteint le fer à
repasser ? Vais-je profiter de la circonstance pour m’envoyer un morceau
de pain d’épices ? Déodore est-il vraiment
gâteux ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
25
Où l’on parle en ouolof
Ma il est tout seul, il s’ennuie. Il est dans sa çambre, à la fenêtre, il regarde la pluie. C’est pas zuste ! Tout
l’monde l’a renvoyé là et lui il avait rien fait,
saperlipopette ! Il a même pas dit un gros mot.
Ou même sali sa cemise comme la veille.
Les grandes personnes elles discutent, elles sont dans la
cuisine, elles veulent pas de lui. Va zouer dans ta çambre, il a
dit Msieur l’Maire. D’habitude il est zentil, mais là, non. Pareil pour Lili, elle
a pas fait attention à lui, elle espliquait quéque çose au grand-père, elle l’a même pas regardé quand il a dit Ben
pourquoi ? Pourtant il avait l’air vexé, elle s’en
est même pas rendu compte…
En plus, il a même pas pu
demander un bonbon en éçanze. Il est fort, là-dessus,
il sait discuter, zenre Z’veux
bien faire la vaisselle mais après tu m’donnes un p’tit-beurre ! Des fois ça
marce, surtout avec un zentil
sourire, le spécial : Allez, Lili, sois pas vace, tu peux faire ça pour moi… Et c’est dans la poce.
Mais là, non. Et maintenant il est là tout seul à
regarder la pluie. È tombe comme vace qui pisse,
il se dit. Ça le fait marrer. Il a entendu Gabin dire ça, ça lui a plu. Les
grands, ils veulent pas qu’on dise des gros mots, pis
eux ils en disent plein. Encore un truc pas zuste. Il
l’a dit à Gabin et ils ont rigolé tous les deux. Gabin, c’est son copain mais
il est parti. C’est à cause de Lili. Elle veut plus de lui. Ma il lui a demandé
pourquoi mais elle a pas répondu. Elle a fait une tête
toute triste.
Ma il s’est dit que c’est une histoire d’amour. Les
amoureux, des fois ils sont contents, des fois ils sont tristes. Lui il a une amoureuse, c’est Scarlet, mais ils sont pas
tristes, ils zouent tout le temps ensemble. Sauf
quand elle zoue à la balle au mur avec les autres
filles.
Bon. Il regarde la pluie qui tombe. Il a que Pelote pour
être avec lui, mais elle zoue pas, c’est
pas un p’tit çat,
elle est vieille. Elle fait que ronronner, comme activité. Suffit de la
caresser mais ça dure pas longtemps. Il arrête vite,
il fatigue. Là, elle s’est mise sur le lit, elle réflécit,
avec les yeux en code. À quoi qu’ça réflécit, un çat ? Sûrement à des çoses
sérieuses, surtout une vieille comme elle.
Va zouer dans ta çambre ! Ben si on a pas envie de zouer !
Sont marrants, eux, ça se commande pas. Si au moins y
avait Scarlet. Mais elle est pas
là. Même pas cez elle, au mobil-home. Toute façon,
elle serait au mobil-home, elle pourrait pas venir, vu
ce qui tombe. Sa mère l’amènerait pas, avec son p’tit frère à garder. Lui non plus, Ma, il
pourrait pas y aller. Pareil.
Scarlet
elle est emmenée par ses parents pour aller à Léglise.
Elle l’a dit à Ma : Demain nous allay à Léglise. C’ey le bap’tise pour Calum. Tout le
famille a veniou. Ma il a demandé Ben c’est
où, Léglise ? Elle savait
pas, elle a haussé les épaules, elle a roulé les yeux en faisant poutt de la bouce et elle
a dit C’ey loin.
Il est resté longtemps sans rien dire, il avait peur d’avoir l’air bête, mais il a quand même demandé C’est quoi le bap’tise ?
Elle a rigolé, elle a dit C’ey quand on mette
l’eau sur ton tête. Mais faut pawler anglais, you know, y a pas des Fwançais. Faut aller loin où est Léglise
anglais. Il a trouvé ça bête : Ben, de l’eau, y en a, ici, il a
dit. Et il s’en souvient bien pasqueu il avait
raison, avec tout ce qui pleut. Mais elle a zuste
haussé les épaules, l’air de pas savoir quoi répondre.
Les Anglais, ou même les Écossais, c’est
pas comme les Français, il a azouté. Nous, les Français, on met pas
de l’eau sur la tête des p’tits garçons, surtout quand
il fait pas beau, ils pourraient attraper un rhume.
Scarlet elle a éclaté de rire : Je ponse tiou ey
pas un Fwançais, toi ! Tiou
ey un Africa ! Il était pas content.
Comme maintenant. Il est pas
content. Il s’est fait çasser dans sa çambre et en plus il est pas
français. Ou alors ? C’est une parole qui fait réflécir,
il est quoi ? Africain ça veut rien dire,
il voulait répondre à Scarlet, mais trop tard, elle
était partie zouer à la balle au mur avec les autres
filles. Des fois, il pense trop longtemps avant de
parler.
Il regarde la pluie qui tombe et il se dit qu’Africain c’est pas un pays. Ça il le sait. Y en avait plein, des
Africains, dans la maison de Paris, quand il était p’tit,
avec Aminata. Ben ils parlaient même pas pareil. Lui, des fois, avec Aminata, il pouvait parler ouolof. Elle, elle
parlait ouolof tant qu’elle voulait, elle savait parler ouolof comme français.
Les deux.
Mais les voisins ils savaient pas.
Elle lui avait dit Ceux-là, en face, ils parlent bassa, et ceux à gauce, ils parlent fon. Ben dis don, il avait
demandé, comment qu’ils arrivent à se comprendre ? Elle avait
ri : En français, tu vois bien, même si ils
sont pas français, elle avait répondu. Tu parles d’un truc, il se dit,
pourquoi que c’est le français ? ça
serait mieux si ça serait le ouolof.
Pasqueu ici, y a pas d’école
en ouolof ! En ouolof, on pourrait zouer toute
la zournée, même tous les zours.
Sauf quand il pleut…
Ou alors, il se dit, on ferait l’école en français, bon
d’accord, mais seulement quand il pleut. Pasqueu là,
y aurait école, il serait quand même bien content, au lieu de s’embêter comme
ça. Sauf que c’est dimance.
Ma il arrête de penser. C’est trop compliqué. Il regarde
la pluie mais c’est touzours pareil. Il se demande où
il est, Lnouère. Il est sûrement dans la cuisine avec
les grandes personnes. C’est ça qu’est pas zuste, aussi ! Il entend tout ce qu’ils disent et il comprend rien. Ou alors les ciens
ils comprennent tout ? Ils comprennent mais ils disent
rien, ils répètent pas, c’est pour ça qu’ils
ont le droit d’écouter.
Ma il recommence à penser. Il se raconte une histoire. Il
saurait parler en cien. Alors Lnouère
il lui raconterait tout. Ou alors Lnouère il saurait
parler français, ou même ouolof, mais il le dirait à personne
sauf à Ma, et il lui raconterait tout. Alors ils se promèneraient tous les deux
partout et Lnouère il lui espliquerait
les idées des ciens :
Pourquoi que Lnouère il aime ronzer les os. Ou pisser contre les murs ou même les roues
des ouatures. Ou même pourquoi qu’il
aime pas les zandarmes, qu’il aboie tout le
temps quand ils viennent. Ou pourquoi qu’il renifle le derrière des autres ciens quand il les rencontre. Zenre
Bonzour, comment qu’tu vas, montre-moi tes
fesses.
Sont marrants, les ciens. Ma il
rigole, il voit ça, il pense à Msieur l’Maire :
il entre, il fait comme les ciens, il vient renifler
le derrière au pépé, Bonzour Msieur Déodore ! il
fait.
Bon, tout ça c’est des
histoires, mais Ma il a envie de faire pipi. C’est la pluie, ça donne envie.
Faut quand même qu’il sorte de sa çambre, il aura
qu’à dire Z’ai le droit pasqueu
ze vais faire pipi ! Personne
pourra rien dire. Pis il restera longtemps à faire pipi, peut-être qu’il
entendra les paroles des grandes personnes pour savoir c’est
quoi leur secret. Ça lui plaît, comme idée.
Le voilà qui ouvre sans bruit la porte de sa çambre. Il entend Lili qui dit Merrci
Msieu Mairre ! et
Saturnin qui la corrize : Ze
vous en prie, zente dame, donnez-moi plutôt du
Symphorien ! Ma glisse un œil à l’intérieur de la cuisine, il se rend
compte que Msieur l’Maire est sur le départ, il est
debout, le çapeau à la main, et Lili se dirize vers la porte extérieure. Du coup, le gamin comprend
qu’il peut faire son apparition sans risque, Ils ont terminé leurs secrets, ze suis venu trop tard, se dit-il, à nouveau amer.
Saturnin l’entend, il se tourne vers lui et il
l’apostrophe : Tiens ! Te voilà, toi, petit coquin, qu’as-tu fait
tout ce temps, on ne t’a pas entendu ! Mais Lili se hâte de venir vers
le gamin, se pence et le prend dans ses bras : Chto
ty doumayech, daragaya ? (Comment tu te trouves, mon céri ?) lui dit-elle en razustant
le col de sa cemise. À quoi il répond Ya v paryadkié (Ze vais bien), il
a l’habitude, elle lui pose touzours la même
question, il connaît la réponse.
Plus tard, lors du repas, assis à table en face d’un Déodore un peu éteint, il repensera à sa réponse. Il est
fier : Ben moi aussi ze parle en russe, y a pas que le ouolof !
Ma
saura-t-il ce qui s’est passé dans la cuisine ?
Lili aime-t-elle encore Gabin ? Vais-ze attendre
la fin de la pluie pour sortir la poubelle ? Calum
a-t-il attrapé un rhume ? Vous le saurez (peut-être) la semaine proçaine.
–oOo–
26
Où l’on met des brins de
tabac partout
Rouler une cigarette quand on a la tremblote, c’est
l’exploit que Déodore tente de réaliser juste après
sa sieste. Il a cherché dans la poche droite de son velours, un pantalon de
charpentier comme on n’en fait plus depuis 36, il a farfouillé un temps, sorti
un mouchoir à petits carreaux bleu et blanc, un bout de crayon pour quand il
faisait encore les mots-croisés du journal, du papier à cigarette, une pelote
de ficelle de récupération, son couteau à greffer, son briquet à mèche
d’amadou, un bouton de culotte et deux-trois pièces de menue monnaie.
Il sort aussi de sa poche un bout de carotte tout
ratatiné. Quécfounecaloteundan ?
se demande-t-il à mi-voix en graillonnant. Ça l’arrête un moment, cette
question. Et puis il se souvient : c’était dans sa blague, pour éviter que
le tabac ne sèche. L’a dû plisser de d’dans…. Mmm… glisser d’là n’dans. Il pose la carotte sur la table en secouant
la tête : elle n’est plus mangeable. Il se remet à chercher.
Finalement, tout au fond, il a trouvé sa blague en peau
de vessie de porc bien culottée et il l’a sortie. Il l’a posée sur la table,
puis il a remis tout le reste dans sa poche, sauf le briquet et le papier à
cigarette. La poche de droite, toujours, parce que la gauche est réservée aux
pièces de vêtement. C’est là qu’il remise son passe-montagne, son cache-nez et
ses moufles. Il les tient là au cas où. Même en été, un p’tit
coup de froid pourrait vous surprendre, et lui, il est devenu frileux. Il met
toujours deux paires de chaussettes.
Il est assis à l’envers sur sa chaise, à côté de la table
de cuisine. Il a eu du mal à enfourcher l’assise mais c’était nécessaire. C’est
commode, cette position, parce qu’on peut poser les avant-bras sur le haut du
dossier, rapport toujours à la tremblote, saperlagapette !
Il prend l’étui de papier à cigarette, en tire une
feuille, pose délicatement un coin du papier sur sa lèvre du bas pour qu’elle
s’y colle, attrape la blague de la main gauche, l’ouvre d’un pouce droit à
l’ongle fortement corné, et chope une pincée de tabac. Ceci fait, il pose la
blague sur sa cuisse gauche, retire le papier de sa lèvre et y dépose la pincée
de tabac, qu’il répartit de la façon la plus équilibrée.
Ensuite, des trois premiers doigts de chaque main, il
commence à faire rouler tabac et papier en sorte qu’il parvienne à obtenir ce
qui ressemble plus ou moins à une cigarette encore ouverte. Reste à mouiller de
la langue la partie enduite de colle du papier et de refermer le tout. Le
résultat ressemble à une sorte de loche humide d’où dépassent, à chaque
extrémité, quelques fétus de tabac. Il en a semé pas mal par terre, aussi, tout
autour de lui.
Il porte cette chose molle à ses lèvres, d’où elle pend en
attente de la flamme du briquet. Et là, pas de problème, la mèche s’allume au
premier coup de pouce sur la mollette et Déodore peut
tranquillement allumer sa cibiche et en tirer une bouffée.
Maintenant il peut réfléchir. C’était le but. Pour cha, le tabac, y a rin de mieux,
il se dit. Donc il va s’y mettre, il va regarder les choses. Il a du temps, le
petit est à l’école et Lili est allée faire des courses au bourg. Allons-jy tranquillement, il se dit. Cela va être ardu et de
temps en temps, pour aider, il va devoir marmonner plutôt que penser en
silence.
S’il a bien compris ce que Lili et le maire voulaient lui
faire entendre, il serait gaga. Il perdrait les pédales. Entendre ça d’un dingo
comme Saturnin et d’une gamine même pas française… Si c’est
pas un coup à se taper le derrière par terre, qu’est-che
que ch’est ? Lui, gâteux ? Non mais des fois ! C’est qui, qui peut vous réchiter la tabe de multiplicachon comme quand il avait dix jans, hein ?
D’un autre côté, faut dire, il a des absences, cha ch’est vrai. Un
coup il voit Lili entrer dans la cuisine, ou le môme, il se demande qui c’est. Cha
dure pas mais cha fait drôle… Un
autre coup, à l’heure du dîner, il met la gamelle de la chatte sur la table
avec les assiettes. Mais ça, c’est juste de la distracchon,
ça n’est arrivé qu’une fois. Voui… Mais quand
il appelle sa pauvre femme, qui est morte depuis longtemps, pour qu’elle vienne
lui masser les pieds… Ch’est p’têt’ pus d’la dichtracchon ?
Et la mémoire ! Il ne se souvient même pas de ce
qu’il vient juste de faire. Ou alors, il oublie ce qu’il est en train de faire.
Il prend sa bouillotte pour y mettre de l’eau, il arrive à l’évier, il voit les
verres sales, il pose la bouillotte et il commence à rincer les verres. Il les
range dans le buffet et là, il remet un peu d’ordre là-dedans, il faut dire que
c’est toujours en désordre, Chte Lili, elle
est un peu bordélique. Du coup, il se verse une larme de goutte. Pendant ce
temps-là, la bouillotte attend toujours son eau.
Y aurait donc du frai…. Mmm… du
vrai. Sans compter que des fois,
il se pisse dessus. Il s’arrête, sa cigarette est finie, il jette le mégot de
loin dans l’évier et il réussit son coup, ça le réjouit. Puis il mâchonne un
temps sa salive. Qu’est-che que j’dijais, déjà ? Ce qu’il disait, c’est qu’il serait
gaga, c’est ça la question. Ma foi, j’aurais l’âge. Mais ce serait
embêtant, rapport au petit. C’est quand même lui qui a la garde du petit, c’est pas Lili.
Le sort du petit, sa sécurité, son devenir, cette
question efface tout autre sujet dans l’esprit du vieux bonhomme. Il aime ce
petit. Qui va s’en occuper, maintenant que lui, Déodore,
s’en va du ciboulot ? Lili, elle ne peut pas, elle n’est personne, ici.
Elle n’existe pas. Pour qu’elle soit en droit d’agir pour le petit, il faudrait
qu’elle ait des papiers. En règle. Non, le seul qui peut s’en charger, c’est le
maire, tout dingo qu’il soit. Et justement ! Faut êt’
dingo comme moi pour faire cha ! Eh oui, le
maire pourrait s’occuper du petit mieux que n’importe qui.
Ou alors, et là, Déodore se met
à ricaner, le mieux, ce serait que le maire épouse Lili. À elle, ça donnerait
des papiers, et à Ma, ça donnerait un foyer. Il ricane de plus belle, il est
content, il a trouvé la solution. Voui, il se
dit, je ll’ai, la soluchon !
Il a complètement oublié que Ma a une grande sœur qui attend de pouvoir le
reprendre. Et il ne se rend pas compte qu’il vient de reconnaître que oui, il
s’en va un peu du cervelet…
Il se lève avec peine de sa chaise, fait tomber sa blague
à tabac toute ouverte, il avait oublié qu’elle
reposait sur sa cuisse, et le tabac se répand sur les dalles. Il n’a plus qu’à
sacrer, rien d’autre à faire, il va pas pouvoir se
baisser pour ramasser tout ça. Trop vieux. Vingt gueux d’vingt gueux d’vingt
gueux ! Et tiens ! il prend sa canne, appuyée à la table, et il
la jette par terre. Mais ça ne le réconforte pas, il est pris, d’un coup, d’une
grande tristesse. Ch’est donc comme cha, mijéricorde, il se dit,
chuis foutu.
Il donne un grand coup de pied à la chaise, qui s’en va
valdinguer. Lui-même a failli tomber. C’est à ce moment-là que Lili rentre des
courses, le sac à provision à la main. Elle constate le désordre, la chaise
d’un côté, la canne de l’autre, le tabac répandu, la blague par terre, elle
pose le sac et elle s’écrie Quoi tu fais bêtise, Batiouchka !?
Puis elle le voit : il est debout, vacillant, misérable, il la
regarde… et il pleure.
Bien sûr, elle court vers lui et le prend dans ses bras. Batiouchka, patchémou ty takoï groustnyï ?
(Petit père, pourquoi es-tu si triste ?) Mais elle sait bien de quoi
il s’agit. Saturnin le lui a dit la veille en partant, le vieil homme décline
et il doit bien s’en rendre compte. Elle en est désolée, elle ne sait que faire
pour le consoler. Vy vsio sviatyé,
molitiès’ za nas, griechnykh ! (Vous,
tous les saints, priez pour nous, pauvres pécheurs !)
Elle va toujours essayer de le réconforter, elle tire à
elle une autre chaise, y assied le vieux, ramasse la blague, la canne et la
chaise tombées et s’en va au buffet chercher un verre et la bouteille de
goutte. Un petit coup de remontant ne lui fera pas de mal, elle se dit, et à
elle non plus, elle n’est pas russe pour rien.
Quelques minutes plus tard, c’est Ma qui rentre de
l’école. Il trouve le grand-père attablé avec Lili. Ils boivent un coup
ensemble et ils ont l’air très contents, ils rient. Et Lili a sorti la boite de
biscuits au chocolat, ça commence bien, la soirée, il pose son cartable et il
va vite les embrasser avant de s’envoyer un grand verre de lait au sirop, il
adore.
Avant ça, il entend le grand-père dire à Lili : Ma
belle, faut qu’tu t’maries un Franchais, nom d’une
pipe ! I’ f’ra une bonne affaire. Il est
malin, le grand-père, Ma il pense.
Ma
pourra-t-il faire ses devoirs ? Est-ce qu’il ne manque pas un peu de vodka
dans cette histoire ? Va-t-il geler cette nuit ? Vous le saurez
(peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
27
Où l’on cherche un mari
Aminata avait vu d’un assez mauvais œil l’arrivée de Gabin
chez Adeline. Elle avait prévu qu’un beau garçon à l’air suffisant comme lui,
un peu le genre coq de village, n’allait pas cesser de la draguer. Et là, pas
question ! Elle avait d’autres ambitions… Mais rien ne s’est passé ainsi.
Le jeune homme avait déjà une belle en tête, il parlait d’elle abondamment, ça
débordait, il ne pouvait s’empêcher d’y revenir. Alors elle l’a écouté. Avec
complaisance, sans lui ménager sa sympathie, un peu comme une petite sœur
attentive.
D’autant qu’après avoir abondamment vanté sa blonde, il
passait à Ma, son petit copain, ce petit coquin de Ma, le gamin le plus déluré
qu’on ait jamais vu au pays des hameaux. Et là, Aminata fondait. Combien de
fois n’a-t-elle pas demandé qu’il lui raconte la fugue de Ma et la façon dont
il s’était débrouillé pour passer au travers du filet tressé par les
gendarmes !
Ainsi accepté et écouté, Gabin, lui qui était arrivé tête
basse, devenait de jour en jour plus sûr de lui. Il riait avec la jeune fille,
il plaisantait Adeline, l’appelait la mère : Salut, la mère, qu’est-ce
que j’peux fair’ pour vous, jord’hui ?
Il amenait chez la brave femme cette atmosphère de virilité populaire
qu’elle avait connue au temps où l’atelier comptait quelques ouvriers issus du
faubourg. Elle rajeunissait, entre sa petite adjointe et ce grand gars sans
façon. Mais elle gardait la tête sur ses épaules : Gabin cherchait du
boulot avec énergie, elle pouvait donc lui faire confiance.
Ainsi allaient les jours, chez les Parisiens, mais les
soucis ne disparaissaient pas pour autant. Aminata devait toujours se cacher,
Gabin ne trouvait pas de travail, et les nouvelles du vieux birbe devenaient
inquiétantes, comme une conversation l’avait laissé entendre.
Ce jour-là, Aminata appelle Ma, comme elle le fait au
moins une fois par semaine. C’est Lili qui décroche, ce qui tend l’atmosphère
car la jalousie de la jeune fille ne s’éteint pas, bien au contraire. Pour
elle, Lili a tout faux, elle prend sa place auprès de son petit frère, elle
fait sa maline alors qu’elle n’a pas plus de papiers qu’elle, et de plus, elle
rend Gabin malheureux ! Pourquoi elle rentre pas
dans son pays, la Russe ? pense Aminata… la Sénégalaise.
Mais cette fois, Lili lui annonce qu’elle a des choses à
lui dire, des choses que Ma ne doit pas entendre, sapièrrlipapièt !
Jé passier Ma
pour parrler vous, mais soir, applier
tarrd quand Ma dorrt, et
aussi Batiouchka Fiodorr, pajalouïsta.
Le soir-même, ce que Lili va essayer de faire entendre à
la jeune fille, c’est que Déodore commence à baisser
et que pour Ma, cela pourrait faire question un jour ou l’autre. Elle, Lili,
veut bien faire tout ce qu’elle peut pour Ma, cela va de soi, mais seul Déodore est habilité à le garder. Ce n’est déjà pas légal,
cela ne tient que par la protection que l’on doit au maire, mais au moins, Déodore est en règle, tandis que Lili ne l’est pas.
Il est vraiment gâteux ?
demande Aminata. Lili ne le sait pas avec certitude. Elle explique comme elle
peut qu’il va très bien la plupart du temps pour un
homme de son âge mais qu’il a des absences, qu’on ne peut plus se fier
complètement à lui. Je vais réfléchir, répond la jeune fille, je vous
rappelle dans quelques jours.
De retour dans sa chambre, une fois couchée, elle fait le
point. Une chose est claire, il va falloir qu’elle reprenne le petit. Ça veut
dire qu’elle doit régler sa situation, il faut qu’elle soit clean, elle va pas mettre le loupiot en danger. Faut trouver un
moyen. À tout prix. Et une petite idée qui commençait à germer dans son esprit
depuis quelques jours revient à la surface.
En clair, faut qu’elle trouve à se marier avec un
Français. C’est la clé de tout, et comme elle ne connaît personne au dehors, il
reste un seul type possible… Gabin. Elle tourne en esprit autour de cette
possibilité. Pour elle, ça poserait pas de problème,
elle épouse le gars, donc elle peut circuler légalement en France, alors elle
peut reprendre son petit frère. Après quelques temps, elle divorce et lui, il
se retrouve libre d’aller récupérer sa Lili.
C’est-y pas beau, ça ?
elle se demande. Et c’est facile à réaliser : pour la mairie, c’est
commode à contrôler, ils habitent déjà sous le même toit, et c’est
pas Adeline qui va refuser de jurer ses grands dieux que ces deux-là
sont des amoureux !
Il n’y a qu’un os, c’est Gabin. Lui et sa Lili. Il veut
lui montrer qu’il a changé, qu’il est devenu quelqu’un de bien, c’est peut-être pas le meilleur moyen ! Comment le
décider ? Aminata s’imagine à la manœuvre : Écoute, Gabin, si tu
fais une bonne œuvre, si t’épouses une fille sans
papiers pour lui permettre de s’occuper de son petit frère, t’es
quelqu’un de bien, non ? Surtout pour une fille sans papiers comme Lili.
Un mariage blanc, bien sûr, et tu pourras lui prouver ça, ça sera la vérité,
Adeline sera témoin !
Toujours Adeline en témoin de moralité, ça la fait
rigoler, toute seule dans son lit, Aminata. Mais une autre idée lui vient. Une
idée… bizarre. Encore plus bizarre que la première. Commencer par en parler à
Gabin, évidemment, mais s’il est pas totalement
contre, persuader directement Lili ! Si Lili est d’accord, alors Gabin
sera d’accord aussi, ça fera pas un pli. Mais si Lili
est contre, rien à faire !
À ce point de sa réflexion, Aminata bute sur une
évidence. Là aussi, une vérité se tenait au fin fond de sa conscience, eh bien
elle fait surface. De toute façon, se dit-elle, va falloir prendre le
risque de me faire prendre, pasqueu va falloir que je
sorte de là.
Elle compte sur ses doigts. Et d’un, si tu veux
convaincre Lili, tu vas pas y arriver si tu vas pas la voir dans son bled. Et de deux, si elle est pas d’accord, tu vas être obligée de prendre tous
les risques, faudra aller draguer chez les épouseurs de sans-papiers, dans les assoces où ils traînent. Elle est pas
idiote, elle regarde la télé, les chaînes d’info, ou Facebook, elle sait
que ça existe, des Gaulois qui feraient ça pour elle. Mais là, c’est le plus
risqué, ces milieux-là, ils doivent être surveillés.
Cette nuit-là, elle fait un grand pas dans l’inconnu,
elle décide de proposer l’affaire à Gabin, mais elle se dit aussi que quoi
qu’il arrive, il faut qu’elle abandonne la sécurité qu’elle connaît depuis son
arrivée chez Adeline. Alors va falloir aussi la persuader, la patronne...
C’est ainsi que le vendredi suivant, à la faveur de la
ruée du début de week-end, Aminata prend le train et débarque à nouveau dans
une gare qu’elle a déjà quittée une fois pour l’inconnu. Arrivée là, elle prend
un taxi et elle arrive devant chez Déodore. Il est
dans les vingt-deux heures.
Gabin a pas
dit oui mais il a pas dit non. Il a dit J’veux pas
qu’Lili comprenne ça d’travers. Si elle est d’accord, on verra, va la voir
d’abord. Adeline a dit T’es folle, ma
fille ! J’vais pas t’empêcher d’faire ta vie, mais fais gaffe à toi, Minata, j’tiens à toi. Elle, ça l’a fait pleurer.
L’émotion.
Mais là, devant la barrière de la cour du vieux, ce n’est
plus l’émotion, c’est la panique. Elle se rend compte qu’elle est dingue, de
s’être lancée là-dedans. Elle va se faire jeter. Elle a qu’une envie, c’est de
repartir. Elle hésite, et puis elle voit Lili sortir de la maison et se diriger
vers l’annexe, là, à droite au fond de la cour. Et elle crie Lili !
Voilà, maintenant elle peut plus reculer. Mais elle a la trouille.
Après avoir mis tout son monde au lit, Lili allait se
coucher, mais elle entend qu’on l’appelle, elle se tourne vers la barrière, il
y a quelqu’un là-bas mais elle distingue mal, il fait sombre, alors elle va
voir. Et elle découvre une toute jeune femme noire, qui la regarde en
tremblant, de froid ou de peur elle ne sait pas. Alors elle sourit, Aminata ?
elle dit, Patchémou vy zdièss ?
(Que faites-vous ici ?) Vite entrrer !
Les voilà donc toutes les deux attablées dans la cuisine,
un bol de lait chaud dans les mains. Elles se regardent un bon moment en
silence. C’est vrai, qu’elle est belle, se disent-elles chacune. Mais
Lili a besoin d’une certitude, elle attaque : Pourrquoi
venirr ? Elle a peur de
la réponse, Ma va-t-il lui être retiré ? Elle ne se doute pas de la
question à laquelle elle va devoir répondre…
Alors Aminata, éperdue, les yeux dans son bol, se jette à
l’eau. Elle la lui pose.
Que
va répondre Lili ? Le lait est-il écrémé ? Une petite vodka ne
serait-elle pas bien nécessaire ? Ne devrais-je pas mettre la clim ?
Aimeriez-vous être à la place de Gabin ? Vous le saurez (peut-être) la
semaine prochaine.
–oOo–
28
Où l’on craint la présence
d’un croquemitaine
Au petit matin de ce samedi, Ma ouvre les yeux, quelque çose le zênait dans son sommeil.
Il se sent comme enfermé, comme si une grosse présence le repoussait et le
serrait contre le mur. Et ce n’est pas un rêve, c’est vrai ! Il se dresse
en criant Y a un maçin dans mon lit ! Épouvanté,
il imazine un monstre, zenre
croquemitaine.
Il est debout, maintenant, le dos au mur, et dans la
pénombre, il distingue une forme allonzée qui
commence à remuer en zémissant. Il a
tellement peur qu’il ne peut même plus crier.
Ma ? murmure une
Aminata ensommeillée, t’es réveillé ?
Recouche-toi, i fait encore nuit, tu vois pas ?
Laisse-moi dormir. Pour le coup, ça le réveille pour de bon, c’était pas un croquemitaine, c’était Nata, sa grande
sœur ! Il n’en revient pas, en lui une kyrielle de questions se pressent,
qu’il ne retient pas : Ben pourquoi qu’t’es là ? T’as dormi dans mon lit ? T’es
arrivée quand ?
Ch’t’expliquerai
mais maint’nant laisse-moi dormir,
dit la jeune fille en se redressant et en le prenant dans ses bras. Ch’t’ai fait peur ? Gross’ bête, va !
Et elle lui fait un long bisou bien tendre. Ben tu vois, chuis
v’nue t’faire un’ visite, mais just’ pour le
week-end, hein, j’repars demain. Fallait que j’discute avec Lili. Allez, r’couche-toi. Ce qu’il fait en se pelotonnant contre
elle.
Elle se rendort en le serrant dans ses bras, emplie d’une
émotion qui lui fait verser quelques bonnes petites larmes. Son p’tit frère… Elle est heureuse. Tout ira bien maintenant, Lili a pas dit non.
Oh ça n’a pas été facile. Elles ont eu du mal à
s’expliquer, toutes les deux assises à la table de la cuisine elles ont parlé
longtemps. Oui, l’échange a duré des heures, et elles se sont couchées à pas d’heure, mais contentes d’elles-mêmes, au bout du
compte.
Demander à une jeune femme d’accepter le mariage de son
chéri avec une autre, avec soi-même, il faut le reconnaître, ce n’est pas
facile. Mais le faire en parlant à quelqu’un qui ne comprend pas bien ce qu’on
dit, qui parle à peine le français, ça n’arrange rien.
Écoutez, Lili, j’ai une question très grave à vous poser.
Une chose à vous d’mander. C’est pour ça que chuis
v’nue. Faut que j’vous esplique.
Et là, elle a regardé Lili dans les yeux, pour voir si la Russe comprenait. Jusque là, lui sembla-t-il, ça
allait, Lili semblait parfaitement la suivre, elle avait juste l’air intrigué.
Aminata a continué : Vous l’savez, chuis comm’ vous, immigrée sans papiers. Mais moi chuis repérée, faut qu’je m’cache.
Lili a froncé les sourcils : Kjémkach ?
puis elle a hoché la tête, elle avait compris. Cacher vous ? Chez Adlyine cacher ! Aminata a opiné, Oui, chez
Adeline, mais sans sortir, c’est trop dangereux. Danger ! Vous
comprenez ? Jusque là Lili comprenait.
La conversation avançait ainsi, faite d’allers-retours
plus ou moins efficaces. Jusqu’au moment où la jeune fille a fini par faire
comprendre à Lili que l’idée, c’était qu’elle, Aminata, épouse Gabin… Ch’sais bien qu’c’est vot’
amoureux, Lili, mais c’est pas pour de vrai, c’est
juste… Lili lui a coupé la parole, elle s’était braquée sur un mot : Amourrieu ? Nièt !
Gabin pas amourrrieu pourr
moi ! Pas amourr ! Jétié !
Jé jétié Gabin, pas bon pourr moi ! Et elle accompagnait ces mots d’un
geste de la main qui signifiait manifestement À la poubelle !
Aminata en est restée bouche bée. Et le Gabin qui était
tellement amoureux, lui, de sa Lili ! Tellement attaché à tout faire pour
revenir vers elle en s’étant acheté une conduite, sans picole, avec un bon
boulot, et prêt à lui mettre la bague au doigt ! Et elle, elle le jetait,
le Gabin : Pas amourr ! Aminata est
restée ainsi à regarder la jeune femme dans les yeux sans rien trouver à
ajouter. Elle se demandait ce que cela voulait dire pour elle. Est-ce qu’elle
allait pouvoir régler sa situation ? Aller trouver Gabin et lui dire, ça y
est, tu es libre…
Elle a compris que non. Car si elle rentrait à Paris pour
dire au jeune homme que sa chérie lui crachait dessus, elle était sûre que ça
le casserait. Et que ce serait fini pour elle, qu’il ne l’épouserait pas,
mariage blanc ou non ! Qu’il se foutrait de tout, qu’il retournerait à la
picole. Qu’il préférerait recommencer à s’envoyer des minettes. Gabin, c’est pas un militant, c’est juste le brave type qui veut
vivre tranquille avec sa chérie. Sans sa Lili, il rechute dans le mépris de
soi.
Elle a compris ça, Aminata, elle est payée pour
comprendre ce genre d’histoire, c’est dans son bagage. Alors elle s’est
écroulée, penchée sur la table, et elle s’est caché les yeux de ses mains. Elle
était venue pour rien. Elle ne trouverait pas de mari français, elle resterait
la petite immigrée noire que n’importe quel flic pouvait repérer. Elle allait
se faire prendre un jour ou l’autre. Il y aurait peut-être même un salaud pour
la dénoncer. On la renverrait à Dakar, là où elle n’était rien d’autre qu’une
étrangère… Et Ma ? Qu’est-ce qu’il deviendrait ?
Elle est encore très jeune, très entière. Elle n’est pas
du genre à modérer ses pensées. Pour elle, à ce moment-là, c’était
l’écroulement absolu. Tellement profond qu’elle ne pleurait même pas.
D’ailleurs, ce qui la fait pleurer, Aminata, c’est plutôt le bonheur.
Lili, en la voyant, a tout compris d’un coup. Avant cela
elle comprenait l’idée : Aminata voulait un mariage blanc avec Gabin et
elle lui demandait l’autorisation. Parce qu’elle se trompait sur ses sentiments
à elle. Mais maintenant elle comprend le fond de la question : jamais
Gabin n’épouserait cette gamine si elle, Lili, le rejetait.
Elle comprenait aussi autre chose, qui touchait à son
unique intérêt, à ses sentiments les plus profonds, à savoir Ma. Si Aminata se mariait
et obtenait enfin le droit de vivre en France, elle reprendrait son petit
frère. C’était le but. Et Lili se retrouverait seule, coincée là avec ce vieux
gâteux de Déodore. Ce qui lui faisait deux bonnes
raisons de refuser d’entrer dans ce jeu-là : rejeter Gabin, et
d’une – et de deux, garder Ma.
Gabin aussi, il aime Ma, a-t-elle pensé tout à coup.
C’est à prendre en compte. Ça peut le décider, Lili ou pas. Elle s’est levée et
elle est allée préparer une tisane. Ça lui a donné le temps de rester un bon
moment sur cette idée. Et un plan s’est dessiné dans son esprit. Elle a entrevu
un moyen pour elle de garder Ma, mais aussi de permettre à Aminata d’épouser
Gabin, de rapprocher Gabin de Ma, et peut-être, peut-être… de voir si au fond,
Gabin pouvait redevenir un jour quelqu’un de cher pour elle. Kto znaièt ?
(Qui sait ?)
Elle est revenue
vers la table et a posé un bol de tisane devant la jeune fille : Jé pensier Gabin marrier vous si Ma avec Gabin toujourrs.
À côtié. Si vous viénirr
ici, et si Gabin viénirr. Si Gabin ici, il voirr aussi moi. Si moi voirr
Gabin homme bon… si Gabin changier, peut-êtrre jé dis pas Nièt toujourrs. Gabin et moi, bonheurr si Ma ici. Panimaiétié ?
(Vous comprenez ?)
Aminata a relevé la tête et regardé la Russe :
celle-ci lui a paru absolument sérieuse, même inflexible, la tête blonde
fièrement dressée, les yeux verts fichés dans les siens. C’est ça ou rien,
semblait-elle dire. Tu viens habiter ici en ramenant Gabin, sinon pas de
mariage.
Elle n’a pas eu le temps de répondre. Déodore
s’était réveillé, il est entré dans la cuisine en longue chemise de nuit, la
gapette sur la tête, les pieds dans ses savates, un revolver gros comme une
côte de bœuf à la main. Une main qui tremblait. Il avait entendu du bruit dans
la cuijine, saprejeuquipète !
Il allait pas ch’laicher
cambrioler ! Mais il s’est arrêté en voyant les deux jeunes femmes,
tranquillement achijes à la tabe
en train de chiroter une tijane,
et y en a une qu’était nouère comme un marron !
Ben qué qu’tu fous, Lili ?
a-t-il éructé, et qui qu’ch’est ’core que chella ? Mais
Aminata s’est levée, elle s’est tournée vers le vieux : C’est moi,
Aminata, la sœur à Ma, m’sieur Déodore ! Escusez-moi, chuis arrivée tard,
vous dormiez déjà… Et toujours pratique, elle a ajouté : Devriez
poser ç’truc-là, m’sieur Déodore, surtout s’il est
chargé.
Ah bon, a fait le vieux, zêtes la cheur à mon ptit loupiot, ben acheyez-vous
don. Puis il a regardé son flingue : L’est pas chargé, ch’crois ben. Et ne se trouvant pas de poche, il a posé
l’engin sur le rebord de la fenêtre. Y en aurait-ti
auchi pour moi, d’la tijane ?
a-t-il demandé.
Le
revolver est-il ou non chargé ? Aminata a-t-elle adopté le plan de
Lili ? Où ai-je mis ma batte de base-ball ? Tous ces gens se
rendent-ils compte que l’automne approche ? Vous le saurez (peut-être) la
semaine prochaine.
–oOo–
29
Où l’on joue au soldat
Jamais Déodore n’aura passé un
pareil week-end ! C’est le bonheur ! Deux jolies jeunes femmes à se
presser autour de lui, à guetter ses moindres désirs, à le pomponner,
même ! Et que je te passe un coup de peigne, et que je te rajuste le col
de chemije, et que je te préjente
un beau grand mouchoir à carreau tout propre au bon moment, et que je te lace
les godaches après les javoir
brossées, et que je te roule une chigarette, etchétéra, etchétéra…
Un pacha, ce Déodore !
Avec ses deux courtisanes, la très blonde et la très brune. Et quel malheur que
cette dernière doive s’en retourner ! Mais on lui dit qu’elle va revenir.
Et même qu’elle va sans doute s’installer ichi-même.
Mais que Chut ! faut pas l’dire à Ma, des fois que ça s’passe pas comm’
ça et qu’i soit déçu (Aminata). Et que Peutiètrr
Gabin aussi venirr, Batiouchka
(Lili)…
Et comme d’habitude, le vieux bonhomme, qui a toujours
pensé que Batiouchka voulait dire Excusez-moi,
se demande pourquoi Lili s’excuse en lui disant ça. Ce serait une bonne
nouvelle, si Gabin devait revenir. Aucune raison d’y avoir à redire. À condichon qu’i soye un peu plus
gentil qu’avant avec ma fille, saperlapovrette !
Il ne se rend pas compte qu’il vient quasiment d’adopter
Lili comme sa fille, ça s’est fait tout seul comme ça dans sa tête, à lui qui
n’a jamais eu d’enfant. Maintenant il a une fille et même un ptit-fich, c’est comme ça qu’il voit les choses, pas besoin
d’aller plus loin !
Mais penser à sa fille, ça le ramène justement à Ma. Ah
ben oui, ce ouiquène, c’est aussi le temps où qu’il a
fallu le punir, le gamin. Malgré tout. Un ptit peu.
L’a fallu l’envoyer tout seul dans sa chambe. Qu’il revienne
seulement quand il aura fini d’pleurer. Ch’est comme cha, il se dit, des fois rin à faire, faut êt’ chévère. Ya des choses qui passent pas.
Sûr qu’il a pas l’habitude, qu’i fait pas souvent des bêtijes,
mais là, ch’était quand même exagéré, il a failli
tuer msieur l’maire, tout d’même ! A-t-on pas idée ! D’un aut’
côté, chi lui, Déodore, il avait
pas laissé son pichtolet su l’rebord d’la fenête, le ptit l’aurait pas
attrapé comme si ch’était un jouet, faut
reconnaître...
Il s’était trouvé en effet que Saturnin était passé en
fin de matinée. Une simple visite de courtoisie, officiellement, mais peut-être
un peu plus, il en convenait en son for intérieur. Revoir Lili était une
ambition des plus charmantes, lui semblait-il, la jeune personne ne manquant
d’aucune des qualités qui font, sinon une épouse, n’étant pas bien née, mais
une favorite achevée.
Ma, qui joue dans la cour, le voit venir et, tout
content, court à l’intérieur chercher le revolver du Pépé pour le lui montrer,
tout fier de tenir dans sa petite main cette arme de grands qu’on vient
pourtant de lui interdire de seulement regarder. Batiouchka,
néciessairre rrangier fiousil ! avait crié Lili à ce moment-là, mais le
vieux n’avait pas bougé.
Le voilà donc qui sort armé sur
le seuil et qui pointe le flingue, tout en rires, sur le visiteur monumental,
qui lui sourit gentiment. Jusqu’au moment où le coup part et où le gros homme
sent que la balle lui passe au ras des cheveux. Sans se soucier de sa tenue
pourtant soigneusement apprêtée il se jette à terre et fait bien, car deux
autres projectiles sont tirés avant que Ma, apeuré, ne jette l’arme à terre, ce
qui, certes de très loin, le fait ressembler un instant à un Ernest Borgnine qui se rendrait devant William Holden dans un
western classique.
Épouvanté par les détonations et peut-être indigné de
voir cet intrus se rouler par terre, L’nouère se met à tout hasard à sauter sur
place tout en s’égosillant de rage, tandis que Pelote ne perd pas un instant
pour filer tout en haut du tilleul.
C’est Aminata qui est arrivée la première et qui prend le
petit garçon dans ses bras. Son beau visage bantou a viré au gris. Elle s’est
agenouillée et serre son petit frère contre elle en sanglotant. Derrière elle,
Lili, debout, regarde le maire se relever péniblement et s’efforce d’étouffer
le rire nerveux qui la secoue.
La voix chevrotante de Déodore
s’élève depuis l’intérieur, Ben quoi qu’ch’est
don ? Il est vexé, il
ne peut rien voir, avec ces filles dans la porte qui lui bouchent la vue,
pourtant il est pas sourd, il a bien entendu comme un
feu d’artifiche, là dans la cour. Il attrape sa
canne, il s’en vient jusqu’à la porte et tente de pousser la jeune blonde, tout
en se demandant pourquoi elle tremble comme cha !
Il arrive enfin à jeter un œil vers la cour et là, qu’est-che
qu’il voit ? Rien d’autre que msieur l’maire qui
épouchette son pantalon : pas de quoi
trembler !
Rien de grave, chers amis, rassurez-vous,
tonitrue le canard géant, ce n’est rien, on a fait la guerre, que
diable ! (il oublie qu’il a été réformé de l’armée pour cause de
surpoids).
C’est à ce moment qu’apparaît Trouvebroc,
le voisin, alerté par les coups de feu. Armé de son fusil double canon, il
avance à petits pas, l’arme braquée à l’épaule, les jambes pliées souplement à
la façon du GIGN, le regard circonspect balayant la cour. Le mastodonte
l’entend et se retourne puis, le voyant, éclate d’un rire tellement énorme et
tellement joyeux que personne – sauf le guerrier au long nez – ne parvient à
rester sérieux. C’est ce qui détend définitivement l’atmosphère.
Déodore
est plié en deux, il s’étouffe à force de rire, ce qui finit par susciter chez
lui une quinte de toux qu’il ne peut contrôler. Il faut qu’Aminata, lâchant son
petit frère, vienne lui taper sèchement dans le dos pour qu’il finisse par se
calmer. Mais cet accès à inquiété Ma, qui se sent
responsable, il prend la main du vieux et l’entraîne dans la cuisine jusqu’à
une chaise sur laquelle il le fait asseoir, puis, piteux, il lui dit Pardon,
Pépé, ze l’ai pas fait esprès,
tu sais.
Au dehors, Trouvebroc, l’arme
au pied, fort d’une dignité offensée, fixe le maire qui tâche de reprendre son
souffle mais halète encore puissamment. Si tu pouvais crever !
pense-t-il. C’est que le bonhomme a de l’ambition et se porterait illico
candidat à la mairie si la place se libérait. Mais Saturnin s’est calmé, il
comprend ce qui se passe dans la tête de l’olibrius, d’ailleurs il en a
l’habitude, et sourit en lui disant Merci l’ami ! Eussions-nous été en
danger que votre appui nous eût été bénéfique ! Ce à quoi l’autre ne
sait que répondre. Alors il salue sèchement de la tête et s’en retourne chez
lui. Haineux.
Sur quoi la journée se termine dans la plus parfaite
harmonie. Bien vite on console Ma de sa courte punition, on fait bon accueil à
Monsieur le Maire, qui se répand en compliments devant les dames, heureux de
faire connaissance avec la belle jeune femme au teint sombre, charmé de pouvoir
corriger galamment le français de la belle jeune femme aux cheveux de lin,
réconforté, s’il en était besoin, par la tarte aux pommes qui sortait
opportunément du four et par le verre de vin doux qui l’accompagne, et ainsi de
suite jusqu’à l’invitation à souper qu’il ne saurait refuser.
Ainsi passe le samedi sans autre fâcheux épisode, et
chacun s’en va au lit, à la nuit bien avancée, habité d’un juste contentement.
Oui, Déodore a bien des raijons d’être satisfait. Il se le répète avant d’éteindre.
Il a bien vu que les deux petites, comme il les appelle à part lui, ont fait
ami-ami. Il a pu observer que le gamin passe des genoux de l’une aux bras de
l’autre avec le plus grand contentement. Il se dit même qu’il ne faudrait pas
qu’elles fassent de lui un petit chouchou gâté. Trop de femmes, ce n’est pas le
mieux pour éduquer un garchon. Faut un homme. Mais heureujement, il est là !
Là-dessus, il s’endort tout heureux, et c’est aussi ce
qu’ont fait les autres membres de la maisonnée. Seule, Lili ressent un léger
malaise avant de s’endormir. Le lendemain matin, elle tentera de raconter
qu’elle a fait de mauvais rêves. Nata, comment tiou
dis ? Kachmary… (Des cauchemars…). Mais la
jeune Sénégalaise ne comprend pas de quoi elle parle. Nitchevo,
ça ne fait rien, se dit la Russe, mais l’impression demeure en son esprit que
dans les temps qui viennent, la paix de ce dimanche qui commence ne durera pas.
Que
peut craindre Lili ? Qu’a-t-on fait du flingue ? Et qui peut me dire
à qui j’ai prêté ma kalach ? Trouvebroc est-il
bête ou méchant ? Ou les deux ? Ou ni l’un ni l’autre ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–
30
Où se profilent de sombres
épisodes
Lorsque Lili se réveille ce dimanche-là, une sourde
sensation de crainte lui pèse sur l’estomac. Elle est sujette ainsi à des sortes
de prémonitions qui la tracassent jusqu’à ce que le danger qu’elles semblaient
annoncer se réalise ou s’avère finalement sans objet.
Il est tôt encore, la nuit demeure, une lueur diaphane
commence à peine à se laisser deviner à l’Est. Lili, en frissonnant, traverse
son bout de cour pour rejoindre le seuil de la maison mais elle s’arrête,
alertée par une sorte de bourdonnement. Elle s’efforce de mieux entendre et,
oui, c’est comme un râle qui, au-delà des volets fermés, sourd de la fenêtre de
gauche, celle de la chambre de Déodore.
Alors elle court, arrêtée un moment par la lourde serrure
à actionner, elle court jusqu’à cette chambre, ouvre en catastrophe et
découvre, gisant sur un lit en désordre, un Déodore
au regard affolé, affreusement pâle, suant et gémissant.
Elle ne sait que faire. Elle voit bien qu’il va très mal,
qu’il faut appeler du secours, un médecin, le SAMU… Mais la situation lui
apparaît dans toute la menace qu’elle comporte : en dehors du vieil homme,
il n’y a dans cette maison que des gens en situation irrégulière, elle la
première mais aussi le petit Ma et sa grande sœur. Cela fait tout de même
beaucoup, et comment risquer de voir trahi tout ce monde-là ?
D’expérience, Lili n’a pas une grande confiance dans les
bonnes intentions des autorités, seraient-elles médicales. Que faire ? Un
seul recours, appeler le maire, lui qui s’est montré si bon avec eux tous. Ce
qu’elle fait non sans avoir d’abord épongé le front du malade avec un linge
humide et l’avoir rebordé dans son lit.
Saturnin, réveillé en sursaut au moment où son rêve
matinal l’entraînait dans un duel à mort contre l’infâme suborneur d’une gente
dame par ailleurs fort jolie, une belle mulâtresse à l’accent slave, se dresse
d’un coup sur son lit, haletant, prêt à crier Aux armes !,
pour se rendre compte en un instant de la banalité du réel : le
téléphone… Sans doute un de ses administrés, et un dimanche à l’aube, que du
lourd : un accident de chasse ou la voiture d’un jeune fêtard…
Mais c’est Lili qui appelle, et c’est le père Déodore qui paraît mourant. Il réfléchit. C’est vrai
qu’elle a raison de se méfier, la délicieuse, pense-t-il. Et de toute façon, un
dimanche, c’est le SAMU et les urgences. Tous les médecins des environs ont mis
leur téléphone sur répondeur. L’hôpital, alors ? Trop risqué, trop de
monde mis dans le secret. Reste une possibilité, néanmoins.
Ne bougez pas, belle dame, je m’en occupe,
saperlipopette ! hurle-t-il dans le combiné, puis il raccroche,
décroche, et appelle les Déchevreux. Il s’est souvenu
que leur fils aîné, jeune médecin hospitalier à la capitale, devait venir
passer quelques jours à la ferme chez ses parents.
C’est ainsi qu’en lieu et place du 4x4 du gigantesque
personnage, Lili voit s’arrêter dans la cour, juste devant le seuil, un SUV
flambant neuf d’où sort à la hâte un homme jeune à l’air déterminé, porteur
d’une sorte de petite valise. Elle reconnaît l’objet mais reste
intriguée : Mèrilient ? (un
médecin ?).
Antoine Déchevreux n’a pas le
temps de frapper à la porte, celle-ci s’ouvre instantanément devant la plus
sublime des créatures. Une sorte de princesse habillée en ouvrière
agricole ! La lumière de l’intérieur lui fait comme un halo et la
transforme en un être surnaturel. Il en reste muet, cloué au sol. Mais
l’apparition se mue en une diablesse qui le houspille et le presse : Vous
dactior ? Vite ! Niè
ostayoutsia stayat', prikhodyat bystra ! (Ne
restez pas planté là, entrez vite !).
Il ne comprend pas tout mais le sens général lui suffit
et il se rue à l’intérieur à la suite de la jeune femme, parvient avec elle au
bord du lit d’un vieux bonhomme effectivement mal en point et se met illico à
l’ausculter sous l’œil vigilant de la belle étrangère.
Un rapide examen lui permet de comprendre qu’il ne peut
guère aider le malade. C’est sans doute quelque chose comme une congestion
pulmonaire, dit-il, à son âge il ne peut pas rester ici. Il est trop
faible. C’est l’hôpital !,
conclut-il en se tournant vers elle. Saturnin m’a expliqué la situation, le
mieux est que je l’emmène moi-même, vous avez vu ma voiture ? Allez la
chercher, la clé est dessus, rapprochez-la, puis venez m’aider à le préparer et
à le transporter, je vais juste lui administrer un antipyrétique. Il la
regarde et ajoute N’ayez pas peur, je vais le confier à un confrère qui
est un ami, je lui expliquerai la situation. Et le ton seul de ces paroles
la rassure… inexplicablement.
Car Lili est subjuguée. Elle n’a pas tout compris mais
elle fera ce qu’il dit. Une fois qu’elle aura repris son souffle. Quand il ne
la regardera plus. De ses yeux gris. Puis elle se reprend et court faire ce
qu’il lui a dit. Il le faut, ce grand type-là n’est pas un simple jeunot à SUV
prétentieux, il connaît son affaire. Il est vif, net, efficace, précis.
Elle court vers la voiture en se disant Je lui plais.
Elle l’a bien vu. O, moï Bog ! (Oh mon Dieu !),
murmure-t-elle, et elle éclate d’un rire tremblé. C’est à ce moment précis que,
sans qu’elle s’en rende compte, Gabin lui sort du cœur et de l’esprit.
C’est aussi à ce moment précis, six heures tapantes,
qu’un fourgon bleu marine à gyrophare entre dans la cour et bloque la sortie.
En descendent deux personnes en uniforme bleu marine, une grande Noire à
tresses sous le képi et un blond rondouillard à taches de son.
Lili s’est arrêtée, elle regarde approcher les gendarmes.
Elle a compris que le malheur est arrivé. Son malaise matinal ne l’avait pas
trompée. Elle comprend au même instant ce qui s’est passé. Il ne fallait pas
humilier Trouvebroc. Il s’est vengé, il les a
dénoncés. Et plus moyen d’appeler Saturnin au secours.
La brigadier-chef Amélie Simon-Martine et le gendarme
stagiaire Kévin Sanguszko s’approchent d’elle et la
saluent militairement. Puis, sans un mot, la plus gradée lui met rapidement
sous le nez un papier officiel et lui montre la porte de la maison. Lili
comprend qu’il lui faut obtempérer, elle se retourne et rentre sans dire un mot,
suivie des deux pandores.
Antoine entend du bruit dans la cuisine mais personne ne
vient, il s’impatiente, sort de la chambre en trombe et s’arrête pile en voyant
les deux gendarmes, dont un rouquin qui met les menottes à la jeune femme
blonde. Lui aussi comprend immédiatement : les choses se compliquent. Il
avise la grande femme en uniforme et se présente : Docteur Déchevreux, j’ai ici un malade à hospitaliser en urgence,
et j’ai besoin de cette personne pour m’aider à le transporter.
Il montre Lili mais la militaire le fusille du
regard : Brigadier-chef Simon-Martine. Votre malade est-il le
propriétaire des lieux ? Si oui, il est suspecté d’héberger des personnes
sans papiers et de les faire travailler illégalement. Appelez le SAMU, docteur,
mais attendez que nous ayons reçu des renforts pour l’emmener, un gendarme vous
accompagnera pour surveiller ce Monsieur, son état ne le soustrait pas à la
loi.
Sur ce, Amélie, forte de son droit, prend son portable et
appelle ses collègues pour demander des renforts. Ceci fait, elle se retourne
vers Antoine : Quant à cette personne, elle reste avec nous, elle est
suspectée de se trouver sans autorisation sur le territoire national, nous
l’emmenons avec les autres personnes ici présentes.
Les dites
personnes arrivent d’ailleurs à cet instant, poussées par Sanguszko.
Aminata et Ma ont été tirés du lit, d’ailleurs avec douceur et politesse. La
jeune fille, en tenue de nuit, s’est enveloppée dans une couverture et Ma est
encore en pyjama, sa sœur a juste eu le temps de lui passer un pull par-dessus.
Personne d’autre dans la maison ?
demande Amélie, et Kévin lui fait signe que non. Bien, continue-t-elle,
allez vous habiller, et ensuite, direction la
gendarmerie pour être interrogés. Prenez vos papiers.
On n’en a pas, répond Aminata.
Le
médecin pourra-t-il faire en sorte que Déodore soit
tiré d’affaire ? Lili est-elle tombée amoureuse pour de bon ? Ma
va-t-il attraper froid ? Me suis-je fait vacciner contre la grippe ?
Que va faire Saturnin ? Vous le saurez (peut-être) la semaine
prochaine.
–oOo–
31
Où l’on parle créole
Les gendarmes n’ont pas mis longtemps à comprendre qui
était responsable du massacre. Ils se sont pointés directement chez Gabin. Ils
ignoraient qu’il vivait désormais à Paris et ne se sont donc pas posé de
questions. De leur point de vue ils avaient raison car ils l’ont trouvé sur
place et ont pu l’embarquer.
Entre temps, ils avaient appelé les secours car Trouvebroc était dans un sale état. Outre les traces de
coups, le nez cassé et une oreille déchirée on craignait des fractures.
Heureusement il ne crachait qu’un peu de sang et deux-trois dents mais rien qui
vienne de l’intérieur.
Gabin avait fait justice, du moins à sa manière. C’est
Aminata qui avait appelé Paris, pour avertir sa patronne qu’elle était en garde
à vue, et pourquoi. Le gars était présent, et aussitôt mis au courant il avait
sauté dans un TGV et couru directement chez ce grand imbécile de Trouvebroc, qui ne s’était même pas défendu de l’accusation
d’avoir dénoncé Déodore. Voui
que j’lai dénoncé, vu qu’il a transgressé la loi ! avait-il déclaré,
content de lui, sans penser à ce qui risquait de lui tomber dessus. D’où le
tabassage.
Maintenant, Gabin se trouve lui-même en garde à vue à la
gendarmerie, assis face à une femme gendarme. Une grande beauté noire. En la
regardant paisiblement il se frotte juste les poings, surtout le gauche. Il
sait ce qui l’attend et l’accepte.
Elle-même ne le quitte pas des yeux. Bel homme dans le
genre brut de décoffrage. Le genre à lui plaire, elle n’aime pas les
chochottes. Elle regarde son collègue, le blondinet Kévin qui, tout en
saisissant le procès-verbal, sert de témoin muet, et elle peut comparer sans
problème, pense-t-elle.
Je ne vous cacherai pas que vous êtes mal parti, mal
parti, je ne vous le cacherai pas, dit la
brigadier-chef. Et elle se rend compte qu’elle a succombé à sa tentation
langagière habituelle, ça la trouble, elle ne voudrait pas passer pour une
idiote, il faut qu’elle se surveille et qu’elle se corrige.
Passé son âge tendre, elle a lutté toute sa vie contre ce
trouble, dû semble-t-il à un bilinguisme mal assumé. Voire à un trilinguisme,
car chez elle on utilisait le créole, dans la cité le parler de la banlieue, à
l’école le français. Un spécialiste lui a dit que c’est la proximité des trois
idiomes qui a créé le trouble, comme si elle ne pouvait jamais être sûre de sa
parole.
Quoi qu’il en soit, le gars lui plaît. Et ce qu’il a fait
lui plaît aussi, elle ne vient pas d’Aubervilliers pour rien, elle comprend la
loi à laquelle il a obéi : Tu m’as manqué, gare à ta gueule. Elle a
devant elle un homme un vrai. On peut rigoler de ce genre de réaction,
pense-t-elle, mais quand on est une femme en danger, saperlipopette ! on
aime bien avoir avec soi ce genre de mec.
Ceci dit,
elle connaît son devoir. La loi qu’elle a promis de défendre, c’est la loi de
la République… Alors tant pis : Vous savez que vous êtes dans de très
mauvais draps, mauv… Mmm. Et qu’une plainte a été
déposée contre vous. Vous reconnaissez les faits ?
Gabin est surpris par ces draps mauves, mais bon,
il ne connaît pas toutes les finesses du langage des casernes, il se borne à
hocher la tête et à dire Oui, j’reconnais, c’est moi qui ll’a
tabassé.
Qui l’ai tabassé, corrige la jeune
femme, non sans une certaine fierté. Mais elle accompagne sa remarque d’un
sourire que l’on ne peut qu’appeler ravageur car il fige le brave gars, qui ne
cessera plus de surveiller le visage qui lui fait face dans l’espoir d’un
second ensoleillement. Ces deux-là se plaisent, se dit le tendre Kévin, habitué
compulsif de téléfilms à l’eau de rose, et il se sent un peu de trop.
De son côté, Amélie se surprend à penser que le moment venu,
il lui faudra faire en sorte de dégrossir ce garçon. Avec un peu d’attention et
une bonne formation, l’acquisition d’un bon bagage de base, il pourrait devenir
quelqu’un de vraiment intéressant… Mais elle se reprend et poursuit
fermement l’interrogatoire. Cependant il est trop tard, elle sent qu’elle ne va
plus lâcher ce gus.
Mi-français mi-créole, elle en parlera le soir-même à
Edwina, sa collègue et quasi compatriote, une
Guyanaise un peu boulotte. Et celle-ci va clore leur conversation par ces
mots : Ben ma chérie, t’es bien prise ! Amélie
en dormira mal.
Pour le moment, il ne lui reste qu’à lui faire signer ses
déclarations, ce qu’elle fait non sans frémir en frôlant les poils de son
avant-bras. Puis elle l’envoie dans la cellule des hommes. Celle des femmes est
vide, et il ne peut savoir qu’Aminata l’a quittée une heure auparavant, après
interrogatoire, pour aller rejoindre Ma en liberté provisoire. C’est qu’ils
sont mineurs tous les deux.
Quant à Lili, elle est passée elle aussi devant le juge
en comparution immédiate, mais a été renvoyée illico en centre de rétention.
C’est ce que Gabin apprendra le lendemain lors d’une nouvelle entrevue avec la
brigadier-chef avant d’être transféré au tribunal, de passer devant le juge et
d’être envoyé à la prison en détention provisoire.
Et le vieux, là, l’père Déodore ?
demande-t-il. Mais Amélie ne sait qu’une chose, c’est qu’il a été envoyé aux
urgences parce qu’il semblait très mal en point au moment où elle était arrivée
chez lui pour l’arrêter. Ce qu’on avait fait de lui là-bas, elle n’en savait
rien, ça ne dépendait plus d’elle.
Et la jeune fille, cette Africaine, avec son p’tit frère ? La gendarme le
regarde avec méfiance, il ne faudrait quand même pas qu’il soit porté sur les
Noires de façon trop systématique… Elle lui répond sèchement qu’ils sont chez
le maire en attendant, qu’il s’est porté garant.
Et c’est vrai, Ma a retrouvé sa grande sœur. Il est
content. Et en plus, il a retrouvé aussi Hollande, Ségolène et Sarkozy, trois
chiens eux aussi tout contents de pouvoir à nouveau jouer avec un spécialiste
dans la cour du château de Saturnin. De la grosse ferme qu’il appelle le
château.
Celle qui est contente, aussi, c’est Ermeline,
la bonne. Elle qui n’avait jamais vu un Noir de sa vie, elle a désormais deux
jeunesses à choyer. Vite au fourneau, vite au four, ce petit et cette
poulette, i faut qu’i mangent, n’ont pas l’air trop bien portants ! Pis ça
mange quoi, les Noirs ? se demande-t-elle tout à coup, inquiète. Faudrait pas qu’elle commette un impair.
Mais ce qui lui fait peut-être le plus plaisir, c’est que
maintenant elle peut parler d’eux à la maison, elle ne risque plus de leur
causer du tort en déblatérant vu que tout le monde le sait, qu’ils sont au
château… Euh, à la ferme. Même que c’est le juge qui les a placés là, alors
hein !
Ben c’est qu’y en a qui sont jolies, quand même !*
s’écrie Ermeline en parlant de la petite à ses
parents. Cette-là, elle est belle comme le jour même qu’elle est noire. Et
gentille, on peut pas dire. Et même qu’è veut aider,
la pauvrette, j’ui interdis mais è veut toujours
m’donner un coup d’main.
Et le p’tit ! Un
amour ! Moi j’dis qu’i d’vrait les garder
icitte, m’sieur Symphorien, au château… Euh, à la ferme ! Si vous voyiez
comme i s’amuse avec les chiens, ce p’tit
coquin ! Et les bêtises qu’i fait avec son ballon que m’sieur l’maire y a
donné ! Ah ça, m’sieur l’maire il a dit qu’il était temps qu’i r’tourne à l’école, pasqueu
autrement, resterait pus une vitre au rez-d’-chaussée…
Ben et son frère, à m’sieur l’maire, m’sieur Adrien,
demande le papa, qu’est-ce qu’il en dit ? Cela fait rire Ermeline : Tu sais, m’sieur Adrien, du moment
qu’c’est son frère, i dit rien, il est d’accord… C’est
plutôt mame Yolande, elle a pas
l’air trop contente de voir eune beauté chez son biau frère… Mais là, Ermeline
se tait et devient toute rouge.
Et les vieux parents d’Ermeline
de s’extasier de toutes ces nouveautés. Pensez ! Des Nègres chez m’sieur
l’maire ! Ben c’est l’époque, y a tout qui change, faut s’habituer.
*
Réflexion authentique
faite directement devant une jeune fille africaine effectivement jolie.
Ermeline
a-t-elle bien éteint le four ? Gabin va-t-il s’en tirer ? Où sont
passées mes pantoufles ? Sanguszko a-t-il une
copine ? À quoi pense Lili dans le centre de rétention ? Vous le
saurez (peut-être) la semaine prochaine.
–oOo–