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Vos
remarques : jean.alexandre2@orange.fr
Petite contribution à une théologie populaire
Quand je
parlais à ma grand'mère, qui était blanchisseuse dans le Faubourg de Charonne, de la
résurrection de la chair et de la vie éternelle, elle me répondait
invariablement : « Tout ça c'est des histoires". Or elle avait
raison.
–
ça y est ! Il avoue ! Il
n'est pas croyant !
Je
les entend se réjouir, s'indigner et s'affliger tout ensemble, mes ennemis.
Je
dis bien : mes ennemis. Il n'est pas demandé de n'avoir que des amis. Il
est demandé d'aimer ses ennemis. Vaste programme, certes, mais auquel je veux
m'attacher ici : ces lignes s'adressent à mes ennemis, qui sont nombreux,
surtout dans l'Église, et je crois bien qu'il s'agit d'un acte d'amour,
désespéré si l'on se fie à l'expérience, que de s'efforcer d'être honnête avec
ceux qui ne le furent pas.
"Tout
ça c'est des histoires'', disait ma grand'mère. En quel sens dira-t-on ? Je ne
lui ai jamais posé la question. Je le regrette car ses réponses m'auraient sans
doute étonné. Mais on croit toujours comprendre à demi-mot les gens qu'on aime.
On les fige, par commodité – c'est-à-dire paresse – ou par pudeur, dans un
rôle.
On
l'a choisi, ce rôle, parmi bien d'autres qui composent une sorte de
distribution. C'est comme un jeu de cartes. On sort la carte "grand'mère
sceptique à bon sens populaire". Il y a ça dans mon jeu : dans ma codification,
celle qui me tient lieu de monde intérieur. Je veux dire : du monde tel que je
me le suis intériorisé
Quand
ma grand'mère était en vie, chacun de ses gestes, chacune de ses paroles venait
confirmer – tout en les aménageant – les quelques déterminations qui
constituaient en moi sa fiche anthropométrique : Ah tu seras toujours la
même ! Ah c'est bien de toi, ça ! – Maintenant qu'elle est morte, mes
souvenirs de ces gestes et de ces paroles s'accommodent beaucoup moins d'une
telle identité. Mes souvenirs m'étonnent, qui me remontent un à un. Tiens, elle
aurait dit ça ? Mais ça ne colle pas. Et pourtant elle l'a dit, elle l'a fait.
Aucun doute. Alors, me voilà obligé de casser ma grand'mère en petits morceaux,
et de ce puzzle, il me faut reconstruire, non pas une, mais des images. Ou
plutôt, autour de quelques images qui s'imposent, qu'on ne peut pas casser (
savoir pourquoi ?), reconstruire quelques histoires, que je pourrai raconter à
mes, amis. Les plus chers, ceux qui souhaitent savoir – pour l'amour de moi –
qui était ma grand'mère. Des histoires. Et bien vite elles deviennent
canoniques.
Canoniques
– cela veut dire deux choses : d'abord qu'elles sont plus vraies que nature,
qu'elles disent mieux qui était ma grand'mère que les événements
"réels" que je pourrais rapporter – Ensuite qu'elles peuvent servir
de modèle pour qu'on en crée d'autres, qui raconteraient des événements qui
auraient parfaitement pu être de ma grand'mère, pour peu que l'occasion s'on
soit trouvée. C'est ainsi que des gens qui ne l'ont pas connue, en écoutant ces
histoires, croient avoir été de ses intimes et que pour un peu ils parleraient
d'elle à un autre... et diraient vrai. J'en ai eu une fois la preuve. Oui tout
ça c'est des histoires. Il n'y a que des histoires. Même les savants, devant le
réel, et malgré toute la précision de leurs langages formalisés, quand ils en
arrivent à émettre une nouvelle opinion, ils se racontent une histoire. Et ils
l’appellent hypothèse. Et la science, c'est l'ensemble des hypothèses qui ont
cours en fonction de ''l'état des connaissances". De ces hypothèses, on
cherche à déduire les lois, une théorie : on cherche à les rendre canoniques.
Supposez
qu'on y arrive. Voilà un canon. Et à quoi sert-il ? À être démantelé par
la création de nouvelles hypothèses, nées de l'étude du réel. Les savants ont
bien de la chance : ils ont toujours le réel avec eux. Moi ma grand'mère
n'est plus là. Il ne me reste que mes histoires. Le réel, maintenant, c'est
elles.
Un
jour Jésus a dit : "Vous ne m'aurez pas toujours avec vous". Eh
oui. Mais nous avons les histoires, le canon ... Et voilà ! Il dit que
Jésus est mort, qu'il n'est pas vivant aujourd'hui au milieu de nous !
(Vous avez reconnu ceux qui parlent ?) Mais supposez que ma grand'mère soit en
ce moment même vivante auprès de Dieu. Où est ma consolation de l'avoir perdue
? Je vais vous le dire : elle est dans mes histoires – mes histoires
canoniques. En elles réside l'esprit de ma grand'mère. Le consolateur. Cet
esprit fut à l'œuvre quand je me suis tout remémoré : les identités comme les
différences. C'est pourquoi, quand je parle d’elle à ceux qui l'ont bien
connue, malgré la diversité des images que je rapporte d'elle, bizarrement ils
disent : "Eh oui, c'est bien elle".
"Personne
n'a jamais vu le Père" – Personne n'est capable de dire tout cru la Vérité
qui se cacherait derrière toutes ces histoires. Heureusement. Moi en tout cas
j'en suis incapable. (Athée, va !). Et maintenant, le Fils n'est plus
parmi nous. Alors vous vous rendez compte ! Oui mais l'Esprit est là.
"Quand deux ou trois sont réunis en mon nom ..." Oui mais quel nom ?
Suffit-il d'articuler : "J'ai-zu" ? "Ce ne sont pas ceux qui
disent : Seigneur ! Seigneur ! etc ... " Alors ce nom ?
"L'Esprit vous le fera connaître". C'est le cercle : le bon esprit
est là quand on invoque le bon nom, mais on ne peut invoquer le bon nom que
quand le bon esprit le fait connaître. Diable (oserai-je écrire) !
Bien sûr, ce n'est un cercle que si l'on s'obstine à se représenter cet esprit comme un monsieur qui vient vous expliquer les choses. En réalité, s'il est une Personne, le Saint-Esprit n'est pas un monsieur. Si cela vous étonne, dites-vous que bien des messieurs ne sont pas des personnes.
Le
Saint-Esprit est dit une "personne" parce que son action est celle
d'une personne. Mais si l'on demande le nom de cette personne, on obtient la
même réponse que le Cyclope : Personne. Et c'est un nom bien trouvé, puisque ce
mot "personne" désigne justement le système par lequel la parole se
fait entendre : le masque (comme on dit de certains acteurs : tout dans le
masque). Ce masque parle, mais il masque aussi celui qui parle. Personne ne le
voit jamais.
Quand
je dis qu'il parle, je l'entends au sens fort : il crée des histoires
vraies, et il les articule. Et comment le fait-il s'il n'est pas un monsieur ?
Mais c'est vous qui le faites, messeigneurs ! Comme moi pour ma
grand'mère. C'est vous. Je veux dire par exemple l'Église. Vous, c'est-à-dire
d'abord les apôtres et les évangélistes, si l'on s'en tient au Nouveau
Testament. Vous, la communauté primitive qui, à un moment donné, estime que ça
suffit, avec toutes ces histoires, qu'à en rajouter d'autres on finirait par
dénaturer les choses, qu'il est sage de s'arrêter. Qu'on le tient, le canon.
Vous, tous ceux qui ont maintenant entre les mains un ensemble d'histoires
canoniques ; à partir desquelles, justement, on peut parler. Mieux : que
l'on peut faire parler. Parler vrai.
Tout
est là. Si quelqu'un me retourne une de ces histoires "canoniques"
sur ma grand'mère, je sais si elle est vraie ou fausse (qu'elle soit
"réellement" ou non "arrivée", elle peut être vraie ou
fausse). Quand quelqu'un me raconte une histoire "vraie", canonique,
sur son petit cousin, je suis capable de dire si c'est une histoire à ma
grand'mère. Ou non. Voilà comment se pose la question du Saint-Esprit : il
s'agit de la faculté de reconnaître si une histoire est vraie, et il s'agit de
la faculté de créer du vrai à partir des histoires vraies déjà connues. Mais il
faut encore préciser, compliquer les choses (les choses sont toujours plus
compliquées que ça) : une histoire du Bouddha peut être vraie. Mais elle peut,
ou bien ne pas être vraie bibliquement, ou bien être vraie bibliquement. Il
peut y avoir des histoires bibliques parmi les histoires bouddhiques. Et réciproquement.
Et comment je peux savoir si c'est le cas ? Uniquement en connaissant très bien
les histoires bibliques, au point qu'elles m'imprègnent. Et pourquoi je
chercherais à le savoir ? Qu'est-ce que ça peut bien me faire ? Pour Bouddha,
ça se discute. Mais pour Karl Marx, pour Bakounine, pour de Gaullc, pour
Voltaire et Rousseau, pour Shakespeare, pour... San Antonio ? Pourquoi je me
demanderais ce qu'ils comportent de biblique ? Eh mais c'est que moi mes
histoires vraies je les trouve dans la Bible ! Moi je suis un homme, pas un
traité d'anthropologie. Moi je m'identifie. Si on veut me faire participer à la
révolution prolétarienne, inutile de tenter de me convaincre en m'expliquant
Karl Marx : qu'on me raconte une histoire vraie, et je cherche aussitôt à
ressembler à son héros. C'est comme ça que ça se passe. On se dit : je suis le
Prolétariat en marche, je suis un ouvrier viril en salopette bleue et si on
veut nous aliéner mois et ma clé à molette (l'outil de production), je vais
faire un malheur en rejoignant l'avant-garde des travailleurs. L'ennui pour moi
dans cette histoire-là, par exemple, c'est simplement que c'est une histoire
qui n'est qu'en partie vraie (ainsi, comment une postière, authentique
prolétaire, va-t-elle pouvoir s'imaginer en ouvrier viril en salopette bleue,
etc.), ou bien une histoire vraie, mais partielle (comment réagit l'ouvrier
viril, etc., quand sa femme ne veut pas faire l'amour ?). J'ose affirmer que
jamais une population quelconque n'a fait quelque chose de nouveau sans que ses
éléments aient d'abord désiré mettre en pratique une histoire qui leur semblait
: vraie. Et comme la vie est complexe, plutôt qu'une histoire, un ensemble
articulé d'histoires vraies. Si J'ai cela, je peux juger de la vérité de tout
ce qu'on me raconte, et alors je peux agir.
Vous
comprenez maintenant pourquoi, quand on me dit : "Monsieur Alexandre (oui,
je suis un monsieur, sinon une personne), vous dites sur tous les tons qu'il
faut lire la Bible avant de la prêcher ou de l'étudier, mais dans ce cas :
pourquoi la Bible et pas San Antonio ?" (je ne mens pas, c'est souvent San
Antonio qu'on me cite), pourquoi, donc, quand on me dit cela je ne peux pas
répondre ? Pourquoi la Bible ? ... Et pourquoi êtes-vous en chair et en os
plutôt qu'en bois et en feuilles ? Expliquez-moi ça. Car si vous sortez du
donné vous n'êtes nulle part. Si je vous réponds, je sors de la Bible. Alors,
effectivement, pourquoi y rentrer ? La question ne se pose pas, je suis dedans.
Jamais personne dans l'Église ne m'a demandé pourquoi j'y reste, pourquoi je
n'en sors pas ! Or ce serait une tout autre question : elle
n'appellerait pas une réponse objective, mais la réponse d'un pauvre homme
immergé dans son histoire à lui. Devant le jeu – mouvant et pourtant sans surprises
– de toutes les histoires qu'on lui raconte, il répondrait :
"Pourquoi je n'en sors pas, de la Bible ? Mais c'est simplement que je
préfère les histoires aux dissertations, les histoires vraies aux histoires
fausses, et ma grand'mère aux hommes d'Église."
·
Foi
& Vie – Paris, 1977, N°1
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