Envoyez-moi
vos réactions :
Lisez
mes réponses
théo-logie
Les
jardiniers de Bible
Avertissement
Ce texte est
le témoin d’une étape décisive de mon expérience concernant
le rapport à la
Bible, et en particulier à la traduction de celle-ci.
C’est pourquoi
j’ai préféré le laisser tel quel ici, bien qu’il soit daté – 1985 –
et que l’emploi qui y
est fait du terme « juif » demanderait des précisions
(août 2011).
Quand on parle de lecture on ne doit pas oublier qu'il s'agit de création. Car on ne trouve jamais
« ce que ça voulait dire », mais bien ce que ça dit, au moins à quelqu'un : celui qui lit.
Le lecteur ajoute au livre, ne
serait-ce qu'un peu. S'il écrivait, parallèlement à ce qu'il lit, ce qu'il en
lit, il grossirait le livre. La lecture est comme l'amour sans pilule, elle
engrosse.
C'est ainsi que s'écrivit le Livre.
C'est pourquoi il vaudrait mieux le désigner par un pluriel, comme jadis : en
grec ta biblia, les livres; en hébreu ha-miqraoth, les lectures.
Lorsque le livre ne suscite plus cette
joie, cette fierté de créer, c'est qu'il est stérile. Lorsqu'un lecteur,
lorsqu'une communauté lisante, n'éprouve plus cette
ivresse, c'est qu'il est, c'est qu'elle est stérile.
Je voudrais tirer ici de ces
remarques, et la développer, une certitude qui nous ouvre quant à la Bible tout
un avenir : c'est qu'elle n'est pas finie. Nous ne sommes pas à son terme.
Cela s'entend bien sûr de tous les
livres. Mais pour la Bible je vais extrapoler, et je vais dire que non, elle
n'est pas finie d'écrire : nos actions de lecture, pour elle,
ont bel et bien à devenir des actions d'écriture.
Le Canon biblique n'est pas clos.
Et aucune Église, à ma connaissance, ne l'a jamais déclaré tel. Il s'agit bien
sûr ici de la Bible des Églises.
On ne saurait parler ainsi de la
Bible juive, que nous nommons Ancien Testament, sans doute à tort. La Synagogue
l'a en effet bel et bien dé-terminée une fois pour
toutes, comme on sait, jusque dans le plus infime détail, grâce au travail des
Massorètes.
C'est ce qui a permis l'écriture du
Talmud, écriture qui fit ce que nous connaissons aujourd'hui comme juif.
Le Talmud est une création
multiple, plurielle, ouverte, polyphonique – et pourtant unifiée – de lectures.
Il suppose : des Écritures de références qui soient établies une fois pour
toutes.
Mais pour ce qui est des Écritures
ecclésiales, on peut noter que, même dans le domaine de « l'Ancien Testament »,
une incertitude demeure : si on les envisage dans leur ensemble, sans prétendre
donner raison à l'une des Églises plutôt qu'à l'autre, il est remarquable qu'il
n'y a pas eu de choix définitif entre la Bible massorétique, juive, et
l'ensemble de ses éditions antiques en langues non-hébraïques.
C'est ainsi que la Septante,
édition grecque pré-massorétique, puis sa suivante latine, la Vulgate, font
autorité en milieu catholique, tout autant que la Bible hébraïque.
La question du statut des textes
présents dans la Septante et absents de la Bible hébraïque n'a pas abouti à une
réponse univoque au sein de la communauté ecclésiale universelle.
De même, en ce qui concerne les
textes communs, les divergences entre le grec et l'hébreu, pour ne parler que
de ces deux langues, n'ont pas fait l'objet d'un choix.
Dans sa réalité actuelle, la foi
chrétienne est donc encore fondée, quant à l'ensemble de ses composantes
historiques, sur une écriture vétéro-testamentaire
polyglotte et multiculturelle.
En ce sens, déjà, on peut dire que
la Bible ecclésiale n'est pas terminée. Et si l'on voulait aboutir à une
Écriture finale (ou plutôt, je m'en expliquerai, inaugurale), il faudrait
encore beaucoup de temps et beaucoup de travail pour y parvenir.
Pour ma part, je serais alors
enclin à préférer que l'accord se fasse sur les Écritures juives, telles que
nous les a léguées la Synagogue (et non pas selon les éditions critiques qui en
ont été tirées).
Ceci pour une unique raison, qui
exclut toutes les raisons de commodité qu'on pourrait encore trouver, et qui
est qu'en ce domaine les chrétiens doivent tenir le plus étroitement possible
au Judaïsme, tel qu'il s'est lui-même établi.
Les Juifs ont raison, à mon sens,
de poser que la véritable universalité passe par l'enracinement historique dans
une identité particulière. Leur histoire d'ailleurs l'a bien montré.
Les chrétiens, à cet égard,
souffrent d'une difficulté constitutive qui est qu'ils sont juifs sans l'être.
Cette contradiction aurait pu, a pu, engendrer des réalités magnifiques.
Pourtant, dans l'ensemble, on ne peut nier qu'il en sortit d'horribles malheurs.
Ces malheurs n'ont pas seulement
touché les Juifs. Je pense que réside, dans l'incertitude constitutive du
christianisme quant à l'universalité, un ferment de violence dont on peut
trouver la trace et l'effet dans toute son histoire, marquée par un esprit de
conquête et d'intolérance. Même ses plus sublimes réalisations n'en sont pas
exemptes.
Il n'est pas étonnant que le
rapport avec cet autre qui est aussi un même, le rapport avec le Juif, ait
atteint il n'y a guère le comble de l'atrocité, ait connu au long du temps la
permanence de la haine : ce rapport est mal établi.
La génération à laquelle
j'appartiens, génération qui fut le témoin de l'horreur sans en être l'acteur,
est celle qui doit absolument en tirer toutes les conséquences.
La question du rapport avec le Juif
est pour la Chrétienté, en bref, à mes yeux, la pierre de touche. Tant que les
chrétiens ne sauront pas qui ils sont par rapport aux Juifs, ils resteront en
porte-à-faux, et cette situation retentira de façon malsaine sur l'ensemble de
leurs comportements.
Faut-il donner des exemples de
cette chaîne de conséquences néfastes issues d'une telle méconnaissance ?
Prenons le massacre des Indiens
d'Amérique du Nord : sait-on que le modèle auquel les pionniers puritains se
référaient pour envisager leur relation aux tribus amérindiennes était
l'opposition radicale qu'ils observaient, dans les Écritures mosaïques, entre
les Hébreux et les Amalécites ? Ils n'avaient pas le moindre doute quant à leur
propre identification avec le peuple hébreu.
Il en va de même pour le noyau dur
des tenants sud-africains de l'apartheid, qui s'identifiaient à l'Israël vétéro-testamentaire par opposition aux descendants maudits
de Cham.
Ce sont des exemples extrêmes,
dira-t-on. Peut-être, mais ils peuvent être vus comme les occurrences les plus
marquées d'une disposition générale : ici on tue ou on opprime directement, là
on assimile par voie de « christianisation » forcée, là encore, et de façon
plus diffuse, on se lit soi-même comme peuple élu ayant vocation à « civiliser
» autrui.
Nul doute que tout peuple qui en a
les moyens n'éprouve la tentation de se placer en ethnie dominante. Mais la
caution divine donne à cette propension par ailleurs générale une efficacité
redoutable.
Tour à tour, la plupart des nations
européennes ont joué ce jeu, même lorsque le rapport d'identification au peuple
élu biblique a cessé de s'exprimer consciemment. Le comble ayant été atteint
lorsque l'une de ces nations s'est ouvertement voulue peuple élu à la place du
peuple élu, par l'effet de la destruction de ce dernier.
Mais n'est pas le peuple juif qui
veut. Et l'Israël biblique n'est peuple élu, par Dieu, que lorsqu'il est le
témoin authentique (en dehors des possibilités conférées par la puissance
économique, politique, militaire qu'il peut détenir par ailleurs) de la volonté
divine de justesse et de justice qu'il a accepté de signifier aux Nations.
Une telle adéquation entre cette
vocation et une détermination ethnique est, statistiquement, de la plus haute
improbabilité, surtout lorsqu'elle vise à perdurer au long des millénaires.
Aussi n'est-il pas étonnant que les
Juifs ne soient pas toujours aussi juifs qu'ils prétendraient ou devraient
l'être.
Aussi ne doit-on pas s'étonner que
tout effort pour s'identifier à eux n'aboutisse à des contradictions mortelles.
L'histoire humaine ne tolère pas, à
long terme du moins, de telles inconséquences. Il faut toujours s'attendre à ce
que le piège se referme sur celui qui l'a posé, selon l'image biblique.
Accepter la Bible des Juifs
Bref, lorsqu'il s'agit de ce qui
est juif, lorsqu'il s'agit de sa propre relation à ce qui est juif, il est sain
(et donc saint) de s'en tenir à ce que dirent et firent les Juifs.
C'est ainsi que les Chrétiens
peuvent se situer : je ne suis pas juif, et n'ai donc aucun droit de regard sur
ce qui est juif; simplement je l'utilise. Tenez je
vous emprunte votre Bible mais je vous promets de ne pas l'abîmer.
Autrement c'est une violence. Un
déni : je vous pique votre truc et j'en fais ce que j'en veux, après tout le tien
et le mien c'est tout un, toi et moi c'est pareil.
Voilà pourquoi je dis que pour ce
qui est de la Bible juive, le mieux me paraît être d'accepter la Bible des
Juifs. Telle quelle.
Mais l'itinéraire qui pourrait
conduire à ce choix de bon sens est loin d'être achevé. Si bien qu'on peut dire
que d'un côté la Bible juive des chrétiens est depuis longtemps fixée, mais que
d'un autre côté ils sont à mille lieues de disposer, dans leur imaginaire,
d'une Bible juive définitivement établie.
Pour dissiper un possible
malentendu, ajoutons à cela qu'une telle fixation n'interdit en rien de
rechercher quelles furent les conditions littéraires et historiques qui
présidèrent au travail d'écriture qui aboutit à ce canon.
Non plus que de tirer de cette
histoire des leçons qui retentissent sur la lecture.
Un peuple
lisant écrit sa Bible
L'Écriture actuelle des livres qui
témoignent de l'Alliance accomplie dans le Christ Jésus est loin d'être
parvenue aujourd'hui au stade d'accomplissement de la Bible juive.
Certes, l'accord est depuis
longtemps intervenu sur des questions telles que le choix des livres eux-mêmes
ou l'ordre dans lequel ils doivent se succéder.
Mais il n'en va pas de même, et de
loin, en ce qui concerne l'établissement des leçons reçues, c'est-à-dire le
choix entre les variantes attestées par les manuscrits anciens.
Je pose ici en pierre d'attente que
cet établissement ne peut être accompli que par une instance d'autorité, qui
s'impose aux multiples raisons des chercheurs (aussi justifiées soient-elles),
pour arrêter un texte reçu.
Et je note que cette autorité n'est
rien d'autre que celle d'un auteur. D'où je tire que l'auteur de cette écriture
n'a pas fini son travail, pour autant toutefois qu'il lui semble nécessaire
d'obtenir un Canon entièrement clos.
Mais il ne s'agit pas seulement de
la fixation des textes. Cela ne suffirait pas à la dé-finition
d'une écriture, au sens biblique du terme.
L'Écriture biblique suppose qu'un
peuple soit en position de la lire. Or lire, pour un peuple, cela ne peut
signifier s'asseoir au coin du feu dans son meilleur fauteuil, ni s'assembler
un jour sur sept autour d'un interprète qualifié.
L'histoire de l'écriture de la
Bible est aussi l'histoire de la constitution d'un peuple qui la lise.
Le travail d'écrivain de Bible,
travail d'auteur, est aussi le travail du lecteur. Un peuple lisant écrit sa
Bible.
Ce n'est pas une coïncidence que la
fin de la Renaissance, la grande époque de l'Humanisme, a vu s'étendre au
Nouveau Testament l'écriture en versets, par une extension venue de l'Ancien.
Le verset est ce qui permet à
chacun de lire de son souffle et de sa voix, sans l'apport du clerc formé à la cantilation publique. Il est une écriture laïque –
c'est-à-dire d'un peuple. Il écrit la Bible autrement, selon un sens nouveau,
né d'une rencontre historique datée, située. Rencontre d'un peuple, sinon
nouveau, du moins renouvelé, et d'une écriture également rendue nouvelle. Cette
rencontre produit de nouvelles lectures. De nouveaux peuples.
Cela allait de pair avec l'imprimerie
et la traduction en langues vulgaires.
Le Nouveau Testament que nous
connaissons est né à cette époque. Il date de ce temps. Quinze siècles auront
été nécessaires pour les produire, lui et ces peuples, et ces lectures.
Il aura encore fallu quatre siècles
pour que cette Écriture-là soit diffusée dans la quasi-totalité des langues
existantes. Pour que le monde catholique romain s'ouvre à elle sans réserve.
L'Histoire est lente. Ces livres
n'en finissent pas de s'écrire.
Le rythme biblique
Est-ce terminé cependant ? Non. Pas
à mon point de vue. Car dans la mesure où le travail du peuple juif peut servir
de modèle aux chrétiens, l'écriture du Nouveau Testament souffre encore d'un
manque.
Ce n'est que depuis peu que les
clercs spécialisés dans l'Ancien Testament commencent à s'apercevoir que les
systèmes de ponctuation qu'ils y trouvent ne sont pas nécessairement
secondaires, d'un certain point de vue.
Lorsque j'étais étudiant on n'en
tenait aucun compte. Les exégètes classiques de toutes les écoles dites
critiques les ignorent.
C'est que si l'on prend pour
critère la ponctuation utilisée par toutes les langues occidentales modernes
(ce que l'on fait inconsciemment), les systèmes hébraïques semblent n'avoir
aucune pertinence.
La ponctuation que nous
connaissons, que nous apprenons à l'école dès l'enfance, est liée à la logique
grammaticale, c'est-à-dire aux relations de coordination et de subordination
des unités de sens entre elles.
Par rapport à cela, la ponctuation
massorétique est dénuée de pertinence, tantôt rapprochant des unités
grammaticalement hétérogènes, tantôt dissociant des éléments constitutifs d'une
unité homogène.
Il aura fallu les travaux de Marcel
Jousse – diffusés avec quarante ans de retard – pour qu'on aperçoive qu'il
existe un rapport entre la parole, telle qu'elle s'exerçait dans le milieu
sémitique antique, et les rythmes du souffle et du geste.
Il aura fallu les travaux actuels de Henri Meschonnic pour que
certains considèrent que ces rythmes font du sens, et que c'est ce sens qui est
écrit.
On peut voir alors que la notation
rythmique – et non plus la ponctuation – qu'on trouve dans la Bible hébraïque
fait partie de son écriture. Ceci au plus haut point. Ceci en premier lieu.
Dès lors, nous nous trouvons en
face d'une écriture qui induit pratiquement, physiologiquement, sa lecture. En
face d'une écriture qui crée chez son lecteur une rythmique, un habitus, une
cœnesthésie. La lecture alors est pratique. En quoi elle est populaire, «
laïque ». Une école primaire y suffit, quant à son apprentissage. Le sens naît
en chacun, de la totalité de son être lisant – actif, émotif et mental à la
fois.
C'est cela qui unifie la Bible
hébraïque en un grand rythme, par delà toutes ses diversités. Sans détruire
toutes ses diversités. C'est cela qui est ressenti par ceux qui entrent en
contact avec ces Écritures, de façon intuitive, comme étant... biblique. Le
rythme.
Un peuple naît nécessairement de la
fréquentation de ces livres. À la fois auteur et témoin de leur sens : un
peuple interprète.
Poésie et logique
Le Nouveau Testament, en tant
qu'écriture actuelle, façonnée par des peuples philosophes (c'est-à-dire amants
de la logique grammaticale), n'est pas parvenu à cette perfection proprement
poétique.
(Non que je répugne à la logique,
mais si elle crée elle-même l'objet de sa recherche, à quoi servira son
exercice ?)
Le verset biblique traduit, vétéro- puis néo-testamentaire,
étant dès l'abord une unité de souffle, a eu la chance historique d'être
pratiquement confondu avec la « période » des classiques, et de passer ainsi
dans la rhétorique occidentale. Il s'agit d'une acculturation tellement réussie
que l'identité des deux systèmes a la force d'une évidence.
En fait il n'y a pas identité, car
le rythme interne, cette fois, du verset biblique n'obéit pas aux mêmes lois
que la période gréco-latine.
Aussi, pour que le rythme néo-testamentaire soit homogène à son modèle hébreu –
c'est-à-dire pour qu'il s'en dégage la même productivité populaire – il lui
faudrait se traduire en une autre écriture, au plan du verset.
Voilà un travail qui n'est pas
seulement commencé : le rythme interne du verset évangélique considéré comme un
travail d'écriture. Le travail d'un auteur.
Je livre ici une notation tout à
fait personnelle : d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu la
sensation, apparemment erronée, que le Nouveau Testament était beaucoup moins
vivant, physique, poétique au sens fort, que l'Ancien. J'éprouve encore cela
comme une difficulté à lire.
Je me demande si cette réticence, mal-commode au regard de ma foi, ne vient pas de
l'inachèvement de l'écriture biblique néo-testamentaire
que je découvre aujourd'hui ?
Mais alors, comment prendre la
chose en mains ?
Le jardinier c'est nous
Ce qui est passionnant c'est de considérer
qu'en un sens cette question n'a pas lieu d'être.
Si l'on considère en effet la
croissance des Écritures bibliques, au long des millénaires, on est saisi par
une sorte d'évidence : elles s'acheminent lentement, et en quelque manière
d'elles-mêmes, vers une plénitude d'écriture poétique qu'on peut pressentir
sans la saisir encore.
D'où le titre de cet article. Car
si l’on compare la Bible à une plante qui s'épanouit, il est bon de penser que
quelqu'un l'a plantée, soignée, taillée, binée ; qu'un jardinier a préparé et
amendé son sol, etc...
« Parlant de ce jardinier, il va
quand même se décider à parler de Dieu », se dira-t-on peut-être. Non. Car Dieu
parle, à mon faible sens, par la bouche des hommes, écrit par leur plume.
Gonfle leur cœur au point qu'ils doivent dire et faire, ce qui est tout un.
C'est ce faire qui m'arrête ici, circonscrit par commodité au domaine de
l'écriture.
(Mais il n'y a pas trois faire,
seulement deux : le faire de Dieu, et l'autre sous d'innombrables apparences.)
Le jardinier ne programme pas la
plante, mais il lui fournit les conditions de son épanouissement. Et le
jardinier c'est nous.
La question qui se pose à nous est
donc de savoir comment on peut préparer l'éclosion, par quelles conduites,
expériences, préparations, recherches.
C'est ce qu'ont fait en leur temps
les Humanistes de la Renaissance, sans bien le savoir sans doute, à l'égard de
la Bible. Les grammairiens, les copistes, les commentateurs, les écrivains, les
traducteurs, les imprimeurs, les éditeurs...
Et puis une Bible est apparue, en
un état nouveau. Un livre nouveau gros de neuves lectures, de lecteurs neufs.
Moines saxons et légistes picards sont advenus. Soldats castillans et prélats
romains les ont combattus... Une nouvelle ère.
Aujourd'hui, de même, une nouvelle
ère est en vue, dans laquelle le déracinement de l'Humain le pousse à
s'éprouver comme corps, comme lieu vital de la sensori-motricité,
comme lieu d'échange, comme centre de décision cybernétique, comme rythme
complexe, comme élément d'une tissu vivant interactif.
Mais l'outil de tout cela, qu'on y
prenne garde, reste la parole. Redevient la parole. C'est la chance d'une
nouvelle écriture-parole.
Je pense que pour la Bible, le lieu
de cela c'est le verset biblique, merveilleuse unité de parole, bel organisme
rythmique.
Alors, concernant la rythmique du
verset évangélique, ce qu'il convient d'entreprendre c'est une recherche, une
expérimentation pratiques. Un travail, reposant sur la
volonté de donner au lecteur, de se donner, une écriture-lecture qui agisse sur
son souffle. C'est d'ailleurs une intuition biblique que souffle et esprit vont
ensemble. Et les spécialistes actuels des voies respiratoires ne s'en
étonneront pas.
Les moyens peuvent en être donnés
par les acquis des Massorètes en ce domaine, tels par exemple que les recrée en
français Henri Meschonnic, déjà cité. Mais peut-être
la voie la plus pratique, à ma connaissance, est-elle celle qu'a ouverte Régine
Lacroix-Neuberth.
Comme Marcel Jousse, elle part de
la corporalité de l'interprète, dans l'exercice de lecture à haute voix. Mais
plus précisément que lui, elle s'appuie sur la motricité, et de l'écriture
(pour elle il s'agit de l'écriture théâtrale), et du diseur.
Par rapport aux Massorètes, elle se
borne cependant à rythmer le texte selon les lois les plus simples de la
transmission sensori-motrice : groupage, alternance rythmique, nette
articulation entre elles des séquences formant unité de sens. Le classicisme !
Les Massorètes vont plus loin,
introduisant par rapport à ces lois d'évidence pratique (mais il fallait encore
les découvrir !) : suspens étonnants, silences inopinés, groupages hachés, etc.. Tout cela jouant un jeu de sens d'une finesse et d'une
efficacité à la fois sensorielles et émotionnelles
surprenantes.
Reste que c'est probablement sur la
base d'un classicisme qu'une telle virtuosité est pratiquement possible pour
nous aujourd'hui.
D'innombrables obstacles nous
séparent du temps où une écriture qui ait cette qualité verra le jour. J'en
mentionnerai un, qui est l'absence d'un système de notation du rythme aisément
lisible par tous dans nos langues.
Mais le point le plus important,
qui a déjà été évoqué plus haut, est celui de l'autorité qui pourra imposer
cette écriture comme Écritures. Comme Bible.
Cette autorité sera-t-elle celle
des savants ? Non, car si le travail des historiens, des exégètes et des
analystes est loin d'être inutile, il convient cependant d'insister sur le fait
qu'il est tourné vers le passé du texte. Le travail du peuple de Dieu dans son
ensemble n'est pas celui-là : il est tourné vers l'avenir de l'écriture, qu'il
doit porter à son accomplissement.
C'est cette œuvre qui commande son
présent, notre présent.
Qui est
l'auteur de la Bible ?
À propos de cette autorité,
quelques questions doivent être abordées :
J'ai fait jusqu'à maintenant comme
s'il était évident qu'il faille une Bible chrétienne intangible, fixée jusqu'à
l'extrême précision. Une Écriture inaugurale, disais-je. Cela n'est pas acquis.
J'avais à l'esprit, ce faisant,
l'exemple de la Bible des Juifs. Mais on pourrait fort bien, peut-il sembler,
se satisfaire, et même se féliciter, de ce caractère polyglotte et
multiculturel que je signalais plus haut.
On pourrait également estimer qu'un
éventuel inachèvement est loin d'être pour la Bible un trait négatif, qu'il
porte en lui au contraire toutes sortes de possibilités créatrices.
Certes, mais pour qui ? Et par qui
? Par les sages et les intelligents. Par un milieu, pas par un peuple. Un
peuple ne peut déployer toutes ses virtualités, dix mille fois plus fortes que
celles d'un milieu, que sur la base d'une donnée commune.
Commune, c'est un mot bien beau.
Et puis il y a une autre raison :
on n'a jamais vu un créateur se satisfaire d'une œuvre inachevée. Si elle reste
telle, c'est qu'il est lui-même, ou mort, ou devenu stérile. Un des aspects de
cette stérilité pouvant bien être sa naïve croyance aux valeurs de la mode qui
trotte.
S'autoriser des possibilités qu'il
offre aux usagers pour prôner un tel inachèvement, c'est justement se
restreindre au rôle éphémère de l'usager. C'est oublier que le lecteur est un
créateur.
Aussi en viens-je au second point,
effleuré déjà à plusieurs reprises : qui est l'auteur de la Bible ?
Deux réponses à cela : en un
premier temps le peuple juif et l'Église universelle. Mais si l'on s'en tient à
la Bible chrétienne, considérée comme un ensemble, on voit que ces réponses se
résument à une seule : l'auteur de la Bible, c'est la communauté
ecclésiale universelle. Même si une part importante de ces Écritures est déjà
toute prête, empruntée telle quelle, le fait d'intégrer cette part dans un
nouvel ensemble est une démarche d'auteur, qui lui confère un nouveau sens.
Non pas un autre sens, mais, en
plus du premier, un sens supplémentaire. Il en allait d'ailleurs de même pour
chacun des livres de la Bible hébraïque lorsqu'il fut intégré dans cette
dernière.
Ce que je dis ici, c'est alors que
l'Église n'a pas terminé son action créatrice, quant à la Bible.
Mais l'Église n'est pas réductible,
comme on sait, à un magistère. Elle est, dans mon optique, la somme de toutes
les lectures historiques, inscrites dans l'Histoire. Bref, il s'agit de
l'ensemble du peuple dit de Dieu au long des siècles.
Or ce peuple est construit par la
pratique de la lecture qu'il fait des Écritures.
On a donc apparemment un cercle :
la Bible fait le peuple qui la fait, et vice-versa. Or cela n'a rien d'un
cercle : il s'agit au contraire d'une dialectique créatrice, dans laquelle, de
façon organique, se répondent et ces livres et les gens.
Sans des gens qui lisent avec leur
souffle, leurs muscles, leur voix, leur vie, il n'y aura de Bible que
cléricale. Sans les sens et la motricité du premier venu, il n'y aura pas de
vrai Grand Parler biblique.
C'est lorsque la pâte humaine a
durablement, obstinément et obscurément travaillé qu'elle finit par lever.
Et se lèvent alors des hommes et
des femmes qui, sur ce terrain, à partir de ce terrain, ont autorité.
L'autorité vraie de celui ou de celle qui porte à la parole ce qui n'est
encore, mais passivement, que deviné, entrevu, désiré.
Il n'y a plus ensuite qu'à fixer
sur le papier le sens. Qu'à l'instituer, aurait dit Calvin.
Vers une Bible achevée
Il est bon de rêver. L'utopie est
créatrice, dans sa naïveté. Elle anime la marche. Elle donne un but lointain.
On s'y rend, et en marchant on déplace le but. Ce but en soi n'est rien, mais
sans lui on piétine.
Le but, ici, c'est de parvenir à
une Bible achevée. On se dit que les prophètes à venir l'institueront. On
prévoit que seul un travail collectif de tous, reposant sur l'amour des
Écritures et sur la pratique la plus commune, sera la matrice d'où sortiront
ces prophètes.
Mais enfin, encore une fois,
faut-il une Bible achevée ? Ce but est-il désirable ?
Bien sûr que oui, en tout cas pour
tous ceux qui sont assoiffés d'une Parole. Je veux dire d'une Parole qui
s'adresse à eux sans le prisme d'une institution. Les institutions, qu'elles
soient politiques, académiques ou ecclésiales, portent toujours en avant leur
façon de s'intéresser à la chose qui intéresse.
Alors les institutions, bon, mais à
condition qu'elles n'instituent pas aussi la chose qui les institue. Et c'est
aujourd'hui le cas pour ce qui est des Écritures.
Aussi convient-il que ces dernières
soient, justement, dernières. Des Écritures dernières et premières. Plus haut
et plus avant que les institutions. Une façon d'être plus avant, sans doute la
meilleure, étant d'être devant. À venir.
Il n'y a peuple que s'il y a bien
commun, communal. Et alors seulement les institutions. La gérance peut à la
rigueur être déléguée, pas la propriété.
Mais lorsque celle-ci n'est pas
nette, pas franche, si l'Écriture n'est pas faite à fond : alors tout de suite
les hommes de loi. Les greffiers, les notaires, les avoués.
Une écriture achevée est le bien de
tous, les niais d'abord, les simples tellement compliqués qu'ils ont besoin
d'être sûrs que c'est bien à eux. À eux de dire, de questionner, de répondre.
C'est un commencement pour un
peuple à faire, à venir, un peuple de Dieu. Un peuple qui fait la parole de Dieu.
Nous n'en sommes pas là.
C'est une inauguration.
Autres Temps, n°7, nov. 1985, pp. 33-44
Retour au haut de page