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Vos réactions : jean.alexandre2@orange.fr
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Femmes remarquables
ou
quelques héroïnes bibliques
Il est question du parcours de l’une des femmes
remarquables
dont on peut trouver la trace dans les récits des Écritures bibliques.
On s’en rendra compte, elles
n’apparaîtront pas nécessairement
selon l’ordre canonique, et elles
ne seront pas toutes célèbres :
mention sera faite d’Ève, bien sûr,
mais aussi, entre autres,
d’Abigaïl ou de Lydie.
Insistons sur le fait qu’il
est utile de lire d’abord le récit biblique
lui-même, tant ce que l’on va lire
ici est très largement…
interprété.
Pour
retrouver l’ensemble des récits : suite
Pour
retrouver un récit particulier : table
Chapitre
1er
Marie-Madeleine, c’est-à-dire Marie ou Mariam de Magdala
(Magdala était son lieu
d’origine, en Galilée) apparaît à plusieurs endroits
dans les évangiles. On se fait d’elle l’image même de la
grande pécheresse,
et à ce titre elle a beaucoup fait fantasmer…
On se bornera ici à conseiller au lecteur de se reporter
par exemple
à l’évangile selon Marc, du chapitre 15, verset 21, au
chapitre 16, verset 8.
Marie de magdala
LA PREMIÈRE ENVOYÉE
Des femmes, dans les
évangiles. Bien sûr il y a la mère, Marie, de son vrai nom Mariam. Et celles
qu’on a appelées plaisamment les grands-mères de Jésus parce que Matthieu les a
citées dans la liste des ancêtres : Thamar, Rahab,
Ruth, Bethsabée. D’autres femmes, aussi. Hanna la prophétesse, Martha l’active
et sa Mariam de sœur (une autre Mariam), et toutes ces mères, sœurs, épouses de
tel ou tel, et la belle-mère de Pierre, et les autres.
Et Mariam, dite de Magdala.
D’elle étaient sortis
sept démons. Sept démons ce n’est pas rien, on se contenterait d’être délivré
d’un seul. Un démon pour chacun des cieux qui surplombent la terre, quelle
puissance, en elle ! Un démon pour chacun des jours de la semaine, quelle énergie…
Mariam la terrible ! Ce n’est pas tout le monde qui supporterait tout cela
dans l’attente exacerbée d’un messie que l’on puisse enfin aimer.
Mais il l’avait
délivrée et elle l’aimait. Comme Martha dans sa cuisine, comme Mariam assise à
ses pieds, comme toutes celles qui marchaient derrière lui sur les routes
poudreuses de Galilée, de Phénicie, de Samarie, de Pérée, de Décapole, de
Judée, jusqu’à la Ville sainte, jusqu’à la colline du Crâne. Marcheuses
opiniâtres, et qui le servaient.
Des femmes, et première parmi elles, cette femme.
Car elle est la
première que l’on nomme pour s’être munie d’aromates, en ce premier jour de la
semaine, au lever de ce Jour. La première à surveiller ce que fait Joseph d’Arimathée, à repérer l’endroit, à s’inquiéter à propos de
la pierre, puis, le jour venu, à chercher des yeux le corps, à se lamenter de
sa disparition, à enquêter.
À prendre peur devant
les messagers vêtus de blanc. Puis à courir, à détaler avec crainte et surtout
grande joie. À faire la messagère. À parler ou à se taire, les témoignages ont
divergé.
Ils ont eu vite fait de la supplanter
Est-ce un hasard si
c’est à elle qu’il apparaît ? À elle la première ? Si c’est à elle
qu’il dit : « Ne me touche pas, ne me retiens pas. » Il était
son maître, Rabbouni, et pourtant elle avait
ce pouvoir de le maintenir sur terre. Mais il en était au moment de ses
recommencements. Il y avait en lui déjà, qui s’effilait, ce lien de la terre et
du ciel.
Elle est le premier
témoin, la première envoyée, l’annonciatrice. Mariam la bienheureuse.
Jean l’évangéliste aura beau faire pour ramener les
gars, un Pierre et un Jean, pour les mettre devant, avant elle : rien à
faire, on sait qu’elle a tout vu d’abord, et que c’est à elle que le Maître a
voulu confier le message.
Car il est ressuscité !
Il a surgi, d’entre les morts ! Le tombeau était vide, ou si l’on veut,
peuplé des seuls messagers immaculés, vêtus de la couleur de l’outre-temps et
de l’outre-espace. Venus d’un espace-temps que l’on nomme le Règne… Et devant
cela, cette sainteté, elle, Mariam, elle et l’autre Mariam, et peut-être la
Salomé, elles, les femmes, ont vu.
Plus tard, quand il s’agira
de gérer les affaires, de dire le juste et le vrai, le permis et l’interdit,
d’organiser, de distribuer les rôles, ils oublieront cela. Quand il s’agira
d’élaborer des liturgies et des christologies ils seront là.
Oui, ils auront vite fait de
prendre sa place : laisser ces choses-là aux femmes ? Pas sérieux.
Les femmes sont faites pour être mères, servantes, ou… pécheresses. À la rigueur
déesses, mais juifs on n’est pas de ce style-là.
Aussi leur a-t-il fallu, de
plus, lui coller sur le dos cette image de la pécheresse. Délivrée certes de
ses démons mais quand même, elle les a portés en elle ! Pauvre fille qui
fut… quoi ? lubrique, luronne, tentatrice,
dévergondée, folle de son corps, quoi d’autre ? De quels démons était-elle
habitée ? Forcément de ceux-là, qui intéressent tant.
Elle qui, lors de la Cène,
au dernier repas, sans nul doute, officiait.
–oOo–
Chapitre
2
Jacob, le patriarche hébreu qui devait devenir le père des
douze tribus d’Israël,
avait deux épouses et deux concubines. Rachel était son
épouse préférée.
Elle était fille de Laban, un riche éleveur syrien (ou
araméen, comme on disait).
On conseillera au lecteur de se reporter au livre de la
Genèse, au chapitre 31.
LA BREBIS REBELLE
RACHEL
Mais pourquoi donc Rachel
a-t-elle volé les petits bondieux de son père ?
Il n’y avait qu’à faire comme son mari, comme Jacob, qui s’en va sans rien
dire, qui s’en va avec le bien acquis, enfin, après des années de
quasi-servitude. S’en aller à potron-minet sans faire procès.
Certes, elle aurait eu des
raisons de le faire, ce procès, mais à quoi bon ? On s’en allait ! Il
n’était plus temps pour elle de se plaindre de la violence subie autrefois, de
demander justice à ce père qui lui avait volé sa nuit de noces, la tenant pour rien : interchangeable !
Une femme, fille ou épouse,
voire mère, a-t-elle droit à la parole ? Pas dans le monde de Laban.
L’ordre des choses est ainsi, pour lui, que le père est tout-puissant, que
l’homme détient le droit, que l’ancien parle en dernier sans qu’on ait à
répliquer.
Un monde dans lequel les
temps et les gens sont liés à la sagesse de grands dieux garants de l’ordre des
cieux et de la terre, aussi à la puissance de dieux nationaux attachés chacun
au bien de sa cité, enfin au discernement de dieux familiers veillant sur les
heurs et malheurs des maisonnées. Le monde et la vie tournent rond pour autant
qu’on respecte tous ces dieux-là, qui sont le nom donné à tant d’intérêts bien
protégés. Qu’on se borne à les régaler d’offrandes et de sacrifices à la mesure
de leur importance.
Ce qu’on voit pourtant dans
le geste de Rachel, c’est le désir de ne pas se séparer d’eux, au moment aventureux
du départ vers l’inconnu qu’est pour elle le pays et le dieu de son mari.
Rester sous la protection de ces petits bondieux qui
ont tant compté pour son papa.
Et se dessine alors la
figure d’une Rachel emplie de la crainte superstitieuse qu’implique sa
condition de femme dominée et aliénée. Une "brebis" soumise, puisque
c’est ce que signifie son nom.
Elle a peut-être bien franchi le gué
Puis on se dit que Rachel,
face à cela, pourrait bien avoir fait acte de résistance, au contraire. Elle s’en
va, que risque-t-elle à faire la nique à son père et à son monde si bien
organisé ? Car s’assied-on sur ses dieux quand on les craint ? Est-ce
qu’on le fait de cette façon impudique ? Non, il y a autre chose.
Car elle s’assied sur leur
pouvoir, à ceux-là. Elle s’assied, non seulement sur le pouvoir paternel, mais
aussi sur ce qui lui tient de raison. De fondement, c’est le cas de le
dire…
Et elle le fait d’elle-même,
sans même en rien dire à son homme. Ne s’est-il pas justifié devant elle, ainsi
que devant Léa, de sa décision de partir en secret ?
En secret ? Sans s’être
d’abord expliqué une bonne fois ? Eh bien Rachel va faire en sorte que
Laban le rattrape et que l’explication ait lieu. On dirait bien alors que le
courage est du côté de la femme, dans cette histoire !
D’où lui vient cette
audace ? C’est peut-être qu’elle a fait un choix. Placée devant un avenir
incertain, il se peut qu’elle ait fait un pas, ait traversé un gué, comme on
dit, elle la première. Plus tard, son homme devra le faire, traverser la ligne
pour marcher enfin au devant d’une autre explication, celle qui le mettra face
à son frère.
Et peut-être a-t-elle pu
mépriser les dieux qui aliènent parce qu’elle avait choisi le dieu qui libère.
Car dans cette histoire, il y a cette parole qui précède, adressée à Jacob par
son dieu de famille : « Retourne au pays de tes pères et je serai
avec toi. »
« Je serai avec
toi », a dit le dieu. Alors à quels dieux, à quel dieu se fier ? Aux
dieux du père qui manipule les hommes et impose sa loi aux femmes, aux dieux
des frères qui ne se soucient que de possessions ?
Plutôt au dieu qui autorise,
même les femmes, à s’affranchir des règles de la sujétion. À celui qui a dit un
jour à Abraham : « Quitte tout cela ! »… Non ?
–oOo–
Chapitre
3
La scène se passe au moment où les grands prêtres de
Jérusalem amènent à Pilate,
le gouverneur romain, un certain Jésus de Nazareth,
qu’ils accusent d’un blasphème
puni de mort par leur Loi. À lui de le condamner,
pensent-ils, car la loi romaine, elle,
leur interdit d’exécuter un homme.
On conseillera au lecteur de se reporter à l’Évangile selon
Matthieu,
au chapitre 27, aux versets 11
à 26.
LA femme de pilate
ou la malÉdiction
Bien plus tard on la
dira sainte, en Occident sous le nom de Procula, ou Procla, en Orient sous celui d’Abroqlâ.
Mais les évangiles ne connaissent point ces titres de gloire divine, et pour ce
qui la concerne, seul Matthieu évoque en passant son existence. Elle n’y a
droit qu’à un verset.
On apprend là qu’elle
se permet d’interrompre le déroulement d’une audience, qu’elle fait porter un
message à son époux au risque de lui couper la parole. À cet instant, en effet,
trônant sur l’estrade, en sa résidence, il venait de poser, en fin diplomate,
une question à ce groupe de quelques religieux énervés qui lui réclamaient la
mort d’un prisonnier. Banale affaire, à traiter cependant avec finesse. On
devra attendre la réponse le temps que Pilate prenne connaissance des
inquiétudes de son épouse. Émotion de femme, peut-il penser, dont on ne sait
pas vraiment s’il en tiendra compte.
Car bien sûr, Pilate
avait une épouse, cela se faisait. Mais enfin, la place de l’épouse est au
gynécée, avec ses femmes. Elle paraîtra lors des banquets. On la verra, depuis
Rome, suivre la carrière de son mari. Aujourd’hui en Judée, la malheureuse, et
demain sur les marches du Rhin, dans les brumes. De quoi se mêle-t-elle,
celle-ci ? Elle craint pour son mari, peut-être plus que pour le sort de
l’homme que l’on juge. Et qu’elle appelle pourtant "ce juste".
En quel sens, on ne
sait, le terme n’a sans doute pas la même valeur pour une dame romaine et pour
le juif qui rédige l’évangile selon Matthieu. S’agit-il d’une innocence ou de
cette justesse qui fait sentir, penser et agir en fonction d’une harmonie avec
les vues divines ?
Elle perçoit
néanmoins, ou ressent, on peut le penser, qu’avec ce juste le temps s’est
arrêté, que l’histoire va tourner, et que le choix qui s’offre à son seigneur
et maître est cardinal.
Le songe voyait plus loin
Elle sait, bien sûr,
ce qu’il en est de la fonction de Pilate. Pour un procurateur, le poste de
Jérusalem, ce ne sont que bisbilles, grondements souterrains, risques
d’émeutes. À la moindre atteinte au moindre des préceptes de Moïse, au moindre
signe d’irrespect à l’égard de la moindre des prescriptions de sainteté du
temple, c’est l’échauffourée. Quand on n’a pas à faire face au tumulte suscité
par le passage d’un supposé prophète, ou à la confusion provoquée par le séjour
d’un soi-disant envoyé du Ciel.
Or Rome hait la
confusion, le tumulte, le désordre. Sans parler de ces fréquentes révoltes
ouvertes, sanglantes, menées par de zélés sectateurs d’un messie ou d’un autre.
Pilate a pour fonction de haïr, de prévenir et de punir tout cela. D’assurer la
paix romaine.
Eh bien son épouse
ressent, inspirée par un songe, que cette fois-ci l’histoire montre plus de
profondeur. Qu’il ne s’agit pas seulement de ne pas commettre un impair.
Et elle a raison.
Certes, rien de mauvais ne sortira pour Pilate, ce jour-là, de l’exécution du
énième roi des Juifs qu’il envoie à la mort. Rien, à court terme. Ce n’est pas
de cela que parle le songe. Qui voit plus loin. Qui fait craindre de lointaines
conséquences. Quelque chose de sombre et de malaisé à percevoir. Qui fait souffrir,
en tout cas, qui touche à des profondeurs, aux linéaments des temps à venir,
aux lieux secrets où se forgent le destin des êtres et des peuples. Et voilà
qui annonce alors un lointain cauchemar promis à la raison romaine.
Est-ce cela que
l’évangile laisse filtrer, dans ce simple verset : une malédiction ?
Car la mort de ce
juste, c’est à coup sûr, signée à l’avance, la fin de Rome. C’est la pierre qui
frappe au pied la statue glorieuse de l’Empire. Statue d’un bronze changé en
terre.
Quand le Roi des rois
accepte la mort sur la croix, qui se fierait, à long terme, à la gloire des
empires ?
–oOo–
Chapitre
4
Dans l’histoire du Jardin d’Éden, Ève ne fait pas partie de
la première époque.
Elle vient en second, en réponse à la demande que le roi
des animaux,
l’être humain ("adam",
en hébreu), fait à son divin suzerain.
C’est pourquoi on ne l’a pas mise au parfum. À tort.
On conseillera au lecteur de se reporter au livre de la
Genèse,
du chapitre 2, verset 4, au chapitre 4, verset 1er.
Ève mÈre
ou la vie qui va
Adam se tient dans
une histoire de contrat, de domination, d’espace à gérer, de troupes à
commander, de respect des paroles données. Il a un
seigneur, il est lui-même seigneur, du moins l’était-il.
Dans la parabole biblique,
Ève joue dans un autre registre. Elle n’a ni père ni mère, le Seigneur-Dieu ne
lui a pas parlé, ne s’est engagé à rien vis-à-vis d’elle, elle ne sort pas de
la terre-mère, elle n’est pas une terrienne. Tout ce qu’elle est, son homme l’a
clairement dit, c’est « et chair, et os ». Ce que complètera le dieu
de son homme : « tu seras désir ».
Dans tout cet Orient
qui va de la Méditerranée à l’Inde, la femme est en effet désir, chair faite
pour l’amour, appel de la perte de soi dans la chair de la femme, terrible
tentation. C’est de là, non du Coran, que viennent burkas
et tchadors. Car elle serait bien capable d’être cause de la perte de règnes et
d’empires, il serait bien possible que par elle, Ève ou Hélène, la pomme de
discorde ne fomente des guerres terribles, de celles qui feront mourir des
héros pourtant invincibles. On la tiendra donc en sujétion.
De toute façon Ève
est dans le noir, dans le déni, dans l’ignorance. Alors que perdrait-elle en
partant, en causant la perte de son seigneur et maître, en bravant le maître
des maîtres et ses oukases ? Elle le fait. Encore présente au sein du
jardin merveilleux elle est déjà dehors, partie, dans cette vision d’un avenir
où toutes choses seront enfin devenues claires pour elle. Elle est alors cette
adolescente qui vous brave et vous tient tête et vous dit « Je m’en
irai ». Et qui le fait.
Ève en son départ, en
sa sortie d’Éden, joue sa vie en liberté. Ève, alors, est un garçon manqué.
Belle innocence du second rôle qui veut devenir vedette – et qui y réussit.
Combien de départs à l’aventure, de fugues, mises en œuvre ou rêvées, sont
inscrites déjà dans le geste rebelle de la femme d’Adam ! De l’adam femme.
Ève passe au rouge
Mais ce n’est qu’une
phase, un temps, une naissance à autre chose. L’être humain, en la personne
d’Ève, s’engrosse et devient mère, et se nomme « Vie », Hawwa.
Pour être mère il
fallait partir. Pour devenir partenaire du dieu, pour faire des hommes
« avec » son Seigneur (début du chapitre 4) il fallait d’abord s’en
aller, quitter le bonheur du jardin aux mille et une fleurs, aux fruits très
désirables. Il fallait passer de là aux douleurs. Concevoir, porter et donner
jour à l’humain, dans le sang, quitter le rouge de la terre-mère pour le rouge
de la vie qui coule en toutes les veines, laisser passer en soi la vie qui
n’est pourtant qu’à Dieu, laisser la vie sortir et s’en aller, et grandir, et
se perdre dans le lointain des âges à venir, et courir tous les risques, et
disparaître un jour, qui sait ?
Ève s’en va, et au
travers de toutes les histoires de biens à gagner et à gérer, de luttes à
mener, de rivalités à braver, de terres à conquérir et garder, au travers de
toute cette histoire qu’Adam ne pourra s’empêcher de mener, l’espèce humaine,
en la personne d’Ève la mère de tous les humains, va continuer à se reproduire.
Elle passera de matrices en matrices. Il y aura toujours des matins de
naissance à la vie et des soirs de départs vers la terre.
Ève n’est pas, dans
ce conte, la figure d’une femme en sa faute, elle n’est pas seulement, non
plus, l’éternel féminin des imbéciles, ni la mère au foyer, ni la ménagère de
moins de cinquante ans, elle est notre espèce vue sous l’aspect de sa
confondante capacité à survivre à toutes les mortalités, toutes les
catastrophes, toutes les guerres meurtrières, toutes les pandémies, tous les
génocides – sinon à les surmonter. La vie. Tout aussi belle que terrible. La
vie qui doit toujours sortir du cocon pour s’en aller, se déployer puis
disparaître.
Ave Eva, gratia plena…
–oOo–
Chapitre 5
Les Évangiles ne parlent pas tant de la Sainte Vierge.
Elle y semble un personnage, sinon de second plan, du moins
relativement effacé.
Comme si l’on avait voulu se prémunir contre de prévisibles
amplifications.
On conseillera au lecteur de se reporter aux Évangiles
selon Matthieu (chapitres 1 et 2), selon Marc (chapitre 3, versets 31 à 35),
selon Luc (les chapitres 1 et 2)
et selon Jean (chapitre 2, versets 1 à 12, puis chapitre
19, versets 25 à 27).
MARIE DE NAZARETH
OU LA GRÂCE QUI COÛTE
De quelle Marie de
Nazareth parle-t-on ? Quand les évangiles évoquent cette femme nommée
Mariam, la mère de Jésus, on a le sentiment que, de l’un à l’autre, et parfois
d’un récit à l’autre dans le même évangile, il ne s’agit pas de la même…
Est-elle cette femme
de l’évangile selon Jean qui sait son fils capable de miracles… mais qu’il
n’hésite pas à remettre à sa place ? Du genre « Femme, que me
veux-tu ? » On le sent, il la trouve trop intrusive, même si
finalement il va le faire, allez, ce qu’elle espère le voir faire !
Cette mère-là verra
son fils miraculeux cloué des pieds et des mains sur une croix, nu, la tête
ensanglantée, les membres tuméfiés. Elle le verra mourir ainsi et s’en ira
vieillir au loin, dans la maison de l’ami du disparu.
Aucun mot ne sera dit
sur ce qui, selon cet évangile, s’ensuivit pour elle de cette mort atroce. Rien
sur le premier Jour de la semaine, quand d’autres femmes agissaient, quand
Mariam de Magdala rencontrait vivant le fils mort,
quand tant d’autres étaient visités par lui…
Ou bien Mariam
est-elle cette femme de la campagne qui quitte son bourg, dans l’évangile selon
Marc, pour venir interrompre, quand il parle aux gens, ce fils au parcours
étrange. Elle est accompagnée de ses autres fils (ou beaux-fils,
si vous y tenez…). Viennent-ils le chercher parce qu’à leurs yeux il
délire ? Tentent-ils seulement de le faire apparaître pour ce qu’il est à
leurs yeux, juste un gars de Nazareth ? Veulent-ils simplement, veut-elle
lui faire visite, en mère, en frères attentionnés ? « Qui est ma
mère ? » demande-t-il alors, et il répond en montrant tous les pékins
qui sont là à l’écouter. Fin de la "rencontre".
Drôle de fils et
drôle de mère… dont Marc ne dira rien de plus, lui qui s’attache bien plutôt à
narrer la révélation de cette autre Mariam, toujours la même, celle de Magdala.
Indûment préférée
Peut-être est-elle,
Mariam de Nazareth, simplement la jeune épouse de Joseph, un descendant des
rois de Judée. C’est le point de vue de l’évangile selon Matthieu. Un homme de bien,
ce Joseph, pour lequel la parole donnée et la Parole de Dieu ne font qu’un. La
petite fiancée serait enceinte des œuvres d’un Souffle divin ? Il épouse.
C’est ainsi que, du ventre de Mariam, naît à Bethléem un fils à la lignée du
roi David. N’est-ce pas le rôle des femmes de donner des fils aux pères de leur
mari ? Là, c’est l’homme qui importe, en l’occurrence un juste en Israël.
Et surtout l’enfant, bien sûr, fils de son père, roi des Juifs fils de son
Dieu, et sauveur de son peuple.
Ou elle est encore,
dans son humilité, la préférée du Seigneur-Dieu. Indûment préférée puisque sans
mérite. Celle qu’un messager, Gabriel, vient à ce titre visiter, dans
l’évangile selon Luc. La vierge, image d’Israël, comme l’écrivaient les
prophètes. Celle qui a trouvé grâce, et qui enfantera. Elle qui porte en son
sein l’avenir de la vraie foi, celle des humbles. Qui porte le don de Dieu,
aboutissement d’une longue espérance. Celle qui chante sa louange au Seigneur
parce qu’il a jugé, et que désormais, nul puissant, nul orgueilleux ne pourra
se prévaloir de Dieu, nul misérable, nul opprimé ne pourra se croire brisé par
Dieu.
Mariam, celle qui
garde tout cela en son cœur, ce pardon offert et cette gloire cachée, et qui
les repasse en son esprit, et pour toujours. Mariam, alors icône de l’espèce
humaine quand elle accueille le don de Dieu, accepte sa grâce et son pardon,
jubile de sa présence.
Laquelle de ces
Mariam-là ? La mère comblée puis détruite, la paysanne inquiète, la toute
jeune épouse, l’humanité croyante ? Une autre encore ? Celle en tout
cas qui n’a su, ou pu, que dire Oui. Dont le sort,
pour ce qui est de la Bible, fut d’être l’objet d’un don gratuit avant de se
perdre, devoir accompli, dans l’anonymat des communautés priantes.
Comme il se doit.
Mariam, objet heureux
d’une grâce qui ne peut que coûter à qui en est l’objet.
–oOo–
Chapitre
6
Le Seigneur-Dieu ayant fait alliance avec le patriarche
Abraham,
ce dernier ne pouvait marier
son fils Isaac avec une fille de ces Cananéens idolâtres
parmi lesquels il avait émigré.
Aussi a-t-il envoyé son fidèle serviteur lui chercher
une bru en Orient, au Pays des
deux fleuves, dans son lieu d’origine.
On pourra se reporter au livre de la Genèse (chapitres 24
et 27).
rÉbecca
vers la grande aventure
Pourquoi part-elle,
la jeune fille, avec le messager ? La raison en est bien simple :
elle s’en va parce qu’elle est demandée en mariage et que cette demande a été
acceptée. Elle est liée, c’est le sens premier de son nom, Rivqa,
Rébecca. C’est le lot des filles, du moins dans les sociétés patriarcales. Et
les Écritures se situent dans l’aire d’une telle culture. Donc elle part, la
charmante, pourquoi en faire toute une histoire ?
Il y a lieu de le
faire. Abraham le dit à son serviteur : il ne faut pas qu’Isaac fasse la même
bêtise qu’Ésaü, épouser une fille de Canaan, ce pays de petites cités-États
toutes façonnées par ce désir de « civilisation » qu’Abram a quitté autrefois.
On sait ce que
vaudraient ces filles de la ville et comme leurs dieux, et les désirs qu’ils
font naître, continueraient à les dominer une fois mariées. Voici donc, pour
cette simple raison, la belle amenée à quitter la ville renommée de Nahor, dans le Nord mésopotamien, pour les lointaines
tentes de bergers de son parent.
Oui, les femmes de
ces temps et de ces lieux sont appelées à s’en aller. Toutes. Elles vont
habiter chez les autres, sous leur coupe, contribuant à leurs destinées, non à
celles des gens de chez elles. La femme, l’épouse, est toujours étrangère. Bien
sûr qu’on ne va pas épouser une fille de sa propre maison. Et dans le cas de
Rébecca, on est à la limite, elle est tout de même cousine de son promis. Mais
elle est venue de loin, et si elle servait là-bas, éventuellement, d’autres
dieux que celui de son mari, ils ne pourront plus la dominer, ils sont trop
loin ! On l’espère en tout cas, mais sans certitude, car plus tard, sa bru
Rachel saura bien les ramener avec elle, les petits bondieux
! Voyez comme il faut s’en méfier ! Mais Rébecca, elle, saura se montrer
fiable.
Tellement fidèle, quoique venue de loin
Donc la voilà partie.
Et ce départ n’est pas seulement celui d’une jeune fille qu’on marie. Il est le
pendant féminin de cet autre départ, celui d’Abram au
temps où il quittait Harân. Et même plus, car la
bénédiction prononcée sur Rébecca à ce moment-là est celle que le Seigneur Dieu
a dite à Abraham après qu’il ait failli sacrifier son fils. Voilà une jeune
femme qui se lance dans la grande aventure du peuple des croyants, celle qui
n’a pas de finalité avérée, qui vous prive d’assurance hors la bénédiction dite
au nom du Seigneur.
Elle remplace donc
Sara, mais en mieux. Car la belle-mère avait le rire plutôt sarcastique, même
devant Dieu. Rébecca est sérieuse. Elle obéit, elle va même au-devant de la
demande, elle est pressée d’obéir.
Du côté d’Isaac, le
promis, ce sera une histoire d’amour. Il est d’une nature heureuse, son nom le
dit, Yiç’haq, celui qui rit… et qui prend son
plaisir. Quant à elle, à son plaisir ou à son amour, on ne sait pas. On sait
qu’elle sera fidèle, et plus que lui. Fidèle à son mari, mais aussi fidèle au
Seigneur de son mari, ce dieu étrange, au point de diriger toute l’histoire de
leur famille du côté que ce dieu-là aura voulu. Au point de tromper et spolier
ceux – vieux mari ou fils aîné – qu’elle devait honorer.
Si bien que, plus que
son homme, c’est elle l’Hébreu nomade dont on parle tant (Mon père
était un hébreu nomade.* On a souvent tendance à oublier les mères.
S’il est une image de
la saga des anciens Hébreux, c’est bien celle-ci, cette file de chameaux qui
traversent la steppe, emportant vers la Promesse, et vers les grands troupeaux,
et vers les tentes aérées des pères de la foi, la jeune fille qu’un homme
attend, debout devant sa tente… jusqu’au moment où elle se voile.
Il y a ainsi des
temps où, par miracle, la servitude séculaire de la femme se retourne pour une
bénédiction.
*Deutéronome 26,5.
–oOo–
Chapitre
7
Il arrive à tel ou tel
évangéliste de signaler rapidement, en passant,
la présence de femmes dans l’entourage
de Jésus. Que faisaient-elles donc là ?
Le lecteur pourra se reporter pour démarrer à l’évangile
selon Luc
(début du chapitre 8).
FEMMES LIBRES
DE CELLES QUI L’AIMAIENT
Quand Jésus passait à
travers les villes et les villages de Galilée en proclamant l’heureuse nouvelle
du Règne de Dieu, ses douze disciples étaient bien sûr avec lui, mais aussi
quelques femmes, de celles qui avaient été guéries par lui d’esprits mauvais,
comme on disait, on parlerait aujourd’hui de troubles psychiques ou
psychosomatiques plus ou moins graves, ou tout simplement de maladies.
Parmi elles, Mariam,
dite de Magdala, j’ai déjà parlé d’elle, mais aussi
Johanna, par exemple. C’était la femme d’un nommé Khouza,
intendant du roitelet Hérode Antipas, le fils d’Hérode le Grand, ami de
Cléopâtre et constructeur du Temple de Jérusalem. Celle-là parmi d’autres.
Elles n’étaient donc pas toutes, on le voit, des miséreuses. Peut-être aucune,
après tout ? Luc précise qu’elles l’assistaient de leurs biens. Ou que
certaines d’entre elles aidaient les autres de leurs biens, la traduction n’est
pas évidente. Était-ce le cas de cette Sousanna citée
comme première d’une longue liste possible ?
Les évangiles
mentionnent aussi ces femmes qui étaient présentes, au lieu-dit le Golgotha,
quand il a été crucifié. Elles l’avaient suivi jusque là. Une autre Mariam,
mère d’un certain Josef et d’un nommé Jacob, dit le Petit. La mère de ces deux
fameux frères, ceux de ses disciples qu’il appelait les Fils du Tonnerre, Jacob
et Johannès fils de Zébédée.
Elles étaient présentes, ces mères-là. Il y avait aussi une Salomé, que l’on
retrouve au sépulcre, à l’aube du dimanche, avec les deux Mariam.
Mais il y en avait
d’autres. Toutes ne le suivaient pas sur les chemins, mais il trouvait
facilement, semble-t-il, à se loger chez les unes ou les autres au cours de ses
pérégrinations. Marthe et Marie, tenez, ou plutôt Martha et Mariam : leur
maison semble bien avoir fait partie d’un ensemble de points de chute dans
lesquels il pouvait s’arrêter, se reposer, profitant aussi d’être là bien à
l’aise pour enseigner.
Elles le
servaient
Il y avait donc ce
milieu féminin, autour de lui, le suivant, l’attendant, le réconfortant, le
nourrissant, finançant aussi à l’occasion sa mission, établissant une sorte de
réseau dont l’évangéliste pointe la raison d’être en un mot : elles le
servaient. Raison pour laquelle, au fond, on les relègue au second plan, ces
nanas, par rapport aux bonshommes. Car c’est le rôle des femmes de servir, et
le rôle des hommes de parler, d’enseigner, aussi de gérer, plus tard, la
communauté.
Elles le servaient.
Mais cela ne veut pas dire qu’elles étaient de moindre importance à ses yeux. Tout porte à croire qu’il les considérait, lui, pour ce
qu’elles étaient : importantes. On le voit quand il parle avec des femmes
de rencontre, comme avec la fameuse Samaritaine au puits de Jacob, ou à la
Cananéenne qui le tanne. On oublie trop que c’était là, à l’époque et en ces
lieux, un comportement totalement inusité, voire choquant. On ne se soucie pas
de parler aux femmes de choses qui importent. Le rôle des femmes de ces
sociétés était de servir ? Eh bien n’avait-il pas fait du service un
idéal, justement, sous le Règne de Dieu ?
Ce sont donc toutes celles-là
que l’on a appelées les saintes femmes, terme qui sent un peu le renfermé, je
dirais… Parce qu’elles ne semblent pas s’être beaucoup soucié de cet
enfermement séculaire imposé aux femmes ! Où sont leurs hommes ?
Desquels, normalement, elles dépendent… Regardez la femme de Zébédée : elle l’a largué, le patron de pêche, elle a
foutu le camp avec ses fils. Regardez Martha, avec sa sœur Mariam, elles
reçoivent, elles organisent, elles discutent. Pas un mec sur place, dirait-on,
elles sont les patronnes.
Ces femmes sont
libres. Et prennent des risques. Et sans doute nombre d’entre elles lui
doivent-elles d’avoir osé cela. Aussi est-ce librement qu’elles le servent,
signe de leur amour.
–oOo–
Chapitre
8
C’est l’histoire de
l’arrière-grand-mère du roi David.
Une ancêtre de Jésus.
C’était une émigrée. Une païenne, aussi.
Elle a fini par épouser un
homme du pays. Un riche, de plus.
Il s’appelait Booz et Victor
Hugo a écrit sur lui un de ses plus beaux poèmes.
Dans la Bible, on pourra se reporter au livre de Ruth.
POUR TENIR
PAROLE
RUTH L’ÉMIGRÉE
Certes, l’épouse est
toujours étrangère, on ne va pas épouser une fille de sa propre maison, on le
disait à propos de Rébecca. Mais Booz va bien plus loin. Lui qui a du bien et
du poids en Israël prend pour épouse une étrangère, fille d’un peuple méprisé,
même pas vierge, et païenne de surcroît. Du moins au départ. Sans compter que
l’enfant qu’il aura d’elle ne sera pas le sien, mais celui d’un lointain cousin,
Élimèlèk… C’est pousser loin la bonté.
Telles sont les
réflexions que les gens de l’époque pouvaient nourrir, et l’on voit alors que
le livre aurait dû s’appeler Booz plutôt que Ruth, puisque c’est
lui, le personnage qui comptait à leurs yeux. Et puisque l’enjeu de tout cela
est de savoir s’il acceptera de se montrer solidaire de sa cousine Noémi, qui n’a pas pu donner de descendance à son mari.
Voilà une bonne question, pour la société qui est décrite là.
Mais ce qui se joue
aux yeux des écrivains bibliques est tout autre, et le seul fait d’avoir mis la
petite veuve moabite en avant le montre bien. C’est d’elle qu’on parle, mêlée à
une histoire qui n’aurait pas dû la concerner.
Moabite habitant au
pays de Moab, veuve, sans beau-frère qui la reprenne comme épouse, selon la
coutume, pour donner un fils à son frère défunt, Ruth n’a vraiment plus qu’à
faire comme sa belle-sœur, Orpa, qui, dans la même
situation, s’en retourne dans son clan, même si c’est en pleurant. On pourra
trouver pour celle-là un autre mari dans un clan voisin et ami.
Ruth choisit une
autre voie. Non, comme ce pourrait être le cas chez nous, pour des raisons
sentimentales, par amour pour la personne de sa belle-mère. On peut imaginer
qu’elle ait eu ce sentiment, mais même alors, ce n’est pas lui qui l’aurait
guidée.
On émigre parfois pour sauver son honneur
C’est une affaire de
fidélité à ses engagements. L’épouse s’est engagée à donner des enfants à sa
belle-famille. Quoi qu’il arrive. Et Ruth ne l’a pas fait. La question n’est
pas de savoir si elle en est responsable, le fait est là. Elle a une dette
envers sa belle-mère, elle lui doit cet enfant qu’elle n’a pas.
Et la même dette,
inversée, se retrouve du côté de Noémi, qui doit un
mari à ses belles-filles. C’est ce manquement à la parole qui lie les deux
femmes. Les deux dettes pourraient certes s’annuler, mais Ruth préfère s’en
tenir à ce qu’elle doit. Si elle ne peut pas honorer son serment d’épouse, elle
se donnera elle-même. Maigre compensation, pour l’époque, par rapport au fils qu’elle
ne peut donner.
Les deux femmes
arrivent en Judée, et il leur reste à trouver le père de ce futur fils de deux
autres pères restés sans descendance, Élimèlèk et Mahlôn. Qui voudrait écrire un roman à partir de cette
histoire pourrait décrire une Noémi qui savait depuis
le début ce qu’elle faisait, ayant déjà Booz dans sa ligne de mire. Ce qui est
certain, c’est qu’elle fait tout pour que les choses aillent en ce sens,
poussant sa belle-fille à des actes que la morale, la nôtre, réprouve. Car sur
ses conseils, Ruth va vamper sans pudeur le brave type, jouant d’abord sur son
bon cœur ! On l’a dit, l’Orient voit dans la femme une séductrice.
La fin de l’histoire
est heureuse. Booz épouse Ruth qui donne naissance à Ovéd.
Il ne pouvait sortir d’une telle histoire que du positif, on s’en doute. C’est
le cas, puisque sans elle, le roi David ne serait pas né.
Mais ce qui importe
avant tout, c’est que la toute première parole, la toute première alliance
portant engagement – Ruth s’engageant à procréer pour le clan de son mari – ait
été respectée. Car ce faisant, la jeune femme se pliait à l’essentiel,
semblable en cela au Seigneur-Dieu lui-même, fidèle à sa Parole.
On émigre parfois
pour sauver son honneur, pour honorer sa foi.
–oOo–
Chapitre
9
Au huitième jour après sa naissance, les parents de Jésus
l’ont emmené au Temple,
à Jérusalem, pour y être présenté. Là se tenaient deux
vieillards, qui l’ont vu,
un certain Siméon et une femme nommée Anne, ou Hanna.
C’est de cette dernière, une prophétesse, qu’il est
question ci-dessous.
On pourra se reporter à l’évangile selon Luc,
au chapitre 2 (versets 36 à 38).
anne la prophÉtesse
ou la prÉsence À venir
Elle avait douze fois
sept ans. Douze semaines d’années. C’est dire à quel point son temps était
révolu et qu’elle était en âge de mourir. Et sur ces douze semaines, une seule
avait suffi pour faire d’elle une veuve, et lui permettre ainsi d’habiter le
saint temple de Dieu. Veuve qu’on imagine mariée comme beaucoup à quatorze ans,
veuve à vingt-et-un d’un époux déjà âgé peut-être. Soixante-trois ans de jeûnes
et de prières.
À cet âge et dans
cette condition, au bout de cette ascèse, même en public elle peut enfin
parler. On n’a plus à craindre chez elle la séduction fatale qui émane des
femmes. Il suffit qu’elle reste voilée. Aussi venait-on l’écouter, elle
prophétisait. Son œil traversait le secret des temps présents, son esprit
perçait les ténèbres de l’avenir. Elle percevait les arcanes complexes, les
racines mystérieuses, les raisons enchevêtrées par lesquelles les choses et les
êtres étaient tels, et non autres, et devaient par là-même se changer de telle
manière, non de telle autre.
Les prophètes ne sont
que lucides. Les vrais, non les charlatans. Quand tout va bien, du moins à ce
qu’il semble, ils pointent le petit défaut qui n’a l’air de rien mais qui, en
fait, est gros de tempêtes à venir. Un manque d’équité, un vernis sur un
mensonge, cela leur suffit parfois à voir les cassures qui s’annoncent. Mais
quand tout va mal, quand la catastrophe est arrivée, qu’il ne reste plus aucun
espoir, que tout est fichu, le prophète dit des paroles d’avenir, d’espérance
et de courage…
Ainsi parlait la très
vieille Hanna, dont le nom signifie Grâce, au vu d’un enfançon qu’un autre
vieux venait de glorifier.
Que prenne chair enfin cette vérité
Or tout allait mal,
pour le peuple. Il avait bien besoin que son dieu, le dieu de ce temple, lui
fasse… grâce. Qu’était-il, ce temple, sinon le dernier lieu saint de la terre
sainte donnée au peuple saint ? Une Présence encerclée. Une Présence nue
assiégée par les puissances.
Les dieux de tant de
peuples avaient été avalés, digérés et recrachés en simulacres par les dieux de
l’empereur que l’on se demandait bien pourquoi cette Présence-là aurait valu
plus que les autres. Les dieux ne sont-ils pas les garants célestes de pouvoirs
et d’intérêts bien terrestres ? Pouvoirs et intérêts dont César et Mammon
sont les noms. Ennemis de la justice et de la justesse. Germes de la violence.
Eh bien, face à ces
mensonges, le dernier reste de divin, dans le monde, le dernier lieu de cette
Présence, ce lieu que la vieille Hanna s’obstinait à appeler Jérusalem, se
voulait garant de la justice et de la justesse. Le dernier éclat d’une grâce
ordonnatrice du monde tel qu’on pouvait l’espérer. Et sous le langage de la
prophétie se tenait l’ardent désir de voir se réveiller le volcan. Voir la
délivrance de Jérusalem, comme le disait Hanna, signifiait voir la chute de
César, et des césars, la déroute de Mammon, et de tous les mammons,
dans un terrible et splendide ébranlement de l’univers.
Que prenne chair
enfin cette vérité selon laquelle le vrai monde, celui qu’a voulu le dieu qui a
fait les cieux et la terre, est juste.
Car les prophètes
s’occupent avant tout de la justice et de la justesse. Leur combat consiste à
désigner la violence à chacune de ses occurrences, qu’il s’agisse de celle d’un
peuple, des peuples, des simples gens ou de celle des humains tous autant
qu’ils sont. La violence au sens où elle est instituée, devenue naturelle, au
fond, habitant l’être même.
Ainsi parlait la
vieille Hanna, la bouche de grâce, annonçant la venue de cette vérité-là, sa
présence encore obscure, cachée, clandestine – pensez, un petit enfant tout
juste consacré – mais assurée, à toucher, imminente.
Paroles à faire
bouger les lignes de force, à faire lever des espérances.
–oOo–
Chapitre
10
Vers l’an mil avant notre ère, les tribus d’Israël sont en butte
à l’agressivité
des Philistins, sans doute manipulés par le Pharaon
d’Égypte. Il s’agit de soumettre
ces Hébreux qui refusent toute hiérarchie royale et ne se
soumettent qu’à leur dieu.
Il faudra bien, pourtant, qu’ils aient un roi. Mais quel
genre de roi ?
On pourra se reporter au Premier livre de Samuel, au
chapitre 25.
AbigaÏl
ou la femme
avisÉe
Celle qui s’appelle
« Mon divin père est cause d’allégresse » est mariée à un fou, un
insensé, comme le dit son nom : Naval. Pas de chance. Surtout lorsqu’on se
trouve, avec tout le pays, dans une situation dangereuse. Tendue. Peut-être
bien qu’elle devra faire des choix délicats, cette jeune femme que l’on devine
belle.
C’est une époque où
le roi lui-même est fou. Lui aussi, serait-ce par intermittence. Il a ses
crises. Ses idées fixes, ses sinistres violences. Ne voit-on pas à cela que le
roi véritable, qui est un dieu, le divin Père cause d’allégresse, n’étend plus
la main qui bénit sur ce roi censé néanmoins le servir ?
Ce roi, pourtant nommé
Désiré – Chaoul, Saül – au temps où il était
un héros libérateur, par la suite s’est voulu roi pour de bon. Il a oublié
qu’Israël n’a d’autre roi véritable que ce dieu qu’on appelle Mon Seigneur. Un
dieu qui n’aime pas trop les rois. Qui renverse les puissants qui se prennent
pour des dieux, eux qui se croient les maîtres des autres mortels.
Bien souvent, ceux
qui prennent les armes, et tous les risques, pour libérer tel peuple de sa
servitude ou de son indignité, ayant remporté la victoire, ayant accédé au
pouvoir, se font à leur tour tyranniques. Parfois plus
lourdement que leurs prédécesseurs.
Certes, il fallait un
roi aux tribus dispersées incapables de résister aux nations guerrières, bien
organisées, qui les terrorisaient. Le temps où chacun faisait ce qu’il voulait
en Israël était passé. Les chefs populaires qui menaient la guérilla contre les
incursions ennemies ne suffisaient plus. Le sage serviteur de Mon Seigneur,
Samuel, avait compris cela, quoique à regret. D’où Saül. Un roi, hélas…
Il fallait être fou pour ne pas voir
Un roi qu’à la fin on
ne désirait plus. Un autre devenait le Bien-aimé, le Dawid,
et le roi le pourchassait. On se disait que Mon Seigneur l’avait choisi, qu’il
serait, lui, le roi, parce que la grâce était sur lui. Mais pour le moment il
fuyait, harcelé par le roi qui voulait sa mort. Un roi fou, habité par la
violence, que pourtant il avait refusé de tuer alors qu’il le pouvait.
On voyait bien que la
main du dieu qui rachète et libère était sur lui, on le voyait à sa grâce, à la
légèreté, à l’aisance de ses mouvements, à son insolente réussite, à lui le
pourchassé qui fait grâce à son chasseur et qui se rit de lui.
Néanmoins – autre son
de cloche, celui du fou Naval – qu’était ce David, sinon un chef de bande
félon, un intrigant qui se veut roi à la place du roi, un fuyard en quête de
soutien ?
Eh bien il fallait
être fou pour ne pas voir qui servir, de Saül ou de David. Qui ravitailler, de
l’armée royale ou du maquis. Et il n’est pas question d’opportunisme, s’est
dite Abigaïl, mais d’un choix qui porte sur le fond ! Lequel des deux est
à même d’en finir pour de bon avec l’ennemi, puis d’établir sur le pays ainsi
libéré un pouvoir qui garantisse la justice au nom du dieu juste ? David.
Or qui est-elle,
cette femme ? Une épouse. Une servante de son époux. Une fille donnée au
clan de cet homme par le clan de son père. Affaires d’hommes, décisions
sérieuses pour lesquelles les femmes n’ont point leur mot à dire. Elle est
celle qui, dans la maisonnée, est chargée de gérer l’intérieur. Reine de la
cuisine et du poulailler. Et elle est là pour faire des enfants au bénéfice des
ancêtres de son mari. Afin que perdure leur lignée. Point.
Alors de quoi se
mêle-t-elle ?
Elle se mêle de
garantir un avenir. À sa maisonnée d’abord, à son peuple ensuite. Ou l’inverse,
tant ces deux réalités vont de pair. Et puis ce n’est pas tous les jours que
l’on peut, étant femme, joindre en un seul homme, et le héros de son peuple, et
son amant à soi… Bien des écrivains auraient aimé offrir pareille réussite à
leur héroïne !
–oOo–
Chapitre
11
Jésus en était à ses débuts, il venait de quitter Jean, le
Baptiste, qui officiait en Judée,
au bord du Jourdain. Il retournait dans son pays, en
Galilée, au Nord,
et cela l’obligeait à traverser la Samarie impure et
renégate…
On pourra se reporter à l’évangile selon Jean,
au chapitre 4, versets 1 à 42.
la question
de l’identitÉ
ou la samaritaine
Que fait donc cette
femme près de ce puits à midi tapant ? C’est trop tôt ou trop tard !
Mais on ne saura pas pourquoi. Certes, c’est le lot des femmes d’aller chercher
l’eau. Normal : elles servent à boire, elles cuisinent, elles lavent. Qui
d’autre ? En voilà donc une qui descend au puits, sa jarre sur la tête.
Les villages sont en hauteur et les puits sont en bas, il lui faudra remonter
en portant sa pleine charge. Alors oui : pourquoi celle-là en est-elle à
se coltiner ce fardeau en pleine chaleur ! Est-elle bien sérieuse ?
On sait qu’elle n’est
pas toute jeunette, qu’elle a déjà eu le temps de servir cinq maris, que l’on
suppose successifs, avant de se lier à celui du moment. Elle doit bien avoir eu
quelques enfants, à ce rythme-là. Des filles, même, capables d’aller à l’eau.
Ou bien serait-elle stérile ? On se le demande. On n’en serait pas étonné.
L’évangéliste non plus.
Et l’on s’aperçoit
qu’on en sait fort peu sur elle. Ce n’est pas elle qui l’intéresse, cet
évangéliste, sauf à lui faire jouer le rôle de la simplette. Il est vrai qu’il
est juif alors qu’elle est samaritaine, qu’il est homme alors qu’elle est
femme, qu’il est pur alors qu’elle est impure. Et toc ! Non, lui, c’est
l’eau qui l’intéresse, les différentes sortes d’eau.
L’eau dans laquelle
on se plonge, on se baptise, comme chez Jean, pour être purifié, une eau
semblable, d’ailleurs, à celle que le Maître avait transformé en vin de fête,
l’air de dire qu’elle n’est pas insurpassable ; l’eau immobile des puits,
aussi, l’eau des ménages qui ne désaltère que pour un temps ; et l’eau
vive, enfin, l’eau vivante, l’eau de la vie véritable, de la source de vie qui
surgit au cœur de ceux qui sont en Dieu… L’eau du Règne de Dieu dans lequel
vous baignerez dès aujourd’hui si vous partagez dès ici-même la vie du Messie…
Juste une question dépassée
Mais elle, elle voit
cet homme assis au bord du puits. Il a soif. Un Judéen. C’est ainsi qu’elle
l’appelle. Elle le voit bien, on les reconnaît, ils ne s’habillent pas comme
les gens ordinaires, ils ont une façon bien à eux de se comporter. Pas
nécessairement un habitant de Judée, mais un sectateur du temple de Jérusalem.
De ceux, elle se dit, qui ont ajouté de soi-disant
écritures saintes aux Cinq véritables Écritures, celles de Moïse.
Quoique pour elle,
ces choses-là... Elle n’y connaît rien. Ou peu de choses. Elle sait seulement
qu’ils ont aussi remplacé le véritable lieu saint par un haut-lieu moins
vénérable. Ils se trompent. Comment adorer Dieu si l’on n’est pas au bon
endroit ? Là où il n’est pas accessible !
Et puisque cet homme parle
d’eau, elle saura lui faire remarquer au passage que Jacob, le Père des Hébreux
véritables, s’était fixé à cet endroit, là où il avait creusé ce puits. En un
temps où cette Jérusalem n’existait même pas. Mais de tout cela ce Judéen ne
s’inquiètera pas. Il ne fera que demander à boire. Et il faut qu’il ait eu très
soif, elle se dit encore, pour adresser la parole à une femme de Samarie !
On ne saura jamais,
pourtant, si finalement elle lui a donné à boire. Au début, en tout cas, elle
n’en a pas eu le temps, car dès le premier mot il a prétendu détenir une
meilleure eau que celle de Jacob. Jacob, l’ancêtre des Juifs comme des
Samaritains ! Façon de dire que ni Jérusalem ni Garizim ne sont finalement
les bons endroits, les vrais lieux saints. Juste des pierres d’attente. Et que
vient le temps où la rencontre avec le divin n’est plus une question de lieu,
de camp, de patrie, voire de religion. D’identités, bonnes ou mauvaises.
Qu’il s’agisse alors
de servir ses cinq maris ou de vénérer ses cinq Livres saints, la question
n’était plus là, c’était du passé. Le présent, c’était dans quel esprit tu sers
maintenant.
Elle le dira à ses
voisins.
–oOo–
Chapitre
12
Fils de David, le roi Salomon, au IXe siècle avant notre
ère,
régnait sur un État prestigieux. Il était
connu pour la splendeur de son règne,
sa grande sagesse… et son amour des femmes. Est-ce pour
cela que la reine de Saba
(le Yémen actuel), elle aussi fort
sage, a voulu le rencontrer ?
On peut se reporter au Premier livre des Rois, au chapitre dix,
versets 1 à 10.
la reine de
saba
À la recherche de la
vÉritÉ
Jusqu’à en perdre le
souffle, jusqu’à en perdre l’esprit, la reine connaît et reconnaît la splendeur
du grand roi. Elle le constate : lui en qui réside la paix, comme le dit son
nom, il surpasse en tout point la sagesse des nations, sagesse que pourtant
elle maîtrise.
Elle l’a défié, elle
venait pour une joute, elle s’y était préparée, avait accumulé les énigmes,
sûre de le mettre en défaut. Elle y a mis toute son intelligence, tout son
discernement, ce que cet Orient-là appelle le cœur. Elle était un maître, elle
s’est voulue sphinx : mis en défaut le roi serait perdu, son renom
s’éteindrait.
Il l’a anéantie, elle
est battue, elle ne peut plus que donner, donner, donner encore. N’est-il pas
son maître ? Un maître en vérités.
Des énigmes. Les
humains sont bien ces rois et ces reines de la Terre qui veulent comprendre,
savoir plus, toujours, et connaître… Aucun être vivant ne les vaut sur ce
point. Le monde n’est-il pas une énigme pour eux ? C’est à qui saura dire
un jour « Je sais, je comprends. » Et plus encore : « Je
connais »… Connaître toute chose, du meilleur jusqu’au pire. Sagesse plus
large, plus haute et plus profonde que celle même dont Ève eut le désir.
Devenir maître de toute question, jusqu’à la seule et fondamentale question, si
toutefois cela se pouvait.
Qui connaît, fut-ce
en partie, se montre à même d’acquérir. Richesses, royaumes, savoirs qui
procurent pouvoir et gloire. Renom par toute la Terre. Ou plus simple,
apparemment plus simple, et surtout plus désirable : bonheur. Splendeur du
bonheur.
On dit, et même on
chante en des poèmes d’amour, qu’à Salomon est la splendeur. On peut décider
d’aller loin pour trouver cela, qui donne tant de valeur à la vie. Combien de
gens qui ne sont ni roi ni reine sont partis ainsi, à la recherche de la
vérité !
La réponse viendra
Partir. Se charger de
tout son avoir pour aller le poser au pied de qui détient la connaissance.
Maître de sagesse. Risquer le pèlerinage sans être certain que le but valait la
peine encourue et le prix concédé. Se perdre, parfois. Et combattre, tel Jacob
à la nuit du gué, se mesurer à qui se targue de détenir la clé des énigmes.
La reine veut savoir.
Et puis elle sait, et c’est alors qu’elle voit et comprend ce que signifiait la
grandeur du royaume d’Israël, et son temple, et, oui, son dieu. Elle en perdra
tout. Le souffle. L’esprit. « Il n’y eut plus de souffle en elle »,
est-il écrit.
Et là on sort du
conte oriental, riche en reines et en rois, en énigmes, en trésors et en
merveilles, pour entrer dans le message biblique.
Bien sûr, la reine a
entendu parler de ce mystère, « le nom du Seigneur ». Elle sait
qu’Israël et son roi ont pour dieu un « nom » inconnu, imprononçable.
Mais là, elle voit. Heureuse est-elle !
On comprend bien que
nos écrivains bibliques inscrivent ici benoîtement toute leur fierté d’être
membres du peuple que le dieu d’Israël a choisi. Le faisant, ils confessent
aussi leur foi en ce dieu. Celui que chacun d’entre eux nomme « Mon
Seigneur », Adonaï, et confesse comme tel. Celui devant lequel il
n’est aucun dieu qui tienne, aucun seigneur encore moins. Celui qui seul
détient toutes les clés. Le seul, quand tous les dieux de toutes les nations,
les seigneurs de tous les peuples, disaient « C’est moi. »
Mais un dieu inconnu,
autre. À venir. Le conte, ainsi, devient prophétie, la sagesse de Salomon est
trop belle pour être dite, pour être vécue, elle le sera un jour. Le Fils de
David paraîtra alors, dans cet avenir où « le nom » se révèlera. Et
l’on dira « Quel est ton nom ? », et la réponse viendra.
Chapitre
13
On est en 58 de notre ère, dans l’Empire romain,
dans ce qui est aujourd’hui la province grecque de
Macédoine.
Paul, l’apôtre des païens, en
est à son troisième voyage missionnaire.
Il est accompagné de Silas et de Luc. C’est ce dernier qui raconte son histoire.
On peut se reporter au livre des Actes des Apôtres, dans le
Nouveau Testament,
au chapitre 16, aux versets 11 à 15.
lydie
ou la conversion des dames
Son nom le dit, elle
était lydienne, d’une région d’Asie Mineure (aujourd’hui c’est la Turquie)
située sur les grandes voies de communication terrestre. Routes de conquête, de
guerre et de commerce. Routes, aussi, par où circulent les idées et les
croyances. Elle était commerçante, patronne d’un comptoir spécialisé dans le
luxe. Installée en Macédoine dans une ville romaine, Philippes, elle venait de Thyatire, grand centre de production de la pourpre, un
colorant très recherché à l’époque.
Grosse maisonnée, on
peut l’imaginer. Associés, parents, serviteurs, servantes, ouvriers, vendeuses,
débardeurs, clients, que sais-je ? Enfants, aussi. Peut-être gendres et
brus, petits-enfants ? Et pas de mari ?
Comment se
représenter Lydie, sinon comme une femme d’autorité ? Compétente, tant sur
le plan commercial que sur celui des techniques et des qualités. Avec de
l’entregent, des relations, une certaine surface sociale dans une ville policée.
Ces sociétés-là ne
s’imaginent pas sans religion. Au pluriel, cependant, car l’Empire est
multiple. Chacun participera aux cérémonies liées au culte de l’Empereur,
lui-même assimilé à l’un des dieux du panthéon gréco-romain. Cela signifie
force sacrifices de belles bêtes dont on vendra ensuite la viande consacrée sur
les marchés. On ne saurait en rabattre sur la divinité de l’Empereur, à
laquelle communie ainsi l’ensemble de la société (sauf, bien sûr, les Juifs).
Mais ceci accepté, on
doute de plus en plus de la réalité salvatrice des anciens dieux. Qu’ils
veillent sur l’Empire, soit, mais leur présence et leur efficace plus directe,
dans la multiplicité des groupes qui composent la foule des grandes cités
commerçantes ou militaires… cela devient moins pertinent. On commence à penser
de façon moins impersonnelle. Et les cultes venus de l’Orient – de la Perse, de
l’Égypte ou de la Judée –, s’ils sont fort divers, présentent désormais
l’avantage de se soucier du salut des vrais gens et de leurs familles.
Pourquoi les femmes ?
Lydie s’est
rapprochée de ceux que les Juifs appellent les craignant Dieu, qui tendent
l’oreille à l’enseignement des docteurs de la Loi, avant peut-être d’adhérer à la
foi de Moïse et de devenir prosélytes. On peut penser néanmoins qu’elle n’ira
pas jusque là, puisque, le jour du sabbat, elle se rend, non à la synagogue,
mais au bord de la rivière, là où des femmes se réunissent pour prier Dieu. Un
dieu qu’elle présume unique et attentif sans toutefois, on peut le penser, se
vouloir juive.
Pourquoi des
femmes ? Où sont les hommes ? À la synagogue, lieu masculin, ou bien
à la pêche, à la chasse, au bistrot, serait-on tenté de dire… Non, ce n’est pas
un détail, la foi du Christ Jésus va souvent passer par les femmes, par les
paroles d’un nommé Paul, qui circulait il y a peu sur l’autre bord de la mer
Égée et qui vient de débarquer en Macédoine, appelé là par une vision venue
d’en-haut. Non seulement les femmes, mais les dames, plutôt.
Comment une femme
comme Lydie, métèque de surcroît, ne serait-elle pas séduite par une doctrine
qui clame qu’il n’y aurait devant Dieu ni femme ni homme, ni juif ni grec… ni
lydien. Et même ni esclave ni homme libre, dans sa maisonnée où tous cohabitent
et collaborent ? Mon Dieu, comme ces distinctions imposées depuis toujours sont
des freins à la croissance – spirituelle comme matérielle !
Voilà Paul,
justement, avec ses disciples, il rejoint ce groupe de dames en prières et il
leur affirme que c’est en Christ qu’un tournant est possible, dans le lien de
l’amour fraternel. Voilà donc un Sauveur véritable, qui vient habiter votre
cœur. Dont l’esprit vous inspire une voie de justesse. Pour tous. Croit-elle.
C’est ainsi que Lydie se décide pour le Christ, l’homme-dieu mort et
ressuscité, vivant au sein de la maisonnée.
De toute la
maisonnée, baptisée dans le nom de celui-là. Et qui deviendra Église.
–oOo–
Chapitre
14
Selon le livre de la Genèse,
lorsque le Seigneur Dieu conçoit
que l’espèce humaine est
radicalement perverse, au lieu de la détruire
il tente une expérience :
repartir à zéro et créer un peuple saint
à partir de la lignée d’un
seul homme, Abraham. Celui-ci et les premiers
de ses descendants sont
appelés patriarches. Juda fils de Jacob est l’un d’eux.
On peut se reporter au livre de la Genèse, au chapitre 38.
tamar
ou les fruits de la
justesse
Dans l’histoire de
Tamar, il s’agit apparemment de donner une descendance à un homme. Pour qu’une lignée
ne s’arrête pas. L’une des choses les plus sacrées, dans ces sociétés
traditionnelles, est la généalogie, la liste des ascendants et des descendants.
La lignée, dans laquelle vous trouvez votre place, et par laquelle votre
mémoire sera préservée dans les âges à venir.
Là, il s’agit de la
lignée du premier fils de Juda, un nommé Er. Et ce n’est pas sans importance
car ce fils-là est l’aîné de trois frères. C’est toujours mieux quand une
lignée passe par les aînés, pense-t-on alors.
Ce n’est donc pas une
histoire immorale, même si elle pourrait en avoir l’air. Ce que fait cette
femme, Tamar, est louable, surtout pour une païenne, et aboutit par conséquent
au meilleur des résultats. Comme il se doit. Aussi s’appelle-t-elle Palmier, du
nom de l’arbre qui porte de si bons fruits, sucrés et nourrissants.
Cela n’est pas sans
portée puisque le fruit véritable en sera l’existence ultérieure de la tribu de
Juda, l’une des douze tribus d’Israël, celle des descendants de ce Juda fils de
Jacob, dont les plus célèbres sont les rois David et Salomon, et plus tard
Jésus de Nazareth.
L’histoire de Tamar
est donc faste, aussi est-elle l’une des cinq femmes dont l’évangile selon
Matthieu rappellera le nom dans la liste des ascendants de Jésus. Une liste qui
court pourtant sur près de deux mille ans. Elle est la première des cinq, et
Marie la dernière. Le point commun à leurs histoires à toutes est qu’elles ont
connu des difficultés, de nature certes fort diverse, à enfanter dans les
règles, ce qui confère une aura particulière à leurs enfants.
Plus juste que
ses hommes
Tamar enfante par
ruse. On l’a mariée à Er fils de Juda pour qu’elle lui fasse des enfants, il
est mort avant. D’ailleurs c’était un sale type. Selon la règle du lévirat, on
la donne alors au frère du mort pour qu’il engendre par elle un fils à ce
dernier.
Mais, tout aussi peu
sympathique que son aîné, le nouveau mari, Onan, n’a
pas envie de faire un tel enfant. Que son frère ne laisse aucune descendance le
laisse froid. Il se débrouille pour ne pas engrosser sa belle-sœur. Coïtus interruptus
(non masturbation comme on l’a cru longtemps au point de nommer la chose
onanisme). Il attend sans doute de pouvoir faire ses propres enfants avec une
autre femme, mais sa mauvaise action ne peut engendrer que du mal : il en
meurt.
Reste un frère, Chéla. Troisième et dernier. Trop jeune pour être marié,
dit son père, un peu effrayé, il ne faudrait pas que cette fille ait le mauvais
œil. Juda envoie donc la jeune veuve au loin, soi disant en attendant de voir,
en réalité la répudiant de fait. Cela aussi est une mauvaise action. Elle a
droit à un mari, c’était dans le contrat. Elle a droit à enfanter, c’est sa
dignité. Au moins ça.
Or Juda est tombé sur
une combattante. Il se croyait le maître, elle va lui faire voir qui, de lui et
d’elle, agit avec justesse, est digne de louange. Elle le piège. Elle lui
donnera un fils, et même deux. Il l’aura, sa lignée, il suffit qu’il couche
avec elle, ce qu’il fait sans le savoir, en allant aux putes comme un vulgaire
sagouin.
C’est une histoire à
faire rire tout le pays de Canaan : le fier patriarche faisant le
beau-père outragé, jurant son grand Dieu de faire mourir la fille perdue, la
femme souillée, alors que c’est lui qui l’a engrossée, elle sa bru, celle qu’il
avait lésée !
Mais il le reconnaît.
« Tu es plus juste que moi », lui dit-il. Ainsi naîtra Pérèç, au bénéfice de cette justesse, comme par une
bienheureuse brèche ménagée dans le mur des conventions sociales les plus
strictes. Pérèç signifie brèche, en effet.
Il fallait bien cela
pour que soit perçue la constance du dieu de ce Juda fils d’Israël. Un dieu qui
suit son plan quoi qu’il arrive. Lui aussi veut un fils.
–oOo–
Chapitre
15
Selon les Évangiles,
Élisabeth était la mère de Jean-Baptiste, un prophète judéen
à l’existence ascétique. Il
appelait son peuple à un changement de sens dont
le baptême dans le Jourdain
était le signe. Il se serait effacé devant Jésus.
On peut se reporter au chapitre premier de l’Évangile selon
Luc.
Élisabeth
ou le passage
de tÉmoin
Elle est là dès le
début, toute première. À peine l’évangéliste commence-t-il sa narration que la
voilà. À peine a-t-il évoqué son mari – c’est lui que ce premier récit concerne
– qu’il devient urgent de parler d’elle, qui va, la première, voir et dire ce
qui se passe. On précisera donc qu’elle est fille de prêtre, descendante
d’Aaron, le frère de Moïse… C’est bien cela : fille d’Aaron, le
porte-parole…
… de son mari. Et le
mari, on insiste : membre d’une haute classe de ces prêtres chargés
d’assurer le culte sacrificiel, jour après jour, dans le temple du Dieu
très-saint. Autorisé à officier seul, à l’abri des regards, dans le lieu saint.
Honneur fort rare.
Toute une machinerie sacro-sainte,
à la vétilleuse précision, tournée vers le besoin quotidien que le dieu
exprimerait de voir sacrifier de nombreuses bêtes, toutes sans tache. Sang,
bêlements, beuglements, chairs déchirées et grillées, viscères, imaginez
l’odeur.
Malgré cet affairement,
le dieu semble absent, oublieux. Son peuple, humilié, est privé d’avenir et
cette épouse est stérile. Comment comprendre cela ?
Et ce jour-là, le
peuple attend dehors. Ignorant qu’à l’intérieur, les temps futurs font
irruption.
Mon-seigneur-se-souvient (zakhar
yâ, Zacharie) faisait pourtant son boulot comme
d’habitude. Arrive ce qui n’arrivait plus depuis des siècles : un envoyé
du dieu… Annonce de la naissance d’un prophète pour le peuple, d’un fils pour
le prêtre. On comprend qu’il panique, le fonctionnaire ! Qu’il doute… La
Présence de son dieu en ce lieu, Mon-seigneur-se-souvient l’avait
oubliée… C’est une faute.
Heureuse faute, en
tout cas, qui, punie, va permettre le silence sur ces mystères. Le moment n’est
pas venu de leur dévoilement. Mutisme obligé du prêtre.
Mon-dieu-accorde-un-repos (éli
chabbéth, Élisabeth) vaquait sans doute à ses
tâches de maîtresse de maison. Stérile, inutile. Et son ventre frémit.
Va-t-elle crier de joie ? Non, elle le comprend, il lui faut se taire.
L’histoire n’avance vraiment que dans le secret. On croit que rien ne bouge, et
voilà, un jour le vrai se révèle.
Un nouveau
temps se prépare
Mais il est temps de
rappeler que Lui-le-Très-haut (Marie*) et Mon-Dieu-accorde-un-repos sont
cousines. Leurs histoires aussi, qui s’entremêlent quoique inversées. Histoires
miraculeuses. Jeune vierge et femme ménopausée, néanmoins futures mères. La
plus vieille porte le dernier des anciens prophètes, la plus jeune le premier
des humains à venir.
Un nouveau temps se
prépare, il est là, bien caché, méfiez-vous, vous ne vous doutez de rien et
tout-à-coup le monde a changé. Mon-seigneur-se-souvient n’est plus qu’un
souvenir à ranimer, on est dans la promesse. Le temps stérile de Mon-dieu-accorde-un-repos
se change en sabbat, qui est le temps de Dieu. Lui-le-Très-haut couve un
bébé. Heureux les pauvres qui l’accueilleront !
C’est ainsi qu’un
homme de Dieu a pour mission de naître. Tel son antique prédécesseur, Dieu-est-entendu
(chmou él, Samuel),
il lui a fallu pour survenir un signe d’en-haut qui passe par les femmes, car
dans les Écritures, à femme stérile, fils prophète.
Mon-Seigneur-a-fait-grâce (yô
hanan, Jean) est donc né. Quelques mois avant son
cousin Il-a-sauvé (yéchou, Jésus). Le
temps de le reconnaître et de l’annoncer. Cinq mois, temps hiatus,
passage : quand les cinq Livres de Moïse, les "Cinq Cinquièmes"
de la Thora, changent d’amplitude. Retournement, non revirement. Comme naît un
enfant.
Et sa mère a tout
compris. Mon-dieu-accorde-un-repos a su ce que cachait le silence
contraint de son mari : la fin de son office. Elle a dit alors de son
fils : « Il sera appelé Jean » car le Seigneur a fait grâce,
et surviennent les temps nouveaux.
À fils prophète, mère
prophétesse à demie. Ainsi sont souvent les femmes, dans ces histoires. Elles
sont à côté, bonne position pour voir.
* Le sens du nom de Marie, Mariam,
est inconnu. Tel quel, il signifierait Mer amère, ce qui est peu
compréhensible, mais il pourrait provenir du nom de Miriam, la prophétesse sœur
d’Aaron (Exode 15,20), et d’une expression très ancienne signifiant Qui est
le Très-haut ? (sous-entendu, Dieu).
–oOo–
Chapitre
16
Le livre des Juges a pour
enjeu de retracer les aventures de quelques héros
libérateurs supposés vivre à l’époque
où les tribus israélites se sont installées
dans le pays de Canaan sans
avoir encore voulu se doter d’un État.
Pour suivre la geste de Débora,
on peut donc se reporter à ce livre
des Juges, aux chapitres 4 et 5.
dÉbora
ou la guerre des dieux
Femme prophète, Débora, l’Abeille. Celle qui vous procure le miel de sa
parole, et celle qui vous pique si vous vous attaquez à elle. Et si l’on vous
apprend qu’elle est l’épouse d’un nommé Fulgurances (Lappidoth),
cela vient de l’humour des écrivains bibliques, d’autant que le chef militaire
hésitant qui l’accompagne s’appelle Éclair (Baraq).
J’ai écrit « la
femme de Dieu », et pourquoi pas ? On dit bien « un homme de
Dieu » lorsqu’on parle de quelqu’un qui s’est mis au service de la divinité,
et l’on ne pense pas alors, immédiatement, au mariage pour tous…
Débora était pleinement femme de Dieu. C’est en tant que
telle qu’elle « jugeait » les tribus. Celles du Nord, car son
histoire se situe dans le Nord de Canaan, cet espace un peu confus,
politiquement, entre les XIIe et Xe siècles avant notre ère. À cette époque,
les tribus israélites se sont peu à peu installées au milieu des petites cités
cananéennes. Celles-ci sont plus ou moins dépendantes des grandes puissances de
l’époque, empires égyptien ou hittite, ou de royaumes voisins plus modestes.
Entre Hébreux et Cananéens, c’est parfois la guerre, parfois une sorte de
cohabitation ou d’entente armées.
Les tribus des
Hébreux étaient indépendantes les unes des autres, elles ne composaient pas un
État. Pas d’armée, pas de palais, pas de roi. Seul, « un pacte de
frères » les unissait, dû à une même dépendance à l’égard du Dieu qui
avait autrefois, disait-on, libéré les leurs de la servitude en Égypte et leur
avait dispensé sa Loi. Elles vivaient libres sur la terre du bon dieu.
Lorsqu’une difficulté apparaissait, les gens s’en remettaient à une personne
reconnue comme parlant ou agissant au nom du Seigneur Dieu. On appelle
« juges » ces chefs charismatiques.
On est dans
l’épopée
Tel est le contexte
dans lequel Débora doit réagir à l’agression du roi
de Hatsor, l’une de ces villes cananéennes qui
n’acceptent pas la présence des Hébreux, ces gens sans attaches. Selon la
coutume, le roi dispose d’une armée de métier – lourds chars de guerre et
fantassins cuirassés. Elle est commandée par un général hittite, Sisera.
Il ne faut pas se
fier aux chiffres que l’on trouve dans ce récit, ils sont grossis, qu’il
s’agisse des chars ou des combattants. On est dans l’épopée, il s’agit de
donner de l’éclat à un enjeu, cette histoire est emblématique : lorsque la
femme-prophète convoque son chef de guerre, ce n’est pas pour elle qu’il va
combattre, c’est pour le Seigneur Dieu.
Ce dieu est hors
norme, il refuse que des humains imposent leur loi aux humains, que des rois se
fassent dieux, qu’ils disposent de la terre, qui n’appartient qu’à lui, et des
gens, qui n’ont d’autre loi à suivre que celle de ce dieu… libérateur.
Non, Baraq ne va pas combattre seul, il faut avec lui la
femme-de-Dieu, c’est une guerre entre les dieux qui commence. Les dieux des
rois-despotes contre le dieu des libres tribus. Et ce dieu choisit toujours le
plus faible pour vaincre le plus fort. De deux frères il choisira le cadet.
Qu’un enfant affronte un géant, c’est à l’enfant qu’il donne la victoire. Face
à la fulgurance et à l’éclair revendiqués par les bonshommes, il préférera la
femme au nom de miel… et rendra meurtrier le dard de sa parole. Devant les
chars, il soutient le peuple assemblé.
Le roi Yavîn (il-comprend) va-t-il comprendre où se trouve
le vrai pouvoir ? Il y sera contraint : ses mercenaires ne font pas
le poids face aux hommes des tribus qui se regroupent. Son fameux général
hittite va fuir comme un lapin et mourra comme un pleutre. Ses hommes de guerre
périront à la guerre.
Et Débora va se mettre à chanter. Elle devient poète, aède.
Ainsi font les prophètes, inspirés par la gloire du Seigneur Dieu, lui le
champion de ceux qui, alors, transgressent (les ‘ivrîm :
les Hébreux) la loi de fer des puissants.
–oOo–
Chapitre 17
À quoi sert la sainteté pour
un peuple dominé par l’empire de la corruption ?
Ceci jusqu’à l’os. Courbé
devant ses maîtres, par force, par ruse ou par profond désir
de collaboration. N’est-ce pas
cela qu’illustre l’image d’une femme courbée ?
On pourra se reporter à
l’Évangile selon Luc, au chapitre 13 et aux versets 10 à 17.
LA FEMME COURBÉE
ou la faiblesse du peuple
Une femme. Juste une
femme. Jeune, vieille, mariée, veuve, mère ou grand-mère, avec ou sans enfants,
riche ou pauvre, sage ou légère, qu’importe ? Pas même celle que les
prophètes appellent la vierge d’Israël, image de la vocation de son peuple à la
sainteté. Non. Juste une femme de ce peuple, une fille d’Abraham, tout comme un
Zachée ou un Lazare, le riche ou le pauvre, sont fils d’Abraham. Une femme du
peuple, que valent toutes les femmes de ce peuple et qui les vaut toutes.
Jésus entre dans la
synagogue, la maison commune, et déjà, au sein du peuple, cette femme courbée.
Il la voit. Il la
voit en vérité : une force, en elle, l’oblige à s’incliner, à s’abaisser.
Elle le fait par
faiblesse, depuis le temps d’une longue oppression, dix-huit années, telle
celles que le peuple d’Israël a connues par deux fois au temps lointain des Juges,
quand les enfants d’Israël s’étaient pervertis en servant, soumis, les dieux
des païens. Dix-huit ans d’abaissement. De servitude.
Et elle n’est pas
seulement courbée, la langue du récit en dit plus, elle est obligée de le
faire. Elle a été obligée de s’incliner, de s’abaisser. Elle est assujettie.
Jésus le verra et le dira.
L’esprit, le souffle
qui la force ainsi, serait donc une puissance devant laquelle elle ne peut
répondre que pas une asthénie. C’est le mot grec qu’emploie Luc, le médecin.
Quand l’esprit et le corps vont ensemble.
Cette puissance,
supérieure, la domine. L’esprit de ce maître l’emporte sur le sien, sur son
esprit de fille d’Abraham. Plus : c’est en elle, que l’esprit de ce maître
courbe, déforme, incline devant lui l’esprit des enfants d’Abraham.
Voudrait-elle se
dresser là-contre, elle ne le peut pas. Elle n’en a pas la force, la puissance
lui manque. Elle accepte, bien obligée. Soumise.
Ce peuple est lui-même courbé
La voyant alors, qui plus
est dans la synagogue, tout Israélite de ce temps et de ce lieu, tout juif
honnête qui se retournerait sur lui-même et sur la condition qui lui est faite
en ce temps-là, ne peut que se reconnaître en elle. Seul l’en empêche le déni
prôné par ceux qui gagnent un petit pouvoir grâce à cette domination qu’ils
font mine de détester.
Car ce peuple est
lui-même courbé sous le joug. Tout comme nos peuples d’aujourd’hui sont soumis.
Il a dû s’incliner devant une puissance dont il ne reconnaît pas la légitimité
mais qui ne lui laisse pas le choix. Et il ne s’agit pas seulement d’une
quelconque occupation étrangère, mais d’un esprit totalitaire, qui conjugue à
la fois le pouvoir, la finance, la culture, et finalement le spirituel puisque
tout ici est spirituel.
Car si le peuple de
Dieu est soumis, c’est aussi que toute la sainteté qui provient du saint temple
qui se tient au sein de la ville sainte, est soumise, se soumet, courbée,
assujettie à la puissance de ce monde dont la figure est celle du Séparateur.
Quand Dieu et son Temple se séparent…
Alors que l’on ne
parle plus de ce sabbat dont il faudrait préférer le respect à la vie d’une
femme, à la vie de tout un peuple ! Si le monde et ses dieux ont pénétré
et envahi de force la terre et l’âme de ce peuple affaibli, le sabbat lui-même
a perdu son sens.
Aussi, puisque la
femme n’est plus cette dame forte et avisée dont parlaient les sages en Israël,
ce pilier de son peuple, installé en paix sur la terre reçue, Jésus lui rend,
et la force de vie, et le sabbat véritable, et la sainteté, cette libération.
On rêve alors de ce
que pourra devenir, en sa vie, une femme libérée de sa peur et de sa honte. Lui
serait-il dangereux de vivre droite.
Où l’on voit que Luc,
l’évangéliste, fait ici de la théologie. La théologie du peuple.
–oOo–
Chapitre 18
Les Hébreux se tenaient au
bord du Jourdain, pressés de le traverser
pour envahir Canaan sous la
conduit de Josué, successeur de Moïse.
De l’autre côté se tenait un
verrou, Jéricho, la ville aux puissantes murailles.
Et dans la ville, une
prostituée.
On pourra se reporter au
livre de Josué, aux chapitres 1 à 6.
le fil rouge
ou rahab la
prostituÉe
Voyez
comme les Écritures sont moins bégueules que les Églises ! L’histoire de Tamar
l’avait déjà montré. Là, c’est l’histoire d'une prostituée, une vraie. Son nom
vient d’ailleurs d’un verbe qui signifie mettre à l'aise, et évoque
aussi une place publique... Rahab – en hébreu, Rahav – la bien nommée.
Une
prostituée, donc, et qui se comportera jusqu’au bout comme telle, privilégiant
ses intérêts à toute autre cause.
On
peut imaginer alors que sa demeure est une de ces grandes maisonnées où loge
toute une famille accompagnée de ses serviteurs, avec toutes les aises connues
de l’époque. Et que l'on se la coule douce lorsque on vient demander les
douceurs et les faveurs de la célèbre courtisane ou de ses servantes. On
apprendra que le roi lui-même la connaît…
Alors
quand les deux Hébreux, envoyés en avance par le grand chef Josué pour espionner
le pays que le Seigneur-Dieu a promis à son peuple, entrent dans la ville aux
célèbres murailles, se croyant naïvement indétectables, bien sûr qu’ils vont
s'installer benoîtement dans le lieu le plus accueillant. Accueillant par
nature.
Or
tout le monde, alors, a reconnu en eux des Hébreux. De ces gens incontrôlables
qui se donnent pour mission de s’emparer, entre autres, de la ville. Des
ennemis.
Rahav aussi l’a compris. Et loin de les dénoncer, elle les
installe pour la nuit. Plus tard, elle dira ce qu’elle a pensé de la situation.
Ce qui l’a décidée. C’est tout simple : elle a compris que l’arrivée de
ces deux visiteurs annonçait la venue toute proche et la victoire assurée de
leur peuple.
Et
elle sait ce que cela signifie pour le sien. Car les arrivants et leur chef ne
font pas mystère de leur volonté de s’installer là, à la place des habitants
actuels. Et cela veut dire massacre.
Parole donnée et tenue
Certes,
la ville est puissante, elle est, dans tous les sens, une ville forte, pas
seulement protégée par ses murailles. Elle commande l’une des entrées possibles
qui s’ouvrent sur le pays de Canaan, et cela lui a donné au long des siècles la
possibilité de commercer et de s’enrichir avec tous ceux qui passent, venant de
l’Orient.
Elle
a donc, raisonnablement, les moyens d’écraser cette masse de va-nu-pieds qui
arrive de nulle part, ces fanatiques agglutinés autour de chefs soi-disant élus
par un dieu inconnu. Un dieu sans terre ni royaume.
Raisonnablement,
mais… Mais plus raisonnablement encore, pense Rahav,
on a tout lieu d’imaginer en revanche ce que cela peut donner que la violente
intrusion de ces gens-là dans la ville. Pillage, viols, incendie, destruction.
Carnage.
Alors
qui est le plus fort ? C’est une question qui met les dieux en lice. Le
dieu étrange des Hébreux ou les dieux habituels du monde sémitique de l’époque,
dont le dieu Lune que Jéricho vénère plus particulièrement. Or ceux-ci n’ont
pas eu même assez de force pour se défendre des dieux de l’Égypte… que le
dieu-seigneur de Moïse a ridiculisés.
Le
calcul de Rahav est vite fait, elle n’est pas
sentimentale : choisir les dieux du lieu et mourir, ou choisir d’aider les
fidèles de ce dieu hors norme et se donner ainsi une chance de sauver sa vie,
celle des siens, et son commerce.
Rahav n’est pas non plus une héroïne. Ni une croyante
fidèle. Elle sauve son bien, corps et âmes, sans toutefois s’engager avec
quiconque. Elle prend cependant un risque : une seule parole de ses hôtes
lui suffira pour qu'elle cache, conseille, protège et sauve les deux Hébreux.
Or
elle a fait le bon choix, car de tout Jéricho, elle seule et les siens vont
sortir vivants et libres de la fournaise.
Cela
n’a tenu qu’à ce cordon de fil cramoisi pendu à sa fenêtre, à l’extérieur du
mur. Un fil de vie qui s’apparente à ces linteaux rouges de sang, signaux pour
le Porteur de la mort au moment de l’Exode hors d’Égypte : ne pas tuer
ceux-là !* Le fil de la parole donnée et tenue.
* Voir au livre de l’Exode, au
chapitre 12, versets 21 à 29.
–oOo–
Chapitre 19
Les trois premiers Évangiles
rapportent que Jésus,
résidant pour quelques temps à Capernaüm chez Simon-Pierre,
a guéri la belle-mère de ce
dernier. Mais qui était cette personne ?
On n’en saura guère plus en se reportant à l’Évangile selon
Marc,
au premier chapitre et aux versets 29 à 31…
cette vieille
inutile
LA BELLE-MÈRE DE PIERRE
À quoi servent les
vieilles, dans la Palestine de l’époque ? Elles servent, justement.
Du moins celles qui vivent au sein d’une maisonnée. Ni assez riches pour avoir des
servantes, ni assez pauvres pour n’avoir aucun abri.
Mais est-elle
vieille, la belle-mère de Pierre ? Disons que oui, quoique après tout on
n’en sache rien. On sait seulement que Pierre, son beau-fils, est un homme fait
puisqu’il est marié et qu’il habite dans sa propre maison, non dans celle de
son père.
On voit qu’il faut
tout imaginer ! De cette femme on ne nous dit que ceci : une forte
fièvre l’a contrainte à rester couchée. On aimerait en savoir plus. Les
évangiles apocryphes sont nés ainsi, bouchant les trous laissés par les textes
canoniques, fort peu prolixes. L’enfance de Jésus, tenez, on n’en sait presque
rien : on inventera.
J’inventerai moi
aussi. Cette femme, on ne connaît même pas son nom ! Je lui en invente un,
elle s’appellera Naomi, dans la Bible c’est un nom de belle-mère.
Allons plus
loin : Naomi est veuve, sinon elle habiterait chez son mari. On peut
penser que si elle a été recueillie par le mari de sa fille, c’est parce
qu’elle n’a pas eu, ou n’a plus, de fils appelés à se charger d’elle. Habiter
chez sa fille signifie avoir connu la honte, selon le point de vue qui règne
alors sur ces situations-là.
Je l’imagine donc
reconnaissante de pouvoir servir les gens de la maisonnée comme le font les
femmes chanceuses, matrones pourvues d’une grande famille. Mais j’aurais pu la
concevoir aigrie et envieuse…
À même de remplir son office
La voilà dans la
maison de Simon. Quelle sorte de maison ? Le modeste cabanon de pierre du
petit artisan pêcheur ? En bord de lac, une pièce à tout faire et une
chambre à l’étage. La cuisine et le cellier en appentis. Elle, la belle-mère,
dort en bas. Ou dans le cellier. Dès l’aube, elle est sur le quai à raccommoder
les filets, trier et vider le poisson, puis le vendre.
À l’opposé, ce serait
la propriété d’une dynastie de petits industriels de la pêche. Plusieurs
maisons autour d’une cour. Celle de Yona, le patriarche ; celle d’André,
le frère cadet ; celle de Simon. Chacune avec ce qu’il faut pour abriter
parents, enfants, domestiques, voire esclaves. Et puis les hangars à bateaux et
les ateliers… Le rôle de Naomi est alors de s’occuper du foyer pendant que sa
fille vaque à ses obligations d’épouse de patron.
S’entend-elle avec
son beau-fils ? On sait que c’est un bon gars. Un peu vif parfois mais
sans méchanceté. On le dit un peu fruste mais on se trompe si l’on en croit
Jean l’évangéliste. On sait alors qu’il porte un vif intérêt aux questions
spirituelles. Ou plutôt politico-spirituelles, les domaines que nous séparons
ne font qu’un dans son monde. L’attente du messie, c’est l’espérance de voir
régénéré le monde pourri dans lequel on survit, l’Empire régnant.
D’ailleurs il héberge
un homme de Dieu. Une sorte de rabbi marginal qui l’entraîne parfois dans de
curieuses randonnées. Qui attire les foules et leur délivre un enseignement
plein d’autorité. Parfois, dit-on, il guérit des gens. Sans se soucier de qui
ils sont, est-ce bien raisonnable ? Séducteur, agitateur ou véritable
maître spirituel ? Je suis sûr qu’elle s’interroge, Naomi. Où cela va-t-il
mener la famille ? Sa fille et ses petits-enfants ? Elle-même ?
En attendant elle le
sert, lui aussi, quand il est là. Il a beau être un rabbi, il se tient bien à
table. Rien à redire. Sauf qu’il attire la foule autour de la maison, est-ce
qu’ils n’ont rien d’autre à faire, ces gens-là ? Tous les paumés de la
terre, on dirait. Rien de bon n’en sortira, elle en est sûre.
Et la voilà malade.
Vieille et inutile. L’homme de Dieu s’approche, la prend par la main. La voilà
debout, à même de remplir son office. Digne à nouveau.
Laconique, on ne dit
rien de plus : l’évangile met debout.
–oOo–
Chapitre 20
Le livre des Proverbes, dans
la Bible hébraïque, contient nombre
de préceptes, dits, dictons,
mais aussi apologues, portraits ou poèmes,
le tout issu de l’antique
sagesse du peuple d’Israël.
On y trouve retracée la
figure d’une femme que l’on dit forte.
Au chapitre 31, lire les
versets 10 à 35.
GuevÉreth
Ou la femme forte des
Écritures
Dans le poème
biblique, cette femme-là n’a pas de nom, elle n’est pas une vraie personne,
elle est un modèle, elle est théorique. Mais elle est aussi l’héroïne d’une
écriture qu’ailleurs on appellerait épique, et qui obéit à un genre recherché
de la poésie hébraïque.
Ce genre
littéraire-là, on le met en œuvre pour la déploration de malheurs innommables
comme pour célébrer les dons venant d’un Seigneur-Dieu bienaimé.
Je vais l’appeler Guevéreth, cette femme, elle deviendra pour un temps l’héroïne
d’un petit roman. C’est un nom que l’on pourrait traduire par femme forte, mais
c’est surtout un nom de Dame. Car cette femme est puissante. Elle n’est pas
seulement une maîtresse femme, mais une patronne.
Elle dirige une large
maisonnée au nom de son mari. Il lui délègue tout ce qui concerne les choses de
la maison. C’est normal, on est dans une société pour laquelle existe une
séparation des tâches : la conduite des affaires extérieures, celles de la
politique, de la justice, de l’économie ou de la guerre pour l’époux, celles de
l’intérieur du foyer pour l’épouse.
Mais elle ne s’en
tient pas au rôle de cette aide que le livre de la Genèse offre à Adam. La
maîtrise de cette femme englobe et dépasse ce statut ordinaire d’épouse. Sa
maison, en effet, a toute la surface d’une entreprise, elle qui fournit les
commerçants locaux de ses propres produits, elle dont les activités
commerciales s’étendent au loin, jusqu’au delà des mers.
Elle ressemble aux Mamas Bentz africaines
d’aujourd’hui, qui fournissent tout le continent de boubous dont le tissu est
importé d’Europe et les modèles créés et réalisés sur place dans leurs ateliers
ou par leurs sous-traitants. Des femmes fortes.
La femme forte, ou l’Israël dont on
rêve ?
L’idée toute de
sujétion que l’on se fait d’une femme de l’époque biblique est loin de suffire.
Guevéreth ne
s’est pas contentée d’ajouter des fils à la lignée de son mari, de lui cuire
son fricot, de le nourrir des fruits de son potager, d’assumer toutes ces
choses du ménage.
Et son mari est
heureux de se prévaloir d’avoir épousé la poule aux d’œufs d’or… Adossé à une
telle réussite, il peut étendre lui-même son autorité dans la cité.
Ce n’est pas d’abord
pour l’enrichir, ce notable installé, j’en suis sûr, qu’elle passe ses nuits
comme ses jours à travailler, la Patronne, c’est parce qu’elle a du boulot. Que
ce n’est pas en dormant que l’on fait réussir une entreprise. Qu’il y a la
production à assurer, les livraisons à respecter, la comptabilité à tenir, les
employés à rétribuer, les clients à cajoler, les opportunités à saisir…
Produire, acheter, vendre. Prévoir. Si l’on n’avance pas on recule.
En échange de s’être
démenée ainsi, elle gagne le respect et l’admiration des siens, qui la disent
bienheureuse, elle qui entra naguère dans leur maisonnée comme l’étrangère à
leur clan, la fille d’un autre. Tout comme le seront ses filles, dont il n’y a
pas lieu de parler ici puisqu’elles partiront servir un homme d’ailleurs.
Alors après tout
cela, bien sûr qu’elle consolidera sa renommée en portant secours aux
malheureux. N’est-ce pas la vocation des riches ? Ils chanteront eux aussi
en son honneur à la Porte de la ville.
Bon. Mais pourquoi se
trouve-t-elle dans ce livre consacré à l’antique sagesse de son peuple ?
N’est-elle pas bien peu représentative du sort commun ? Ou bien s’agit-il
de mettre en valeur la figure d’une dame opposée à celle de ces opulentes
profiteuses de la misère des pauvres auxquelles un Amos promet la
perdition ?
Ou bien est-elle
l’image, comme certains ont cru le discerner, d’un Israël enfin accompli,
maître de son destin au sein des Nations, assez plaisant et respecté pour leur
indiquer où se tient la voie du bonheur : se tenir vaillamment et
utilement devant le Seigneur et Maître véritable ? Car alors elle est
debout, la femme Israël, elle que l’on croyait tombée !
–oOo–
Chapitre 21
La fin de Jean le Baptiste
est restée célèbre à cause de cette tête sanglante
offerte au roi sur un plat. Un coup
d’éclat d’Hérodiade, ou Hérodias, la reine.
Mais que lui avait-il fait ? On peut lire
d’abord l’histoire dans l’évangile selon Luc
(chapitre
3, versets 1 à 19), puis dans ceux de Marc (chapitre 6, versets 14 à 29)
ou de Matthieu (chapitre 14,
versets 1 à 12).
hÉrodiade
Ou les atrides en palestine
C’est la méchante de
la série. La sanguinaire qui ne craint pas de voir la tête sanglante de son
ennemi offerte sur un plat lors d’un banquet. Il faut croire que cela se
faisait... Car elle est aussi la fidèle représentante de son milieu, les
"grands" de la Palestine romaine.
C’est une histoire de
famille. De celles que l’on appellerait aujourd’hui fins de race. Hérodiade descend du roi Hérode le Grand.
Celui de la visite des mages et du massacre des Innocents. C’était son
grand-père. On voit le genre. Ces gens sont juifs de fraîche date, cet Hérode
était d’origine iduméenne, ou édomite, peuple conquis
et converti de force par les rois hasmonéens.
En Palestine, en
effet, les empereurs grecs avaient été chassés par les Macchabées, de terribles
zélateurs juifs qui avaient restauré la royauté à Jérusalem en 142 AC et fondé
la dynastie hasmonéenne. Beaucoup de sang répandu. Puis les Hasmonéens avaient
un peu élargi leur royaume, d’où les Iduméens judaïsés.
Mais en 63 AC, les
Romains étaient arrivés, et le gars Hérode était devenu leur homme lige. Ils
l’avaient nommé roi de Judée (je résume). C’était un fidèle serviteur de
l’empereur et un ami de la reine d’Égypte, bien connue à cause de son nez. Tous
ces gens régnaient sur des peuples défigurés, eux. Démoralisés jusqu’à l’âme.
Hérode n’est pas un
rigolo, il fait assassiner à peu près toute sa famille. Presque tous les
ascendants ou proches d’Hérodiade y passent. Elle est épargnée et se voit
épouser, pense-t-on, son tonton Hérode (surnommé Philippe), qui règne sur une
région de la Palestine romaine, la Tétrarchie de Philippe. Ils ont une fille,
Salomé, dont on ne sait presque rien. Mais comme cet Hérode-là meurt jeune,
Hérodiade se marie avec son autre tonton, Hérode (surnommé Antipas).
On est dans un péplum hollywoodien
Elle doit alors avoir
la quarantaine et s’il l’épouse, c’est sans doute pour son origine royale car
elle renforce sa situation. Mais ce mariage ne passe pas parce que, pour
l’épouser, il divorce de la fille du roi nabatéen de Pétra, ce qui entraîne une
guerre, qu’il perd. D’où sa mauvaise réputation chez les Israélites…
Pour le Baptiste,
c’en est trop, il y a là une accumulation d’outrages à la Loi de Moïse qui est
censée conduire le comportement du peuple juif… Or il est prêtre, on l’oublie
souvent, et très populaire dans les milieux autorisés de Jérusalem. Tellement,
qu’il a l’oreille du Tétrarque lui-même.
On se demande bien
pourquoi, d’ailleurs, car le mode de vie de ce type semble plutôt l’opposé de
celui du famélique homme de Dieu ! Sans doute a-t-il ses moments de
stériles retours sur lui-même ?
Danger pour
Hérodiade ! Son mariage pourrait être considéré comme nul et son avenir
compromis. Or on comprend bien que, pour des gens comme elle, l’exécution d’un
saint homme un peu trop zélé ne fera pas difficulté. Et, comme on l’apprend par
les évangiles de Marc et de Matthieu, elle trouve l’occasion de le faire
exécuter, le prophète !
Certes, pour cela,
elle va jusqu’à risquer de prostituer sa fille au royal tonton. Une fille qui,
outre qu’elle danse bien et doit être belle à croquer, est dévouée à maman. Ou
a trop peur d’elle ? C’est qu’on tue facilement les siens, dans la
famille…
Comme on voit, on est
dans un péplum hollywoodien, on imagine Liz Taylor dans le rôle. Palais de
marbre, orgies, esclaves toute tâche à disposition, coups tordus et arsenic
dans le vin de Thrace.
Et tout autour,
innombrables paysans sans terre dépouillés et corvéables, percepteurs
corrompus, notables hypocrites, maquisards égorgeurs, légionnaires romains… et
petit peuple industrieux chercheur de Dieu.
Elle a fini en Gaule,
Hérodiade. Dans le Sud aquitain, quelques années plus tard, son mari banni par
l’empereur. Et l’on ne sait quand ni comment elle est morte.
–oOo–
Chapitre 22
L’histoire de Bethsabée
permet de se rendre compte de la difficulté qu’a représenté
l’instauration de la royauté dans un Israël attaché à l’autonomie de ses
tribus.
Elles devaient leur liberté à
leur refus de l’idéologie royale qui dominait partout.
On peut lire à ce sujet le
Deuxième livre de Samuel,
et au moins les chapitres 11
et 12.
bethsabÉe
elle qui n’a rien demandÉ
David est l’un des
très rares souverains de l’Antiquité dont on connaisse des récits de la vie
privée. Cela ne se faisait pas, on s’en tenait à la personne sacrée du roi.
Mais la royauté de David ne devait le sacraliser en rien.
Sa relation avec
Bethsabée – en hébreu Bath-Chèvaâ – n’est en rien son histoire à elle, parfois
appelée rapidement "la femme", mais de David le roi, d’Urie le général, et de Nathan le prophète. Et du
Seigneur-Dieu.
Au fond, ce récit
n’est que le début de l’histoire difficile de l’accession du futur Salomon au
trône… et l’on retrouvera plus tard Bethsabée très impliquée, et cette fois-ci
sujette de l’histoire, au moment de l’intronisation très disputée de son fils
Salomon.
Où l’on voit que mon
intérêt pour la jeune femme est totalement anachronique ! Pour le moment,
Bethsabée, elle, n’est là que comme objet d’un désir royal auquel il va de soi
que l’on se plie quoi qu’il en soit de sa propre situation.
Elle y perdra un mari
et un enfant et l’on ne saura rien de sa douleur. Ni de son désir, ni de sa
peur, ni de sa fin. D’elle on ne sait qu’une chose : elle était très
belle. C’est à partir de là que l’on a parfois fait d’elle une gourgandine.
Histoire connue…
Elle deviendra
pourtant la mère du roi Salomon, ce qui n’est pas rien, et plus tard, l’une des
ancêtres du Christ.
Les noms de cinq
femmes, Marie comprise, paraissent au tout début de l’évangile selon Matthieu.
Son nom est l’un des cinq. Cinq femmes qui, de façon fort diverse, ont été en
délicatesse avec l’enfantement ou la sexualité. Manière de dire que seule
l’intervention de Dieu a permis la naissance incongrue de leur enfant, et que
celui de Marie n’échappe pas à la règle.
L’objet d’un désir royal
Mais elle,
Bethsabée ? Une inconnue. Même son nom pourrait n’être en fait qu’un
surnom au sens d’ailleurs incertain : Celle
de Chèvaâ (une ville du territoire de Benjamin),
ou Fille d’un nommé Chèvaâ,
ou plutôt Fille d’un serment ou d’un
contrat.
Nous voilà bien
renseignés… sauf s’il s’agit de souligner qu’elle était mariée ! Mais
pourquoi à un militaire hittite ? Un étranger, de ceux dont David aimait
s’entourer, attirant à lui depuis les pays voisins, pour organiser l’État qu’il
a inventé après la prise de Jérusalem, les meilleurs experts en leur domaine.
Et celui-là, Urie, était vraiment quelqu’un de bien.
Mariée, avait-elle
déjà eu des enfants ? On ne sait pas, mais dans le cas contraire elle
devait être très jeune. Les filles, on les mariait à treize ans.
Donc, un beau soir de
printemps, presque à la nuit, la voici, la jeune femme, qui se baigne. Mais
où ? Depuis la terrasse du palais, à la brune, David peut-il la distinguer
se baignant à la source du Guihôn, à quelques
centaines de mètres ? Et sans lunettes…
Il est plus probable
qu’elle se soit installée dans son patio, tout bonnement. Son mari, un officier
proche du roi, devait être logé près du palais, juste au pied de la muraille…
Elle se baigne pour
se purifier innocemment de ses règles, on saura tout sur ce point car cela
signifie que David est bien le père du petit.
Il est inquiet, le
roi, il pense à la guerre qu’il a déclenchée, il attend des nouvelles, il dort
mal. Voilà donc de quoi le détendre…
J’invente, mais ce
genre d’histoire, celle du tyran qui fait enlever une pure jeune femme est un
classique dans l’Antiquité asiatique. La recycler ici a pour but de montrer
comment David se met à ressembler, hélas comme prévu, à ces potentats toujours
portés à user de leur position pour satisfaire leurs passions. Les Hébreux de
l’époque, il faut s’en souvenir, n’ont pas encore digéré le principe de la royauté.
Voilà à quoi elle
sert, Bethsabée, et son mari avec elle : à permettre au lecteur de
comprendre à quel point il faut se méfier des puissants, se nommeraient-ils
David, quand on est un fidèle du Seigneur-Dieu.
–oOo–
Chapitre 23
marthe et
marie
ou la justesse du geste
Les évangiles selon Luc et
selon Jean présentent la double figure
de ces sœurs amies de Jésus.
Il aimait passer du temps chez elles.
Elles avaient aussi un
frère, Lazare, au destin très particulier !
On peut les rencontrer chez
Luc, au chapitre 10 (versets 38 à 42),
et chez Jean, du chapitre 11
(verset 1) au chapitre 12 (verset 19).
Deux sœurs, Marthe et
Marie, ou plutôt Martha et Mariam. Selon Luc, elles vivent probablement en
Galilée, mais pour Jean, qui parle plus longuement d’elles et de leur frère
Lazare, elles sont judéennes et vivent à Béthanie, à une demi-heure de
Jérusalem.
Avec Luc on est dans
les commencements de l’action et de l’enseignement de Jésus, mais avec Jean, ce
sont ses derniers jours, et c’est là que se noue le drame, là qu’il se révèle
au plus clair, et là qu’en conséquence il est condamné.
Mais qu’il s’agisse
de Luc ou de Jean, des deux sœurs, c’est Mariam la préférée, celle dont le
geste est le plus juste.
Il y a chez Mariam
quelque chose que Martha n’a pas. Un je ne sais quoi qui fait, par exemple, que
c’est elle, non sa sœur, que les gens viennent entourer à la mort de leur
frère. Que c’est elle qu’ils suivent lorsqu’elle rejoint le Maître.
Il y a cela. Aussi ce
geste, donc, qui lui est propre, et qui consiste à se jeter aux pieds de son
Maître. Ou encore à les couvrir de parfum, à les embrasser, à dénouer sa
chevelure pour les essuyer, à se tenir à ses pieds, en disciple consommée, car
c’est le geste du disciple.
Mariam aux pieds du
Seigneur. Sa servante, son aimante et sa disciple.
J’invente ce mot, la disciple. Car tout en elle, dans
sa gestuelle, dit qu’elle se délivre de la servitude millénaire des femmes pour
se faire femme libre.
Aussi libre qu’un homme
assis au pied du rabbi. Car tout fils d’Israël est appelé à l’étude. Fils, non
fille. Alors la femme libre est celle qui se fait disciple aussi bien qu’un
homme.
La femme libre, c’est
celle, aussi, qu’on méprisera et nommera pécheresse, celle dont les cheveux se
montrent sans honte, sans souci du désir qu’elle éveillera chez les mâles.
Aimant sans honte.
Celle dont le geste est le plus juste
On voit comme Jésus
déchaîne, en bien des sens, celles et ceux qui l’approchent. Comme sa thora
redevient la thora qui libère. Ce qu’elle était aux temps anciens, créant une
nouvelle façon de vivre en liberté face aux seigneuries qui enchaînent.
À voir Mariam se
comporter, on n’a pas besoin de comprendre le mot à mot de ce qu’il lui
enseigne. On a l’essentiel sous le nez. Il l’élève (son nom pourrait d’ailleurs
évoquer l’élévation) à la dignité de l’émancipation, ce désirable danger. Là où
se tient la porte de l’amour.
Alors Martha ?
Eh bien c’est elle qui trace à Jésus son programme. Du moins le voudrait-elle.
Elle qui est toujours la première, la rapide, la maîtresse des lieux et des
temps. Celle qui fait, qui agit, qui se meut. Que l’on tient au courant plutôt
que sa sœur.
C’est son atout, elle
bouge. Martha se tient au temps où tout bascule, où l’on cite les articles de
foi qui ont fait leurs preuves, où on les cite parce qu’on y croit vraiment.
Parce que cela ne peut pas ne pas être vérité.
Que les autres les
citent sans y croire, les citent en faisant le contraire de ce qu’ils disent,
elle n’y pense pas, elle agit. Elle court. Au-devant de celui qui les
accomplit, qui les représente et les met en œuvre.
Et qui s’entend dire,
par lui, ces mêmes paroles, les mêmes mots, selon un autre sens… qu’elle prend
en compte mais pas toujours. Car elle oscille. Elle fait confiance, elle croit,
elle a vu les actes qui font preuve, mais il lui en faudra plus pour se taire.
Je la vois comme un Nathanaël au féminin. Comme une Israélite en qui il n’y a pas de fraude et que le Maître aura
plaisir, bonheur, à mettre devant elle plus grand que ce qu’elle croyait.
Car Lazare, le frère,
sortira du tombeau devant elle, ce qui ne se peut. Et il vivra, raison pour
laquelle il leur faudra d’ailleurs l’assassiner.
Ce qui est beau chez
Martha, je trouve, c’est cette honnêteté de qui se tient au milieu du gué dans
l’idée d’atteindre l’autre rive, sans toutefois cesser d’aimer celle dont elle
vient. Combien de prosélytes n’auront pas cette loyauté-là !
–oOo–
Chapitre 24
la sulamite
ou le poÈme de l’amour en
gloire
Dans les Écritures, le livre
que l’on appelle à tort Cantique des Cantiques
est le poème de l’amour de deux
êtres qui se cherchent et se trouvent,
se perdent et se retrouvent,
et qui s’aiment. Il est attribué au roi Salomon
et on l’a dit poème de l’amour
de Dieu pour son peuple bien-aimé.
L’amoureuse y est appelée la
Sulamite.
Elle se tient, cette
femme, en ses tout premiers mots : qu’il
étanche ma soif des baisers de sa bouche…
Ce n’est pas qu’elle
est amoureuse, c’est que l’amour l’accomplit toute. Ce n’est pas qu’elle est
belle, mais que sa beauté est toute amour. Elle n’est pas une femme, mais la
femme du poème, poème-femme enlacée à un homme-poème, raison pour laquelle il
est roi. Ou Dieu, c’est tout un dans le poème. Amant.
On ne peut la sortir
du poème, on en ferait une statue, et du poème une récitation. À la rigueur une
prière convenue. Elle est une femme comme ce poème est un chant, porté au
comble du poème comme elle-même est portée au comble d’une jeune femme qui
serait belle et amoureuse.
Elle n’est pas une
image, pas une icône, elle bouge, elle court, elle court, elle part, elle
revient, elle cherche, elle cherche son amour. Elle n’est pas l’image de
l’amoureuse mais l’amour en femme qui aime, qui désire, qui halète de désir car
il est beau son homme, et fort, et tendre. Comme, à l’aube, un berger
adolescent aux boucles noires environné de son troupeau, comme un seigneur
environné de ses hommes d’arme ou de la foule de ses concubines.
Ce poème ne s’appelle
pas cantique, comme ont fait de lui les hommes pieux, mais chant, comme des
poètes aimeraient faire. Et chant des chants, car il est chant d’amour, et
c’est l’amour qui toujours fait le chant.
Alors la
jeune-femme-poème – qui aime, de sa bouche jusqu’à son ventre, de son ventre jusqu’à
sa bouche – fait le poème, enlacée à son jeune-homme-poème qui aime de même.
Ils se le chantent les yeux dans les yeux, en appelant à tout ce qui est beau
en eux comme à tout ce qui est beau tout autour d’eux.
Ce qui est beau,
c’est une ville, c’est une chambre, ce sont des rues la nuit, c’est un pays, ce
sont des montagnes, des forêts. Et le plus beau des jardins. Le plus odorant,
le plus frais, le plus fleuri. Fruits désirables au palais, et milliers de
roses parfumées.
L’amour dans sa pleine liberté
C’est une toute jeune
femme, elle use de tous ses sens, dans l’amour. Elle regarde, elle écoute, elle
sent, elle goûte, elle touche. Une femme qui a des mains, une bouche, un ventre
dans l’amour.
Mais comme toujours,
des gens l’entourent, étrangers à l’amour. Des gardes du guet qui s’étonnent de
la voir courir la nuit dans les rues, d’autres filles qui posent mille
questions, qui se moquent. Rien de pire que les flics pour les amoureuses
errantes, ou que les autres filles qui regardent ton amoureux…
Passons là-dessus car
cette fille-là est poème, donc princesse tout autant que sauvageonne remontant
du désert, aussi brune que les terres perdues, suivie de ses chevrettes, ou
encore toute jeunette amoureuse couvée par sa mère.
Et comme elle est
libérale, cette mère que l’on quitte pour l’amour et que l’on vient librement
retrouver ! C’est fort étonnant. Mais voici le secret : il n’y a pas
de père. Il y aurait un père, imaginez… Car cette fille est celle que tout père
se hâterait d’enfermer, de cacher, de voiler. Sinon il serait mort de honte,
qui le respecterait ?
Mais heureusement il
n’y a pas de père, pas de loi car le poème est celui de l’amour dans sa pleine
liberté, et seuls s’y opposent à l’amour les errements de l’amour lui-même,
riche toujours d’allers et de retours, de pertes et de retrouvailles, de pleurs
et d’allégresse dans le retour, dans le revoir. À jouer de cela sert aussi le
voile de l’aimée.
Elle n’a pas de père
et elle n’a pas de nom, la Sulamite. Car choulamith dirait plutôt qu’en elle, qui est
amour, s’accomplit la paix, le chalom, qu’elle est, en d’autres termes, la bienheureuse. En
paix, la bienheureuse de Salomon, dira-t-on : ba-chalom, ha-choulamith
chel chelomo !
Les mots porteurs de
ces sons deviennent porteurs de sens, on est dans un poème, et quel !
« Le chant des chants qui est à Salomon », chir ha-chirim achèr lichlomo…
–oOo–
Chapitre 25
la femme sans visage
ou le peuple adultÈre
L’Évangile selon Jean
présente l’histoire d’une femme prise
en flagrant délit d’adultère,
crime alors puni de mort par lapidation.
Il s’agit en fait d’un piège
tendu à Jésus pour qu’il prenne position
contre cette loi, se mettant ainsi
lui-même en danger.
On peut lire ce récit au
chapitre 8, des versets 2 à 11.
Jésus prêchait dans
le temple, à Jérusalem. Les prêtres, maîtres du lieu, et leurs adversaires, les
chefs du parti pharisien, s’entendaient au moins pour comploter : comment
le coincer sur une parole valant la mort au regard de la loi de Moïse ?
Il savait, selon la
logique de l’évangile de Jean, que sa chute finirait par arriver, mais il
considérait sans doute que c’était à eux de la provoquer.
La Loi,
l’enseignement attribué à Moïse, ne servait pas seulement à ordonner la vie de
tout un peuple, elle servait aussi à exclure et, au besoin, à occire ceux que
condamnait l’interprétation que l’on imposait d’elle…
Mais je ne pense pas
que l’on tuait vraiment toutes les femmes prises en flagrant délit d’adultère.
En attraper une, la menacer de lapidation la prochaine fois, cela me paraît
plus conforme à ce qui se ferait dans le cadre de toute vie sociale ordinaire.
Et c’est ce que fera l’homme de Dieu.
Tout le monde sait
bien que les femmes adultères, sauf scandale public, on n’est pas contre, du
moment que ce n’est pas la sienne.
Cela pour souligner
ce fait que la femme du récit ne présente aucun intérêt particulier. Elle est
une femme comme beaucoup d’autres. Elle risque surtout les griffes de la femme
trompée ou les coups du mari trahi. Au pire d’être répudiée.
Mais aurait-elle un
mari pour porter plainte ? On ne le saura pas, ce mari est inexistant, il
ne joue aucun rôle dans l’histoire.
Il se peut qu’elle
ait un mari, il se peut que non. Elle est peut-être veuve et couche avec son
voisin marié. Ou gourgandine qui aguiche les pépères. Qu’en sait-on ?
Rien, justement. Elle est une femme sans visage, et que personne ne protègera.
En fait elle sert
juste de piège, aussi Jean ne cite-t-il ni son nom, ni son origine, ni son
milieu social, rien. Seulement ceci : elle ne peut nier son adultère.
À toi d’agir
Et voilà qui rappelle
ces femmes sans visage qui croisent l’homme de Dieu, en Galilée ou en Judée.
Des femmes qui ne demandent rien, qui se bornent à souffrir, d’une manière ou d’une
autre, ou qui osent à peine se signaler. Mais des femmes qui toujours portent
en elles, ou sur elles, le poids des misères, des malheurs ou des fautes de
leur peuple.
Cette femme est l’une
d’elles. Adultère comme l’est son peuple, aux dires des anciens prophètes.
Fille de Jérusalem souillée comme Jérusalem. Elle est une femme-ville, une
femme-peuple. Dominée rusant avec celui qui la domine, voire profitant de lui.
Car c’est ainsi que
fait ce peuple, ses grands surtout, prêtres et chefs qui, justement,
n’attendent qu’un faux pas de l’homme de Dieu parce qu’ils se savent sales,
salis par leur comportement d’hypocrites et d’imposteurs, comme il le dira,
lui, au nom de Dieu.
Une femme prise comme
otage de leur peur et de leur haine. Un peuple, de même, enjeu de tous les jeux
de pouvoir dérisoires dont l’ordonnateur est à Rome. Un peuple-femme putain
obligée de César, soumise à Mammon.
Elle n’a rien à dire
et ne dit rien. Comme le peuple lui-même, qui attend. Là, au centre. Elle dont
tout le monde se fiche. Même Jésus, qui la joue aux dés : vont-ils, ses
ennemis, choisir la vie de cette femme, ou sa mort ? S’en trouvera-t-il un
qui appuiera sur la détente et tirera ? Ou bien se reconnaîtront-ils
adultères, eux les premiers ?
Et l’on comprend que
cette histoire ne peut avoir eu lieu, qu’elle est une parabole et cette femme
un masque. Car dans la réalité, comme on connaît les passions humaines, il s’en
serait trouvé un pour envoyer la première pierre, suivie de tant d’autres.
Aussi écrit-il sur le
sol du temple des paroles qu’il n’aura pas à dire. Paroles de silence amenant
chacun à réfléchir sur soi. Paroles de pierre sans écho. À toi de parler,
disent-elles, à toi d’agir.
Au point où l’on en
est, la femme-peuple infidèle en reste là, ni condamnée ni pardonnée, juste
libérée. À toi d’agir.
–oOo–
Chapitre 26
la princesse sara
ou un rire bien ambigu !
Selon le livre de la Genèse,
Sara, ou Saraï,
était l’épouse d’Abram, ou Abraham, la mère d’Isaac
et la grand-mère de
Jacob : à ce titre la mère des croyants.
On trouvera son histoire,
parallèlement à celle de son mari,
aux chapitres 11 à 23 du livre.
Il est remarquable
que, dans le livre de la Genèse, du tout début aux premiers patriarches, les
personnages les plus importants portent deux noms. À commencer par Adonaï-Èlohim
(Mon-seigneur/Dieu). Et pour les humains, comme un
nom de naissance et un nom d’élection. L’humain (haadam)/Adam, Abram/Abraham, Jacob/Israël. Et
Sara/Saraï, seule femme à mériter cette
particularité. C’est dire l’importance de la dame. Élue.
Or, le chroniqueur
doit l’avouer, il ne la trouve pas sympathique. Trop à ricaner, à attirer le
regard des hommes titrés, à faire le malheur d’une servante et à chasser un
enfant… Il lui faut donc tenter de la réhabiliter à ses propres yeux…
C’est vrai, personne
n’a demandé à la princesse (sara, en hébreu) si elle avait envie de quitter son pays ou
sa patrie, comme elle doit le faire pour suivre son mari. Déjà âgée de
soixante-quinze ans, on peut supposer qu’elle se soit trouvée trop vieille pour
faire la bédouine, elle la sédentaire. Mais elle n’a
pas eu le choix.
Cette famille porte
d’ailleurs en elle une génétique particulière puisqu’on y trouve beaucoup de
multi-centenaires. Or Sara est l’épouse, mais aussi la cousine germaine de son
homme (il peut donc l’appeler sa sœur, selon la coutume). Elle est une vieille
jeunette, et c’est ainsi qu’elle attire le regard des hommes même à cet âge.
Elle est belle, en effet. Très belle.
Et qu’on l’épouse ou
qu’on l’enlève, elle n’a pas le choix, on ne lui demande pas son avis, après
tout elle n’est qu’une femme… Alors elle se tait.
Mais quels que soient
le moment ou le cas, on peut se demander – ce n’est pas dit mais reste
plausible – si elle ne cultive pas secrètement le sentiment que le Seigneur de
son mari serait un dieu pas bien sérieux… Souvenons-nous qu’elle rira en
l’entendant promettre des choses… loufoques.
Une promesse qui
touche en elle le point le plus sensible, l’enfant. Qui n’est pas là parce
qu’elle est stérile.
Attendre
en pleine confiance
Alors on est fondé à
se demander pourquoi elle l’est. Question moins stupide qu’il ne paraît car
c’est quasiment une constante dans les Écritures bibliques que l’histoire des
femmes qui y comptent se trouve souvent marquée par une difficulté à enfanter
de façon ordinaire. On pourrait en citer un bon nombre, et non des moindres, à
commencer par Marie.
Elle est donc
importante ? Oui, car elle sera mère de l’enfant de la promesse. Avec un
grand P. Elle se tient toute dans l’aire de cette promesse. À elle échoit le
redoutable honneur d’avoir à devenir la mère de cet enfant-là. On n’est pas
sans encombre l’épouse du Père des croyants.
Donc elle est stérile
parce que le récit a besoin qu’elle le soit. Mais on voit bien que cela ne lui
convient pas !
Autre chose : le
chroniqueur ose à peine l’écrire, mais Sara est du côté des plaisirs de
l’amour. Les traducteurs ont de tout temps masqué ce double sens du verbe
qu’ils traduisent par "rire". Et qui veut dire aussi "prendre
plaisir à faire l’amour". Le rire de Sara est tout lié à cela, qu’elle
semble apprécier. Au moins avec son mari. C’est d’ailleurs en faisant bien
qu’elle et lui se découvrent, non plus comme frères et sœurs, mais comme époux
aux yeux des voyeurs égyptiens.
Femme faite pour
l’amour, pourquoi le pharaon ne l’aurait-il pas intimement connue ? Il y a
ce doute : d’où vient qu’Isaac naît alors ? Ce garçon qui porte un
nom de souriant bonheur… Mais là, on extrapole.
Quoi qu’il en soit,
elle désire sa venue, à cet enfant, et son homme aussi. Patriarche, il lui faut
un enfant ! Et le dieu, lui le premier, le veut : il naîtra.
Mais à prétendre
faire le boulot soi-même lorsqu’il s’agit d’une œuvre de Dieu, on se perd, on
cause violence et malheur, on porte une ombre sur la tête d’un peuple à venir.
Agar, Ismaël, victimes du vouloir bien faire de Sara. Quand il fallait attendre
en pleine confiance.
–oOo–
Chapitre 27 et dernier
douze annÉes
ou la malade et la morte
Dans les Évangile selon Marc
et selon Luc,
on trouve l’histoire d’une
double guérison, celle de deux femmes.
Jésus y guérit ne femme
adulte malade depuis douze ans
et une jeune fille âgée de
douze ans.
On peut lire cela chez Marc
au chapitre 5, aux versets 21 à 43.
Deux femmes au destin
lié par l’évangéliste. Il les réunit et les lie au moyen d’une figure de style,
l’enchâssement, plus fréquente qu’on ne croit dans les évangiles. À partir de
deux récits, il en fait un seul, dans lequel on peut lire une histoire unique
dont il fait une parabole. Bref, ces deux femmes se répondent, en un sens il
s’agit de la même, mais vue sous deux points de vue distincts commandés par un
même souci. Une même maladie que Jésus guérit.
Une seule histoire
parce qu’une seule unité de temps, ces douze ans qui commencent, chez l’une,
par le début de sa maladie, et chez l’autre par sa naissance. L’une tombe
malade au moment où l’autre entre dans le monde. Douze ans de maladie et
d’enfance puis de nubilité : affaire de sang. Où l’on voit ce que l’on
oublie trop souvent, à savoir que les évangélistes étaient de véritables et
excellents écrivains.
Le sort de ces deux
femmes est lié par ce nombre douze, marque du peuple d’Israël, lui que les
Écritures aiment présenter, à l’inverse, comme une mère féconde ou une vierge
aimée de Dieu.
L’histoire de la
guérison de la femme malade est donc enchâssée dans celle de la jeune fille.
Aussi est-ce l’histoire de celle-ci qui importe, mais on n’en comprendra le
sens, on n’en appréhendera le souci qu’en méditant sur le sort de la femme
malade. Et ce souci est crucial : il est celui de l’enfantement lorsqu’il
manque. La stérilité.
Car une femme sujette
à des pertes continuelles de sang n’enfantera pas. Et encore moins la fille
qui, devenant comme il se doit nubile à ses douze ans, meurt illico.
Histoire tellement
fréquente, sous diverses figures, dans les Écritures, cette stérilité. Comme si
l’on voulait vous faire bien comprendre que, pour ce qui est de
l’accomplissement de ses vues, il n’est de naissance que la volonté expresse du
Seigneur-Dieu.
Un petit peuple sans avenir
Cette femme est
malade, elle n’enfantera pas. Surtout, la Loi la dit impure, quel homme
l’approcherait ? Il faut donc au moins la soigner, au mieux la guérir. Or
ceux qui seraient en charge de cela, non seulement sont des imposteurs mais
aussi des voleurs. Ils la ruinent et la rendent malade.
On profite des maux
de ce peuple pour le saigner, on accepte sa mort. À l’inverse, les évangiles
aiment à présenter Jésus comme ému jusqu’aux entrailles au sein de foules
fatiguées et chargées. Car l’époque est terrible. Simple exemple : les
terres qui, selon la Loi de Moïse, devraient être exploitées au profit de tous,
famille par famille, sont converties en grandes exploitations dont les
propriétaires s’enrichissent au loin pendant que des paysans sans terre
mendient du travail à la journée.
Un petit peuple sans
avenir. Elle est tombée la vierge
d’Israël, personne pour la relever (Amos 5). À moins que Dieu n’envoie un
sauveur. Ce double récit affirme que Jésus est ce sauveur, qu’il faut
reconnaître malgré son secret…
Et il est vrai que
les moyens employés par lui pour donner un avenir sont discrets : la femme
n’a qu’à porter la main sur l’homme de Dieu, la jeune fille n’a qu’à se lever
et manger. Sans compter cette parole qui libère : Ta foi t’a sauvée, va et sois guérie, pour l’une, ou Lève-toi ! pour
l’autre, et cette injonction de nourrir enfin celle qui aura un avenir.
À qui il faut donner
à manger… car elle avait douze ans,
mot de la fin qui donne la clé de toute l’histoire car, comme l’écrivait Cohélet, l’important
d’un dire est dans sa fin. On la croit malade, on la dit morte, elle est
vivante ! Elle peut marcher, avancer.
On retrouve alors
cette même incompréhension de ce qui se passe, cette même dureté, ce même dédain,
dans les paroles de l’entourage de la petite malade, que l’on croit, et même
peut-être veut morte, que chez les médecins de la femme malade. Ils se moquaient de celui qui annonçait
la vie…
Ce peuple tenu pour
caduc, méprisé et spolié, a donc un avenir, au nom d’une parole qui le remette
en selle… pour peu qu’elle soit recherchée et appelée.
Rejoindre les chapitres
en cliquant sur une ligne, on est
renvoyé au chapitre correspondant :
– 1. Marie de Magdala,
la première envoyée
– 2. La brebis rebelle – Rachel
– 3. La femme de Pilate, ou la malédiction
– 4. Ève mère, ou la vie qui va
– 5. Marie de Nazareth, ou la grâce
qui coûte
– 6. Rébecca, vers la grande
aventure
– 7. Femmes libres, de celles qui
l’aimaient
– 8. Pour tenir parole – Ruth
l’émigrée
– 9. Anne la prophétesse, ou la
Présence à venir
– 10. Abigaïl, ou la femme avisée
– 11. La question de l’identité, ou la Samaritaine
– 12. La reine de Saba à la recherche de la vérité
– 13. Lydie, ou la conversion des dames
– 14.Tamar, ou les fruits de la justesse
– 15. Élisabeth, ou le passage de témoin
– 16. Débora, ou la guerre des dieux
– 17. La femme courbée, ou la faiblesse du peuple
– 18. Le fil rouge, ou Rahab la prostituée
– 19. Cette vieille inutile, la belle-mère de Pierre
– 20. Guevéreth, ou la femme forte des Écritures
– 21.
Hérodiade, ou les Atrides en Palestine
– 22. Bethsabée, elle qui n’a rien demandé
– 23. Marthe et Marie, ou la justesse du geste
– 24. La Sulamite, ou le poème de l’amour en
gloire
– 25. La femme sans visage, ou le peuple adultère
– 26. La princesse Sara, ou un rire bien ambigu !
– 27. Douze années, ou la malade et la
morte
*
Je précise que certains des textes proposés ici proviennent d’un livre publié
en 2007
sous le titre « Retournements » (Olivétan)
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