Retour à la page d’accueil
Retour à la page Discuter
Vos remarques : jean.alexandre2@orange.fr
DOXA
ou
« Qu’en pensez-vous ? »
C’est une
série intermittente de réflexions sur la religion officielle de l’Empire
auquel nous
appartenons, sa doxa*…
Si je parle
d’un Empire au lieu d’utiliser les termes habituels de mondialisation
ou de
globalisation, c’est parce que ceux-ci omettent d’évoquer le fait
qu’il ne
s’agit pas seulement d’un système circonscrit au domaine économique,
mais de
l’organisation globale d’un pouvoir.
Donc pendant
un an, d’avril 2011 à avril 2012, chacune de ces chroniques
est partie d’une
remarque faite au cours de la semaine, portant sur un fait,
une
réflexion ou une information liés à ce qu’on appelle l’actualité…
Mais
l’actualité de 2024 diffèrera-t-elle foncièrement de celle de 2011 ?
C’est ce que
j’attends de savoir.
*
Doxa est un mot grec qui signifie
opinion ; employé en français par les philosophes,
il
désigne la conception générale plus ou moins consciente et plus ou moins
objective
qu’une
société se fait du réel.
Garcia
Cordero – Orgullo III –
D.R.
Pour retrouver une chronique :
Personne
n’a le monopole du cœur, tout le monde peut se montrer généreux.
Encore
faut-il en avoir l’idée, d’une part, et d’autre part disposer de l’info ad hoc.
De
ce côté-là nous sommes pourvus.
Tenez,
au hasard, pensez au Téléthon, une idée généreuse, qui consiste à faire payer
aux citoyens ce qu’ils n’aimeraient pas payer par l’impôt…
Là,
au moins, on sait où va l’argent.
Il
sert à faire du bien, avec l’impôt, c’est moins sûr.
Notez
que je n’ai rien contre le Téléthon, c’est juste un exemple, tout le monde, en
l’occurrence, cherche à faire de son mieux ; si vous préférez, pensez à
d’autres organismes humanitaires.
Comme
quand on aide un village, dans un pays pauvre.
On
l’a connu de telle ou telle manière, peu importe, et il est devenu l’occasion
de se montrer, non pas généreux, mais frère humain qui agit au profit de frères
humains.
Ce
village devient un village d’amis moins favorisés qu’il est naturel d’aider.
Quant
au village d’à côté, tout aussi démuni…
on ne peut pas s’occuper de tout le monde.
Mais
retournons la question : vu du village aidé, vu du village laissé de côté,
que se passe-t-il ?
Bien
des bisbilles, bien des jalousies, bien de l’amertume, bien des mensonges, bien
des bassesses…
Parce
qu’il n’est pas vrai que ce soit simple d’être ami avec bien plus pauvre que
soi.
Parce
que le bon cœur n’est pas la justice.
Parce
que l’injustice crée la violence.
Ça
n’empêche pas qu’il faut aider.
Et
que l’on vous propose, que l’on vous demande, que l’on vous enjoint, d’avoir du
cœur.
Il
y a même une sorte de concours à ce sujet, et l’on est fier d’apprendre que, en
ce qui concerne tel malheur, tel tsunami, tel ouragan, telle famine, ce sont
les nôtres qui ont donné le plus !
Nous
sommes pourtant censés appartenir à une société de l’argent, de la gagne, de la
compétition, de la compétitivité.
Alors
pourquoi se soucier de ceux qui se montrent incapables de s’en tirer par
eux-mêmes ?
Des
losers, perdants par nature.
La
vérité c’est que nous ne le faisons pas.
Notre
générosité n’est qu’un épiphénomène, qui se rattache à notre rapacité.
Je
parle alors, non de chacun de nous, mais de nos sociétés supposées développées.
Spolier
un continent entier, par exemple, est une activité constante.
Et
ce n’est pas tant que ça donne, à ceux qui s’y livrent ou qui en profitent
chaque jour, une mauvaise image d’eux-mêmes, on peut s’en consoler.
Ça
veut plutôt nous dire quelque chose de très désagréable : que ça peut nous
arriver un jour.
Que
nul n’est à l’abri, que nos enfants eux-mêmes pourraient devenir les victimes
d’une exploitation mortifère.
Mauvais,
ça.
Il
vaut mieux que le spectacle de notre générosité l’emporte sur celui de la
réalité, laquelle est essentiellement, pour quelques milliards d’individus,
spoliation, violence et oppression.
Aussi
nous persuade-t-on que nous sommes généreux.
Et
que nous avons plaisir à l’être.
Cela
fait partie de la doxa régnante, de l’opinion qu’il faut partager.
Or,
donnerions-nous notre manteau tout entier, plus charitables en cela que saint
Martin, nous ne cesserions pas, pour autant, de profiter d’innombrables
malheurs.
Ceci
tant que règnera l’ordre actuel des choses, c’est-à-dire le pillage de beaucoup
par ces quelques-uns…
Qui
nous retournent une partie du butin.
Cela
posé, pourquoi ne pas donner, faisant alors de ce geste, inversement, un simple
signe de notre envie de justice, cette fois pour tous… ?
Et
qui donc aimerait vivre dans un corps malsain !?
Personne,
bien sûr, nous voici dans l’évidence, la maxime à ne pas discuter à moins de
chercher le paradoxe pour le paradoxe…
Paradoxe…
vous avez dit paradoxe ?
Or
c’est un terme de la famille de doxa, je m’en avise.
Le
paradoxe est le contraire de l’opinion courante, et la doxa, elle, adore
l’opinion courante, l’évidence acceptée, c’est là qu’elle profite le mieux.
Comme
le ver dans la pomme.
Enjoindre
à vivre dans un corps sain pourrait donc représenter un piège…
Peut-être
bien, si, déjà, l’on songe à l’étrangeté de la formule.
Car
vit-on « dans » son corps ?
Si
vous vivez dans votre corps, c’est que vous pouvez en sortir ?
Eh
bien non, sauf à mourir.
On
n’est pas dans son corps comme le bernard-l’ermite dans sa coquille (qui
justement n’est pas la sienne).
On
est soi, corps et âme, corps esprit âme, être humain d’un seul tenant.
C’est
du moins une pétition de principe, le refus de ce dualisme qui découpe les
choses et les gens, et les exécute, en faisant passer entre soi et soi la lame
acérée du refus de la matière, du corps, enfin, perçu comme la chose qui nous
pèse, nous embarrasse, tenant engluée en elle l’impalpable et aérienne réalité
que nous sommes au fond.
Au
fond de quoi ?
Suis-je
plus léger que mon corps, plus intéressant, plus fin, plus détaché des viles nécessités matérielles ?
Aurais-je
une âme en pleine santé quand mon corps est malade ?
Ben
non, je crois.
Sous
couleur d’évidence, on m’amène donc à partager, l’air de rien, toute une
conception du monde, conception qui s’appelle le dualisme :
Corps,
matière, chose d’un côté ; âme, esprit de l’autre.
Forme
ou sens, contenu ou contenant.
Bien
sûr, ceux qui le font ne le font pas exprès, ils sont eux-mêmes les jouets de
cette doxa-là, et ils aimeraient sans aucun doute, eux aussi, vivre dans un
corps sain puisqu’ils « ont » un corps, les malheureux !
Ah !
avoir… tout le problème est dans l’avoir, tout propriétaire vous le dira.
Propriétaire
de mon corps, je vais devoir l’entretenir, et voyez comme ça se trouve :
on me propose des produits d’entretien.
En
grand nombre, et quel embarras !
Vite !
ayons recours aux experts… et il y en a !
Il
y a d’abord des modèles.
Car
comment sauriez-vous vous y prendre si vous ne savez pas à quoi ressemble un
corps sain ?
On
vous le montre.
Vous
n’aurez jamais vu autant de messieurs ou de dames jeunes et beaux, sains sains sains, ou de messieurs et
de dames vieux et beaux, pleins d’allant, et sains dans leur corps, il n’y a
qu’à voir le brillant de leurs dents, tenez, ça c’est un test, le brillant des
dents.
Et
la peau, alors ?
Une
belle peau bien saine, et fuyez les peaux chiffonnées, molles, moites,
pâlottes, grêlées, boutonneuses : malsaines.
Regardez
bien la dame qu’on vous montre, zyeutez sa peau, vous comprendrez.
J’arrête
là mais je pourrais aussi bien passer en revue tout l’arsenal dont nous
disposons, nous qui sommes chargés de ce corps à tenir sain.
Je
passe aux spécialistes, nombreux eux aussi, et qui vous farcissent de conseils,
de trucs, de soins, de remèdes, de baumes et de pilules, de yaourts et
d’onguents.
Le
blé que ça génère !
Mais
il faut ce qu’il faut, le corps sain demande un budget, c’est comme tout.
On
ne tient pas son corps sain d’amour et d’eau fraîche (quoique…).
Et
je passe, enfin, aux fournisseurs.
À
l’industrie et au commerce de tout cela, du corps sain de nous autres qui avons
un corps.
Et
de quoi le soigner.
Faire
marcher cette industrie, ce commerce, ça vaut bien tous ces efforts,
non ?
Et
c’est vrai, ya* pas photo, je vaux bien d’être beau,
riche et sympa !
D’ailleurs,
il n’y a qu’à voir ce que je pèse.
Là,
je ne parle pas de mon poids sur la balance mais de ma valeur sociale.
Qui
pèse.
Parce
que tu crois que tu pèses ?
T’es
nul, t’es nulle, tu ne pèses rien, mais avec le truc qu’on te propose pour tes
cheveux, plus le machin qui amincira tes cuisses, sans compter le zinzin qui te
permettra d’avoir le menton lisse, tu vas voir, ça va changer.
Tout
le monde va te regarder.
Tu
le vaux bien !
Dans
le bus, dans le métro, à l’heure de pointe.
Ou
à l’étable, en portant le foin, ou alors sur le tracteur.
Ou
à la forge, ou sous le masque de soudeur.
À
la caisse, à côté de la balance, quand tu dis Bonjour, Merci, Au revoir.
Les
gens vont le constater !
Quand
tu patrouilles avec les gars, le fusil d’assaut dans les mains, c’est sûr, tu
le vaux bien, que les talibans se disent Ce mec il le vaut bien !
Quand
tu ramasses les poubelles, debout à l’arrière de la benne.
Quand
tu arpentes le trottoir en attendant le cave.
Quand
tu t’évertues à faire entrer la table de multiplication dans la caboche des
mouflets, les blonds, les bruns, les roux, les châtains, même les chauves.
Quand
tu contrôles sur les écrans tous ces gens qui le valent bien.
Quoique
des fois tu te demandes ce que ça peut bien vouloir dire que tu le vaux bien…
Tu
vaux bien quoi ?
Avec
ces trucs là.
T’as
besoin de ça pour valoir quelque chose ?
En
tout cas c’est ce qu’on veut que tu croies et c’est même pour ça qu’on te le
dit ?
Ben
non !
On
te le dit pour que tu te rendes compte, justement, que tu n’es pas assez bien.
Que
t’auras jamais les tifs de la nana qui te montre comment ça fait quand elle
tourne lentement la tête avec ses cheveux qui inondent lentement son dos,
soyeusement brillants.
Tellement
soyeux et brillants que j’invente le mot soyeusement pour arriver à faire
apparaître à quel point c’est au-dessus de la barre que toi tu n’arriveras
jamais à sauter.
Quoi ?
Tu croyais que tu valais quoi que ce soit sans qu’on t’arrange la mise ?
Pauv’type,
pauv’fille.
Une
fois pour toutes fourre-toi dans la tête que la seule chose qui vaille, chez
toi, c’est de t’efforcer de ressembler, autant que tu pourras, c’est déjà ça,
va !
Tu
feras pas mieux.
Essaie
ce machin-là, ce liquide-là, cet objet-là, ce dessert-là, à l’impossible nul
n’est tenu, t’as juste une petite chance d’avoir l’air d’avoir l’air.
Si
tu le valais bien, d’être ce que tu es, tu crois pas que tu serais pas là à
baver devant tout ce qu’on te propose pour être à la hauteur ?
Tu
crois que tu chercherais autant à peser, à valoir ?
Comme
on te le propose, comme on te le demande, comme on te le commande
insidieusement.
La
vérité c’est que tu te crois pas.
Tu
crois la doxa de l’Empire mais tu ne te crois pas toi.
T’es
trop modeste.
As-tu
oublié que tu es né, que tu es née, reine ou roi ?
Oui ?
Eh
bien ça arrange ceux qui pensent valoir plus que toi.
*
Du
verbe yavoir, je le rappelle.
Pas
de chichi, pas de complication, restez nature !
Nature ?
Connais
pas.
J’habite
dans un hameau entouré de bois et de champs, on me dit : « Vous avez
de la chance de vivre si près de la nature. »
Or
ce que je vois autour de moi, c’est le résultat de quelques milliers d’années
de culture…
Un
paysage tout sauf naturel, si ce n’est, on me dira, que l’herbe y est vert
chlorophylle, que la forêt est en bois d’arbre, que le sol est en terre.
Mais
une terre retournée par l’homme depuis le néolithique, la forêt entretenue pour
le bois, l’herbe tondue et engrangée pour les bêtes…
Et
les bêtes déjà domestiquées et sélectionnées à l’époque des Pictes, ces
lointains ancêtres des Poitevins actuels (j’habite dans le Poitou).
Parlez-moi
de la nature, du naturel !
Même
à poil je suis modifié, d’ailleurs je garde alors mon alliance, voire ma croix
huguenote !
Mes
cheveux sont coupés, mes dents remplacées ou plombées, mon appendice supprimée
(je vous dit tout), et ma peau garde un certain nombre de traces de suture dues
à la science et à l’art des chirurgiens.
Et
vous ?
Je
marche comme un Européen du XXIe siècle, comparez avec la démarche d’un
Bushman, vous verrez la différence.
Toutes
mes attitudes sont à l’avenant, je l’ai appris au cours de nombreux
voyages : on me reconnaît pour le genre d’être humain que je suis à toute
sorte de signes parfois minimes mais évidents néanmoins.
Ainsi,
la personne qui « reste nature » est en réalité immédiatement perçue
de la même manière, tout aussi bien, qu’il s’agisse du jeune glandeur des
quartiers Nord de Marseille ou du jeune cadre actif à Nanterre, d’une sportive
affirmée et confirmée ou d’une femme d’affaire affairée.
On
peut se tromper, mais guère.
Dès
qu’il s’agit de l’être humain et de son environnement il n’y a pas de nature,
tout est habité, balisé, perpétuellement transformé.
Peu
ou prou.
Même
le désert, aux yeux du moins de l’ethnie qui y réside.
Rester
nature, c’est donc prendre la pose, c’est pour la photo.
Elle
dit quoi, la photo ?
Elle
montre tout ce que je viens de décrire, en fait, et plus encore, mais surtout,
elle est la marque d’une idée fausse.
Que
l’on pourrait être soi-même à soi tout seul.
Que
l’on aurait – du verbe avoir – une personnalité, une individualité à faire
paraître.
Que
l’on serait original, et donc, en quelque sorte, sa propre origine.
Qu’il
n’y aurait pas d’Histoire qui compte.
Que
l’on commencerait avec soi pour finir avec soi.
Que
le « soi » existe
(alors
que Dieu lui-même se veut relation, nous dit-on).
Et
alors ils se ressembleraient tous, elles seraient toutes semblables, tous et
toutes naturels, naturelles, à force d’être soi-même comme on dit que cela doit
être…
…à
tel moment de l’évolution de la mode.
Ah
comme ce serait pratique, à qui veut disposer d’une clientèle fidélisée, d’un
marché obligé, sept milliards d’individus qui seraient : nature !
Qui,
du moins, croiraient l’être.
Des
gens tout enclos dans leur éternel présent.
Naturellement
appliqués à produire et consommer.
Ce
dont même une plante ne se contente pas.
Lundi 29 août
L’Égypte,
la Tunisie ou le Maroc, le Népal, le Pérou ou la Thaïlande, t’as fait
quoi ?
T’as-ti été à Tahiti ?
Ou
es-tu resté bêtement ici, t’es-tu contenté de passer tes vacances à la
Tranche-sur-Mer ?
À
Sète sur la Corniche ?
Ou
à la campagne chez Tati Gisèle ?
La
honte…
Je
me souviens de la curiosité de mon père, passé en quelques dizaines d’années du
sous-prolétariat à la tranche supérieure du prolétariat, de son enthousiasme en
découvrant le Mont-Saint-Michel, dans les années cinquante, de son besoin de
savoir, de connaître, de comprendre.
Et
je me souviens de la foule piétinante, en ce même lieu, cinquante ans plus
tard, de la piétaille bovine obstinément occupée à mitrailler les étalages de
souvenirs bidon par-dessus la tête des autres mitrailleurs de souvenirs bidon.
Il
y a ceux, par millions, qui font l’Égypte, et il y a ceux qui résistent à cela
et découvrent l’Égypte.
Ou
le Bhoutan.
On
peut s’enorgueillir d’être une Égypte à visiter, comme c’est la cas de la
France, et apprécier aussi que ce soit bon pour la balance commerciale du pays.
Surtout
quand il s’agit de sa seule industrie rentable.
Et
l’on peut vivement regretter, aussi, que son pays, par exemple la Grèce ou le
Cambodge, ne soit plus que le bronze-cul de la partie aisée du genre humain,
avec monuments historiques à la clé.
Une
réserve mondiale de guides et de domestiques formés à l’accueil de cars de
retraités.
« On
a travaillé toute sa vie et maintenant on a bien le droit de s’offrir un petit
voyage ! »
Ben
oui.
Mais
d’où vient cette idée que partir en troupe – on remarquera que j’ai évité le
mot troupeau – vers un ailleurs soit une récompense ?
D’où
vient que l’idée devienne désir ? (c’est une définition possible de la
doxa)
D’où
sort-on qu’un ailleurs soit un cadeau ?
(d’autant
qu’on en apprend dix mille fois plus sur les icônes bulgares à la télé que sur
place, dans des églises dépourvues de sièges et de toilettes)
Cela
fait penser aussi à ces richissimes amateurs de yachts qui restent à quai dans
le petit port convenu qu’ils hantent à la saison.
L’idée
de yacht a plus d’attrait que la balade en yacht.
L’idée
de voyage a plus d’attrait que le voyage en vrai.
Aussi
préfère-t-on le car de tourisme et son parcours balisé.
On
peut y transporter en troupe ses us et coutumes nationales, d’ailleurs
magnifiées par le contraste.
Voyager
sans trop bouger dans sa tête.
Mais
que faire d’autre, en effet, lorsqu’on a bossé toute sa vie sans avoir jamais
été formé à la découverte, à la rencontre, à l’expérience de l’autre et de
l’ailleurs ?
C’est
un art qui vous manque.
Alors
c’est pratique, cette sensation, présente en vous, que vous n’êtes pas au bon
endroit pour profiter, que c’est ailleurs que ça se passe, que c’est là-bas
qu’on a du plaisir, que c’est au loin que l’on peut enfin souffler.
Toujours
ailleurs.
Même
quand tu y es.
Car
aurais-tu mille fois « fait » l’Égypte que, le plus souvent, tu ne
serais pas avancé pour autant.
C’est
un leurre.
C’est
un rêve qui s’est répandu, un songe collectif, une imagination, un imaginaire.
Qu’on
t’a vendu.
Double
recette pour l’Empire : le prix de ton billet… et l’idée que tu n’es
qu’une tête dans la foule des demandeurs de rêve.
Tellement
dépendant.
Ségolène
va-t-elle faire la paix avec François ?
(pour
les nuls, je rappelle qu’il s’agit de deux personnalités politiques de haut
niveau)
Fera-t-elle
la paix ou non, qu’en pensez-vous ?
On
n’en sait rien, et, révérence parler, on s’en fout un peu.
Néanmoins,
on saura dans le détail où en est la question à l’instant t.
Il
la regarde d’un air d’avoir deux airs, elle baisse les yeux…
Ça
en dit long.
Un
célèbre capitaine d’industrie, ami du chef de l’État, entretient une liaison
avec un mannequin belge, très belle femme deux fois grande comme lui.
C’est
intéressant ?
Ben
non…
Vous
saurez tout quand même, y compris l’opinion de la maman de la jeune femme.
Il
suffit de voir les titres et les photos de première page de la presse, rien
qu’en passant devant un kiosque.
Ou
encore de faire vos courses dans une grande surface au moment du flache*
d’information qui interrompt régulièrement le zonzon supposé musical de la
radio d’ambiance.
Vous
saurez tout.
Un
retraité pourtant encore ingambe a été renversé par un landau poussé avec rage
par une jeune maman excédée par l’augmentation du prix des couches-culottes,
vous le saurez.
Ça
se passe à Bolduc-sur-la-Rivière, et il était sorti s’acheter des concombres
pour se faire un masque.
En
plus, il était fâché avec le maire, mais vous apprendrez que ce dernier
regrette l’accident, d’ailleurs incompréhensible compte tenu des mesures prises
de longtemps en faveur de la sécurité des trottoirs municipaux.
Le
parti de centre-gauche fait mouvement vers le parti de centre-droit – ou
l’inverse, on ne sait pas encore mais on le saura bientôt, rassurez-vous.
Vous
aurez toute l’info sur la façon dont l’idée de cette nouvelle orientation a
germé dans l’esprit de l’éminence grise du sous-secrétaire d’État chargé de la
maintenance des édifices destinés à l’entretien des outils informatiques.
Et
comment il a pris langue avec l’homme de paille de la formation adverse et
néanmoins amie, lequel est d’ailleurs son amant (ce que vous ignoriez, gens de
peu de savoir, mais dont on vous informe en prime).
Un
accident de la circulation vient de survenir à Koala-Lampoul,
chef-lieu de canton de la province de Planton, au Pâlistan,
faites attention en traversant.
On
vous le dit parce que vous êtes citoyen du monde, vous avez le droit d’être
informé.
Bien
sûr, je redeviens sérieux, on vous dit aussi où en est la guerre en
Afghanistan, le cours de la Bourse à Paris ou à Francfort, la révolution
pacifique en Syrie et l’évolution des prix dans notre pays.
Parmi
bien d’autres informations réellement utiles à savoir.
Et
qui se perdent dans le brouhaha des nouvelles sans intérêt, juste destinées à
vous donner le sentiment que vous faites bien partie de cette grande famille
universelle qu’est l’espèce humaine en perpétuelle évolution.
Alors
qu’en réalité, vous menez avec courage votre vie à vous, au sein de votre
entourage, on vous distrait, on vous emmène ailleurs, on vous donne un rôle
dans l’histoire qu’on vous raconte.
On
vous fait le témoin, on vous prend à témoin, vous en témoignerez, vous en
jugerez.
À
la table familiale comme au bureau ou au café.
Vous
en démêlerez tous les fils, vous saurez séparer le bon grain de l’ivraie.
Ou
bien vous vous sentirez perdu, plutôt inquiet.
Peu
importe : savant ou incompétent, vous avez une fois de plus mangé de la
doxa.
Car
pendant ce temps, d’autres feront l’histoire, la vraie, celle qui, un jour ou
l’autre, vous tombera dessus.
*
Oui,
je sais, ça s’écrit flash,
mais j’ai une excuse, je le fais exprès.
–
Ici c’est chez nous, par conséquent, ceux qui ne sont pas d’ici ne sont pas
chez eux.
Ils
ne sont pas nés ici, ou c’est leurs parents, ou c’est leurs grands-parents.
Même
s’ils sont nés ici, ils ne sont pas d’ici, ils ne sont pas chez eux.
On
les reconnaît.
En
plus ils n’ont pas la religion d’ici.
On
n’a pas de religion, ici, mais ils n’ont pas quand même la religion d’ici.
Qu’ils
s’en aillent.
Avant
ils nous prenaient notre travail.
Maintenant
qu’il n’y a plus de travail, ils nous prennent notre chômage.
Et
tous les avantages.
Qu’ils
s’en aillent.
D’ailleurs
ils ne nous aiment pas.
Normal,
ils ne sont pas d’ici.
On
les a colonisés alors maintenant ils nous en veulent, ils se vengent.
Ils
veulent s’imposer.
Ils
veulent nous imposer leur religion, leur mode de vie.
Qui
n’est pas d’ici.
Ils
ne sont pas chez eux, qu’ils s’habituent à notre mode de vie.
Ou
qu’ils s’en aillent, s’ils ne sont pas contents qu’ils s’en aillent.
(Ou
alors – arrière-pensée – qu’ils restent pour qu’on puisse leur dire de partir.
Pour
avoir ici des gens qui ne sont pas chez eux.
Sinon
ils nous manqueraient, on se retournerait contre qui ?)
–
On pourrait croire que ces réflexions vont à l’encontre de la doxa de l’Empire.
On
se dit que l’Empire, lui, ce qu’il veut, c’est que la nation, la religion, le
mode de vie local, les coutumes, tout cela s’efface devant ses intérêts à lui –
acheter et vendre.
Nenni.
L’Empire
a aussi besoin des tensions qui habitent une société.
Ça
occupe.
Pendant
qu’on s’occupe de ça, on ne s’occupe pas d’autre chose, on ne voit pas autre
chose, on ne s’inquiète pas d’autre chose.
De
ce qui vous fait mal.
Puisqu’on
a devant soi la cause du mal, ce que l’on croit la cause du mal.
L’Empire
aime ça.
Il
aime que les chassés du marché soient reconnaissables.
Par
leur couleur, leur habillement, leur coutume, leur religion.
Leur
étrange étrangeté d’étrangers.
Ou
mieux : leur ressemblance quasi-totale.
Leur
ressemblance à un détail près.
Leur
effort pour ressembler.
Qu’ils
fassent effort pour ressembler ou qu’ils fassent effort pour ne pas ressembler.
L’Empire
aime ça.
Il
diffuse cette doxa, il l’encourage : ils ne sont pas d’ici, ils empiètent…
Le
mal vient d’eux.
Cela
fait partie de sa doxa.
Que
les pauvres sont méchants, dangereux en tout cas.
Même
ceux qui sont d’ici, reconnus par tout le monde comme étant d’ici…
Ils
sont chassés du marché, ils ne sont donc pas vraiment d’ici.
On
les reconnaît.
C’est
bon, ça, coco.
C’est
bon parce que l’Empire est une société de caste, il met, sous les pieds des
bonnes castes, les sans caste, les sans grade, les sans estime, les sans
mérite, les sans tout ou presque
(diplômés
ou non : rien à voir !)
qui
sont la masse.
Grandissante,
la masse, au fur et à mesure que l’élite, les bonnes castes, tire sur la
ficelle.
Et
il ne veut pas que ça se sache, se voie, se reconnaisse, se pense.
On
sait pas si ça va marcher, à la longue ?
16 — Des minorités visibles
Il
s’agit d’un euphémisme : on entend par là un ensemble de personnes dont
l’apparence physique s’écarte d’une norme ethnique d’ailleurs assez vaguement
définie.
Tenez,
l’un de mes beaux-frères, d’origine dauphinoise d’un côté et normande de
l’autre, se faisait sans cesse contrôler, pendant la guerre d’Algérie, par des
flics qui le prenaient pour un Algérien…
Mais
enfin, on sait de quoi il s’agit : les minorités visibles se composent de
ceux et de celles dont les ancêtres lointains vivaient dans un autre continent
que le nôtre.
Par
exemple, les immigrés venant de pays germaniques représentent une minorité,
chez nous, mais celle-ci n’est pas visible.
Même
pas toujours audible.
En
revanche, les ancêtres lointains de la plupart des Canadiens ou des Étasuniens
étaient d’abord originaires d’Europe, il ne s’agit donc pas de minorités
visibles.
Sauf
s’ils ont la peau foncée.
Nuances…
de vocabulaire mais surtout de couleurs.
Quand
on se met à parler de minorités visibles, c’est pour se pencher sur leur cas.
Avant,
on parlait d’immigrés, mais voilà qu’à force d’être immigrés les gens
deviennent français.
Un
immigré n’a pas de droits, un Français, si.
Mais
un Français qui n’est pas d’origine celte, latine, slave, nordique ou
germanique (voyez déjà le mélange…), il y a vraiment à se pencher sur son cas.
D’ailleurs,
il lui arrive de le demander :
« Penchez-vous
sur mon cas, arrêtez de contrôler sans arrêt mon identité, laissez-moi me
présenter à un boulot, à un appart ou aux élections pour être finalement
recruté, logé ou élu. »
(Je
laisse de côté pour le moment une autre sorte de minorité visible, très
visible, parce qu’en fait elle est numériquement majoritaire quoique
socialement minoritaire – je parle des femmes. Il y aurait aussi à se pencher
sur leur cas mais ça pose un problème spécifique parce que la plupart du temps,
les gens qui se penchent sur le cas des autres qui en ont besoin, ce sont des
femmes.)
Pourquoi
je parle de ça ? Quel rapport avec la doxa ?
La
doxa de l’Empire a tout intérêt à ce que l’on parle de minorités visibles et
que l’on se penche sur leur cas.
L’Empire
craint les désordres sociaux, du moins ceux qu’il ne génère pas sciemment.
C’est
pourquoi il aime bien que les gens soient rassemblés en catégories de
populations consommatrices, à condition que celles-ci ne représentent pas un
facteur de subversion.
(Sauf
s’il les suscite dans l’espoir que leur action fasse basculer le pays concerné
dans son aire de domination, rejoignant la grande société passée pour de bon à
l’économie totale de marché.)
Une
minorité facteur de subversion, c’est par exemple une population opprimée qui
se rebelle, ou une population d’oppresseurs qui craint si fort que les autres
ne se rebellent qu’elle accentue encore son oppression, accroissant encore le
risque de rébellion…
L’Empire
n’aime pas ça.
L’Empire
préfère que les catégories qui composent une population soient faites de gens
que rien ne devrait particulièrement unir, sauf une caractéristique sans
rapport avec les intérêts du marché.
Par
exemple la couleur de la peau.
C’est
ainsi que l’on voit comment la doxa de l’Empire néo-libéral-tout-marché agit
sur les esprits de façon fort complexe.
Par
exemple en lançant urbi et orbi la notion de minorités visibles.
Celle-ci
pourrait permettre à des gens qui en ont les moyens d’atteindre le statut de
citoyens consommateurs, alors qu’ils sont effectivement mal insérés dans la
société de consommation et de spectacle à cause de leurs origines.
On
verra si ça marche.
D’un
autre côté – complexité ! – ça les enferme dans une boite, ces gens-là, y
compris dans leur tête,
de
façon arbitraire et réductrice,
une
boite dont ils ne sortiront plus facilement.
–
Ici c’est chez nous, par conséquent, ceux qui ne sont pas d’ici ne sont pas
chez eux.
Ils
ne sont pas nés ici, ou c’est leurs parents, ou c’est leurs grands-parents.
Même
s’ils sont nés ici, ils ne sont pas d’ici, ils ne sont pas chez eux.
On
les reconnaît.
En
plus ils n’ont pas la religion d’ici.
On
n’a pas de religion, ici, mais ils n’ont pas quand même la religion d’ici.
Qu’ils
s’en aillent.
Avant
ils nous prenaient notre travail.
Maintenant
qu’il n’y a plus de travail, ils nous prennent notre chômage.
Et
tous les avantages.
Qu’ils
s’en aillent.
D’ailleurs
ils ne nous aiment pas.
Normal,
ils ne sont pas d’ici.
On
les a colonisés alors maintenant ils nous en veulent, ils se vengent.
Ils
veulent s’imposer.
Ils
veulent nous imposer leur religion, leur mode de vie.
Qui
n’est pas d’ici.
Ils
ne sont pas chez eux, qu’ils s’habituent à notre mode de vie.
Ou
qu’ils s’en aillent, s’ils ne sont pas contents qu’ils s’en aillent.
(Ou
alors – arrière-pensée – qu’ils restent pour qu’on puisse leur dire de partir.
Pour
avoir ici des gens qui ne sont pas chez eux.
Sinon
ils nous manqueraient, on se retournerait contre qui ?)
–
On pourrait croire que ces réflexions vont à l’encontre de la doxa de l’Empire.
On
se dit que l’Empire, lui, ce qu’il veut, c’est que la nation, la religion, le
mode de vie local, les coutumes, tout cela s’efface devant ses intérêts à lui –
acheter et vendre.
Nenni.
L’Empire
a aussi besoin des tensions qui habitent une société.
Ça
occupe.
Pendant
qu’on s’occupe de ça, on ne s’occupe pas d’autre chose, on ne voit pas autre
chose, on ne s’inquiète pas d’autre chose.
De
ce qui vous fait mal.
Puisqu’on
a devant soi la cause du mal, ce que l’on croit la cause du mal.
L’Empire
aime ça.
Il
aime que les chassés du marché soient reconnaissables.
Par
leur couleur, leur habillement, leur coutume, leur religion.
Leur
étrange étrangeté d’étrangers.
Ou
mieux : leur ressemblance quasi-totale.
Leur
ressemblance à un détail près.
Leur
effort pour ressembler.
Qu’ils
fassent effort pour ressembler ou qu’ils fassent effort pour ne pas ressembler.
L’Empire
aime ça.
Il
diffuse cette doxa, il l’encourage : ils ne sont pas d’ici, ils empiètent…
Le
mal vient d’eux.
Cela
fait partie de sa doxa.
Que
les pauvres sont méchants, dangereux en tout cas.
Même
ceux qui sont d’ici, reconnus par tout le monde comme étant d’ici…
Ils
sont chassés du marché, ils ne sont donc pas vraiment d’ici.
On
les reconnaît.
C’est
bon, ça, coco.
C’est
bon parce que l’Empire est une société de caste, il met, sous les pieds des
bonnes castes, les sans caste, les sans grade, les sans estime, les sans
mérite, les sans tout ou presque
(diplômés
ou non : rien à voir !)
qui
sont la masse.
Grandissante,
la masse, au fur et à mesure que l’élite, les bonnes castes, tire sur la
ficelle.
Et
il ne veut pas que ça se sache, se voie, se reconnaisse, se pense.
On
sait pas si ça va marcher, à la longue ?
« Je
suis fait des mots des autres », écrivait Samuel Beckett, et pour ce qui
m’occupe ici, cela peut prendre deux acceptions opposées.
Toute
culture est langage, et il va de soi, pour les sociétés traditionnelles, que
chacun est fait des mots des autres.
Cela
y est perçu comme une bonne chose.
La
langue que je parle y est celle de mon peuple, elle me vient de mes anciens, et
il ne s’agit pas du seul langage, mais aussi de tout ce qu’il transmet.
Je
suis à l’aise dans ce bien commun, j’y exerce l’ensemble des potentialités de
mon être personnel, du moins autant que me le permettent les circonstances de
mon existence.
Et,
si possible, j’accrois moi-même la richesse de la langue de mon peuple,
enrichissant sa culture sous tel ou tel aspect, et, pour reprendre l’expression
de Samuel Beckett, faisant ainsi de mes mots des mots que les autres feront
leurs.
Ce
n’est pas ainsi, pourtant, que l’écrivain irlandais l’entendait.
Il
avait plutôt dans l’idée que nos mots ne sont pas nos mots, qu’ils sont des
mots qui nous sont étrangers.
Que
nos idées, nos conceptions, notre façon de voir le monde nous sont étrangers,
nous sont imposés par d’autres qui n’ont pas grand’ chose à voir avec nous.
Bref,
que nous sommes des étrangers à ce monde des humains dans lequel nous vivons.
Que
nous avons perdu notre identité – que peut-être même, nous ne l’avons jamais
connue, que nous en avons seulement rêvé, l’avons seulement espérée, mais pour
rien.
Que
nous ne sommes qu’une attente, vide et vaine, de nos propres mots.
De
nous-mêmes…
À
noter qu’il aurait pu tout aussi bien se dire, mais il était du genre
pessimiste, que c’était une grâce à nous faite, de recevoir ainsi en nous les
mots des autres, d’en bénéficier !
Mais
non.
Sur
un plan plus général et souvent bien plus banal, le fait de se dire que ce sont
les autres, ou plutôt certains autres, qui nous manipulent en nous bourrant le
mou, est devenu depuis longtemps, dans nos sociétés modernes, quelque chose qui
s’apparente à une évidence.
« Ils »,
comme on dit, nous font croire à ceci ou à cela, nous abreuvant de leurs mots,
et pourquoi le font-« ils », si ce n’est pour nous amener à agir de
telle ou telle manière, à accepter telle ou telle astreinte, tel ou tel effort
ou sacrifice dont « ils » tireront partie à notre détriment ?
« Ne
te fais pas avoir, ne te laisse pas faire, s’écrie-t-on alors,
méfiance !!! »
Nous
sommes dans un combat dans lequel il faut montrer de l’intelligence, du
discernement, de la volonté, de la ruse, de l’énergie, de la solidarité,
parfois de la violence, pour échapper à l’exploiteur invisible, au prédateur
polymorphe, aussi bien qu’à l’ennemi déclaré.
Voici
donc une doxa bien claire, bien nette, une opinion courante devenue évidence,
une parole comprise et admise par tous : « Comment
vont-« ils » arriver cette fois encore à me baiser ? »
Et
maintenant, ruse.
Et
même ruse à double détente.
Car
la doxa actuelle, celle qui agit vraiment, c’est celle qui vous laisse dans
cette façon de voir, qui en souligne au besoin la pertinence, tout en
détournant complètement votre attention de la logique réelle de ce dont il
conviendrait que vous vous méfiiez….
Elle
est alors vraiment paradoxale, comme le mot l’indique, qui signifie « à
côté de la doxa »…
Car
vous avez raison, bien sûr, de vous méfier, vous vivez dans une société
impersonnelle, vous ne savez pas vraiment d’où peut venir l’arnaque mais vous
savez qu’elle peut survenir.
Méfiez-vous,
donc, vous dit-on.
Aussi
va-t-on vous aider de bien des façons à le faire, va-t-on vous prodiguer
conseil sur conseil, info sur info, alertes sur alertes.
Avec
force diagrammes, notations, décryptages, analyses…
Qui
vous aideront très réellement à repérer le danger, à le circonscrire, à
l’éviter autant que faire se peut.
Sauf
que tout cela vous fait oublier que vous entrez ainsi, que vous vous situez
ainsi, que vous êtres pris ainsi dans une logique qui s’apparente à celle de la
roue dans laquelle, sans fin, court un écureuil.
Il
y laisse toute son énergie.
Vous
aussi.
Rassurez-vous :
elle est récupérée.
Vous
êtes en train de faire fonctionner le machin dans lequel vous êtes supposé… le
combattre.
Fortiche.
Depuis
l’autographe d’un champion sur une balle de tennis jusqu’à la petite culotte
que Madonna a jetée dans le public à l’issue de l’un de ses concerts, il existe
des objets que l’on qualifie de ”cultes”.
Car
un ou une ”fan”, ce terme étant entendu au sens fort, ce n’est pas seulement
quelqu’un qui aime et admire un artiste ou un sportif, c’est autre chose.
Tenez, moi, autrefois, quand Georges Brassens se produisait près de chez moi,
je ne ratais pas l’occasion d’aller l’écouter, mais jamais je n’ai collectionné
les poils de sa moustache ! D’ailleurs il ne les distribuait pas.
Non,
un ”fan » ou une ”fan”, c’est autre chose, c’est quelqu’un qui y met de la
passion et qui le fait et l’exprime parfois à un degré tel, qu’on est autorisé
alors à parler d’extase.
Ah,
ces petites nanas qui tombent en pâmoison, qui poussent des hurlements
stridents – elles entrent en compétition – lorsque paraît le rauqueur torse nu du groupe qu’elles adorent !
Culte,
passion, extase, adoration, des termes religieux qui, on en conviendra, en
disent long...
Cela
n’arrive pas par hasard, ce sont des signes des temps, cela marche avec le
reste, la doxa de l’Empire anime tout cela, elle a sa religion, c’est du moins
l’argument que j’exploite ici.
Un
Empire nous enveloppe qui nous conforme à ses vues et qui nous veut du bien…
même si, à quelques autres, il veut beaucoup plus de bien encore.
Car
une caste surplombe tout cela, le plus souvent dans l’ombre, repliée dans des
lieux ultra-protégés d’où elle gouverne et s’enrichit : gouverne pour
s’enrichir – s’enrichit pour gouverner.
Une
caste, d’ailleurs, dont les membres sont eux-mêmes leurrés, se manipulent
eux-mêmes, ne se sachant simples opérateurs d’un grand et universel barnum
aveugle et anonyme.
Une
sous-caste allant du politique au grand patron, du haut fonctionnaire au
trader, met cela en musique.
Il
n’y a pas lieu de supposer que certains de ses membres n’aient pas le désir de
travailler pour le bien de tous, ni qu’ils ne le font pas, souvent, du mieux
qu’ils peuvent.
Mais
en tant que sous-caste, ils restent dépendants, comme l’ont été de tout temps
les bons serviteurs d’un pouvoir mauvais.
De
plus, bien rétribués !
Et
donc une autre sous-caste, formée de ceux et celles que l’on voit partout, aux
bonnes têtes bien connues, les habitués des tocs-chauds, des plateaux, des
micros, des spectacles, des stades et des jeux, joue le rôle que les religieux
jouaient autrefois, celui du formatage de la foule des ilotes.
Elle-même
composite, cette sous-caste vit, sans doute innocemment, de sa capacité à
susciter l’intérêt, voire la passion des anonymes, tant par ses capacités
propres que par la façon, les façons, dont elle gère, propose et monnaye son
mode de vie et ses amours.
Voilà
pourquoi, je pense, votre fille est hurlante, en ces soirées que j’évoquais
plus haut.
Saisie
par l’enthousiasme, terme qui, selon l’étymologie, signifie « possession
par le divin ».
Et
bien sûr, je ne parle d’elle que par manière d’exemple, tant il existe de
façons d’être pris dans ce jeu de l’adhésion, voire de l’engagement, dans les
églises du spectacle omniprésent.
Personne
n’y échappe.
On
a cherché de tout temps à se situer comme membre d’une tribu, d’un clan, d’une
société, que sais-je encore ? Cela fait partie des marques de l’espèce
humaine.
Et
il y a toujours eu une doxa, à l’extension géographique plus ou moins large
selon les temps et les lieux, qui détermine pour chacun dans quelle catégorie
il pouvait, ou devait, ou simplement allait aimer se situer personnellement au
sein de la grande famille de son ethnie et de son culte.
Il
y a toujours eu des modèles, des modes, des courants, des écoles, des styles.
Et
par conséquent des meneurs, des maîtres d’élégance, des professeurs de
maintien, des faiseurs d’opinion, des champions, des héros, des génies, de
quelque nature que soient les comportements en question.
Et
des histoires, des sagas, des légendes, peuplées de hauts-faits ou de concerts
mythiques.
Cultes.
Il
suffisait de rassembler tout cela en un seul et universel spectacle.
Le
génie de la chose, c’est que l’on n’a pas besoin d’y croire pour être amené à
s’y conformer.
Une
chose qui se perd, c’est le temps.
Les
Africains aiment à dire : « les Blancs ont l’heure, et nous, nous
avons le temps ! »
Ils
sont en train de le perdre, ils courent pour rattraper le temps perdu, en
auront-ils le temps ?
Si
vous perdez votre temps, le temps qui vous est imparti, vous n’arriverez pas
dans les délais. Arriver où ?
Vous
n’y arriverez pas dans les délais. Arriver à quoi ?
Les
Grecs arriveront-ils à rattraper leur retard, et si oui, en combien de
temps ?
Les
prêteurs leur laisseront-ils le temps, ou bien vont-ils accélérer la
dégringolade jusqu’au moment où… ?
Les
enfants le savent, qui doivent finir l’exercice demandé à temps, rendre la
copie à l’heure, terminer le devoir au jour dit.
« Babichou, écoute Maîtresse, si tu effaces tout, même si ton
dessin ne te plait pas (au fait, ça représentait quoi ?), tu n’auras pas
le temps de recommencer, il te reste trop peu de temps. »
Mais
l’heure passe, le jour passe, la semaine passe, l’année passe, le temps passe…
nous passons.
Un
jour il sera trop tard, tu n’auras pas vu le temps passer…
Timing,
planning. Temps et contretemps.
Sonnerie,
tic-tac, cadran, cloches, muezzin, sirène ; au quatrième top il sera
exactement… Exactement.
S’organiser,
organiser son emploi du temps : le temps est à employer.
Apprendre
à maîtriser son propre rapport au temps, savoir comment s’employer à
l’employer.
Apprentissage,
formation – dressage, formatage ?
Que
tout cela est donc bien organisé, bien cadré, bien encadré, régulé, fixé.
On
a commencé à domestiquer le bas peuple de plusieurs manières.
L’Église
l’avait longtemps cadré et encadré, puis l’armée et l’usine ont formalisé cela
avec plus de précision.
Enfin
l’école – l’emploi du temps du premier lycée public a pour père le régiment et
pour mère la liturgie.
Ce
fut le temps des masses organisées : fordisme d’un côté, de l’autre poilus
à massacrer.
Doxa :
il fallait être exact si l’on voulait gagner – gagner sa vie ou gagner la
guerre.
Il
devenait désirable d’être dans les temps, cela pouvait devenir un plaisir de
gagner contre la montre, comme le prouve l’invention des grandes épreuves
sportives chronométrées, le sport de masse.
L’Empire
d’alors, encore très territorial, y avait intérêt, il avait besoin de ces
foules pressées et empressées qui mouillaient le maillot pour lui.
Mais
avec l’accélération – le temps s’accélère, c’est incontrôlable, nous dit la doxa
actuelle – le temps se perd dans une sorte de diversification… elle aussi
incontrôlable ?
D’un
côté, quelques-uns gagnent des millions à la nano-seconde
en jouant sur les marchés.
À
l’inverse, des millions d’autres n’ont pas le temps de voir passer leur vie,
attachés qu’ils sont, qu’elles sont, à leur perpétuel ouvrage… pour gagner
quelques nano-dollars.
Et
entre ces deux, une infinité de variantes intermédiaires, dont celle de ces
jeunes des banlieues qui n’ont pas même le sens du temps.
Diversification
qui trouble, dérange, dérègle, fait perdre des repères, des raisons, des
cadres, bien loin d’en créer de nouveaux qui rassureraient.
Diversification
que la doxa actuelle nous enseigne à assumer, tâchant de persuader le quidam
que ce vaste mouvement mondial s’en va vers une aisance universelle.
Tout
en faisant en sorte de continuer à inquiéter, afin que les risques inhérents à
cette aventure soient assez crédibles pour que l’on ne moufte pas trop.
Dosage
d’espoirs et d’inquiétudes quant à l’avenir, aux temps futurs.
Cela
créé et entretenu sans que personne ne l’ait voulu personnellement : la
doxa, cet imaginaire des peuples, est secrétée par le réel qui leur est imposé
dans l’Empire.
Elle
est simplement utile à la fabrique anonyme de profits à réinvestir dans la
fabrique anonyme de profits à réinvestir dans la f…
…
avec prises d’intérêts conséquents, tout de même, au passage.
On
le sait, dans certains milieux, si t’as pas ta Rolex à cinquante ans, t’es un
raté.
Ça
marche aussi pour les voitures, les yachts, les résidences, etc.
Ce
genre de choses, c’est le plus souvent pour les hommes ; pour les femmes,
il s’agit plutôt d’être à la dernière mode, à condition toutefois qu’elle soit
la plus chère.
Dans
les cours de récré, ce qui importe, c’est de porter des fringues de la bonne
marque, celle du moment, d’avoir le portable dernier cri, le dernier jeu, que
sais-je encore ?
Avoir
pour être, c’est bien connu.
Dans
les milieux sociaux où l’on n’a pas un radis, ça marche quand même,
notez !
C’est
juste affaire de comparaison interne : faute de Rolex, on zyeutera les
bagues, ou les pompes.
Tout
est dans cet arbitraire qui confère à tel objet, du moins pour un temps, le
prestige dont les autres, seraient-ils aussi chers, ne disposent pas.
Parenthèse :
dans certains milieux, ce qui compte, c’est d’avoir lu, ou parcouru (ou
simplement acheté…), le dernier bouquin, le dernier texte, le dernier article
du philosophe qui compte, du romancier qui monte, du chroniqueur qui fait ponte
(admirez le double sens…).
On
reconnaîtra plus tard que ces scribouillards inspirés enfonçaient des portes
ouvertes depuis Aristobule ou Balaam.
C’est
plus dur pour la doxa de se saisir de ce cas.
Car
bien sûr, et je suis ici sur un terrain d’évidence, ce besoin d’être remarqué
comme le mieux doté, la plus parée, et vice versa, besoin qui semble avoir fait
partie de tout temps des marques de l’espèce humaine, est particulièrement
utilisable par la doxa de l’Empire.
Puisqu’il
s’agit pour elle, on s’en souvient, de faire acheter.
Acheter
ce dont on n’a pas besoin pour vivre, et le faire, s’il le faut, même en se
privant du nécessaire.
L’espèce
humaine n’est pas la seule à privilégier les mieux dotées ou les mieux parés
(et vive versa), nombreuses sont les autres espèces
qui le font aussi.
Seulement,
les autres ne se sont pas assuré les moyens de renouveler et de varier, par
artifice ou par acquisition, parures et instruments de prestige.
Aussi
n’ont-elles pas, me semble-t-il, le système nerveux pareillement assailli, ne
sont-elles pas envahies par un ensemble de représentations aussi prégnantes que
celles qui règnent perpétuellement sur le cerveau des humains.
Et
si je reviens à ma parenthèse, il n’est pas certain que le prestige dû aux
acquis culturels, ou à leurs semblants, ne soit pas lui aussi, mais plus
insidieusement, détourné et réutilisé par la doxa au bénéfice de l’Empire.
Car
plus telle société paraîtra dotée et parée d’une brillante intelligentsia, plus
elle apparaîtra – comment dit-on aujourd’hui ? – bankable !
(c’est
du white speaking, ne cherchez pas, du langage
autorisé, ça veut dire "qui rapporte").
Tout
ça c’est bon, ce prestige intellectuel et artistique, ça crée de l’émulation
entre les diverses capitales autorisées à concourir.
Pensez
au siècle de Louis XIV : enfoncés, les autres royaumes, et ça doit bien
être pareil aujourd’hui pour New-York, Londres, Shanghaï,
Berlin ou Paris.
Le
grisâtre de l’argent a besoin du brillant de l’esprit (belle phrase,
non ?)
La
doxa, donc, ou comment, d’une manière ou d’une autre, une disposition propre à
l’espèce, liée tout "bêtement" à la nécessité pour elle de se
reproduire, donc de désigner à la femelle le meilleur mâle (et vice versa),
puis utilisée par les diverses seigneuries pour illustrer leur règne, est
aujourd’hui réorientée vers le max de fric en un max de temps par des marchés
qui n’ont cure de ce dont ils traitent…
(longue
phrase, non ?)
Sa
jupe ressemblait, du moins quant à sa longueur, à la ceinture de force que mon
grand-père mettait quand il devait porter ses sacs de 50 kg.
Comme
elle n’était pas (la jupe) vraiment moulante, le moindre mouvement dévoilait le
string, dont le haut apparaissait d’ailleurs aussi à l’arrière, au-dessus de la
jupe.
Son
haut, genre marcel, était assez bas pour que la pointe des seins en frise le
bord.
Bref,
elle aurait été à poil, on n’en voyait guère plus.
Elle
était couverte (c’est pas la même) de la tête aux pieds d’un grand sac de toile
noire, avec juste une fente pour les yeux.
Sous
la toile apparaissaient, en bas les pointes de deux souliers noirs, et à
mi-hauteur deux mains couvertes de gants également noirs.
Ces
deux femmes, je les ai croisées toutes deux sur le même trottoir parisien, le
même jour, presque à la même heure.
Amusant,
non ?
J’en
ai aussi vu une qui se promenait en mini-jupe, mais avec un foulard type
islamique sur la tête, tenant bien cachés les cheveux, les oreilles et la
nuque…
Mais
celle-là, je me demande qui elle voulait provoquer…
Provoquer,
pour les trois, est probablement le mot juste, ou du moins l’un des mots
justes.
La
question étant de savoir, non seulement qui devra se sentir provoqué par elles,
mais aussi qui se tient peut-être derrière chacune d’elles avec ce but en tête.
Cache-toi
toute, montre-toi toute…
Montre-toi,
disent la plupart des publicités qui s’étalent sur les murs de la ville.
Cache-toi,
disent les pères, les frères et les maris – et les mères aussi – et tous les
regards de la cité, prêts sinon à te tenir pour une pute…
Contrainte
réactionnelle de ceux dont la culture immémoriale, anté-islamique
autant qu’islamique, de ceux dont les mœurs intangibles se révulsent face à
l’impudicité des murs de la ville.
Car
ne peut-on lire dans le Livre ce que le grand roi Soliman, le sage, disait à
son amante :
« Vois
tu es belle, mon amour – vois tu es belle – tes yeux sont des colombes,
derrière ton voile* » ?
Réaction
extrême, aussi, de la femme qui, résistante, refuse l’exigence la plus sexiste
qui soit, poussant à se livrer aux regards, et qui se fait alors islamiste de
combat.
Mais
réaction semblable, alors, à celle de l’enfant en colère qui se mord lui-même
pour faire mal à sa mère.
Réaction
vis-à-vis de cet aspect de la doxa impériale qui veut que femme se montre.
Femme,
homme, enfant, d’ailleurs, mais femme surtout.
Parce
que toute loi impériale et coercitive a, de tout temps, en premier lieu touché
les femmes.
Montre-toi.
–
J’ai bien le droit de m’habiller sexy comme je veux sans que les hommes ne
m’agressent, quand même !
Certes,
mais ça fait pourtant monter la pression, ce sexy sans sexe…
La
pression générale du tout-sexe social.
Pression
croissante, car comparez avec les pubes d’il y a
cinquante ans et vous verrez que, comme on vous le dit, le corps s’est libéré…
Le
corps des femmes.
Libéré…
ou surexploité.
Pression
sur les femmes pour qu’elles acceptent, veuillent bien, désirent se faire
utiliser.
Gratos.
La
doxa de la « libération » des corps bien ancrée dans les têtes, les
cœurs et les corps.
Pour
que la machine à vendre et acheter se libère elle aussi, se déchaîne et
rapporte.
Sans
tenir compte du fait que la pression en question est grosse aussi de violence
sociale, celle qui toujours retombera sur les femmes.
Et
au minimum, c’est une séduction modélisée qui règnera sur ces fameux corps
soi-disant libérés.
Sur
les femmes, chacune d’entre elles poussée à vouloir être une autre.
Sur
les hommes, leur désir détourné et réorienté, formaté, désir consommateur,
prisonniers d’une image de la virilité sur papier, sur écran.
Et
cette insatisfaction, pour tous, toujours recommencée, recréée, réalimentée…
Si
bien qu’en tout cela, là où le corps se montre de cette façon tordue qu’on nous
montre, c’est la chair qui disparaît !
*
Cantique des Cantiques, 4,1.
C’est
la croyance des peuples, des gens, des foules, qui fait tenir les systèmes et
les pouvoirs.
Du
moins si ces derniers s’y prêtent peu ou prou.
Ainsi,
tant que des milliardaires consacrent une partie de leur fortune au mécénat ou
à l’assistanat, le rêve américain reste séduisant aux yeux du peuple
étasunien.
Tant
qu’un gouvernement consacre les contributions* à la redistribution et aux
services publics, la promesse d’un progrès paraît pertinente au peuple
concerné.
Tant
qu’un parti politique semble porteur d’un projet qui corresponde aux intérêts
de la majeure partie d’une société démocratique, il gagne les élections.
Tant
qu’une conversion évangélique conduit une personne à participer aux actions
caritatives d’une Église, sa foi peut paraître valide à son entourage.
Tant
que la consécration personnelle d’un abbé a pour objet la mise en œuvre
d’institutions utiles aux plus démunis, le catholicisme reste respectable, même
pour un peuple incrédule.
Tant
que la soumission de nombreux peuples à Dieu suscite ici ou là une entente
pacifique, la foi de son Prophète peut garder tout son prix, même aux yeux des
infidèles.
Tant
que l’effigie d’un grand timonier, ou guide, ou chef, ou raïs, signifie le
retour à la dignité d’un peuple humilié, il va rester vénéré malgré tout par ce
peuple.
Croyances
– fondées ou non.
Or
toutes ces croyances peuvent être utilisées par l’Empire, intégrées,
déconstruites puis reconstruites dans sa doxa, en sorte que leur efficacité
serve ses fins.
À
savoir l’accroissement des profits, certes au bénéfice d’une caste
insaisissable, à peine consciente d’elle-même…
mais
surtout : par principe, juste par principe.
L’Empire
est religieux, il obéit à une croyance, il croit à l’accroissement des profits,
cela, pour lui, se suffisant à soi-même.
Quant
à la croyance de la multitude, quel que soit son objet, elle est un facteur de
calme, d’acceptation, d’inscription des uns et des autres dans un ensemble
producteur et consommateur, vendeur et acheteur.
Il
en fut toujours ainsi.
Ce
ne fut pas toujours au profit de l’accroissement des profits, comme dans
l’Empire actuel.
Ce
fut longtemps au profit de l’accroissement de la puissance des empires
territoriaux, aujourd’hui disparus pour la plupart en tant que tels.
Mais
la croyance fichée dans l’imaginaire des multitudes a toujours été récupérée.
Telle
est le sort et, par conséquent, la finalité de la croyance.
Appelons
alors "foi" le type de croyance paradoxale qui a pour effet de
dévoiler l’envers des croyances, leur fructueuse utilisation par la religion
d’Empire, et de les priver ainsi de leur pouvoir.
Il
peut s’agir d’une authentique croyance, mais dont l’effet est inversé.
Cet
effet est par nature fugace, car à peine née, la foi en question sera récupérée
et retournée en croyance.
Avant
d’être étouffée, elle peut cependant avoir le temps d’inscrire dans l’Histoire,
dans la mémoire humaine, quelque trace indélébile.
Et
surtout, elle peut resurgir à tout moment, ici ou là, inopinée, dans des
langages qui la recréent en tant qu’imaginaire actif, en tant qu’acteur social,
en tant qu’auteur…
Auteur
de liberté.
*
Je
préfère le mot « contribution » à « impôt », c’est plus
civique !
D’un
seul regard, il fait deux choses à la fois – différent en cela d’un ancien
président étasunien, Gerald Ford, qui ne pouvait fumer son cigare tout en
descendant un escalier.
Il
sourit largement, d’une part, et d’autre part il affiche une attitude hautement
intellectuelle.
C’est
difficile, de faire passer à la caméra une attitude intellectuelle, mais ce
présentateur d’un magazine télévisé y parvient sans effort.
« Nous
allons tenter de décrypter tout cela pour vous », dit-il en fixant à la fois
– double performance, à nouveau – l’objectif et le prompteur.
« Tout
cela », c’est l’actualité*, découpée en quelques tranches appelées sujets.
Décrypter
– ce qui suppose que l’actualité est cryptée, terme qui, venu du grec ancien,
signifie cachée.
Or
si l’on décrypte, c’est que, à la suite de ces « maîtres du soupçon »
qui ont façonné la culture du XXème siècle, Nietzsche, Marx, Freud et Cie, on a
des doutes.
Que
l’on se dit que, sous l’apparence des dires et des choses, des événements qui
font l’actualité, se cachent des raisons, des logiques, des pulsions, des
intérêts qui ne peuvent pas, qui ne veulent pas, se montrer.
Mais
qui sont en réalité les vrais moteurs de l’Histoire qui se déroule sous nos
yeux.
Car
l’Histoire se déroule, puisque nous sommes à la télévision, à la radio, au
journal, puisque nous avons à nous la raconter – à nous la voir, à nous
l’entendre raconter.
Elle
a une logique, l’Histoire, puisqu’elle se déroule et se raconte.
On
se dit donc in petto que ce que l’on nous a raconté jusque
là n’avait que l’air d’être une information.
Qu’il
fallait aller voir par-dessous, dans la crypte.
Ainsi
disent, compassés, de nombreux experts patentés, spécialistes authentifiés,
chercheurs audiovisuels.
Ce
n’est pas à eux que l’on va cacher que le sens caché des choses vécues est
caché !
Accoudé
au zinc, tout lecteur, auditeur, spectateur d’information vous le dira aussi, à
sa manière :
« Ya**
du louche, de la magouille, du pas clair. »
Le
beauf l’a toujours su : « Je suis quand même pas si con ! »
À
l’étage au-dessus, il sera relayé par les habituels tenants de la doctrine du
complot, intéressés à mettre de supposées élites dans le même panier de crabes,
ce nid d’une supposée conspiration, peut-être celle qui fut dite naguère
cosmopolite et judéo-maçonnique.
C’est
dire si la vogue du décryptage rencontre de l’intérêt… et des intérêts.
Tout
cela compose un spectacle : celui de la réelle complexité de l’Histoire
humaine, mais exposée en quelques phases sélectionnées.
Ou
comment passer de la surface, voire de la superficialité, à une profondeur
refaçonnée, médiatiquement reformatée.
Regarder
par en-dessous en deux coups de cuiller à pot.
Et
en même temps, dites-vous bien que l’on vous prouvera à nouveau, la semaine
prochaine, à quel point vous êtes en dessous de la vérité.
Que
votre soif de voir et de savoir, de disposer de ce pouvoir, a pour effet,
d’ailleurs le plus souvent involontaire, de vous allécher, de vous retenir, de
vous tenir (car « le désir s’accroît quand l’effet se recule »,
Pierre Corneille, Polyeucte, acte 1, scène 1)…
Pendant
que des événements qui vous concernent vous, se passent, non pas en dessous,
pas cachés du tout, mais simplement ailleurs.
Où
vous ne regardez pas.
Or
un jour, excédés (poussés à l’excès), les gens cessent de se mirer dans le fond
du profond de la profondeur des événements.
Car
ils se mettent à les inventer eux-mêmes…
Et
tout ce qui, dans leur tête, et leur cœur, et leur faire, les empêche
habituellement de le réaliser, les en détourne, c’est cela, que j’appelle la
doxa de l’Empire qui nous agit.
*
Voir la toute première réflexion de cette
« doxalogie ».
**
Du verbe Yavoir,
que l’on s’étonne de ne pas trouver dans les dictionnaires, que font les
lexicographes ?!
8
— T’as quelqu’un ?
Cette
question est le plus souvent suivie de cette précision : « en ce
moment ».
« T’as
quelqu’un, en ce moment ? »
On
s’en doute, le verbe « avoir » ainsi utilisé ne signifie pas que la
personne pourrait posséder quelqu’un.
Il
aurait plutôt à voir avec des expressions telles que « Qu’est-ce qu’il y
a ? » ou « Qu’est-ce qu’on a ? »
(« à
manger ce soir », par exemple, ou « sur le programme télé », ou
« à disposition pour s’organiser »…)
Disposes-tu
de quelqu’un pour faire quelque chose ?
Bien
sûr, le « quelqu’un » en question est plutôt compris comme un
partenaire amoureux ;
et
le « quelque chose », comme un ensemble de moments vécus en
commun ;
des
moments pouvant même aller jusqu’à composer un temps continu, mais de durée
variable, non prévisible, aléatoire.
Ou
bien des moments relativement brefs mais renouvelables, et parfois renouvelés
depuis longtemps :
« Ce
week-end je peux pas, si tu veux je passerai lundi soir, Toto a pas classe le
lendemain ; en tout cas on se voit la semaine prochaine, le vendredi en
fin d’aprème, j’ai tout le week-end, mais c’est toi qui viens ! »
Dans
ce « T’as quelqu’un ? », ce qui est en tout cas suggéré, c’est
que la personne interrogée n’est pas – ou plus – du genre à entretenir une
relation de type conjugal.
Le
nombre des personnes qui vivent ainsi augmente régulièrement, au point que cela
tend à devenir une norme, ou du moins l’une des normes admises, celle qui est
censée permettre beaucoup de liberté.
Et
pourquoi pas ?
Sauf
que cette liberté peut être utilisée et détournée comme le reste, car – soupçon
– c’est bien ce mode de vie que vante justement une multitude de médias qui
enseignent comment vivre sa liberté personnelle.
La
presse féminine, la presse ado, relayées par une récente presse masculine,
l’actualité permanente (amusant, cet oxymore…) diffusée sur Internet, les
médias traditionnels eux aussi, disent en effet, commentent, jugent la façon
dont, par exemple, telle ou telle célébrité construit sa vie affective.
Ces
modèles de comportement tombent souvent à pic : ils s’adressent à des gens
qui, de plus en plus fréquemment, n’ont pas les moyens de vivre autrement
qu’isolés, séparés, ou encore confinés chez leurs parents, serrés en nombre
dans quelque cage à lapins.
La
doxa, vous dis-je.
L’idée
non dite qui vous mène et selon laquelle vous allez vous conduire.
L’idée
qui vous pousse à accepter, de vous-même, de vous retrouver seul, face à la
séduction de modèles imaginaires.
L’idée
destinée à masquer la pression bien réelle des conditions de vie qui vous sont
faites.
(Conditions
parfois insupportables dont vous rendrez peut-être responsables quelques autres
que vous ne connaissez pas – quelque milieu, ethnie, religion hétérogènes –,
mais en tout cas pas les intérêts souterrains de l’Empire auquel vous
appartenez sans bien le savoir.)
« T’as
quelqu’un ? », ça veut dire aussi : « T’es pas seul, quand
même, hein ? »
Car
tu as droit à ton petit peu de chaleur, de plaisir, de tendresse, dans ce monde
dans lequel tu tentes de surnager.
Autrefois,
au début de l’industrialisation, le prolétaire vivait dans la promiscuité et
avait droit à y disposer d’assez de temps, tout juste, pour reprendre des
forces et procréer.
Aujourd’hui,
la question s’est déplacée, il faut garder à l’anonyme isolé dans la foule un
temps minimal de relation, de contact personnel.
On
peut certes préférer !
Mais
ce qui n’a pas changé, c’est la domination du petit nombre sur la foule,
l’exploitation de la masse par quelques-uns.
C’est
une constante, tout le reste est pure idéologie, manipulation de l’imaginaire
collectif, bref : doxa.
Ou
si l’on préfère : croyance.
Or
d’autres modèles sont possibles, et donc à inventer.
Et
ce n’est qu’en changeant ses croyances qu’on peut changer de monde…
7 —
J’ai bien le droit !
« J’ai
bien le droit de dire ce que je pense, quand même ! »
C’est
une gamine qui exprime ainsi son opinion sur la façon dont sa mère se comporte
avec le petit frère.
Laxiste,
elle est, la mère !
Mais
pas avec sa fille, selon l’opinion de celle-ci, proférée à la caisse du
supermarché.
« Tais-toi ! »,
chuchote la femme, gênée des observations que lui fait sa grande fille, onze
ans peut-être, devant tout le monde.
« J’ai
bien le droit de le dire, que tu lui passes tout, s’écrie la fille. Ça serait
moi, tu me les aurais pas achetés, ces bonbons-là ! »
Il
y a cinquante ans, une scène de ce genre ce serait conclue par une calotte, et
les adultes présents auraient trouvé ça parfaitement adapté à la situation.
On
aurait même murmuré ici ou là que si cette femme avait été plus sévère dès la
petite enfance, la gamine n’aurait pas été aussi mal élevée.
Quelqu’un
aurait fait remarquer que d’être trop coulant avec les mômes, c’est faire leur malheur,
et que si l’on veut leur bien, il faut leur apprendre à se comporter en
société.
Ce
n’est plus la doxa commune.
En
fait, les gens qui suivent l’altercation, à la caisse du supermarché, murmurent
en souriant qu’elle a du caractère, la petite !
Qu’on
ne lui fera pas faire ce qu’on voudra quand elle sera grande, qu’elle saura se
défendre.
Qu’elle
saura défendre son droit.
Et
si la calotte était tombée sur la joue de la plaignante, c’est la mère qui
aurait été jugée indûment violente, au moins par une partie de
l’assistance :
« Quand
on en arrive à gifler une gamine de cet âge devant tout le monde, c’est que
l’on est dépassé par ses responsabilités… Il y a quand même d’autres
moyens ! »
On
peut, je pense, extrapoler cette scène à l’ensemble des relations, disons
verticales, tissées entre les gens, ou entre eux et les institutions.
En
tant que principe régulateur effectif, le « C’est mon droit ! »
l’emporte désormais un peu partout sur le « C’est la Loi ! »
C’est
juste un renversement de point de vue, mais qui a des conséquences majeures.
Car
ce n’est pas que le principe de l’autorité de la Loi soit dénié en théorie,
mais on n’accepte plus comme avant de la voir descendre d’en-haut, la Loi, pour
tomber sur des administrés passifs.
On
ne s’accepte plus administré ; on n’accepte plus qu’il y ait un haut et un
bas ; on n’accepte plus trop l’existence de principes intangibles.
On
préfère la mise en situation, le cas.
La
Loi sert alors majoritairement de caution à la défense, personnelle ou
collective, du bon droit des gens.
On
connaît bien cela aux États-Unis, où toute situation un peu discutable est
l’occasion d’un procès.
Et
où, aussi, plutôt qu’à une Loi intangible, les juristes se réfèrent à des cas
antérieurs.
Plus
généralement, c’est le droit de chacun, pense-t-on, de se libérer.
Aussi
s’est-on libéré des cadres sociaux antérieurs, trop coercitifs.
On
a quitté le village ou l’ancien quartier et le jugement omniprésent des
voisins ; l’église et la perspicacité inquisitoriale du confesseur ;
le parti centralisé et sa ligne ; le syndicat lié au parti ; la
morale conventionnelle en matière de relations intimes ; etc.
On
décide ou non soi-même de s’engager, et l’on préfère alors la libre association
de personnes réunies par un intérêt immédiat, du comité des fêtes local à l’ONG
mondialisée.
Gratuité
de la décision, autonomie du comportement et des choix.
Et
qui dira que c’était mieux avant, en des temps où, sur une décision venue
d’en-haut, des masses humaines allaient au casse-pipe… sans piper !
La
question n’est pas là.
Il
y a simplement que la doxa qui nous mène sait parfaitement se servir de ce qui la
conforte, au sein de mille possibilités ouvertes par les choix multiples des
gens.
Jusqu’à
ce qu’elle se mette à rassembler tout cela pour en faire une obligation qui
s’impose d’elle-même.
Et
que le bon droit de chacun devienne pour chacun une Loi universelle
(sous
sa forme ado : « J’ai quand même le droit d’avoir la même marque de
blouson que tous les autres ! »).
Aussi
la doxa actuelle connaît-elle des gens, des individus, plutôt que des citoyens.
Des
personnes plutôt que des époux, des parents, des enfants.
De
libres croyants plutôt que des paroissiens.
Des
votants plutôt que des électeurs, des électeurs plutôt que des militants.
De
telle sorte que chacun, chacune, se retrouve devant ses propres choix…
Qui
consistent à faire le tri – il ou elle en a bien le droit – parmi ce qui lui
est globalement proposé au sein d’un flux de possibles toujours renouvelés et
globalement identiques.
Mais
rentables.
Jusqu’à
ce que le bon droit exclusif de chacun, devenu règle absolue, aboutisse à des
vies sans échanges gratuits, alors privées de sens.
Jusqu’à
ce que les anonymes apeurés, forts de leurs droits ou décidément hors la Loi,
se joignent en des hordes hurlantes et violentes, genre fans ou tifosi, ou
bandes de quartier, voire groupements extrémistes. Ou jusqu’à ce que, n’ayant
plus droit à grand chose, bien des anonymes esseulés
se joignent, sur des places ouvertes, en des rassemblements pacifiques, à la
recherche éperdue, déboussolée, d’un sens à la vie pour les humains.
6
— Vous verrez tout !
Un
homme politique français très influent est accusé, aux États-Unis, d’agression
sexuelle à l’égard d’une femme de chambre, à la suite de quoi il est
incarcéré.
Un
juge new-yorkais doit décider s’il restera en prison ou sera mis en liberté
surveillée.
Cela
a lieu au moment où, à Paris, décalage horaire aidant, une soirée de télévision
est consacrée à cette affaire, de 20h30 à 23h30, alternant débats en plateau et
séquences filmées.
Celles-ci
ont pour objet, d’une part certaines phases de la séance du tribunal, d’autre
part les révélations croisées de la journaliste en poste à New-York et de
l’envoyé spécial de la chaîne.
L’une
est plantée sur le trottoir qui fait face à la salle du tribunal, l’autre est
admis dans la salle elle-même.
Cette
organisation a pour effet de hacher le débat entre journalistes et hommes
politiques, ceci fort heureusement puisque ces gens-là savent mieux parler que
se parler.
Cela
se fait au profit des séquences filmées, marquées par un suspense
haletant : l’accusé sera-t-il finalement mis en liberté surveillée ?
Pour
un observateur peu intéressé, c’est ce « finalement » qui
compte : cela tient à une seule phrase du juge, voire à un seul mot :
oui ou non.
Néanmoins,
l’intérêt est visiblement ailleurs.
Et
là, c’est le « visiblement » qui compte, car vous verrez tout :
Quand
l’accusé va-t-il sortir de sa prison ? Comment sera-t-il vêtu ? Aura-t-il
pu se raser ? Son épouse sera-t-elle présente dans la salle
d’audience ? Comment sera-t-elle vêtue ? Quelle sera son
attitude ? Quelle attitude aura l’accusé ? Tranquille, attentive,
concentrée, inquiète, désespérée ? Va-t-il pouvoir regarder son
épouse ? Lui sourire ? Son avocat semble-t-il assuré ? L’adjoint
du procureur semble-t-il assuré ? Le juge semble-t-il compétent ? Le
journaliste français présent dans la salle pourra-t-il utiliser son téléphone
portable pendant que la séance est levée ? Pleut-il
à New-York (oui, puisque la journaliste se protège d’un parapluie) ? Y
a-t-il, sur le trottoir opposé, des zozos rigolards qui font de grands signes à
la caméra (hélas, oui) ? En quittant la salle, le prévenu marche-t-il d’un
pas assuré ?
Entre
autres.
À
la fin, on apprend ce qui seul comptait du point de vue de l’information :
liberté surveillée pour l’accusé, sous des conditions fort exigeantes.
Mais
on a tout vu !
Moyennant
quoi on a l’impression de tout savoir.
Et
l’on en oublie certaines informations qui ont fusé pendant le débat.
Par
exemple que tout cela n’était qu’une phase dans un long processus qui
trouverait son aboutissement lorsqu’une seule question obtiendrait sa réponse.
Non
pas, fort probablement, qui a fait quoi ou qui a dit quoi, mais qui a versé
combien ?
En
fonction de quoi, après de nombreuses tractations menées par de prestigieux
avocats payés fort cher, l’accusé sera relaxé ou, au pire, condamné à une peine
sans rapport avec la gravité réelle des faits présumés.
Autrement
dit, il y avait la mise en scène d’une justice impeccablement rendue à l’égard
du riche comme du pauvre, du Blanc comme du Noir, de l’homme comme de la femme,
d’une part.
Et
d’autre part la réalité d’une société dont le juge est l’argent.
Et
là, c’est l’expression « mise en scène » qui m’intéresse.
Là
se tient la doxa, cette pensée inconsciente d’elle-même qui habite telle ou
telle société humaine.
En
l’occurrence, elle fait croire à ce que l’on désire croire, elle fait voir ce
que l’on désire voir.
Et
cette apparence, elle la fait naître du désir de se nourrir du malheur ou du
bonheur des autres (plutôt quand même de leur malheur), ou mieux, du malheur ou
du bonheur d’un autre, celui sur lequel est tombé le coup fatal ou la chance
indue, cela afin d’être mis tous ensemble au bénéfice d’une émotion
purificatrice.
Elle
la fait naître de la propension humaine à se raconter des histoires, des films,
pour se faire peur, se faire du mal ou se faire du bien… avec à la clé une
victime qui serait en même temps un coupable !
Elle
la fait naître de cette même propension qui a produit, entre autres, les mythes
et les tragédies antiques.
En
sorte que les détails de cette histoire filmée qui passionnent, qui racontent
et montrent si bien à quel point le monde est tel qu’on le voudrait voir,
cachent ce fait tout nu que la plaignante, serait-elle "indemnisée",
n’a aucune importance, dans l’histoire, au bout du compte, qu’elle soit
malheureuse victime, dangereuse affabulatrice ou pauvrette manipulée.
Ce
n’est pas elle l’héroïne.
5 — Nous avons un gagnant !
« Ouiii ! » s’exclame la blondinette, le jeunot ou
la très brunette qui préside au tirage du loto sur France 2 trois fois par
semaine : « Nous avons un gagnant ! »
Mais
s’il n’y a pas de gagnant ce coup-là, c’est pas grave : pour la prochaine
fois on ajoute un million d’euros au montant à gagner.
On
n’est pas à ça près.
Trois
fois par semaine… Et l’on parle seulement du loto, pas du tiercé, du quarté, du
quinté, ni de tous ces millionnaires et autres cartes à gratter pour si desfois on aurait trois fois le même nombre dans la bonne
case moyennant quoi on aurait gagné la somme en question…
On
ne parle pas non plus de la multiplication des casinos, avec machines à sous à
la clé, bandits manchots et tout ce genre de choses.
Ni
de ces sites de jeux de plus en plus autorisés sur Internet, vive le poker ousque tu peux gagner des sous.
Ça
se démocratise, tout ça.
Avant,
il y a longtemps, on misait plutôt sur un cierge, par exemple, dans l’église du
quartier.
Pour
un coup de chance dû à un coup de pouce :
de
saint machin, de mon saint patron – sainte Rita priez pour nous.
Il
y avait quelque part quelqu’un qui s’occupait de vous.
C’est
qu’on a toujours eu besoin d’invoquer la chance, surtout dans les temps
difficiles.
Avec
ce petit brin de culpabilité de celui qui en a eu, de la chance.
« J’ai
eu du pot, l’obus est tombé là où j’étais dix secondes plus tôt.
Tous
les copains sont morts, moi j’ai rien eu… »
Et
avec cette amertume, ce soupçon de jalousie, de ceux qui n’ont pas eu de veine
vis-à-vis de celui qui a gagné le gros lot.
Rien
que du normal, de l’habituel, de l’humain de base – on n’est pas des anges.
Aussi
un filon pour renflouer les caisses publiques, impôt majeur à la clé sur le
budget des organisations compétentes.
Toutes
choses qui n’expliquent pas à elles seules l’intense mise en spectacle de la
soif de jouer et de l’espoir de gagner à laquelle on assiste.
La
doxa doit bien se cacher quelque part, en ce domaine comme dans d’autres.
C’est
que l’Empire, en effet, aime le risque, du moins chez les gens qui ont tout à
perdre, ou déjà tout perdu.
Il
vous met les grossiums qui jouent des fortunes aux cartes devant les yeux, cela
montre bien – la doxa ! – où se trouve le vrai courage, mais ce qui
l’intéresse, c’est la piécette du quidam.
Parce
qu’il y a très peu de grossiums et très très beaucoup
de quidams.
Et
surtout il aime le jeu, l’Empire, parce que c’est la conduite qui, plus que
d’autres, fait du quidam, ce sujet éperdu de l’Empire, un être dépendant.
En
manque.
Quémandeur
ne serait-ce que d’un petit regard de la chance.
Prêt
à se savoir sans mérite, à se reconnaître sans droit, à ne prétendre à aucune
équité, aucune rétribution… quand il s’agit de gagner des sous. Un peu
serait-ce.
On
ne saurait imaginer meilleure formation pour la piétaille :
imaginez
ce que ce serait, un monde où les gens dépendraient totalement, sans réclamer,
de la manne qu’on leur distribuerait, sans que cela ait un rapport avec leur
travail et leur peine…
Le
monde idéal, pour l’Empire !
On
dira que c’est la faute à Calvin, ça : le salut par grâce, aucun mérite
vis-à-vis de Dieu, à lui seul la gloire…
Tu
parles ! L’Empire n’aime personne, il ne sauve personne, d’ailleurs il
n’est pas une personne.
Il
est un pur système d’exploitation, comme il y a eu de tout temps des systèmes
d’exploitation, c’est juste qu’il exploite à sa façon, qui suppose un usage
particulier de l’argent.
Automoteur
et autorégulateur.
Pour
l’Empire, l’argent ne sert pas en premier lieu à acheter ou vendre, il est ce
qui s’achète ou se vend pour faire plus d’argent,
il
est ce qui sert à parier, à jouer sur les cours de ce qui s’achète et se vend,
à disposer de ces cours en sorte de les manipuler.
Pour
faire plus d’argent, ce qui se suffit en soi.
Pour
cela, il faut qu’existent quelques milliards de quidams qui produisent ou
achètent des choses qui se vendent.
Sans
aller beaucoup plus loin.
Mais
qui tout de même, acceptent l’idée selon laquelle l’argent n’est pas toujours
directement utilitaire.
Qui
comprennent au mieux qu’avec un peu d’argent ils peuvent aussi acheter de
l’argent
(ce
qui est une définition possible du jeu d’argent)
à
condition d’avoir du pot, bien sûr, parce qu’autrement, si c’était à cause de
leur maîtrise des flux financiers, du jeu sur les cours, ils auraient compris
le vrai fonctionnement de l’Empire,
que
c’est pas un jeu mais une arnaque.
Ce
qui est mauvais pour lui.
4
— On n’a qu’une vie !
Il
est important pour l’Empire que les gens n’aient qu’une vie.
C’est
vrai même là où l’on se flatte d’être religieux, puisqu’alors, cette unique vie
est plutôt comprise comme celle où tout se joue, béatitude ou damnation
éternelles, si bien que l’on n’a ici-bas qu’une vie qui compte…
Il
y a longtemps, bien avant l’ère présente, cette façon de voir entraînait
souvent les gens sans pouvoir vers l’ascèse – faire le vide – mais cela n’a pas
de sens au sein de l’Empire.
Cette
façon de voir amenait à se situer comme un bref passage au sein d’une longue
continuité, mais cela non plus n’intéresse pas l’Empire.
Aujourd’hui,
même les religieux arrivent à comprendre que cela ne fait pas une vie selon
l’Empire.
Et
que, par conséquent, cela n’est pas désirable.
Ils
sont faits eux aussi de cet Empire, dans lequel ils sont immergés corps… et
âme.
Car
l’âme est toujours l’âme qu’un empire ou un autre, au bout du compte, accepte,
reprend, refonde, réoriente pour la rendre aux gens conforme à son désir.
Or
l’Empire est un monde de choses, il préfère le plein au vide.
Le
plein d’objets manufacturés et vendus.
L’Empire
est un monde de moments juxtaposés alternant l’ennui (temps longs) et
l’excitation (temps brefs).
Parce
que les temps d’excitations sont les temps de la vente et de l’achat, de
l’échange de ces objets, et que cela permet d’intensifier la circulation du
flux vital qui est la raison d’être de l’Empire.
La
circulation multiple et universelle des flux.
Flux
de particules qui sont des instants désirants, nos instants de désirs jamais
assouvis mais toujours renouvelés et refaçonnés.
Refaçonnés
par une incitation, une excitation, un appel à jouir là maintenant des instants
et des objets.
Pour
un surplus, non de sens, mais de rente.
Le
plus souvent, dire « On n’a qu’une vie », c’est dire « Quand on
meurt, tout est joué. »
Mais
tout quoi ?
Le
vide ou le plein.
Le
temps vide ou le temps plein.
Une
vie pleine, et pleine de temps pleins.
Ce
ne sont pas les objets fabriqués ou achetés, les lieux habités ou visités, les
êtres possédés ou séduits qui comptent avant tout.
Mais
l’intensité des temps de désir qu’ils ont suscités.
« On
n’a qu’une vie », cela veut dire que l’intensité du désir ayant forcément
décliné, il faut recommencer.
Divorcer
se remarier. Séduire larguer.
Remplacer
(un vêtement, un jouet, une voiture).
Ajouter,
empiler, additionner – Collectionner
(d’où
les objets « collector »).
« On
n’a qu’une vie », cela veut dire qu’on va mourir – Non ! Attends,
encore ceci, cela, ce moment où quelque chose arrive, advient, survient, se déclenche,
cet éblouissement, cette envie, cet intérêt, ce désir, ce plaisir…
Il
n’y pas de petit plaisir, « Tiens, je vais changer le papier de la
chambre. »
Alors
acheter.
Et
quel malheur quand je ne peux.
La
nullité, l’inutilité, la vacuité, la honte, le mépris de soi et des autres,
pour celui qui ne peut.
La
vanité de sa vie – la seule qu’il a !
Car
le sens de cette unique vie c’est de danser, dans le flux qui fait l’Empire et
le nourrit de rente, comme une particule d’énergie qui s’allume et s’éteint,
scintille et disparaît.
Follement
circule et puis s’en va.
Ou
comme l’infime partie d’un mécanisme infiniment complexe (mais rentable), et
qui s’usera et qu’on remplacera.
Une
fois consommée la vie qu’il a.
Mais
que les gens se disent « Je suis la vie »…
Que
tout au fond de leur être pèse la vie…
Que
ces « Je » qui croient « avoir » « une » vie,
tout à coup s’aperçoivent qu’ils « sont » « la » vie…
Insondable
mystère et merveille sans pareil.
Ah
non, quelle angoisse ! L’Empire s’écroule, et tout fout le camp.
C’est
la fin de ce monde, et qui voudrait cela ?
3
— Speak white !
C’est la réponse qu’un Canadien anglophone faisait un jour à un Québécois qui s’adressait à lui en français : « Parle Blanc ! »
C’est-à-dire : « Parle la langue des Blancs, des vrais, par opposition à celles des peuples soumis, amérindiens, inuits, québécois ou acadiens. »
Il est possible, mais je ne peux pas l’affirmer, qu’il se soit alors agi d’une façon courante de s’exprimer dans certains milieux anglophones ; en tout cas, elle disait bien ce qu’il fallait comprendre.
Alors, que les anglophones aient parfois le sentiment que leur langue, devenue la langue internationale, ait à supplanter puis faire disparaître les autres langues ; qu’ils souhaitent que des gens intelligents, comme les Français par exemple, laissent tomber leur langue locale pour adopter l’idiome qui a réussi… cela peut se comprendre. Il se peut que cela fasse partie de retombées parfois drolatiques de leur chauvinisme à eux.
Si cela est, il sont eux-mêmes victimes d’un tour de passe-passe. Car en réalité, ce n’est plus de leur langue qu’il est question, mais de la langue de l’Empire.
L’Empire – que l’on nomme parfois à tort mondialisation – n’est ni étasunien, ni britannique, ni australien, ni quoi que ce soit qui s’apparente à un État, une nation, un peuple, une ethnie, que sais-je encore ? Pas plus qu’il n’est chinois, russe, indien ou européen.
Il passe au-devant, au-dessus, au-dessous, au travers de toutes ces classifications-là.
D’ailleurs il n’a même pas besoin d’un empereur pour le personnifier, il est anonyme !
Et il parle anglais.
C’est pourquoi il va de soi, assez souvent, qu’on pense préférable de s’exprimer dans cette langue, en France, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la mouvance de l’Empire.
Aussi voit-on maintenant passer à la télé, chez nous, des publicités en anglais (avec la traduction en petites lettres, en bas à droite de l’écran, pour les retardés du ciboulot).
Aussi voit-on des films venus d’ailleurs porter des titres en anglais plutôt que dans leur langue d’origine : Detective Dee (Le Juge Ti, en français, d’après le chinois), Poetry (Poésie, tout simplement, en coréen).
Aussi voit-on des groupes ou des chanteurs s’exprimer directement en anglais, au point qu’une catégorie leur est réservée dans les concours, ce qui ne fait que prolonger la suprématie des titres anglais dans la programmation musicale des radios.
Aussi enseigne-t-on en anglais dans certains établissements universitaires publics, publie-t-on en anglais dans les revues scientifiques, etc.
Et pourquoi pas, puisque c’est ainsi que l’on peut entrer en relation avec l’ensemble des réseaux qui parcourent et constituent l’Empire ?
Il convient cependant de noter que cela ne va pas sans un certain comportement d’autoflagellation ou d’autodérision. En clair, le français passe chez lui pour ringard.
Il lui arrive ce qui arrivait à la religion dans l’Empire soviétique : transformée en délicieux témoin de l’éminente culture du passé, dépassée par les performances du présent, à protéger néanmoins à l’avenir dans les musées.
Ringard, le français, mais esthétique.
Ce n’est donc pas le français, ni son destin en tant que langue, qui est en question, au sein de l’Empire, mais on peut se demander tout de même ce que cela fait, ce que cela produit, pour des gens, de se sentir remettre en douceur à leur place, celle qu’occupaient à Sparte, dans la Grèce antique, les ilotes, cette population de seconde zone vouée à marner pour les nantis du royaume.
Des ilotes, qu’ils soient francophones, hispanophones, germanophones, russophones, etc…
Refaçonnés au point de s’y mettre d’eux-mêmes, à leur place d’ilotes. Consentants, ravis de pouvoir s’affubler, comme autrefois des Indiens amateurs de verroterie, de quelques marques de la suprématie impériale.
Singer l’anglais…
Et même les Anglais, et même le Canadien cité plus haut, au bout du compte, sont devenus aujourd’hui des non-white, des ilotes, dans leur propre langue… qu’ils ont souvent de la peine à reconnaître dans la bouche de tel seigneur de l’Empire.
Ainsi va la doxa, cet ensemble d’évidences non démontrées, fabriquées, lorsqu’il s’agit des échanges entre les humains : elle agit toujours dans le sens de l’uniformisation et de la simplification dans les domaines qui rapportent, laissant aux gens leur petite liberté et leur petite fierté non rentables dans tous les petits domaines locaux, compartimentés, qui leur plairont.
Du moins tant que ces domaines ne seront pas rentabilisés eux aussi.
En anglais.
2
— Sortez couverts !
C’est sur ces mots qu’un célèbre animateur de jeux télévisés clôt chaque soir sa prestation, ô combien nécessaire !
Je reviendrai un de ces jours sur cette nécessité que sont les jeux télévisés pour la doxa, mais je m’arrête aujourd’hui sur cette injonction :
« Sortez couverts », c’est-à-dire ne faites pas l’amour sans préservatif.
Il s’agit évidemment d’une bonne parole, destinée à prévenir les gens que nous sommes (les anonymes) contre les dangers de la propagation d’épidémies mortellement graves.
On ne saurait reprocher à cet excellent homme de se soucier ainsi de notre santé.
Cela ressortit au rôle du clergé d’agir ainsi, à son apostolat.
Il fut un temps, et qui dura longtemps, où les hommes d’Église portaient assez peu ce souci, lui préférant celui de notre âme, mais Dieu merci, les choses ont changé.
Ce bon curé télégénique (nique-nique) applique donc la morale religieuse d’aujourd’hui.
Avec la même certitude de remplir honnêtement ce même rôle de directeur de conscience.
Sortez couverts, donc.
Ce qui comporte quelques implications, de ces évidences qu’il n’est pas nécessaire de formuler.
Il va de soi – et la doxa, c’est l’ensemble des choses qui vont de soi – que l’on peut être à tout moment à même d’entretenir des relations sexuelles avec des gens pour lesquels on n’entretient pas spécialement de relation de confiance.
Il va de soi que cela peut être ponctuel (Viens ma poule, on va se ponctuer…)
Ce pourquoi il vaut mieux se préserver, en effet.
Il va donc de soi que la relation sexuelle est à la fois une nécessité (« Quoi ?! Tu ll’as pas encore fait ?! ») et une conduite qui n’implique pas l’ensemble des relations dans lesquelles on est impliqué.
À ce sujet, les anglophones sont plus clairs que les francophones : ils parlent de sexe (I want sex, I need sex), non de "relation" sexuelle.
On peut mieux comprendre, avec eux, ce dont il est question : c’est du physiologique, du physique, une de nos fonctions naturelles.
Alors c’est comme manger, faut se méfier des pesticides.
L’exemple n’est pas accidentel : on peut casser la graine sans participer à un repas de famille, sans même ressentir le besoin de faire partie d’une famille.
Pour peu qu’on le sente à ce moment-là – au moment X…
Parce qu’on est un ensemble de fonctions, le total formant un individu.
Et parce que la somme des individus compose, au moment X ou Y, une société.
Dans laquelle on établit toute sorte de relations, y compris sexuelles, selon une circulation complexe, mouvante et aléatoire.
Et de préférence indéterminée.
Au travers de tout cela agissent des individus majuscules, de façon aléatoire, au nom de sociétés… fonctionnelles,
qui s’occupent de votre santé, relation, plaisir, argent, divertissement, etc., fonctionnels.
Donc, sortez couverts…
Faites en sorte que vos fonctions fonctionnent sainement pour que la société fonctionne elle aussi sainement.
C’est le sens du sermon.
Qui implique une morale tout aussi obligatoire que l’était la morale des confesseurs d’autrefois.
C’est juste l’obligation, qui m’ennuierait un peu…
1
— L’actualité
Depuis quinze mois environ, nous entendons citer chaque jour, à plusieurs reprises, les noms d’Hervé Ghesquière et de Stéphane Taponier*.
Ces
deux noms, trouvant place dans nos canaux d’information, feraient donc partie
de l’actualité.
On
mentionne aussi l’existence de leurs accompagnateurs afghans, et parfois celle
des autres otages français retenus dans le monde.
Il
me vient une remarque et une question à ce propos.
La
remarque, c’est qu’il y a ceux que l’on nomme et les anonymes.
La question, c’est que je me demande si une actualité qui dure quotidiennement pendant quinze mois est encore une actualité ?
L’actualité
suppose qu’il y ait des gens que l’on nomme, dont on connaît le nom.
Si
on ne les connaît pas au départ, ils sont vite dénommés et, si possible,
montrés.
Un
assassin que l’on vient d’arrêter, qui est encore aux mains de la police, pas
encore connu des médias, n’est pas encore nommé, n’a pas encore de nom public,
est encore un anonyme.
Très
vite, il va devenir un personnage que l’on nomme, une célébrité.
Une
célébrité est quelqu’un qui n’est pas un anonyme,
or
l’actualité a besoin de célébrités.
La
réalité, elle, n’a pas besoin de célébrités, du moins pas toujours.
Dans
le métro il y a plein de gens mais pas de célébrités, du moins la plupart du
temps.
La
réalité est faite d’anonymes.
Sauf
pour les gens qui les connaissent personnellement, bien sûr, car dans leur
réalité il n’y a pas d’anonymes, un terme qui signifie qu’on n’a pas un nom
alors que les gens qu’ils connaissent en ont un !
Mais
cela n’est pas du domaine de l’actualité.
L’actualité,
c’est un aspect de la réalité qui s’écarte de la réalité.
C’est
un spectacle qui met devant nos yeux quelques centaines de gens dont tout le
monde connaît le nom, la voix, le style, les opinions, la fonction et la
bouille…
Ils
passent, parlent, promettent, se parlent, rient, chantent, jouent, décident,
sourient, gouvernent, combattent, amusent, disparaissent un temps puis
reparaissent.
« Tiens !
Dudule a grossi ! » – « Elle était
mieux en blonde, je trouve, Ninette ! » – « J’l’ai d’jà vu l’aut’ fois, i’ jouait pas un flic, i’ jouait un
chirurgien… » – « Elle était pas de gauche, avant ?»
Coucou…
la revoilà !… Ainsi font, font, font…
Pendant
ce temps-là, non dans l’actualité mais dans la réalité,
des
inconnus majuscules, agissant au nom de sociétés… anonymes,
s’occupent
de votre emploi, nourriture, santé, argent, divertissement, etc.,
anonymes.
Si
les célébrités, ces personnages connus, virent et voltent sans pour autant
disparaître, c’est que l’actualité demande une discontinuité.
Il
faut que s’instaure une distance pour qu’ils restent des personnages.
Il
faut qu’ils soient connus, mais pas comme les anonymes sont connus des autres
anonymes qui les connaissent…
Proches
et lointains.
C’est
la réponse à ma question : le rappel quotidien des noms d’Hervé Ghesquière
et Stéphane Taponier pendant plus de quinze mois n’est plus de l’actualité.
Ils
ne sont plus des personnages, mais des icônes.
Ce
qui est une autre histoire.
Ainsi,
notre doxa – notre religion séculière, celle qui nous fait vivre ensemble dans
l’Empire auquel nous appartenons – suppose une actualité quotidienne qui ne
soit pas la réalité quotidienne.
Surtout
pas.
Un
monde hors-sol, en somme.
C’est
la réponse qui nous est propre à cette curieuse demande de l’être humain :
qu’on lui raconte des histoires.
* Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, journalistes de Fr 3, ont été enlevés par les Talibans lors d’un reportage en Afghanistan, et retenus comme otages du 30 décembre 2010 au 19 juin 2011.
La
liste :