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théo-logie
Confession d’un
animateur biblique
Les conditions d’une
lecture commune des Ecritures
Avertissement
Ce
texte est le témoin d’une étape décisive de mon expérience concernant
la lecture de la Bible ; c’est
pourquoi j’ai préféré le laisser tel quel ici bien
qu’il soit daté – 1984 – et se réfère à
l’occasion à des thèmes qui faisaient l’actualité à son époque chez les
biblistes ou les théologiens et qui ont disparu aujourd’hui – 2008 – de leur
horizon intellectuel.
Le sujet des synodes de l'Église Réformée pour l'année
1984, "L'autorité des Écritures", me paraît mal posé. Les termes de
cette "confession", je l'espère, montreront en quoi.
A la
fin de la guerre d'Algérie, après la crise de l'Alliance, nous étions un petit
groupe de jeunes théologiens à avoir fait un choix différent de celui de nos
amis de l'Alliance et du Semeur. Ils s'étaient écartés
de l'institution protestante, nous demandions au contraire à faire vivre les
mêmes interrogations que les leurs au sein d'une paroisse. Nous voulions porter
la crise de la spiritualité contemporaine "à l'intérieur d'une cellule
élémentaire de l'Église"1. Ce qu'a été cette expérience qui
dura quatre ans n'a peut-être pas grand intérêt aujourd'hui. On peut seulement,
je pense, prendre acte du silence qui a entouré les conclusions que nous en
tirions, et que nous avions en particulier résumées dans un petit texte
intitulé "La Bible et son exploitation"2. Nous y disions
précisément que, là où certains3 voient une percée de la pratique
biblique, à savoir le développement de l'herméneutique, en particulier chez
Ricœur, il y a en fait un cercle vicieux. Et nous pensions – je pense encore –
que ce cercle n'est pas de nature méthodologique, comme Ricœur le dit et
l'assume, mais de nature politique et idéologique.
Il
importait peu en effet à nos yeux d'alors, il importe peu à mes yeux, que
l'herméneute circule des textes bibliques à la pensée et à la situation
contemporaines, dans une reprise permanente du sens, toujours à réinterpréter.
L'important résidait pour nous dans le fait qu'il n'est pas n'importe qui,
celui qui accomplit cette démarche. Nous avions découvert que la pratique
ecclésiastique avait pour règle – herméneutique ou pas – de détourner le
questionnement vital, le chemin de vie irrémédiablement profane des gens, vers
une problématique dite biblique qui ne donnait sa chance ni à la Bible ni à
l'aujourd'hui. L'Église, pour nous, faisait bouchon. Elle instituait le besoin
d'un intermédiaire qui traduise la langue profane en langue
"biblique", et la langue biblique en langue "profane", en
termes "vécus". Et pour nous c'était cela la condition pratique qui
avait produit, rendu nécessaire en notre temps, la problématique herméneutique
: après les fameux "maîtres du soupçon", Marx, Nietzsche, Freud et
les autres, après l'agonie théologique de Bonhoeffer, il fallait que l'Église
produise un discours qui permette à l'intermédiaire (par exemple au
prédicateur) de se légitimer à nouveaux frais. Sa légitimation, c'était la
reconnaissance de ce qu'on appela la distance culturelle entre la Bible et
nous. Je reviendrai ailleurs sur ce concept que je crois inutile, mais j'avance
déjà ici que, à elle seule, la prise en compte de cette distance culturelle
nous donnait raison : elle rendait nécessaire un corps de spécialistes qui
pouvaient, et eux seuls, pratiquer le va-et-vient entre cette culture biblique
éloignée et la situation d'ici et d'aujourd'hui.
Ce
que nous ne voyions pas alors (1967), ce que je crois voir aujourd'hui, c'était
l'articulation du politique et de l'idéologique dans ce développement de
l'herméneutique. Les termes employés par Serge Guilmin
me permettront de l'exposer. Il écrit en effet : "La Parole originaire qui
a été perçue est devenue texte" (c'est la Bible). Plus loin : "Nous
avons à entendre cette Parole livrée sous les espèces des documents
bibliques..."4. C'est donc l'idée selon laquelle une réalité
première, primitive, primordiale ("la Parole originaire"), ne nous
est accessible que sous les espèces d'autre chose : nous sommes voués à ne
jamais entendre, "percevoir" avec nos sens, comme au temps
"originaire", cette Parole. Mais ce que l'herméneutique nous offre,
c'est le "détour d'une signification seconde réinterprétée"5.
Ainsi
Quelqu'un parle, ou plutôt a parlé autrefois, avant, dans un temps
d'avant notre temps qui, lui, est historique, et nous n'entendrons pas la
Parole de ce Quelqu'un. Aucun détour ne nous permettra jamais de
l'entendre. Je demande, comme faisaient les anciens rabbins : "A quoi la
chose est-elle semblable ? " – et je réponds : "A un homme qui avait
enseigné ses enfants et qui est mort : ses enfants, puis leurs enfants après
eux, seront contraints de réinterpréter toujours, à perte de vue, les paroles
de ce défunt. Personne, jamais, plus jamais, ne les leur fera entendre. A sa
mort commence le temps du détour, qui est aussi le temps du détournement par
celui qui a la capacité d'interpréter (à la fois savoir, pouvoir et vouloir).
C'est sur le chemin de ce détour que se poste le Vicaire du Mort, le Grand
Herméneute..."
Ce
détour, en effet, ne peut être la pratique d'un peuple. Non parce qu'un peuple
en serait incapable, mais parce que son vouloir est autre. Dans les cas graves,
en effet, un peuple prend le risque d'une Parole, à fonds perdus ; il ne
saurait accepter un dieu qui ne fasse de même. Si bien que le détour
herméneutique est pris par lui pour Parole divine – ou pour contrefaçon.
On
voit que je lie ainsi à la fois l'herméneutique, la mort de Dieu et la
nécessité du prêtre, quelque nom qu'on donne à ce dernier. Le prêtre c'est
l'homme du sacrifice : on sacrifie le dieu et on le communique sous les
espèces d'autre chose.
On
sacrifie le dieu en le remontant soit au ciel, soit dans un temps d'avant les
temps. On le communique sous les espèces du rite, du mythe, ou d'autre chose,
une autre chose finalement plus perverse, et qui est le ressassement
interprétatif d'une parole morte. Le fantôme de la Parole.
-oOo-
Ainsi
la condition de l'herméneutique, c'est d'accepter à la fois que la Parole est
morte, qu'elle a chu, chuté, dans des Textes, ET que ces textes sont les
espèces sous lesquelles la Parole peut être réactivée. C'est là son idéologie,
c'est-à-dire le système logique sous-jacent à son fonctionnement. On notera
l'homologie de ce système avec la conception gnostique de la vie humaine6,
dans laquelle l'âme préexistante choit dans la matière charnelle, sous
laquelle elle doit être retrouvée, et de laquelle elle doit être libérée.
Cette homologie indique quel est le statut réel des textes dans la pensée
herméneutique : ils sont le corps putrescible d'une âme, ils sont les traces
laissées dans l'histoire (les "documents") d'une visitation céleste à
jamais abolie, dont on ne cessera jamais de réactiver le souvenir, jusqu'à
l'avènement de cet autre temps hors du temps où l'histoire finira, et où les
textes n'auront plus lieu d'être. C'est l'histoire d'un double exil : exil de
la Parole, mais aussi exil de l'Écriture. Car faire de cette dernière la
matière malheureuse d'une âme morte, c'est la condamner à l'insignifiance.
Insignifiante
l'Écriture, c'est alors le règne des "signifiances" herméneutiques,
le règne du sacerdoce. Et il s'agit bien d'un règne, c'est-à-dire d'une réalité
politique, car la nécessité du prêtre entraîne la minorisation, l'insignifiance
des peuples, leur en communique l'esprit, les rend aptes à être dominés. On
voit comment le politique et l'idéologique se tiennent.
A ce
point critique où j'en suis, je voudrais prendre en compte un argument qui
m'est parfois opposé. Il y en aurait bien d'autres mais celui-là me frappe. On
m'objecte que le refus de cette distance que l'herméneutique établit entre
notre historicité et la Parole équivaut au refus pathologique de l'adulte qui
veut rester un enfant : il ne peut pas accepter la séparation nécessaire d'avec
ses instances parentales, séparation qui le constitue précisément en être
adulte, autonome ; il refuse d'être sevré. Il refuse la castration symbolique
(j'emploie les termes de l'École) qui peut seule l'amener à la puissance, à la
capacité de créer. En m'objectant ceci on se trompe de cible, car celui qu'on
vise ainsi c'est le fondamentaliste. Fondamentaliste et herméneute forment
certes un couple adversatif, mais à mes yeux un couple tout à fait cohérent.
Ils sont le côté pile et le côté face d'une même pièce de monnaie. Ils
partagent l'idéologie dualiste (âme et corps) dont je parlais. La différence
entre eux est de direction : alors que l'herméneute part des textes pour aller
vers l'interprétation, le fondamentaliste pense y rejoindre la Parole perdue.
Tous deux sont à la porte du jardin d'Éden, mais l'un s'en va exercer son
pouvoir sur les terres désolées de l'exil, alors que l'autre veut retourner
vers l'arbre de vie, remonter le temps, refuser l'exil ; mais comme la chose
est impossible, c'est lui alors qui construit une ville et une tour où ne veut
exister qu'une seule parole, et c'est lui qui se trouve frappé par la division
babélienne (car fondamentalisme et sectarisme vont de pair). L'herméneute a
fait l'économie de cela, il a accepté tout de suite la pluralité des langages.
Mais l'important, pour moi, c'est que leur point de départ est le même :
l'exil.
-oOo-
Mon
point de départ est tout autre : il n'y a pas d'exil. L'exil suppose autre
chose qu'on regrette, même si l'on assume sa disparition. Il n'y a pas autre
chose, pas de Parole antérieure ou supérieure à retrouver. Le point de départ
ce sont les faits, ici et aujourd'hui. Et il y a un fait de l'Écriture
biblique. Rien ne me laisse supposer que cette écriture est la mise par écrit
d'une parole. Tout me dit le contraire. Ce que m'ont appris mes recherches de
bibliste, c'est que ces écritures sont le produit d'un travail, d'un travail
historique.
Après
la liquidation de l'expérience paroissiale à laquelle je faisais allusion, et
grâce à la libéralité et au libéralisme de l'Église Réformée de France, j'ai en
effet passé huit ans à circuler dans l'espace de ces questions : Qu'est-ce
qu'une parole ? Qu'est-ce qu'une écriture ? Qu'est-ce qu'une lecture ? Y a-t-il
une spécificité de l'écriture biblique ? Si oui, quelle est la pratique
spécifique qu'on pourra appeler valablement lecture biblique ? Etc. J'en suis
venu assez vite à concevoir que ces questions n'étaient pas limitées au domaine
biblique mais qu'elles naissaient immanquablement de la culture occidentale
("bourgeoise" ou "socialiste"), à partir du moment où une
certaine carapace intellectuelle et sociale tombait pour laisser venir au jour
la souffrance, elle aussi spécifique, de nos sociétés : qu'est-ce qu'une Parole
? C'est bien ce que demandent ou ont demandé les Enragés de 68, les Femmes du
M.L.F., les Soljenitsyne, Camara, Dubček, Wałeşa, M.-L. King, et tant d'autres, les
minorités de toute sorte, les Beurs d'aujourd'hui. La Parole elle-même est-elle
destinée à rester toujours ce fantôme – le fantôme de la liberté – que nous
connaissons ?
La
force, la puissance (exousia) de l'idéologie
dominante, dualiste, liant entre elles en un système une physique et une
métaphysique, sa force, c'est de n'avoir pas besoin d'une expression légitimée,
consciente, pour agir dans les cœurs, les esprits et les reins. C'est cela,
d'ailleurs, une idéologie. Il lui suffit pour agir de placer ses termes
constitutifs au rang de figures inconscientes, non-réalisées, du désir. Ainsi,
dans le cas du protestantisme, par exemple, il n'est pas besoin de ce Vicaire
du dieu dont je parlais. Il lui suffit qu'il existe comme ensemble vide dans le
système d'ensembles inconscients qui quadrillent le désir d'Église : on notera
que dans les grandes sociétés protestantes on a été plus avide parfois
d'unanimisme que dans les catholiques : la parole unanime y fut un pur désir,
sans relais institutionnels, alors que les Catholiques avaient le Pape.
Ce
n'est pas sans visée que je prends cet exemple, car la question de l'unanimisme
est étroitement liée à celle de la Parole. Tout dépend en effet du point de
départ temporel : si la Parole est perçue comme antérieure, fondatrice,
originaire, la question qui se pose aux personnes historiques est d'abandonner
leur spécificité criante pour parler le langage de l'origine, de quitter leur
histoire comme on quitte père et mère pour l'amour d'une femme. C'est alors
l'unanimisme. Si la Parole est à faire, c'est au contraire à chacun
d'abandonner l'illusion d'être un autre, et de faire effort pour dire le vrai,
situé, de sa vie. Le vouloir politique des hommes peut alors construire, de ces
faits de parole, une parole historique, ouverte sur l'avenir, toujours en
mouvement. La parole, alors, passe par une transaction, qui est le vrai lieu, historique,
de la castration mentionnée plus haut. Les humains se sèvrent mutuellement.
J'ai
donc découvert que les écritures bibliques étaient le produit d'un travail
historique, mais pas dans le sens où le diraient les herméneutes. Loin de
mettre par écrit une parole entendue, ou perçue si l'on préfère,
antérieurement, les écrivains bibliques ont fait comme tout le monde, ce me
semble, quand il s'agit d'écrire : ils ont eu à faire avec quantité de
paroles antérieures, toutes situées, toutes contingentes, et toutes, ou
presque, lieux de pouvoir pour des groupes déterminés. A partir de cela, et le
plus souvent à partir de leur refus de cela, les écrivains bibliques ont
construit une parole neuve. Cette neuve parole n'était pas un détour
interprétatif mais bien, pour eux, la construction de la parole d'un dieu
d'aujourd'hui : "Ainsi a dit mon Seigneur" (Ko âmâr
Adonâï).
On ne
peut pas faire de ces paroles ce qu'en fait tel exégète patenté du livre de la
Genèse, qui distingue dans une péricope ce qui est du dernier rédacteur, puis
de l'avant-dernier, puis de l'antépénultième, etc., montrant à chaque étape que
le texte ainsi découvert est une réinterprétation d'une tradition plus
ancienne, pour finir, après avoir reconstitué l'étape la plus "primitive",
la "yahviste", par dire ceci : "Ce
n'est ni la chair ni le sang qui ont révélé cela au Yahviste".
Heureux Yahviste qui avait entendu, et lui seul, la
Parole d'origine ! Malheureux, nous autres qui nous éloignons à chaque minute
de cette révélation ! Malheureux élohiste, voué à réinterpréter ce qu'il n'a
pas connu ! Heureux exégète, qui a su remonter le
temps dans sa machine à machiner les écritures !
Mais
si l'on ne peut pas faire cela, que peut-on faire ? Et d'abord, si la Bible
n'est pas la mise par écrit d'une Parole d'avant, Parole divine révélante, pourquoi aurait-on à en faire quoique ce soit ?
Si Amos n'est jamais qu'une sorte de Soljenitsyne antique, si Moïse n'est que
le Martin-Luther King des anciens Hébreux, si Jésus lui-même n'est que...
N'est
que ! Il faudrait s'interroger sur ce restrictif, dans un premier temps :
pourquoi l'histoire d'aujourd'hui serait-elle moins sainte que l'histoire
ancienne ? N'est-ce pas ainsi, déjà, que nous nous éloignons de notre
aujourd'hui ? Si Dieu est vivant, est-il le dieu des morts ? Et s'il est mort,
pourquoi tout ce travail sur la Bible ?
Revenons
aux faits. Il y a la Bible, voilà un fait d'aujourd'hui et d'ici. Que dira-t-on
de plus ? Elle parle aujourd'hui, ou non. Si elle ne parle pas, qu'on la laisse
: pourquoi chercherait-on, sauf dans quelque cabinet d'archéologue, à
l'explorer ? Si elle parle, je veux dire si elle nous parle, la question n'est
pas tant de savoir pourquoi, mais bien comment.
Si
quelqu'un me parle, je veux dire m'interpelle, me dit sur moi et sur mon
histoire, l'histoire de mon espèce et de son aventure, des paroles fortes,
contondantes et confondantes, mon attention se portera sur ce qu'il me dit. Et
elle se portera aussi sur la façon qu'il a de me le dire. Ce sont les deux
aspects du comment. J'aurais beaucoup de peine à recevoir des paroles vivantes
sur ma vie de quelqu'un qui n'est pas concerné. J'aurai besoin que ce quelqu'un
soit présent, dans ces paroles. Et s'il l'est, cela voudra dire que le contenu
et la forme de ses paroles seront parfaitement cohérents : c'est comme cela que
je verrai qu'il est présent. Alors, ses paroles auront pour moi une autorité.
C'est ce que j'appelle une parole présente. Et je ne donnerai autorité, de
plus, parmi toutes les sortes de paroles réellement présentes, qu'à certaines,
parce que... Parce que je ne sais pas. C'est un fait là aussi : on choisit. On
aime une présence, on en ignore une autre, on reste froid.
Mais
lorsqu'on a choisi, lorsqu'on a "marché", il peut y avoir encore deux
attitudes. On peut aimer, comme dit Denis de Rougemont dans l'Amour et
l'Occident, non pas l'autre, mais l'amour qu'on a pour lui – et c'est
l'amour de la mort. On peut aussi aimer l'autre. Et c'est alors un faire : on
ne se perd pas dans l'autre, mais on construit avec lui. On reste soi, et par
conséquent on ne fait pas de l'autre la projection mythique de son propre
désir.
C'est
en fonction de cela que je propose à ceux qui n'écoutent pas la Bible
d'accepter qu'elle ne leur parle pas. Pourquoi tous ces détours ? Pour sauver
quoi ? Pourquoi perdre sa vie à sauver un livre qui n'est pas capable de parler
tel quel aujourd'hui ?
Par
contre, si elle parle aujourd'hui à certains, la question qui se pose est
comment ils vont faire pour construire avec elle.
Les
Écritures me parlent. Et les Écritures sont autres que moi. C'est ce qu'elles
sont qui me parle – forme et conte confondus, indiscernables. Je n'ai d'autre
ressource que de le pratiquer, ce qui est une chose bien connue qui s'appelle
lire. Et de cette pratique naîtront, se construiront, comme dans un mariage
entre deux êtres libres, des faits. Actes et paroles mêlés, eux aussi mariés.
Et pourquoi faut-il justifier, par un recours à une autorité externe
arbitrairement conférée aux temps antiques, ou à quelque magistère scientifique
ou religieux socialement supérieur, l'autorité de cette création ? Elle aura
l'autorité de sa pertinence historique. Si celle-ci est nulle, elle n'aura pas
d'autorité. Peut-être n'en aura-t-elle jamais. Peut-être seulement plus tard.
Peut-être pour tous. Peut-être pour quelques-uns. Quelle importance ? Me
faut-il à tout prix justifier ma vie ? Au nom de quelle peur ?
Là où
je dis "je", on aura peut-être compris que je parle aussi de l'Église
? Mais pas seulement. Le "je" de l'Église n'a aucun intérêt s'il
n'est pas lui aussi la construction commune des "je" souvent
contradictoires, toujours irréductibles. Le "je" de l'Église ne peut
être pour cette raison qu'utopique, toujours en cours de construction, comme
sont tous les vrais "je". Il doit l'être, de plus, pour une
autre raison, et c'est que même ainsi considérée, l'Église est une institution
: comme telle, elle exclut, de fait, bien des "je" qui en seraient,
si les pesanteurs historiques ne les en écartaient, et non pas seulement d'elle
mais aussi de la pratique qui la constitue : la lecture des Écritures.
-oOo-
Les
Écritures me parlent, disais-je. On sera peut-être étonné de cette
inconséquence : comment une écriture serait-elle une parole ? N'ai-je pas
précisément écarté de l'Écriture le fantôme de la Parole ? Dans cette
perspective, Guilmin serait plus conséquent que moi,
lui qui parle de "textes"7. Et de fait, si la Bible est un
ensemble composite de textes, on peut bien se donner pour tâche le travail de
ces textes, de ces documents, traces physiques d'une Parole qui passa.
Mais
précisément je laisse aux herméneutes ainsi qu'aux analystes de tout poil le
terme de texte. Je parle d'une écriture. C'est tout autre chose. Même
composite, une écriture n'est pas un ensemble de textes. Elle n'est pas un
dossier. L'Écriture, par toutes les ressources de son art, dit "je"
elle aussi. Elle la première. Les Écritures disent un "je" multiple,
pluriel, foisonnant, mais construit. Comme nous. Elles ont leur façon.
Qu'on prenne ce dernier terme dans tous ses sens. Plus encore, elles sont
leur façon : elles nous parlent parce qu'elles nous parlent comme cela.
Si
j'aime la Bible c'est parce que pour moi sa beauté et sa vérité ne font qu'un.
Et c'est pourquoi je souffre de la voir défaite, décomposée par l'exégèse et
l'analyse, dans le temps même où sa lecture n'est plus promue comme pratique
commune8. A tout prendre, et dans ces conditions, j'aimerais mieux
qu'on en parcoure les beautés, comme disaient les Classiques... Privé comme il
est actuellement d'une lecture commune antérieure, le travail de l'exégète me
paraît comparable à celui du médecin légiste : c'est la leçon de dissection. Un
tel traitement ne dit-il pas à lui seul que l'objet de l'analyse est un
cadavre ? Cela me touche physiquement.
C'est
aussi parce que, pour moi, la façon biblique est en même temps sa vérité que je
ne peux m'associer à l'entreprise de Fernando Belo et
de ses disciples9. Pour que je m'en détourne, il lui suffit
d'écrire, parlant de Marc : "Comme la sienne, mon écriture est une
écriture fruste, hors des cercles dominants, une écriture de pauvre (cette
pauvreté que l'on appelle en haut lieu l'autodidactisme) "10.
Je ne sais ce qu'il entend par "écriture fruste", mais ce que je
sais, c'est que l'écriture-Marc n'a rien de commun avec l'écriture-Belo. C'est qu'en effet Marc me parle alors que Belo m'explique. Cela n'enlève rien aux qualités de Belo dans son ordre, par rapport à sa visée. J'essaierai
plus loin de dire comment à mon sens on peut exploiter ce genre de travail. Il
me suffit pour le moment de noter que le travail de Belo
suppose, pour être cohérent avec sa revendication d'être hors des cercles
dominants, une pratique préalable des gens auxquels il s'adresse, pratique qui
est tout bonnement ce que j'appelle la lecture, pratique qui fait défaut. De ce
fait, le "pasteur" Belo répond par avance à
des questions qui ne se sont encore posées à personne sauf à lui. Il opère un
court-circuit technocratique – tout autodidacte qu'il soit – entre le désir
(inassouvi) de Bible, chez les gens, et l'achèvement d'une construction de
lecture. En cela il n'innove pas mais reste dans le droit fil de l'exégèse
qu'il appelle bourgeoise. Cela n'a rien de commun avec l'écriture de Marc, qui
prend le risque d'offrir en seize petits chapitres une œuvre d'art (au sens
technique comme au sens esthétique). Que cette œuvre d'art soit fruste ne
signifie rien : la peinture de Picasso ou la poésie de Prévert sont-elles
frustes ? Par rapport à quoi ? Encore une fois, cela parle ou non. Et si ça
parle, c'est comme cela que ça parle. J'insiste sur ce point parce qu'il
me semble que seul le risque de la beauté-vérité laisse au lecteur, à
l'auditeur ou au spectateur la liberté de dire anch'
io sono pittore, moi
aussi je peux créer, moi aussi je suis libre de faire...11 Plusieurs expériences de lecture pure et
simple de ce fameux Marc avec des groupes divers m'ont appris que sa puissance
poétique est prodigieuse. Je répéterai donc à Belo la
parole d'André Breton, interrompant l'explication d'un poème : « Non
monsieur, s'il avait voulu dire cela, il l'aurait dit. » La question,
devant une écriture, n'est jamais en premier lieu de se demander ce que ça veut
dire, mais, selon le mot de Lyotard, ce que cela
fait, et ce que cela fait faire. C'est ce que j'entends quand je dis qu'une
écriture parle.
-oOo-
Mais,
réfutant Belo, je dois répondre du coup à un certain
terrorisme intellectuel qui a sévi dans les milieux chrétiens de gauche à la
suite de la publication de son livre : il faut maintenant se situer par rapport
à une, lecture "matérialiste" des Écritures.
S'il
le fallait vraiment je serais en mesure de revendiquer le terme. En effet, je
prétends bien que la lecture (des Écritures bibliques comme de toutes les
autres écritures) ne peut être qu'une pratique historique, qu'elle l'est de
toute façon ; de même que les Écritures bibliques furent des constructions
historiques, situées dans leur ici et dans leur maintenant ; que la Parole
n'est pas une parole d'en-haut tombant dans la matière ; etc. Mais on peut être
matérialiste de droite, si l'on me permet cette qualification approximative.
Par exemple, quand on pratique une lecture cléricale, quand on vise
"objectivement" à substituer une lecture cléricale matérialiste à une
lecture cléricale idéaliste, c'est-à-dire chaque fois que l'on répond à
l'avance aux interrogations supposées des lecteurs réels au lieu de chercher à
réunir les conditions pratiques d'une lecture populaire, historique et
collective. Ces conditions sont les mêmes pour la lecture de la Bible ou pour
la lecture de tout autre fait social.
Quelles
sont donc ces conditions ? Elles sont simples à dire, difficiles à réaliser. Il
faut avant tout rassurer les gens quant à leur propre capacité de construire
leur lecture. Cela va loin, touchant aux ressorts mêmes de l'aliénation, au
plus profond de l'être, individuel ou social. Il ne va pas de soi que nous
puissions comprendre et créer. C'est une question de foi. Celui qui a été rompu
dès son jeune âge (rompu !) aux mécanismes de compréhension et de création
propres à l'idéologie dominante ne ressent pas le besoin de cette foi. Pour les
autres, l'acquisition de ces mécanismes a été nulle, elle consiste pour eux en
la certitude de leur incapacité, au mieux (mais est-ce mieux ?) en la maîtrise
de rudiments incoordonnés. Si bien que pour les uns l'idéologie dominante offre
l'illusion de l'universel (c'est l'unanimisme dont je parlais plus haut), et
pour les autres, la plus grande masse, elle offre le désir toujours déçu de cet
universel, lui-même illusoire. Il faut les rassurer, leur assurer que leurs
efforts peuvent contribuer à une création authentiquement fraternelle. Cela ne
peut se faire seulement en paroles, mais bien en tâchant de ménager
pratiquement des plages, des lieux et des temps de liberté. Cette dernière
fût-elle précaire et transitoire. C'est donc un combat permanent. Combat,
certes, contre le désir de pouvoir des instances en place, mais aussi combat
contre soi et contre le désir de soumission spirituelle des participants. Et ce
combat rencontre un obstacle objectif très puissant, qui réside dans la
disparité du désir : il est certain que celui qui appelle les autres à ce
combat le fait parce qu'il porte en lui un plus grand désir. Il y a donc, en un
sens, des maîtres... On reconnaît les bons maîtres à ceci qu'ils font tout pour
que les "disciples" se détachent d'eux. C'est là encore la question
des conditions pratiques à réunir.
-oOo-
J'avais
d'abord pensé m'étendre ici sur ces conditions pratiques, de façon plus
technique. Il m'apparaît que cela est difficile dans la mesure où je m'adresse
à un public qui, dans sa majorité, n'a développé son expérience que dans le
domaine très particulier de la prédication et de ses dérivés (culte personnel
ou familial, entretien pastoral, liturgie ecclésiale, etc.). Il y a certes,
parallèlement, un grand développement des groupes de recherche biblique, mais
il me paraît ressortir surtout de la vulgarisation des méthodes savantes dont
j'ai déjà parlé. Rien de tout cela ne me paraît de nature à développer cette
pratique de lecture populaire que j'appelle de mes vœux. Tout cela, au
contraire, est toujours tenté d'en faire l'économie. Si bien que je me trouve
devant la nécessité, ou de parler de façon allusive, ou de me lancer dans un
exposé technique très détaillé, reprenant les travaux de Marcel Jousse, de
Régine Lacroix-Neurberth, d'Henri Meschonnic
et de quelques autres, tous travaux qui supposent pour être valablement
appréciés et critiqués une certaine expérience des pratiques qu'ils explorent.
La seconde voie me paraissant impraticable dans le cadre de cet article, je
m'en tiendrais à la première, en donnant quelques indications rapides sur ce
qui, selon moi, fait réellement question.
La
lecture, ai-je dit, est construction, tout comme l'écriture. J'aurais pu
également employer les termes de production ou de création si ce n'était qu'ils
présentent l'inconvénient de susciter des connotations idéologiques,
philosophiques ou théologiques que je préfère éviter. La question est de savoir
dans quel registre cette construction doit se situer pour être réellement
l'expression de la créativité humaine. Plus précisément, il nous faut savoir
quelles sont les fonctions, en nous, qui sont mises en jeu dans la lecture. Or
je constate qu'en dehors du chant des Psaumes, tout notre rapport aux Écritures
se situe dans l'aire de la fonction intellectuelle.
Qu'on
ne voie pas dans cette affirmation l'amorce d'un discours
anti-intellectualiste. Ce type de discours, très fréquent dans nos Églises,
représente à mes yeux un effort, malheureux parce que non critique, pour sortir
d'une situation empiriquement perçue comme bloquée. Ce qui manque à ce discours
c'est une connaissance des raisons de ce blocage. L'intellect joue le rôle de
bouc émissaire justement dans la mesure où il reste la seule fonction
répertoriée. On brûle ce que l'on adore. Mais en réalité l'être humain met
perpétuellement en interaction un ensemble complexe de fonctions, et ceci au
service de sa créativité, au service de son extraordinaire capacité de
construction. Lorsque l'une de ces fonctions l'emporte sur les autres au point
de régner totalement sur elles, c'est alors qu'il y a blocage.
Pour
ce qui est de définir les principales fonctions qui interviennent en tout cas
dans la lecture, je m'en tiendrai à la sagesse des Anciens qui en discernait
trois, la mentale, l'émotionnelle et la sensori-motrice. Il me semble que les neuro-physiologues actuels, tout
en allant beaucoup plus loin dans la diversification analytique, ne sont pas loin,
lorsqu'ils schématisent, de cette simplicité... biblique. Certes la
détermination de ces fonctions est évidemment sujette à caution ; elle est
toujours révisable ; elle suppose une attention critique permanente car elle
risque toujours d'induire à une prétention universelle, métaphysique, comme on
le voit précisément dans le développement des ésotérismes à la mode. Néanmoins,
la distinction entre les trois fonctions que j'ai nommées a le mérite d'être
opératoire, c'est-à-dire de rendre suffisamment compte de ce qui se passe dans
la pratique.
Trois
fonctions, donc. Et cela déjà appelle quelques remarques. La première est que
la question de la coordination de ces fonctions n'est pas facile à résoudre.
Tout ce que je peux en dire est que faute de cette coordination il y a blocage,
c'est-à-dire suprématie de l'une et refoulement des autres. Et ce refoulement
de fonctions qui exercent néanmoins leur activité ne va pas sans contreparties
malheureuses.
J'en
donnerai un exemple qui concerne le rapport aux Écritures bibliques : plus se
développe en ce domaine une suprématie de la sphère du mental (exégèse,
analyse, herméneutique), plus on voit apparaître concurremment des expériences
qui donnent la prééminence à la sphère émotionnelle (pentecôtisme, charismatisme).
Cela, qui peut s'observer aujourd'hui dans les Églises occidentales, n'est pas
nouveau, et le Judaïsme, par exemple, a connu le même type de développement,
par exemple en Pologne avec le Hassidisme. Tout se
passe comme si, dans un groupe de trois personnes, deux d'entre elles
s'entendaient pour éliminer la troisième, et se retrouvaient prises dans une
situation bloquée de lutte bilatérale pour la prééminence. Car, et c'est bien
là le problème central de cet article, il y a bel et bien une troisième fonction
à remettre en piste, la fonction sensori-motrice, sans laquelle mental et
émotion s'épuisent et se stérilisent mutuellement. Ce qui est à viser, c'est
l'harmonie.
Une
deuxième remarque concerne l'ordre dans lequel on est toujours tenté de citer,
chez nous, ces trois fonctions. Le mental d'abord, puis l'émotion, enfin le
sensori-moteur. Commencer par l'intellect conforte en nous de vieilles
habitudes, mais il peut être douteux que la prise de contact réelle avec les
écritures soit premièrement d'ordre intellectuel. Il se pourrait au contraire
que la fonction intellectuelle opère un retour, critique et analytique, sur le sujet
qui a mû nos sens, le constituant pour un temps en objet. Ce serait
ce retour qui permettrait à l'herméneutique de séjourner dans la fonction
intellectuelle en entreprenant ce détour qui la définit.
S'il
n'y a pas prééminence de l'une des fonctions sur les autres, il y a cependant
primarité. Et la première, en ce sens, est la fonction sensori-motrice. C'est
par elle que nous entrons en relation, même dans la parole, même dans la
lecture silencieuse, avec le sujet qui nous fait face. Tout simplement parce
qu'elle comprend l'exercice de nos sens, d'une part, et d'autre part la tension
énergétique qui me constitue présent à l'égard de ce sujet.
Ceci
posé, on n'insistera jamais assez sur le fait que la fonction émotionnelle,
quant à elle, est perpétuellement en risque d'être coincée entre l'immédiateté
(relative) du sensori-moteur et le retour critique du mental. C'est pourquoi
elle tend à déborder à la fois le processus de relation entre les sujets et le
travail sur l'objet, et à les noyer chaque fois qu'elle est mise en situation
dysharmonique. Elle représente donc toujours un danger potentiel pour les deux
autres fonctions, donc pour l'être lui-même, et plus généralement pour les
sociétés. Devant ce danger, les sociétés répondent différemment suivant les
temps et les lieux. Il est remarquable que notre civilisation utilise le mental
comme arme contre l'émotion, par priorité. Elle fait ainsi l'économie de la
connaissance sensori-motrice. Plus exactement, elle se prive d'elle autant
qu'il est possible. Voilà pourquoi votre Église est muette ! Elle pense ou elle
s'enflamme, ou les deux en même temps, au sujet des Écritures, mais elle ne les
connaît pas, au sens où Adam connut Ève.
Je
dis ceci, bien sûr, en termes de tendances et non comme un jugement radical. Ce
qui m'importe ici est simplement de montrer que sans ce premier temps, concédé
à la relation avec les Écritures, temps soigneusement aménagé, respecté, promu
et organisé, institué, les conditions pratiques d'une lecture biblique du
peuple ne sont pas réunies. C'est alors ce que nous connaissons, à savoir
l'inflation du commentaire, savant de préférence mais aussi cléricalement
pieux, faisant place à des passades émotionnelles. Le tout sans que des bases
soient posées qui permettent à un peuple de se constituer durablement.
Seule
l'harmonie entre les fonctions peut permettre au tout-venant des lecteurs de
faire de leur relation avec les Écritures une construction d'ici et
d'aujourd'hui.
-oOo-
Comment
remettre en valeur la fonction de "connaissance" biblique dans nos
Églises d'aujourd'hui ? Anciennement, la tradition de l'Église, surtout en
Orient, a répondu à cette question par la pratique liturgique, en s'appuyant
par exemple sur l'expérience monastique, mais aussi et surtout sur l'héritage
du Judaïsme post-exilique. C'est ainsi que des
générations de Chrétiens ont connu la Bible sous les espèces des listes de
péricopes redistribuées en fonction du calendrier, marquant les grandes fêtes
chrétiennes, habitant les temps d'attente comme l'Avent ou le Carême. L'ennui
est que ce n'était plus l'Écriture biblique mais la Bible ecclésiale, une Bible
marquée par la suprématie du Magistère. A partir des Écritures, on avait refait
une Bible adaptée. Telle péricope n'était plus l'un des moments d'une
construction concertée, d'une œuvre d'art, l'un des éléments d'un ouvrage d'art
dont toutes les parties se tiennent entre elles, mais, par exemple
"l'évangile du jour". La dynamique des livres bibliques faisait place
à la logique de l'enseignement de l'Église.
La
réponse des Églises de la Réforme a été fort variée, allant d'une continuation
de cette tradition, chez les Anglicans et les Luthériens, à un développement du
culte familial et de la lecture personnelle chez les différentes sortes de
Puritains, Piétistes et Revivalistes. A ce sujet, d'ailleurs, une histoire des
modes de connaissance des Écritures chez les Protestants serait fort
intéressante. Mais cette diversité elle-même, quoique tout à fait sympathique
dans le principe, montre assez que la question n'a pas été envisagée comme une
question fondamentale. La Réforme s'est précipitée sur le
"ce-que-ça-veut-dire" avant d'avoir pensé au
"comment-ça-peut-parler".
Bien
entendu, je n'ignore pas, ni ne doute, que le Saint-Esprit ait à voir avec
cette question. Seulement, les différentes doctrines du Saint-Esprit que nous
connaissons s'intéressent une fois de plus davantage à l'illumination
intérieure, lecture faite, ou au développement des charismes, qu'à la
construction dont j'ai parlé. On retrouve ici la suprématie occidentale du
couple mental-émotionnel. Inversement, je suis frappé de trouver mention de
l'Esprit, dans les Écritures, plutôt en relation avec des situations mettant en
avant la fonction sensori-motrice. Si le Seigneur veut bien de moi dans son
Royaume, je ne serai pas étonné d'y apprendre que l'Esprit est, dans la Sainte-Trinité,
la Personne qui correspond à celle de nos trois fonctions que nous malmenons le
plus.
Comment
développer la connaissance de la Bible avant que cette dernière ne soit
prêchée, étudiée, analysée, etc. ? Comment permettre ce temps de plaisir, de
travail sensori-moteur, de combat purificateur de nos langues de bois ? Comment
rencontrer ce vis-à-vis tel qu'en lui-même, dans son étrangeté ? Quelle
institution faut-il se donner pour que soit évitée la précipitation
explicative, pour que soient ramenés au banc des consultants ultérieurs et
éventuels nos façonneurs d'interprétations ? Voilà les questions que se pose
quelqu'un comme moi, après vingt ans de travail avec les groupes les plus
divers. Certes, le Saint-Esprit souffle où il veut. Mais si nous lui balisions
la piste, comme disait Jean-Baptiste ?
Si
nous nous préoccupions d'une formation de base, destinée aux personnes et aux
groupes qui cherchent les moyens de construire eux-mêmes la Parole qui les
agira, au lieu de les manœuvrer pour qu'ils entrent dans nos théologies prêtes
à porter ?
Lorsque
ces groupes et ces personnes auront effectivement mis en œuvre un processus de
création, alors les efforts des exégètes et des analystes joueront un rôle
libérateur, comme Belo le revendique pour sa lecture
matérialiste. Pas avant. Tant que ces efforts – celui-là comme les autres –
naîtront dans une situation de vide quant à la pratique commune de la
lecture des Écritures, ils seront les relais de l'idéologie dominante, quelle
qu'elle soit, alors même qu'ils la combattent. Cela s'appelle récupération. La
récupération n'est pas forcément, ni même le plus souvent, une activité
consciente et organisée des institutions régnantes du monde capitaliste. Elle
se fait toute seule, par le seul jeu du fonctionnement inconscient de
l'idéologie. Les susdites institutions en sont elles-mêmes les jouets. Il
serait vain de penser qu'on puisse résister sans l'existence d'une pratique
large et commune. D'elle pourraient naître d'autres Paroles. Mais lorsque la
lecture biblique sera cela, alors, il paraîtra utile de développer à l'envi le
retour analytique, critique et interprétatif, bref, de chercher les pourquoi à
partir des comment.
-oOo-
Poser
la question de l'autorité des Écritures sans évoquer une seconde celle des
conditions réelles dans lesquelles leur lecture se situe, c'est à mon sens une
fois de plus marcher sur la tête, marcher avec la tête, marcher dans sa tête.
Cela nous condamne à perpétuer ce jeu malsain que nous aimons tant : la
disputation académique. C'est de la scolastique. Vivement Luther : vivement
l'organisation de la lecture du peuple. Vivement Calvin : vivement
l'institution de la pratique.
1964-1984
Notes
1. "L'expérience de Corbeil", dans les Cahiers d'Orgemont, Villemétrie, n° 76, 1969, p. 8.
2. Ibid., pp. 43-47.
3. P. ex. Serge Guilmin, dans un excellent article intitulé : "Une faculté pour l'avenir" paru dans Parole et Société, 1977, n° 3-4, pp. 384-398. Cet article me servira de "guide adversatif".
4. Ibid., p. 392.
5. Ibid., p. 393.
6. .... et avec toute la métaphysique qui en découle : p. ex. la conception vulgaire de la doctrine classique de l'incarnation.
7. S. Guilmin : art. cit., p. 392.
8. Voir mon article paru dans Itinéris, n° 2, 1981, pp. 62-74, sous le titre "Sola Scriptura"
(Sur ce site, on pourra lire à ce sujet la présentation de ma traduction du livre d’Amos, NDE).
9. F. Belo : Lecture matérialiste de l'évangile de Marc. Paris, Cerf, 1974.
10. Ibid., p. 398.
11. Ce qui est le cas de Roger Parmentier, dans ses transcriptions actualisantes.
Études
Théologiques et Religieuses, année 1984, n° 4, pp. 483-493
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