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Une sacrée brochette
un polar signé Jean l’Iscandre
Roman policier, faubourien et
ethnique, dans lequel un grand flic kabyle, le capitaine Sami Tilimsène, se
trouve avec quelques autres, dont ce grand imbécile d’Issaka Yaméogo, le jeune
Burkinabé, empêtré dans une sombre affaire où se mêlent, à Charonne, le suicide
d’une adolescente tunisienne, les trafics d’une bande de pieds nickelés
multicolore et le meurtre de deux malfrats congolais. On y découvrira avec
horreur la fin tragique d’une sculpturale métisse franco-sénégalaise, ainsi que
les cas de conscience d’un vieux baroudeur, ex-barbouze au grand cœur et aux
mauvaises jambes.
Texte intégral
Au bon docteur Longueville, i.m.
en souvenir de la pétroleuse
Avertissement
Les personnages et les situations que l’on rencontrera dans cette
histoire sont à situer dans le Faubourg de Charonne (Paris 20ème) en
l’an 2000. Ils sont inventés, ainsi que les procédures policières qu’elle met
en scène. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes
serait le résultat d’une coïncidence.
Quand le péché abonde, la grâce surabonde.
Saint Paul
1
Le môme
La longue décapotable Mercedes noire était posée juste
sur un coin de trottoir, au croisement de la rue de la Réunion et de la rue des
Haies, dans le faubourg de Charonne. Elle étincelait. Il était pourtant près de
minuit, mais les globes blanchâtres fixés aux murs des immeubles, à hauteur des
quatrièmes étages, éclairaient la scène d’un jour lunaire finement tamisé par
la brouillasse – on était en décembre. Leurs jeux de lumière pailletaient les
chromes de petites étoiles scintillantes et irisaient de reflets moirés le noir
luisant de la tôle.
Malgré le temps, la capote de la voiture était
baissée. C’était un jeudi et il y avait classe le lendemain, pourtant une
douzaine de gamins noirs y étaient assis sans prendre garde au froid. Des
garçons. Elle était assez vaste et longue pour qu’ils puissent tous s’y tenir,
les uns serrés sur les sièges tendus de cuir fauve de l’habitacle, les autres
juchés sur le coffre ou le capot, d’autres encore posés en équilibre sur les
trois portières fermées ; la quatrième, celle du conducteur, était largement ouverte
sur la rue au point qu’un véhicule un peu large n’aurait pu prendre le
tournant.
Les gamins rigolaient et faisaient les fiers devant le
grand Black mince en long cuir noir ouvert sur un pull ras du cou, noir lui
aussi, une lourde chaîne d’or tombant sur sa poitrine, le crâne rasé, l’air
d’un fauve en arrêt au milieu de la chaussée, tourné vers le haut du long
canyon rectiligne de la rue de la Réunion. En attente. Un autre du même genre
se tenait sur le trottoir du coin opposé, moins grand, plus râblé, en blouson
de cuir aviateur doublé de mouton, le denim noir serré sur ses fesses hautes.
De son côté, la bande habituelle des jeunes, surtout
des Blacks mais aussi quelques Beurs, était toute proche, répartie le long des
trottoirs de la rue des Haies, en amont. De temps en temps l’un d’entre eux
descendait du trottoir et se mettait à circuler sur la chaussée, de ce
dandinement obligé, souple et dansant, qu’affectent ses semblables. Des
plaisanteries fusaient, des rires, parfois un bref chahut entre deux ou trois
qui déboulaient jusqu’au milieu du croisement, leurs ombres imprécises dansant
sur le bitume luisant. Il suffisait que le Black en blouson les regarde pour
qu’ils regagnent leur trottoir et se concertent en murmurant. Visiblement, les
deux visiteurs à la Mercedes les intimidaient.
À de longs intervalles, un passant remontait la rue de
la Réunion. Une mama africaine, soufflant et traînant les pieds, revenait
épuisée de son boulot de nettoyeuse de bureaux. Un jeune couple branché sortant
d’une party ou du ciné en discutait encore en marchant vivement, et le bruit
mat de leurs pas se répercutait le long des murs et des vitrines éteintes. Le
clochard attitré du quartier, dérangé dans ses habitudes, s’éloignait en
vacillant, ses longues mèches grises recouvrant le col gras d’un lourd manteau
sans forme, les pieds nus et crasseux enfoncés dans ses grolles à la façon de
savates ; le coin de porte où gisaient sa couverture et sa bouteille se
trouvait trop près de la voiture, un peu plus bas dans la rue, il préférait
prendre de la distance... Il était plus rare encore, à cette heure, que
quelqu’un descende vers la rue d’Avron, la rue commerçante, ou vers la rue de
Buzenval pour rejoindre le métro.
Un vieux, pourtant, sortit d’un immeuble neuf assez
classe, un peu plus haut dans la rue, en imper marine, la casquette de tweed
sur des cheveux gris fer, plutôt trapu. Il s’arrêta sous le vaste porche pour
allumer sa gauloise à l’aide d’un briquet jetable jaune. Il y mit le temps, à
l’abri sous la masse grise de l’immeuble. Sa canne en jonc, sous le bras
gauche, se collait à son flanc pendant que la main portait le fin cylindre de
tabac gris jusqu’à ses lèvres, sous une grosse brosse jaunâtre. La petite flamme
du briquet vacillait un peu au-dessus d’une main droite aux mouvements précis.
Derrière les reflets de ses lunettes à monture légère, ses yeux humides étaient
fixés sur la décapotable.
En face de lui, tout le long du trottoir, la file
ininterrompue des voitures garées pour la nuit formait une sorte de rempart
métallique. Un chat blanc effarouché jaillit de sous l’une d’elles et fila à
travers la chaussée jusqu’à la petite place, un peu plus haut, en direction du
square. Maintenant les enfants descendaient à regret de la voiture et
s’éparpillaient en silence pour retrouver chacun la pièce humide où toute une
famille dormait déjà sur des matelas étendus à terre, serrée sous les lourds édredons
molletonnés.
Le vieux s’ébranla, descendit le bout de trottoir qui
lui restait pour arriver à la voiture, mais il s’en détourna et traversa,
prenant la rue des Haies en direction de la rue des Orteaux. Il boitait un peu
de la jambe droite, juste un petit décalage ; sa canne, qu’il maniait avec
souplesse, lui servait à peine. Il lui fallait passer devant les jeunes. Une
sacrée brochette. Il ne leur jeta pas un regard – par prudence ? Il marchait
pourtant tranquillement, le dos droit pour son âge, peut-être dans la bonne soixantaine
avancée. À peine était-il passé que quelques rires se firent entendre, vite
éteints.
Il longeait maintenant d’un pas plus vif les
palissades en planches ou en tôle recouvertes de tags qui séparaient la rue des
terrains vagues. Au dessus d’elles, les branches d’un vieux sureau dénudé
sortaient parfois, laissant tomber de lourdes gouttes d’eau sale. Il passait
devant d’anciens ateliers en brique noircie et croisait des impasses profondes
aux gros pavés huileux. Ici ou là, sur les restes d’un mur plâtreux, une grande
silhouette grise, peinte au pochoir, triste à mourir, apparaissait.
Il entendit derrière lui, au carrefour, l’arrivée
d’une voiture qui descendait rapidement la rue de la Réunion. Il y eut un grand
coup de frein à la hauteur du croisement, des portières qui claquaient, des
voix aux accents des cités, un conciliabule étouffé, mais le vieux était trop
loin pour entendre ensuite autre chose qu’un démarrage, suivi d’un autre. Puis
un brouhaha de rigolade lui parvint encore : les jeunes avaient à nouveau la
rue pour eux, ils en profiteraient bruyamment jusque vers trois-quatre heures,
comme d’habitude. La transaction s’était bien déroulée, ils auraient par la
suite à écouler la marchandise, postés chaque nuit à ce coin de rue pour
attendre le client. Sans s’en faire. Bien connus d’eux, les flics de la rue des
Orteaux ne les gêneraient sûrement pas, et les gamins leur serviraient au
besoin de coursiers. Le vieux soupira.
Il était parti pour son tour nocturne. Il avait
l’habitude de ces insomnies, que le bruit permanent causé par les jeunes, dans
la rue, n’arrangeait pas. Dans ces cas-là, quand le sommeil ne voulait vraiment
pas venir, il se faisait un petit viron, toujours le même : rue des Haies, rue
des Pyrénées en montant vers Gambetta, tourner bien avant sur la droite dans la
rue de Bagnolet, s’arrêter un moment devant l’église Saint-Germain de Charonne,
où fut tournée une scène fameuse des « Tontons flingueurs », puis redescendre
tranquillement par les petites rues jusqu’à la rue des Haies. Pourquoi par là,
pourquoi pas par ailleurs ? Il ne savait pas... ou peut-être que si. Il avait
fait comme ça une nuit, la première fois, et depuis il continuait. Il y avait
sans doute une explication, on pouvait toujours le supposer, mais il n’aimait
pas trop y penser.
Il y pensa quand même. Jamais, en partant, il ne
descendait la rue des Haies : il la remontait. Autrement il aurait dû passer
devant l’endroit où il aimait venir autrefois, il y avait longtemps. La mère de
son père, la veuve de guerre – la Grande, celle de Quatorze. Il y avait
maintenant à cet endroit un immeuble de dix étages style lapinière. Jamais non
plus il ne descendait la rue de la Réunion jusqu’à la rue d’Avron. S’il l’avait
fait il aurait dû passer devant la maison où se trouvait une petite cour intérieure
; sa mère avait joué là, enfant, avec des gamins juifs disparus dans la nuit et
le brouillard des années noires, et aujourd’hui tout un petit peuple africain
s’y organisait un village de là-bas. Boubous et savates, petites tresses et
grands rires éclatants. Il avait connu ça en Afrique quand il était encore
valide. Ce n’était plus le cas. Plus assez. Jamais non plus il ne remontait la
rue de la Réunion, ça l’aurait obligé à traverser la rue des Vignoles, où
habitait son frère aîné avant qu’il ne tourne clochard, bourré dès le matin. Il
y avait longtemps de ça. Oui, ces itinéraires-là, il pouvait les emprunter le
jour... pas la nuit. Et puis c’est comme ça !
C’est ainsi qu’il se retrouvait cette nuit-là à battre
le pavé. Non, décidément, ça n’allait pas, il ne se calmerait pas, un petit
tour ne lui suffirait pas. En traversant à nouveau la rue des Pyrénées, il
décida de la remonter une seconde fois, il lui fallait encore marcher, jusqu’à
Gambetta, jusqu’à Porte-des-Lilas s’il le fallait. Il commençait à le faire
quand il entendit des cris au loin, vers chez lui à vrai dire, des cris aigus
qui trouaient la nuit. Ça montait et ça descendait, et ça durait. À la fin,
pourtant, en s’éloignant, il lui sembla entendre que ça se terminait par des
sanglots, longtemps, mais il était trop loin. Il secoua la tête : quel quartier
!
Il pensait à nouveau au passé : c’était déjà comme ça
de son temps, c’était le coin où arrivaient tous les paumés de la terre, depuis
toujours, tous ceux qui croyaient avoir leur chance dans la Ville-Lumière. Leur
chance, tu parles ! Pour la lumière, et tout ce qui va avec, il fallait se
donner les moyens de se payer le voyage jusque vers Neuilly ou Passy. Ça
n’arrivait pas souvent, loin de là, en tout cas pas en une génération, plutôt
trois ou quatre pour les plus vernis. Lui il s’en était sorti, de ce coin sans
avenir, du moins il l’avait cru pendant longtemps. Et puis il s’y retrouvait.
Il avait pourtant payé cher le droit de jouer dans la cour des grands. Très
cher. Et il avait fait payer ça aussi à beaucoup d’autres...
Il avait beaucoup marché, une heure ou deux, il ne
savait pas. Il avait circulé du côté de Ménilmontant et il était redescendu
jusqu’à la Porte-de-Bagnolet en passant par les Forts. C’est comme ça qu’on
disait de son temps, quand il était gamin, bien avant la construction du
périph. Enfin il se retrouvait dans la rue des Haies, il était de retour,
arrivé à la hauteur du passage Dagorno, là où se trouve le petit centre
culturel juif du quartier. Lui il n’était pas juif, mais dans sa famille on les
avait aidés, cachés, autrefois, au temps des loups.
Qu’est-ce qu’il avait donc, cette nuit, à ressasser
toutes ces vieilles histoires ? Il avait le noir, comme disait sa grand’mère,
celle qui l’avait élevé, la pétroleuse, l’héritière des Communards, l’ennemie
jurée des flics. Rien à faire, c’était une nuit à repenser aux erreurs et aux
malheurs. Il ne fallait pas que ses pensées aillent plus loin dans cette
direction-là, il aurait pu en arriver aux souvenirs les plus durs...
Il dut s’arrêter. Il y avait un gamin assis par terre
sur le trottoir défoncé, contre une palissade, à côté d’une vieille poubelle en
fer qui débordait, toute cabossée. Comment ça pouvait se faire qu’il y ait
encore des gens pour habiter par là, dans cette rue pourrie ? Et qu’est-ce
qu’il faisait encore dehors, à cette heure-là, celui-là ? Un petit Black, dans
les huit ans. Le vieux s’était arrêté devant lui et il le regardait sans savoir
quoi lui dire : « Tu devrais rentrer, tu sais ! » ou bien « Tu
vas prendre froid... » ? Il pleuvait doucement maintenant. Le môme
pleurait, qu’est-ce qu’il avait ?
Le vieux s’accroupit, ça grinçait un peu :
– Qu’est-ce que t’as ?
Et il le reconnut, il l’avait déjà vu. Ça lui revenait
: au volant il contourne la place, au-dessus de chez lui, et il se trouve
bloqué. Impossible de prendre sa rue, trop étroite, deux enfants noirs se
tiennent au milieu, tournant le dos à sa voiture, ils s’entretiennent de choses
importantes et confidentielles. Puis ils se retournent, ils le considèrent, et
ils consentent à laisser le passage, non sans que l’un d’eux, huit ans
peut-être – oui c’est ça, c’est bien lui – ne lui fasse un bras d’honneur.
Enchanté, il fait de même. Il lui plaît, il lui rappelle Agneau, celui qui
montrait sa quéquette, en classe, quand la maîtresse tournait le dos. Blond
comme Agneau ça ne se peut pas ; il venait en classe pieds nus, c’était au
temps du péril vert-de-gris ; Agneau c’était le dernier de la classe et
lui le premier, mais lui était chaussé de galoches ; ils s’attendaient
l’un l’autre pour aller à l’école dans leurs vieux tabliers, en ces mêmes rues
d’aujourd’hui, mais sans parler, qu’auraient-ils dit, amis comme personne
?
Le vieux sortit de sa torpeur. Il se secoua et
considéra le gamin. Les larmes silencieuses se changeaient en sanglots, le
petit visage noir était couvert de larmes, de la morve lui coulait jusqu’au
menton. Il n’y avait qu’une chose de bien à faire et pour une fois le vieux le
fit, il s’assit péniblement à côté du môme en s’aidant de sa canne. Du coup, le
gamin se leva d’un bond, il fit face au vieux, renversant la situation. Il le
regardait d’en haut et il lui dit en hoquetant :
– J’ai tout vu, dans l’terrain, j’ai tout vu, j’y
étais, j’les connais, j’les ai vus !
Et il s’enfuit à toutes jambes. Le temps que l’homme
se relève le petit avait disparu, sans doute happé par une de ces impasses
noires qui puaient.
Ce vieux était un têtu, il se mit à sa recherche.
2
C’était un grand cinq-pièces tout en haut d’un
immeuble de la Ville de Paris, rue des Haies, au fond de la petite place pavée,
presque au coin de la rue de la Réunion. Il était dix heures du matin.
L’appartement était plein de cris, de pleurs et de lamentations. Les flics en
tenue, des jeunes pour la plupart, garçons et filles, avaient de la peine à
circuler au milieu de cette petite foule d’Arabes, hommes, femmes, jeunes et
enfants, saisis de stupeur ou hurlant de chagrin ou de haine.
Dans la salle de bain, l’intérieur de la baignoire
était couvert de sang, il en avait giclé aussi autour sur le carrelage blanc du
mur. Nadia était couchée dans la baignoire. Elle tenait encore le rasoir dans
la main droite, le poignet gauche était entaillé jusqu’à l’os. C’était une
belle fille longue et brune, seize ans peut-être, tout habillée, le sweat et le
jean trempés, maculés de terre et de taches vertes, l’entrejambe tout brun d’un
sang encore humide... Aucun doute, elle s’était suicidée. Viol suivi d’un
suicide. Probablement durant la nuit. C’est ce qu’un jeune binoclard antillais,
le légiste, disait au commissaire pendant que deux flics en civil, une grande
brune et un Beur, retenaient avec peine hors de ces lieux les proches de la
victime.
À seize heures, le commissaire Antoine Brunet
rassemblait les premiers éléments de l’enquête dans son petit bureau de la rue
des Orteaux, au premier étage, en haut d’un escalier étroit. C’était un homme
de quarante-cinq ans environ, un petit nerveux dégarni aux lunettes rondes sur
un nez pointu, habillé d’un léger costard vert clair, surprenant à cette
saison, porté sur un sweat-shirt orange. Sa couronne de cheveux un peu trop
longs était de la couleur de son sweat, et ses yeux semblaient du même vert que
sa veste au col douteux. Il mâchouillait un bâton de réglisse : on ne fume pas
dans un local de l’administration, il avait du mal à le faire admettre à ses
collègues, il donnait l’exemple.
Il venait de recevoir les premières constatations du
légiste : Nadia El Djèmi, née le 16 avril 1985, Paris XXème, en seconde au
lycée Voltaire, père employé municipal à la voirie, mère au foyer, sept frères
et sœurs, troisième du lot, pas de problème connu. Viol collectif, autrement
dit une tournante, suivi du suicide survenu pendant la nuit, vers les
trois-quatre heures du matin.
Le capitaine Tilimsène, de son côté, avait réussi à
interroger les proches de la victime. Il ressortait de l’entretien haché et
confus qu’il avait pu avoir avec le père, un brave type d’origine tunisienne
totalement effondré, que la petite Nadia avait eu l’autorisation exceptionnelle
de sortir seule le soir, et même de rentrer tard. Elle allait à une rue de là,
chez les parents de sa meilleure amie, une certaine Malika Azzoug qui avait du
retard dans la préparation de son trousseau. Elle se mariait le mois suivant.
Les parents de Nadia l’avaient attendue jusqu’à minuit
puis avaient appelé chez cette Malika pour avertir qu’Abdel, le frère aîné,
irait la chercher. Mais c’est Malika qui avait répondu qu’il était tard et
qu’elle était seule à la maison, et elle leur avait demandé si Nadia ne
pourrait pas dormir avec elle. Elle passerait le lendemain matin prendre ses
affaires de classe pour aller au bahut. Ils avaient accepté et tout le monde
s’était couché. C’est la mère qui avait trouvé Nadia dans la baignoire à son
réveil. Ils n’avaient rien entendu pendant la nuit, sauf le vacarme habituel
des jeunes de la rue. Le manteau rose de Nadia était jeté par terre dans
l’entrée, couvert de boue.
Brunet était renversé dans son fauteuil tournant, le
faisant virer de droite à gauche d’un pied négligent ; vers la gauche le
fauteuil grinçait comme un portail rouillé, vers la droite il émettait une
sorte de raclement poussif, mais le commissaire ne semblait pas le remarquer,
tout à sa méditation. Il était assez soulagé d’avoir un Beur dans son équipe,
ça aidait dans ce genre de situation, d’autant plus que Sami Tilimsène était un
bon flic. Le genre doux et obstiné, avec son mètre quatre-vingt-dix, ses lunettes
et ses cheveux longs qui le faisaient ressembler de loin à un Grand Duduche
basané, d’ailleurs plutôt beau gosse, et pas trouillard pour un sou. Et malin.
Brunet sourit de façon quelque peu sarcastique. Il l’aimait bien.
Tilimsène, de son côté, était reparti pour avoir un
entretien avec cette Malika. Il y avait quelque chose de pas clair dans ce
qu’elle avait dit aux parents de Nadia. Comment une jeune Beurette
pourrait-elle se trouver seule chez elle la nuit quand elle était censée
préparer son trousseau pour se marier dans quelques semaines ? Habituellement,
dans ce genre de situation, la maison est envahie par tout ce que la famille et
le voisinage comptent de tantes, cousines, grandes et petites sœurs, voisines,
matrones, etc... Que les mâles aient déserté pour aller faire une partie de
dominos avec les amis au bistrot djerbien, d’accord ! Mais que les femmes aient
disparu elles aussi, ça non... Et surtout, comment Nadia pouvait-elle s’être
trouvée dans un terrain vague au milieu de la nuit si au même moment elle
devait dormir tranquillement chez sa copine ?
Sami se rappelait ce que la mère de son meilleur
copain d’enfance, Bébert Le Bihan, disait à celui-ci quand elle était sûre
qu’il lui sortait un bobard : « Ton nez remue ! » Une expression bien
française, il trouvait. Et il avait bien l’intention de lui visionner de près
son nez, à la Malika !
Sami Tilimsène avait donc enfilé sa parka à la volée
en descendant l’escalier du patron et il avait filé passage Champagne, là où
créchaient les Azzoug. En le voyant passer, personne n’aurait deviné qu’il
était habité par une terrible colère. Elle se tenait bien cachée à l’intérieur,
c’était son style. Il était capable de sourire, de plaisanter, même vis-à-vis
de lui-même, mais c’était pour cacher sa rage – pour tenter de se la cacher,
aussi. Mais ça ne la calmait pas, bien au contraire. Ce n’était pas la première
fois qu’il se trouvait devant le cadavre d’un suicidé, ni qu’il avait à
dénicher des violeurs, mais à chaque fois c’était la même fureur. Elle grondait
en lui. Et cette fois-ci, avec cette vie de jeune fille coupée net, cet avenir
volé, ce visage si pur, exsangue et comme tétanisé, et même ce manteau rose,
rejeté dans la panique et la honte pour être remplacé par des ruisseaux de
sang, rien à faire, il aurait aimé pouvoir abattre de sang froid le premier
coupable qui lui serait tombé sous la main.
Mais il était flic. C’était un boulot, et il fallait
le mener à bien dans les règles établies, il le savait, il l’acceptait. Non
sans remord, car c’était aussi une façon de trahir la vie. On ne triche pas
avec elle, elle se rebiffe, elle vous fait payer vos reniements. Cela aussi, il
le savait. Il en avait eu l’expérience, on n’arrive pas à l’âge d’homme sans en
avoir été marqué, surtout quand on vient de là où il venait, quand on fait
partie de ceux qui voient le monde d’en-bas. Car c’est de là qu’on le connaît
le mieux, le monde, qu’on le comprend le mieux. Et c’est pas joli.
C’est ce qu’il pensait.
C’est pourquoi, tout en avançant dans la rue au rythme
soutenu de ses longues jambes, il ne cessait de se répéter :
« Saloperie de saloperie de saloperie de saloperie... »
Le vent soulevait et faisait voleter de vieux journaux
jetés là sur le trottoir, et les gens se hâtaient, le nez dans leur cache-col.
Pour aller où ?
De son côté, Brunet continuait à réfléchir. Il ne
prenait pas garde, tant il en avait l’habitude, au vert pisseux des murs de son
bureau, au mobilier boiteux fourni par l’administration, aux vitres grises
encrassées par une poussière accumulée depuis des lustres, aux larges fenêtres
pourvues d’une protection en grillage de gros fil de fer rouillé. Pas non plus
au désordre qui régnait, chaque surface horizontale étant chargée de dossiers
et de matériel. Il se balançait toujours de droite à gauche.
Il énumérait mentalement les faits et les hypothèses :
« Une tournante, une petite qui se laisse entraîner ou qu’on traîne de
force dans un terrain vague – probablement pas loin, dans la rue des Haies
c’est pas ça qui manque –, une bande de jeunes qui passe ses nuits au coin de
la rue... Ça sent mauvais. On peut se faire une idée de ce qui s’est passé et
de l’identité des coupables, au moins en gros, mais de là à recueillir ne
serait-ce qu’un témoignage... Il n’y aurait que le petit Burkinabé, Issaka
Ouedraogo... »
« Petit, c’est une façon de parler, il est plutôt
imposant... Lui il saurait ce que je veux savoir, seulement si je le mouille
sur ce coup-là il est grillé, je ne pourrai jamais remonter la filière des
caïds, c’est quand même pour ça que je l’ai coincé : pour le renvoyer avec ses
potes, qu’il me renseigne. Pour avoir des tuyaux sur le réseau local de la
drogue. J’ai quand même deux mômes qui ont fait ensemble une overdose sur mon
secteur. Des petits cons de la classe moyenne, dans les immeubles neufs de la rue
Planchat, ceux qui fauchaient des porte-feuille aux Puces de Montreuil pour
s’acheter leur dose. Treize ans ! Et les parents qui n’y voient rien... »
Il pleuvait dru maintenant passage Champagne, une
pluie froide de décembre. Il faisait déjà presque nuit, très bas au-dessus de
la rue une meute de chiens noirs traversait le ciel en courant, et quelques
rares réverbères s’efforçaient de trouer l’obscurité sans y parvenir vraiment.
Le monde semblait se résumer à un ruissellement universel, qui couvrait les pas
de quelques passants furtifs et le marmonnement des télés.
Malika Azzoug était bien connue des gens de son
immeuble. Un vieux, rencontré au bas de la miteuse cage d’escalier, dit au
policier qu’elle n’était pas chez elle mais qu’elle ne devait pas être loin vu
qu’elle finissait tôt le vendredi. À peine sollicité, il ajouta tout ce qu’il
fallait savoir pour la reconnaître. Tilimsène n’allait tout de même pas
l’attendre sur place, pour le moment il valait mieux la tenir autant que
possible à l’écart de la curiosité de ses voisins. C’est pourquoi, presque
invisible, il dut faire le planton près d’une heure, trempé sous l’abri
imaginaire d’un renfoncement de porte. Ça lui donna le temps de se reprendre,
le boulot commençait, il y avait des choses à faire, des paroles à dire, des
raisonnements à tenir. Dans sa tête, il fallait ouvrir le tiroir marqué
« Patience ».
Le passage était surtout remarquable par les vieux
journaux qui en jonchaient les pavés inégaux et par les déjections canines –
Sami secoua la tête : c’était le nouveau nom des merdes de chien – abandonnées
là à leur lente et naturelle désagrégation. Quant à l’immeuble que la famille
habitait, il était du genre imaginé par un architecte des années soixante,
quand le top consistait à aligner cinq cages d’escalier sur dix étages de deux
mètres trente de haut chacun, le tout en parpaings de quinze sans isolation. Le
genre de construction qui vieillit vite, Sami pouvait s’en rendre compte et
noter, à travers les froides rayures de la pluie, les dommages qu’une
population négligente mais imaginative avait apportés à l’ensemble.
Ici ou là parmi les rangées parallèles de fenêtres,
une parabole tentait à ses risques et périls de se tourner vers où ? Vers La
Mecque, il croyait.
Il vit s’approcher la jeune fille et la devança,
l’attendant devant sa porte, immédiatement certain que c’était bien elle. Le
genre qui ne trompe pas : dans les vingt ans, petite, bien roulée, habillée
strict pour le travail, sans doute un boulot où l’on est en contact avec du
public – donc juste une chaîne fine au cou avec quand même en sautoir une
petite Main-de-Fatma en or –, discrètement maquillée, et une frimousse d’enfer.
Aucun doute, c’était une maline, le style à être bien
sage devant les parents, à respecter la religion... et à n’en faire qu’à sa
tête sans se faire prendre chaque fois que c’était possible. Le genre à
raconter n’importe quoi aux parents d’une copine. Comment elle disait Madame Le
Bihan ? Ah oui : « Une sainte-nitouche ». Sami aurait donné beaucoup
pour savoir avec qui elle était censée se marier, celle-là, et qui avait choisi
le fiancé.
Si elle fut interloquée, elle ne parut pas effrayée
quand il l’arrêta par le bras en lui disant :
– Excusez-moi, j’aimerais vous parler, vous êtes bien
Malika Azzoug ?
Elle fit oui en le regardant de haut en bas, puis de
bas en haut, et le fixa un moment, juste l’œil interrogateur, même peut-être
légèrement appréciateur. Il n’était pas mal, ce type. Trente, trente-cinq ans,
l’air sérieux mais quand même cool, et elle voyait bien qu’elle lui plaisait.
Il n’eut pas de mal à lui bourrer le mou :
– Je suis le cousin de Nadia, elle n’est pas
venue chez elle ce matin, alors quand sa mère a vu que je pouvais passer devant
chez vous, elle m’a demandé de venir voir si elle est partie quand même au
lycée. Elle est toute seule à la maison, la maman, elle est un peu inquiète,
vous savez, en plus elle ne sait pas se servir du téléphone, ça lui fait peur.
Elle rit, et il comprit qu’il avait touché juste. Elle
eut un temps d’hésitation, puis :
– Vous savez, Nadia, elle est partie en coup de vent,
ce matin, elle était en retard, elle a dû penser qu’elle se débrouillerait sans
ses affaires... Mais elle ne va pas tarder à rentrer du lycée, maintenant, sa
mère sera rassurée.
Sami doutait, hélas, que la mère de Nadia soit jamais
rassurée à son sujet.
– Vous devriez quand même l’appeler, dit-il, il n’est
pas encore dix-huit heures, vous savez.
Elle en convint et il la quitta sur un salut de la
main, la tête enfoncée dans les épaules comme si cela pouvait le protéger de la
pluie. Elle resta immobile un moment, un peu perplexe, sans prendre garde à
l’eau qui lui inondait le visage, puis entra dans la cage d’escalier.
En revenant au poste, Sami se sentait un peu coupable
: si elle appelait chez Nadia, elle allait avoir une sacrée mauvaise surprise !
Mais maintenant il en était sûr, elle avait le nez qui remuait.
– Pourquoi tu l’as pas ramenée ?
Brunet était furax, à quoi ça rimait de la laisser
dans la nature alors qu’elle avait manifestement des trucs à raconter ? Mais
Sami était tranquille : elle allait venir toute seule, et salement remuée,
quand elle aurait compris ce qui s’était vraiment passé. Il n’y aurait pas à
secouer l’arbre davantage, les fruits tomberaient tous seuls – la famille de
Sami venait d’un pays où l’on cultive les olives...
Une demi-heure plus tard elle était là. Choquée, très
pâle, elle tremblait dans son petit ciré bleu marine dégoulinant. Elle n’avait
plus l’air coquette ni maline. Sami avait vu juste.
– Pourquoi étiez-vous seule à la maison cette nuit-là
?
– Parce que mes parents étaient partis trois jours.
Ils étaient allés préparer le mariage à Aulnay, dans la famille de mon fiancé,
là où il doit être célébré parce que là-bas il y a plus de place.
Dans le bureau surchauffé, une buée montait de leurs
vêtements trempés, et leurs visages étaient rouges et suants. Et la fille était
drôlement belle... l’émotion lui allait bien ! Tilimsène fit un effort
pour s’ôter de l’esprit ce genre de pensées. Cela le rendit plus sec que
nature :
– Où se trouvait Nadia hier soir ?
– Avec son petit copain, en réalité. Un lycéen comme
elle, de sa classe, le fils d’un docteur. Elle pensait rentrer directement chez
elle, sans penser que ses parents appelleraient chez moi. Alors moi, quand ils
l’ont fait, j’ai été bien obligée de raconter des craques.
Elle avait l’air vraiment gênée en l’avouant.
– Et les parents du copain ?
– Ils sont cools, et ils croyaient que les parents de
Nadia étaient au courant...
– Tu parles de nuls !
Sami enrageait : comment s’imaginer que des parents
arabes laisseraient leur fille de seize ans passer la moitié de la nuit chez un
garçon qu’ils ne connaissent pas, un « chrétien » en plus !?
– Et comment on les trouve, ces parents crédules, les
cools ?
Malika ne savait même pas leur nom, encore moins leur
adresse, seulement le prénom du garçon, Olivier.
Mais on était vendredi soir, le lycée était fermé.
Le lendemain matin il ne pleuvait plus mais le ciel
était lourd, et l’atmosphère humide et froide. Dès huit heures trente Sami
était au lycée, accompagné du lieutenant Dieuleveult Corinne, la grande brune
dans la trentaine bien pourvue sur le devant, celle qui faisait souvent équipe
avec lui (toujours en tout bien tout honneur, elle était mariée, mère de deux
enfants, pas trop portée sur les Beurs, bonne au tir et ceinture noire de
karaté).
Un quart d’heure après leur arrivée ils étaient reçus
par une conseillère d’éducation, une petite dame blonde permanentée et bien en
chair, et qui n’avait pas l’air de rigoler dans son tailleur en tweed
lie-de-vin arrêté pile au genou. Mise au courant elle ne laissa rien paraître,
en un instant les renseignements voulus étaient sur son moniteur : il y avait
trois Olivier dans la classe de Nadia, un seul avait un père médecin, Olivier
Duchemin. Il devait déjà être en cours de physique. Ce qui se trouva exact
puisqu’un pion dépêché dans la salle de cours le ramena dans la minute, l’air
un peu ahuri.
C’était déjà un grand costaud, genre rugbyman
quoiqu’un peu boutonneux ; les cheveux châtain bien ras, la bouille colorée,
les yeux bleu clair, il était vêtu comme tous ceux de sa génération et de son
milieu : pull sport bleu marine, jean noir moulant les muscles de ses cuisses
et baskets de marque. À leur demande on trouva pour le policier et sa collègue
une salle de classe vide où ils s’enfermèrent avec le jeunot.
Celui-ci se montrait à la fois surpris et inquiet :
qu’est-ce que la police lui voulait ? Il se doutait bien un peu que ça pouvait
avoir un rapport avec Nadia, mais il était loin de penser à ce qui était
arrivé, il craignait juste que les parents de la fille aient découvert le truc
et se soient plaints aux flics, quoique ça lui paraisse quand même peu
probable. Mais c’étaient des Arabes. L’emmerdant avec eux, selon lui, c’était
que leurs filles étaient belles mais qu’eux étaient pas marrants. Il disait toujours
ça aux copains, pour rigoler. Ça le fit sourire, de se le rappeler. Puis son
sourire s’effaça : le flic en chef était manifestement arabe...
En fait Sami Tilimsène était kabyle mais ça ne
changeait rien pour lui à ce moment là, il attaqua bille en tête : la petite
était morte, un suicide cette nuit-même, Olivier savait-il pourquoi ?
Il n’avait pas besoin d’être aussi direct, aussi
violent, d’ailleurs Dieuleveult avait tiqué, mais ce gamin l’énervait avec son
look BCBG décontract. Même flic et bon flic, on n’a pas passé son enfance dans
une cité de la grande banlieue Est sans avoir en soi un fond de rancune.
Olivier Duchemin s’était décomposé. Il y eut un long
silence, le chuintement des voitures passant sur l’avenue se faisait seul
entendre, derrière les hautes fenêtres aux vitres crasseuses. Le grand flic
arabe s’était posé d’une fesse sur une table et la femme était assise au bureau
du prof, sur l’estrade, Olivier, lui, était debout devant eux, dans la travée
centrale : il s’écroula sur une chaise et s’affala, la tête presque sur la
table, les mains lui cachant le visage.
Sami laissa passer un temps de silence. Puis il
l’interrogea, cette fois-ci plus doucement :
– Tu as quel âge ?
– Dix-sept ans.
– Tu habites où ?
– Rue du Chemin-Vert, à Père-Lachaise.
– Elle était bien chez toi hier au soir, la petite
Nadia ?
Il releva la tête, puis se redressa et se rassit, les
jambes étendues, les doigts passés dans les poches de son jean. Il voulait
rester digne, surtout pour donner du poids à ce qu’il avait à dire :
– Oui, mais on n’a rien fait de mal, elle a pas voulu,
elle se sentait pas prête, et puis il y avait ses parents, ça n’aurait pas été
correct.
Ça lui sortait quand même à toute vitesse, il en avait
même une goutte de salive qui lui mouillait le coin de la bouche.
– D’accord, mais elle partie quand ?
– Peut-être vers minuit, ou même un peu après.
– Et tu l’as pas raccompagnée, ça faisait pourtant un
bout de chemin depuis Père-Lachaise jusqu’à chez elle, non ? Et en plus il
pleuvait.
– Oui mais elle prenait le métro jusqu’à Avron, rien
que quatre stations, alors je l’ai reconduite seulement jusqu’au métro, y en
avait encore. Y avait que d’Avron à chez elle qu’elle serait seule, elle a
insisté pour que je rentre, elle avait pas peur, d’ailleurs c’était pas très
loin.
– Quand même un peu plus que la distance d’une station
de métro, mais dans des petites rues sombres, non ?
Sur cette question, il se sentait un peu en
danger :
– Je ne sais pas, je ne connais pas le quartier.
Mais le grand flic ne semblait pas le soupçonner. En
fait il n’en était pas encore là, il cherchait seulement à préciser l’emploi du
temps de la jeune fille.
– Bon, eh ben tu peux retourner en classe, mais tu es
convoqué pour déposer au commissariat, rue des Orteaux, Paris XXème, dès cet
après-midi, et tu viens avec tes parents et une pièce d’identité, tu demanderas
le capitaine Tilimsène, c’est moi.
Il dut épeler son nom.
Mais le gosse ne bougeait pas, il avait quelque chose
à demander sans savoir comment faire. Doucement, presque tendrement, Sami
reprit :
– Elle est morte cette nuit, vers quatre heures, elle
s’est tailladé le poignet après avoir été victime d’un viol collectif tout près
de chez elle. Mais tu as raison, tu ne pouvais pas savoir, tu ne connais pas le
quartier, tu ne sais pas ce que c’est, on ne t’a pas habitué à ce genre de
vie-là. Elle, elle aurait jamais dû faire ça, partir toute seule la nuit. Je
sais pas pourquoi elle a fait ça. Sûrement qu’elle avait envie de se sentir
libre, qu’elle était heureuse. Elle avait rien fait de vraiment mal, rien qui
puisse déshonorer ses parents, peut-être qu’elle voulait être juste rien
qu’avec elle, peut-être qu’elle voulait penser tranquillement à toi, tu vois,
une Beurette amoureuse c’est plutôt romantique, non ?
Il s’arrêta, confus, en voyant la tête que Dieuleveult
faisait : bien sûr, la Corinne, elle n’avait pas de petites sœurs kabyles à la
maison, elle. Et puis il repensa fugitivement à Madame Le Bihan, sûrement
qu’elle l’aurait trouvé un peu cucu. C’est comme ça qu’elle disait à sa fille :
« Tes “Feux de l’Amour”, là, à la télé, c’est quand même un peu cucu, non
? » Mais le jeune gars s’était effondré en larmes, ils le laissèrent et
rentrèrent à la boite sans se dire un mot. La pluie avait repris.
En bon flic, le capitaine Tilimsène avait pris une
sorte de tic : quoi qu’il fasse, ses yeux enregistraient ce qui se passait
alentour, ils photographiaient tous ceux qui entraient dans son champ de
vision. Ça se faisait tout seul, sans qu’il y pense. Ainsi, au moment d’entrer
dans le commissariat, il vit parmi les passants un moustachu à lunettes prendre
la rue des Haies, un vieux trapu en imper bleu et casquette de tweed, une canne
en jonc à la main au lieu d’un parapluie. Il boitait un peu.
3
Les Blacks
Le lundi matin, rien n’avait bougé au sujet du viol
collectif. Pareil le mardi. Le mercredi à l’aube, en passant dans la rue des
Haies, la patrouille découvrit un cadavre dans le recoin d’un mur écroulé.
Il faisait chaud dans la voiture de service, et les
flics râlaient de devoir en sortir dans le froid pour aller voir ça de plus
près, déjà sûrs de ce qu’ils allaient constater. C’était un grand Black en long
cuir noir. Le manteau était ouvert et une tache sombre maculait le pull noir à
la hauteur du cœur, sous une lourde chaîne en or.
Plus tard, une fouille rapide du corps mit entre autre
au jour un portefeuille bourré d’une épaisse liasse de billets de 500 francs.
Aucun papier d’identité mais un Magnum chargé, dans un étui fixé à la ceinture
derrière le dos. Plus quelques objets d’usage courant mais de qualité raffinée.
Le légiste affirma plus tard que le corps était celui d’un homme jeune, dans
les trente ans à peine, en pleine santé, tué d’un coup porté au travers du cœur
par une lame étroite. Le coup avait dû être net et violent car aucune ecchymose
ne se trouvait sur les bords de la blessure. Interrogé sur la nature de cette
arme, il répondit que cela lui faisait penser à quelque chose comme une épée
très fine, comme un fleuret mais à lame plate, car vu la profondeur de la
blessure, la garde d’une arme du genre stylet aurait sûrement marqué la peau au
moment de l’impact.
– Le meurtre nocturne par escrimeur, ça fait un peu
“Mystères de Paris”, non ? Eugène Sue n’est pas loin !
Le commissaire Brunet, complètement gelé dans son
imper léger, ne plaisantait pas, il restait plutôt incrédule, il n’avait jamais
entendu parler d’un truc de ce genre à l’époque actuelle, le légiste devait
lire trop de vieux romans.
– Chez nous aux Antilles ce serait plutôt Alexandre
Dumas, il venait de là-bas – le légiste était vexé –, et épée ou pas vous
n’avez plus qu’à chercher une lame de ce genre.
Mais ce qui tracassait Brunet pour l’instant c’était
plus le cadavre que la lame. Il croyait voir le genre de type que ç’avait été :
un dealer. Et même pas n’importe lequel au vu de son équipement. Il fallait
voir Issaka Ouedraogo, le jeune indic burkinabé. Si ce qui se profilait était
juste, les contacts entre les pourvoyeurs et la bande des petits revendeurs du
quartier seraient coupés pour longtemps, Brunet ne pourrait plus remonter la
filière. Ce n’était pas drôle. Quant à savoir qui avait zigouillé le grand
Black, ce serait peut-être difficile pour le moment, mais ça pouvait être lié
aux relations à l’intérieur de sa bande, il y avait peut-être de l’eau dans le
gaz parmi eux.
Dans la rue de la Réunion, l’annonce d’un meurtre
n’empêcha pas la population de vaquer à ses affaires comme à l’accoutumée. On
était mercredi, et la rue fut vite le domaine de l’essaim habituel d’enfants en
pleine liberté. C’était comme une colonie de vacances sans moniteurs, sans
directeur, colorée de peau cela va sans dire, turbulente et joyeuse, bruyamment
agitée parfois de grosses colères ou de grands malheurs, à l’occasion
chapardeuse, pleinement autonome, pleinement enthousiaste, et totalement détachée,
dans ses vives cavalcades, du monde des adultes, qui se garaient, grincheux ou
souriants, et se retournaient en secouant la tête.
Certains les plaignaient, ces petits, d’être si mal
vêtus, si peu chaussés, si mal logés, mais si l’on avait bien raison de
craindre pour leur avenir, on savait au moins que la plupart d’entre eux, toute
leur vie, garderaient au cœur le souvenir de leur rue. Pour l’un d’entre eux au
moins, cependant, ce souvenir resterait pour toujours lié à des événements
tragiques. Mais sur le moment, ce mercredi-là, personne n’aurait pu deviner
qu’Amadou, le petit malin du quartier, avait à porter un secret trop lourd pour
lui : il s’amusait avec les autres, apparemment sans s’en faire, comme à
l’accoutumée.
Rencontrer discrètement le « petit »
Ouedraogo ne pouvait pas se faire immédiatement, Brunet le savait bien. Il
fallait lui faire parvenir un message par les voies prévues, et qui sait quand
le gamin le trouverait ? Qui sait aussi quand il pourrait se libérer ? Ces
jeunes-là, ils sont ensemble jusqu’au milieu de la nuit, après ils rentrent
chez eux et ils roupillent jusque vers quatorze heures. Le temps qu’ils soient
sortis du coaltar, il est quinze-seize heures et les copains commencent à affluer
dans la rue. Pas facile de se faire oublier d’eux quand on n’a vraiment rien à
foutre ailleurs que sur place. Disparaître une heure, c’est forcément se faire
demander « t’as été où ? » Non qu’il y ait là de la suspicion, au
contraire c’est de la vraie camaraderie !
Issaka, livré à lui-même, n’aurait peut-être pas été
assez futé pour trouver une réponse crédible à une telle question, même posée
sans intention particulière. Il lui fallait avoir une vraie raison de
s’éclipser, du genre visite annoncée chez le dentiste ou convocation de la
Sécu. Mais ça, c’était prévu. Rien que d’y penser, Brunet se mit à rigoler tout
seul : il devait quand même convenir qu’il avait le sens de la blague ! Mais
quoi ? On ne peut pas être toujours sérieux, ça aurait des conséquences
sur la digestion !
C’est pourquoi le lendemain à dix heures, Madame
Bénard, une retraitée de la poste qui habitait rue de Bagnolet, téléphona au
numéro qu’elle avait trouvé chez le boulanger de sa fille pour se faire livrer
une pizza australienne. Elle n’en avait jamais mangé, elle ne savait même pas
que ça existait, ça la démangeait d’y goûter. On lui répondit aimablement, une
dame très bien, que la maison avait fermé la veille pour cause de charges
sociales trop lourdes. Corinne Dieuleveult en riait encore, au commissariat, en
racontant que la vieille lui avait répondu qu’elle se plaindrait « parce
que c’est pas normal de mettre des affichettes quand on est fermé ! »
Vers quatorze heures, enfin, Issaka sortit de chez lui
en frissonnant, emmitouflé dans un énorme cache-col rouge au-dessus de
l’anorak. Il allait acheter sa pizza quotidienne à la boulangerie de la petite
place, avant de retrouver les potes pour une longue journée à se geler et à
taper des pieds pour les réchauffer. Par chance, ce jour-là il était plus
lucide que d’habitude en entrant dans la boulangerie et il ne manqua pas le
carton rose cellophane collé sur la glace, à côté de la caisse : « Pizzas
australiennes livrées sur commande 24 heures sur 24 », texte suivi d’un
numéro de téléphone.
C’était la première fois qu’il repérait ainsi un
rendez-vous avec le flic de la rue des Orteaux. Jusque là, il n’avait pas
vraiment cru que ça arriverait un jour. Il en restait planté sur place, le
front plissé et la bouche ouverte dans son cache-col, à renifler.
– Tu ll’emmènes ta pizza ou tu t’prends pour une
plant’ d’agrément ?
La boulangère s’adressait à lui sur le ton de la
personne excédée. Elle détestait ces ostrogoths-là, toujours à faire du boucan
et occupés à rien faire toute la sainte journée, elle les aurait bien renvoyés
dans leur douar à coup de balai, mais d’un autre côté il valait mieux les
supporter pasqu’on ne sait jamais. En plus ils achetaient, ça on ne pouvait pas
dire le contraire, mais d’où ils sortaient leur argent elle s’en doutait,
c’était une honte que la police ne fasse rien.
C’est ce qu’elle confia à mi-voix à Ma’me Lejuge dès
que le jeune Noir fut sorti. C’était la petite dame du troisième, la caissière
du cinéma de la Nation, comme elle l’apprit au monsieur âgé qui venait tous les
jours acheter sa baguette, sa canne sous le bras. Il regardait vaguement le
carton rose, un peu surpris mais intéressé. On voit de tout.
Son carton de pizza à la main, Issaka avait déjà la
bouche pleine. Il réussit malgré ça à dire à son pote Lamine :
– Faut qu’j’alle à EDF boul’vard Charonne, tu viens
avec moi ?
Il n’était quand même pas idiot, il savait que Lamine
avait un ticket avec une grande Sénégalaise qui passait tous les jours à
quatorze heures trente pour aller prendre le métro. Il avait déjà réussi à
l’accompagner sur cent mètres en la collant, la main sur les fesses, c’était
pas le moment de lâcher prise. Issaka fit le mec déçu et s’en alla vers son
destin, tout le monde saurait où il allait, comme tout le monde savait que sa
mère, une femme seule avec enfants, n’était jamais allée à l’école et le laissait
s’occuper des choses écrites. Il était tranquille : en revenant, l’imprimé
d’EDF réclamant un impayé dépasserait de sa poche d’anorak. Ce flic, le
rouquin, c’était pas un imbécile.
Une heure plus tard il était de retour. Boulevard de
Charonne il avait appelé Brunet depuis le bistrot tenu par un ancien
légionnaire, près de la rue Alexandre-Dumas, et le commissaire l’avait rejoint
presque aussitôt dans l’arrière-salle. Au moins un endroit où il faisait chaud.
C’était déjà ça, mais le gamin était quand même drôlement emmerdé d’être là...
Brunet attaqua :
– Tu sais qu’on a eu un mort rue des Haies ? Tu sais
qui c’est ?
– Ouais, paraît qu’c’est un des mecs qui nous
fournissent, y a un gars qui ll’a vu quand on ll’a mis dans le sac noir. On
ll’appelle Yomo, ils viennent à deux d’habitude. Même plusieurs fois par
semaine. La nuit qu’il est mort ils étaient v’nus. Ils sont r’partis vers une
heure, comme d’hab’.
– À pied ?
– Vous rigolez, ils étaient en Mercedes !
– Dans quelle direction ?
– Ils ont descendu la rue des Haies vers Buzenval,
après j’chais pas.
– D’après toi, comment ça se fait qu’il se soit
retrouvé tout seul, sans bagnole, de l’autre côté de la rue des Haies ?
– Alors ça, j’en sais rien !
– C’est quoi son pays d’origine, d’après toi ?
– Ben... Tout ce que j’peux vous dire c’est qu’il est
pas musulman. C’est plutôt un pays plus au Sud que nous, là où y a pas
d’musulmans, quoi. Et l’autre aussi. C’est Kinwa. Kinwa, l’autre il l’app’lait
comm’ ça.
– Kinwa... Ah ! Kinois ? Tu veux dire un type originaire de Kinshasa ?
– J’en sais rien, moi. J’chais mêm’ pas où ça
s’trouve. C’est où ?
– T’as pas besoin de le savoir, oublie tout ça.
Retourne là-bas et pense à râler contre EDF. Tu dois payer 513 francs, tu te
rappelleras ? T’as huit jours pour le faire, tu les paies en liquide, bien sûr,
au patron du bar.
– Eh ! C’est quoi, ça !? J’vous donn’ de l’argent
maint’nant ? Vous rigolez ou quoi ?
– Mon vieux, cinq cents balles, tes copains sauront
forcément si tu les as payés ou non, hein ? Alors pas de blague, tu paies et
c’est tout. Tu te fais combien avec tes doses ? Tu veux pas que je pleure ? De
toute façon c’est pour les œuvres de la police, je te dis ça rien que pour
t’emmerder. Une chose encore : si le fameux Kinois se pointe, lui ou un autre
du même genre, tu me fais signe, tu sais comment.
– Donc une bande de Zaïrois. Enfin, de Congolais,
comme on dit maintenant. Congo-Kinshasa.
De retour à son bureau, Brunet réfléchissait à voix
haute. Dans ces cas-là il mâchouillait son réglisse à toute allure, en même
temps, de façon compulsive, ce qui n’arrangeait pas son élocution. Au bout d’un
moment, excédé, il le jeta dans la poubelle. Ça ne remplaçait pas ses Marlboro,
rien à faire.
– Où on les trouve, les Kinois ? Gare du Nord,
sûrement y en a. Mais rien ne dit que tout le réseau soit zaïrois. Ni même que
le mort le soit. C’est pas parce que l’un des deux est de Kinshasa que l’autre
doit être aussi de là. Yomo. C’est un nom quoi, ça ?
Il appela la police des frontières, à Roissy, pour
savoir s’ils avaient des Yomo dans leurs fichiers. Ils avaient bien des Zaïrois
qui portaient des patronymes à tiroir comportant entre autres le nom Yomo. Ça
se précisait. Il appela son collègue du Xème chargé du secteur de la Gare du
Nord : avait-il vent de Zaïrois mouillés dans un trafic de drogue à un niveau
un peu élevé ? L’autre rigola, il avait toute l’Afrique, en plus du reste du
monde, alors il avait forcément des Zaïrois :
– T’as un nom ?
Brunet cita Yomo et Kinois, mais ça ne disait rien à
son collègue.
– Kinois, tu sais, ça ne veut rien dire, c’est un
surnom, si ça se trouve c’est pareil pour Yomo. En tout cas j’ai pas ça. Mais
je vais étudier la question. Si j’ai quelque chose je te rappelle.
On tournait en rond. Malgré la petite pluie froide de
décembre qui ne voulait pas cesser, Brunet sortit sans son imper pour acheter
des Marlboro. « Heureusement que j’ai pas encore de rhumatismes », se
dit-il en sautant au-dessus d’une flaque. « Supposons qu’à cause du
meurtre – en traversant la rue il continuait de réfléchir, cette fois en
silence – les Zaïrois coupent le contact avec la bande des jeunes, au moins un
certain temps. Si la piste des trafiquants est coupée, qu’est-ce qui me reste ?
Deux crimes distincts, un viol collectif et un meurtre. Le meurtre est
évidemment relié au trafic, et le viol est sûrement dû aux jeunes, eux-mêmes
liés à ce trafic, on tourne toujours en rond. »
À la porte du bar-tabac il s’effaça pour laisser
sortir un homme un peu âgé qui s’appuyait sur une canne en jonc. « Tiens !
Les rhumatismes ! » Il reprit son monologue intérieur : « Enfin,
c’est pas sûr, les deux choses peuvent n’avoir rien de commun. Le mieux est de
s’atteler à la question du viol. »
Ce qu’il ne pouvait pas savoir, c’est que les Zaïrois
se rappelleraient à lui plus tôt qu’il ne le pensait.
Il le sut dans la nuit. Il fut réveillé vers trois
heures par un coup de téléphone : la patrouille avait trouvé un autre cadavre
de Black au même endroit à peu près que le premier, apparemment tué de la même
manière. Dans le lit, sa femme se retourna en grognant. Elle n’entendit qu’un
mot, « J’arrive », mais ça lui suffit pour se redresser d’un bond,
indignée. Elle dormait nue et elle avait beau avoir passé la quarantaine, le
spectacle était intéressant. Il ne s’y habituerait jamais, il n’avait jamais
compris ce qu’une femme comme elle avait bien pu lui trouver à lui !
– Tu sors ? Qu’est-ce qui se passe encore ? Ils ne
peuvent pas te foutre un peu la paix ? N’y va pas, écoute ! Ils peuvent très
bien se passer de toi, appelle l’autre, là, le Beur, tu dis toujours qu’il est
le plus capable...
Mais il était déjà en train d’enfiler son pantalon,
pas le vert, celui en velours marron à cause du froid.
– Écoute ma poule, c’est un meurtre, c’est à moi de
m’en occuper, Gisèle. J’essaierai de rentrer avant qu’il fasse jour. Dors, te
fais pas de bile.
Elle se recoucha d’un coup de rein, lui tournant le
dos, pas contente. Comme il s’apprêtait à quitter la pièce elle murmura :
– Je crois bien que je vais céder à Hubert, au bureau.
Au moins lui il est casanier.
Il sortit en souriant. Mais dehors il gelait
carrément.
C’était bien un Black et c’était bien la même
histoire. Sauf que celui-là était en blouson fourré et que son flingue était un
Beretta 9 mm. Pas de papiers non plus. Logique : pas de papiers, pas de
nationalité connue, donc pas de rapatriement forcé. Mais c’était le Kinois,
sans aucun doute.
Mal réveillé et transi, l’Antillais – en fait un
mulâtre martiniquais à l’accent distingué de la banlieue Ouest – faisait grise
mine, comme le lui dit Brunet aussitôt, ce qui mit l’autre en rogne. Brunet
s’excusa :
– C’est une expression, c’était pas dirigé contre
vous, les blagues racistes c’est pas mon genre, vous le savez bien, depuis le
temps qu’on travaille ensemble !
Le doc ricana :
– Depuis trois mois et demi, parlons-en ! Ne jouez pas
à cela avec moi ou vous aurez à en rendre compte en haut lieu. Là-dessus, je
suppose que vous voulez tout savoir ? À vue de nez il a été tué par la même
arme et de la même manière que le premier, probablement vers le milieu de la
nuit. Vos gars ont dû le trouver peu de temps après les faits. Je vous faxerai
tout ça une fois terminé. Salut, amusez-vous bien.
Sa voiture était à une quinzaine de mètres, il la
rejoignit du pas décidé du type qu’on n’a pas intérêt à emmerder.
De retour à son bureau vers neuf heures après être
passé chez lui et avoir ardemment renoué avec son épouse, Brunet dut se rendre
à l’évidence, il avait trois affaires graves sur le dos et le proc allait
commencer à s’agiter. Il lui ferait entendre sa rengaine habituelle :
« Mon cher Brunet, vous n’êtes plus enquêteur, ce n’est pas à vous de
courir ici ou là pour recueillir des indices ou interroger des suspects. Restez
tranquille à votre bureau et coordonnez l’action de vos adjoints, ce sera plus efficace
! » Il avait déjà lu ça chez Agatha Christie : il convenait de s’asseoir
dans un fauteuil et de faire fonctionner ses petites cellules grises. Le proc
était le meilleur allié de Gisèle. Malheureusement, il avait sans doute raison
en l’occurrence.
Brunet appela ceux de son équipe qui pouvaient laisser
tomber les affaires qu’ils suivaient, ça ne faisait pas beaucoup de monde, et
il organisa avec eux le travail de terrain. C’était vraiment le moment de s’y
mettre et ça allait prendre du temps : porte-à-porte dans le quartier pour
recueillir le maximum de renseignements, on ne sait jamais ; recherche
informatique au cas où on aurait quelque chose qui mette sur la piste des deux
Blacks ; interrogatoire systématique des jeunes de la bande sur leurs activités
des deux nuits en question, des recoupements pouvant être intéressants
(« Tâchez de les faire craquer sur le viol, sinon renseignez-vous au moins
sur ceux qui auraient pu être proches de la fille violée ; interrogez aussi sa
famille pour voir si elle avait des contacts avec l’un ou l’autre de la
bande. ») ; interrogatoire des personnes connues dans le quartier pour
toucher à la drogue ; etc...
– Pour le moment, on fait comme si les deux affaires
étaient liées d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que fortuitement.
Tilimsène et Dieuleveult sortirent un moment pour
prendre l’air. Ils réfléchissaient mieux dehors quand ils devaient le faire
ensemble. Ils se regardèrent, ils se comprenaient sans avoir à parler : tout ça
n’était pas de la tarte, on était parti pour une enquête interminable, on
n’avait rien de concret pour le moment, que des suppositions. Sami singea
Brunet : « Ne serait-ce que fortuitement ! », mais ça ne les fit pas
rire. D’ailleurs le ton était amer.
De toute façon il faisait trop froid, ils avaient beau
relever leur col, taper des pieds pour les réchauffer et enfouir leurs mains au
plus profond de leurs poches, rien à faire, le vent glacé les cisaillait
jusqu’à la moelle. Alors comment penser ? Ils rentrèrent.
4
Issaka
Le jeune Sri-Lankais se trouvait dans la cabine vitrée
de l’unique téléphone public du quartier, en face du grillage du terrain de
jeu, rue des Haies. Dans la lumière précaire du réverbère voisin, on pouvait
voir qu’il grelottait. Il était onze heures du soir et il gelait. Le
Sri-Lankais aussi, sur pied. En plus il avait la trouille, il sentait dans son
dos le regard de Lamine et d’Issaka, un Beur râblé et un colosse mossi.
Ils avaient l’air de glander, adossés au grillage, en
réalité ils le surveillaient. Non qu’ils puissent comprendre ce qu’il
bafouillait à toute allure dans sa langue maternelle, mais le seul fait qu’ils
l’aient à l’œil le poussait à tenir son rôle dans une sombre histoire de
fringues volées à refourguer à son cousin, un commerçant de la rue de
Montreuil.
Un vieux du quartier remontait la rue, venant sans
doute du métro. Les gars le connaissaient de vue, il habitait tout près, il ne
représentait aucun danger, c’était l’un de ces Françaouis aisés qui
s’installaient depuis quelques temps dans les nouveaux immeubles. Des caves.
Celui-là avait même besoin d’une canne pour marcher.
Il n’était pas à quinze mètres que Lamine, qui
s’agitait depuis un moment, dit à son pote :
– Faut qu’j’alle pisser, reste là.
Et il s’éloigna en se dandinant. Le Sri-Lankais
s’éternisait dans la cabine du téléphone, Issaka s’alluma une clope. Le vieux
aurait dû passer devant lui mais il s’arrêta. Son haleine sortait de sa bouche
en un petit nuage qui s’envolait poussé par le vent glacé propre à cette rue.
Il dit :
– Vous n’auriez pas du feu ?
Et il sortit un paquet de Gauloises de la poche de son
imper bleu marine. Des Gauloises à l’ancienne, pas des blondes, Issaka avait
envie de se marrer, c’était vraiment un vieux de la vieille. De toute façon il
en avait, du feu, c’était visible il avait encore le briquet à la main ! Il fit
oui de la tête, l’air indisposé, et tendit le briquet allumé vers la cibiche
qui se tendait, piquée sous une grosse moustache en brosse.
La petite flamme éclaira un visage qui n’était pas
tout à fait ce qu’il attendait. Le genre à ne pas se laisser blouser
facilement, malgré l’âge. Un côté intimidant, quoi, comme peut l’avoir un vieux
Blanc quand il a le courage de regarder un « Jeune » en face – ce qui
est rare.
Tout en tirant sur sa sèche pour activer l’allumage,
la tête un peu penchée et la main gauche en protection contre le vent, le vieux
regardait Issaka de bas en haut. À vrai dire un peu trop longtemps. Un regard
complexe, l’air du type qui sait de quoi il retourne et qui cherche à faire
passer un message. Peut-être du genre : « Me prends pas pour un con,
mon petit, je sais pourquoi t’es là et je ne l’oublierai pas ».
Il se redressa enfin, se tint un moment sur place
comme pour profiter à fond de sa première vraie bouffée, les yeux dans le
vague, puis regarda à nouveau le grand Noir. Cette fois-ci il l’étudiait, aucun
doute. Tout à coup il eut l’air surpris, il venait d’apercevoir un petit bijou
qui sortait par mégarde de dessous le cache-col rouge : une petite croix en
argent toute simple, toute nue, sans le Jésus dessus.
Issaka s’en rendit compte, l’air gêné il la renfouit
sous sa parka.
– T’es pas musulman, mon gars ? fit le bonhomme, t’es
d’où ?
– J’chuis du Burkina, alors quoi ? Z’avez un problème
?
– Noooon... Mais le Burkina je connais bien, c’est des
musulmans.
Issaka Flavien Ouedraogo commençait à se balancer sur
lui-même, entre l’irritation et le besoin de faire la leçon au vieux sur la
religion des siens. Mais d’un côté il voyait le Sri-Lankais se barrer
rapidement de la cabine en serrant les fesses, de l’autre côté il apercevait
Lamine qui revenait en se remettant les siamoises en place par de brefs petits
mouvements des hanches, et enfin, il sentait que le type qui lui faisait face
voulait vraiment savoir. Mais Lamine était déjà tout près, il n’était pas question
de parler de religion non-musulmane devant lui avec un Blanc, même vieux. Il
s’en tira en ignorant d’un coup la présence gênante et en s’éloignant dans la
direction prise par le Sri-Lankais, Lamine derrière lui. Celui-ci se retourna
en passant et jeta un regard surpris au vieux, mais il se hâta de rejoindre son
pote.
L’homme les regarda s’éloigner puis fit demi-tour et
reprit le chemin de son immeuble.
Cette croix, là, Issaka n’aurait jamais dû la mettre à
son cou. Tous ses frères de la bande étaient musulmans, alors ça marquait mal.
Il y pensait, vers les deux heures du mat’ en rentrant chez sa mère. C’est elle
qui la lui avait donnée, la veille, en lui faisant un grand discours destiné à
le ramener vers Ouennam, le dieu des chrétiens, afin qu’il abandonne le chemin
de perdition. Elle lui rappelait que son grand-père, au pays, était un de ces
prédicateurs évangéliques aux pieds nus, comme il y en a des dizaines, ceux qui
remontent vers le Nord, vers le Mali, le Niger et la Mauritanie, depuis leur
centre de Ouagadougou. Les hommes du Grand Parler tiré d’une Bible traduite en
mooré, la langue des Mossi. Habités par Sissongo, l’Esprit Saint aux grands
pouvoirs, ils prêchent le Seigneur Issa, que les Blancs appellent Jésus, et
guérissent les malades par la prière.
Ce discours, Issaka le connaissait par cœur, il
l’écoutait toujours tête baissée, lèvres serrées, le regard fuyant, à la fois
excédé et malgré tout déférent. Elle était bien gentille, sa mère, avec ses
bonnes paroles, mais ce n’était pas Sissongo qui lui avait payé la grande télé
couleur écran plat qu’elle ne quittait pratiquement jamais des yeux. Sans
parler de tout le reste. Les gens comme elle, avec leurs bonnes paroles, ils
préfèrent fermer les yeux sur l’origine de l’argent. C’est ce qu’il se disait
une fois de plus en entrant et en la découvrant assise à l’attendre au lieu de
dormir.
Lydia, de son côté, regardait entrer son fils aîné de
l’air de quelqu’un qui a encore des choses à lui dire. Les petits dormaient
paisiblement, serrés les uns contre les autres, un gémissement ou un bruit de
succion s’élevant parfois du tas qu’ils formaient sous l’édredon. Elle soupira.
Fallait quand même bien les nourrir, les habiller, les soigner, les envoyer
tout propres et bien équipés à l’école, et cela chaque jour que fait le Dieu
des cieux, bark Ouennam ! Si elle avait su lire et écrire, si le père ne
s’était pas volatilisé dans ce grand Bakou-là en lui laissant cinq enfants, si
elle n’était pas aussi incapable de se débrouiller tout seule dans le froid
pays des Toubabs, son fils chéri ne serait pas devenu un voleur, et peut-être
même pire... Bien sûr, tout cela était de sa faute à elle.
Elle détourna les yeux et se mit à pleurer, puis à
gémir, puis à pousser les lamentations des femmes de son peuple. Issaka
ressortit en claquant la porte et dégringola les escaliers à toutes jambes.
Empli d’un total désespoir il fuyait la douleur de sa mère comme la laideur de
leur vie. Elle resta là, elle aussi désespérée, incapable de penser. Il ne lui
restait plus qu’à prier le Seigneur Issa de faire quelque chose. N’importe quoi
mais du pratique. Elle s’y mit avec volubilité, petit à petit conduite, par la
force de sa propre véhémence, à la certitude qu’à la fin elle serait écoutée.
Enfin, rassérénée, elle se coucha et s’endormit. Au
moment de sombrer elle eut le temps de se dire qu’un homme lui aurait fait du
bien, depuis le temps qu’elle en manquait.
Malgré le froid, Issaka s’était réfugié tout seul dans
le terrain vague. C’était son coin à lui, en fait, et il pouvait y retrouver sa
cachette, planquée dans une haute lessiveuse autrefois étamée mais maintenant
toute rouillée, munie d’un couvercle à poignée. Elle était planquée au sein
d’un buisson de sorbiers et contenait un vieil étui à violon alto. C’est
là-dedans qu’il rangeait ses trésors depuis qu’il était petit. Tout un arsenal
de gamin, des pistolets à amorces, des jolies pierres ramassées pendant une
sortie, à la colo, des affaires de barbecue qu’il avait piquées lors d’un
méchoui de la fête du mouton, un bracelet tressé en perles multicolores, toute
une collection dépareillée de petits couteaux pliants qu’il aimait bien
graisser et affûter, et aussi, secret des secrets, un vrai colt à barillet en
état de marche, qu’il pouvait démonter et remonter en un rien de temps. L’ennui
c’est qu’il n’avait pas les balles.
Serrée entre deux cahiers de classe, il y avait aussi
une photo dans un cadre en corne. Elle représentait en noir et blanc le visage
d’un homme, en fait celui de son père : l’effigie d’un inconnu qui ne lui
apprenait rien. Il la prit et passa un grand moment à la regarder à la lumière
lointaine d’un réverbère de la rue. Puis il la rejeta dans la lessiveuse,
faisant éclater le verre en plusieurs triangles aigus.
Il réfléchissait. Au moins, là, serré dans sa parka,
il était bien, personne ne viendrait l’emmerder. Mais c’était une mauvaise
idée. Cet endroit-là lui rappelait l’autre nuit, celle avec la petite Arabe. Il
l’avait niquée comme les autres, il allait pas se déballonner. En plus elle
était vraiment bandante. Mais si ça avait pu se passer autrement, lui tout seul
avec elle, en la persuadant qu’il lui voulait rien que du bien, il aurait
préféré. Surtout après, quand il avait su qu’elle était morte à cause de ça.
Il défit lentement de son cou la petite chaîne qui
supportait la croix d’argent. Elle était maintenant dans le creux de sa main et
il la fit sauter deux ou trois fois, pensivement, puis il resserra la main sur
elle un moment. Finalement, il la rangea dans l’étui, qu’il referma. Depuis
quelques temps, il avait trop d’ennuis, même des graves.
Le vieux habitait un beau trois-pièces sur rue, au
deuxième étage d’un immeuble neuf de la Ville de Paris. Un appartement idéal si
le barouf de la rue, la nuit, n’en avait pas ôté une grande part de l’intérêt.
C’est ce qu’il se disait une fois de plus ce samedi-là, en préparant sa petite
réunion hebdomadaire avec « les filles ». L’expression le fit
sourire, un petit sourire amer, ces filles-là n’étaient pas du genre de celles
qu’il avait l’habitude de recevoir chez lui autrefois, là-bas, pour une partie
de jambes en l’air en groupe et en couleurs. Il y rêva un moment, mais la
sonnerie interrompit trop vite ses souvenirs : elles arrivaient. Qu’est-ce qui
lui avait pris de se lancer dans ce truc de boy-scout ? Mais elles étaient
exactes, dix heures trois minutes, rien à dire.
Khadidja et Najat passèrent devant lui sans un mot
quand il leur ouvrit la porte. Elles ôtèrent leurs parkas trempées pour les
accrocher au perroquet de l’entrée et passèrent dans le séjour. Elles
s’installèrent à la table, ouvrant aussitôt leurs sacs à dos d’écolières. Elles
étaient sœurs, tunisiennes, et toutes deux élèves de troisième au collège de la
rue Vitruve, bien que Khadidja ait un an de plus que sa cadette. Leur problème
c’était le français, ou plutôt le passage en seconde. Le français elles s’en
foutaient, c’était la langue des Françaouis, qui n’aiment pas les Arabes, mais
il fallait bien s’en accommoder pour faire honneur aux parents et réussir à
passer. D’où leur présence en ce lieu.
La prof leur avait conseillé de prendre des cours
particuliers mais c’était trop cher. Problème. Et puis le père avait trouvé
cette petite annonce chez la boulangère, la vieille salope qui vous regardait
comme une merde mais qui était bien contente de prendre votre argent. L’annonce
proposait des cours de français en échange d’heures de ménage. Le père avait
téléphoné mais quand il avait compris que son interlocuteur était un homme,
qu’il n’y avait pas de femme, il n’avait pas donné suite. Seulement la mère
avait dit que puisque les filles étaient deux il n’y avait pas de risque, et
que c’était quand même une belle occasion, et qu’à la moindre alerte ils
pourraient tout arrêter immédiatement. Et elle avait dit que ces filles-là
pouvaient bien quand même faire quelque chose pour se payer leurs cours, et
qu’elle, elle en avait assez d’avoir deux grandes filles à la maison qui ne
l’aidaient pas à s’occuper de tout sous prétexte qu’elles avaient trop de
travail à l’école, comme si leur sœur aînée était leur esclave, à s’occuper des
petits, et comme si elle, on lui avait permis d’aller à l’école au lieu d’aider
sa mère ! Alors le père avait crié que l’école c’était obligé, qu’on était plus
dans le Djèm, là-bas, au pays, et que c’était lui qui commandait, naâdîn... Et
il avait rappelé le vieux, l’air de lui faire un cadeau.
En se rasseyant, il avait dit, un peu calmé :
– De toute façon, tu vois, la petite Nadia, c’est pas
des vieux Français qui lui ont fait ça.
Et la maman avait fondu en larmes, elle avait murmuré
:
– Ses pauvres parents, quelle honte pour eux !
Enfin Khadidja et sa sœur Najat faisaient du français avec
ce vieux bougon qu’elles ne regardaient jamais que de côté en arrivant chez
lui. Il ne fallait pas qu’ils croient qu’ils vous font un cadeau, ces gens-là !
Son ménage, elles le lui faisaient, hein, elles ne lui devaient rien !
De son côté, tout en reprenant sans pitié chaque faute
de syntaxe, il ne pouvait s’empêcher de les apprécier. Elles étaient mignonnes,
jusque dans leur façon obstinée de lui faire la tête. C’était la première fois
de sa vie qu’il éprouvait ce genre d’impression – il évitait de se dire
« ce genre de sentiment ». Du moins depuis si longtemps... Et son
regard se posa une fois de plus sur la grande photo accrochée au mur dans son
cadre de chêne sculpté. Le portrait d’une adolescente, une belle fille brune
aux yeux clairs et au sourire ouvert. Puis il grogna, féroce :
– Nooon ! Jamais de ré avec un si, je te l’ai dit cent
fois, Najat ! Une phrase qui commence par « si » demande l’imparfait,
pas le conditionnel ! « Si j’aurais vu » ! Pourquoi pas « Si
j’arrêt de bus ? »
Malgré sa colère, les filles éclatèrent de rire. Il
était chiant mais il était quand même marrant.
La leçon terminée, il fit comme d’habitude, il leur
apporta du jus d’orange et des biscuits. Il savait vivre, elles n’allaient pas
attaquer le ménage directement après la leçon, il y fallait un peu
d’attentions. D’ailleurs elles ne se faisaient pas prier pour manger, il
comprenait pourquoi elles étaient boulottes ! Entre deux biscuits vite avalés
elles bavardaient, détendues à présent, histoire de rendre la politesse, et le
sujet qui les passionnait c’était bien sûr la mort de leur copine Nadia. Ce
n’était pas la première fois qu’elles lui en parlaient, la semaine passée,
déjà, le lendemain du drame, elles étaient chez lui et c’est elles qui lui
avaient appris ce qui s’était passé. Il avait alors fait le lien avec ses
aventures nocturnes à lui. À partir de là, tout s’était enchaîné. La mort
brutale d’une adolescente, c’était le genre de choses qui le sortait de sa
léthargie de vieux solitaire sans avenir. Il n’avait pas connu Nadia, mais de
les voir toutes les deux là, devant lui, les seules relations qu’il avait
accepté d’établir dans ce quartier depuis qu’il y était revenu, et de penser
que la victime aurait aussi bien pu être l’une d’elles, ça réveillait en lui la
rage qui avait dominé toute sa vie.
Cette fois-ci, il apprit que tout le quartier était
sens dessus dessous à cause des flics, qui n’arrêtaient pas d’interroger tout
le monde, surtout les Arabes, bien sûr, comme si on ne savait pas qui avait
fait ça ! Il s’était rendu compte de cette agitation, elles ne lui apprenaient
rien là-dessus, mais ce qui l’arrêta, c’est leur façon d’avoir l’air d’en
savoir plus.
– Ce serait qui, d’après vous ? leur demanda-t-il,
l’air à peine intéressé.
Elles étaient confondues qu’il n’ait pas deviné tout
seul :
– Ben, les types de la bande qui reste toute la nuit à
faire du bruit et à trafiquer, tiens ! C’est que des Noirs... Nous on sait bien
qu’ils sont dangereux, on n’a pas le droit de sortir à cause d’eux, toutes les
filles ! Y a que les Africaines qui les fréquentent. Franchement, elles
feraient mieux de faire attention ! Mais tu parles, ils vont pas s’attaquer aux
leurs !
Le sujet les passionnait, elles se coupaient la
parole, c’était à celle qui lui expliquerait le mieux, le plus vite, avec le
plus de bonnes raisons de lui montrer qu’il n’y comprenait rien. D’ailleurs
c’était pas étonnant de la part d’un Gaulois.
Il connaissait leur point de vue sur la France et les
Français. Il savait aussi que c’était leur manière de se défendre de l’attrait
que les coutumes du pays produisaient sur elles. Il préférait rester pour elles
le bon vieux un peu innocent – mais quand même un vieux boiteux à moustache
marqué par tous les vices de cet Occident qui les fascinait et les repoussait.
Il n’insista pas et les envoya au ménage.
Plus tard, en partant, la petite Najat dit à sa sœur,
elles étaient déjà dans la cage d’escalier – la mère avait recommandé de ne
jamais prendre l’ascenseur parce que c’est là que les vicieux attendent les
jeunes filles :
– T’as vu, il a toujours sa canne mais il s’en sert
pas, il en a pas besoin.
Khadidja haussa les épaules, ça ne l’intéressait pas,
sa sœur était encore une gosse, elle se mit à lui parler du beau flic kabyle
qui circulait dans les rues ces temps-ci.
Sami regardait les deux gamines sortir de l’immeuble
neuf. Il eut le temps de comprendre qu’elles parlaient de lui avant qu’elles ne
l’aperçoivent et s’arrêtent, toutes confuses. Il était trop près d’elles pour
qu’elles s’en aillent comme si de rien n’était, elles restèrent là, sur place,
le regard par en-dessous. Il les aborda. Ça faisait un moment qu’il glandait
dans la rue, apparemment du moins, sans trop savoir par où continuer cette
enquête de proximité qui ne débouchait sur rien d’autre que sur les regards
fermés des jeunes. Dieuleveult, écœurée comme lui, faisait la queue dans la
boulangerie, l’énervement lui donnait toujours faim. Un pâle rayon de soleil
balayait la tranchée rectiligne de la rue, ça aurait dû pourtant pousser à
l’optimisme. Enfin, puisqu’il avait une ouverture, pourquoi ne pas lancer un
coup de sonde du côté des deux gamines ?
– Alors les filles, vous avez un petit copain chez les
bourges ?
Najat éclata d’un rire strident, mais Khadidja rougit
plein phare et bafouilla :
– C’est pas un copain, c’est un vieux, c’est çui qui
nous fait les cours de français (elle se gardait bien de parler du ménage, ça
aurait poussé le beau flic à la mépriser). C’est un Français, un vieux
qu’habite là, vous ll’avez déjà vu dans la rue, j’chuis sûre, c’est çui qu’a
une canne, un avec des moustaches !
Il lui paraissait important de se dédouaner totalement
du soupçon de frayer avec qui que ce soit de potable dans cet immeuble.
Najat, de son côté, trouvait qu’on ne s’intéressait
pas assez à elle, toujours sa sœur, marre à la fin ! Elle voulut montrer au
grand flic prestigieux à quel point elle était maline :
– Même que sa canne, il s’en sert pas, il en a pas
besoin, c’est un genre qu’il se donne, ça se voit tout de suite !
Sami la regarda, l’air comiquement admiratif :
– Qu’est-ce qu’elle est observatrice alors, cette
fille ! Plus tard vous allez faire détective, je suis sûr ?
Il avait failli ajouter « quand vous serez
grande » mais il s’arrêta à temps. Il avait des petites sœurs, il savait
qu’il en faut peu, parfois, pour susciter un total désespoir chez une petite
boulotte...
Il allait les questionner au sujet des relations de
Nadia, qu’elles devaient sûrement avoir connue, lorsqu’il aperçut, en bas de la
rue, encore assez loin, une fine silhouette en ciré bleu marine qui avançait
dans leur direction. Aussitôt, il lâcha les deux petites et descendit la rue à
toute allure. Trop tard cependant pour repérer dans quelle boutique la jeune
fille était entrée.
– T’as vu ? dit Khadidja, dès qu’il a vu Malika il a
filé la rejoindre... Il doit pas savoir qu’è va s’marier. Ou alors il s’en
fout, il tente sa chance. Remarque, Malika, elle est pas emballée par son
fiancé, c’est pas elle qui ll’a choisi, hein ! Moi j’aurais à m’décider entre
lui et le flic, y aurait pas photo !
Mais Najat ne s’intéressait pas à la question. Elle
repensait toujours à cette fameuse canne qui ne servait à rien. Ce vieux, là,
c’était un drôle de bonhomme, il avait des manies.
Najat adorait se poser des questions sur les gens,
quels qu’ils soient, même les pas sympas ou les étrangers. Dans sa tête, elle
collectionnait les observations, elle avait un don pour remarquer tout ça, et
aussi pour imiter l’allure des uns ou des autres. Pour les rédacs ça lui
servait, la prof l’avait félicitée plusieurs fois là-dessus, malgré les fautes.
Par ailleurs, ça la desservait, la même prof lui faisait souvent des remarques
du genre « Najat, quand aurez-vous fini de faire le singe ? » Elle ne
comprenait pas, la prof, qu’un jour Najat serait une grande vedette, comme
Muriel Robin ou Sylvie Joly, à la télé, à faire des sketches qui feraient
marrer tout l’monde ! Pourquoi pas elle, puisque Smaïn ou Jamel Debbouze y
étaient arrivés malgré qu’ils soient beurs ?! Alors c’est pas un flic kabyle
qu’elle épouserait, elle, ça s’rait un mec genre David Halliday, une star. On
ll’interviouverait dans les magazines qu’il y a chez les coiffeurs ou les
docteurs, avec sa photo en couleur sur la couverture : « La célèbre Najat
révèle enfin qui est son grand amour ».
En suivant sa sœur pour rentrer à la maison, elle
commença à imiter le vieux avec sa canne. Les paroles de Khadidja lui
parvenaient à peine :
– Si les vieux à Malika ll’apprennent, ça va charcler
!
6
Monsieur Stern
Malika était entrée dans la boutique de Monsieur
Stern, le tailleur-retoucheur, pour prendre le pantalon de costume de son père
dont la fermeture Éclair avait lâché. Il en aurait besoin, le corps de Nadia
venait d’être rendu à la famille et les obsèques devaient se dérouler dans
l’après-midi, au carré musulman du cimetière de Thiais.
C’était dans une boutique qu’elle pénétrait, bien sûr,
mais aussi dans une sorte de salon ouvert à qui avait envie de tailler une
petite bavette. Quand elle entra, claironnant un joyeux « Bonjour »,
Monsieur Mohammed était d’ailleurs en train d’expliquer à Monsieur Stern qu’il
avait bien failli gagner au loto, à un chiffre près ! Le sujet était
d’importance, Malika attendit en souriant qu’on veuille bien s’occuper d’elle.
Ces deux-là étaient « des amis de trente ans », des vrais : une chose
comme ça, ça ne se discute pas.
Monsieur Mohammed était un ancien de Billancourt,
toute sa vie sur la chaîne de montage chez Renault. Il était arrivé d’Algérie
dans les années cinquante, tout le monde le savait, c’était un ancien du
quartier, bien connu et respecté, même s’il votait communiste depuis qu’il
était français – forcément, la CGT. Il était le père, entre autres, d’un
ingénieur-maison dont il parlait sans cesse avec une fierté qu’il convenait
d’encourager de murmures laudateurs. Avec ça, on voyait quand même sa mince
silhouette voûtée, chaque vendredi, à la salle de prière. Pour le moment, il
écoutait Monsieur Stern lui dire que, d’accord, il n’y avait pas de mal à jouer
au loto, sauf que d’après lui c’était de l’argent foutu en l’air, quoique pas
pour tout le monde !
Monsieur Stern était juif, pas un Juif très pieux,
bien sûr, mais quand même, il fermait parfois le samedi, au moins pour les
fêtes. Lui aussi était un ancien de la rue. Sa famille était arrivée de Pologne
bien avant la guerre, et comment il avait échappé aux rafles on ne savait pas,
il était petit à l’époque, il avait dû être caché. Tout en lui était gris,
depuis le tour de sa calvitie jusqu’à son pantalon sans forme, en passant par
le vieux pull qui moulait sa petite bedaine. Sous ses gros sourcils gris, des
yeux de même couleur souriaient toujours, au-dessus des demi-lunes. Un sourire
patient, parfois juste un petit peu moqueur, jamais méchant, comme si la longue
patience de son peuple avait déteint sur lui pour toujours.
Monsieur Stern était le confident de tout ce que la
rue comptait de personnes en mal d’écoute. Vieux ou jeunes. Ça l’occupait pas
mal ! Il était donc aussi le confident de Malika, le seul à qui elle pouvait
raconter tout ce qui lui passait par l’âme.
En attendant, elle contemplait une fois de plus la
boutique. Ça valait le coup d’œil, c’est sûr, tant on se serait cru dans un
antre de fripier oriental. Sur la gauche, la longue table où Monsieur Stern
avait coutume d’opérer était couverte des vieux habits à remettre en état ;
face à l’entrée, il y avait le bureau en vieux chêne éraillé derrière lequel il
se tenait assis pour l’instant, et devant lequel Monsieur Mohammed l’écoutait,
assis à cheval sur une chaise mise à l’envers, les bras croisés sur le dossier.
On voyait au fond la porte de la petite arrière-boutique donnant, Malika le
savait, sur une cour grande comme la main. Hors de cela, les quatre murs
étaient masqués par une forêt de vêtements pendus serré, la plupart usagés,
certains là depuis des lustres. Monsieur Stern gardait tout, tout ce qu’on
oubliait chez lui au moment de quitter le quartier, ce qui arrivait souvent, ou
qu’on ne pouvait pas lui payer ; ça pouvait toujours servir à un nécessiteux,
ça habillait aussi Mô, le clochard attitré de la rue. Il ne restait plus
beaucoup de place au milieu et tout ça ne faisait pas riche ! Ça aurait même pu
faire triste, voire cafardeux, s’il n’y avait pas eu le sourire de Monsieur
Stern.
Malika n’avait jamais osé demander à Monsieur Stern
s’il avait des enfants, puisqu’il portait une alliance, ni même où il habitait.
En tout cas, elle aurait bien aimé avoir un père comme lui, sûr qu’il ne
l’aurait jamais mariée sans lui permettre de choisir... Elle soupira, le
sourire effacé un moment, puis elle repensa à Nadia, la pauvre : que valait sa
tristesse à elle, face à un tel drame ?
En apportant le pantalon, elle avait tout raconté à
Monsieur Stern, comment elle avait fait la bêtise de fournir un alibi aux
amours de Nadia, comment elle avait appris le suicide, et le viol, comment elle
avait été bien obligée de tout dire à ses parents, et même comment un grand
flic beur avait été tellement sympa avec elle, elle insistait là-dessus. Et
Monsieur Stern, à ce moment là, avait souri un peu plus que d’habitude, presque
malicieux... On ne lui faisait pas prendre des vessies pour des lanternes,
aurait dit Madame le Bihan.
C’est au moment où Monsieur Mohammed se levait pour
partir que Sami Tilimsène entra.
– Je vous cherchais, dit-il à Malika, l’air dégagé.
Puis il s’effaça pour laisser sortir Monsieur Mohammed
et se tourna vers Monsieur Stern :
– Bonjour Monsieur, je suis de la police, je cherchais
Mademoiselle Azzoug, ne vous dérangez pas.
Et se tournant vers Malika :
– On peut faire un petit tour dehors ? Ça ne vous
ennuie pas ?
Il se gardait bien de lui dire dans quel but car il ne
le savait pas bien lui-même. Le sourire de Monsieur Stern avait tourné au beau
fixe. Il avait compris tout de suite à qui il avait affaire : le grand beau
sympa flic beur...
Malika, de son côté, n’avait pas envie de se faire
remarquer dans la rue avec un homme, les dames arabes qui faisaient leurs
courses n’étaient pas moins commères que les françaises ou les africaines.
Pire, elle se voyait déjà attablée avec lui au bar-tabac tenu par des Chinois,
au coin de la rue : l’horreur ! Une heure plus tard, sa mère apprendrait que sa
fille faisait la pute au bistrot avec un inconnu, non merci !
Elle préféra répondre, le ton ferme :
– Je n’ai pas de secret pour Monsieur Stern, je lui ai
tout raconté, on peut très bien parler ici. Ou alors vous me convoquez au
commissariat.
Subitement, Monsieur Stern se rappela qu’il devait
aller faire une course :
– Où avais-je la tête ? fit-il de l’air de l’acteur
comique d’un film de série B doublé. Tu me gardes la boutique, Malika
?
Et passant devant eux, il sortit.
Malika et Sami se regardèrent et éclatèrent de rire.
Mais elle retrouva vite son sérieux :
– Vous vouliez me demander quelque chose ?
– Pas vraiment. En fait, ne vous fâchez pas, je
voulais seulement vous parler.
– Pas vraiment ! En fait, ne vous fâchez pas, vous
vouliez seulement me draguer...
Elle avait de la répartie, en plus d’être jolie, on ne
pouvait pas lui retirer ça. Sami joua franc jeu :
– Ben oui. Enfin, pas vous draguer, ce serait
malhonnête, mais juste mieux vous connaître, je vous trouve plutôt sympa, j’ai
pas souvent l’occasion de rencontrer quelqu’un comme vous, dans mon métier.
– Écoutez, je me marie dans dix jours, vous le savez
très bien, vous n’êtes pas correct avec moi, je ne devrais pas vous écouter...
– Oui mais vous ne pouvez pas vous en aller, vous
devez garder la boutique, et moi, pour garder, je suis un pro, c’est mon
métier, vous pouvez me faire confiance. Je vous aide à garder, je ne fais rien
de mal !
– Je croyais que vous étiez à la recherche de ceux qui
ont tué Nadia ? Je dis ça parce que c’est bien ce qu’ils ont fait, au bout du
compte, non ? Si c’est moi qui vous intéresse, vous vous trompez de porte, je
vous le dis tout de suite...
Elle disait ça, mais il voyait bien que ce n’était pas
tout à fait vrai. Le ton n’y était pas. Il lui plaisait, elle n’arrivait pas à
le cacher. Et Monsieur Stern qui ne revenait pas... Il fit un effort pour avoir
l’air de bien faire son boulot :
– Bon, eh ben, vous savez peut-être si Nadia El-Djèmi
avait des relations avec des jeunes du quartier, ou d’autres gens, en dehors de
la famille ou d’amies comme vous ? Ou de son copain, là, le lycéen ?
– Ben... je ne vois pas. Non. Ne vous trompez pas,
c’était une fille sérieuse. Et puis vous savez bien comment ça se passe chez
nous, pour les filles. Il y a les parents, en plus elle avait un frère aîné.
Elle était très tenue. Comme moi, si vous voyez ce que je veux dire... (son
regard lui expliquait clairement ce qu’elle voulait dire). Et puis dans le
quartier, tout le monde sait bien qu’il vaut mieux éviter de frayer avec
certains, vous voyez auxquels je pense ?
Sami voyait.
– Autre chose. Vous n’avez pas remarqué par hasard des
Blacks plutôt bien mis, dans des bagnoles de luxe ?
– Ça m’est arrivé, comme à tout le monde, en rentrant
tard le soir. Le docteur de mon père lui en parlait encore l’autre jour. Un
type de ce genre-là qui sortait des billets de 500 francs pour le payer, un
paquet de trois centimètres d’épaisseur !
Elle s’énerva tout à coup :
– Écoutez, vous me fatiguez. De toute façon, c’est pas
avec moi que vous aurez les renseignements que vous cherchez. Je ne sais rien
de plus, je travaille toute la journée et le soir je rentre à la maison ou je
sors loin d’ici ! Vous feriez mieux de vous intéresser aux gamins, dans le
quartier, ceux-là ils sont partout, ils voient tout, même s’ils ne se rendent
pas compte.
Sami la regarda avec admiration. Elle aurait fait un
bon flic. Madame Le Bihan, qu’est-ce qu’elle aurait dit, déjà ? « Une fine
mouche » !
Là-dessus, Monsieur Stern rentra et Tilimsène, l’ayant
salué, se retira non sans faire un petit geste de la main vers Malika, comme
pour dire « on se reverra ». Elle allait partir aussi mais Monsieur
Stern l’arrêta :
– Et le pantalon de ton père ? Tu as la tête à
l’envers, on dirait !
C’était le cas. Il lui sourit :
– Tu sais ce que tu fais, avec ce gars-là ?
– Pas très bien.
– Tu veux toujours te marier ?
– Je ne sais plus. Vous savez bien que l’idée ne vient
pas de moi...
– Tu sais, si tu veux réfléchir, il y a peut-être un
moyen de ralentir les choses...
Et il lui expliqua de quoi il s’agissait. Elle était
ébranlée. Elle lui dit :
– Pas tout de suite, en tout cas, je tiens à être à
l’enterrement. D’ici là j’aurai réfléchi. Ce que vous me proposez n’est pas
ordinaire, non ?
– Comme tu veux ma belle, comme tu veux. Pense à tout
ça, et appelle-moi si tu te décides.
7
L’oncle
Le corps de la petite avait été rendu à sa famille,
Brunet enverrait quelqu’un à l’enterrement, on ne sait jamais ce qu’on peut
remarquer dans ce genre de situation. Mais ce qui l’intéressait, du côté de la
morgue, c’était que personne n’était encore venu reconnaître les corps des deux
Blacks. Tout avait été fait pour que la presse fasse état de leur décès,
« survenu dans des circonstances mystérieuses », si bien qu’au bout
des quelques jours écoulés il était curieux que personne ne se soit pointé.
Dans les bistrots ethniques des quartiers peuplés d’Africains, on devait tout
de même bien en avoir parlé...
Le matin de l’enterrement, pourtant, on l’appela pour
lui dire que quelqu’un était enfin venu et avait reconnu le dénommé Yomo. On
avait retenu la personne en question et on la lui amenait. Le lieutenant
Suzzoni, envoyé à Thiais, en revenait tout juste pour dire que tout s’y était
passé sans rien de notable lorsque deux agents en tenue entrèrent, encadrant un
vieil Africain.
C’était le genre miteux. Le vieux manteau sans forme
recouvrait un long corps maigrichon, et le visage était gris, tout ridé, sous
le passe-montagne marron plutôt usagé. Il souriait timidement, de l’air de
quelqu’un qui veut se faire pardonner d’être au monde, ce qui révélait quelques
trous parmi ses grandes dents jaunâtres. Ses yeux chassieux allaient de ci de
là, sans se fixer. Brunet le fit asseoir et demanda à Suzzoni de rester. Les
deux agents saluèrent et repartirent.
Brunet allait commencer à interroger le témoin quand
le téléphone sonna. On avait retrouvé la voiture, du moins le croyait-on : une
grande Mercedes décapotable noire, sièges de cuir, immatriculée en
Seine-Saint-Denis. L’immatriculation renvoyait à un certain Kabonga Etiti Yomo,
domicilié à Drancy, 12 rue des Mausers. On l’avait retrouvée tranquillement
garée boulevard Diderot, Paris XIIème, elle y était depuis des jours sans
ticket de stationnement. C’est ce qui avait mis la puce à l’oreille aux collègues
du commissariat voisin. D’ailleurs le premier papillon de P.V. datait du
lendemain du second meurtre. Brunet pouvait envoyer la faire prendre. Ce qu’il
fit aussitôt.
Puis il se retourna vers l’ancien :
– Nom et prénom, domicile ?
– Kabonga Etiti Yomo, 12 rue des Mausers à Drancy.
Brunet le regarda fixement, puis regarda le bloc où il
venait de jeter les notes prises à l’instant au téléphone, puis regarda à
nouveau le type :
– Vous avez une voiture ?
– Ah non M’sieur, j’ai pas les moyens. J’aimerais bien
mais j’ai pas l’argent.
– Vous n’avez pas de voiture... Bizarre... (il sourit
intérieurement : « Bizarre, vous avez dit bizarre, mon cher
cousin »). Bon, on y reviendra. Dites-moi pourquoi vous êtes allé à la
morgue, et qui vous y avez reconnu.
– J’ai reconnu mon neveu, Monsieur Kabonga Yomo
Désiré. Il est mort. Et en plus on m’a montré un autre mort, c’est son ami, je
l’ai reconnu aussi, c’est Monsieur Faustin. Je sais pas son nom à lui, sauf
qu’on l’appelle toujours Kinois, parce que nous, nous venons de Kabinda, au
Congo démocratique, mais lui il est de Kinshasa, on lui parle toujours
français.
– Bon. Votre neveu, où habitait-il ?
– Ah ça je sais pas. Il change souvent, dans les
hôtels, pour ses affaires. C’est un homme d’affaires. Il est riche. Des fois il
vient me voir mais maintenant il est mort.
– Il était riche et vous, vous êtes pauvre : je
croyais que les Africains avaient le sens de la famille, il ne vous aidait pas,
votre neveu ?
– Ah si, une fois il m’a payé.
– Comment ça, il vous a payé ?
– Il m’a payé tous mes papiers, et même, c’est lui
qu’a tout fait, pour les avoir, moi je sais pas écrire, il a fait mes papiers,
la carte de séjour, la Sécu, tout ! Je lui ai donné les photos, et lui il a
tout payé. C’est un bon neveu.
– Et même le permis de conduire et la carte grise !
– Ah non, moi je sais pas conduire, hein, il a pas
fait le permis de conduire, et j’ai pas de voiture.
– C’est ça, et vous vous êtes fait entuber par votre
bon neveu, mon pauvre vieux !
Et Brunet lui expliqua. Le vieux était confondu,
jamais il n’aurait cru ça d’un membre de sa famille. Mais au bout du compte, ce
qui le frappait surtout dans tout ça, c’est que sa carte de séjour était
probablement fausse...
– Dans quel quartier, d’après vous, il louait une
chambre, votre neveu à la manque ?
– Je sais pas...
Le vieux se grattait la tête, en soulevant son
passe-montagne. Vu sa nouvelle situation, irrégulière, il essaya de se faire
bien voir :
– Une fois il m’a fait dire, au téléphone, au bistrot
des Congolais, à Drancy, « Tu peux me faire passer tes photos à mon
hôtel ». Mais y a longtemps. On m’a dit l’hôtel. C’était à Paris, un nom
d’hôtel pour les hommes d’affaires, « Hôtel du Commerce », mais dans
une rue avec un drôle de nom pour les hommes d’affaires, « La
Faillite », alors je m’en rappelle. Pourquoi il va à la faillite ? C’est
pour ça qu’il est mort ?
– Pas du tout. Vous allez avoir un choc : il a été
assassiné. Son collègue aussi.
Le vieux se mit à pleurer, doucement, anéanti. Il
savait ce qu’il lui restait à faire : rentrer au pays avec le corps, peut-être
qu’on le renverrait là-bas sans payer... Mais une fois arrivé, qu’est-ce qu’il
pourrait bien raconter sans faire perdre la considération à la famille ? Et il
faudrait qu’il ramène des cadeaux ! Comment pourrait-il rentrer chez lui comme
un mendiant ?
Il sortit de la poche de son manteau un mouchoir bien
plié, étonnamment blanc, et se moucha, puis il s’essuya longuement les yeux.
Ceci fait, ayant retrouvé sa dignité, il demanda :
– Il avait des sous ?
– Beaucoup, mais manifestement mal acquis. Tout sera
mis sous séquestre, vous n’aurez rien, pas la peine d’y compter. En plus, vous
aurez à faire enterrer le corps ici, en France, une fois qu’on vous l’aura
remis. À moins que la famille paie le transfert, mais ça, c’est cher.
Et l’oncle commença à se balancer sur sa chaise en
gémissant. Brunet le renvoya en lui demandant de ne pas bouger de chez lui pour
l’instant.
Resté seul avec Suzzoni, Brunet soupira. Enfin, ils
avaient quand même un début de piste, une adresse pour commencer : « Hôtel
du Commerce », rue Lafayette. On ne sait jamais. Et de son côté,
semble-t-il, Tilimsène avait une petite idée, interroger les gosses du quartier
: pourquoi pas ?
8
Amadou
C’était un dimanche matin, et malgré le froid, ou à
cause de lui, une bande de gosses du quartier jouait au foot sur le terrain de
jeu de la rue des Haies. Des huit-dix ans. Ils se donnaient à fond, personne
n’était là pour les embêter, les filles étaient bien au chaud à se déguiser
bêtement en princesses, dans la salle des curés, à côté de l’église, sous la
conduite d’une monitrice venue des beaux quartiers. Elle arrivait pour la messe
de huit heures, elle s’occupait des filles pendant la grand’ messe, et après
elle rentrait pour le déjeuner en famille. Coup de pot pour les garçons, aucun
jeune homme ne s’était senti appelé à faire de même. Les mamans musulmanes le
regrettaient amèrement.
Il y avait de l’animation dans la rue de la Réunion,
c’était jour de marché sur la place, vers le haut de la rue, et les gens s’y
rendaient, le sac vide ou le petit caddie tressautant, ou bien en
redescendaient chargés de victuailles.
Les mamas africaines, le bébé bien serré contre le dos
ou tenu à cheval sur la hanche, traînaient sur le bitume du trottoir les mules
dorées qui découvraient leurs pieds, nus malgré le froid, en tirant de la main
un mioche récalcitrant. Une petite fille en robe rose à volants sous l’anorak,
les petites nattes dressées sur une jolie tête aux pensées raisonnables,
suivait sa mère en sautant d’un pied sur l’autre ; un tout petit gars morveux
piaillait pour qu’on l’attende, et le monsieur en boubou de toile grise et
calotte jaune qui le croisait lui disait en passant, en langue ouolof, de
courir plutôt que de pleurer comme une fillette.
Deux dames arabes vêtues en dimanche, à l’européenne,
descendaient la rue en se racontant des histoires d’accouchement, chacune les
deux bras tendus par le poids de cabas rebondis.
Sur un pas de porte, un vieux en casquette et pull
miteux discutait avec une commère aux traits boursouflés par le gros rouge,
tous deux battant des pieds dans leurs charentaises éculées.
On voyait aussi passer quelques dames aux cheveux
permanentés, à l’allure assurée, un ou deux jeunes couples branchés, l’un
d’entre eux discutant en anglais, ou encore un zonard efflanqué en jean percé,
portant boucle d’oreille, ou bien un monsieur juif barbu en chapeau noir, une
grand’mère en chignon donnant la main à une petite fille modèle, jupe de laine
bleu marine à plis et épais collants blancs... sans compter les chiens errants
qui reniflaient le bas des murs et s’arrêtaient, l’air concentré, pour lever
une patte arrière contre un seuil.
Plus haut, sur la place, les étals étaient moins nombreux
qu’à la belle saison, bien sûr, mais les commerçants n’en vantaient pas moins à
la ronde leurs produits, leur haleine s’élevant en buées fragiles, et leurs
pratiques se penchaient avec suspicion, comme à l’accoutumée, sur des
amoncellements de légumes et de fruits venus de très loin, de là-bas où le
soleil se retranche au long des hivers. C’était ainsi, dans les allées
encombrées, tout un piétinement de messieurs, de dames et de kyrielles
d’enfants venus là, semblait-il, depuis les quatre coins du monde pour faire
leurs courses.
Entre le fourgon professionnel d’un supposé mareyeur
breton et les longues planches où toute une famille chaouïa disposait des
tonnes de primeurs, une jeune femme africaine, retranchée quant à elle derrière
une table de pique-nique où trônait un Butagaz, proposait des plats chauds de
son pays, prêts à emporter.
Le bouquiniste, à demi couché sur ses collections de
vieux poches aux couvertures passées, tentait d’y remettre de l’ordre après le
passage en ouragan, dans l’allée encombrée, d’une bande de morveux, tandis
qu’un peu plus loin le charcutier auvergnat rivalisait de décibels avec son
voisin, un boucher hallal, en décrivant sa marchandise dans un langage fleuri,
mi-argot parisien, mi-patois occitan. Devant son étal, une jeune femme
allemande pinçait les lèvres en examinant du regard et du doigt la fraîcheur de
la saucisse d’herbes, tout en jetant de temps en temps un coup d’œil vers
l’endroit où son vélo était enchaîné, le long de la grille du petit square ;
tout près de lui, la présence de deux militants trotskystes, un petit blond
nerveux et un grand type au profil arménien qui distribuaient leur feuille,
« Toute la vérité », la rassurait.
Le froid assourdissait la rumeur multiple qui
s’élevait de toute cette mixture humaine et bourdonnait jusqu’au cimetière du
Père-Lachaise, jusqu’au Mur des Fédérés, qui surplombait le quartier et le
baptisait d’un souvenir sanglant.
À deux cents mètres de là, sur le terrain de jeu de la
rue des Haies, Amadou dribblait terrible, balle au pied, en direction du but,
quand le grand Ali lui fit un tacle par derrière qui l’envoya par terre, son
genou gauche raclant sur le revêtement. Il dut sortir du terrain en retenant
ses larmes, à huit ans on est déjà un homme, mais ça faisait vachement mal,
même que ça saignait, et en plus son survêt’ était déchiré. Ali c’était une
sale brute, putain !
Il s’assit sur le bord du muret en béton qui
supportait le grillage, le long de la rue. Il allait encore se faire engueuler
par sa mère, ça c’est rien, c’est que du bruit, mais si elle disait ça à son
père quand il reviendrait du boulot, aïe aïe aïe ! De toute façon il avait que
des emmerdes, à l’école pareil. Et sa grande sœur elle soutenait sa mère. Sans
parler du grand frère, le salaud. Amadou n’avait pas le moral.
Il sentit que quelqu’un se tenait derrière lui, de
l’autre côté du grillage, dans la rue. Il se retourna, méfiant : ils étaient
deux, deux adultes, un Beur et une grande brune. Les flics ! Ils lui
souriaient, ça sentait mauvais. Qu’est-ce qu’ils lui voulaient encore, ces
deux-là ? Il pensait rejoindre vite fait les copains, sur le terrain, quand le
grand type lui dit :
– T’as pas peur de prendre froid, là comme ça, mon
gars ? Pourquoi que tu mets pas ton anorak ? N’importe quel entraîneur de foot
te le dirait, crois-moi, je sais ce que je dis, j’ai l’expérience : si tu te
refroidis, après tu seras pas en forme pour jouer, tu risques même le claquage.
La question arrêta le gamin :
– Vous êtes un entraîneur de foot ? J’croyais qu’vous
êtes un policier ?
– Ben y a du foot aussi dans la police, on en fait, tu
l’savais pas ? On a même des championnats. Dis-moi donc, tout à l’heure,
t’allais directement au but ; si on t’avait pas taclé de façon irrégulière, tu
marquais !
Dieuleveult opina :
– C’est sûr, mais maintenant il est sur la touche avec
une sale blessure. Tu devrais te faire soigner : Zidane ou Anelka, c’est ce
qu’ils auraient fait dans un cas pareil, ils auraient appelé les soigneurs.
– Ben oui mais on n’a pas de soigneurs, les filles
elles sont pas là...
– Tu veux que je les remplace ? Je m’y connais en
blessures. Tu penses, les femmes policiers ça sert à ça. En plus, comme ça on
pourra discuter. T’as qu’à sortir et on t’emmène au bistrot, t’as bien mérité
de boire quelque chose après un tel choc physique, sans compter que c’était pas
juste.
Amadou fit oui de la tête, l’air concerné. Il alla
prendre son anorak et sortit sur le trottoir. Dieuleveult l’aida maternellement
à enfiler ses manches tout en l’entraînant vers le carrefour. Sami suivait
tranquillement.
C’était le matin et il faisait froid, aucun risque que
les jeunes de la bande ne les remarquent. Ils furent bientôt installés tous les
trois au bar-tabac des Chinois, pour ceux-là y a pas de dimanche, et après
avoir commandé, malgré le froid, le petit un coke, elle un jus d’ananas et Sami
un demi pression, ils commentèrent encore un peu le jeu d’Amadou et ses
performances. Ils étaient les seuls clients du bar, il n’y avait que les deux
Chinois, le père et la fille, qui se tenaient derrière le comptoir. Le gamin
avait complètement oublié sa blessure.
Tilimsène attaqua :
– Autre chose : tu peux peut-être nous aider, nous on
a besoin qu’on nous aide, des fois, surtout de la part de quelqu’un qui connaît
tout l’monde et qui est pas bête. Demande à la dame, là, elle te le dira, on a
remarqué, pendant que tu jouais, que tu es sûrement le plus malin. J’chais pas
si t’es au courant, mais il s’est passé quelque chose de pas très beau, l’aut’
jour, dans un terrain vague, sûrement rue des Haies. Y a une jeune fille qu’a
été agressée, et même qu’elle est morte. Une fille très gentille. Tu l’savais ?
Elle avait rien fait de mal, jamais à personne. Eh ben nous on cherche des
renseignements là-dessus, parce que c’est pas normal qu’on fasse ça. C’est pas
juste.
Sami insistait sur le « c’est pas juste »,
sachant que ces mots résonneraient chez Amadou avec le « c’est pas
juste » dix fois répété qui avait accompagné le récit plusieurs fois
renouvelé de ses mésaventures sur le terrain. Il fut cependant surpris par
l’expression du visage d’Amadou, dont les belles couleurs foncées passaient au
gris. Les lèvres du petit avaient commencé à trembler, il regardait fixement
son verre, manifestement sans le voir, et un tic secouait son œil droit.
Il y eut ainsi un long silence, on sentait que le
gamin se débattait entre des forces contradictoires, comme s’il avait eu besoin
de parler mais que cela le paniquait. Sami fut alors certain qu’il avait tapé
dans le mille : le gosse savait quelque chose, il était même mêlé à tout ça,
d’une manière ou d’une autre, la question étant de savoir s’il allait se
confier.
Amadou leva vers lui des yeux implorants. Il hésitait
encore, mais finalement, le besoin de se libérer de son secret fut le plus fort
:
– Je l’sais, ce qui s’est passé. Je ll’ai vu,
alors...! J’ai tout vu parce que j’étais là, j’étais pas rentré m’coucher,
j’avais été dans la belle bagnole, alors j’voulais penser à elle, j’ai été dans
l’terrain, mais là ils sont arrivés avec la fille, alors moi j’ai pas bougé
pour pas qu’on m’voye dans l’noir. Et puis ils y ont fait des trucs, alors elle
criait, elle faisait « Non ! non ! non ! » mais ils lui faisaient
quand même. Ça m’a même fait pleurer, mais sans faire de bruit !
Et il éclata en sanglots.
La jeune Chinoise, derrière son zinc, se tourna vers
eux, surprise, et leur jeta un regard de reproche. Mais elle ne dit pas un mot,
elle savait qui ils étaient, et devinait pourquoi ils entreprenaient ce petit
nègre, une graine de bandit comme eux tous, ils ne savent pas élever leurs
enfants, aucun sens de la morale familiale. Elle se retourna vers son père, qui
s’affairait du côté du comptoir au tabac, et lui adressa un long regard, cette
fois plein de sous-entendus. Lui non plus ne broncha pas.
Amadou se calmait lentement, secoué encore de gros
sanglots espacés. Les deux flics le regardaient en silence, qui ému, qui
impatient de savoir. C’est Dieuleveult qui relança :
– Qui c’était, qui faisait ça à cette jeune fille ? Tu
le sais, tu les as vus. Qui c’était ?
Amadou resta silencieux un moment, lèvres serrées.
Puis, comme on se jette à l’eau, il lança :
– C’était les deux types, là, ceux de la bagnole. Mais
faut pas dire que j’vous ll’ai dit, hein ! Faut pas ! J’ai la trouille, ils
vont m’attraper si ils le savent et ils me feront du mal.
– Ces deux types-là, tu sais, lui dit doucement Sami,
si c’est ceux auxquels je pense, ils te feront plus aucun mal, ils sont morts,
tu comprends ? Alors dis-moi, ce sont bien les deux Africains qui étaient venus
dans leur Mercedes ce soir-là, un grand en manteau de cuir et un balèze en
blouson ? C’est ça ?
Amadou fit oui de la tête. Il s’était calmé d’un coup,
tout était arrangé. Il s’empara de son verre et le vida à longues gorgées. Puis
il les regarda tour à tour, étrangement satisfait, de l’air du PDG qui remercie
ses collaborateurs :
– Bon ben maint’nant, j’peux r’tourner jouer ?
En revenant au commissariat, Tilimsène et Dieuleveult
commentaient la scène. Ils avaient le sentiment d’avoir avancé, les chose se
précisaient. Brunet n’avait pas eu tort de supposer que les deux affaires
pouvaient avoir un lien, « ne serait-ce que fortuitement » : si
c’étaient les deux Blacks qui avaient violé la fille, et si ça s’était su, on
pouvait supposer que leur mort avait été due à une vengeance. Dans ce cas, il
convenait de s’intéresser à la famille El-Djèmi, il y avait bien un frère aîné,
non ?
– Oui, dit Sami, c’est bien possible, mais je ne vois
pas comment il aurait pu à lui tout seul faire la peau à deux dangereux
gangsters armés, même à l’aide d’une sorte de lame bizarre.
Dieuleveult eut un sourire sarcastique :
– C’est vrai, et puis c’est sûr qu’un sympathique
jeune Beur ne saurait être un assassin... La vendetta c’est pour les Corses,
c’est bien connu.
Tilimsène haussa juste un peu les épaules. Pas la
peine de discuter avec elle sur ce genre de sujet. Si son mari était berrichon,
Dieuleveult était corse, comme Suzzoni. Pas de vagues…
– Eh ben, on va aller le trouver, ce jeune Beur
sympathique. Mais on va d’abord aller rendre compte au patron.
– Un vengeance, hein ?
Brunet était intéressé, ça valait le coup d’y passer
son dimanche, même si Gisèle faisait la gueule, car l’affaire devenait de plus
en plus claire : en descendant la rue, les Blacks avaient sûrement repéré la
fille qui rentrait chez elle ou chez sa copine ; ils avaient garé la voiture et
l’avaient suivie, puis attrapée pour l’emmener au terrain vague et lui faire
son affaire. Ni vu ni connu, pensaient-ils, sauf qu’un gamin avait été témoin
de la chose.
– Supposons que le grand frère ait appris qu’ils
étaient les coupables et qu’il ait arrangé sa vengeance. La question, c’est
comment il l’aurait su, et comment il aurait attiré le premier Black à cet
endroit deux jours après ? Pour le second, on peut supposer aussi qu’il était
venu de lui-même sur les lieux pour essayer de comprendre ce qui était arrivé à
son pote. Pourquoi à pied, ça c’est curieux. Mais dans ce cas-là, de toute
façon, comment le jeune a pu le savoir ? Ça fait beaucoup de questions, mais si
c’est bien ce jeune-là, on arrivera sûrement à y voir plus clair en
l’interrogeant. C’est ce qu’on va faire. Mais ça n’est pas tout, il faut aussi
arriver à remonter la filière de la drogue. Là j’ai un peu avancé, j’ai une
adresse. Demain lundi j’enverrai Suzzoni rue Lafayette pour qu’il se rende
compte, c’est la dernière adresse connue, du moins de nous, de ce dénommé Yomo.
Un hôtel. Ça reste fragile.
– Il reste aussi la question de savoir comment ce
jeune aurait pu descendre les deux truands à lui tout seul, et sans bavure.
C’est un coup de deux pas ordinaire !
– On ne le saura qu’en l’interrogeant. Le mieux est de
le convoquer dès maintenant, il ne se méfiera pas, on lui dira qu’on a des
questions relatives au décès de sa sœur à régler.
9
Abdel
Sur le coup de dix-huit heures, Abdellatif entra sans
s’en faire dans le bureau du commissaire. Il regardait partout de l’air
intéressé du type qui n’est encore jamais entré chez les flics. Ce n’était pas
luxueux !
Le commissaire le fit asseoir, mais le Kabyle et la
grande brune, qui étaient déjà présents avant lui, restèrent debout. Il
s’aperçut tout à coup avec surprise qu’ils l’encadraient, d’une manière qu’on
aurait dit presque menaçante. En tout cas, ça lui faisait l’effet de manquer un
peu d’air.
– Voilà ! dit le commissaire, on va commencer par une
question toute simple : que faisiez-vous dans la nuit de mardi à mercredi la
semaine dernière ?
Abdel sursauta et le regarda d’abord sans comprendre.
C’était un petit costaud râblé, dans les vingt-deux, vingt-trois ans, en
survêt’ mauve et marine, chaussé de baskets, les cheveux style mérinos
brillantinés et bien coupés, plutôt beau gosse. Un petit taureau pas timide,
qui se mit vite à rougir sous l’affront. Mais le stress emmêlait ses idées. Il
réagit vivement, sans faire de phrases :
– Vous croyez quoi ? C’est pas la nuit où ma sœur est
morte ? Vous croyez pas que je l’ai tuée, quand même !?
– Ce n’est pas ce que je vous demande. Nous savons
comment votre sœur est morte. Je ne vous demande pas ce que vous faisiez la
nuit où c’est arrivé, malheureusement, mais la nuit du mardi au mercredi, la
semaine suivante. Ce que je veux savoir, c’est où vous étiez cette nuit-là.
– Où j’étais cette nuit-là ?... Ben j’étais chez moi.
Y avait plein de monde à la maison, très tard, j’ai pas bougé, y avait de la
famille qu’était venue à cause du deuil, comme tous les soirs. Y avait toute la
famille, mes parents, mes frères et sœurs, tout le monde, quoi !
– Et personne d’autre, des gens étrangers à la famille
?
– Ben si, les amis, les gens du quartier qu’on
connaît.
– Tous tunisiens ?
– Quoi, tous tunisiens ? Vous me faites quoi, là ? Y
avait de tout, même des Français, les voisins de palier, si c’est ce que vous
voulez savoir. Même le tailleur, là, Monsieur Stern, c’est un ami à mon père.
Des Tunisiens ! On mentirait sous prétexte qu’on est tunisiens ?
– Mais non, mais non !
Brunet était gêné, ça tournait mal. Il reprit :
– À aucun moment vous n’avez quitté la maison pour
faire un tour ?
Tout à coup, Abdel comprit :
– Vous croyez que j’ai buté les Blacks ? Vous croyez
que c’est moi ? Pourquoi ? Pourquoi je l’aurais fait ? Parce que c’est eux qui
ont violé ma sœur ? C’est ça ? Non mais c’est ça ?
Il s’était levé, prêt à se jeter sur le bureau et le
type qui lui faisait face pour en savoir plus, arracher la vérité, mais Sami
l’arrêta et le tira pour l’asseoir à nouveau :
– Calme, calme, mon frère, on va tout te dire, reste
assis. En fait on n’en sait rien, on cherche. On a pensé certaines choses,
c’est vrai on a pensé à toi, mais si tu nous as dit la vérité, on le saura et
on te laissera tranquille. Y a qu’une chose qui nous intéresse, c’est qui c’est
qui a violé ta sœur et aussi qui c’est qui a tué les deux Blacks. Mais on n’a
pas de preuves qu’ils aient rien fait à ta sœur. On cherche.
– Ouais, ben vous cherchez pas du bon côté. Moi tout
ce je sais c’est que ma sœur est morte.
– On va tout vérifier, t’inquiète pas. En attendant,
si le commissaire est d’accord, tu peux rentrer chez toi.
Brunet était d’accord. Il se contenta de conseiller au
jeune homme de rester discret sur leur entretien :
– Comprenez bien une chose : il ne faut pas diffuser
de rumeurs, en particulier au sujet des deux dealers, ça nous empêcherait
d’avancer plutôt qu’autre chose. Nous avons le même intérêt, vous et nous :
trouver la vérité.
En rentrant chez lui, Abdel trouva la famille en plein
émoi : un nouveau malheur était arrivé, Malika Azzoug avait disparu ! On ne l’avait
plus revue depuis l’enterrement de Nadia. Elle avait dit à sa mère qu’elle
rentrait directement au bureau, qu’elle était d’astreinte à la clinique pour le
week-end, mais là-bas personne ne l’avait vue arriver, et le lendemain vers
midi on avait téléphoné chez elle pour savoir ce qui se passait... Depuis, pas
de nouvelles.
Abdel réagit aussitôt :
– Ça, c’est un coup des Blacks, là, les dealers !
C’est eux qu’ont violé Nadia, les flics me ll’ont dit ! Maint’nant ils s’en
prennent à Malika !
Cette révélation fit l’effet d’une bombe. On appela
aussitôt chez les Azzoug pour les mettre au courant. Une heure plus tard, vers
les vingt heures, un attroupement d’une trentaine de Tunisiens, hommes et
femmes, occupait le passage Champagne, indifférents à la nuit et au froid. Le
père Azzoug était descendu, visage fermé. Abdel et son père étaient là aussi,
expliquant à qui voulait l’entendre, dans la lumière sinistre des réverbères,
tout ce qu’ils savaient.
Vers vingt-et-une heures, le groupe d’hommes se
montait à plus de cinquante, de toutes origines, et la tension était à son
comble. Certains étaient allés chercher des marteaux ou des haches, des manches
d’outil, d’autres se mirent à arracher des planches aux palissades. Les deux
dealers étaient morts, d’accord, mais il en restait dans le quartier, toute la
bande des jeunes de la rue des Haies, il fallait régler ça avec eux. Les femmes
les encourageaient et les you-you commencèrent à se faire entendre, ils résonnaient
dans tout le quartier, jusqu’à la place de la Réunion, au métro Maraîchers ou
même à Buzenval.
Le groupe s’ébranla et parvint très vite dans la rue
de la Réunion, qu’il commença à remonter. Attiré par ce vacarme, les gens
sortaient pour se rendre compte, ce qui ralentit un peu l’avancée des vengeurs,
qui devaient tout expliquer et raconter, choses qui faisaient encore monter
leur colère.
Monsieur Stern, lui aussi, sortit sur le trottoir. Par
exception il était venu de chez lui un dimanche soir, il avait à faire dans son
arrière-boutique. Sa boutique se trouvant plus bas dans la rue, il ne pouvait
savoir de quoi il retournait précisément, et à aucun moment il ne pensa que
Malika avait quoi que ce soit à voir avec ce chambard. Mais il comprit qu’il se
préparait du vilain. Ça devait arriver un jour, avec tout ce qui se passait
dans le quartier...
Il rentra et appela les flics, non qu’il les aime plus
que ça, mais il fallait bien faire quelque chose pour éviter la catastrophe qui
s’annonçait. Mais d’autres avaient eu la même idée, dans la rue, tout ça ne
sentant pas bon, si bien que ça sonnait occupé. Il ressortit et remonta la rue
pour rejoindre les manifestants, dans l’idée de se rendre compte lui aussi de
ce qui se passait.
Abdel était en tête du cortège. Il s’était muni d’un
vieux manche de pioche trouvé dans le chantier abandonné, passage Champagne.
Les deux frères de Malika l’encadraient, deux ados pas rassurés mais tout de
même décidés à venger leur sœur. Les deux pères suivaient, encouragés par les
cris de leurs amis et voisins, tous armés et furieux. Le groupe des hommes
tenait toute la largeur de la chaussée, mais des femmes couraient le long des
trottoirs en poussant leur cri de guerre.
Arrivé à la hauteur de la rue des Haies, Abdel
s’arrêta et leva le bras pour stopper l’avance de ses suivants. Tous
s’arrêtèrent et firent silence.
La bande des jeunes de la rue des Haies, attirée par
le bruit, s’était regroupée dans sa rue, devant la boulangerie. En voyant
débouler ceux qui arrivaient ainsi pour en découdre, ainsi que leur origine
majoritairement maghrébine, les quelques Beurs de la bande commencèrent à se
disperser discrètement et à rejoindre chacun ses pénates, Lamine le premier.
Restèrent les Blacks, qui ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait mais qui
n’allaient pas laisser le pavé à ces braillards, une bande de vieux, de femmes
et de jeunots.
Les uns comme les autres se lançaient des regards de
défi mais personne ne se hasardait encore à la bagarre, même si, ici ou là, du
côté des Blacks, une lame prestement ouverte était sortie de la poche d’un
survêt’. L’affaire risquait de tourner à la guerre ethnique, dans ces cas-là on
ne se dégonfle pas, on montre qu’on est prêt pour la baston, au cas où.
Abdel était trop engagé dans cette affaire, et trop
excité, pour en rester à cette démonstration de force. Il s’était déclaré
d’autorité chef de guerre, il n’allait pas perdre la face. D’un autre côté, il
voyait bien que les Blacks avaient du répondant et que le sang risquait de
couler. Il avait remarqué qu’en face, un flingue était même sorti d’une poche.
Il prit le parti de la harangue et se détacha du groupe dans le but d’injurier
ses adversaires.
C’est à ce moment que Monsieur Stern arriva à sa
hauteur. Il se plaça aussitôt entre les deux bandes, les bras ouverts en un
geste d’apaisement. Il arrivait pile, car de l’autre côté, un grand Noir
s’avançait lui aussi, le rasoir à la main, pensant que le Tune voulait un
combat régulier entre champions – on n’a pas besoin d’avoir lu l’Iliade pour
savoir se conduire en pareil cas.
Au même moment, un vieux moustachu muni d’une canne en
jonc rejoignait Monsieur Stern en claudiquant, dans l’espace qui séparait les
deux belligérants. Un seul coup d’œil suffit aux deux anciens pour se mettre
dos à dos, chacun tourné vers l’un des deux champions. L’heure était à la
négociation.
Le grand Noir préférait. Il ne savait toujours pas ce
que les autres lui voulaient, à lui et à ses potes. De son côté, Abdel
balançait, ne sachant plus ce qu’il devait faire, crier sa colère, foncer dans
le tas ou écouter les vieux. À ce moment-là, si une seule des femmes avait
poussé un you-you, Abdel aurait chargé. Heureusement, elles étaient elles aussi
saisies par la gravité de la situation et restaient interdites. On ne perçut
que quelques murmures à l’arrière du groupe.
Monsieur Stern allait parler lorsqu’on entendit la
sirène du car, qui arrivait à toute allure par la rue des Haies et pila juste
derrière le groupe des jeunes. Deux voitures pie arrivaient également par le
haut de la rue de la Réunion et s’arrêtèrent à cinq mètres du croisement. Une
poignée de flics en civil en descendirent, ajustant rapidement leur brassard.
De l’autre côté, les bleus avaient bloqué la rue des Haies, l’un d’entre eux le
pistolet mitrailleur à la bretelle, les autres le bâton en « t » à la
main.
Les Tunisiens et leurs amis commencèrent à se
disperser lentement, en descendant la rue, les femmes n’omettant pas cependant
de lancer à mi-voix quelques injures à la force publique. Monsieur Stern était
déjà reparti vers sa boutique. Restèrent les proches des deux jeunes filles,
bien décidés à exposer leur bon droit. De leur côté, les jeunes Blacks étaient
coincés entre ce petit groupe et le car des bleus. Ils avaient prudemment
rempoché leurs armement mais ne se sentaient pas à l’aise, loin de là, bien qu’ignorant
toujours ce qu’on leur voulait. Certains d’entre eux commençaient pourtant à
s’en douter...
Sami Tilimsène s’avança entre les deux groupes,
surpris de se trouver face à face avec ce vieux moustachu qu’il avait déjà eu
l’occasion de remarquer. C’est à lui qu’il s’adressa :
– Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Mais Abdel s’interposa :
– Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? On
est venu faire la police, puisque vous êtes pas capables de la faire, voilà ce
qui se passe ! Vous avez rien fait pour Nadia, maintenant c’est au tour de
Malika ! Demandez-leur, à ces salauds-là, ce qu’ils ont fait à Malika !
Sami tombait des nues, il fut pris tout à coup d’une
sueur froide :
– Quoi, Malika ? Malika Azzoug ? Qu’est-ce qui lui est
arrivé ?
– Qu’est-ce qui lui est arrivé ! Elle a disparu !
Demandez-leur ce qu’ils lui ont fait ! On ll’a pas revue depuis hier...
Issaka Ouedraogo, qui n’avait pas bougé depuis le
début, mêlé au groupe de ses potes, se sentit brusquement comme mandaté pour
intervenir. Il s’avança vivement vers le petit groupe et s’adressa à Tilimsène
:
– On a rien fait, M’sieur, on sait même pas qui c’est,
cette Malika, c’est vrai quoi ! On les a vus arriver avec des armes pour nous
taper dessus mais on n’a rien fait, on s’est même pas défendus. D’mandez aux
autres, on n’a rien fait, on est juste là comme d’habitude, la vérité !
Un peu vexé de s’être laissé impressionner et de se
faire voler la vedette, le leader des jeunes Blacks, un Sénégalais dénommé
Babakar « Jaguar » Camara, poussa Issaka de côté et s’attaqua
directement à Abdel :
– Toi le bouffon, là, tu dégages ! Ta meuf on en veut
pas, t’as pas compris ?
Devant l’affront, Abdel fit mine de se jeter sur le
provocateur mais il se heurta à l’embout d’une canne en jonc : tel un
escrimeur, le vieux moustachu la tenait droit devant lui d’une main ferme et
lui barrait le passage. Sami, de son côté, avait saisi le bras du Sénégalais :
– Tranquille, mon gars ! On va tous aller discuter de
ça au poste, d’accord ? Calmement !
D’un geste impératif il désignait Jaguar, Abdel et le
vieux.
On les fit monter dans le car sous les regards
vindicatifs des jeunes et des quelques Tunisiens restés là pour soutenir Abdel.
Au moment de monter dans le car, Jaguar fit quand même un petit baroud
d’honneur et tenta de résister à la poussée exercée sur son dos par deux
agents. Abdel profita de l’incident, qui suscitait l’intérêt des autres bleus,
pour jeter négligemment son manche de pioche dans le caniveau, naïvement
persuadé de pouvoir plus tard se prétendre ainsi sans arme.
Les curieux, d’ailleurs peu nombreux, commençaient à
reprendre l’un après l’autre leurs précédentes occupations, sans omettre de se
lancer dans des commentaires d’autant plus creux qu’ils n’avaient rien compris
aux raisons de l’altercation. La rue se dégageant, la longue file des voitures
stoppées par les véhicules de police s’ébranla lentement. En quelques dizaines
de secondes, la circulation de ce dimanche soir reprit son cours normal. Seuls
restèrent finalement sur leur terrain habituel les quelques jeunes qui
n’avaient pas profité de l’inattention générale pour aller voir ailleurs s’ils
y étaient...
Dans la voiture pie qui le ramenait au commissariat
par les petites rues, Tilimsène se rongeait : qu’est-ce qui avait bien pu
arriver à Malika ? Est-ce que tout ça avait une réalité, ou bien Abdel avait-il
pété les plombs ? Et pourquoi les jeunes Blacks se seraient-ils attaqués à la
jeune fille, puisque c’étaient les dealers zaïrois qui étaient en cause dans
l’affaire Nadia El-Djèmi ? Tout ça n’avait pas de sens ! Il sourit, malgré son
trouble : « Mystère et boule de gomme », elle aurait dit, Madame Le
Bihan. Mais l’angoisse l’emporta aux points sur ce piteux essai d’humour.
10
Saltet
Il était tard et, à part Sami, il ne restait plus au
commissariat que les agents de permanence. On ne pouvait guère que prendre
l’identité des trois personnes embarquées.
Ce fut rapide pour Jaguar et Abdel. Après avoir été
fouillés et délestés de leurs objets personnels, rasoir compris, ils durent bon
gré mal gré se retrouver ensemble, pour la nuit, dans l’unique cage grillagée
destinée à recevoir les individus appréhendés. Sami s’était assuré qu’Abdel
n’en savait pas plus à propos de Malika que ce qu’il avait déjà annoncé. Pour
le reste, l’interrogatoire des deux garçons aurait lieu le lendemain matin.
Mais avant de permettre au vieux de rentrer chez lui,
puisqu’il était manifestement innocent du trouble causé à la paix publique,
Tilimsène devait prendre son témoignage. Il le fit, malgré l’angoisse qui le
tenaillait et le besoin urgent de retourner sur place, pressé d’en savoir plus
sur la disparition de Malika et de retrouver sa trace.
– Vous êtes Monsieur... ?
– Saltet Hubert, né le 18 janvier 1934 à Paris XXe,
domicilié 33 rue de la Réunion, homme d’affaires en retraite.
– Eh bien ! Voilà de la précision ! Merci. Tant qu’on
y est, on peut savoir quel genre d’affaires ?
– Import-export. L’Afrique noire, essentiellement.
– Oui... Alors vous n’êtes pas dépaysé ici... Vous me
dites ce que vous faisiez dans cette bagarre ?
– Il n’y a pas eu de bagarre, les jeunes étaient juste
un peu énervés. Je ne sais d’ailleurs pas à quel sujet, en fait. Mais j’ai
pensé qu’il valait mieux intervenir avant que ça devienne brutal.
– On vous a trouvé en train de les séparer, c’était
courageux de votre part. Est-ce que vous vous rendez compte que, sans vous
offenser, vous n’êtes plus tout jeune ? Vous avez pris des risques – d’ailleurs
avec une autre personne non identifiée. Vous aviez des raisons particulières de
vous en mêler ?
– C’est un reproche ? Non, pas de raison particulière.
Mais ces jeunes-là je les connais, j’habite sur place, je les vois tous les
jours. Ils sont ce qu’ils sont mais ils ne sont pas violents. Ils ont mieux à
faire, vous le savez très bien. Ils évitent de se faire remarquer et d’avoir à
faire à la police. Ils ne font du grabuge que si on les y oblige, par exemple
quand on les force à se battre. Question de point d’honneur. Mais dans ce
cas-là, il suffit de leur donner une bonne raison de rester tranquilles, sans
perdre la face. Sinon, alors là oui, ils peuvent être dangereux, les lames
sortent vite. Et ce pauvre gamin, le petit Arabe, il n’avait aucune chance avec
eux, il était trop énervé...
– Je vois que vous avez une certaine expérience. C’est
l’import-export qui vous a habitué à ce genre de truc ? Moi je maintiens que
vous avez pris des risques : vous ne faisiez pas le poids si les choses avaient
mal tourné. Ça vous fait sourire ? Vous avez tort. Ou alors vous êtes très
fort. Mais c’est votre affaire, c’est vrai, sauf si ça nous oblige à vous
ramasser un jour avec une belle boutonnière rouge, comme pour les deux types
qui se sont faits avoir rue des Haies... Mais ce n’est pas ce qui m’a le plus
intéressé dans votre réponse : pourquoi le petit Arabe, comme vous dites,
était-il tellement énervé, d’après vous ? Vous avez l’air d’en savoir plus que
nous là-dessus... J’aimerais bien comprendre en quoi son sort vous intéresse.
Après tout, il m’a bien semblé qu’il était à l’origine de la provocation, non ?
– Écoutez, je vois un jeune provoquer une bagarre, je
vois les autres se préparer à la bagarre, j’interviens pour éviter que ça
tourne mal, et vous avez l’air de trouver ça anormal ! J’ai l’esprit civique,
c’est tout !
– Et vous ne savez rien sur les raisons de tout ça ?
– Absolument rien.
Sami s’énervait, pour des raisons qu’il n’analysait
pas vraiment, si ce n’est que ce vieux, auquel on n’avait rien à reprocher,
bien au contraire, avait l’air trop sûr de lui, trop peu homme d’affaires
retiré, trop professionnel – voilà, c’était ça : un pro, et dans un domaine
bien éloigné de la finance, du commerce ou de trucs de ce genre... Il faudrait
qu’il y repense.
– Alors on vous voit circuler partout dans le
quartier, mais vous ne savez pas qu’il y a eu un viol suivi d’un suicide, que
le jeune Arabe, comme vous dites, est le frère aîné de la jeune fille violée,
que ça s’est passé dans le coin où les fameux jeunes traînent toute la nuit !?
Vous ne savez pas non plus qu’une autre jeune fille arabe du quartier a disparu
?
Pour la première fois, le vieux parut décontenancé :
– Une autre jeune fille ? Qui ça ? Laquelle ? Une
toute jeune ?
Il pensait à « ses filles » et son cœur fit
un bond. Mais Sami était trop concerné pour s’en rendre compte. Il ne put
rester sur la réserve :
– Malika Azzoug, vingt ans environ, petite, brune,
domiciliée passage Champagne chez ses parents. Ça ne vous dit rien ?
Ça ne lui disait rien, et il en fut d’un coup
rasséréné – ce que le policier, pour le coup, remarqua :
– Vous pensiez à quelqu’un d’autre ?
– Absolument pas ! Comment voulez-vous ?
Mais Sami eut un éclair :
– C’est bien vous qui donnez des cours de français à
deux jeunes filles ? Les deux sœurs, des petites Tunisiennes ? J’ai repéré leur
mère dans le groupe qui accompagnait le jeune Abdel El-Djèmi, tout à l’heure...
En fait il devait bien y avoir toute la famille, c’est à peu près sûr...
– Écoutez, oui... les deux filles... Mais je ne vois
pas le rapport. Je donne des cours à ces deux petites en échange d’heures de
ménage, ce n’est quand même pas interdit. Les parents me les confient une fois
par semaine pour cette raison, mais je...
Sami avait souri au moment où Saltet faisait allusion
au ménage. Il appréciait assez le besoin de dignité de la petite Khadidja, qui
s’était bien gardée de lui parler de cet aspect de ses passages chez le vieux.
Celui-ci perçut ce changement d’attitude et se tut. Il ne comprenait pas ce
qu’il avait bien pu dire pour donner à ce flic, visiblement, l’air d’avoir
découvert tout à coup quelque chose. Ça l’inquiétait un peu.
Sami reprit :
– Bon ! Monsieur Saltet, vous êtes un citoyen modèle,
à l’esprit civique, concerné par le développement culturel des populations
immigrées, peut-être un peu trop téméraire, vu votre âge, en cas de risque de
bagarre, mais ce n’est pas un délit, vous pouvez donc regagner votre domicile,
on vous contactera si l’affaire de ce soir nécessite encore votre témoignage.
Merci, Monsieur Saltet.
Le vieux saisit sa canne, coincée entre ses jambes, et
s’en aida pour se lever de sa chaise. Puis il sortit sans saluer, de l’air de
la personne offensée. Sami remarqua qu’il claudiquait bien plus fort que
lorsqu’il l’avait observé l’autre fois dans la rue : difficulté d’un vieux à se
remettre en mouvement après une longue station assise... ou exagération
volontaire ?
La réponse à cette question lui vint aussitôt, et c’était
la plus petite des deux sœurs qui la lui avait donnée par avance : ce vieux-là
n’avait pas besoin de sa canne. Il se secoua : « Et alors ? Quel intérêt
? » Le type était juste un peu barjot, bon, mais s’il fallait s’occuper de
tous ceux qui avaient un grain, autant se faire psy plutôt que flic.
Et tout à coup, la colère et la peur l’envahirent à
nouveau, le spectacle du corps de Nadia baignant dans son sang lui revint, vite
remplacé par le visage de Malika. Il se leva d’un bond.
Dans leur cage, Abdel El-Djèmi et Jaguar Camara, assis
par terre dans deux coins opposés, se mesuraient du regard comme des boxeurs
avant le coup de cloche. Sami entra dans la cage et s’assit dans un des coins
laissés libres.
– Monsieur Camara Babakar... Oui : toi, le caïd !
Qu’est-ce que tu sais d’une certaine Malika Azzoug, portée disparue dans le
quartier ?
Jaguar ne leva même pas la tête :
– J’en ai rien à foutre, j’chais même pas qui c’est.
– Merci pour ta coopération. Toi, Abdellatif, tu sais
qui c’est, Malika Azzoug. Tu nous as dit qu’elle avait disparu, que sa famille
te l’avait dit. Bon. Mais pourquoi tu as aussitôt pensé que la bande de Babakar
avait quelque chose à y voir ? Tu as pensé que ça avait un rapport avec la mort
de ta sœur, je comprends, mais pourquoi mettre ça sur le dos de cette bande ?
On t’avait bien dit que les violeurs étaient les deux dealers qu’on a retrouvés
morts, non ?
Jaguar redressa d’un coup la tête, subitement
intéressé au point d’en oublier son rôle de dur. Il fixa Sami avec attention,
comme pour savoir s’il prêchait le faux pour savoir le vrai.
Sami ne le remarqua pas, il ne s’intéressait qu’à la
réponse d’Abdel. Mais celui-ci se sentait gêné. Il commençait à se rendre
compte, depuis un moment déjà, depuis qu’il était enfermé, que son comportement
avait été bien trop impulsif. Il ne savait plus quoi dire, tout ça le
dépassait.
Sami comprit qu’il n’en tirerait rien, qu’il avait
juste à faire à un bon gars désemparé. Rien dans sa vie n’avait habitué Abdel à
réagir sainement devant des drames comme le viol et la mort de sa sœur.
D’ailleurs, c’était quoi, réagir sainement, dans un cas pareil ?
– Bon. On reparlera de tout ça demain matin. Y a quand
même eu trouble de la paix publique. Et y a quand même eu un rasoir sorti, et
aussi un manche de pioche, celui qui doit encore traîner dans un caniveau, rue
des Haies, non ? Moi je vais aller voir les parents de cette jeune femme. Si ça
se trouve elle est rentrée tranquillement chez elle pendant que tout le monde
se fait du souci.
Il parlait pour lui.
11
Émeline
Il était tard, et la pluie de décembre brouillait
toute visibilité. Ce n’est pourtant pas ce qui empêcha Tilimsène de remarquer
la BMW. En sortant comme une bombe du commissariat, il ne put s’empêcher de
grelotter. Il hésita une fraction de seconde et choisit de prendre la rue des
Pyrénées pour courir chez les Azzoug. Il y serait plus vite. La BMW, elle, se
tenait à l’endroit exact où la Mercedes avait été garée quelques jours plutôt,
là où le Kabyle n’aurait pu manquer de la voir s’il avait pris par la rue des
Haies.
Les lieux procuraient la même impression fantomatique,
mais la conduite intérieure blanche, luisante sous la pluie, était bien fermée,
et aucun gamin ne se trouvait dans les parages. Les jeunes la regardaient de
loin, l’un ou l’autre d’entre eux sortant de temps en temps de l’abri que leur
fournissait le grand porche de la HLM de la rue des Haies, en face de la
boulangerie.
À l’intérieur, sur le siège du conducteur, la grande
Émeline était blottie dans son vison, une large toque de fourrure protégeant
son beau crâne rasé. C’était une métisse racée, longiligne, du genre mannequin,
poitrine en plus, au port plein de distinction, au teint havane. Son parfum de
prix régnait dans l’habitacle, mêlé aux effluves du luxueux cuir des sièges.
Malgré le confort procuré par le chauffage intérieur, elle se sentait
frigorifiée et fixait d’un air absent la devanture du bar-tabac des Chinois, de
l’autre côté de la rue. Non qu’elle s’y intéresse, mais il n’y avait pas
grand’chose d’autre à regarder. Les jeunes, qui la connaissaient de vue,
regrettaient qu’elle ne sorte pas car elle valait le coup d’œil.
Elle se demandait ce qu’elle était venue faire là.
Depuis que son mec était mort, et Faustin avec, elle avait préféré se tenir
tranquille, se bornant à faire prévenir l’oncle de Yomo sans se faire
connaître. Et puis elle avait fini par ne plus y tenir, il fallait qu’elle
fasse quelque chose. Passer ses journées à tourner en rond en se rongeant les
ongles dans la suite qu’elle occupait ne l’avançait à rien.
D’ailleurs, elle ne pouvait pas ignorer plus longtemps
les coups de fil de plus en plus insistants de Monsieur Blanc. On l’appelait Monsieur
Blanc parce que c’était un Blanc, c’est ce qu’il avait dit la première fois et
on ne savait pas si c’était vrai. Même Yomo n’avait jamais vu son visage. Alors
son vrai nom, mystère. Il ne tenait pas à ce qu’on le connaisse, pas plus que
son adresse perso ou celle de ses activités officielles, bien sûr. La seule
chose qu’on pouvait savoir, deviner plutôt, c’est qu’il s’agissait d’un
personnage influent, d’un type connu dans la bonne société. En fait, on ne
savait même pas si c’était bien lui qui téléphonait ou un comparse qu’il avait
chargé de se faire passer pour lui. Et le numéro du poste d’où on appelait
était à chaque fois celui d’une cabine publique différente.
Ça n’empêchait pas que la menace se précisait : Yomo
ou pas, il fallait renouer avec la bande des petits revendeurs, Émeline était
la seule à disposer de tuyaux à leur sujet, plus ou moins, alors à elle de
jouer. On n’avait même pas eu besoin d’ajouter « sinon »...
Donc elle était venue. Mais une fois là, quoi faire ?
En arrivant dans cette rue merdique, elle avait repéré la bande de jeunes en
question et avait demandé le dénommé Jaguar. Jaguar ! Tu parles... Yomo lui
avait raconté un certain nombre de choses sur ses activités, mais pas tout,
loin de là. Elle savait juste qu’il avait des revendeurs dans le coin, et que
le caïd s’appelait donc Jaguar. En fait, s’il lui en avait tant dit, c‘est
seulement parce que ce keum-là était un compatriote à son père à elle. Mais quand
elle l’avait demandé, un grand type genre sahélien lui avait dit qu’il s’était
fait alpaguer par les keufs, le Jaguar en question, et qu’il était au poste.
Une sombre histoire de baston dans la rue, ça ne la
regardait pas. Ça prouvait seulement que Yomo avait le tort de faire des
affaires avec des bouffons. Pas étonnant qu’il lui soit arrivé des histoires,
elle lui disait tout le temps qu’il n’était pas assez prudent. Et maintenant il
était mort : et qui donc se retrouvait dans la merde ? Elle ! Elle en aurait
pleuré de rage. Et aussi de peur...
Elle tourna vivement la tête, on approchait. C’était
le Sahélien, déjà trempé. Il frappa un petit coup sur la vitre, timidement.
Elle la baissa d’un centimètre :
– Qu’est-ce qui y a ?
– J’voudrais vous parler, M’dame.
Elle hésitait.
– Bon, ben rentre !
Il fit le tour de la voiture et se glissa à
l’intérieur, à l’arrière, il n’osait pas s’asseoir à côté d’elle, elle était
vachement trop bien. Elle aussi elle préférait, même si on voyait qu’il avait
de l’éducation.
Elle se tourna vers lui, lui montrant son profil
droit, légèrement aquilin :
– Qu’est-ce tu veux m’dire ?
– C’est les autres, y m’ont dit qu’y fallait qu’vous
soyez au courant, c’est au sujet de Yomo. Et pis d’son pote.
– Vas-y, j’écoute.
– Les keufs y pensent que Yomo et l’autre y z-ont
violé une fille, là dans l’coin, la dernière fois qu’il est v’nu. Et y pensent
que quelqu’un a voulu la venger, la fille ; ça s’rait pour ça qu’il est mort,
et l’autre aussi.
– Yomo il a violé une fille ?
Elle fut d’abord stupéfaite, puis révoltée. Elle se
tourna d’un coup et le regarda comme un fou, le regard accusateur. Elle avait
l’air vraiment dangereuse :
– T’es pas bien, non ? Tu m’as r’gardée ? Tu crois que
j’vais avaler ça ?
Issaka détourna les yeux et resta bouche cousue un bon
moment, pendant qu’elle le fusillait du regard. Puis il leva la tête et la
considéra longuement, comme s’il se demandait s’il devait vraiment répondre, et
quoi. Finalement :
– On sait pas si c’est lui, j’ai pas dit ça. Mais eux,
les flics, ils le croivent.
– C’est qui, cett’ fille ?
– Oh j’chais pas, une fille du quartier, une Arabe. En
plus elle est morte, elle s’est suicidée. Après.
– Comment qu’tu sais qu’les flics y croient ça ? Tout’
façon c’est pas Yomo, il était pas comm’ ça. C’est qui ? Tu l’sais ?
Il aurait dit la vérité, elle le tuait, il en était
sûr et certain.
– Les flics qu’ont emmené Jaguar, ils en parlaient en
sortant du commissariat. Les bleus, pas les inspecteurs. Y a Lamine, mon pote,
il écoutait l’air de rien.
– C’est pas Yomo. Ça s’peut pas. Il avait pas besoin
d’ça, tu peux m’croire. Alors c’est qui ? Moi j’vais t’dire une chose : faut
arrêter ça. C’est à vous d’vous démerder, mais j’veux pas qu’on ll’accuse
maint’nant qu’il est mort. Il peut pus s’défendre. Dis-le à tes potes, je
rigole pas : trouvez qui c’est et balancez-le aux keufs. T’as compris ?
Il avait compris mais il préférait changer de
conversation :
– Et pour la dope ? On a du blé qu’on d’vait r’mettre
à Yomo, on vous l’donne à vous ? Et qui c’est qui va nous fournir, maint’nant ?
– Non, j’préfère en parler d’abord à quelqu’un, pour
la thune, c’est pas mon affaire, j’ai pas à m’mouiller là-d’dans. La seule
chose, pour moi, c’est de voir si vot’ Jaguar, là, il continue. Y a des gens
qui s’inquiètent, y z’aiment pas les embrouilles, y veulent savoir si
l’histoire à Yomo c’est lié à la dope. J’leur dirai que non mais que l’contact
d’ici est au gnouf pour une conn’rie. Ça va les r’froidir, crois-moi. J’chais
pas si y vont continuer avec vous. Vous verrez bien. Vous s’rez sûr’ment contactés,
pour le fric, et à ce moment-là ils aviseront. J’vais t’dire un truc, t’as qu’à
m’app’ler quand ton Jaguar y s’ra sorti. Je f’rai suivre.
Elle lui donna son numéro de portable, qu’il inscrivit
péniblement sur la note de l’EDF. Ceci fait, il la regarda : elle lui faisait
signe de foutre le camp, il obtempéra.
En courant sous la pluie pour rejoindre les autres, il
se demandait déjà comment il allait faire pour les quitter un moment, le
lendemain, pour pouvoir appeler Brunet. De toute façon, il en avait marre, de
tout ça. Il aurait voulu être à des kilomètres de ce coin. Il fallait qu’il y
réfléchisse, qu’il trouve le moyen de se barrer de là avec sa mère et les
petits. Mais pour aller où, et pour faire quoi ? Avec quelle thune ?
12
La visite de Sami Tilimsène chez les Azzoug n’avait
rien donné. Ils ne connaissaient rien de plus que cette évidence : Malika avait
disparu depuis son départ précipité du cimetière de Thiais. Elle avait juste
dit qu’elle était pressée, qu’elle serait en retard à son boulot.
Sami avait insisté : elle n’avait pas parlé de passer
d’abord passage Champagne ? La réponse était claire : elle allait directement à
la clinique où elle travaillait, dans le quartier du Parc Monceau. Il en avait
tiré une conclusion assez réconfortante, à savoir que cette disparition n’avait
probablement rien à voir avec les événements de la rue des Haies.
Il revint donc au commissariat le lundi matin avec une
nouvelle piste à suivre : elle avait peut-être été victime d’un accident, il
fallait lancer un avis de recherche, voir du côté des services d’urgence des
hôpitaux, etc... La procédure habituelle, quoi ! Celle qui rassure en donnant
l’impression de faire tout ce qu’on peut.
Le voyant si affairé, si pressé d’aboutir sur cette
affaire, Brunet eut son petit sourire habituel, le sarcastique, celui qui lui
venait chaque fois qu’il était question de Tilimsène. Et comprenant qu’il ne
tirerait rien d’autre de lui, il envoya comme prévu Suzzoni rue Lafayette et
mobilisa Corinne Dieuleveult pour l’interrogatoire des deux fauteurs de
trouble. C’était sa matinée corse.
L’interrogatoire ne donna pas grand’ chose. La nuit
avait permis à Abdel de se rendre définitivement compte des stupides
conséquences de son emportement. Les flics le lui avaient pourtant bien dit,
qui étaient les violeurs, et qu’ils étaient morts ! Il comprenait maintenant
que sa sœur avait été la victime de dangereux malfaiteurs, non de ces bouffons
du genre de Jaguar, un petit revendeur à la manque. Ça donnait au drame un
aspect romanesque qui auréolait, dans son esprit, le souvenir de Nadia. Il avait
passé la moitié de la nuit à pleurer sur le sort fatal de cette petite, se
jurant de ne jamais l’oublier, de vénérer son souvenir, sans se rappeler la
façon dont il l’avait poursuivie de ses soupçons permanents et de sa
surveillance tatillonne depuis qu’elle était nubile...
Quant à Camara, il avait passé la nuit à roupiller
comme un bienheureux, certain d’être relâché dès le matin. Sa seule pensée,
avant de s’endormir lové sur sa banquette, avait été de se représenter par
avance comment il jouerait les durs en retrouvant ses potes. Il leur
raconterait qu’il avait tenu tête aux keufs toute une nuit d’un interrogatoire
musclé. Il s’endormit donc en souriant. À aucun moment il ne se demanda ce qui
lui arriverait si les caïds de la drogue le trouvaient un peu trop dangereux pour
eux. C’était une heureuse nature.
Brunet garda le rasoir et les renvoya tous les deux.
Il avait une sacrée envie de leur botter les fesses.
De retour, Suzzoni dut avouer qu’il n’avait rien
trouvé d’intéressant au sujet de Yomo rue Lafayette. Le type avait logé là quelques
jours seulement, avait payé et était parti sans donner d’adresse. La seule
chose dont le patron se souvenait, et pour cause, c’était qu’une nana
sculpturale, genre café-au-lait, était venue rendre visite à son locataire à
plusieurs reprises, et que le type était parti avec elle. Tout ce qu’il savait
d’elle, c’est qu’elle avait un très joli prénom, en plus d’un joli cul.
– J’ai essayé de le pousser pour qu’il se rappelle du
prénom de la gosse, mais rien à faire. C’était pas Aline mais ça ressemblait,
c’était pas un prénom courant, c’était pas Ernestine, rien à voir... La seule
chose, c’est que c’était un canon. La fille, pas le prénom.
Là-dessus, le téléphone sonna. C’était l’ancien
légionnaire du boulevard de Charonne, le bistrotier, qui annonçait à Brunet que
son petit protégé – « petit, n’exagérons pas », ajoutait-il – était
dans son rade, l’air ahuri comme d’habitude, mais très pressé. Il avait apporté
malgré tout les cinq cents et quelques balles :
– On en fait quoi, chef ?
– Tu m’le mets au frais, j’arrive !
– Bon, j’te l’mets au chaud. C’est plus correct, y
fait froid dehors !
C’est ce qui permit à Brunet de penser à passer son
imper avant de filer par la rue Alexandre-Dumas. Et c’est vrai qu’il faisait
froid, la pluie avait cessé pendant la nuit, remplacée par un petit vent glacé
qui vous atteignait les os. On annonçait une menace de neige pour la soirée.
Issaka attendait dans l’arrière-salle. Il n’avait
quitté, ni son passe-montagne, ni son écharpe rouge, ni son anorak. Il pensait
signaler ainsi qu’il était pressé de quitter l’endroit. Il avait le sentiment
que ça sentait mauvais pour lui, qu’il finirait par se faire remarquer par la
bande à cause de ces longues absences répétées.
– Tu diras que t’as attendu longtemps à EDF, qu’il y
avait la queue. Et maintenant, raconte-moi.
– Y a une meuf qu’est v’nue, hier soir. Une grande à
moitié black. C’est la femme à Yomo. A s’appelle Émeline. J’ai son numéro
d’portab’.
Il sortit péniblement le papier d’EDF de sa poche
ventrale d’anorak et le tendit tout froissé à Brunet, qui recopia le numéro.
– C’est du bon boulot, ça, mon gars. T’as aut’ chose ?
Le gars en question hésita un moment. Ce qu’il avait
maintenant à dire le mettait directement en danger. Mais il repensa à son désir
de tout arrêter et de foutre le camp. Il se décida d’un coup. C’était un
tournant dans sa vie. Il eut l’impression fugitive que Sissongo l’inspirait. Un
truc qui lui venait de sa mère. « Pourvu que ça soit vrai et qu’il me
laisse pas tomber », pensa-t-il.
– È croit pas que Yomo il a violé la fille. Elle est
sûre que c’est pas lui, elle a dit qu’il avait pas besoin d’ça. Ni l’autre. Moi
j’la crois. Il en avait rien à foutre, de cette fille, une gamine, il avait
tout’ les putes gratos, avec sa came. Les mieux, tenez : des Russes blondes !
Sans compter sa meuf à lui. Et elle est belle grave, et en plus elle est
dangereuse, croyez-moi. A fout la trouille. C’est pas la fille qu’on double.
Brunet le regarda longuement. Le gosse avait l’air sûr
de lui, ça faisait réfléchir.
– Seulement, si c’est pas eux, c’est qui ? Tu vois qui
c’est qui reste ? Tes potes ! Et toi, si on y pense. En fait, t’es en train de
me dire que vous avez violé la petite : ça tient pas debout, venant de toi.
D’autant plus qu’on a un témoin oculaire.
Issaka fut sidéré :
– Ah bon !? Y avait quelqu’un qu’a tout vu ?
– Ben oui.
Brunet était quand même hésitant. Il réfléchit un
moment pendant que le jeune digérait l’information, puis il se lança, espérant
une réaction qui lui permette de s’ôter le doute :
– Un gamin était planqué dans le terrain vague cette
nuit-là. Il accuse formellement les deux Zaïrois. Tu vois !
Issaka resta muet. Il se demandait si l’autre ne se
foutait pas de lui. Il n’était pas une lumière, mais il comprenait bien quand
même que si le flic lui disait ce genre de truc, c’était pas forcément la
vérité. C’était peut-être pour le tester. D’un autre côté, qu’un gosse ait été
présent ce soir-là, pourquoi pas ? C’était dans l’ordre des choses possibles.
Mais alors pourquoi n’aurait-il pas dit la vérité, ce môme-là ? Et tout à coup,
Issaka crut comprendre pourquoi. Il sourit. Oui, c’était ça : si le flic disait
vrai, il n’y avait qu’une explication possible, le gosse avait un grand frère
parmi les violeurs.
Le sourire d’Issaka s’élargit. Il était vraiment pas
con, ce môme ! Il avait tout arrangé à sa façon. Et c’était vrai qu’il y en
avait un dans ce genre-là, un petit frère, le plus futé de tous, Issaka voyait
qui. Ça le faisait marrer. Il se représentait la scène : la Mercedes, les
gamins posés dessus qui rentrent finalement chez eux, mais peut-être pas
tous... Puis la fille, et le reste... Il se rembrunit : après tout, tout ça
n’était peut-être que du baratin. Avec les keufs on ne sait jamais...
Brunet regardait le jeune Black et suivait ses jeux de
physionomie avec intérêt. Il voyait bien que ça carburait dur, dans cette tête
de mûle. Et l’ensemble lui donna l’impression qu’il y avait quelque chose à
trouver, une chose plus complexe qu’il ne l’avait cru en premier lieu.
– Qu’est-ce que t’as ? Tu m’crois pas ?
Mais le grand Burkinabé avait décidé de s’en tenir là
:
– C’est vous l’flic, hein ! Moi j’vous ai dit tout
c’que j’avais à dire.
Le jeune parti, Brunet s’aperçut qu’il avait faim,
c’était d’ailleurs l’heure du déjeuner. Il cassa une croûte avec le
légionnaire. Ceci fait, en revenant à la boite il n’était qu’à moitié
satisfait. D’un côté il avait un condé pour mettre la main sur la fameuse
Émeline, c’était positif. De l’autre côté, le témoignage du gamin semblait
moins fiable que prévu. Le doute s’installait. Il fallait retrouver ce gosse et
le cuisiner un peu plus à fond que ça. Il allait en parler à Tilimsène.
En arrivant, il trouva celui-ci désemparé. Aucune
fille ressemblant de près ou de loin à Malika n’avait été signalée, et ceci
quel que soit le domaine d’investigation. Aucune admission aux urgences, aucune
interpellation, aucun cadavre de femme jeune, rien ! Il en était à faire les
aéroports et savait déjà qu’aucune personne qui ressemble à la jeune femme
n’avait pris un vol pour Tunis. Il continuait, mais sans espoir de résultat :
pourquoi aurait-elle pris l’avion ?
D’autre part, il savait que la famille Azzoug n’avait
aucun parent en France ailleurs qu’à Aulnay-sous-Bois. Il avait donc appelé
chez la tante en question, d’ailleurs voisine et cousine du fiancé, mais on y
était déjà prévenu, bien sûr, et l’on s’y bornait à se lamenter sans pouvoir
fournir une quelconque information utile.
Brunet commençait à s’impatienter :
– Tu vois bien qu’elle a disparu de son propre gré !
On ne se volatilise pas comme ça, voyons ! La vérité c’est qu’elle se planque,
c’est tout. Pourquoi, on n’en sait rien. Ou alors elle a une bonne raison, ou
alors elle est dingue. Un coup de folie. Ou alors, attends voir !
Il se frappa le front :
Si ça se trouve, elle est en danger, elle sait quelque
chose, elle était bien la copine de la petite Nadia ? Elle a peut-être la
trouille de se faire descendre. On a toujours rien sur l’escrimeur, là, le
tueur, mais peut-être qu’elle, elle le connaît ? Ou alors elle a des tuyaux sur
les dealers...
Mais Sami venait de comprendre. Qu’il était bête !
Bien sûr qu’elle se cachait ! Tiens ! Et pour une bonne raison, mais qui
n’avait rien à voir avec les affaires dont parlait Brunet. Normal, Brunet, lui,
il n’avait pas de sœur ou de cousine en âge d’être mariée à un quasi-inconnu
par un père arabe.
inconnu par un père arabe…
– Je crois que j’ai compris. C’est grâce à vous. Et si
c’est ça, je sais même où je pourrai avoir de ses nouvelles. Du moins je crois.
Mais dans ce cas-là, il vaut mieux lui foutre la paix. Comment je pourrais
faire pour en être sûr sans risquer de lui faire quitter sa planque ?
Brunet
le regardait sans comprendre. Il ne voyait vraiment pas ce qu’il avait dit qui
rassure autant son collègue. Celui-ci tournait et virait dans le bureau,
mi-rigolant, mi-s’interrogeant. Le commissaire vit qu’il n’y avait rien à
faire, Tilimsène ne s’occuperait de rien d’autre que de sa Beurette, autant en
prendre son parti.
– Eh ben, si t’as une illumination, tu vas vérifier ça
tout de suite, qu’on n’en parle plus, mais alors file, ici on est un
commissariat de police, tu vois, et tu nous fous le vertige. On a autre chose à
faire, merde !
Et il appela Dieuleveult et Suzzoni. Sami était déjà
dans l’escalier, qu’il survolait
La fameuse Émeline s’appelait en réalité Fatoumata.
C’est ce que Suzzoni apprit sur l’heure grâce au numéro du portable. En recherchant
aux sommiers, il eut des précisions : Fatoumata Ouattara, née le 12 septembre
1973 à Aubagne, Bouches-du-Rhône, de nationalité française, père militaire de
carrière dans l’armée française, mère sans profession, domiciliée chez ses
parents, Cité des Platanes à Bobigny, Seine-Saint-Denis. Elle était fichée pour
diverses infractions allant de la prostitution occasionnelle à la revente de
drogue, en passant par le vol à l’étalage et le trouble sur la voix publique.
Rien de plus grave, pas de coup et blessure ni de braquage, mais il était clair
qu’elle aurait été renvoyée depuis longtemps au Sénégal si elle n’avait pas été
de nationalité française.
Il n’eut plus qu’à demander aux collègues de Bobigny
d’essayer de la repérer discrètement, mais il doutait qu’avec de tels états de
service elle soit encore chez ses parents.
De fait, il apprit le lendemain qu’elle ne passait
chez ses vieux que très irrégulièrement. Le père, un ancien sergent de la Colo,
ne l’avait pas vue depuis deux mois et ignorait son adresse actuelle. On
rapporta à Suzzoni le point de vue du papa :
– J’aurais bien aimé que vous m’la rameniez à coup
d’botte dans l’cul !
Brunet avait envoyé Dieuleveult à la recherche du
gamin, le dénommé Amadou. Il allait sans doute traîner dans la rue après
l’école, il n’y avait qu’à l’attendre à la sortie, c’était presque l’heure.
Entre-temps, il avait reçu un coup de fil du proc, qui
s’impatientait. « Est-ce qu’il avait besoin de renfort ? Qu’il le dise, si
son équipe était incompétente ! De toute façon, si rien ne bougeait, on lui
enverrait la crim’, ça serait peut-être plus efficace, non ? »
Lorsque Dieuleveult revint, elle ne pavoisait pas, le
gamin n’avait pas été vu à l’école cet après-midi-là. Il était sorti
normalement à l’heure du déjeuner, mais il n’était pas reparu. Brunet comprit
très vite ce qui s’était passé : ce sacré couillon d’Issaka était revenu sur
ses bonnes intentions, il avait été chercher le gosse et lui avait conseillé de
se planquer. Il aurait fallu pouvoir anticiper, sans attendre la sortie du
soir, à l’école, et aller cueillir le môme tout de suite. Mais ça voulait dire aussi
que ce sale garnement avait menti. Voilà qui expliquait l’attitude bizarre du
Burkinabé, au bistrot.
Ça voulait dire aussi que les violeurs n’étaient
autres que les jeunes de la bande de la rue des Haies. Ou certains d’entre eux.
Le gosse les avait protégés en accusant les Zaïrois. Pourquoi ? Mystère !
Peut-être qu’il en voulait aux deux Blacks. Ou alors il avait une meilleure
raison : il protégeait plus particulièrement quelqu’un, un membre de sa famille
? Un frère, peut-être.
Tout ça se tenait. Il n’y avait plus qu’à le trouver,
ça ne devait quand même pas être si difficile. Il en chargea les deux Corses.
Se retrouvant seul, Brunet reprit son balancement
habituel. Cette fois-ci, il négligeait totalement l’interdiction de fumer dans
un local de l’administration et il fut vite environné d’une fumée blanche,
celle-là bien plus épaisse que pour la nomination d’un pape. Le fauteuil se
remit à couiner sur ses deux tons.
« Si les jeunes ont violé la fille, les Blacks
sont morts pour une autre raison. Pas de vengeance. Mais si c’est une histoire
entre gros dealers, pourquoi la dénommée Ouattara s’est-elle pointée ?
N’importe qui se serait tenu à l’écart, elle courait le même danger que ses
deux complices. »
Il arrêta un moment son balancement, son paquet de
Marlboro étant vide. « Faut que j’sorte... On peut quand même pas
imaginer que les jeunes aient osé doubler leurs pourvoyeurs, ni, encore plus,
en zigouiller deux. Y a quelque chose qu’est pas normal. Ces deux meurtres
n’ont pas de sens. Je rentre bouffer, je fais l’amour et je dors, ça me donnera
peut-être des idées. »
13
Tilimsène était allé directement à la boutique de Monsieur Stern, dans
le bas de la rue de la Réunion. Mais l’heure de la fermeture était passée, le
rideau de fer était baissé, il n’y avait rien à faire d’autre que de revenir le
lendemain. Il essaya tout de même de coller son oreille contre la ferraille
rouillée du rideau, dans l’espoir de percevoir un signe de vie là-derrière,
mais rien... Il était pourtant certain que là devait se trouver au moins un
indice lui permettant de se mettre sur la piste de la jeune femme. C’était
rageant.
Il y avait pourtant un moyen d’en savoir plus. Si la boutique avait une
arrière-salle, ou ne serait-ce qu’un débarras, celui-ci donnait sur une cour
intérieure. Sami connaissait ce genre de bâtiment ancien, courant dans le
quartier, il y avait toujours une cour intérieure.
Il gagna la porte d’entrée : fermée, bien sûr, avec un digicode certes
fatigué mais encore fonctionnel. Il appuya au hasard sur plusieurs de ses
touches, bien sûr sans résultat.
Rien à faire, il fallait qu’il sache ! La seule solution était
d’attendre que quelqu’un entre ou sorte. Un lundi soir avant l’heure du repas,
ça ne devait pas se faire espérer trop longtemps.
Il en était là de ses réflexions lorsque la porte s’ouvrit devant une
petite vieille porteuse d’un sac à provisions en toile cirée noire. En le
voyant, elle eut un sursaut : y avait un grand sidi juste devant la porte,
en plus l’air énervé, il allait lui faucher son morlingue ! Elle poussa
une sorte de couinement et voulut refermer la porte, mais il repoussa celle-ci
avec la vieille et s’engouffra en coup de vent dans le couloir.
Son élan l’ayant emmené deux mètres plus loin que la grand’mère, il dut
freiner et, se retournant, il lui fit un grand sourire :
– Faut pas avoir peur, Mémé, je fais que passer, je veux de mal à
personne, je suis de la Police. T’as qu’à aller faire tes courses tranquille !
Il savait que pour les gens de cette génération, dans le quartier, il
était poli de tutoyer une grand’mère. Mais la vieille n’était pas née de la
dernière pluie, elle était indignée et avait du répondant :
– Espèce de malappris ! J’en ai rien à foutre, de ta Police ! Qu’est-ce
que tu crois ? Que tu peux bousculer une personne âgée ? Ressors de là et tâche
de t’escuser, non mais des fois ! T’as déjà vu des flics dans ton genre ? Tu
fous l’camp où j’appelle !
Il éclata de rire.
C’était une toute petite vieille ratatinée, en blouse bleue sous sa
veste de tricot pelucheux, savatée de chaussons de feutre. Ses cheveux blanc
jaunâtre étaient coupés à la garçonne style 1930, et ses lèvres étaient bleues
sous la couche écaillée de rouge vermillon. Mais ses yeux bleu acier, à peine
humides, le fusillaient à bout portant. Une vieille dure à cuire, ridée comme
une pomme cuite mais habituée à réagir à toutes les situations qu’on peut
rencontrer dans un tel quartier, où sans doute elle était née... au temps des
cerises.
– Je plaisant’ pas, Mémé, j’chuis vraiment d’la Police, t’as qu’à
r’garder.
Et il lui présenta sa carte, qu’elle considéra de loin avec un air de
mépris. De toute façon, elle n’aimait pas les flics, ils n’amenaient que des
ennuis. En plus un flic arabe : on aura tout vu !
– J’chuis à la r’cherche d’une jeune fille. Elle a des ennuis. Elle
pourrait s’cacher dans l’arrière-boutique à Monsieur Stern. Alors tu vois bien
!
– C’est une Bique comme toi ?
Il prit un air de reproche :
– Mémé ! On parle pas comm’ça ! C’est une jeun’ fille bien, elle est
comme y faut. T’es quand mêm’ pas raciste ?
– Tu m’as l’air racisse ! Est-ce que j’en ai l’air ? J’étais déjà pas
racisse avant qu’tu soyes seul’ment né, mon p’tit gars. Et pis vous, les
bougnoules, on peut jamais rien vous dire...
Elle s’était radoucie. Elle le trouvait finalement plutôt sympa, le
Bicot. Y avait quèque chose dans ses yeux, il lui rappelait un grand Marocain
qui lui faisait du gringue, dans son jeune temps, mais elle était à la colle
avec son Roger, en ce temps-là, alors pas de ça Lisette. En plus, on voyait
bien que le coup de la Police, c’était pour avoir l’air, mais qu’en réalité il
était pincé, le gars. Et c’est vrai que la petite, qu’elle avait entraperçue,
était plutôt gironde.
– Ta nana elle est chez Monsieur Stern, arrête de t’foutre de ma
gueule. T’as qu’à passer dans la cour, là derrière, et tu pourras la r’luquer,
si c’est ça qui t’travaille.
Ayant dit, elle ramassa son sac, qu’elle avait laissé choir dans son
émotion première, et elle sortit en bougonnant. Le coup du grand amour chez les
sidis, on aura tout vu !
Du coup, Sami resta planté là. Elle était là, il savait ce qu’il
voulait savoir, pas la peine de l’embêter plus qu’elle ne devait l’être déjà.
Ce n’est pas facile de se rebeller contre la famille. Il valait mieux se
retirer sans la troubler davantage, du moins pour le moment...
D’un autre côté, elle avait sûrement besoin d’un peu de soutien moral.
Elle serait contente d’avoir quelqu’un avec qui parler, s’expliquer, se donner
du courage. Il hésitait. Il retournait tout ça dans sa tête sans pouvoir se
décider. Puis il se sourit à lui-même : il pensait aux stances de
Rodrigue : j’y vais, j’y vais pas...
Il en était là quand trois jeunes Asiatiques dévalèrent l’escalier,
derrière lui, le dépassèrent dans le couloir et sortirent après l’avoir regardé
d’un drôle d’air : qu’est-ce qu’il foutait là, celui-là ?
Ça le décida, il sortit. Une neige fondue paresseuse commençait à
tomber.
Malika s’était bel et bien réfugiée dans l’arrière-boutique de Monsieur
Stern. Au moment où Sami remontait la rue obscure sous les premiers flocons,
elle se réchauffait les mains et les pieds, alternativement, devant un
radiateur électrique à bain d’huile.
Il y avait là pour tout mobilier un vieux clic-clac aux motifs
défraîchis, sur lequel elle était assise, une chaise paillée et un petit bureau
d’écolier supportant une lampe au pied en bois tourné, passé au brou de noix et
muni d’un abat-jour jaune moucheté de chiures d’insectes. Une petite pile de
bouquins de poche était posée par terre dans un coin.
La pièce faisait à peine quatre mètres de long sur presque trois de
large, elle était grise et poussiéreuse, vide en dehors de ces quelques
meubles, et pourvue d’une sorte de meurtrière à la vitre crasseuse, barrée
verticalement, côté cour, d’un unique barreau de fer rouillé.
Monsieur Stern avait montré à Malika la petite resserre sans jour où se
trouvaient des toilettes et un lavabo. Elle y avait remarqué que ces
installations-là au moins étaient propres, et noté la petite trousse de
toilette en plastique et les deux serviettes qui reposaient sur une tablette.
Elle y avait considéré avec émotion le portant auquel étaient accrochés
quelques cintres : un jean, une veste de cuir et un chemisier blanc y étaient
suspendus. Au-dessous, quelques sous-vêtements féminins bien pliés et un gros
pull de laine rouge tricoté à la main reposaient sur un petit banc.
C’est alors qu’elle avait compris que Monsieur Stern avait au moins une
fille... et qu’elle avait fondu en larmes. Monsieur Stern l’avait quittée
aussitôt, ne sachant, ni quoi dire, ni quoi faire de plus.
Maintenant elle se retrouvait seule. L’idée venait de Monsieur Stern,
mais c’est elle qui avait décidé. Il lui fallait aller jusqu’au bout. Une chose
restait à faire, écrire une lettre à ses parents, à son père. Elle en
retournait les termes dans sa tête depuis déjà presque trois jours, il fallait
passer aux actes. Le petit bureau contenait, sous sa planche, un bloc de
correspondance et deux ou trois stylos-bille. Elle se décida. Installée à la
table, elle commença à rédiger un brouillon.
La petite vieille redescendait la rue de la Réunion. Elle revenait de
la supérette, le sac garni de quelques maigres provisions, dont un poireau
obstiné qui dépassait. Un dur de dur, lui aussi, que le froid n’avait pas
empêché d’arriver jusque là.
Lamine, engoncé dans sa parka, la visière de sa casquette lui
protégeant la nuque, tapait des pieds au coin de la rue des Haies. Il aperçut
la mémé qui approchait de lui et vit là un moyen de se désennuyer. Pour une
fois, peut-être à cause du temps, il était seul à stationner à ce coin de rue,
se demandant d’ailleurs où Issaka, son meilleur pote, avait bien pu passer.
Au moment où la vieille arrivait devant lui, il l’interpella. Il la
connaissait bien, elle avait l’habitude de les chercher, lui et ses potes, en
leur disant des choses pas gentilles, mais sur le ton d’une grand’mère qui
engueule ses petits-enfants. Il eut envie de la faire marcher :
– Alors Mémé, on s’ballade ? On cherche le mâle ? C’est à cause du
printemps ?
– Non mais dis donc, toi, malpoli, on n’a pas gardé les vaches ensemb’
! On t’a pas appris à respecter les vieux ? T’es bien un sale bougnoule ! Tu
peux pas r’tourner chez toi, là-bas, garder les chèvres ? C’est tout ç’qui
t’faut, comme amoureuses...
Lamine se marrait. Ça marchait à tous les coups. Elle était vraiment
terrible, la vieille ! Une de ces langues de vipère !
– J’ai pas besoin de ça, j’ai toutes les p’tites Françaises pour
niquer, vous seriez plus jeune, j’vous aurais montré de quoi j’parle.
La grand’mère était outrée.
– Va plutôt faire ça avec les Biques comm’ toi. Ça manque pas. J’en ai
une à te présenter, si t’es pas capab’ ! Une bell’ fille. A s’ennuie. A d’mande
sûr’ment que ça, tu lui f’ras des p’tits cabris. Pendant ç’temps-là tu fout’ras
la paix aux femmes honnêtes.
Lamine se fendait la pêche :
– Ah bon ? Faut m’donner son adresse, alors.
– Son adresse, son adresse ! T’as pas besoin d’chercher, elle est tout près d’ici, è doit pas être
bien comme y faut pasqueu è s’cache, alors tu vois !
Elle lui avait rivé son clou, à ce grand dépendeur d’andouilles, elle
le voyait bien, tout d’un coup il était plus si malin, il la regardait avec des
yeux de merlan frit.
– Ben oui, t’as pas l’air de m’croire. Elle est chez Monsieur Stern, tu
connais ? Si ça s’trouve, c’est elle que les flics y cherchent, avec tout ç’qui
s’passe dans l’quartier. J’vais mêm’ te dire quèqu’ chose : y en avait un, un
grand con comm’ toi, mais un flic, qui la d’mandait encore tout à l’heure...
Alors tu vois !
Et elle repartit en haussant les épaules et en grommelant selon son
habitude.
Lamine était resté stupéfait. Il en avait cessé de taper des pieds pour
les réchauffer. Il commença à s’inquiéter : dans sa partie, il ne fallait pas
rigoler avec ce genre de nouvelles, ça pouvait avoir des conséquences.
« Merde alors ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une fille qui
s’planque chez le père Stern, une Arabe. Et les keufs qui la cherchent.
Faudrait pas qu’elle ait des choses à raconter. »
Il décida d’en parler au plus vite à ses potes.
14
Miss Thompson
Issaka s’était réfugié avec Amadou dans la salle de Miss Thompson.
C’était une Canadienne, une évangéliste qui avait ouvert récemment, dans une
ancienne boutique de la rue de la Réunion, une « Salle de Prière » à
laquelle s’adjoignait un « Salon de Vérité ». Ce qu’elle entendait
précisément par là n’était évident que pour la poignée d’Antillais qui
hantaient l’endroit, friands de ses conseils éclairés par la « Parole de
Dieu » et touchant l’ensemble de leurs difficultés morales et
spirituelles.
Miss Thompson était encore assez jeune, elle était grande, maigre, et
blonde au point de paraître albinos. Elle était habituellement vêtue d’un jean
un peu flottant aux fesses et d’un polo bleu ciel ; ses cheveux lisses, qu’elle
portait longs, étaient tenus par un foulard roulé, en cotonnade indienne, qui
barrait le haut de sa tête et, noué sous la chevelure, descendait sur la nuque
jusqu’aux fines épaules en deux ailes frissonnantes.
Elle aurait pu passer pour jolie, si ce n’est qu’elle avait les traits
secs et le sourire quelque peu affecté. D’ailleurs, Miss Thompson n’était pas
venue là pour rigoler, mais pour évangéliser, se faisant aider pour cela, à
l’occasion, par quelques jeunes anglo-saxons boutonneux. Les jours de marché,
ils faisaient concurrence aux militants trotskistes en distribuant eux aussi
leurs tracts et leurs brochures... à vrai dire sans plus de succès. On était au
pays des anars.
Le lundi, Miss Thompson tenait boutique ouverte. Elle accueillait les
rares personnes qui voulaient bien entrer, leur proposant des jus de fruit ou
du thé en plus des bonnes paroles. Elle ne fut donc pas surprise, à vrai dire
assez heureuse, de voir pénétrer dans sa salle un grand ado et un gamin, tous
deux du plus beau noir et tous deux frigorifiés.
Elle voulut les faire asseoir, mais le coin prévu pour les entretiens
spirituels était en pleine vue, situé devant la devanture, et Issaka lui dit
aussitôt dans son langage, l’air pénétré, qu’il désirait avoir avec elle une
conversation discrète, pour de graves raisons de sécurité.
Elle hésita un peu, mais la présence du gosse et son air effrayé la
rassurèrent. Elle les fit passer dans une sorte d’arrière-cuisine, au fond de
la salle, et les mit à l’aise, prenant leur anorak et leur écharpe pour les
disposer délicatement sur une des chaises en formica et les faisant asseoir
avec elle autour d’une table de cuisine.
Ceci fait elle leur sourit.
– Il fait froid (elle prononçait « fwrââ »), vous voulez un
cacao ?
Amadou voulait bien, ça prit encore du temps, Issaka aurait préféré
passer tout de suite au confessionnal. Il connaissait la musique, sa mère avait
réussi, quand il était plus petit, à le traîner dans quelque salle de ce genre,
voire à la Plaine-Saint-Denis, un dimanche ou deux, là où officient toutes les
sortes de prédicateurs africains. Il connaissait le langage. Si bien que
lorsqu’ils se retrouvèrent tous trois à nouveau autour de la table, il
entreprit son mea culpa :
– Voilà, j’ai péché, j’ai suivi le chemin de perdition. J’ai fait ce
qui est mal aux yeux de l’Éternel. Mais maintenant, je veux me tourner vers le
Très-Haut et me placer sous sa sainte garde.
Il avait sorti ça d’une seule émission de voix et était assez fier
d’avoir réussi à si bien placer cet exorde. La question, c’était de passer
maintenant à la pratique.
Miss Thompson l’y aida, elle n’en était pas à ses débuts, elle savait
décoder ce type de langage :
– Aoh je vois. Vous été en danger, maintenant ?
– Ben oui, c’est ça, faudrait que j’me cache, a’c ma mère et les
p’tits.
– Et loui, c’été un p’tit frère ?
Amadou, se sentant concerné, leva la tête de son bol en souriant
gentiment. Si son rôle consistait à passer pour un p’tit frère d’Issaka, il y
était prêt.
– Ah non, lui non. C’est encore aut’ chose. J’vous espliqu’rai. Mais
faudrait aussi qu’y reste tranquille un bout d’temps.
– Well, alors on dit d’abord pour vous.
Elle était loin d’être nunuche, des cas où il fallait aider sans
demander d’explications, elle en avait eu déjà quelques-uns à gérer, ça faisait
partie de son boulot. De sa vocation.
Elle y réfléchit, pesant le pour et le contre, puis, après quelques
questions sans vraies réponses, elle se décida : elle lui parla d’un foyer
évangélique situé dans l’Oise, à la campagne. Il pourrait y rester avec les
siens quelques semaines, en attendant que les choses se tassent – quelles
choses, elle ne chercha plus à le découvrir. On ne lui demanderait, à lui
Issaka, que quelques coups de main, ainsi peut-être qu’à sa mère. Mais il
comprit sans qu’elle ait besoin de le préciser que cela incluait évidemment la
participation aux réunions bibliques...
– Vous pourrez partir déjà ce soir. Je vous emmène dans mon minibeuss.
– J’aim’rais mieux qu’on nous voye pas... Mais d’un aut’ côté on a du
matériel...
Il pensait à la télé de sa mère.
– Alors il faut décidèy. Moi je peux venir avec le beuss devant chez
vous et on parti très vite.
Ce qui fut décidé pour vingt heures. Vint alors le moment de parler du
cas d’Amadou.
– Amadou, y sait des choses. Faut pas qu’on l’sache, surtout la police,
ça s’rait dangereux.
Dangereux pour qui, il ne le précisa pas, et elle crut que ce danger
menaçait le petit, lequel avait pris aussitôt le maintien de la brebis qui voit
approcher le boucher.
Issaka ajouta :
– Mais on peut pas ll’emm’ner. Il a ses parents, y vont s’inquiéter.
Miss Thompson resta à nouveau silencieuse un long moment. Elle
retournait la question sous tous les angles possibles sans trouver de solution.
Elle le lui dit. Amadou devait rester avec sa famille. Il fallait qu’il rentre
chez lui.
Devant la mine plus qu’inquiète d’Issaka, elle se tourna vers son
remède habituel :
– Prions le Seigneur !
Et elle se plongea la figure dans les mains. Rien à faire, il fallait y
passer. Issaka et Amadou se mirent chacun les mains devant les yeux, le petit
imitant le grand, et ils attendirent que ça se termine.
Ayant achevé une longue exhortation destinée à pousser Jésus-Christ à
intervenir dans cet imbroglio de façon satisfaisante pour toutes les parties en
cause, lui compris, Miss Thompson parut rassérénée. Elle savait que, quoi qu’il
arrive, tout se passerait selon les vues impénétrables et bénéfiques du
Seigneur. Elle renvoya donc Amadou en lui conseillant de se fier en toute
circonstance à la volonté divine – et surtout de ne pas mentir, conduite
particulièrement réprouvée par les puissances célestes.
Ce qu’il interpréta à sa manière, puisqu’en arrivant chez lui, il
prétendit avoir été très malade, au point de ne même pas pouvoir aller à
l’école. On pouvait constater à sa mine qu’il le regrettait amèrement.
Sur quoi il se coucha et s’endormit. Dans son esprit, ce sommeil devait
durer assez longtemps pour qu’on lui foute la paix, en particulier les flics,
jusqu’à ce que les choses s’arrangent d’elles-mêmes.
À vingt heures trente, Issaka, sa famille et la télé avaient quitté le
quartier.
15
Dieuleveult
Le lieutenant Corinne Dieuleveult avait passé la fin de l’après-midi à
chercher Amadou. Il n’était pas en classe, ça elle le savait, mais il n’était
pas non plus chez lui, du moins si l’adresse qu’on lui avait donnée à l’école
était la bonne. 12 rue de la Réunion, au rez-de-chaussée.
Elle y était allée pendant que Suzzoni faisait les rues du quartier
pour interroger – d’ailleurs sans résultat – les gamins qui s’y livraient à
leurs activités habituelles, toutes aussi éloignées que possible des livres et
des cahiers de devoirs. Elle n’avait trouvé là qu’une femme africaine
absolument désolée, si l’on en croyait les mines qu’elle faisait, de ne pas
comprendre un traître mot de français.
Elle n’était pas contente, Dieuleveult ! D’abord il avait fallu
qu’elle arrive à passer la porte d’entrée de l’immeuble, bouclée et bien gardée
par un digicode. C’était plus un portail qu’une simple porte et il n’était pas
question de le forcer. Elle dut attendre que quelqu’un entre ou sorte, mais
cette solution, pourtant simple, ne s’avéra pas rapide à survenir.
Un gigantesque Chinois était bien arrivé avec la volonté affichée
d’entrer – il logeait là, au troisième, avec sa famille et une petite bonne
philippine qu’il avait déflorée –, mais il poussa sans ménagement la grande
femme blanche qui lui bloquait le passage, fit le code en masquant l’appareil,
ouvrit et passa la porte en coup de vent, la refermant d’un coup d’épaule. Le
tout non sans fusiller la Corinne d’un regard meurtrier. Elle n’était pas de
l’immeuble, qu’elle reste dehors !
Dieuleveult aurait pu lui faire décrire dans l’espace un magnifique
looping et le laisser s’écraser comme une merde dans le caniveau, mais ça
aurait fait mauvais effet, on commençait à la regarder, des passants s’étaient
arrêtés et considéraient avec intérêt le cas de cette grande bringue
manifestement mécontente. Elle attendit, leur rendant un regard de mépris
sourcilleux. Ils reprirent donc chacun son chemin, peu désireux de s’attirer
des giries.
Arriva enfin une petite fille sri lankaise chargée de deux lourds
filets à provisions, ce qui permit à la Corinne de parvenir, à sa suite, dans
un couloir aux lourdes odeurs fort peu chiraquiennes.
Il y avait une porte de chaque côté, mais elles ouvraient manifestement
sur chacune des deux boutiques donnant sur la rue. Avançant dans la pénombre,
Corinne dépassa le départ d’un escalier aux marches usées et parvint au bout du
couloir, où se trouvait une porte à deux battants inégaux pourvus de vitres
jadis peintes en marron. Une petite cour carrée, grossièrement pavée, se
trouvait derrière, entourée de tous côtés d’une sorte de coursive surélevée
qu’on gagnait par un petit perron. Des portes vitrées et de grandes fenêtres
carrées s’ouvraient tout le long, sans doute d’anciens ateliers transformés en
logements pour pauvres.
Si Dieuleveult avait lu le bouquin du bon Docteur Longueville, consacré
au passé de ce quartier, elle aurait su que des générations d’ouvrières avaient
passé leur vie à confectionner là le plumetis et le feutre qui étaient
autrefois la spécialité de l’endroit. Mais elle s’en foutait totalement, elle
cherchait un sale môme qui lui avait raconté des histoires.
Un rapide coup d’œil lui permit pourtant de constater que la cour, à
vrai dire une sorte de puits, était surplombée de chaque côté par cinq étages
de fenêtres embuées d’où émanaient à la fois les effluves de cuisines toutes
plus exotiques les unes que les autres, le ronronnement des télés et le zinzin,
étouffé mais discordant, de musiques peu faites pour lui plaire. Où pouvait
bien se trouver ce qu’on appellerait en bon français ce bon dieu de
rez-de-chaussée ?
Sous les quelques flocons qui dansaient devant elle, Dieuleveult
traversa l’espace humide de la cour, évitant d’un pied négligent les flaques
irisées laissées par la pluie de l’après-midi. Il commençait à faire sombre, et
ce n’étaient pas les faibles lumières qui descendaient des fenêtres qui
allaient l’aider à y voir clair. Elle aperçut pourtant, au fond à droite, une
porte qui lui sembla d’abord très basse jusqu’à ce qu’elle put se rendre compte
qu’il fallait descendre trois marches pour l’atteindre. Le nom des parents
d’Amadou y était inscrit d’une écriture maladroite sur un bout de carton
punaisé, provenant manifestement d’un emballage de pizza.
Dieuleveult frappa. Fort. Trois fois. Puis elle attendit. Longtemps. On
entendait pourtant, de l’autre côté, de vagues bruits prouvant qu’au moins
quelqu’un vaquait tranquillement à ses affaires sans s’occuper le moins du
monde de la personne qui demandait à entrer.
Elle crut qu’elle allait se fâcher pour de bon et donner en criant des
coups de pieds dans la porte, mais elle fit effort sur elle-même et se contenta
de frapper une dernière fois, prête à s’en retourner. La porte s’entrouvrit.
Une mama du genre frêle, pieds nus, vêtue d’un long peignoir rose plutôt
défraîchi et coiffée d’une grosse touffe hirsute de cheveux crépus, la
regardait, apeurée. Elle était grande et anguleuse et son visage, malgré sa
bonne quarantaine, était resté lisse et harmonieux.
Dieuleveult passa sur les présentations, ça faisait un moment qu’elle
n’était plus en mesure de minauder :
– Je cherche Amadou, c’est votre fils ? C’est la police.
La dame, toujours à moitié masquée par la porte, resta muette un moment
puis se contenta d’émettre un petit rire gêné.
– Amadou !
La Corinne avait pris le ton du commandement. La Sénégalaise fit un
effort :
– Pas pâler ! Pas compouande !
Puis, devant l’air fort peu amène de la policière, elle fronça les
sourcils et se lança dans un discours véhément en langue sérère, accompagné de
gestes qui indiquaient très clairement qu’elle en avait marre qu’on la dérange,
qu’elle n’avait pas que ça à faire, que la dame n’avait qu’à s’en retourner –
elle lui montrait sans doute possible la direction à prendre – et que de toute
façon elle allait refermer sa porte.
Ce qu’elle tenta de faire, mais le lieutenant Dieuleveult Corinne
n’était quand même pas née de la dernière pluie, elle se hâta de coincer son
pied dans l’embrasure.
– Amadou, c’est votre fils ? Vous pas comprendre ?
La femme comprenait très bien, Dieuleveult en était certaine, mais il
lui était tout aussi évident qu’elle avait affaire à quelqu’un qui craignait la
police – sans doute parce que la famille n’était pas en règle – et qui ne lui
dirait rien. Elle se réfugierait obstinément dans l’ignorance de la langue,
même s’il était sûr qu’elle devait au moins comprendre le nom d’Amadou.
Dieuleveul fit encore un essai :
– N’ayez pas peur, je veux juste parler à Amadou, c’est tout ! Il
me connaît.
Mais son seul résultat fut que le beau visage bantou qui lui faisait
face se crispa et que les grands yeux noirs de la dame se remplirent de larmes.
Rien à faire, vraiment, et c’est Corinne qui claqua la porte et s’en alla.
Elle n’avait plus qu’à retrouver Suzzoni en espérant qu’il avait eu
plus de chance qu’elle. Ce qui, elle le comprit dès qu’elle le vit en arrivant
au poste, n’était pas le cas.
En revanche elle trouva là un Tilimsène épanoui qui lui dit
d’entrée :
– Plus la peine de rechercher Malika Azzoug, son cas n’a rien à voir
avec l’affaire.
16
Monsieur Blanc
La grande Émeline reçut le coup de fil de Monsieur Blanc dès l’aube de
ce lundi. Comme d’habitude, ce n’était pas lui qui appelait, mais cette fois-là
il y eut du nouveau, un nouveau pas rassurant : Monsieur Blanc voulait la
voir. Elle avait rendez-vous à onze heures aux Buttes-Chaumont, sur le pont des
suicidés. Elle devait y attendre un quart d’heure et s’en retourner si personne
ne la contactait.
Elle était furibarde : un quart d’heure à se geler sur ce
pont ! N’importe quoi ! Mais elle n’avait pas le choix.
Elle s’y tenait depuis dix minutes environ – elle regardait sa montre
toutes les demi-minutes – et personne ne s’était encore pointé. Elle faisait
les cent pas, emmitouflée dans sa fourrure, la toque baissée jusqu’aux
sourcils, scrutant chaque passant du regard.
De temps en temps, en effet, une dame noire ou une autre engageait sur
la passerelle, en râlant, une poussette chargée d’un moutard blanc dont on ne
voyait que le rouge du bout du nez. Il était peu probable qu’il s’agisse de son
contact, mais après tout, il fallait s’attendre à tout et à n’importe
quoi ! On ne voyait à la ronde que ces nounous, empaquetées de châles et
couvertes de bonnets de laine, ou encore quelques joggeurs ou joggeuses courant
après la buée de leur respiration, voire un ado monté sur blades.
Ce dernier prit la passerelle et, voyant la belle jeune femme qui se
tenait là, s’arrêta et lui fit en soufflant un grand sourire. En fait, ce
n’était plus vraiment un ado, plutôt un jeune désœuvré à l’air sympa, genre
titi. « Ben tiens, un dragueur, manquait plus qu’ça ! », se dit
Émeline.
Effectivement, le jeune se mit à la baratiner, une main sur la
rambarde, l’autre resserrant la cagoule de sa parka. Le genre sans
prétention :
– Alors, on s’balade ? Z’allez prend’ froid, là, à pas bouger…
Voulez pas v’nir boire quèqu’chose de chaud ?
Émeline ne lui répondit que par un sourire banal et froid.
Elle était embêtée : elle ne voulait pas lui donner des raisons de
se rappeler d’elle en lui envoyant une vanne assez verte pour qu’il n’ait plus
qu’à se barrer, mais d’un autre côté, s’il restait là à lui tenir la jambe, son
contact ne s’approcherait pas…
Le jeune homme, la voyant indécise, se sentit autorisé à la coller et
commença à mettre en œuvre un arsenal de séduction à vrai dire un peu fruste.
Émeline le supporta un moment, et alors qu’elle allait lui demander poliment de
lui foutre la paix, il lui dit en souriant :
– Un break Volvo blanc, d’vant l’bureau d’tabac, au coin d’l’avenue
Secrétan. Il est vide. Tu t’assieds à la place du mort et t’attends.
Il lui fit un petit signe d’amitié, se touchant rapidement le front de
l’index pour la saluer, et se remit à glisser tranquillement vers la sortie,
laissant Émeline bouche bée.
Il y avait réellement un break Volvo blanc devant le tabac en question.
Émeline ouvrit sans difficulté la portière avant droite et s’installa sur le
siège indiqué. Là, elle dut attendre encore quelques minutes en grelottant
avant qu’un homme sorte du bistrot, traverse le trottoir en faisant un petit
geste dans sa direction, l’air de dire « Excuse-moi, je t’ai fait
attendre », contourne la voiture et s’installe à la place du conducteur.
Avant de démarrer, il lui fit même une petite bise sur la joue, puis s’engagea
dans le trafic. Émeline constata rapidement qu’il prenait le périph intérieur.
Le type était un grand Blanc plutôt baraqué, blondasse avec des taches
de rousseur, vêtu bizarrement d’un ample manteau en poil de chameau serré par
une ceinture qui rappelait les films noirs des années cinquante. Il ne lui
manquait que le feutre mou. Pour tout dire, il avait l’air d’un étranger. Son
épaisse chevelure était coupée très court, sans pattes, enserrant le haut d’une
grosse tête carrée, et de fines lunettes à monture métallique et verres fumés
cachaient mal des yeux vert clair aux cils clairsemés. Pour le reste, un nez en
patate et de grosses lèvres bleues surmontaient un menton proéminent, rasé de
près. Une chevalière en or au doigt et une chaîne de même métal pendant au
poignet montraient qu’il avait du blé.
Pendant tout le trajet il ne dit pas un mot, et la jeune femme ne tenta
pas de le faire sortir de ce mutisme. « Est-ce qu’il sait seulement un mot
de français ? », se demandait-elle.
Il prit l’autoroute à la Porte-de-Bercy, mais il la quitta assez vite,
peut-être vers Créteil, elle n’était pas sûre, et à partir de là c’était une
nationale qu’elle ne connaissait pas.
Ils roulèrent un bon bout de temps. Elle se bornait à regarder le
paysage, non sans jeter de temps à autre un œil sur les mains de son voisin,
des mains énormes aux ongles carrés coupés ras et aux phalanges couvertes d’un
long duvet blanchâtre.
Elle n’était pas rassurée. D’autant plus que le paysage qui défilait
n’avait rien pour ça. Pendant assez longtemps, la voiture avait traversé une
forêt. Ensuite, petit à petit, les pavillons et les cités étaient devenus plus
rares, remplacés par des zones cultivées ou des friches industrielles où
surnageait encore, sous un ciel lourd, l’activité dérisoire de quelques
entrepôts ou ateliers minables.
Elle vit ensuite que la nationale se changeait en une autoroute sur
laquelle ils restèrent longtemps. Ils roulaient en rase campagne mais pendant
un temps elle vit vers l’ouest une cité assez importante, que l’autoroute
évitait. Quand ils quittèrent enfin celle-ci, ce fut pour arriver assez vite
dans une zone de chantiers où le break cahota.
Une pluie froide commença à transformer la poussière noirâtre du sol en
bouillasse que de lourds camions projetaient en passant sur la voiture, sous
forme de giclures poisseuses. On ne croisait pratiquement plus que ces poids
lourds, et à leur passage, l’essuie-glace découpait en crissant deux hublots
sur la vitre boueuse.
Le piétinement assidu de la pluie sur la tôle, le chuintement des pneus
sur le macadam défoncé et le tonnerre vrombissant au passage d’un camion
étaient les seuls bruits qui se faisaient entendre, couvrant le discret
ronronnement du diesel. Mais, au travers de la vitre sale, Émeline crut
apercevoir, au-dessus de la vergue d’une grue, le vol gracieux d’innombrables
oiseaux blancs.
Des mouettes !
Brusquement, la voiture ralentit, elle s’engagea dans la cour d’un
entrepôt déglingué, devant lequel elle s’arrêta. Émeline se tourna vers son
voisin : il coupait le moteur, mettait le frein à main et empochait la clé
de contact tout en commençant à sortir. Il tourna la tête vers elle et lui fit
signe du menton de faire de même.
Certes, elle n’était pas rassurée dans cette voiture, mais elle y
trouvait tout de même une sorte d’abri, face à l’inconnu que représentaient ces
lieux peu accueillants. Elle hésitait, mais l’homme, déjà dehors, se pencha
vers elle au travers de l’ouverture, la tête au-dessus du volant, et la
regarda, lui adressant une sorte de grognement qui pouvait passer pour amical.
Elle sortit et fut bien obligée de suivre son guide vers une baraque de
chantier et la lumière jaune qui y perçait les vitres d’une unique fenêtre.
Mais une porte s’ouvrit, et la silhouette élégante d’un homme aux cheveux
blancs s’y découpa :
– Venez donc, entrez, mademoiselle Émeline ! Vous serez plus au
chaud ici que dehors, n’est-ce pas ?
La voix était chaude, manifestement celle d’un homme cultivé et policé.
Avant même de le voir vraiment, on savait qu’il était habitué à ce qu’on le
respecte, qu’il pouvait se montrer dépourvu de tout autoritarisme, qu’il n’en
avait pas besoin pour être obéi. Bref, cet homme dont Émeline découvrait petit
à petit le profil racé, éclairé de côté, en avançant vers lui, était sans aucun
doute un grand manitou.
Elle n’eut pas le temps de le dévisager au moment où elle le rejoignait
car il s’effaça pour la laisser entrer et, du même mouvement, lui désigna une
chaise métallique qui faisait face à un bureau.
Lorsqu’elle s’y fut assise, il s’installa de l’autre côté du meuble sur
une chaise identique. Maintenant il lui faisait face et elle put constater
qu’il était effectivement, comme elle l’avait deviné, un homme de la haute
société. On le voyait aussi bien à sa mise qu’à son maintien. Il avait passé la
cinquantaine mais était resté très svelte.
Elle eut tout le temps de le dévisager car il entra dans une longue
conversation avec le gorille blond, resté sur le pas de la porte. Toute à son
observation, elle ne prit pas garde tout de suite au fait qu’ils discutaient
dans une langue inconnue d’elle… et que cette discussion la concernait. Mais le
patron – Monsieur Blanc, sans aucun doute – y mit fin en souriant avec ces mots
qu’elle ignorait être du russe :
– A kak jal ! Takaya
krassivaya jènnchina ! (Quel dommage ! Une femme si belle !)
Puis il éclata de rire tandis que l’autre disparaissait.
Il se tourna alors vers elle :
– Peut-être avez-vous faim ? Rassurez-vous, il n’y en a pas pour
très longtemps. Il suffit que vous me racontiez tout ce que vous savez, et mon
chauffeur vous reconduira à une station de métro dans Paris.
Il était assis tranquillement derrière le bureau et la regardait,
attendant son récit avec un intérêt poli. Mise en confiance, Émeline lui dit
donc tout ce qu’elle avait appris du Burkinabé. Puis elle lui demanda ce
qu’elle devait faire, puisqu’elle était maintenant hors du coup, certes, mais
privée de son homme… et désormais sans ressources.
Il sourit, et l’assura qu’elle n’avait aucun souci à se faire :
– Ne bougez pas, je m’occuperai de votre situation, soyez-en sûre. Pour
le moment, restez tranquille et faites-moi confiance. On va vous reconduire.
Il se leva, et gagnant rapidement la porte, il sortit et appela son
gorille. Elle apprit ainsi que ce dernier se nommait Vania, ce qui la renseigna
enfin sur ses origines.
Le Vania en question apparut immédiatement à la porte, comme s’il
s’était attendu à cet appel, et lui fit signe de le rejoindre – ce n’était
décidément pas un grand parleur…
Comme elle sortait, Monsieur Blanc, resté à l’extérieur, la salua
poliment d’un geste de la main et, toujours souriant, rentra dans la baraque.
Elle était enchantée de cette entrevue, qui lui donnait l’espoir d’un
avenir sans souci… en quoi elle avait raison, du moins en un sens.
On ne devait jamais revoir Émeline. Il aurait fallu pour cela casser
l’un des blocs de béton qui serviraient d’assise à un viaduc du futur TGV
Paris-Est. Encore n’y aurait-on découvert que son cadavre. Mais ni ses
fourrures, ni ses bijoux, ni son sac ne s’y seraient trouvés.
Ni son parfum.
17
Lamine
Il faisait nuit depuis longtemps et la bande se trouvait comme
d’habitude au coin des deux rues. Parkas et passe-montagne. Jaguar Camara
conférait avec Lamine, et les autres les entouraient, l’air grave, prêts à
l’action.
– Tu dis bien qu’elle est chez l’père Stern, cett’ meuf, hein ?
Lamine fit oui de la tête pour la douzième fois. Il avait déjà tout
raconté, en long et en large : le coup de la vieille du bas de la rue, la
Beurette planquée, tout, quoi.
Sans oublier de faire remarquer que ça faisait un bout de temps qu’on
n’avait pas vu Issaka : est-ce qu’il lui serait arrivé un truc ?
Issaka c’était son pote, il était toujours là avec lui, c’était pas normal, on
pouvait être inquiet.
– T’inquiète pas, j’te dis, Issaka c’est pas ton p’tit frère, on a
aut’chose à faire, faut qu’on ll’interviouve, la meuf, faut qu’on s’pointe à la
boutique à Stern. T’as ton matériel pour entrer ?
Lamine l’avait.
Une demi-heure plus tard, ils étaient dans la boutique. Le rideau de
fer ne les avait pas arrêtés, ils l’avaient levé assez haut pour pouvoir
crocheter la serrure de la porte d’entrée.
Ils étaient quatre : Jaguar, Lamine et les frères Traoré, des
jumeaux maliens du genre gringalet, mais vicelards.
Dans l’arrière-boutique, Malika n’était pas encore endormie. Elle
lisait, allongée sur le petit lit, vêtue de sa seule nuisette. Le radiateur
donnait à plein, il faisait très chaud dans la pièce.
Terrorisée, elle entendit qu’on venait de pénétrer dans la boutique. Ça
ne pouvait que la concerner, son père avait dû découvrir sa retraite, sa seule
pensée fut qu’il lui fallait se cacher. Elle se précipita vers la porte de
derrière, mais elle n’eut pas le temps de passer dans la courette : le
temps qu’elle manœuvre le verrou sans même se couvrir davantage, les quatre
jeunes étaient déjà dans son refuge.
Prise de panique, elle se jeta sur sa couchette et s’y blottit,
apeurée. Écartant d’un geste nerveux les cheveux qui lui voilaient le visage,
elle les regarda : ils se tenaient tous les quatre devant elle. Le dos au
mur, les jambes cachées sous elle, tentant sans résultat de tirer le bord de sa
nuisette pour cacher ses genoux, elle était sans défense, pratiquement nue, sa
chevelure lui tombant sur les épaules et jusqu’à la poitrine, qu’elle avait
suggestive.
Elle voyait bien que ça leur donnait des idées.
Mais Jaguar n’avait pas envie de recommencer le même genre d’histoire
que pour la petite Nadia. Ça craignait trop. Il fit signe à ses acolytes de
s’éloigner du lit et de trouver où s’asseoir. Il y avait des choses plus graves
à débattre avec cette nana.
Les trois autres, toujours engoncés dans leurs parkas et tout suants,
mais pas seulement à cause de la chaleur du lieu, se trouvèrent donc, qui une
chaise, qui un coin de table, l’air de fauves qu’on tient en laisse. Camara
resta debout, en chef et juge qu’il était alors selon lui, et attaqua sans
fioritures, tandis qu’elle le fixait, le visage marqué par la terreur la plus
totale :
– On t’veut pas d’mal, on t’fera rien, mais on veut savoir pourquoi
qu’tu t’caches. C’est pour ça qu’on est là. On r’partira pas avant d’le savoir.
Tu m’captes ? Bon. Alors vas-y, on t’écoute. Pourquoi qu’t’es là ?
Malika commença à se rassurer un peu. Elle se disait que s’ils ne
l’avaient pas forcée tout de suite, c’est qu’ils avaient réellement autre chose
en vue, autrement, pourquoi ne pas passer tout de suite aux actes ? Ça ne
voulait pas dire, évidemment, qu’ils ne finiraient pas par là... C’était donc à
elle de se débrouiller pour qu’ils s’en aillent sans lui faire de mal. Pour
cela, il fallait qu’ils aient l’impression qu’elle était de leur côté, qu’elle
leur ait dit ce qu’ils souhaitaient entendre.
Le mieux, ce serait qu’ils se sentent amenés à la protéger, et dans ce
cas, elle n’avait qu’à leur dire la vérité, mais en exagérant les dangers
qu’elle courait, pauvre petite jeune fille poursuivie par un père
diaboliquement violent – ce que tout de même il n’était pas, loin de là.
Elle allait s’y mettre, quand Jaguar, excédé par son silence, lui
balança une baffe. C’est ce qui fit réagir Lamine. Dopé par cet acte d’autorité
et obnubilé par les craintes qui l’habitaient, il se précipita sur elle en
criant :
– Ouais ! Où qu’t’étais quand on a fait son affaire à ta copine,
hein ? Qu’est-ce qu’elle t’a raconté avant d’se buter ?
Jaguar, furibard, le prit par la capuche de sa parka et l’envoya
promener à l’autre bout de la pièce, où il s’effondra, ahuri.
– T’es pas con, non ? T’as besoin d’tout lui dire ?
Et se retournant vers la jeune fille :
– Et toi, t’amuse pas à nous balader : parle !
Mais Malika avait enfin compris.
– Qu’est-ce qu’y raconte, l’aut’, là ? Il est fou grave !
Quelle copine ? J’y comprends rien ! Moi j’chuis là pour me cacher
d’mon père. Y veut m’marier, moi j’veux pas ! C’est quand mêm’ pas un
crime ! Je m’cache ici, c’est M’sieur Stern qui m’cache... Mais faut
l’dire à personne, hein ? Faut pas qu’mon père il le sache ! Y va
m’tuer !
Elle avait pris d’instinct le ton de ses tourmenteurs et ça lui
réussit : elle comprit qu’ils la croyaient et elle enfonça le clou :
– Mais si c’est d’Nadia qu’vous parlez, alors là ! moi j’m’en
fous ! C’était une petite conne. Elle avait qu’à fair’ gaffe à ses
fesses ! Pourquoi qu’elle avait pas un mec à elle, comm’ moi, hein ?
Moi j’ai quelqu’un, alors y a pas d’raison qu’on m’touche, c’est pas comme
elle. Elle, mad’moiselle, è sortait avec un p’tit bourge à la con.
Cette sortie fit réfléchir Camara :
– Et c’est qui ton keum ?
– Ben j’chais pas si j’dois vous l’dire, vous allez m’en vouloir...
Bon... – Elle fit mine de céder – C’est un keuf. C’est le grand, vous savez
bien, Sami Tilimsène, le Kabyle.
Stupéfait, le grand Sénégalais la regarda un bon moment, non sans un
certain respect. C’était pas n’importe qui, cette nana ! Mais quand même,
elle représentait un danger si elle balançait tout ça à son flic. Alors quoi
faire ? Il n’était pas question de la buter. Trop dangereux. D’ailleurs il
n’était quand même pas de ce genre-là. Il dealait, et même à fond, mais pour
lui ce n’était pas la même chose, les morts il ne les voyait pas, ça restait
théorique, un peu comme pour les pilotes de bombardier.
– Bon ben... Alors écoute : tu dis rien à personne, surtout pas à
ton mec. Tu sais qu’on va t’surveiller, et si tu ll’ouvres, tu meurs, OK ?
Tu dis rien à personne, nous on dit rien à ton père. Nous, ça, c’est pas nos
billes, ça c’est toi qu’ça r’garde. Capté ?
– Pouvez êt’ tranquilles, j’dirai rien, c’est vos affaires, mais me
fait’ pas d’mal.
Elle appuyait quand même un peu sur son style petite femme en danger.
Si elle comprenait qu’elle avait ce grand méchant loup dans sa poche, elle
voyait bien aussi que l’autre, le Lamine, de nouveau sur ses jambes, la
regardait avec un sale œil. Sans compter les deux frères, qui lui mataient les
seins depuis le début.
Effectivement, Lamine, furieux de s’être comporté comme un imbécile, et
humilié par sa dégringolade, surtout devant une fille, revenait vers elle, le
poing levé pour la cogner :
– Sale pute ! T’es maquée avec un keuf ?
Mais Camara s’interposa :
– Tes conn’ries, ça suffit, tu veux qu’on ait les flics au cul ?
Fous la paix ou j’t’envoie un pain ! T’es trop con, tiens,
barre-toi ! T’es qu’un’ merde.
Il allait trop loin, Lamine se jeta sur lui de toute sa force et le
bouscula violemment. Surpris, le grand fut déséquilibré et tomba en arrière. Sa
tête heurta le coin de la table et il s’écroula sur le sol, inanimé.
Sur son lit, Malika s’était réfugiée dans le coin du mur, la bouche
ouverte pour un cri qui ne sortit pas. Elle portait sa main à sa gorge,
remontant sa nuisette, sans y prendre garde, jusqu’en haut de ses cuisses.
Mais les trois jeunes n’étaient plus en mesure de s’intéresser au
spectacle. Ils s’étaient agenouillés autour de Jaguar, sans savoir quoi faire
de plus. Leur chef, étendu à terre les bras en croix, avait les yeux ouverts,
mais on pouvait se rendre compte qu’il ne verrait plus jamais rien.
L’ayant compris, les deux frères Traoré se relevèrent comme un seul
homme et se ruèrent vers la sortie.
Lamine, lui, était resté, incapable de détacher les regards du cadavre.
Il se balançait d’un pied sur l’autre en gémissant. Son cerveau, déjà peu
entraîné à la réflexion en temps normal, était comme engourdi, il se trouvait
dans une confusion totale.
Malika n’était pas en meilleure forme, agenouillée maintenant au bord
du lit elle se mordait le poing et émettait de petits cris plaintifs. Au bout
d’un moment, ce fut elle qui réagit pourtant la première :
– Qu’est-ce que t’as fait ! Il est mort ! Mais qu’est-ce
qu’on va faire ? On ne peut pas le laisser là ! Quand Monsieur Stern
va arriver, demain matin, il va le trouver. Il appellera les flics.
Bouche ouverte, Lamine la regardait d’un air absent.
Elle se reprit, les idées se bousculaient dans sa tête mais elle finit
par y voir clair :
– Et moi, alors ? Je serai bien obligée de raconter ce qui est
arrivé. J’ai pas envie de te dénoncer, je sais bien que c’était un accident...
Écoute, va dans la boutique, le temps que je m’habille. On va le sortir dans la
rue tous les deux. Après, il faudra que tu nous trouves une voiture, on va
l’emmener... Non ! Va plutôt chercher d’abord la voiture et amène-la
devant l’entrée, on se fera moins facilement repérer.
Il était tellement perdu qu’il accepta ce plan sans discuter. De toute
façon, les voitures c’était sa spécialité, avec casser les serrures. Là au
moins il était bon, il n’avait pas besoin de réfléchir. Il n’avait qu’à faucher
une bagnole dans la rue, un break de préférence : fastoche.
Il partit donc sans dire un mot, toujours sonné.
Quand il revint elle était prête et ils se mirent à traîner le corps à
travers la boutique, puis sur le trottoir. Il leur fut plus difficile de
l’embarquer à l’arrière du break Peugeot qui les attendait, moteur ronronnant,
mais ils y parvinrent sans attirer l’attention, personne ne circulant dans la
rue à cette heure tardive.
Pas même l’un ou l’autre de la bande habituelle, dont aucun
représentant ne se trouvait plus dans les parages. Les frères Traoré avaient dû
faire passer la nouvelle de la mort du caïd.
Malika recouvrit le corps d’un plaid trouvé sur le siège arrière et ils
s’embarquèrent.
Comme ils arrivaient au métro Maraîchers, dans la rue d’Avron, la jeune
femme dit à son coéquipier de fortune :
– Tu sais, il faudra bien quand même que je dise qu’il y a eu un casse
dans la boutique, cette nuit. Vous avez bousillé le rideau de fer et la serrure
de l’entrée. Comment je vais expliquer que je n’ai rien eu ?
Mais elle parlait plus pour elle que pour lui, il était encore sous le
choc, incapable d’avoir la moindre idée. Sa seule préoccupation était de se
débarrasser du cadavre au plus vite et de rentrer chez lui, de se mettre au
lit, la couverture par-dessus la tête, et d’oublier tout ça.
Technique mise au point dans ce genre de quartier par plus d’un jeune
paumé.
Ils passèrent la Porte de Montreuil et prirent l’avenue des Puces. Là,
ils déchargèrent leur colis dans une zone herbeuse, en contrebas d’un petit
escalier de béton qui menait vers la grille du périphérique. Puis, sur le
conseil de Malika, Lamine conduisit le break jusqu’au boulevard Soult, où ils
l’abandonnèrent. Ceci fait, il la laissa et partit à toute allure vers sa rue
et sa piaule. Il ne pensa pas un instant à attendre la jeune femme.
Ce n’était pas elle qu’il fuyait, c’était lui.
Elle resta un moment à réfléchir, au coin de l’avenue de Picpus, avant
de se diriger vers la place de la Nation. Malgré le froid, elle avait besoin de
marcher, de prendre l’air. Arrivée là, elle avait fait son plan. Elle prit le
boulevard de Charonne pour rentrer.
Elle regagna rapidement la boutique et fit disparaître tout ce qui
pouvait évoquer sa présence, fourrant le tout dans un de ces grands sacs de
chez Tati que Monsieur Stern conservait.
Puis, traînant le sac, elle courut jusqu’à la cabine téléphonique de la
rue des Haies et appela la police. Elle prit une voix de gorge très suggestive
pour prévenir qu’il y avait sûrement eu un cambriolage au 5 de la rue de la
Réunion, vu qu’une boutique était ouverte, le rideau de fer et tout, comme si
on l’avait forcé.
Elle raccrocha avant qu’on ait pu en savoir plus et alla aussitôt se
cacher dans le square tout proche en se faufilant dans le passage interdit qui
le longeait, mal fermé par des tôles depuis longtemps malmenées.
Assise sur le rebord du terrain de sable, elle entendit le son étouffé
de la voiture de police qui descendait la rue. Elle tremblait. Elle resta
longtemps figée, comme si le moindre de ses mouvements pouvait dénoncer sa
présence et faire surgir des policiers décidés à l’arrêter. Puis comme rien de
tel ne se produisait, elle se lova sur l’herbe mouillée, au pied d’un peuplier.
C’est là qu’elle passa le reste de la nuit, grelottante, trempée, sans
dormir, avant d’aller prendre le métro, avec son allure de clocharde, pour
demander asile à l’une de ses collègues, une vraie copine, Nina, une Polonaise
dodue qui habitait un deux-pièces rue des Martyrs.
Elle ne lui confia que ceci :
– Je me cache de mon père, il veut me marier à un de ses cousins, mais
moi je suis amoureuse d’un autre, un flic.
Nina compatit bruyamment et lui prépara un litre de thé brûlant et une
montagne de tartines au miel avant de partir au boulot. Elle ne dirait rien à
personne, Malika devait rester cachée, elle était chez elle ici !
Restée seule, Malika se mit tout à coup à rire : c’était la
première fois qu’elle s’avouait la vérité, elle était amoureuse du flic kabyle.
« Encore heureux, pensa-t-elle, qu’il ne soit pas breton ou
alsacien ».
18
Le corps de Babakar Camara fut retrouvé dès le mardi au petit matin par
deux motards de la police qui patrouillaient sur le périphérique.
Ils auraient pu ne pas le voir mais il se trouva que le premier d’entre
eux avait l’intention d’emmener sa femme aux Puces le samedi suivant pour
chiner, si bien que son regard s’était porté machinalement vers le talus
herbeux, là où se trouvait le cadavre, tête en bas, bras ouverts.
Quelques minutes plus tard, le casque sous le bras comme pour un
dernier hommage, ils étaient tous deux debout devant le mort.
Lors des constatations faites sur place, il fut impossible d’identifier
la victime : pas de papiers, comme d’habitude. On ne le put qu’en fin
d’après-midi, une fois que les empreintes digitales le permirent, Babakar
n’étant pas « inconnu des services de police ».
C’est ainsi que Dieuleveult se retrouva devant la porte de la famille
d’Amadou – cette fois-ci elle était accompagnée de Suzzoni – pour annoncer la
nouvelle.
Elle arrêta vivement le bras du Corse au moment où il allait
frapper :
– Si c’est bien là, c’est que ce Babakar Camara était le grand frère du
gamin, tu sais, celui qu’on recherche, le petit menteur... C’était son frère,
ou alors un jeune oncle ou un cousin, ou l’amant de sa mère, on voit de tout.
En tout cas ils habitaient ensemble.
L’autre haussa les épaules et frappa. Trois coups, comme au théâtre.
Il ne connaissait pas Madame Le Bihan ni ses aphorismes mais il se dit
tout de même : « Elle est bête comme ses pieds ! » Ça
concernait la Corinne, même si en l’occurrence ça lui aurait plutôt convenu à
lui.
Mais la porte s’ouvrit devant un Noir majestueux :
– C’est vous la police et vous cherchez Amadou. Il est ici, j’ai bien
pensé que vous reviendriez.
Ce n’était pas une question, selon lui une simple constatation, mais
bien éloignée de la vérité...
Quand ils quittèrent les lieux, une demi-heure plus tard, ils
emmenaient Amadou. Les hurlements de la mama les poursuivirent jusqu’à la rue
des Haies.
L’interrogatoire du petit confirma tout ce que Brunet avait deviné au
sujet du viol collectif. Et comme le commissaire lui demandait aussi des
explications sur son emploi du temps de la veille, il lui apprit dans la foulée
que Miss Thompson avait aidé Issaka à quitter le quartier. Après quoi il fut
renvoyé chez lui, accompagné d’un bleu.
Brunet se retrouvait avec un cadavre de plus, et il lui paraissait
évident que cette mort était liée à toute l’affaire. Camara était encore au
bloc quelques jours seulement auparavant, ça ne pouvait pas être une
coïncidence. On lui avait défoncé l’arrière du crâne avec un objet contondant
non identifié, ça sentait la vengeance. Et même une femme fragile aurait pu
faire ça. Toute cette histoire était vraiment un sac à merde, il trouvait.
Par ailleurs, il avait quand même quelques sujets de satisfaction. Un
indic de son collègue du Xème avait signalé l’existence et les coordonnées
d’une grande métisse nommée Émeline, la copine d’un certain Yomo, un Zaïrois
disparu depuis quelques temps du circuit. Il avait envoyé Suzzoni vérifier.
Mais il avait appris aussi autre chose, tout à fait par hasard. Et là,
ça sentait bizarre...
La veille au soir, ils avaient invité, sa femme et lui, un collègue de
sa promotion de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, José Ipustagui, un grand maigre
élégant. Un vieux copain, en fait, qui était venu avec son amie du moment, une
toute jeune blonde du genre hôtesse de l’air, longues jambes et roploplos.
Ce gars-là avait dérivé côté Services, le genre barbouze lui avait
toujours plu. Depuis quelques temps il était en poste à la Piscine, Porte des
Lilas. Et dans la conversation, après le dîner, à la suite d’un pousse-café
conséquent, il avait dit à Brunet :
– Dis donc, t’as du beau monde, dans ton coin ! Je peux te le dire
puisque le gars est hors circuit depuis un bon moment, mais tu as une flèche de
chez nous. Il a pris sa retraite il y a des années mais on parle encore de lui
à la Maison. Un spécialiste des coups fourrés en Afrique : réseaux
parallèles, protection de gouvernants « amis »... Actions spéciales,
quoi, si tu vois ce que je veux dire... Il habite maintenant à deux pas de ton
atelier.
– Tiens donc ! Et comment il s’appelle, ton artiste ?
– C’est Saltet, l’as des as. Il est arrivé de Centrafrique il y a
quelques mois après la mort de sa femme, une Africaine. Ils avaient eu un truc
moche, d’ailleurs, c’était il y a quelques années : leur fille, une
gamine, enlevée et massacrée. Une histoire pas claire. Lui maintenant c’est un
croulant, il a même reçu un mauvais coup qui le fait un peu boiter. On le voit
encore traîner chez nous, à renifler si des fois on n’aurait pas quelque chose
pour lui. Le genre qui n’arrive pas à dételer. Et attention, c’est un méchant,
il a oublié d’être tendre. Pas étonnant : il paraît qu’il est natif de ton
quartier !
Et Ipustagui éclata de rire. Brunet eut un sourire mi-figue, mi-raisin.
Il se rappelait cette conversation quand on l’avertit qu’un certain
Stern demandait à lui parler, et à lui seul. Il avait l’air assez agité. Il le
fit monter aussitôt, plutôt curieux de savoir ce que lui voulait cet homme
connu pour être le bon Samaritain du quartier.
Brunet avait vu la main courante et savait qu’une tentative de casse
avait été perpétrée dans la boutique de ce Stern la nuit précédente, mais rien
n’avait été pris, et dans ce cas, ça n’était pas le genre du bonhomme d’en
faire toute une histoire. Ce qu’il lui apprit changea considérablement son
point de vue.
Stern était très embêté et il supplia le commissaire de ne pas ébruiter
le rôle qu’il avait joué. C’était lui qui avait caché la dénommée Malika Azzoug
dans son arrière-boutique pour lui éviter d’être mariée contre sa volonté. Elle
était majeure, de toute façon, et c’était une affaire privée qui ne concernait
pas la police. Seulement majeure ou pas, elle dépendait des décisions de son
père, selon leur coutume...
Brunet ne voyait pas où tout cela menait et en quoi ça le regardait.
Monsieur Stern le lui fit comprendre :
– Ce qu’il y a, c’est qu’elle a disparu depuis cette nuit. Malika, la
jeune femme. Elle a disparu, elle n’est plus dans sa cachette, on dirait même
qu’elle n’y a jamais été, tout a disparu, ses affaires, tout ! Pourtant
elle y était encore hier au soir... Alors moi je crois que ce qu’il y a eu, ce
n’était pas un cambriolage, mais un enlèvement. C’est elle qu’ils voulaient.
Qui, je ne sais pas, mais après ce qui est arrivé à son amie, la petite Nadia
El-Djèmi, je suis complètement paniqué !
Mais Brunet se souvenait de ses premières impressions concernant
l’assassinat de Babakar Camara. Il se dit que si ce dernier avait trempé dans
le viol de Nadia et que la disparition de Malika avait un lien avec cette
affaire, il se pouvait fort bien que la mort du jeune ait quelque chose à voir
avec cette disparition...
Peut-être Babakar avait-il pris part à l’effraction, et dans ce cas, la
jeune fille pouvait être la responsable de sa mort... Ça aurait mal tourné et
elle l’aurait assommé, puis se serait empressée de disparaître. Il avait bien
vu que n’importe qui, même un gamin, aurait eu la force d’assommer le
Sénégalais.
Bien sûr, tout ça n’était qu’un montage de suppositions, mais ça se
tenait quand même un peu, il trouvait.
– Vous m’avez bien dit que tout ce qui peut rappeler la présence de
cette jeune fille a disparu de votre établissement ?
Sur la confirmation de Monsieur Stern, il le renvoya à ses occupations
en le persuadant qu’il tiendrait le plus grand compte de ce qu’il lui avait
appris.
– Rassurez-vous, nous la retrouverons, cette fille-là ! On ne
disparaît pas comme ça.
Le bonhomme parti, Brunet se dit qu’il avait au moins une chance, c’est
que Tilimsène avait pris sa journée. S’il avait été présent on ne l’aurait pas
tenu, il serait parti illico à la recherche de sa bien-aimée, sans prendre
garde à l’ensemble de l’affaire. Le commissaire pensait au contraire que tout
cela se tenait et que l’urgent était d’y réfléchir. Il y avait forcément un
bout par lequel attraper tout ce sac d’embrouilles.
La nouvelle de la mort de Jaguar fit rapidement le tour du quartier.
Saltet en prit donc connaissance, le soir-même, en allant chercher son pain.
Mais en sortant de la boulangerie il apprit aussi par hasard que la jeune fille
disparue, la Malika Quelque-chose, était sans doute morte elle aussi...
Les jeunes ne se méfiaient pas de lui. Ils le connaissaient de vue pour
être un vieux cave qui menait tranquillement son petit train-train. C’est ainsi
que Lamine ne prit pas garde à sa présence – c’était juste un vieux qui
comptait sa monnaie sur le pas de la boutique, et de toute façon, qu’est-ce
qu’il pouvait bien comprendre à ce que lui allait dire ? C’est pourquoi il
put se vanter sans s’en faire devant l’un des frères Traoré :
– Je ll’ai eue, la Malika. A s’en est pas tirée comm’ ça. On a réglé le
coup pour Jaguar, et après ça je m’suis occupé d’elle. T’inquièt’ pas :
terminé !
Il se disait que du coup, il était en passe de devenir le caïd du clan.
Ce Lamine, il n’avait jamais été premier de la classe...
Mais Saltet resta un moment interdit. Ça lui avait fait un coup au
cœur. Il chancela légèrement, puis il se secoua. La colère montait en lui. Très
vite et très fort. Tout ça commençait à dépasser les bornes. Il allait s’en
occuper, et à sa façon... Deux morts dans le quartier en une seule nuit, des
petits jeunes, des gamins, rien d’autre, mais paumés. Paumés !
Des petits qui auraient pu avoir une vraie vie si seulement on voulait
bien se préoccuper de leur sort. Si ça continuait, même ses petites ne seraient
plus en sécurité.
Il revit leurs petites bouilles de gamines innocentes. Pas de ça !
Pas elles ! Suffit !
En regagnant son domicile, il faisait déjà des plans. Il ne boitait
pratiquement plus, et sa canne virevoltait devant lui.
Arrivé chez lui, il avait déjà pris sa résolution : il ne pouvait
pas rendre la vie aux jeunes morts, bien sûr, ni faire le boulot de la police
et arrêter les coupables, mais il pouvait remonter jusqu’aux vrais
responsables, du moins il pouvait essayer. Il devait.
Et les responsables, c’étaient les patrons du trafic de drogue. Tout
partait de là, il en était sûr. Et il y avait quelque part des saligauds qui
tiraient les ficelles. À lui de les trouver et de les liquider. Ce serait une
belle fin pour un homme comme lui. Après tout, qu’est-ce qu’il avait à faire
dans la vie ? Qu’est-ce qui le retenait ? Il avait souvent montré ses
compétences dans ce genre de coups fourrés, le genre « je nettoie et ni vu
ni connu ». Il n’avait pas toujours eu autant de bonnes raisons d’agir.
Il se prépara un vrai scotch de baroudeur, trois bons doigts et deux
glaçons, et s’assit dans le fauteuil de sa grand’mère, la pétroleuse – c’est
tout ce qui lui restait d’elle. Comment les loger, ces assassins ?
19
Vania
Monsieur Blanc réfléchissait. L’information la plus inquiétante
qu’Émeline lui avait communiquée concernait un jeune Sahélien : celui
auquel elle avait donné son numéro de portable. Une grosse connerie.
Elle n’avait même pas pensé à lui demander son nom, à ce gosse, mais
elle l’avait décrit : grand, baraqué, emprunté, un cache-col rouge.
Pourquoi ce gars-là avait-il cherché à obtenir un tel renseignement ? Ce
n’était pas normal. Avait-on affaire à un indic ? Yomo soupçonnait déjà
qu’il y en avait un dans la bande, ça lui paraissait logique car autrement,
pourquoi les policiers du quartier étaient-ils si arrangeants alors qu’aucun
d’entre eux n’avait été arrosé ?
Quoi qu’il en soit, il fallait régler ça.
L’autre information, c’était que le leader de la bande était en taule
pour une histoire de bagarre. Encore une connerie, mais celle-là imputable à
Yomo. Il n’aurait jamais dû se fier à ces rigolos, Yomo, avec eux n’importe
quoi pouvait arriver.
Comme l’histoire du viol, rien de tel pour alerter les flics sur ce qui
se passait dans ce coin. Ce viol, bien sûr que ce n’était pas Yomo, ni Faustin,
ils n’étaient quand même pas dingues à ce point. Ça ne pouvait venir que de ces
racailles, les petits revendeurs à la manque.
D’une poussée, Monsieur Blanc écarta son fauteuil et mit les pieds sur
son bureau. En souplesse. Un peu de détente après une journée harassante. Les
affaires, les relations publiques, les coups de fil aux politiques... Il n’alla
tout de même pas jusqu’à dénouer son nœud pap’, ce n’était pas son genre.
Toujours strict, quoique sans raideur. Affaire de tailleur, le meilleur.
Affaire de forme, entretenue.
À cinquante-quatre ans, il restait mince, nerveux, affûté comme une
lame. Un homme mûr qui avait tout pour plaire aux jolies femmes : le fric,
la classe, la ligne, et les tempes argentées sur un visage net, aux angles
précis. Sans compter une bouche bien dessinée sous un nez aristocratique, et
des yeux gris acier dépourvus de verres. Il n’en avait encore jamais eu besoin.
Il sourit, satisfait de sa petite check-list. Penser à sa forme l’avait
toujours délassé.
Il se releva et alla jeter un coup d’œil au-dehors. Ayant écarté le
voilage de la baie, il contempla la douce lumière du couchant. La journée avait
été belle, pour décembre.
Son hôtel particulier donnait sur l’avenue Foch. Il y avait fait
installer ce bureau, mais c’était plus un espace de détente, pour lui, que son
lieu de travail. Ses vrais bureaux se trouvaient à la Défense. Du moins ceux
qui traitaient les affaires légales. Pour le reste, il disposait d’une villa
dans les Yvelines. Un petit coin charmant, avec un parc élégamment ombré de
bosquets de bouleaux. Vania s’y tenait lorsqu’il n’était pas en opération.
Monsieur Blanc ferma les yeux et soupira, il fallait faire bouger les
choses.
Il revint d’un pas souple à la table et, se posant d’une fesse sur un
coin du vaste plateau, ceci sans omettre de soigner le pli de son pantalon de
laine peignée, il appela Vania.
Monsieur Blanc avait du sentiment. Il se hâta de demander des nouvelles
des chiens, dont s’occupaient le garde et sa femme, des Lisboètes installés
dans une dépendance. Un couple de féroces bestiaux (« les danois, pas les
Portugais », pensa-t-il en se souriant, car il aimait son humour). Comme
tout allait bien de ce côté-là, il donna ses instructions.
Rue des Haies, pendant la nuit, Vania n’eut pas de peine à obtenir le
nom et l’adresse d’Issaka. Les quelques jeunes frigorifiés qui hantaient leur
coin de rue habituel ne firent aucune difficulté pour le renseigner, à partir
du moment où il leur fit comprendre qui il était : un collègue de Yomo et
de Faustin.
Ils ne s’étonnèrent pas non plus de le voir rechercher le Burkinabé,
puisque celui-ci avait disparu. Pour eux, il était normal que les grands chefs
se soucient du sort d’un de leur revendeur. Naïfs, qu’ils étaient encore...
Bien sûr, Vania ne trouva personne à l’adresse indiquée. On l’en avait
averti mais il avait tenu à vérifier. On lui avait dit aussi que la dernière
fois qu’on avait vu Issaka, il était en compagnie du petit Amadou, et que ce
dernier avait été interrogé par les flics. Sans doute parce que ceux-ci
recherchaient aussi Issaka. Vania voulut donc retrouver le gamin, et après
s’être à nouveau renseigné auprès des jeunes, il ne s’embarrassa pas de fine
diplomatie : il se rendit à l’immeuble où le gosse vivait, crocheta la
serrure de la porte d’entrée et, bien renseigné sur les lieux, trouva sans
peine la porte des Camara et se mit à cogner dessus comme un dingue. Qu’il
était.
C’est le père qui ouvrit, prêt à s’insurger contre une telle
impolitesse. Il n’en eut pas le temps, Vania lui envoya un coup de boule dans
la figure et il s’écroula, sonné, le nez en sang.
Sans y prendre garde davantage, Vania se rua dans la pièce comme un
ouragan et sortit la femme de sa couette en la tirant par les cheveux. Comme
elle ouvrait la bouche, terrorisée, pour crier, il lui balança une baffe qui
l’envoya contre le mur, contre lequel elle s’affala, les jambes coupées,
incapable de réaliser.
Vania avait déjà trouvé un moutard qui, parmi les autres, avait l’air
de correspondre à l’âge indiqué. Le gamin, assis sur son matelas, le regardait
en roulant des yeux fous. Il l’attrapa, le mit sous son bras et s’en retourna.
Tout cela se fit en quelques instants, dans le plus grand silence.
Pendant que la famille essayait de retrouver ses esprits et commençait
à faire entendre gémissements et sanglots, sans savoir encore que faire
d’autre, Vania avait déjà retrouvé sa voiture et y fourrait le môme, à
l’arrière, s’installant à ses côtés. Il s’était garé dans un recoin sombre du
passage Champagne, là où les palissades du chantier faisaient un décrochement.
– Écoute bien : tu veux rentrer à maison ? Alors je pose question
et tu réponds. Après tu vas.
Dans toute autre situation, Amadou se serait marré à cause de l’accent
du type, qui roulait les « r » comme un clown, mais là, il n’était
pas vraiment dans son élément, il se borna à faire oui de la tête.
– Je cherche Issaka. Où tu étais avec lui, dernière fois ? Pas
plaisanterie !
– On a été chez Miss Thompson, une espèce d’Anglaise, là, dans sa
boutique. Après j’chuis parti. Issaka il est resté. Moi j’chais pas, après. Je
déconn’ pas, c’est vrai, z’avez qu’à y aller, chez la bonn’ femme...
Vania se fit expliquer où trouver Miss Thompson et renvoya le gamin,
non sans lui promettre de le retrouver s’il lui avait menti.
Amadou était déjà dehors, il courut rejoindre sa famille, trouvant la porte
de l’immeuble béante, puis les siens, enfin, serrés les uns contre les autres.
Ils le virent entrer, et c’est alors seulement que l’immeuble fut secoué par
l’explosion de leurs cris.
Vania était déjà garé devant la boutique de Miss Thompson. Mais le
rideau de fer était baissé et aucune lumière ne filtrait. Il lui faudrait
revenir. Il démarra et déboîta en force, prit à toute allure la rue de la
Réunion en la remontant en sens interdit.
C’est ainsi qu’il ne vit pas le type qui se tenait au coin de la rue et
du passage Champagne, presque entièrement masqué par l’encoignure de porte où
il se serrait. C’était un homme déjà âgé, en imper bleu marine et casquette de
tweed. Il tenait une canne en jonc à la main.
Saltet cherchait lui aussi Issaka. Il le connaissait de vue, ça
oui ! et il avait de bonnes raisons de penser qu’il pourrait le mener
jusqu’aux responsables du trafic. Du moins il le croyait, et d’ailleurs il
n’avait pas d’autre piste. Or en partant pour sa ballade nocturne, cette fois
dans l’espoir de rencontrer le grand Black, il avait aperçu ce blondasse qui
discutait avec les jeunes.
En revenant, il avait vu que le même type, l’air d’un vrai gorille,
revenait interroger, manifestement, les mêmes zozos. Ça devenait intéressant.
Le type avait sûrement à voir avec toute cette histoire. Il n’était pas
impossible qu’il s’agisse d’un collègue des deux hommes assassinés. Dans ce
cas, c’est lui qu’il fallait suivre, dans l’espoir qu’il prenne contact avec
les grands chefs.
Il l’avait donc suivi et ça l’avait rapidement amené devant chez
Amadou, dont il ignorait tout.
Saltet était un professionnel. Il savait que si ce genre de type était
entré dans ce genre d’immeuble, c’est qu’il allait en ressortir avec ce qu’il
était venu y chercher. Il attendit donc, planqué dans son encoignure, au coin
du passage Champagne.
Son attente ne fut pas longue, le grand blond sortait presque aussitôt
de l’immeuble avec un gosse noir en pyjama sous le bras ! La chance de
Saltet voulut que le type aille s’installer avec son colis dans un break Volvo
blanc garé justement passage Champagne. La voiture était à moitié cachée par
des palissades, mais depuis son poste d’observation, Saltet pouvait voir quand
même que ses deux passagers étaient installés à l’arrière. Il s’agissait d’une
conférence.
Qu’est-ce que ce malabar pouvait vouloir au petit, mystère ! Mais
ça valait le coup d’attendre et de voir.
Là encore, ça ne dura pas longtemps, et Saltet vit le gamin sortir très
vite et courir vers son immeuble. L’embêtant, c’était que la voiture démarrait.
La piste était perdue. Saltet rageait, quand il vit le break prendre la rue à
contre-sens et s’arrêter devant la boutique de l’évangéliste à la manque, la
Canadienne. Le costaud se penchait pour mieux voir s’il y avait là de la
lumière.
Aucun doute, le gamin l’avait informé de quelque chose qui concernait
cette grande andouille d’évangéliste.
Trois minutes plus tard, le vieux était chez les Camara.
Il fit celui qui avait été attiré par les cris. L’air bonnasse, il
proposait son aide puisque, apparemment, il y avait eu un malheur. Il espérait
ne pas être importun...
Sa présence, bien au contraire, était un dérivatif, les cris et les
pleurs se calmèrent, on devait accueillir au mieux ce brave homme, ce n’était
pas tous les jours qu’un Blanc se souciait ainsi des malheurs d’une famille
immigrée. Il expliqua qu’il était lui aussi un vieil Africain. On le fit
asseoir et on lui raconta, non sans vergogne :
Le malheur en question était passé, maintenant, tout était arrangé,
semblait-il, mais on ne comprenait rien à ce qui était arrivé. Un type brutal
était entré, il avait tabassé tout le monde et il était parti avec
Amadou ; mais presque aussitôt Amadou était revenu, et depuis il pleurait,
il pleurait, et il ne voulait rien dire ! Une vraie tête de mule !
Ah des malheurs, ça oui, ils en avaient eu ! Mais le vrai malheur,
d’après le père Camara, c’était d’avoir des fils comme ceux-là ! Un grand
qui avait mal tourné et qui venait de se faire tuer. Et l’autre, là, qui avait
sûrement fait une grosse bêtise. Une de plus. Voilà pourquoi la maman pleurait,
et pourquoi les petits étaient terrorisés...
Saltet compatit longuement. Puis, quand il jugea avoir fait montre
d’assez de sollicitude et avoir ainsi gagné la confiance de la famille, il se
tourna vers le gamin, qui pleurnichait tête baissée :
– Tu veux pas me le dire, à moi, ce qui t’est arrivé ?
Tiens ! Viens avec moi dans la cour, tu me diras pourquoi tu pleures, et
si tu as fait une bêtise, je ne dirai rien à tes parents, juré craché !
Après ça, tu verras, ça ira mieux. Et peut-être que je pourrai faire quelque
chose…
En disant cela il fit un clin d’œil au père, qui surenchérit, soulagé,
et qui, sans attendre, attrapa donc Amadou par l’épaule et le poussa dehors, en
répondant par un autre clin d’œil au vieux Blanc providentiel. Ce dernier
suivit.
C’est ainsi que Saltet apprit que la grande brute était à la recherche
d’Issaka, que tel était le nom du grand Burkinabé, que c’était Miss Thompson
qui savait où il se cachait, qu’Amadou avait été bien obligé de le lui dire, au
méchant Blanc, même pas un Français, et que c’était pour cela qu’il pleurait
car il aimait bien Issaka, et même Miss Thompson, et en plus elle allait avoir
des gros ennuis, alors !
Effectivement, le lendemain matin vers dix heures, les enfants de sa
petite école biblique du mercredi trouvèrent Miss Thompson étendue sans
connaissance sur la moquette de son Salon de Vérité, baignant dans son sang.
Saltet était déjà passé tôt le matin et avait compris tout de suite
qu’il arrivait pourtant trop tard. Il avait trouvé le rideau de fer levé et la
porte entrouverte, était entré et avait constaté les dégâts. La jeune femme
respirait, elle ne semblait pas risquer d’y rester pour de bon, il avait
préféré attendre que quelqu’un d’autre la trouve. Il ne tenait pas à attirer
l’attention sur lui. Des secours arriveraient, il lui suffirait d’apprendre où
on emmènerait la victime. La seule chose qui lui importait, c’était de savoir
si elle avait parlé. Si oui, il avait un temps de retard.
Il était donc sorti, était allé chercher sa voiture et avait attendu,
garé un peu plus haut.
Il vit les gamins arriver, puis ressortir en criant et en pleurant. À partir
de là, tout se déroula comme il l’avait prévu. Un voisin appela Police-Secours,
les flics arrivèrent et la jeune femme fut enveloppée rapidement dans un sac
chauffant, allongée sur un brancard pliant et placée dans la voiture. Il n’y
avait plus qu’à suivre.
Il ne le fit pas immédiatement.
Au moment de déboîter il regarda dans son rétro, et ce qu’il y vit le
cloua sur place. Issaka avançait vers lui, il descendait vivement la rue, sur
le trottoir opposé, semblant se diriger vers la boutique de l’évangéliste. Il
avait l’air un peu allumé et faisait sauter dans sa main une chaînette avec une
petite croix en argent.
Vania était déjà devant la grille de l’ancien manoir délabré qui
servait de refuge aux protégés de la Mission évangélique, du côté de Chantilly,
sur une petite route bordée de forêt. Miss Thompson, terrorisée et
ensanglantée, avait parlé. Pour cela, il avait quand même fallu qu’il lui pète
un tibia, mais c’est seulement après qu’il lui avait cassé la mâchoire. Elle
aurait du mal à s’expliquer tout de suite...
20
La veille au soir, Suzzoni était allé se renseigner du côté des Ternes,
à l’hôtel où Émeline était censée résider. Tout ce qu’on put lui dire, à la
réception, c’est qu’elle était bien cliente, qu’elle résidait là depuis
plusieurs mois sans avoir jamais causé aucun désagrément, et qu’elle avait
quitté l’hôtel la veille au matin et n’était pas encore rentrée. Il lui
arrivait d’ailleurs de temps en temps de s’absenter plusieurs jours de suite.
C’était un établissement tout ce qu’il y avait de correct, situé dans
une rue tranquille d’un quartier plutôt chic. Suzzoni demanda à voir le
directeur, qui se montra disposé à aider la police, assurant tout de même que
Madame Lemercier – c’est ainsi qu’Émeline se faisait appeler – était une
personne très comme il faut. Apprenant qu’on craignait qu’il ne soit arrivé un
accident fâcheux à cette dame – Suzzoni croyait inventer –, ce monsieur remit
son nœud de cravate dans l’alignement et accepta d’accompagner le policier dans
la petite suite qu’elle occupait au cinquième étage sur rue.
Rien n’y indiquait une quelconque précipitation, tout était en ordre,
mais Suzzoni inspecta tout de même rapidement le petit bureau en ronce de
noyer. Cela lui permit de constater qu’elle était loin d’être fauchée. Il
n’apprit rien de plus.
Brunet avait réfléchi. Le seul qui pouvait l’informer un tant soit peu,
c’était Issaka. Mais selon le petit Amadou, Issaka avait décidé de quitter le
quartier. Il fallait le vérifier, aussi avait-il envoyé la Corinne tâter le
terrain du côté de la bande des jeunes, dans l’après-midi, pour voir si le
Burkinabé était dans le coin.
Elle revint bien trop vite à son gré : les gars avaient
pratiquement disparu. Calme plat. Pas d’Issaka, effectivement. Pour ainsi dire,
on ne voyait dans la rue que les frères Traoré, deux terreurs, et un certain
Lamine, un Beur connu pour être un as de la serrure.
« Serrure, serrure, se dit Brunet, pourquoi pas le coup de
chez Stern ? Je sens qu’une petite interview va s’imposer ».
Le mercredi matin, Sami Tilimsène reprit son service. Brunet le mit au
courant des derniers événements et ce fut un moment difficile. Le Kabyle était
sens dessus dessous en apprenant la disparition de Malika Azzoug. Mais les
suppositions de son chef le mirent en fureur : Malika, soupçonnée de
meurtre !? Alors qu’elle était manifestement la victime d’un rapt, ou
pire !?
Brunet commençait à en avoir par-dessus la tête ; pour se
débarrasser de lui, il décida de l’envoyer alpaguer le dénommé Lamine, qui en
savait peut-être bien davantage qu’eux sur la question.
Sami allait partir quand on vint avertir le commissaire de ce qui était
arrivé à Miss Thompson. Ça changeait tout. Si celle-ci avait été agressée, et
de cette manière, ça voulait probablement dire que quelqu’un était à la
recherche d’Issaka.
– Tu vois, Tilimsène, ce gars-là, pour un simple indic il est quand
même un peu trop présent, dans toute cette histoire. Je suis désolé mais c’est
lui la priorité, faut le coincer vite fait avant que quelqu’un d’autre le
trouve. Et là, on a un temps de retard. Alors tu oublies le casseur de serrures
et tu files à Tenon, aux urgences. C’est là qu’on a emmené l’Anglaise, ou
l’Américaine si tu préfères. Il faut que cette femme nous dise où elle cache le
gamin. Il paraît qu’elle planque toute la famille, alors tu vois !
– J’y vais, mais je vous ferai remarquer que tout ça repose sur les
déclarations d’un petit menteur qui nous a déjà baladés ! Pendant ce
temps-là, la piste Malika va refroidir...
Brunet, excédé, lui envoya son paquet de Marlboro à la figure :
– Tu me pompes l’air avec ta meuf ! Prends Dieuleveult avec toi,
et direction Tenon, merde alors !
La première personne que Sami vit en entrant aux urgences de l’hôpital
Tenon, c’était ce vieux... comment déjà ? Saltet ! Il se tourna vers
Dieuleveult :
– Tu vois ce que je vois ? Ce vieux mec, là, je l’ai interrogé à
propos de la bagarre de l’autre jour, qu’est-ce qu’il fout là ?
– Ben tu sais, ça peut être intéressant, parce que ce type, le boss
m’en a parlé, c’est un retraité des Services secrets. Alors je sais pas, mais
il est peut-être là pour la même raison que nous...
L’ombre de Madame Le Bihan revint visiter Sami : « C’est là
que les Athéniens s’atteignirent et que les satrapes s’attrapèrent » (elle
oubliait toujours les Perses qui perçaient).
– Tu vas te renseigner pour la miss, moi je vais dire un mot à ce petit
cachottier.
En fait le vieux était sur le départ. Mais il les avait vus entrer, il
se doutait bien qu’ils l’avaient reconnu et qu’il lui faudrait s’expliquer sur
sa présence. Ce flic beur, qui se séparait de sa collègue et venait droit vers
lui, n’était pas un imbécile, il fallait lui en dire assez pour qu’il laisse
tomber et aille voir ailleurs. Assez mais pas trop.
De son côté, Sami avait décidé d’attaquer bille en tête :
– Alors Monsieur Saltet, il paraît que nous sommes collègues ?
Vous ne m’aviez pas dit ça ! Vous êtes sur le coup, pour la Miss
Catéchisme ? Dites-moi tout, alors... et moi, de mon côté, je vous dirai
que c’est moi qui suis en service, ici, OK ?
Le vieux eut un sourire complice :
– OK, OK ! Je ne vais certainement pas vous mettre des bâtons dans
les roues. Vous savez ce que c’est, les retraités, on reste marqué. Je suis
venu voir ce qui était arrivé à cette fille, vous comprenez je suis passé
devant chez elle au moment où on l’emmenait, je la connais, c’est en quelque
sorte une voisine. Alors j’ai voulu savoir, j’ai suivi...
– En voiture ?
– J’étais en voiture quand je suis passé... Tenez, j’allais partir, on
m’a donné de ses nouvelles, elle ne va pas fort, contusions diverses, mais
surtout plusieurs fractures, dont la mâchoire, elle ne pourra pas parler
normalement avant des semaines, et de toute façon elle est dans les vapes pour
un moment, ils l’ont droguée à fond. Je suppose que vous vouliez
l’interroger ? C’est râpé. J’ai...
Il s’arrêta et regarda Sami. Il se demandait ce qui était le plus
malin : mettre le flic sur la piste pour en profiter et intervenir
lui-même le moment venu, ou se débrouiller tout seul ? Il se décida :
– En fait, je n’étais pas seul. Il y avait un jeune homme qui voulait
la voir, je l’ai amené avec moi. Elle lui avait rendu service, il voulait la
remercier.
Tout ce qui, en Sami Tilimsène, était flic se fit suraigu :
– Quel jeune homme ? Où est-il ?
– Il vient de repartir. Mais il m’a donné ses coordonnées actuelles.
C’est un nommé Ouedraogo... Issaka. Il dit qu’elle a été agressée à cause de
lui.
– Ouais... Eh ben vous me donnez les renseignements et vous laissez
tomber. Je suis clair ?
Saltet hocha la tête en souriant. De la bouche, pas des yeux. Il se
borna à sortir un calepin de la poche de son imper et le tendit à Sami, ouvert
à la page où il avait inscrit les dits renseignements.
Sami lui prit le carnet des mains et le mit tranquillement dans sa
poche, puis il fixa le vieux en haussant les sourcils, l’air de lui dire :
« C’est comme ça et pas autrement ». L’autre soupira, haussa les
épaules et s’en alla en bousculant le jeune flic.
Dieuleveult arrivait, elle rejoignit Sami et l’interrogea du regard.
Elle avait vu le type s’en aller, l’air pas content :
– Du nouveau ?
– Tout à fait. J’ai l’adresse du petit indic. Je te raconterai. Je
suppose que du côté de l’Américaine il n’y a rien à faire ?
– Elle est canadienne. Et rien à faire, elle est out pour un bon
moment. Qu’est-ce qu’on fait ?
Sami ouvrit le carnet :
– Direction Chantilly, le môme doit y retourner. Il était ici il n’y a
pas deux minutes. Il a sûrement pas de bagnole, donc on peut y arriver avant
lui. Mais je vais te dire : je ne serais pas étonné qu’on y retrouve aussi
le vieux qui vient de partir...
Il se trompait sur un point. Issaka attendait le vieux près de sa
voiture. Ils avaient décidé d’aller tous les deux à Chantilly, et s’il était
sorti avant l’autre, c’est parce qu’il ne supportait pas de rester trop
longtemps dans un hôpital...
Quand Saltet l’avait arrêté, au moment où il se dirigeait vers la
boutique de Miss Thompson, il lui avait raconté en quelques mots ce qui s’y
était passé et lui avait proposé de l’emmener avec lui pour suivre l’ambulance.
Issaka se demandait bien un peu ce qui poussait ce vieux Toubab à lui
rendre service, mais le désir de revoir Miss Thompson et de la remercier
l’emportait chez lui sur toute autre considération. Il avait même récupéré sa
croix dans sa cachette pour en faire cadeau à la jeune femme !
Il faut dire qu’elle avait été vraiment sympa ! Toute la famille
était en sécurité, sans rien payer, dans une ambiance chrétienne bien chaude
qui ravissait sa mère.
Il avait même pu se rendre compte de l’entregent de Miss Thompson, de
son ouverture d’esprit, puisqu’il avait eu la surprise de rencontrer au foyer
le fils de Monsieur Mohammed, l’ingénieur... Il y passait quelques jours de
congé, bénévolement, pour y faire des travaux d’urgence. Qu’elle soit arrivée à
intéresser un musulman à son œuvre charitable, ça le dépassait : elle
était vraiment formidable !
Tout à son admiration, il ne se rendait pas compte que l’inverse était
vrai, et que Lakhdar, l’ingénieur, était un type pas commun.
Il allait avoir l’occasion de s’en apercevoir.
Lorsque Tilimsène et Dieuleveult arrivèrent devant la grille du foyer
évangélique, vers deux heures, ils y trouvèrent deux voitures, arrêtées l’une
derrière l’autre. Un break Volvo blanc et une 206 Peugeot. Ça ne leur dit rien
de prime abord, et la grille étant ouverte, Sami engagea sa R16 fatiguée dans
l’allée qui conduisait à une espèce de vieux manoir.
Il y avait là, garé sur un terre-plein gravillonné, un minibus
Volkswagen qui avait beaucoup vécu et une R21 métallisée qui sortait
manifestement de l’usine. Rien d’autre, et pas un bruit dans la maison.
Au moment où ils descendaient de la voiture, ils virent sortir Saltet
sur le perron. Il leur faisait signe de venir, d’entrer le plus vite possible,
en agitant nerveusement un bras prolongé de son éternelle canne en jonc. Il
avait l’air assez excité. Puis l’ombre du jeune indic apparut derrière lui.
Ils escaladèrent donc les quelques marches à toute allure et entrèrent,
en bousculant les deux hommes, pour se retrouver dans un grand hall, à l’entrée
duquel ils s’arrêtèrent, médusés.
Le hall était vide, à l’exception de deux corps, tous deux allongés sur
un carrelage blanchâtre usé et fendillé. À l’autre bout du hall, une porte
vitrée à deux battants était ouverte, et derrière elle, un petit groupe
hétéroclite de personnes de tous âges et de toutes couleurs, totalement
apeurées, se pressait dans la pénombre.
Sami s’avança, tandis que Dieuleveult retenait les deux hommes, le
vieux et le jeune, qui faisaient mine d’entrer après elle. Elle regardait la
longue silhouette de son collègue se pencher sur l’un des deux corps, puis sur
l’autre.
Il se redressa :
– Ils sont vivants tous les deux. Appelle les secours, il ont morflé.
Après ça tu me mets ces deux zozos, là, dans un coin tranquille, tu les
fouilles et tu les interroges.
Et il se pencha sur celui des deux blessés qui lui semblait le moins
atteint.
Habituellement, la Corinne n’était pas du genre à se laisser commander
de cette façon, mais là, elle obtempéra, quoique dans un ordre quelque peu
différent : elle fit entrer Issaka et Saltet, les fouilla sans rien
trouver de dangereux sur eux, et voyant sur sa gauche une porte entrouverte,
elle les y conduisit, le tout sans qu’ils s’y opposent.
Elle était entrée dans un sorte de bureau, bordélique mais vide, elle y
trouva un téléphone et appela les secours.
Sami avait vu tout de suite que le grand malabar blond étendu à terre
était sans connaissance. L’énorme Tokarev qu’il tenait encore ne lui avait pas
évité de se faire assommer. Il avait reçu un sacré coup sur la tête, le sang
pissait. C’était sans doute avec cette chose, qui paraissait être un objet de
culte chrétien, une grande croix en chêne sans bonhomme dessus, qu’on l’avait
étendu là.
En revanche, le type en salopette couché à côté, un Maghrébin
semblait-il, était conscient. Il gémissait en essayant de relever la tête, et
regardait Sami intensément.
La balle avait traversé la bretelle de la salopette et la chemise à
carreaux. Sami vit du sang couler, le trou était situé juste au-dessous de la
clavicule droite. Le dos du type baignait dans une mare rouge sombre. Il lui
passa son bras derrière le cou pour lui soulever un peu la tête :
– On va venir s’occuper de vous, soyez sans crainte. Vous pouvez
parler ? Il vous a tiré dessus mais ça n’a pas l’air trop grave.
L’autre ferma les yeux comme pour acquiescer. Puis il les fixa sur
Tilimsène :
– Il est entré, il sort l’arme – il parlait dans un soupir – et il, il
menace le pasteur. Il veut Issaka. Le pasteur a dit non. Il tire en l’air, lui.
Encore non. Il vise... le pasteur. Moi... sorti du bureau, la croix, j’ai
frappé. Derrière. Il entend, il tire avant. Après c’est fini, plus rien. La
croix, pour la poser au mur, au bureau... dans les mains, la croix, rien
d’autre... j’ai frappé.
Tout à coup il se redressa, alarmé, et d’une voix forte, très
distinctement, il s’écria :
– J’ai pas cassé la croix ???
Sami éclata de rire, puis se reprit, le type était tombé dans les
pommes.
Il n’y avait plus qu’à se tourner vers l’autre blessé. Sami lui fit les
poches et découvrit, entre autres objets sans importance, un téléphone portable
et un passeport russe au nom d’Ivan Alexeïevitch Muichkine. La photo était
ressemblante et le passeport, en cours de validité, probablement faux.
D’ailleurs le nom rappelait vaguement quelque chose à Tilimsène. Comme un
souvenir d’école... Il haussa les épaules et remit le passeport où il l’avait
pris. Pas d’adresse, rien d’utile, et les collègues du lieu allaient arriver.
Pas le temps d’ausculter le téléphone du gars.
Il eut quand même la curiosité de soulever la croix. C’était un
morceau, elle pesait bien ses vingt kilos.
Il leva la tête : un gros rouquin en pull informe, dans les
cinquante balais, était debout auprès de lui. Le pasteur avait fini par
s’enhardir, et laissant ses ouailles dans la pièce du fond, il s’était approché
en silence, monté sur espadrilles. Sami se releva.
– Je souis le révérend Browning, lui dit le gros.
Sami rigola : un nom pas très adapté au comportement de
l’ecclésiastique ! Enfin, le bonhomme avait quand même cherché à protéger
ses hôtes, et sous la menace d’une arme. Pas mal.
Il voulait l’interroger, mais les secours arrivaient. Il alla les
accueillir sur le perron.
Après quoi il y eut tout un tohu-bohu, puis les hommes en vert
emmenèrent les deux blessés. Les gendarmes du coin étaient là aussi, et Sami
dut se contenter de leur faire un rapport oral et de leur promettre un rapport
écrit. C’est avec amertume qu’il les vit embarquer Issaka et Saltet, ainsi que
le pasteur et la croix.
Au moment où Issaka sortait entre deux gendarmes, une femme noire
s’élança vers lui en hurlant, depuis le fond du hall, et essaya d’empêcher les
deux hommes d’emmener son fils. Il fallut la calmer. Le pasteur s’y essaya,
mais il était lui-même trop secoué pour y parvenir, comme ses protégés, qui
n’osaient pas encore approcher. C’est Dieuleveult qui y réussit finalement.
Il n’y avait plus qu’à rentrer au bercail. Dans la voiture, Dieuleveult
raconta à Sami ce qu’elle avait appris de ses deux zigotos. Rien de bien
important : le vieux déclarait simplement s’intéresser à ce jeune homme
pris dans la tourmente – c’était ses propres mots –, et le jeune rentrait chez
lui. Aucun des deux ne connaissait le Russe. Quand à l’Arabe, un nommé Lakhdar
El Omari, en fait le fils d’un Algérien du quartier, c’était un voisin de Miss
Thompson, un de ses amis qui se trouvait là par hasard, venu juste pour donner
un coup de main.
« Tu parles d’un coup de main ! », se dit Sami. Il se
sentait bêtement tout fier, à cause de ce gars-là.
Mais si tout cela ne leur apprenait que peu de choses, ça n’était quand
même pas sans intérêt : d’une part les gangsters cherchaient à coincer
Issaka, d’autre part Saltet le collait. Dans les deux cas, c’était le mobile
qui manquait. Mais une chose était sûre : dans tout ce pastis, Issaka
faisait figure d’élément central. Il fallait que Brunet se débrouille pour que
les gendarmes le lui renvoient.
En fin d’après-midi, Brunet apprenait que le Russe était mort sans
avoir repris connaissance. Son « agresseur » resterait sous
surveillance à l’hôpital jusqu’à ce qu’il puisse s’expliquer. Par ailleurs, on
lui disait – un officier de gendarmerie au ton sec – qu’Issaka serait remis en
liberté dès le lendemain matin et que Saltet avait été renvoyé chez lui, ainsi
que le pasteur. On n’avait rien contre eux dans cette histoire du Foyer
évangélique. On avait juste gardé la croix et le flingue comme pièces à conviction.
La seule question qui restait, c’était la raison qui avait amené le
Russe à attaquer ce foyer, mais le gendarme, au téléphone, se garda de demander
quoi que ce soit là-dessus à Brunet. Il ne dit pas un mot non plus au sujet de
la présence sur les lieux de deux flics du XXème arrondissement, mais on
sentait qu’il n’avait pas apprécié. Il faisait nettement son affaire de toute
cette histoire. Son affaire à lui.
– C’est ce qu’il croit, cet enflure !
Brunet n’était pas content. De toute façon, avant même d’avoir eu le
gus au téléphone il était déjà énervé. Tilimsène n’arrêtait pas de le relancer
à propos de cette fille, sa Malika : « Est-ce qu’on avait des
nouvelles, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour la retrouver, pourquoi on
laissait tomber, elle était peut-être pas assez importante ou
quoi ? » Brunet craquait. En fait, le coup de bigophone lui avait
évité de se foutre en colère pour de bon.
21
Sami avait beau être obnubilé par la disparition de Malika Azzoug, il y
avait quand même une part de lui-même qui restait branchée sur l’affaire du
viol et des deux meurtres. Et dans sa tête, une petite sonnerie résonnait, du
genre de celles qui l’avaient déjà alerté, par le passé, et amené à
s’intéresser de près à un détail apparent qui se révélait en fait extrêmement
important pour l’enquête en cours. C’est d’ailleurs ce qui faisait de lui un
bon flic.
Donc quelque chose le turlupinait. Mais quoi ? C’était agaçant, ça
l’empêchait de se concentrer totalement sur son problème majeur, Malika,
Malika, Malika... « Et merde ! », se dit-il, imitant Brunet dans
ses accès de colère. « Rien à faire, on retourne à la case précédente.
Qu’est-ce qui cloche ? »
Dans ces cas-là, il lui fallait sortir. De tout temps il avait eu
besoin de cela pour réfléchir, d’où ses problèmes à l’école... Dans le HLM de
son enfance, dans l’appart’ de ses parents, il n’était pas question de se
concentrer, il y avait toujours quelqu’un pour te dire : « Qu’est-ce
que t’as à rien faire, pourquoi tu restes là sans parler, t’as un
problème ? » Et s’il répondait que tout allait bien, qu’il avait
juste envie de penser, la question suivante, invariable, était celle-ci :
« À quoi tu penses ? » Et que répondre ? Mais ça pouvait
être aussi : « Si tu n’as rien à faire, va chercher ton petit frère à
l’école, c’est l’heure »... Alors tant qu’à faire, autant sortir avant.
Il alla donc faire un petit tour dans le quartier. Il pleuvait. Une
fine pluie douce et froide. Ça le mena jusqu’à la petite place carrée qui
s’ouvrait sur la rue de la Réunion, puis au square qui donnait dessus. Il y
était seul en cette fin de journée, ça tombait bien.
Il en fit lentement le tour et s’arrêta devant un peuplier. Un lieu
sympa, malgré tout. Il ne pouvait s’imaginer une minute que sa Malika, apeurée
et trempée, avait passé là quelques heures nocturnes avant de quitter le
quartier.
Il repassa dans son esprit la scène du Foyer évangélique. C’était comme
un film, les événements s’y déroulaient comme ils s’étaient passés, un à un,
plan par plan. Jusqu’à ce qu’un plan s’immobilise. Arrêt sur image : le
portable !
Le Russe avait un portable, bien sûr... Mais est-ce qu’il s’en était
servi au Foyer ? Parce que dans ce cas, les gens qui cherchaient Issaka
savaient où il était, ce bougre de petit con !
Il sortit en trombe du square, et fila rejoindre sa voiture. Pas un
instant il ne pensa à avertir qui que ce soit de ce qu’il allait faire. Il
fallait retourner là-bas sans attendre une minute, question de vie ou de mort,
il en était sûr.
Il y arriva alors qu’il faisait nuit noire. En ralentissant pour
engager sa voiture dans l’allée par la grille ouverte, il eut le temps de
remarquer, prises un instant dans le blanc laiteux de ses phares, deux autos
garées sur un bas-côté à l’herbe détrempée : une 206 Peugeot de couleur
claire qui lui rappelait quelque chose, et une Jaguar gris métallisé qu’il
n’avait encore jamais vue.
Ça lui procura une sacrée montée d’adrénaline et il fonça jusqu’au
perron de la bâtisse, freinant sec et dérapant dans une gerbe de gravillons.
Le hall était éclairé, il gravit le perron en deux enjambées et entra
en coup de vent, le pistolet de service à la main. Ce qu’il vit le stoppa net.
Il crut d’abord à une hallucination. Il y avait de nouveau deux corps
ensanglantés allongés sur le carrelage usé. Mais cette fois-ci, c’était le
grand Issaka qui se penchait sur l’un d’eux.
– Tu arrêtes tout, tu t’éloignes des corps et tu mets les mains sur la
tête !
Issaka, saisi, se redressa et le regarda un bon moment d’un air ahuri.
Puis il obtempéra. C’est seulement alors que Sami remarqua le groupe qui se
tenait à la porte du fond, serré autour du pasteur. On aurait dit un remake. Il
leur fit signe de retourner dans l’arrière-salle, ce qu’ils firent sans
broncher. Il s’avança :
Le premier corps sur lequel il se pencha était celui d’un homme d’une
cinquantaine d’années, vêtu avec beaucoup d’élégance. Manifestement il était
mort. À l’emplacement du cœur, une large tache de sang s’étalait sur le
Burberry. Il tenait un Mauser.
Sami se redressa et se tourna vers l’autre. Celui-là n’était pas mort,
il gémissait, et le policier le connaissait : Saltet. Un Saltet qui tenait
encore à la main une fine épée à la lame dégoulinante de sang, celle qu’il
avait sortie de la canne en jonc qui traînait à deux pas.
Une canne-épée, bien sûr, on aurait dû s’en douter depuis longtemps. Ça
expliquait plein de choses...
Le bonhomme avait morflé, on pouvait reconnaître la trace de plusieurs
impacts sur son imper bleu. Sami rengaina son flingue. Il s’accroupit auprès du
blessé. Celui-ci le regardait en souriant :
– Vous arrivez à temps, je vais pouvoir tout vous expliquer. Mais
laissez ce garçon tranquille, il n’est pour rien dans tout ce qui est arrivé.
Moi je suis à la fin, pas de problème.
Ces quelques mots l’avaient épuisé, il s’arrêta un moment puis reprit.
Il parlait plus difficilement, un souffle rauque faisait éclater les petites
bulles roses qui mouillaient ses lèvres, mais on voyait qu’il irait jusqu’au
bout. Il fixait Sami d’un regard tenace, l’obligeant à rester là et à
l’écouter :
– C’est moi qui ai buté les deux Blacks. Ils avaient violé la petite.
Notez bien ça. Après, trop de morts, encore des jeunes. J’ai réglé la question.
Le salaud d’à côté est le responsable. Il a dit que ce jeune homme est un
indic, il voulait le tuer. Encore un jeune mort. Un tueur. Je l’ai exécuté.
Rien à perdre. Je m’en vais soulagé. Je retourne voir... les miens. En fin de
compte... j’ai pas... trahi... la rue de mon...
Il était mort. Un flot de sang avait coupé ses paroles, ses yeux
restèrent ouverts mais ils regardaient ailleurs... Sami lui abaissa les
paupières.
En se relevant, il vit Issaka s’approcher du mort en pleurant. Il avait
tout entendu et tout vu, tout compris. D’énormes sanglots le secouaient. Sami
le laissa faire, il était assez impressionné.
Au bout d’un moment il vit le jeune Black se calmer. Il le vit
s’agenouiller auprès du corps et le regarder longuement. Il lui prenait la main
qui tenait l’épée et ouvrait les doigts un à un. Il allait chercher quelque
chose à son cou : ça avait l’air compliqué, de se retirer de là, d’une
seule main, une chose qui y pendait mais il y parvenait.
Il mit la chose dans la paume de Saltet et referma la main dessus. Puis
il se releva et regarda Sami. Celui-ci avait eu le temps de voir qu’il
s’agissait d’une chaînette et d’un petit bijou. Mais son attention fut
détournée par la sonnerie de son portable et il prit la communication. C’était
Brunet :
– Alors où tu es ? Écoute, j’ai quelque chose pour toi : ta
Malika, là, elle est revenue. Stern a appelé pour le dire. Elle est en pleine
forme, la gaillarde ! Elle doit être chez ses parents à l’heure qu’il est.
Tu m’entends ? En plus elle va témoigner sur la mort du Sénégalais, là, le
caïd. Elle a tout vu mais elle n’y est pour rien. T’es content ?
Sami l’entendait et il était content. Soulagé. Il le lui dit et ajouta
qu’il arrivait, qu’il avait du nouveau. Mais il ne dit pas où il était. Pas
tout de suite, les ennuis arriveraient bien assez tôt... Il attrapa la manche
d’Issaka :
– Bon. Écoute-moi bien, maintenant. Retiens bien ce que je vais te dire
et explique-le bien à tous les gens qui sont dans la maison. C’est sérieux. Tu
vas dire au pasteur d’appeler les gendarmes. Quand ils seront là, ils vont
t’interroger. Alors c’est là que tu dois faire attention à ce que tu leur
diras. Moi il faut que je m’en aille. Tu leur diras que tu étais tout seul dans
la pièce, ici, que le type en manteau voulait te tuer et que Monsieur Saltet
est arrivé et l’a descendu avant d’être touché. Moi je ne suis jamais venu ici
ce soir. Tu entends ?
Le jeune suivait ses paroles sur ses lèvres, en bougeant les siennes
comme pour mieux enregistrer.
– Tu ne m’a pas vu, personne ne m’a vu, je n’étais pas là. C’est toi
qui as entendu les dernières paroles de Monsieur Saltet. Tu leur répèteras ce
qu’il a dit. Tout ce que tu as entendu. Et tout le monde, ici, devra dire la
même chose. C’est très important. Tu verras, les gendarmes seront très contents
d’être les seuls policiers sur cette affaire. Ça leur fera plaisir, parce
qu’ils ne nous aiment pas, nous les flics parisiens, ils préfèrent être les
seuls à s’en occuper. Tu comprends ? Autrement, tu peux leur dire tout ce
qui est arrivé avant, dans le quartier, tout ce qui t’arrange, ça m’est égal.
Mais pour ici, tu ne m’as pas vu, personne ne m’a vu ! OK ?
Le grand Burkinabé avait tout écouté avec le plus grand sérieux. Tout à
coup ce n’était plus un gosse, ces derniers événements l’avaient changé, il
avait grandi dans sa tête, il comprit tout ce que les paroles du flic voulaient
dire : Saltet avait tué les deux Blacks à cause du viol et de la mort de
la petite Nadia, il avait tué le type pour le sauver, lui, Issaka, un indic. Il
se demanda fugitivement si le flic croyait tout ça, mais ça ne l’arrêta pas. Il
sourit.
– OK. D’accord. Pas de problème.
Mais le pasteur arrivait, suivi de son petit troupeau gémissant. Sami
lui résuma le topo :
– Je ne suis pas là ! Issaka va vous expliquer. Je vous en prie,
faites exactement ce qu’il vous dira. Moi je m’en vais, je suis pressé. Salut.
En partant, il eut juste le temps d’entendre la mama se jeter sur son
fils en sanglotant.
C’est seulement une fois dans sa voiture, sur le chemin du
commissariat, qu’il se demanda s’il ne poussait pas le bouchon un peu loin. Si
le gamin déconnait, si les gendarmes apprenaient son rôle à lui, il était bon
pour l’ANPE. Sans doute même avec un procès à la clé. « Ben on verra bien,
j’y peux plus rien maintenant ».
Son esprit passait de toute façon d’une chose à une autre à toute
allure. Les questions se bousculaient.
Il allait revoir Malika, mais est-ce qu’elle avait un sentiment pour
lui ? Est-ce que les gendarmes essaieraient d’y comprendre quelque chose,
dans toute l’affaire, est-ce qu’ils en profiteraient pour tirer la couverture à
eux ? Pourquoi Saltet avait-il accusé les deux Blacks du viol ?
Est-ce qu’il le croyait vraiment, ou voulait-il dédouaner la bande des
jeunes ? Qui avait tué le grand Camara ? Malika était-elle décidée à
refuser de se marier ? Pourquoi Issaka avait-il souri tout à l’heure,
l’air soulagé ? Qu’allait dire Brunet en apprenant ce qui venait de se
passer ? Qu’allait-il faire ? Allait-il le couvrir ?
Finalement il sourit : s’il devait se marier un jour avec Malika,
c’est Lakhdar El Omari qui serait son témoin. On irait même aussi à la mosquée.
Il rigola : après, on rendrait visite à Miss Thompson !
Il était d’un tempérament heureux.
22
Le père Azzoug était content, finalement. Depuis que sa fille était revenue,
il y avait de ça maintenant plusieurs mois, il avait eu le temps de faire une
croix sur le mariage avec le cousin tunisien.
Bien sûr, il avait tempêté, sacré, juré, hurlé, mais quand même, il
avait récupéré la prunelle de ses yeux ! Bien sûr, il avait dû faire
beaucoup d’excuses, la famille le méritait bien, et même, il avait dû débourser
de quoi compenser toutes les dépenses liées aux préparatifs, de part et
d’autre, mais perte d’argent vaut mieux que fâcherie...
D’ailleurs, il ne perdait pas au change. Le fiancé imposé par sa fille
était quand même quelqu’un : capitaine dans la police ! En plus un
musulman. Enfin... plus ou moins. Les Kabyles, on sait bien qu’ils ne font rien
comme les autres. Mais surtout, un brave garçon, respectueux et tout.
Bref, le père Azzoug était content, et sa fille aussi. Il gardait la
lettre qu’elle lui avait envoyée alors qu’elle était partie faire sa fugue. Une
belle lettre avec plein de sentiment, de respect, tout ça... En un sens, il
pouvait être fier d’elle, elle avait réussi à se débrouiller toute seule.
C’était un sentiment nouveau pour lui : la satisfaction de voir que ses
enfants étaient bien adaptés aux habitudes de leur pays actuel. Enfin... il
n’en fallait quand même pas trop...
Il n’y avait qu’une chose qui le tracassait : est-ce que son ami
juif, Monsieur Stern, ne l’avait pas doublé ? Il préférait ne pas y
penser.
Brunet, lui aussi, avait couvert
quelque chose comme un ami. Tilimsène. Pas de gaîté de cœur, certes non !
D’autant plus que les gendarmes avaient effectivement tiré la couverture à eux.
Le Kabyle avait reçu le savon le plus sublime qu’on puisse imaginer. Mais il
s’en était remis, et Brunet aussi. Ça les avait transformés en potes pour la
vie.
Ils en reparlaient tranquillement, dans le bureau du commissaire,
quelques semaines après le procès. La pièce était bleue de fumée – Brunet
s’était mis à la pipe. Ils évoquaient les changements qui s’étaient opérés dans
le quartier.
La bande des jeunes n’existait plus, il y avait eu quelques
interpellations pour trafic de drogue, Lamine et les frères Traoré avaient été
légèrement condamnés pour l’affaire de la mort de Camara, ils étaient en taule.
Quant à ceux qui restaient, ils avaient rejoint la bande de la rue des
Orteaux...
Il y avait quand même de l’insatisfaction : le viol de la petite
Nadia avait été attribué aux deux Blacks alors que les flics du quartier
savaient bien que les coupables étaient en fait quelques jeunes de la rue des
Haies... Mais la confession de Saltet les avait dédouanés, on n’y pouvait rien.
Maintenant ils étaient hors course. Même Issaka Ouedraogo, qui avait trouvé du
travail et habitait du côté de Pigalle avec sa famille. Celui-là, il devait
tout à Miss Thompson, mais aussi à Saltet.
Quant à ce dernier, on avait appris à la suite de l’enquête ultérieure
qu’il pouvait probablement être tenu pour responsable de plusieurs autres
meurtres. Trois trafiquants de drogue avaient été tués à l’arme blanche dans la
région de Marseille à une époque où Saltet y résidait avant de venir
s’installer rue de la Réunion... La canne-épée ? Le légiste affirmait que
oui, du moins sur ce point.
En revanche, il avait fait une crise pendant le procès, en affirmant
que les deux Blacks de la rue des Haies ne pouvaient avoir été tués par cette
arme-là. Les deux blessures étaient trop étroites, et même si l’épée en
question était fine, elle ne l’était pas assez, selon lui, pour avoir causé ce
genre de dommage... On n’avait pas tenu compte de sa déposition.
Brunet soupira. Il restait quand même des questions. Mais l’heure
n’était pas à la morosité. Il sourit à Tilimsène :
– Alors tu te maries ?! Félicitations ! Je plains un peu la
petite, mais enfin, j’espère qu’elle continuera à mentir de plus belle, avec
toi, ça te fera les pieds !
Sami lui envoya sa blague à tabac à la tête en rigolant, puis il se
leva. Il avait envie de faire un tour, il y avait du remue-ménage dans le
quartier, on rasait des ruines dans la rue des Haies, les promoteurs s’étaient
enfin décidés, on verrait bientôt quelques immeubles de rapport se dresser à la
place des terrains vagues...
C’était une fin de printemps plutôt sèche. Les bulls soulevaient des
nuages de poussière jaune. Sami les regardait s’activer, un peu triste,
finalement. C’était aussi la fin d’une longue histoire, dans ce quartier qui
avait vu tant de misères. Des générations étaient venues y chercher un peu de
paix, fuyant tel ou tel régime pourri ou quelque famine lointaine...
Mais quelque chose attira son regard au travers de la poussière du
chantier : un grand Black cherchait à tirer un objet oblong des mâchoires du
bull le plus proche. Sami le reconnut : Issaka !
Le gars tirait sur ce truc tant qu’il pouvait, mais le conducteur du
bull n’en avait cure. Il leva la pelle, le bras tourna et le chargement se
déversa sur le camion le plus proche, déjà plus que plein.
Quelque chose comme un grand étui à violon se mit à rouler depuis le
haut du tas et vint s’effondrer aux pieds du Burkinabé, en s’ouvrant et en
libérant tout un contenu hétéroclite. Issaka se précipita et Sami le vit tirer
de là deux sortes de tringles d’environ quarante centimètres de long. Il les
regardait en hochant la tête, l’air complètement bouleversé.
Sami s’approcha. Il s’agissait en fait de deux grandes broches à gril,
de celles qui servent pour les méchouis. Elles se composaient d’une lame très
étroite, pointue, et d’un manche en bois tourné. L’une des lames était souillée
d’une sorte de rouille, qu’Issaka, toujours planté près du camion, grattait
machinalement de l’ongle.
En entendant Sami approcher il se retourna et le regarda. Le flic le
fixait, incrédule. Issaka soupira. Il fit signe à l’autre de le suivre et
commença à longer la rue défoncée, vers le carrefour, les deux brochettes à la
main, les épaules tombantes.
Arrivé au coin de la rue, il traversa et entra dans le bar-tabac des
Chinois. Sans se soucier d’autre chose, il s’installa à une table, le long de
la vitre. Comme d’habitude à cette heure il n’y avait personne d’autre à
l’intérieur que le père et sa fille, tous deux derrière le zinc. Ils ne firent
pas attention à lui, pas plus qu’à Sami, qui entra et s’assit en face de
l’adolescent. Ces deux-là avaient des choses à se dire, ça se voyait, pas
question de faire mine de s’intéresser à eux. De toute façon, ce n’étaient
jamais que des barbares comme les autres.
Sami regardait la brochette rougeâtre posée avec l’autre sur la
table : ce n’était pas seulement de la rouille... Il commanda de loin deux
Kro et baissa la tête vers le garçon :
– Alors ?
– C’est avec ça que j’ai tué les deux dealers.
Il parlait tranquillement, juste un ton en dessous de son habitude. Il
ne semblait rien ressentir, seulement de l’étonnement, peut-être. Les paroles
sortaient simplement de sa bouche, comme ça, sans qu’il y prête garde :
– Le premier, il me cherchait. Cette nuit-là, il m’attendait derrière
la palissade quand je suis venu regarder mes affaires. Je les cachais dans le
terrain vague depuis que j’étais gamin. J’allais souvent les voir. Quand il
s’est pointé, j’avais la broche, là, à la main. Il m’a dit que c’était moi la
donneuse, il en était sûr. Ça faisait longtemps qu’il me surveillait. Y avait
que moi qu’avait été chopé par les keufs, et j’étais sorti de là sans problème.
Il a essayé de prendre son flingue mais moi, sans réfléchir, je lui ai foutu un
coup de broche dans la poitrine. Il est mort tout de suite. Après ça, je me
suis douté que l’autre il allait venir. Cette fois-là, je l’ai attendu. Je l’ai
pas laissé réfléchir. Pareil. Un coup direct. Il s’y attendait pas. Ben les
deux fois j’ai eu du pot, c’est rentré tout droit. Mais là, y avait quelqu’un
qu’avait tout vu. Monsieur Saltet. Je m’en suis pas aperçu, mais lui il a tout
vu. Pour le deuxième. Forcément, il a compris aussi pour le premier. Il m’a
rien dit. Moi j’ai cru que personne le savait.
Il s’arrêta un instant, le temps de reprendre son souffle. Sami le
regardait en silence, fasciné. Il reprit :
– Il me l’a dit la fois où il m’a sauvé la vie, quand il a tué le vieux
bourge. Il était arrivé le premier. Il m’a dit que le Russe avait peut être
appelé son patron. Il voulait que je fasse gaffe. Mais l’autre arrive, et
voilà. L’a pas eu le temps de réfléchir, Monsieur Saltet il a sorti sa lame,
l’autre a pu que dégainer. Il a tiré il était déjà mort. Pratiquement. Z’avez
vu cette lame ? J’étais scié.
Il regarda Sami.
– Voyez, maintenant je vous dis tout. Toute façon vous avez vu ces
trucs-là, vous avez compris, j’ai bien vu. Voyez... J’ai tué deux mecs. En plus
j’ai violé une fille. Vous pouvez me dénoncer, vous êtes flic.
– Pourquoi t’es revenu ?
– J’chuis revenu ici pour voir Miss Thompson. Elle est arrivée du
Canada. Paraît qu’elle est complètement guérie. Elle reprend son boulot. En
passant j’ai vu les bulls. J’ai pensé à mes trucs, là, mes souvenirs. Je
pensais pas à me dénoncer, je sais même pas si j’allai tout raconter à Miss
Thompson. Et pis vous avez vu mes broches... Les deux mecs, j’ai pas trop de
regret. C’est la fille... Elle me plaisait. Elle était belle. J’aurais pas
voulu que ça soit comme ça. Eh ben voilà, je suis trop con.
– Ben t’as plutôt l’air moins con qu’avant... Qu’est-ce qu’elle va
faire, ta mère, quand tu seras en taule ? Pour les petits ?
– Oh ma mère elle est plus toute seule. Elle a un mec. Un chrétien qui
vient souvent au Foyer, un Haïtien. Ils arrêtent pas de baiser. Elle est
tranquille il a un bon job, ils vont se mettre ensemble chez lui, à
Villetaneuse. Il est gardien d’immeuble dans une cité.
Il y eut un long silence.
– Alors vous m’embarquez ?
– Fous le camp, petit con. Va voir ta Miss Thompson, raconte-lui tout,
et fous le camp, qu’on te revoie plus.
Il se leva et regarda la Chinoise, pour lui demander ce qu’il devait,
mais Issaka, resté assis, l’arrêta, la main sur l’avant-bras :
– Laissez, c’est pour moi...
Il hésita, et :
– Et merci, pour Monsieur Saltet. Il voulait me protéger.
Sami secoua la tête, écœuré, et sortit.
La chose était jugée, il n’y avait rien à faire de plus. Le gars
resterait avec tout ça sur la conscience. Peut-être que sa Miss Thompson
pourrait l’aider à aller plus loin, mais ce n’était plus de la compétence de la
police. D’ailleurs, la police, il devait en convenir, elle n’avait fait que
suivre le déroulement des événements, sans avoir jamais prise sur eux...
Le plus embêtant, pour lui, c’était que la famille de Nadia ne saurait
jamais la vérité. Ça avait un avantage, il n’y aurait pas de vendetta, mais il
se posait la question : est-ce que la paix du quartier pouvait reposer sur
un mensonge ? Il haussa les épaules, en quittant le garçon il avait déjà
décidé que oui, sans y réfléchir davantage, ça tenait du réflexe. C’était
peut-être une connerie. Mais après tout, Saltet avait raison, il y avait eu
assez de morts comme ça.
Il allait se baguenauder du côté du passage Champagne. En fait il
allait voir le père Azzoug. Depuis quelques temps, ils étaient copains comme...
« Merde, pensa-t-il, pas comme cochons, quand même ! Des bons
musulmans comme nous ! » Ça le fit marrer.
La rue était toute neuve, rose de soleil, et lui, pâle de bonheur.
« Qui se ressemble s’assemble », aurait dit Madame le
Bihan.
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