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théo-logie
Par
la voix et le souffle
Avertissement
Il s’agit d’un exposé présenté
en 1990, à Lyon,
dans le cadre d’une rencontre
œcuménique entre animateurs bibliques,
d’où le style oral conservé
par la revue.
Le vrai sujet de cette
rencontre, pour moi, c’est la Parole. Et c'est une question
d'expérience personnelle, aussi voici d’abord les raisons personnelles qui
fondent ce qui suit. Pendant près de vingt-cinq ans, j'ai été animateur
biblique dans l'Église Réformée. Dans la Région Parisienne, J'ai surtout
travaillé dans les grands ensembles ; puis en milieu rural et en milieu
universitaire en Languedoc, et mon travail a consisté à rassembler des gens de
toute sorte, la plupart du temps en dehors des organisations des Églises : non
pas dans des groupes dépendant de telle au telle institution ecclésiale, mais
avec des protestants. des catholiques. des incroyants, des communistes, des
juifs, des musulmans, des paysans, des ouvriers, des commerçants, des artisans,
des intellectuels, des étudiants.
Cette expérience m'a fait penser que s’il faut,
certes, faire des études, s’il faut traduire la Bible et la retraduire, s’il
faut des exégètes, il m'est apparu que dans un pays comme la France, la
priorité était de développer au sein de notre peuple la connaissance des
Écritures. Une connaissance immédiate. Nous sommes dans un pays, en effet, où,
généralement, on n'enseigne pas la tradition biblique dans les écoles, au
contraire des pays anglo-saxons. En classe de Philo, on va étudier Platon, qui
est pourtant lui aussi un auteur religieux, mais on n'étudie pas Isaïe.
Nous nous posons ici la question des lieux de la
lecture de la Bible, or il n'y a pas d'institution qui offre des lieux pour une
lecture populaire. J'entends par "populaire", non seulement les gens
pauvres ou peu éduqués, mais le peuple dans toute sa multiplicité. Il n'y a pas
de lieu pour lui. Il lui faut faire le pas et aller dans une église, ou dans un
groupe qui en dépend plus ou moins. C'est cette observation qui m’a posé
question car elle montre bien dans quelle malheureuse situation nous sommes :
nous en arrivons à nous poser la question du lieu de la lecture, alors que
chacun d'entre nous a ce lieu, ou plus exactement : est ce lieu !
Tout le monde peut lire ou entendre lire, or la Bible est écrite, est une
écriture, ou plutôt : des écritures. Je choisis à dessein ce dernier
terme. J'exclus le terme de texte, par exemple, qui suppose analyse, étude,
toute sorte de pratiques de ce genre. Une écriture est faite pour être lue, et
lire, pour le commun des mortels, cela suppose simplement qu'on prend le livre
et qu'on le lit, ou qu'on l'entend lire.
Voilà le genre de questions que je me suis posées.
Et à vrai dire, ce ne sont pas tellement des questions que des situations.
Cet intérêt premier qui est le mien ainsi posé, je donnerai
quelques flashes. D'abord, je raconterai une histoire, cela fait toujours très
bien. Ce sont les prédicateurs américains qui ont enseigné qu’il fallait
toujours commencer par raconter une histoire drôle…
La Société des Missions Évangéliques de Paris, il y
a un certain nombre d’années, m'a proposé de venir animer une étude biblique
avec des missionnaires en congé de recyclage. J'ai accepté, mais j'avais
compris que l'on me demandait une courte intervention d'une ou deux heures, et
qu'il y avait une vingtaine de personnes. J'avais donc prévu de les faire
travailler pendant cette durée. Mais en arrivant, j’ai compris qu’on me
demandait de les faire travailler pendant trois jours, et qu’ils étaient plus
de soixante-dix !
Pour gagner du temps, je leur ai demandé, sans doute
parce que j'étais par ailleurs préoccupé à ce sujet : "Est-ce que vous
avez déjà lu la Bible ?" – à des missionnaires ! – "Comme je ne suis
pas sûr de la réponse, je vais demander à chacun de vous de prendre l'évangile
selon saint Marc, dans la traduction que vous voulez (des sœurs de langue
allemande l'ont d'ailleurs lu dans la traduction de Luther). Vous partez dans
le parc et vous lisez l'évangile de Marc du premier verset au dernier, à
mi-voix, en marchant, de telle manière que le son de votre bouche arrive à
votre oreille, mais sans plus."
Ils sont partis et l'ont fait, ce qui prouve que
l'on peut attendre beaucoup des gens ! Et, dans ma vie professionnelle, le
moment de leur retour a été l'un des plus beaux.
Car ils sont revenus, les uns après les autres, en
me disant : "Je ne l'avais pas lu." – Des missionnaires à barbe
blanche, c'est énorme ! Pourquoi ne l'avaient-ils jamais lu ? – Ensuite,
ils m'ont raconté tout ce qu'ils avaient entendu.
Par exemple – et je vous conseille de faire
l'expérience –, on apprend sur le Jésus de Marc beaucoup de choses que l'on ne
trouve pas dans les livres des exégètes, parce que l'évangile de Marc, comme
tous les livres de la Bible, est aussi une œuvre d'art, dont toutes les
parties, comme dit le psaume, se tiennent ensemble, dans un dynamisme, une
rythmique qui lui est propre. On voit alors apparaître et disparaître ce
personnage surprenant et mystérieux, fuyant, qu'est Jésus dans cet évangile,
mais pas dans tel autre. Et cela, mes missionnaires l'avaient ressenti. C'était
sensoriel, c’était une question de motricité.
Pourquoi ne l'avaient-ils jamais lu auparavant ?
C’est qu’il y a les Écritures, et la Bible ecclésiale : celle dont on fait des
séries de péricopes, dans lesquelles le pasteur va piocher pour savoir de quoi
il parlera le dimanche suivant. Certains en suivent l'ordre, d'autres se disent
: "Je vais parler de la grâce, alors quel texte vais-je prendre ?" Et
ils tombent sur cinq ou dix versets, quinze dans le meilleur cas. Et ils
prêchent sur un demi-verset ("Soyez ferme", par exemple). Dans
l'Église catholique, selon une vieille coutume qui date du Moyen-âge, on a
redécoupé la Bible en fonction du calendrier liturgique. C'est donc bien la
Bible de l'Église.
Les Églises ont non seulement traduit la Bible d'une
langue à l'autre, mais aussi d'un système à l'autre, d'une façon de dire –
quand bien même on parle la même langue – à une autre façon de dire, en
fonction du calendrier ; une autre rythmique s'est instaurée. Et voilà sans
doute pourquoi les missionnaires ne l'avaient pas lu.
S’agit-il alors de donner la prééminence à l’oralité
dans la lecture de la Bible ?
Le fait même que l'on avance le terme
"oralité" montre bien comme nous sommes investis par les sciences
humaines ; le mot "oralité" est passé dans la langue des études
bibliques à travers les travaux de Freud et consorts. On y parle par exemple
des "investissements", ou d’autres termes du même genre. Mais quand
on dit, quand on parle, il y a l'oralité, bien entendu. Il y a la bouche ; et
par conséquent tous les investissements libidinaux liés à cette bouche érogène,
mais ce n'est qu'une partie de la chose. Car il y a aussi le souffle,
c'est-à-dire un certain rythme. Il y a la bilatéralité du corps humain qui fait
que lorsqu'on a quelque chose à dire au à lire, à voir, et qui est suffisamment
long, petit à petit, une cadence liée à cette bilatéralité se fait jour. On
marche : un pas... deux pas... un pas... deux pas... et si l’on essaie, et
que l'on mesure, on s'aperçoit que les pas ne sont pas de la même longueur,
n'ont pas la même amplitude. Sur la base de la cadence qui s’était instaurée,
naît le rythme, bien plus complexe qu’elle.
Ce qui est en question, c'est la personne en tant
qu'elle est un corps vivant, un corps qui respire, qui bat, qui vit, qui bouge,
un corps en mouvement, avec toute une mémoire physique, une mémoire musculaire.
Je renvoie à ce sujet à un livre – malheureusement introuvable en librairie
aujourd’hui – d'un poète trop peu connu, André Spire : "Plaisir poétique,
plaisir musculaire".
C'est toute la mémoire de l'expérience personnelle,
j'allais dire corporelle, dont il s’agit, car s'il existe une âme, elle n’est
pas dans un endroit particulier du corps, elle est ce corps, ou plutôt elle est
cet être. C'est toute une mémoire des viscères, des mouvements, des rythmes qui
s'implique lorsque cet être-là, et non pas un autre, va rencontrer cette
affaire étonnante, d'une richesse infinie, que sont les Écritures bibliques,
dans leur diversité de ton, de rythme, de sonorité. Tout cela retentit, si on
l'entend et si on le fait vibrer : tout cela retentit dans votre mémoire d'être
humain. Cela peut même commencer avant la naissance, dans le ventre de la mère.
Toute cette mémoire d'être humain vibre avec ces sons, à ces rythmes qui sont
des sens, des paroles, qui comportent toutes sortes d'acceptions, de
possibilités, de compréhensions, de refus, de luttes, de combats, d'accords, de
fins de lutte, quand on dit par exemple : "C'est toi qui a gagné".
Et tout cela, c'est ce dont il est question avec la
Bible. C'est infini, ce n'est jamais la même Bible, parce que ce n'est jamais
le même être, le même moment. Cela parle aux gens qui, tout à coup, découvrent
qu'une liberté est ouverte là où ils pensaient qu’il fallait dire "amen"
à un credo. L'oralité n'est que l'un des éléments, que l’un des aspects.
J'en vois trois autres, de nature fort différente :
le plaisir, le travail, le combat :
– Le plaisir :
Dans notre civilisation, s'entendre dire Amos, au le
Cantique des Cantiques, ou les Psaumes, c'est plaisant parce que c'est beau.
C'est d'une beauté qui n'est pas la nôtre, ce n’est pas de notre civilisation.
C'est important car nous sommes fatigués de cette civilisation. Elle est à
refaire, à faire bouger. Ce plaisir d'entendre des rythmes, des paroles, des
thèmes, de les dire soi-même ou d'entendre un ami, ou quelqu'un qui, tout d'un
coup, vous est sympathique, les dire pour un espace de temps ouvert au rêve, à
l'imagination, c'est quelque chose. Comme nous sommes utilitaires, dans les Églises!
Comme nous allons vite au message, comme nous allons vite à la collecte, à la
quête des acceptations, des agréments, des amen ! C'est beau, cette ouverture
sur l’étrange, et c'est plaisant.
Mais c'est aussi de la gymnastique. Quand on peut
voir, en concurrence avec les émissions religieuses du dimanche matin, ces
charmantes jeunes femmes qui font la grand'messe du corps humain, mais d'un
corps humain complètement faussé, muscularisé, elle n'est pas si mauvaise, la
rythmique des Écritures !
Les Massorètes, ces grands artisans du Verbe qui ont
transcrit le rythme de la Parole des premiers siècles de notre ère, sont des
gens qui nous donnent aujourd'hui une autre sensation du corps, une autre
sensation de ce qu'est la parole. Nous disons toujours "la Parole",
"la Parole de Dieu", mais nous ne savons pas ce que c'est tout
simplement que la parole avec un petit p : or ce que nous entendons d’abord en
écoutant lire la Bible, c’est une autre parole, la parole d'étrangers qui nous
parlent bien qu'ils soient morts depuis des siècles. Quel cadeau nous ont fait
ces gens-là, quel plaisir !
Alors, première conclusion : Quand vous lirez pour
vous entendre dire la Parole de Dieu, c'est-à-dire faire vous même la Parole de
Dieu, pour que les Écritures deviennent, dans votre parole, sa Parole, si vous
n'avez pas de plaisir à le faire, recommencez !
– C'est un travail :
De quel genre ? Par exemple, au début de ma
recherche, je me suis lancé tout feu tout flamme dans Job. J'étais dans mon
couloir d'H.L.M. et je faisais le va-et-vient en lisant Job. Mais je n'étais
pas préparé à le faire, et petit à petit une angoisse est montée, une angoisse
au sens physique. Je n'étais pas taillé pour lire Job. Il faut travailler pour
y arriver. Il y a des règles, des lois qui ménagent vos rythmes et vous
permettent de les accorder aux rythmes, à la motricité de l'Écriture.
Penser que les Écritures ont une motricité, c'est
énorme ! En essayant modestement, on arrive, peu à peu à travailler en soi, à
se travailler, pour s’y adapter. Cela s'apparente à ces disciplines qui se
répandent aujourd'hui dans nos civilisations, comme les arts martiaux, tel le
karaté, ou certaines formes de yoga. C'est le travail de votre souffle, de
votre rythme, de votre musculature, de votre cage thoracique, de vos cordes
vocales, de telle manière que vous puissiez poser votre voix. C'est un travail,
mais un travail plaisant. On n'a rien sans travailler.
– C'est un combat :
Toutes les sociétés, dont la nôtre, sont travaillées
par des paroles de mort qui ne sont pas seulement des idéologies, pas seulement
des contenus, mais aussi le maniement de la parole. Regardez comment parlent
nos grands hommes, et regardez comment on vous parle. On se moque souvent de
vous. Non qu’il s’agisse toujours de paroles de mensonge, mais parce que cette
parole est une parole humaine, une parole de pécheurs, ce que nous sommes tous.
C'est la parole des malfichus que nous sommes tous, avec son souffle, avec sa
position de voix, avec ses tics de langage, le tout désaccordé. Une parole qui
transmet, au-dessous du discours, tout ce malheur d’être un humain, et tout ce
mal. Et bien sûr, cela ne s’entend pas seulement à la télé, mais partout – y
compris dans les Églises ! Nous sommes travaillés jusqu'au plus profond de
nous-mêmes par ce mal-être, parce que la parole, le langage, c'est peut-être ce
qui est le plus profond en chacun de nous. Cela part du centre physique de
l'être et ça passe par tous les nerfs, par tous les muscles, par toutes les
fibres, aussi bien sur le plan physique que sur le plan de ce qui est dit.
Nous sommes travaillés par des paroles de mort, ce
que les surréalistes appelaient le "langage cuit", et ce que la Bible
appelle des paroles vaines. Il faut combattre cela chez nous. Et quand les gens
s'aperçoivent que la manière dont vous parlez est entièrement conforme, n'est
pas du tout séparée de ce que disent les Écritures que vous lisez, alors, ça
commence à les intéresser, certes à leur manière, qui n’est sans doute pas
toujours la nôtre. Mais les yeux s'allument, les oreilles se tendent. Comme
chez ces jeunes de la ZUP de Montpellier, dans une radio associative où ils
attendaient de pouvoir présenter leur émission de hard rock : ils
écoutaient, bien malgré eux, la lecture de longs passages des Prophètes ;
à la fin ils m’ont dit : "Ta science fiction, elle est terrible !"
Voilà peut-être le plus beau compliment que j’aie jamais reçu en tant
qu’animateur biblique...
Mais il y a toutes sortes de limitations à cela. Par
exemple, et cela va de soi, on va privilégier le texte canonique tel qu'on le
trouve dans la première traduction qui tombe sous la main, parce que l'on n'a
pas de traduction qui soit faite pour le rythme ou pour le souffle. Quelques
essais existent, mais je me demande si ce serait une bonne chose d'en avoir. Ne
vaut-il pas mieux que chacun le trouve ? C'est une question. Mais en tout cas,
quelque soit le texte lu, si les gens l'entendent, ce n'est déjà pas si mal !
On a franchi alors le pas le plus difficile, mais aussi le plus beau : on
a fait entendre la Parole.
Bulletin d’Information Biblique
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