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Le feuilleton hebdomadaire
Visite
ou j’ai rencontré quelqu’un !
D.R.
Il s’agit d’une impression gardée après la rencontre d’une personne
parmi quelques célébrités.
Certaines ont déjà eu l’occasion de se voir évoquées sur ce site,
mais elles sont revisitées ici, parfois plus légèrement…
Visite 4 — Chirac et les Polynésiens 2
Jacques
Chirac est venu nous chercher dans la salle de réunion qui précède son bureau et
nous a fait entrer, il a rassemblé lui-même, très vivement, quelques légers
fauteuils cannés, les disposant en cercle et nous prie de nous y installer. Il
se meut comme un colonel de cavalerie qui viendrait de prendre le palais
d’assaut. Tout souriant, il attend maintenant que quelqu’un commence.
C’est
donc à Ihoraï, en tant que président du Conseil de l’Église polynésienne, de
parler et de délivrer le message dont le Synode l’a chargé. Mais voilà, il est
très tendu, c’est la voix coincée qu’il réussit à murmurer : « Monsieur le
Président, nous sommes venus vous dire de ne pas procéder aux essais... »
Chirac sursaute, et d’un petit saut sec, rapproche son fauteuil du pasteur pour
mieux entendre : ce type semble lui enjoindre de changer de politique !
Enhardi,
Ihoraï répète, et se lance dans une longue et pieuse exhortation pastorale,
qu’il termine en expliquant que les essais vont souiller une fois de plus la fenua,
la Terre-mère des Tahitiens.
Chirac
est stupéfait : « Moi, je suis catholique, dit-il (ce qui me fait sourire),
mais il me semble que cette théologie naturelle (et là il me bluffe) n’est pas
compatible avec la théologie protestante. »
Suit
alors un cours de théologie contextuelle donné en exclusivité au Président par
Ralph Teinaoré, le volumineux secrétaire général, un théologien rompu aux
débats œcuméniques et internationaux auxquels il a participé. On sent que
Chirac est réellement intéressé, il apprend des choses inconnues de lui et qui
ont manifestement du sens pour lui.
Il
écoute donc sans broncher, puis reprend la parole et donne, lui aussi, un
cours, cette fois de géopolitique, non sans avoir précisé à Marsauche, le
communicant, que ce qui va suivre sera Off. Il en ressort qu’il n’y aura pas
d’arrêt des essais avant la fin de la série en cours, la dernière. C’est que
les bombes, explique-t-il en substance, sont avant tout en URSS et menacent la
France et l’Occident. Il ne faut pas être naïf, dit-il, les Russes ne nous
veulent pas du bien et ils sont les compétiteurs d’un conflit larvé dont on ne
sait pas comment il se conclura. La France, comme le pensait le Général de
Gaulle, doit continuer à disposer de sa propre défense, sans quoi elle ne sera
jamais indépendante à l’égard des États-Unis, qui la mèneront à la baguette. Pour
éviter cela, il ne reste que ces derniers essais, qui permettront que cela soit
achevé. Ces essais auront lieu, donc, mais ce seront réellement les derniers.
Bien
sûr, il ne peut savoir que l’URSS vit ses dernières années, et encore moins que
son point de vue retrouvera sa pertinence trente ans plus tard avec Poutine.
La
séance est maintenant sur le point d’être levée, Ihoraï remercie le Président
de son accueil. L’entrevue a duré trois quarts d’heure et elle a été
passionnante. Mais Chirac, tout comme moi, ne sait toujours pas ce je que fais
là, moi qui n’ai pas encore dit un mot. Il me lance des regards de côté.
Or
il reste une chose à dire, essentielle pour les Tahitiens mais que leur
conception de la politesse leur interdit sans doute d’exprimer. Après avoir
précisé mon statut, je le fais à leur place : « Comment pouvez-vous agir ainsi
chez nous sans avoir d’abord demandé notre accord ! » (je dis cela de
façon plus diplomatique, évidemment), et le Président nous assure sans broncher
qu’il en tiendra compte à l’avenir… Une promesse qui n’engage à rien mais qui
fait bien dans le tableau.
Au
moment où nous sortons du bureau, Chirac serre la main à chacun et, arrivé à
moi, me dit : « Transmettez mes respects à Monsieur le Président de
la Fédération protestante… que vous représentez ! » En homme du bon
ordre républicain, il avait fini par me trouver un rôle officiel dans cette
histoire…
Nous
sortons donc, et sur le perron de l’Élysée, un petit groupe de journalistes
attend nos amis polynésiens. Je m’éloigne, ne tenant pas à me trouver pris une
fois de plus dans un rôle qui n’est pas le mien, et je me retrouve au milieu
d’un groupe de messieurs qui semblent inoccupés.
En
les entendant parler entre eux, je me rends compte qu’ils sont tous plutôt
costauds et discutent d’armement personnel. Des gardes du corps. Et ce qui me
ravit, c’est qu’ils semblent me considérer a priori comme l’un de leurs
collègues. Après tout, ces bronzés, là, qui ont parlé avec le Président, ils
ont bien un gars comme eux pour les accompagner !
–oOo–
Les chapitres déjà parus :
Visite 1 – Alexandre et Dumas 1
Il
s’agit cette semaine de visiter l’histoire de la rencontre d’un milliardaire et
d’un faubourien. Cela constitue les produits de deux lignées, et l’on va
commencer par celle du milliardaire.
L’histoire
commence avec le mariage d’une demoiselle Hermès et d’un monsieur Dumas. Cela
se passe à Paris à la fin du XIXème siècle. La mariée est la fille du patron
d’une entreprise florissante de sellerie du Faubourg Saint-Antoine. Une famille
d’origine allemande descendant de huguenots français. Le marié est le fils de
Frédéric Dumas, pasteur de la paroisse luthérienne du quartier, l’Église de
Bon-Secours, fondée à l’origine pour desservir les émigrés allemands du
quartier. C’était le temps où la France était riche et certains États
allemands, pauvres.
C’est
ainsi qu’un Dumas devient plus tard le patron de la maison Hermès, dont on
connaît aujourd’hui le rayonnement. Mon histoire concerne Jean-Louis Dumas, qui
était le dirigeant de la maison Hermès International à la fin du XXème
siècle et grâce à qui cette entreprise a connu un développement extraordinaire.
L’autre
lignée commence avec l’une des fréquentes épidémies de choléra qu’a connu ce
même faubourg à l’époque de ce mariage. Les parents d’une famille ouvrière y
meurent de cette maladie, laissant trois enfants en bas âge. Que vont devenir
ces enfants, sachant qu’il n’existe aucune loi sociale les concernant, sinon
l’Assistance publique, particulièrement néfaste pour les pauvres ? Devenir
un enfant de l’Assistance, c’est le plus souvent finir clochard ou brigand. À
moins d’y mourir, tout simplement.
Ernestine,
la voisine, une jeune veuve blanchisseuse de son état, les prend sous son aile.
Elle a déjà deux petits, une fille, Adeline, et un garçon, Louis.
Cinq
enfants dans un petit logement, de plus filles et garçons mêlés, ça n’est ni
sain ni correct, pense-t-elle. La moralité de ces gens du peuple était très
sévère. Et ça fait aussi beaucoup d’argent à trouver, et comment ? On lui
conseille l’aide des curés… à elle qui est fille d’un communard fusillé sous
les applaudissements du clergé…. Non mais !
On
lui apprend alors qu’elle peut aller trouver un pasteur connu dans le quartier
pour son action sociale. Les pasteurs, connaît pas, mais en désespoir de cause,
elle va le voir.
Il
la reçoit, elle lui raconte. C’est un saint homme, créateur d’une série
d’œuvres sociales coordonnées : treize écoles de la Bastille à Bagnolet,
un orphelinat, une école ménagère, une école professionnelle du bois, un combat
contre l’alcoolisme des jeunes… Il lui propose de prendre en charge les
orphelins et de mettre les cinq moutards à l’école de la paroisse.
Gratuitement. Bien sûr, elle est contente, mais pas complètement. Elle est
normande : que donner en échange pour ne pas devoir ?
Elle
s’avise alors qu’au cas où elle trouverait la même fin que ses voisins, il y
aurait là une solution pour ses mioches et, comme elle dit, elle les met
protestants, le pasteur sera content. C’est ainsi que la petite Adeline, qu’on
appelle Aline, va à l’école. C’est ainsi qu’elle devient protestante sans le
savoir.
Ce
pasteur s’appelait Frédéric Dumas, et il s’agit là de la première rencontre.
Bien
plus tard, Aline est devenue la grand’mère d’un petit garçon prénommé Jean. Il
s’agit de moi. Un petit prolo comme ses parents et ses grands-parents, et ceci
jusqu’à la fondation du monde. Donc promis à la vie ouvrière. C’est pourquoi
l’on s’est étonné lorsqu’on a appris que le petit Jeannot, le p’tit-fils à la
blanchisseuse, le fiston au machiniste d’autobus, voulait devenir pasteur
protestant. Le pharmacien d’à côté n’en revenait pas.
Bien
plus tard encore, ce pasteur quittait un poste assez élevé dans la nomenklatura
protestante. Il voulait revenir à une paroisse, de préférence dans un quartier
populaire. Question de pedigree.
En
même temps, il se passait des choses dans la paroisse de Bon-Secours, rue
Titon, Paris XIème. Ou plutôt dans son église. La paroisse était crevotante,
sans pasteur, mais le bâtiment était en passe d’être classé au patrimoine de la
Nation. C’est Frédéric Dumas qui l’avait fait construire, et son petit-fils
avait tenu à ce que ses fondations, ébranlées par la fonderie qui l’avait
longtemps jouxtée, et l’ensemble du bâtiment soient remis en état. Certes, il
vivait dans les beaux quartiers, mais ce témoin de ses origines ne pouvait
selon lui disparaître. Il fallait enfin un pasteur à cette paroisse.
Cette
histoire est une histoire d’origines. Une certaine histoire de la bonté
originelle de certaines origines. Dans le faubourg et malgré lui.
–oOo–
Visite 2 – Alexandre et Dumas 2
Ma
bonne grand’mère avait appris à lire, à écrire, à compter, à réciter les fables
de La Fontaine et la liste des départements avec leur préfecture, enfin à
porter la croix huguenote. Tout cela, elle le devait au grand-père de
Jean-Louis Dumas.
Bien
plus tard, ce grand patron et moi le pasteur se sont donc rencontrés. Le
président du Conseil presbytéral de la paroisse de Bon-Seours, le Dr Scali,
ayant entraîné le premier jusqu’au bureau du second. Ce jour-là fut un grand
jour pour moi. Mais pour lui, je le sais, ce fut le jour où le PDG d’Hermès
International se fit purement et simplement petit-fils
reconnaissant.
Petite
notation : Jean-Louis Dumas, en arrivant à cette toute première prise de
contact, m’a tout de même offert une cravate Hermès. Jusque là, j’avais
toujours réussi à ce que la fête des pères m’évite le don d’une cravate, mais
là...
Ce
fut donc la seconde rencontre, faisant suite à celle d’Ernestine avec le
pasteur Dumas. À partir de là, ayant accepté le poste de Bon-Secours avec joie,
cet endroit d’où venait le protestantisme de ma famille, j’ai donc découvert ce
paroissien fidèle, membre du Conseil, présent au culte chaque fois que l’un ou
l’autre de ses voyages professionnels ne l’en empêchait pas.
On
a dit, bien sûr, que ce jour-là je devenais l’aumônier personnel d’un
milliardaire et chapelain de sa chapelle privée. Rien de plus faux. Je fus
toujours totalement libre d’exercer mon ministère sans me soucier
particulièrement de ce paroissien-là, de même que le Dr Scali présida en toute
liberté. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la paroisse comptait en son sein
un milliardaire, ce qui, évidemment, arrangeait ses finances, quoique sans
excès. Jean-Louis Dumas était très soucieux de ne pas déséquilibrer ls finances
paroissiales ni de se comporter en bienfaiteur.
Son
épouse aurait été sans doute moins discrète que lui, disant, chaque fois qu’une
dépense s’imposait, « Parlez-en à mon mari » ! Mais elle était
grecque et orthodoxe et n’accordait que peu de poids au sens de la mesure du
protestantisme français.
C’était
un homme d’une grande finesse. Il savait se tenir dans les limites d’un accord,
d’ailleurs tacite, le maintenant dans ce rôle de membre de l’Église parmi les
autres. Il n’en était pas moins, par ailleurs, un grand patron dès qu’on
sortait soi-même de ces limites.
J’en
fis l’expérience lorsque je lui demandai s’il ne pourrait pas soulager l’Inspection
luthérienne de Paris, l’évêché, en quelque sorte, de quelques dettes trop
lourdes pour elle. Je sortais là de notre entente, il me le fit comprendre d’un
seul regard impérieux. C’est ce jour-là que je compris très précisément en quoi
consiste le pouvoir et que sont les gens du vrai pouvoir. On ne peut le
contester, on ne peut que le renverser, celui-là. Mais ceci est une autre
histoire.
Ce
pouvoir, Jean-Louis Dumas en jouissait sans aucune réticence. Il lui paraissait
naturel. Je le compris à nouveau le jour où, apprenant qu’il était malade,
fidèle aux nécessités de mon ministère, je vins le visiter. Il s’en montra
d’ailleurs très ému. Puis, tout emmitouflé et bien que fiévreux, il se fit
conduire sur la terrasse de sa maison pour m’en montrer la vue. Il y tenait.
C’était
un immeuble de haute taille situé au bord de l’Esplanade des Invalides, à deux
pas de la Seine. On voyait de là toute une partie du beau Paris. La terrasse
couvrait toute la surface du bâtiment, on aurait pu y tenir un synode si ce
n’est qu’il ventait, nous redescendîmes et ce faisant, Dumas me dit :
« Pas mal hein, cette demeure ! », et il ajouta, sur le ton de
la malice, « Je l’ai soufflée à Berlusconi ! ».
Cela
dit, à l’église il se comportait tout aussi naturellement comme le premier
venu. Pendant le culte, assis à peu près vers le milieu de l’assistance, il
prenait des notes pendant le sermon, attentif comme un catéchumène qui aurait
pris les choses au sérieux. Je ne sais pas ce qu’il en faisait plus tard, mais
j’imagine qu’il les relisait dans l’avion lors d’un de ses nombreux voyages
internationaux, c’était le genre.
Lors
des séances du conseil, il participait ni plus ni moins que les autres. Une
fois, pourtant, repris par ses habitudes professionnelles, il prit la parole en
dernier pour conclure et se montra surpris que je prenne la parole après lui
pour conclure. Il me fit alors un grand sourire d’excuse.
La
plupart des membres de l’assistance ignoraient qui était ce monsieur bien mis
que l’on voyait ainsi si recueilli. Seul, le trésorier l’avait repéré et
commençait à se réjouir par avance du résultat final de la quête…
Lors
des repas de paroisse, Dumas s’installait à table dans les derniers. C’est
ainsi qu’il se retrouva un jour seul à une table et qu’une famille africaine
intimidée arriva tard et ne put qu’entourer ce monsieur. Il s’agissait d’une
maman camerounaise du genre à OQTF et de ses deux filles, des petites toutes
jolies avec leur robe blanche, leurs socquettes et surtout, leurs petites
nattes qui tressautaient gaiment autour de leur tête. Vers la fin du repas,
cette table retentissait de rires, ce monsieur-là était vraiment
impayable !
Bien
plus tard, ayant gardé le contact avec ces filles devenues de charmantes
parisiennes, je demandai à l’une d’elle si elle se souvenait de ce repas et de
ce monsieur si drôle. Elle me répondit que non. Et il est vrai qu’après tout,
c’était juste un monsieur de la paroisse comme un autre.
–oOo–
Visite 3 – Chirac et les Polynésiens 1
En
95, Chirac est élu Président de la République. Le soir de ce vote qui fait de
lui, le gaulliste, le successeur du socialiste Mitterrand, il est à une fenêtre
de l’Hôtel de Ville et porté par son enthousiasme, il manque de tomber… Plus
tard, une myriade de journalistes à moto tentera de le prendre en photo
lorsqu’il rentre chez lui avec Madame dans les rues d’un Paris nocturne et cela
fera la Une des journaux télévisés.
Une
des premières décisions de Chirac, nouvellement élu, consiste à relancer les
essais nucléaires en Océanie. Cette initiative fâche évidemment l’Église
évangélique de Polynésie française, aujourd’hui L'Église protestante
mā'ohi.
Elle
a toujours été vent debout contre ces essais, à la fois dangereux pour la santé
des humains et pour la fenua, un terme au sens complexe pour un Européen
mais qui désigne à la fois la terre, mer comprise, ou le territoire, l’île,
mais plutôt, plus profondément ancré dans l’âme polynésienne, le milieu vivant
dont vivent les humains. C’est un peu comparable au sens donné actuellement au
terme Gaïa par toute une école écologique.
La
dangerosité de ces essais n’était plus à démontrer, seules les autorités ou
institutions françaises, aumônerie militaire protestante comprise, la
contestaient encore. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de consacrer un dossier à
ce sujet pour le mensuel Mission dont j’étais alors rédacteur-en-chef.
Le
synode polynésien vote alors un texte de protestation et demande qu’une
délégation soit reçue à l’Élysée, ce qui, à la surprise générale, est accordé.
Une délégation, composée des pasteurs Ihoraï et Teinaoré, respectivement
président et secrétaire général de leur Église, ainsi que Gilles Marsauche,
leur attaché de presse, se rend à Paris et loge au siège du Service protestant
de Mission (DÉFAP) chargé de la coopération entre les Églises protestantes
françaises et les Églises anciennement issues de la mission. J’en suis alors
secrétaire général, et le président de la Fédération protestante, le pasteur
Jacques Stewart, me demande d’accompagner la délégation jusqu’au palais de
l’Élysée. Il prépare de son côté une conférence de presse au siège de la
Fédération, 47 rue de Clichy.
En
fait, mon rôle consiste simplement à véhiculer mes collègues polynésiens
jusqu’au portail, sachant que le président Ihoraï n’a encore jamais quitté la
Polynésie et ne se sent pas tout à fait à l’aise à l’idée de rencontrer Jacques
Chirac. Je dois juste les attendre là pour les emmener ensuite au siège de la
Fédération protestante. J’arrête donc la voiture devant l’entrée du palais
présidentiel et un colonel de la Garde républicaine en grand uniforme se penche
à la portière pour me dire de ne pas rester là.
–
J’amène trois visiteurs pour le Président, lui dis-je.
–
Ah bon, répond-il, alors qu’ils viennent au poste de police aux fins de
vérification, et vous, entrez la voiture dans la cour, le parking des visiteurs
est au fond à gauche.
Il
me prend pour le chauffeur... que je suis effectivement. J’entre donc la
voiture, la gare au fond à gauche et reviens à pied dans l’intention de sortir
et d’aller boire une bière. Mais c’est là que mon rôle va changer sans que j’y
soie pour rien.
Je
croise en effet mes trois amis accompagnés d’un autre colonel (ou assimilé) qui
les mène au fameux perron.
–
Qui êtes-vous ? me demande-t-il.
–
C’est le pasteur Alexandre, lui dit Ihoraï.
–
Ah bon, alors venez avec nous !
Je
les suis jusqu’au perron de l’Élysée, que je gravis avec eux. Je m’attends à
rester dans le hall d’entrée avec ces huissiers à chaîne qui nous reçoivent
avec urbanité. L’un d’eux, lisant la fiche que lui tend le colonel et n’y
trouvant pas mon nom, me demande qui je suis.
–
C’est le pasteur Alexandre, lui dit aussitôt le digne militaire avant que j’aie
eu le temps de me présenter.
–
Ah bon, répond l’huissier qui se tourne vers moi : alors montez par-là
vous aussi. Et il nous montre, sur la gauche, un escalier qui nous mène au
premier étage.
Nous
montons et sommes reçus au premier par un jeune homme bien mis qui se présente
comme étant le secrétaire de Monsieur le Président de la République. Il nous
conduit jusqu’à un salon assez confortable et nous propose de nous asseoir et
d’accepter une tasse de café.
Il
nous précise alors que seul Monsieur le Président de l’Église Évangélique de
Polynésie Française sera autorisé à rencontrer Monsieur le Président de la
République.
Nous
attendons, soutenant le frère Ihoraï de notre prière, il en a besoin car il a
le trac.
Chirac
arrive en coup de vent, on lui présente Ihoraï, il lui serre la main en vitesse
et l’entraîne vers son bureau. Une minute après, il revient et s’adresse à
nous, qui attendons :
–
J’apprends que Monsieur le pasteur Ihoraï est accompagné, je vous en prie,
Messieurs, entrez le rejoindre !
Le
secrétaire introduit les autres dans le haut-lieu, et voyant que je ne bouge
pas, il revient et me fait signe d’accélérer.
Je
suis étonné, je lui demande s’il ne fait pas erreur, je ne suis pas membre de
la délégation, mais il me fait entrer avec nervosité, on dirait qu’il y joue sa
place, le pauvre garçon.
J’entre
donc d’abord dans une salle de travail puis dans le bureau présidentiel sans
l’avoir fait exprès, sans y avoir été autorisé, ayant passé comme une fleur
tous les contrôles sans même sortir ma carte d’identité. Coup de chance pour
Chirac, je ne suis pas un terroriste.
–oOo–
Visite 4 — Chirac et les Polynésiens 2
Jacques
Chirac est venu nous chercher dans la salle de réunion qui précède son bureau et
nous a fait entrer, il a rassemblé lui-même, très vivement, quelques légers
fauteuils cannés, les disposant en cercle et nous prie de nous y installer. Il
se meut comme un colonel de cavalerie qui viendrait de prendre le palais
d’assaut. Tout souriant, il attend maintenant que quelqu’un commence.
C’est
donc à Ihoraï, en tant que président du Conseil de l’Église polynésienne, de
parler et de délivrer le message dont le Synode l’a chargé. Mais voilà, il est
très tendu, c’est la voix coincée qu’il réussit à murmurer : « Monsieur le
Président, nous sommes venus vous dire de ne pas procéder aux essais... »
Chirac sursaute, et d’un petit saut sec, rapproche son fauteuil du pasteur pour
mieux entendre : ce type semble lui enjoindre de changer de politique !
Enhardi,
Ihoraï répète, et se lance dans une longue et pieuse exhortation pastorale,
qu’il termine en expliquant que les essais vont souiller une fois de plus la fenua,
la Terre-mère des Tahitiens.
Chirac
est stupéfait : « Moi, je suis catholique, dit-il (ce qui me fait sourire),
mais il me semble que cette théologie naturelle (et là il me bluffe) n’est pas
compatible avec la théologie protestante. »
Suit
alors un cours de théologie contextuelle donné en exclusivité au Président par
Ralph Teinaoré, le volumineux secrétaire général, un théologien rompu aux
débats œcuméniques et internationaux auxquels il a participé. On sent que
Chirac est réellement intéressé, il apprend des choses inconnues de lui et qui
ont manifestement du sens pour lui.
Il
écoute donc sans broncher, puis reprend la parole et donne, lui aussi, un
cours, cette fois de géopolitique, non sans avoir précisé à Marsauche, le
communicant, que ce qui va suivre sera Off. Il en ressort qu’il n’y aura pas
d’arrêt des essais avant la fin de la série en cours, la dernière. C’est que
les bombes, explique-t-il en substance, sont avant tout en URSS et menacent la
France et l’Occident. Il ne faut pas être naïf, dit-il, les Russes ne nous
veulent pas du bien et ils sont les compétiteurs d’un conflit larvé dont on ne
sait pas comment il se conclura. La France, comme le pensait le Général de
Gaulle, doit continuer à disposer de sa propre défense, sans quoi elle ne sera
jamais indépendante à l’égard des États-Unis, qui la mèneront à la baguette. Pour
éviter cela, il ne reste que ces derniers essais, qui permettront que cela soit
achevé. Ces essais auront lieu, donc, mais ce seront réellement les derniers.
Bien
sûr, il ne peut savoir que l’URSS vit ses dernières années, et encore moins que
son point de vue retrouvera sa pertinence trente ans plus tard avec Poutine.
La
séance est maintenant sur le point d’être levée, Ihoraï remercie le Président
de son accueil. L’entrevue a duré trois quarts d’heure et elle a été
passionnante. Mais Chirac, tout comme moi, ne sait toujours pas ce je que fais
là, moi qui n’ai pas encore dit un mot. Il me lance des regards de côté.
Or
il reste une chose à dire, essentielle pour les Tahitiens mais que leur
conception de la politesse leur interdit sans doute d’exprimer. Après avoir
précisé mon statut, je le fais à leur place : « Comment pouvez-vous agir ainsi
chez nous sans avoir d’abord demandé notre accord ! » (je dis cela de
façon plus diplomatique, évidemment), et le Président nous assure sans broncher
qu’il en tiendra compte à l’avenir… Une promesse qui n’engage à rien mais qui
fait bien dans le tableau.
Au
moment où nous sortons du bureau, Chirac serre la main à chacun et, arrivé à
moi, me dit : « Transmettez mes respects à Monsieur le Président de
la Fédération protestante… que vous représentez ! » En homme du bon
ordre républicain, il avait fini par me trouver un rôle officiel dans cette
histoire…
Nous
sortons donc, et sur le perron de l’Élysée, un petit groupe de journalistes
attend nos amis polynésiens. Je m’éloigne, ne tenant pas à me trouver pris une
fois de plus dans un rôle qui n’est pas le mien, et je me retrouve au milieu
d’un groupe de messieurs qui semblent inoccupés.
En
les entendant parler entre eux, je me rends compte qu’ils sont tous plutôt
costauds et discutent d’armement personnel. Des gardes du corps. Et ce qui me
ravit, c’est qu’ils semblent me considérer a priori comme l’un de leurs
collègues. Après tout, ces bronzés, là, qui ont parlé avec le Président, ils
ont bien un gars comme eux pour les accompagner !
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