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Le feuilleton hebdomadaire

Visite

ou j’ai rencontré quelqu’un ! 

        

D.R.

Il s’agit d’une impression gardée après la rencontre d’une personne parmi quelques célébrités.

Certaines ont déjà eu l’occasion de se voir évoquées sur ce site, mais elles sont revisitées ici, parfois plus légèrement…

 

 

Visite 4 — Chirac et les Polynésiens 2

 

Jacques Chirac est venu nous chercher dans la salle de réunion qui précède son bureau et nous a fait entrer, il a rassemblé lui-même, très vivement, quelques légers fauteuils cannés, les disposant en cercle et nous prie de nous y installer. Il se meut comme un colonel de cavalerie qui viendrait de prendre le palais d’assaut. Tout souriant, il attend maintenant que quelqu’un commence.

C’est donc à Ihoraï, en tant que président du Conseil de l’Église polynésienne, de parler et de délivrer le message dont le Synode l’a chargé. Mais voilà, il est très tendu, c’est la voix coincée qu’il réussit à murmurer : « Monsieur le Président, nous sommes venus vous dire de ne pas procéder aux essais... » Chirac sursaute, et d’un petit saut sec, rapproche son fauteuil du pasteur pour mieux entendre : ce type semble lui enjoindre de changer de politique !

Enhardi, Ihoraï répète, et se lance dans une longue et pieuse exhortation pastorale, qu’il termine en expliquant que les essais vont souiller une fois de plus la fenua, la Terre-mère des Tahitiens.

Chirac est stupéfait : « Moi, je suis catholique, dit-il (ce qui me fait sourire), mais il me semble que cette théologie naturelle (et là il me bluffe) n’est pas compatible avec la théologie protestante. »

Suit alors un cours de théologie contextuelle donné en exclusivité au Président par Ralph Teinaoré, le volumineux secrétaire général, un théologien rompu aux débats œcuméniques et internationaux auxquels il a participé. On sent que Chirac est réellement intéressé, il apprend des choses inconnues de lui et qui ont manifestement du sens pour lui.

Il écoute donc sans broncher, puis reprend la parole et donne, lui aussi, un cours, cette fois de géopolitique, non sans avoir précisé à Marsauche, le communicant, que ce qui va suivre sera Off. Il en ressort qu’il n’y aura pas d’arrêt des essais avant la fin de la série en cours, la dernière. C’est que les bombes, explique-t-il en substance, sont avant tout en URSS et menacent la France et l’Occident. Il ne faut pas être naïf, dit-il, les Russes ne nous veulent pas du bien et ils sont les compétiteurs d’un conflit larvé dont on ne sait pas comment il se conclura. La France, comme le pensait le Général de Gaulle, doit continuer à disposer de sa propre défense, sans quoi elle ne sera jamais indépendante à l’égard des États-Unis, qui la mèneront à la baguette. Pour éviter cela, il ne reste que ces derniers essais, qui permettront que cela soit achevé. Ces essais auront lieu, donc, mais ce seront réellement les derniers.

Bien sûr, il ne peut savoir que l’URSS vit ses dernières années, et encore moins que son point de vue retrouvera sa pertinence trente ans plus tard avec Poutine.

 

La séance est maintenant sur le point d’être levée, Ihoraï remercie le Président de son accueil. L’entrevue a duré trois quarts d’heure et elle a été passionnante. Mais Chirac, tout comme moi, ne sait toujours pas ce je que fais là, moi qui n’ai pas encore dit un mot. Il me lance des regards de côté.

Or il reste une chose à dire, essentielle pour les Tahitiens mais que leur conception de la politesse leur interdit sans doute d’exprimer. Après avoir précisé mon statut, je le fais à leur place : « Comment pouvez-vous agir ainsi chez nous sans avoir d’abord demandé notre accord ! » (je dis cela de façon plus diplomatique, évidemment), et le Président nous assure sans broncher qu’il en tiendra compte à l’avenir… Une promesse qui n’engage à rien mais qui fait bien dans le tableau.

Au moment où nous sortons du bureau, Chirac serre la main à chacun et, arrivé à moi, me dit : « Transmettez mes respects à Monsieur le Président de la Fédération protestante… que vous représentez ! » En homme du bon ordre républicain, il avait fini par me trouver un rôle officiel dans cette histoire…

 

Nous sortons donc, et sur le perron de l’Élysée, un petit groupe de journalistes attend nos amis polynésiens. Je m’éloigne, ne tenant pas à me trouver pris une fois de plus dans un rôle qui n’est pas le mien, et je me retrouve au milieu d’un groupe de messieurs qui semblent inoccupés.

En les entendant parler entre eux, je me rends compte qu’ils sont tous plutôt costauds et discutent d’armement personnel. Des gardes du corps. Et ce qui me ravit, c’est qu’ils semblent me considérer a priori comme l’un de leurs collègues. Après tout, ces bronzés, là, qui ont parlé avec le Président, ils ont bien un gars comme eux pour les accompagner !

 

–oOo–

 

Les chapitres déjà parus :

 

Visite 1 – Alexandre et Dumas 1

 

Il s’agit cette semaine de visiter l’histoire de la rencontre d’un milliardaire et d’un faubourien. Cela constitue les produits de deux lignées, et l’on va commencer par celle du milliardaire.

L’histoire commence avec le mariage d’une demoiselle Hermès et d’un monsieur Dumas. Cela se passe à Paris à la fin du XIXème siècle. La mariée est la fille du patron d’une entreprise florissante de sellerie du Faubourg Saint-Antoine. Une famille d’origine allemande descendant de huguenots français. Le marié est le fils de Frédéric Dumas, pasteur de la paroisse luthérienne du quartier, l’Église de Bon-Secours, fondée à l’origine pour desservir les émigrés allemands du quartier. C’était le temps où la France était riche et certains États allemands, pauvres.

C’est ainsi qu’un Dumas devient plus tard le patron de la maison Hermès, dont on connaît aujourd’hui le rayonnement. Mon histoire concerne Jean-Louis Dumas, qui était le dirigeant de la maison Hermès International à la fin du XXème siècle et grâce à qui cette entreprise a connu un développement extraordinaire.

 

L’autre lignée commence avec l’une des fréquentes épidémies de choléra qu’a connu ce même faubourg à l’époque de ce mariage. Les parents d’une famille ouvrière y meurent de cette maladie, laissant trois enfants en bas âge. Que vont devenir ces enfants, sachant qu’il n’existe aucune loi sociale les concernant, sinon l’Assistance publique, particulièrement néfaste pour les pauvres ? Devenir un enfant de l’Assistance, c’est le plus souvent finir clochard ou brigand. À moins d’y mourir, tout simplement.

Ernestine, la voisine, une jeune veuve blanchisseuse de son état, les prend sous son aile. Elle a déjà deux petits, une fille, Adeline, et un garçon, Louis.

Cinq enfants dans un petit logement, de plus filles et garçons mêlés, ça n’est ni sain ni correct, pense-t-elle. La moralité de ces gens du peuple était très sévère. Et ça fait aussi beaucoup d’argent à trouver, et comment ? On lui conseille l’aide des curés… à elle qui est fille d’un communard fusillé sous les applaudissements du clergé…. Non mais !

On lui apprend alors qu’elle peut aller trouver un pasteur connu dans le quartier pour son action sociale. Les pasteurs, connaît pas, mais en désespoir de cause, elle va le voir.

Il la reçoit, elle lui raconte. C’est un saint homme, créateur d’une série d’œuvres sociales coordonnées : treize écoles de la Bastille à Bagnolet, un orphelinat, une école ménagère, une école professionnelle du bois, un combat contre l’alcoolisme des jeunes… Il lui propose de prendre en charge les orphelins et de mettre les cinq moutards à l’école de la paroisse. Gratuitement. Bien sûr, elle est contente, mais pas complètement. Elle est normande : que donner en échange pour ne pas devoir ?

Elle s’avise alors qu’au cas où elle trouverait la même fin que ses voisins, il y aurait là une solution pour ses mioches et, comme elle dit, elle les met protestants, le pasteur sera content. C’est ainsi que la petite Adeline, qu’on appelle Aline, va à l’école. C’est ainsi qu’elle devient protestante sans le savoir. 

Ce pasteur s’appelait Frédéric Dumas, et il s’agit là de la première rencontre.

 

Bien plus tard, Aline est devenue la grand’mère d’un petit garçon prénommé Jean. Il s’agit de moi. Un petit prolo comme ses parents et ses grands-parents, et ceci jusqu’à la fondation du monde. Donc promis à la vie ouvrière. C’est pourquoi l’on s’est étonné lorsqu’on a appris que le petit Jeannot, le p’tit-fils à la blanchisseuse, le fiston au machiniste d’autobus, voulait devenir pasteur protestant. Le pharmacien d’à côté n’en revenait pas.

 

Bien plus tard encore, ce pasteur quittait un poste assez élevé dans la nomenklatura protestante. Il voulait revenir à une paroisse, de préférence dans un quartier populaire. Question de pedigree.

En même temps, il se passait des choses dans la paroisse de Bon-Secours, rue Titon, Paris XIème. Ou plutôt dans son église. La paroisse était crevotante, sans pasteur, mais le bâtiment était en passe d’être classé au patrimoine de la Nation. C’est Frédéric Dumas qui l’avait fait construire, et son petit-fils avait tenu à ce que ses fondations, ébranlées par la fonderie qui l’avait longtemps jouxtée, et l’ensemble du bâtiment soient remis en état. Certes, il vivait dans les beaux quartiers, mais ce témoin de ses origines ne pouvait selon lui disparaître. Il fallait enfin un pasteur à cette paroisse.

Cette histoire est une histoire d’origines. Une certaine histoire de la bonté originelle de certaines origines. Dans le faubourg et malgré lui.

 

–oOo–

 

Visite 2 – Alexandre et Dumas 2

 

Ma bonne grand’mère avait appris à lire, à écrire, à compter, à réciter les fables de La Fontaine et la liste des départements avec leur préfecture, enfin à porter la croix huguenote. Tout cela, elle le devait au grand-père de Jean-Louis Dumas.

Bien plus tard, ce grand patron et moi le pasteur se sont donc rencontrés. Le président du Conseil presbytéral de la paroisse de Bon-Seours, le Dr Scali, ayant entraîné le premier jusqu’au bureau du second. Ce jour-là fut un grand jour pour moi. Mais pour lui, je le sais, ce fut le jour où le PDG d’Hermès International se fit purement et simplement petit-fils reconnaissant.

Petite notation : Jean-Louis Dumas, en arrivant à cette toute première prise de contact, m’a tout de même offert une cravate Hermès. Jusque là, j’avais toujours réussi à ce que la fête des pères m’évite le don d’une cravate, mais là...

Ce fut donc la seconde rencontre, faisant suite à celle d’Ernestine avec le pasteur Dumas. À partir de là, ayant accepté le poste de Bon-Secours avec joie, cet endroit d’où venait le protestantisme de ma famille, j’ai donc découvert ce paroissien fidèle, membre du Conseil, présent au culte chaque fois que l’un ou l’autre de ses voyages professionnels ne l’en empêchait pas.

On a dit, bien sûr, que ce jour-là je devenais l’aumônier personnel d’un milliardaire et chapelain de sa chapelle privée. Rien de plus faux. Je fus toujours totalement libre d’exercer mon ministère sans me soucier particulièrement de ce paroissien-là, de même que le Dr Scali présida en toute liberté. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la paroisse comptait en son sein un milliardaire, ce qui, évidemment, arrangeait ses finances, quoique sans excès. Jean-Louis Dumas était très soucieux de ne pas déséquilibrer ls finances paroissiales ni de se comporter en bienfaiteur.

Son épouse aurait été sans doute moins discrète que lui, disant, chaque fois qu’une dépense s’imposait, « Parlez-en à mon mari » ! Mais elle était grecque et orthodoxe et n’accordait que peu de poids au sens de la mesure du protestantisme français.

C’était un homme d’une grande finesse. Il savait se tenir dans les limites d’un accord, d’ailleurs tacite, le maintenant dans ce rôle de membre de l’Église parmi les autres. Il n’en était pas moins, par ailleurs, un grand patron dès qu’on sortait soi-même de ces limites.

J’en fis l’expérience lorsque je lui demandai s’il ne pourrait pas soulager l’Inspection luthérienne de Paris, l’évêché, en quelque sorte, de quelques dettes trop lourdes pour elle. Je sortais là de notre entente, il me le fit comprendre d’un seul regard impérieux. C’est ce jour-là que je compris très précisément en quoi consiste le pouvoir et que sont les gens du vrai pouvoir. On ne peut le contester, on ne peut que le renverser, celui-là. Mais ceci est une autre histoire.

Ce pouvoir, Jean-Louis Dumas en jouissait sans aucune réticence. Il lui paraissait naturel. Je le compris à nouveau le jour où, apprenant qu’il était malade, fidèle aux nécessités de mon ministère, je vins le visiter. Il s’en montra d’ailleurs très ému. Puis, tout emmitouflé et bien que fiévreux, il se fit conduire sur la terrasse de sa maison pour m’en montrer la vue. Il y tenait.

C’était un immeuble de haute taille situé au bord de l’Esplanade des Invalides, à deux pas de la Seine. On voyait de là toute une partie du beau Paris. La terrasse couvrait toute la surface du bâtiment, on aurait pu y tenir un synode si ce n’est qu’il ventait, nous redescendîmes et ce faisant, Dumas me dit : « Pas mal hein, cette demeure ! », et il ajouta, sur le ton de la malice, « Je l’ai soufflée à Berlusconi ! ».

Cela dit, à l’église il se comportait tout aussi naturellement comme le premier venu. Pendant le culte, assis à peu près vers le milieu de l’assistance, il prenait des notes pendant le sermon, attentif comme un catéchumène qui aurait pris les choses au sérieux. Je ne sais pas ce qu’il en faisait plus tard, mais j’imagine qu’il les relisait dans l’avion lors d’un de ses nombreux voyages internationaux, c’était le genre.

Lors des séances du conseil, il participait ni plus ni moins que les autres. Une fois, pourtant, repris par ses habitudes professionnelles, il prit la parole en dernier pour conclure et se montra surpris que je prenne la parole après lui pour conclure. Il me fit alors un grand sourire d’excuse.

La plupart des membres de l’assistance ignoraient qui était ce monsieur bien mis que l’on voyait ainsi si recueilli. Seul, le trésorier l’avait repéré et commençait à se réjouir par avance du résultat final de la quête…

Lors des repas de paroisse, Dumas s’installait à table dans les derniers. C’est ainsi qu’il se retrouva un jour seul à une table et qu’une famille africaine intimidée arriva tard et ne put qu’entourer ce monsieur. Il s’agissait d’une maman camerounaise du genre à OQTF et de ses deux filles, des petites toutes jolies avec leur robe blanche, leurs socquettes et surtout, leurs petites nattes qui tressautaient gaiment autour de leur tête. Vers la fin du repas, cette table retentissait de rires, ce monsieur-là était vraiment impayable !

Bien plus tard, ayant gardé le contact avec ces filles devenues de charmantes parisiennes, je demandai à l’une d’elle si elle se souvenait de ce repas et de ce monsieur si drôle. Elle me répondit que non. Et il est vrai qu’après tout, c’était juste un monsieur de la paroisse comme un autre.

 

–oOo–

 

Visite 3 – Chirac et les Polynésiens 1

 

En 95, Chirac est élu Président de la République. Le soir de ce vote qui fait de lui, le gaulliste, le successeur du socialiste Mitterrand, il est à une fenêtre de l’Hôtel de Ville et porté par son enthousiasme, il manque de tomber… Plus tard, une myriade de journalistes à moto tentera de le prendre en photo lorsqu’il rentre chez lui avec Madame dans les rues d’un Paris nocturne et cela fera la Une des journaux télévisés.

 

Une des premières décisions de Chirac, nouvellement élu, consiste à relancer les essais nucléaires en Océanie. Cette initiative fâche évidemment l’Église évangélique de Polynésie française, aujourd’hui L'Église protestante mā'ohi.

Elle a toujours été vent debout contre ces essais, à la fois dangereux pour la santé des humains et pour la fenua, un terme au sens complexe pour un Européen mais qui désigne à la fois la terre, mer comprise, ou le territoire, l’île, mais plutôt, plus profondément ancré dans l’âme polynésienne, le milieu vivant dont vivent les humains. C’est un peu comparable au sens donné actuellement au terme Gaïa par toute une école écologique. 

La dangerosité de ces essais n’était plus à démontrer, seules les autorités ou institutions françaises, aumônerie militaire protestante comprise, la contestaient encore. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de consacrer un dossier à ce sujet pour le mensuel Mission dont j’étais alors rédacteur-en-chef.

Le synode polynésien vote alors un texte de protestation et demande qu’une délégation soit reçue à l’Élysée, ce qui, à la surprise générale, est accordé. Une délégation, composée des pasteurs Ihoraï et Teinaoré, respectivement président et secrétaire général de leur Église, ainsi que Gilles Marsauche, leur attaché de presse, se rend à Paris et loge au siège du Service protestant de Mission (DÉFAP) chargé de la coopération entre les Églises protestantes françaises et les Églises anciennement issues de la mission. J’en suis alors secrétaire général, et le président de la Fédération protestante, le pasteur Jacques Stewart, me demande d’accompagner la délégation jusqu’au palais de l’Élysée. Il prépare de son côté une conférence de presse au siège de la Fédération, 47 rue de Clichy.

En fait, mon rôle consiste simplement à véhiculer mes collègues polynésiens jusqu’au portail, sachant que le président Ihoraï n’a encore jamais quitté la Polynésie et ne se sent pas tout à fait à l’aise à l’idée de rencontrer Jacques Chirac. Je dois juste les attendre là pour les emmener ensuite au siège de la Fédération protestante. J’arrête donc la voiture devant l’entrée du palais présidentiel et un colonel de la Garde républicaine en grand uniforme se penche à la portière pour me dire de ne pas rester là.

– J’amène trois visiteurs pour le Président, lui dis-je.

– Ah bon, répond-il, alors qu’ils viennent au poste de police aux fins de vérification, et vous, entrez la voiture dans la cour, le parking des visiteurs est au fond à gauche.

Il me prend pour le chauffeur... que je suis effectivement. J’entre donc la voiture, la gare au fond à gauche et reviens à pied dans l’intention de sortir et d’aller boire une bière. Mais c’est là que mon rôle va changer sans que j’y soie pour rien.

Je croise en effet mes trois amis accompagnés d’un autre colonel (ou assimilé) qui les mène au fameux perron.

– Qui êtes-vous ? me demande-t-il.

– C’est le pasteur Alexandre, lui dit Ihoraï.

– Ah bon, alors venez avec nous !

Je les suis jusqu’au perron de l’Élysée, que je gravis avec eux. Je m’attends à rester dans le hall d’entrée avec ces huissiers à chaîne qui nous reçoivent avec urbanité. L’un d’eux, lisant la fiche que lui tend le colonel et n’y trouvant pas mon nom, me demande qui je suis.

– C’est le pasteur Alexandre, lui dit aussitôt le digne militaire avant que j’aie eu le temps de me présenter.

– Ah bon, répond l’huissier qui se tourne vers moi : alors montez par-là vous aussi. Et il nous montre, sur la gauche, un escalier qui nous mène au premier étage.

Nous montons et sommes reçus au premier par un jeune homme bien mis qui se présente comme étant le secrétaire de Monsieur le Président de la République. Il nous conduit jusqu’à un salon assez confortable et nous propose de nous asseoir et d’accepter une tasse de café.

Il nous précise alors que seul Monsieur le Président de l’Église Évangélique de Polynésie Française sera autorisé à rencontrer Monsieur le Président de la République.

Nous attendons, soutenant le frère Ihoraï de notre prière, il en a besoin car il a le trac.

Chirac arrive en coup de vent, on lui présente Ihoraï, il lui serre la main en vitesse et l’entraîne vers son bureau. Une minute après, il revient et s’adresse à nous, qui attendons :

– J’apprends que Monsieur le pasteur Ihoraï est accompagné, je vous en prie, Messieurs, entrez le rejoindre !

Le secrétaire introduit les autres dans le haut-lieu, et voyant que je ne bouge pas, il revient et me fait signe d’accélérer. 

Je suis étonné, je lui demande s’il ne fait pas erreur, je ne suis pas membre de la délégation, mais il me fait entrer avec nervosité, on dirait qu’il y joue sa place, le pauvre garçon.

J’entre donc d’abord dans une salle de travail puis dans le bureau présidentiel sans l’avoir fait exprès, sans y avoir été autorisé, ayant passé comme une fleur tous les contrôles sans même sortir ma carte d’identité. Coup de chance pour Chirac, je ne suis pas un terroriste.

 

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Visite 4 — Chirac et les Polynésiens 2

 

Jacques Chirac est venu nous chercher dans la salle de réunion qui précède son bureau et nous a fait entrer, il a rassemblé lui-même, très vivement, quelques légers fauteuils cannés, les disposant en cercle et nous prie de nous y installer. Il se meut comme un colonel de cavalerie qui viendrait de prendre le palais d’assaut. Tout souriant, il attend maintenant que quelqu’un commence.

C’est donc à Ihoraï, en tant que président du Conseil de l’Église polynésienne, de parler et de délivrer le message dont le Synode l’a chargé. Mais voilà, il est très tendu, c’est la voix coincée qu’il réussit à murmurer : « Monsieur le Président, nous sommes venus vous dire de ne pas procéder aux essais... » Chirac sursaute, et d’un petit saut sec, rapproche son fauteuil du pasteur pour mieux entendre : ce type semble lui enjoindre de changer de politique !

Enhardi, Ihoraï répète, et se lance dans une longue et pieuse exhortation pastorale, qu’il termine en expliquant que les essais vont souiller une fois de plus la fenua, la Terre-mère des Tahitiens.

Chirac est stupéfait : « Moi, je suis catholique, dit-il (ce qui me fait sourire), mais il me semble que cette théologie naturelle (et là il me bluffe) n’est pas compatible avec la théologie protestante. »

Suit alors un cours de théologie contextuelle donné en exclusivité au Président par Ralph Teinaoré, le volumineux secrétaire général, un théologien rompu aux débats œcuméniques et internationaux auxquels il a participé. On sent que Chirac est réellement intéressé, il apprend des choses inconnues de lui et qui ont manifestement du sens pour lui.

Il écoute donc sans broncher, puis reprend la parole et donne, lui aussi, un cours, cette fois de géopolitique, non sans avoir précisé à Marsauche, le communicant, que ce qui va suivre sera Off. Il en ressort qu’il n’y aura pas d’arrêt des essais avant la fin de la série en cours, la dernière. C’est que les bombes, explique-t-il en substance, sont avant tout en URSS et menacent la France et l’Occident. Il ne faut pas être naïf, dit-il, les Russes ne nous veulent pas du bien et ils sont les compétiteurs d’un conflit larvé dont on ne sait pas comment il se conclura. La France, comme le pensait le Général de Gaulle, doit continuer à disposer de sa propre défense, sans quoi elle ne sera jamais indépendante à l’égard des États-Unis, qui la mèneront à la baguette. Pour éviter cela, il ne reste que ces derniers essais, qui permettront que cela soit achevé. Ces essais auront lieu, donc, mais ce seront réellement les derniers.

Bien sûr, il ne peut savoir que l’URSS vit ses dernières années, et encore moins que son point de vue retrouvera sa pertinence trente ans plus tard avec Poutine.

 

La séance est maintenant sur le point d’être levée, Ihoraï remercie le Président de son accueil. L’entrevue a duré trois quarts d’heure et elle a été passionnante. Mais Chirac, tout comme moi, ne sait toujours pas ce je que fais là, moi qui n’ai pas encore dit un mot. Il me lance des regards de côté.

Or il reste une chose à dire, essentielle pour les Tahitiens mais que leur conception de la politesse leur interdit sans doute d’exprimer. Après avoir précisé mon statut, je le fais à leur place : « Comment pouvez-vous agir ainsi chez nous sans avoir d’abord demandé notre accord ! » (je dis cela de façon plus diplomatique, évidemment), et le Président nous assure sans broncher qu’il en tiendra compte à l’avenir… Une promesse qui n’engage à rien mais qui fait bien dans le tableau.

Au moment où nous sortons du bureau, Chirac serre la main à chacun et, arrivé à moi, me dit : « Transmettez mes respects à Monsieur le Président de la Fédération protestante… que vous représentez ! » En homme du bon ordre républicain, il avait fini par me trouver un rôle officiel dans cette histoire…

 

Nous sortons donc, et sur le perron de l’Élysée, un petit groupe de journalistes attend nos amis polynésiens. Je m’éloigne, ne tenant pas à me trouver pris une fois de plus dans un rôle qui n’est pas le mien, et je me retrouve au milieu d’un groupe de messieurs qui semblent inoccupés.

En les entendant parler entre eux, je me rends compte qu’ils sont tous plutôt costauds et discutent d’armement personnel. Des gardes du corps. Et ce qui me ravit, c’est qu’ils semblent me considérer a priori comme l’un de leurs collègues. Après tout, ces bronzés, là, qui ont parlé avec le Président, ils ont bien un gars comme eux pour les accompagner !

 

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