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Le feuilleton hebdomadaire

Visite

ou j’ai rencontré quelqu’un ! 

        

D.R.

Il s’agit d’une impression gardée après la rencontre d’une personne parmi quelques célébrités.

Certaines ont déjà eu l’occasion de se voir évoquées sur ce site, mais elles sont revisitées ici, parfois plus légèrement…

  

Visite 10 — Patrice de la Tour du Pin et le débutant

 

Dans les années Soixante, je fus bombardé hébraïsant. Les spécialistes semblaient y croire ou faisaient comme si. En réalité, ils cherchaient un dernier protestant capable de traduire les Psaumes et ils m’avaient trouvé. J’étais loin du compte, mais ce n’était pas très grave, car ils ne manquaient pas de traducteurs émérites.

Il fallait seulement que le groupe qui s’attaquait à cette montagne soit composé à parité entre catholiques et protestants car il s’agissait de la Traduction œcuménique de la Bible. Bref, j’ai remplacé le spécialiste protestant manquant.

Le groupe que je rejoignis se composait de gens comme le professeur de littérature hébraïque au Collège de France, le spécialiste de la culture biblique à l’École pratique des Sciences religieuses de la Sorbonne, ou le doyen de la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg, etc…

On voit que j’y étais posé sur un strapontin ! Mais pendant les sept ans de ce travail, j’ai tout appris aux côtés de ces grands savants, dont André Caquot, qui devint mon maître en science hébraïque.

Il y avait un autre groupe, né d’ailleurs un peu auparavant, auquel on m’avait aussi intégré et qui était chargé de traduire les mêmes Psaumes, mais pour la liturgie, c’est-à-dire en un texte lu à voix haute devant une assemblée. Il était composé de musiciens et de poètes accompagnés de deux hébraïsants, un jeune professeur d’hébreu à la Catho et moi.

Ce groupe n’était pas destiné à paraître dans la TOB, mais devait bien plus tard figurer dans la Bible catholique officielle. Il était sous la gouvernance du Père Joseph Gelineau sj, l’un des rénovateurs du chant sacré catholique apparu après le Concile du Vatican. Et parmi les poètes, on trouvait le Père Didier Rimaud sj ou Patrice de la Tour du Pin. Ce dernier fut mon maître en poésie, tellement indulgent quant à mes propres poèmes.

Si mon origine sociale et ma formation m’avaient préparé à quelque chose, ce n’est sûrement pas à passer sept ans en compagnie d’un des plus grands poètes français du XXe siècle. Comte descendant de croisés qui plus est, et catho jusqu’à l’os.

Dans son château croulant, la comtesse et lui nous recevaient à la fortune du pot. La cuisinière polonaise nous préparait néanmoins du sanglier aux myrtilles, un grand souvenir. Monsieur le Comte était chasseur. On nous régalait d’histoires de revenants, le soir à la veillée.

Révérence parler ça foutait les chocottes, et je dois reconnaître que, me couchant dans une chambre décrépie un tantinet moyenâgeuse, tout en haut d’un escalier destiné aux gens d’arme d’autrefois, j’ai regardé sous mon lit, après avoir entendu le récit des éclats de mauvaise humeur d’un grand-oncle de Patrice, un vieux qui ne voulait pas rester mort tout le temps. Pas besoin d’aller en Écosse, comme on voit.

Nous travaillions tout le jour, à huit ou dix, des dix heures d’affilée, à traduire les Psaumes. Parfois aussi ça se passait dans un couvent breton, ou dans les poussiéreux locaux d’un village huguenot du Vivarais, ou encore... On se découvrait amis, voire frères, catholiques et protestants

Patrice ne savait pas l’hébreu, il fallait lui expliquer toutes les nuances qu’impliquait la forme particulière d’un mot, la tournure bizarre d’une phrase... C’était un boulot passionnant.

On ne trouvait pas le français de ce mot ou de cette phrase, c’était la panne. Patrice se levait, il allait à la fenêtre, il tournait à mi-voix des syllabes dans sa bouche. On lui lançait quelque proposition, il revenait, il disait pourquoi elle n’était ni juste ni belle. Pour lui c’était la même chose.

Puis on apprenait d’un coup la vérité d’une situation, à la fois très pratique, hautement concrète, et spirituellement profonde. Et terriblement féconde. Parler n’était plus parler, mais sourire en ami sans lâcher le fil d’une respiration du monde. C’est pourquoi je l’aimais, tout hérétique et anar que j’étais.

Lorsqu’on me pria de faire en sorte qu’il vienne parler de sa poésie à une classe de terminale du lycée public de ma commune, il accepta tout simplement et, apparemment semblable au premier pékin venu, il charma les jeunes, séduits par sa simplicité et de sa justesse extrêmes :

Mais si je fus un riche d'esprit couché sur un trésor,
jamais je ne l'ai vraiment tenu pour le mien.

Puis un jour, assassiné par une douloureuse maladie cardiaque, il est mort dans de grandes souffrances et on l’a oublié. Mais pas moi.

 

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Les chapitres déjà parus :

 

Visite 1 – Alexandre et Dumas 1

 

Il s’agit cette semaine de visiter l’histoire de la rencontre d’un milliardaire et d’un faubourien. Cela constitue les produits de deux lignées, et l’on va commencer par celle du milliardaire.

L’histoire commence avec le mariage d’une demoiselle Hermès et d’un monsieur Dumas. Cela se passe à Paris à la fin du XIXème siècle. La mariée est la fille du patron d’une entreprise florissante de sellerie du Faubourg Saint-Antoine. Une famille d’origine allemande descendant de huguenots français. Le marié est le fils de Frédéric Dumas, pasteur de la paroisse luthérienne du quartier, l’Église de Bon-Secours, fondée à l’origine pour desservir les émigrés allemands du quartier. C’était le temps où la France était riche et certains États allemands, pauvres.

C’est ainsi qu’un Dumas devient plus tard le patron de la maison Hermès, dont on connaît aujourd’hui le rayonnement. Mon histoire concerne Jean-Louis Dumas, qui était le dirigeant de la maison Hermès International à la fin du XXème siècle et grâce à qui cette entreprise a connu un développement extraordinaire.

 

L’autre lignée commence avec l’une des fréquentes épidémies de choléra qu’a connu ce même faubourg à l’époque de ce mariage. Les parents d’une famille ouvrière y meurent de cette maladie, laissant trois enfants en bas âge. Que vont devenir ces enfants, sachant qu’il n’existe aucune loi sociale les concernant, sinon l’Assistance publique, particulièrement néfaste pour les pauvres ? Devenir un enfant de l’Assistance, c’est le plus souvent finir clochard ou brigand. À moins d’y mourir, tout simplement.

Ernestine, la voisine, une jeune veuve blanchisseuse de son état, les prend sous son aile. Elle a déjà deux petits, une fille, Adeline, et un garçon, Louis.

Cinq enfants dans un petit logement, de plus filles et garçons mêlés, ça n’est ni sain ni correct, pense-t-elle. La moralité de ces gens du peuple était très sévère. Et ça fait aussi beaucoup d’argent à trouver, et comment ? On lui conseille l’aide des curés… à elle qui est fille d’un communard fusillé sous les applaudissements du clergé…. Non mais !

On lui apprend alors qu’elle peut aller trouver un pasteur connu dans le quartier pour son action sociale. Les pasteurs, connaît pas, mais en désespoir de cause, elle va le voir.

Il la reçoit, elle lui raconte. C’est un saint homme, créateur d’une série d’œuvres sociales coordonnées : treize écoles de la Bastille à Bagnolet, un orphelinat, une école ménagère, une école professionnelle du bois, un combat contre l’alcoolisme des jeunes… Il lui propose de prendre en charge les orphelins et de mettre les cinq moutards à l’école de la paroisse. Gratuitement. Bien sûr, elle est contente, mais pas complètement. Elle est normande : que donner en échange pour ne pas devoir ?

Elle s’avise alors qu’au cas où elle trouverait la même fin que ses voisins, il y aurait là une solution pour ses mioches et, comme elle dit, elle les met protestants, le pasteur sera content. C’est ainsi que la petite Adeline, qu’on appelle Aline, va à l’école. C’est ainsi qu’elle devient protestante sans le savoir. 

Ce pasteur s’appelait Frédéric Dumas, et il s’agit là de la première rencontre.

 

Bien plus tard, Aline est devenue la grand’mère d’un petit garçon prénommé Jean. Il s’agit de moi. Un petit prolo comme ses parents et ses grands-parents, et ceci jusqu’à la fondation du monde. Donc promis à la vie ouvrière. C’est pourquoi l’on s’est étonné lorsqu’on a appris que le petit Jeannot, le p’tit-fils à la blanchisseuse, le fiston au machiniste d’autobus, voulait devenir pasteur protestant. Le pharmacien d’à côté n’en revenait pas.

 

Bien plus tard encore, ce pasteur quittait un poste assez élevé dans la nomenklatura protestante. Il voulait revenir à une paroisse, de préférence dans un quartier populaire. Question de pedigree.

En même temps, il se passait des choses dans la paroisse de Bon-Secours, rue Titon, Paris XIème. Ou plutôt dans son église. La paroisse était crevotante, sans pasteur, mais le bâtiment était en passe d’être classé au patrimoine de la Nation. C’est Frédéric Dumas qui l’avait fait construire, et son petit-fils avait tenu à ce que ses fondations, ébranlées par la fonderie qui l’avait longtemps jouxtée, et l’ensemble du bâtiment soient remis en état. Certes, il vivait dans les beaux quartiers, mais ce témoin de ses origines ne pouvait selon lui disparaître. Il fallait enfin un pasteur à cette paroisse.

Cette histoire est une histoire d’origines. Une certaine histoire de la bonté originelle de certaines origines. Dans le faubourg et malgré lui.

 

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Visite 2 – Alexandre et Dumas 2

 

Ma bonne grand’mère avait appris à lire, à écrire, à compter, à réciter les fables de La Fontaine et la liste des départements avec leur préfecture, enfin à porter la croix huguenote. Tout cela, elle le devait au grand-père de Jean-Louis Dumas.

Bien plus tard, ce grand patron et moi le pasteur se sont donc rencontrés. Le président du Conseil presbytéral de la paroisse de Bon-Seours, le Dr Scali, ayant entraîné le premier jusqu’au bureau du second. Ce jour-là fut un grand jour pour moi. Mais pour lui, je le sais, ce fut le jour où le PDG d’Hermès International se fit purement et simplement petit-fils reconnaissant.

Petite notation : Jean-Louis Dumas, en arrivant à cette toute première prise de contact, m’a tout de même offert une cravate Hermès. Jusque là, j’avais toujours réussi à ce que la fête des pères m’évite le don d’une cravate, mais là...

Ce fut donc la seconde rencontre, faisant suite à celle d’Ernestine avec le pasteur Dumas. À partir de là, ayant accepté le poste de Bon-Secours avec joie, cet endroit d’où venait le protestantisme de ma famille, j’ai donc découvert ce paroissien fidèle, membre du Conseil, présent au culte chaque fois que l’un ou l’autre de ses voyages professionnels ne l’en empêchait pas.

On a dit, bien sûr, que ce jour-là je devenais l’aumônier personnel d’un milliardaire et chapelain de sa chapelle privée. Rien de plus faux. Je fus toujours totalement libre d’exercer mon ministère sans me soucier particulièrement de ce paroissien-là, de même que le Dr Scali présida en toute liberté. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la paroisse comptait en son sein un milliardaire, ce qui, évidemment, arrangeait ses finances, quoique sans excès. Jean-Louis Dumas était très soucieux de ne pas déséquilibrer ls finances paroissiales ni de se comporter en bienfaiteur.

Son épouse aurait été sans doute moins discrète que lui, disant, chaque fois qu’une dépense s’imposait, « Parlez-en à mon mari » ! Mais elle était grecque et orthodoxe et n’accordait que peu de poids au sens de la mesure du protestantisme français.

C’était un homme d’une grande finesse. Il savait se tenir dans les limites d’un accord, d’ailleurs tacite, le maintenant dans ce rôle de membre de l’Église parmi les autres. Il n’en était pas moins, par ailleurs, un grand patron dès qu’on sortait soi-même de ces limites.

J’en fis l’expérience lorsque je lui demandai s’il ne pourrait pas soulager l’Inspection luthérienne de Paris, l’évêché, en quelque sorte, de quelques dettes trop lourdes pour elle. Je sortais là de notre entente, il me le fit comprendre d’un seul regard impérieux. C’est ce jour-là que je compris très précisément en quoi consiste le pouvoir et que sont les gens du vrai pouvoir. On ne peut le contester, on ne peut que le renverser, celui-là. Mais ceci est une autre histoire.

Ce pouvoir, Jean-Louis Dumas en jouissait sans aucune réticence. Il lui paraissait naturel. Je le compris à nouveau le jour où, apprenant qu’il était malade, fidèle aux nécessités de mon ministère, je vins le visiter. Il s’en montra d’ailleurs très ému. Puis, tout emmitouflé et bien que fiévreux, il se fit conduire sur la terrasse de sa maison pour m’en montrer la vue. Il y tenait.

C’était un immeuble de haute taille situé au bord de l’Esplanade des Invalides, à deux pas de la Seine. On voyait de là toute une partie du beau Paris. La terrasse couvrait toute la surface du bâtiment, on aurait pu y tenir un synode si ce n’est qu’il ventait, nous redescendîmes et ce faisant, Dumas me dit : « Pas mal hein, cette demeure ! », et il ajouta, sur le ton de la malice, « Je l’ai soufflée à Berlusconi ! ».

Cela dit, à l’église il se comportait tout aussi naturellement comme le premier venu. Pendant le culte, assis à peu près vers le milieu de l’assistance, il prenait des notes pendant le sermon, attentif comme un catéchumène qui aurait pris les choses au sérieux. Je ne sais pas ce qu’il en faisait plus tard, mais j’imagine qu’il les relisait dans l’avion lors d’un de ses nombreux voyages internationaux, c’était le genre.

Lors des séances du conseil, il participait ni plus ni moins que les autres. Une fois, pourtant, repris par ses habitudes professionnelles, il prit la parole en dernier pour conclure et se montra surpris que je prenne la parole après lui pour conclure. Il me fit alors un grand sourire d’excuse.

La plupart des membres de l’assistance ignoraient qui était ce monsieur bien mis que l’on voyait ainsi si recueilli. Seul, le trésorier l’avait repéré et commençait à se réjouir par avance du résultat final de la quête…

Lors des repas de paroisse, Dumas s’installait à table dans les derniers. C’est ainsi qu’il se retrouva un jour seul à une table et qu’une famille africaine intimidée arriva tard et ne put qu’entourer ce monsieur. Il s’agissait d’une maman camerounaise du genre à OQTF et de ses deux filles, des petites toutes jolies avec leur robe blanche, leurs socquettes et surtout, leurs petites nattes qui tressautaient gaiment autour de leur tête. Vers la fin du repas, cette table retentissait de rires, ce monsieur-là était vraiment impayable !

Bien plus tard, ayant gardé le contact avec ces filles devenues de charmantes parisiennes, je demandai à l’une d’elle si elle se souvenait de ce repas et de ce monsieur si drôle. Elle me répondit que non. Et il est vrai qu’après tout, c’était juste un monsieur de la paroisse comme un autre.

 

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Visite 3 – Chirac et les Polynésiens 1

 

En 95, Chirac est élu Président de la République. Le soir de ce vote qui fait de lui, le gaulliste, le successeur du socialiste Mitterrand, il est à une fenêtre de l’Hôtel de Ville et porté par son enthousiasme, il manque de tomber… Plus tard, une myriade de journalistes à moto tentera de le prendre en photo lorsqu’il rentre chez lui avec Madame dans les rues d’un Paris nocturne et cela fera la Une des journaux télévisés.

 

Une des premières décisions de Chirac, nouvellement élu, consiste à relancer les essais nucléaires en Océanie. Cette initiative fâche évidemment l’Église évangélique de Polynésie française, aujourd’hui L'Église protestante mā'ohi.

Elle a toujours été vent debout contre ces essais, à la fois dangereux pour la santé des humains et pour la fenua, un terme au sens complexe pour un Européen mais qui désigne à la fois la terre, mer comprise, ou le territoire, l’île, mais plutôt, plus profondément ancré dans l’âme polynésienne, le milieu vivant dont vivent les humains. C’est un peu comparable au sens donné actuellement au terme Gaïa par toute une école écologique. 

La dangerosité de ces essais n’était plus à démontrer, seules les autorités ou institutions françaises, aumônerie militaire protestante comprise, la contestaient encore. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de consacrer un dossier à ce sujet pour le mensuel Mission dont j’étais alors rédacteur-en-chef.

Le synode polynésien vote alors un texte de protestation et demande qu’une délégation soit reçue à l’Élysée, ce qui, à la surprise générale, est accordé. Une délégation, composée des pasteurs Ihoraï et Teinaoré, respectivement président et secrétaire général de leur Église, ainsi que Gilles Marsauche, leur attaché de presse, se rend à Paris et loge au siège du Service protestant de Mission (DÉFAP) chargé de la coopération entre les Églises protestantes françaises et les Églises anciennement issues de la mission. J’en suis alors secrétaire général, et le président de la Fédération protestante, le pasteur Jacques Stewart, me demande d’accompagner la délégation jusqu’au palais de l’Élysée. Il prépare de son côté une conférence de presse au siège de la Fédération, 47 rue de Clichy.

En fait, mon rôle consiste simplement à véhiculer mes collègues polynésiens jusqu’au portail, sachant que le président Ihoraï n’a encore jamais quitté la Polynésie et ne se sent pas tout à fait à l’aise à l’idée de rencontrer Jacques Chirac. Je dois juste les attendre là pour les emmener ensuite au siège de la Fédération protestante. J’arrête donc la voiture devant l’entrée du palais présidentiel et un colonel de la Garde républicaine en grand uniforme se penche à la portière pour me dire de ne pas rester là.

– J’amène trois visiteurs pour le Président, lui dis-je.

– Ah bon, répond-il, alors qu’ils viennent au poste de police aux fins de vérification, et vous, entrez la voiture dans la cour, le parking des visiteurs est au fond à gauche.

Il me prend pour le chauffeur... que je suis effectivement. J’entre donc la voiture, la gare au fond à gauche et reviens à pied dans l’intention de sortir et d’aller boire une bière. Mais c’est là que mon rôle va changer sans que j’y soie pour rien.

Je croise en effet mes trois amis accompagnés d’un autre colonel (ou assimilé) qui les mène au fameux perron.

– Qui êtes-vous ? me demande-t-il.

– C’est le pasteur Alexandre, lui dit Ihoraï.

– Ah bon, alors venez avec nous !

Je les suis jusqu’au perron de l’Élysée, que je gravis avec eux. Je m’attends à rester dans le hall d’entrée avec ces huissiers à chaîne qui nous reçoivent avec urbanité. L’un d’eux, lisant la fiche que lui tend le colonel et n’y trouvant pas mon nom, me demande qui je suis.

– C’est le pasteur Alexandre, lui dit aussitôt le digne militaire avant que j’aie eu le temps de me présenter.

– Ah bon, répond l’huissier qui se tourne vers moi : alors montez par-là vous aussi. Et il nous montre, sur la gauche, un escalier qui nous mène au premier étage.

Nous montons et sommes reçus au premier par un jeune homme bien mis qui se présente comme étant le secrétaire de Monsieur le Président de la République. Il nous conduit jusqu’à un salon assez confortable et nous propose de nous asseoir et d’accepter une tasse de café.

Il nous précise alors que seul Monsieur le Président de l’Église Évangélique de Polynésie Française sera autorisé à rencontrer Monsieur le Président de la République.

Nous attendons, soutenant le frère Ihoraï de notre prière, il en a besoin car il a le trac.

Chirac arrive en coup de vent, on lui présente Ihoraï, il lui serre la main en vitesse et l’entraîne vers son bureau. Une minute après, il revient et s’adresse à nous, qui attendons :

– J’apprends que Monsieur le pasteur Ihoraï est accompagné, je vous en prie, Messieurs, entrez le rejoindre !

Le secrétaire introduit les autres dans le haut-lieu, et voyant que je ne bouge pas, il revient et me fait signe d’accélérer. 

Je suis étonné, je lui demande s’il ne fait pas erreur, je ne suis pas membre de la délégation, mais il me fait entrer avec nervosité, on dirait qu’il y joue sa place, le pauvre garçon.

J’entre donc d’abord dans une salle de travail puis dans le bureau présidentiel sans l’avoir fait exprès, sans y avoir été autorisé, ayant passé comme une fleur tous les contrôles sans même sortir ma carte d’identité. Coup de chance pour Chirac, je ne suis pas un terroriste.

 

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Visite 4 — Chirac et les Polynésiens 2

 

Jacques Chirac est venu nous chercher dans la salle de réunion qui précède son bureau et nous a fait entrer, il a rassemblé lui-même, très vivement, quelques légers fauteuils cannés, les disposant en cercle et nous prie de nous y installer. Il se meut comme un colonel de cavalerie qui viendrait de prendre le palais d’assaut. Tout souriant, il attend maintenant que quelqu’un commence.

C’est donc à Ihoraï, en tant que président du Conseil de l’Église polynésienne, de parler et de délivrer le message dont le Synode l’a chargé. Mais voilà, il est très tendu, c’est la voix coincée qu’il réussit à murmurer : « Monsieur le Président, nous sommes venus vous dire de ne pas procéder aux essais... » Chirac sursaute, et d’un petit saut sec, rapproche son fauteuil du pasteur pour mieux entendre : ce type semble lui enjoindre de changer de politique !

Enhardi, Ihoraï répète, et se lance dans une longue et pieuse exhortation pastorale, qu’il termine en expliquant que les essais vont souiller une fois de plus la fenua, la Terre-mère des Tahitiens.

Chirac est stupéfait : « Moi, je suis catholique, dit-il (ce qui me fait sourire), mais il me semble que cette théologie naturelle (et là il me bluffe) n’est pas compatible avec la théologie protestante. »

Suit alors un cours de théologie contextuelle donné en exclusivité au Président par Ralph Teinaoré, le volumineux secrétaire général, un théologien rompu aux débats œcuméniques et internationaux auxquels il a participé. On sent que Chirac est réellement intéressé, il apprend des choses inconnues de lui et qui ont manifestement du sens pour lui.

Il écoute donc sans broncher, puis reprend la parole et donne, lui aussi, un cours, cette fois de géopolitique, non sans avoir précisé à Marsauche, le communicant, que ce qui va suivre sera Off. Il en ressort qu’il n’y aura pas d’arrêt des essais avant la fin de la série en cours, la dernière. C’est que les bombes, explique-t-il en substance, sont avant tout en URSS et menacent la France et l’Occident. Il ne faut pas être naïf, dit-il, les Russes ne nous veulent pas du bien et ils sont les compétiteurs d’un conflit larvé dont on ne sait pas comment il se conclura. La France, comme le pensait le Général de Gaulle, doit continuer à disposer de sa propre défense, sans quoi elle ne sera jamais indépendante à l’égard des États-Unis, qui la mèneront à la baguette. Pour éviter cela, il ne reste que ces derniers essais, qui permettront que cela soit achevé. Ces essais auront lieu, donc, mais ce seront réellement les derniers.

Bien sûr, il ne peut savoir que l’URSS vit ses dernières années, et encore moins que son point de vue retrouvera sa pertinence trente ans plus tard avec Poutine.

 

La séance est maintenant sur le point d’être levée, Ihoraï remercie le Président de son accueil. L’entrevue a duré trois quarts d’heure et elle a été passionnante. Mais Chirac, tout comme moi, ne sait toujours pas ce je que fais là, moi qui n’ai pas encore dit un mot. Il me lance des regards de côté.

Or il reste une chose à dire, essentielle pour les Tahitiens mais que leur conception de la politesse leur interdit sans doute d’exprimer. Après avoir précisé mon statut, je le fais à leur place : « Comment pouvez-vous agir ainsi chez nous sans avoir d’abord demandé notre accord ! » (je dis cela de façon plus diplomatique, évidemment), et le Président nous assure sans broncher qu’il en tiendra compte à l’avenir… Une promesse qui n’engage à rien mais qui fait bien dans le tableau.

Au moment où nous sortons du bureau, Chirac serre la main à chacun et, arrivé à moi, me dit : « Transmettez mes respects à Monsieur le Président de la Fédération protestante… que vous représentez ! » En homme du bon ordre républicain, il avait fini par me trouver un rôle officiel dans cette histoire…

 

Nous sortons donc, et sur le perron de l’Élysée, un petit groupe de journalistes attend nos amis polynésiens. Je m’éloigne, ne tenant pas à me trouver pris une fois de plus dans un rôle qui n’est pas le mien, et je me retrouve au milieu d’un groupe de messieurs qui semblent inoccupés.

En les entendant parler entre eux, je me rends compte qu’ils sont tous plutôt costauds et discutent d’armement personnel. Des gardes du corps. Et ce qui me ravit, c’est qu’ils semblent me considérer a priori comme l’un de leurs collègues. Après tout, ces bronzés, là, qui ont parlé avec le Président, ils ont bien un gars comme eux pour les accompagner !

 

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Visite 5 — Robert et Lamoureux 1

 

Dans les années Soixante-Dix, Robert Lamoureux reconnut un fils naturel né dans les années Quarante. Ce dernier devint par là-même son fils aîné. J’ai eu envie de revisiter cette histoire. Une histoire du Faubourg, au départ.

 

Il y avait dans la rue d’Avron, Paris XXème, une jeune fille claquemurée par son père, le vieux Thibaud, un veuf un peu bizarre. Elle s’appelait Marguerite. Elle vivait avec son père dans leur petit deux-pièces et n’avait pas le droit d’en sortir sans lui. Le dimanche, par beau temps, il l’emmenait promener au Bois de Vincennes, c’était sa seule sortie.

Un jour, pourtant, elle dut sans doute se sauver car elle se retrouva seule au Bois, et là, un jeune homme très gentil l’aborda, elle était jolie, et, du moins je le suppose, l’emmena gentiment dans un coin isolé. Il semble que cela leur ait fait très plaisir.

Ce jeune homme s’appelait Robert, il la raccompagna rue d’Avron et, quand il vit et comprit où elle vivait et dans quelles conditions, il s’enfuit. Il la revit quelques temps plus tard longeant le Bois et il lui sembla qu’elle poussait un landau… Mais il venait de signer un contrat pour le Sahara.

Ce jeune homme n’avait pas de père, il vivait non loin du Bois avec sa mère, une Madame Lamoureux connue dans les environs pour être poinçonneuse à la station de métro la plus proche et d’y déployer son mauvais caractère.

La période était au chômage, et Robert avait répondu à une offre d’emploi dans les pétroles près de Colomb Béchar, en Algérie. Il y partit. C’était un jeune homme un peu paumé, à l’époque, sans repères, une fois livré à lui-même, sans but et sans intérêt dans la vie, il ne mit pas longtemps à faire comme les autres et à picoler…

 

De son côté, Marguerite accoucha d’un garçon qu’elle appela Robert, évidemment. Le père Thibaud accepta la chose, bien obligé, et prit l’enfant en plus de sa fille. Quelque temps plus tard, il mourut.

Marguerite se retrouva seule avec son petit. Elle ne savait rien faire, ne pensait à rien faire, ne disposait d’ailleurs d’aucune instruction, d’aucune amitié, d’aucune expérience. Au début, elle se débrouilla plus ou moins en allant faire la fin des marchés, ce genre d’expédients, et les voisins l’aidèrent un peu, on était dans un immeuble ouvrier.

Mais sur les six ans du petit Robert, elle avait abandonné. Elle se laissait vivoter seule dans un réduit isolé sans eau que le propriétaire avait mis gratuitement à sa disposition après qu’elle ait été saisie par huissier. Elle n’avait plus rien d’autre, en guise de mobilier, que des liasses de papier journal.

 

Lamoureux, lui, au fond, avait du caractère, il se rendit compte un jour qu’il courait vers une sorte d’avilissement et il décida d’un coup de fuir cette existence privée de dignité. Il se savait mieux que ça. Il se retrouva donc seul, un jour, sur le port de Marseille, n’ayant sur lui, dirait-il bien plus tard, que sa chemise et son pantalon.

Il monta à Paris, prit d’abord un boulot alimentaire et se lança dans l’art dont il avait fait profiter ses copains là-bas, celui de conteur d’histoires inventées par lui-même. Fantaisiste, comme on disait à l’époque. Pendant un bon moment, il mangea de la vache enragée, à courir les cabarets de la rive Nord et les caves du Quartier latin, mais devint célèbre assez vite dans ce registre où il était inimitable, avec son reste de gouaille parisienne, sa fausse naïveté, sa tendresse innée et son imagination baroque.

On ne connaît plus aujourd’hui de Robert Lamoureux que les films de La Troisième Compagnie, qui repassent régulièrement à la télé, mais il fut d’abord un formidable raconteur, désopilant, doté d’un rythme et d’un débit inimitables portés par un voix nasale reconnaissable entre toutes.

Avec lui, « le canard était toujours vivant » et « Papa, Maman, la bonne et moi » vivaient tranquillement leur bizarrerie tout ordinaire. Assise près de sa radio, la France se marrait. Puis ce furent les disques, puis le théâtre et enfin le cinéma.

Dans les années Soixante-dix, vedette incontournable, il vivait en bordure du Bois de Boulogne avec sa seconde épouse, authentique comtesse cévenole et parpaillote, actrice connue sous le nom de Magali Vendeuil. Ils menaient là une vie bien plus rangée que celle qu’on aurait pu imaginer. Sa famille et quelques amis mis à part, la vie de Lamoureux n’était faite que de travail.

 

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Visite 6 — Robert et Lamoureux 2

 

À sept ans, le petit Robert vivait toujours avec sa mère et, Marguerite, la pauvre, étant devenue ce qu’elle était, il s’occupait d’elle et subvenait à ses besoins et aux siens dans la bienheureuse rue d’Avron, au Faubourg de Charonne, entre les deux boulevards de Charonne et Davout.

Si l’on se demandait à quoi ressemblait, à cette époque, un titi parisien, il suffisait de considérer le petit Robert Thibaud. Il habitait sa rue et les zones étrangères environnantes avec l’entregent et la débrouillardise quelque peu insolente de cette race.

Il est possible qu’il ait pu chaparder, cela se faisait, mais il vivait et faisait vivre sa mère de son art du théâtre, un art inné. Tout blond, d’esprit vif et de physique agréable, pas bien propre et habillé comme l’as de pique, il était à la fois drôle et émouvant. C’était son arme, il savait faire rire et attendrir.

Il avait ses techniques et ses habitudes. Par exemple, planté devant la boulangerie d’en face, le visage collé à la vitrine, il fixait la boulangère d’un air contemplatif. Il ne demandait rien, mais il obtenait du pain, voire quelque pâtisserie invendue. Comment résister ? On n’est pas des chiens, et la clientèle n’apprécierait pas une insensibilité.

Autre chose. Toujours affairé, il avait passé un contrat oral avec le contremaître de la petite usine de biscuits de derrière la maison. Il avait droit à volonté aux biscuits cassés, on lui en réservait la priorité.

Au marché aux Puces, il trouvait sans peine et sans argent de menus objets nécessaires, tels qu’un peigne ou une savonnette. On était juste après-guerre, et à cette époque, il y avait encore à Paris des enfants qui venaient à l’école pieds nus. Il y passait des infirmières dans les écoles, qui veillaient autant que possible sur la santé des enfants, sans doute en profitait-il.

Car si ces occupations avaient tout d’un vrai métier, il allait à l’école et s’en tirait bien. Lecture, écriture, pas de problème. Les maîtresses le protégeaient en lui fournissant les habits ou les chaussures devenus trop petits de leurs enfants.

Toutefois, personne n’était jamais venu se rendre compte des conditions dans lesquelles il vivait avec sa mère. L’absence de meubles, les repas toujours froids, le lit de papier journal, les affaires en tas par terre. Personne sauf, un jour, ma grand’mère, qui habitait deux étages plus haut. Dans l’escalier, en passant, elle avait bien vu de quoi il s’agissait mais elle ne savait pas quoi faire.

Elle appela ma mère, qui vint, qui vit et appela l’assistante sociale. Celle-ci ne trouva qu’une solution pour le môme, l’Assistance publique, et rien pour la mère si ce n’est peut-être une petite aide. C’est beaucoup plus tard que Marguerite dut être placée chez les aliénés et qu’elle y mourut.

Ma mère en parla à mon père et ils proposèrent une solution d’attente, ils prendraient l’enfant chez nous, à Bagnolet, et l’on verrait si une adoption était possible. C’est que le petit Robert était pour nous, moi compris, un peu de la famille, nous avions vécu comme lui dans cet immeuble ouvrier, et je me souvenais fort bien de ce petit moutard, de son grand-père et de sa mère.

Ainsi fut fait, et Robert devint pour moi comme un petit frère, moi qui n’en avais pas. J’avais deux-trois ans de plus que lui, Il dormait dans ma chambre, faisait ses devoirs avec moi, et je l’emmenais à l’école.

Il était là comme un coq en pâte, le Robert, pensant devoir rester toujours avec nous, ce qui était le vœu de mes parents. Il y avait pourtant un hic, la loi de l’époque interdisait d’adopter un enfant quand on en avait déjà fait maison. Vu d’ici, je pense qu’il s’agissait d’une loi vichyste encore valide.

Le pasteur s’avisa de cette difficulté et conseilla à mes parents, pour le bien de l’enfant, de le confier à un organisme protestant spécialisé dans l’adoption. Il ne se sentirait jamais légitime, disait le saint homme, s’il restait avec nous sans être légalement des nôtres. Même si cela les attristait fortement, car nous aimions Robert et il répondait à cet amour, mes parents firent ainsi. Pour son bien… Ce fut une erreur.

On lui trouva des parents légitimes en Suisse, qui le prirent en charge mais ne l’adoptèrent pas. Ils avaient peut-être un doute, car sa vivacité faubourienne, due à son passé, choquèrent dès le premier jour leur sens de la bienséance. À ses quinze ans, il se sauva et disparut. Il ne revint pas chez nous, pensant que nous l’avions abandonné.

Il ne réapparut qu’à la suite de son service militaire. Ma mère, qui le recherchait, avait pensé que l’armée pourrait lui donner son adresse. Il vivait à Paris, maigre comme un clou, amer et sarcastique, et renoua avec nous.

 

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Visite 7 — Robert et Lamoureux 3

 

Le grand-père fou de Robert Thibaud était mort dans le Vingtième arrondissement de Paris. À la mairie, on pouvait donc apprendre où il était né. Robert s’en enquiert et apprend qu’il s’agit d’un village du Médoc. Il y va, se disant qu’à défaut de père il trouvera là sans doute de la famille. C’est le cas. Ses cousins, en le voyant paraître, commencent à craindre qu’il leur réclame sa part d’héritage mais il les rassure, il n’a jamais pensé à cela, il ne se voit pas dans la peau d’un propriétaire de vignes, lui qui est pourtant fauché comme un régiment sacrifié.

En revanche, une cousine de l’âge de sa mère lui fait quelques révélations. Marguerite était venue en vacances une fois dans le village et elles étaient devenues amies, d’où des confidences. En riant, elle lui apprend que sa mère avait un amoureux qui s’appelait justement… Lamoureux !

Tilt ! Robert revient dare-dare à Paris. Il sait tout, enfin ! Son père s’appelait Lamoureux, ce ne peut être une coïncidence. À peine sorti du train il se précipite chez moi : « Allez, Jean, tu peux faire ça, appelle-le ! Moi, il ne me prendra même pas au téléphone, et même ! je pourrais pas, tu comprends, tu me vois appeler Lamoureux et lui dire ‘Je suis votre fils’ ? Toi, t’es pasteur…  Tiens : note son numéro. »

Et voilà. Robert était un peu mon frère, je ne croyais pas trop à cette histoire mais un jour, en fin de journée, j’ai appelé Lamoureux. Il n’était pas là, je tombe sur sa femme qui, apprenant que c’est un pasteur qui l’appelle, pense qu’il s’agit du catéchisme de sa fille. Embarrassé, je lui dis que non, que c’est à son mari que je désire parler au sujet d’une affaire très personnelle… D’un ton un peu frais, elle me dit de l’appeler le lendemain à la même heure.

J’appelle le lendemain et Lamoureux me répond. Sa femme a pris l’écouteur d’appoint, ce que j’ignore. Je suis au pied du mur. Je me présente et ajoute : « Voilà, j’ai une question à vous poser au sujet d’une histoire qui se passe rue d’Avron, dans le Vingtième et qui date de quarante ans. » Et il me répond du tac au tac : « Comment va Marguerite ? » J’en reste abasourdi. Puis je lui dis qu’elle est morte.

Il ajoute : « Il y avait un enfant. » C’est sur un ton qui hésite entre l’affirmation et la question. « Oui, un garçon, Robert, c’est à son sujet que je vous appelle. » Et là, on reconnaît l’homme de spectacle habitué aux coups de théâtre, car sur le même ton incertain, il me demande : « C’est vous. » Imaginez l’histoire : le grand artiste, encore inconnu, abandonne son enfant à la naissance et ce dernier réapparaît en pasteur quarante ans plus tard ! Voilà qui ferait le texte d’une belle goualante.

Mais je le détrompe, je lui apprends que Robert est pour moi un ami très proche. Alors il m’invite à venir le voir pour que je lui raconte toute l’histoire et lui parle de ce garçon dont il ignore tout.

Tâche ardue, car on ne peut pas dire que Robert, à cette époque, soit le gars blanc-bleu… Il vit souvent d’expédients, marié à une chanteuse lyrique sans emploi et un peu hystérique, et père d’une petite fille apeurée. Comment faire passer ça sans que Lamoureux ne se détourne ?

Me voici donc chez Lamoureux, nous sommes seuls lui et moi dans son bureau, et c’est une conversation à cœur ouvert. Très vite il va m’appeler Jean. Il me presse de questions et ce qu’il lui semble, c’est en tout cas que j’aime ce garçon, ce Robert, son fils, et cela lui suffit. Nous restons longtemps ainsi cloitrés, lui aussi va me faire des confidences, il va me raconter toute l’histoire de son point de vue mais il me parle aussi de lui, de son travail, de sa façon de vivre. Il faut imaginer tout cela dans la voix et le style de Robert Lamoureux, c’est tellement lui au naturel. Puis il m’entraîne voir son épouse à qui il me présente, et il lui raconte tout. Elle reçoit cela très paisiblement, c’est une grande dame, vraiment.

Voilà. Ils vont se rencontrer un soir tard, le père et le fils, à la sortie d’une cave proche de Saint-Sulpice, dans la voiture du père. L’état de tension et d’émotion de mon Robert n’est pas imaginable, il pleure en me le racontant.

Plus tard, Lamoureux l’invitera chez lui et là, ça ne se passera pas très bien. Il faut voir comment les amies de sa femme, ignorante du contexte, parleront de ce type aux cheveux dans le cou, au blouson râpé et à l’accent faubourien… Après le départ de Robert, l’une d’elle dira de lui : « On n’aimerait pas le rencontrer un soir au coin d’un bois ! »

Au bout de quelques semaines, Robert Lamoureux m’appelle. Il m’explique que ce fils-là est impossible, qu’ils se brouillent une fois sur deux parce qu’il magnifie, par exemple, la rue d’Avron et son enfance, dont lui pense qu’elle est très bien, cette rue, à condition d’en partir ! Bref, ça ne va pas et ils ne se voient plus. Il me raconte tout cela à sa manière, et à cause de sa façon de l’exprimer, qui est celle de l’auteur du fameux canard toujours vivant, il fait se plier de rire Hélène, ma femme, qui écoute et n’aurait jamais raté un tel sketch…

Il faudra de longues années pour que le père et le fils se rapprochent. Il aura fallu pour cela que le fils soit devenu un auteur renommé dans le domaine des écrits ésotériques, qui le fascinent, ce qui impressionnera son père, et qu’il se soit remarié avec une femme adorable… et soigneuse.

Finalement, Lamoureux reconnaîtra Robert comme son fils légitime et avec lui une petite-fille qu’il gâtera. Ce fut heureusement peu de temps avant la mort de Robert, à soixante ans. Ce jour-là, Lamoureux m’appela. Il pleurait.

 

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Visite 8 — Roland Barthes et le pasteur 1

 

Peu avant la mort de Roland Barthes, je ne m’étais pas décidé à faire le voyage pour lui rendre une dernière visite. Je m’en veux pour cela. J’étais peut-être l’un des seuls pasteurs avec lesquels il avait aimé s’entretenir, avant que je ne quitte Paris pour m’installer près de Nîmes.

Apprenant sa mort le 26 mars 1980, j’avais envoyé ce texte à l’hebdomadaire Réforme, qui l’avait publié. Je reste aujourd’hui en plein accord avec lui :

Roland Barthes, un protestant sans frères 

D'autres ont dit ou diront qui il fut pour eux, et ce qu'on lui doit.

Je ne veux y ajouter ici qu'un regret, dont l'objet paraîtra mince à beaucoup.

Barthes était de cette nombreuse sorte de protestants qui se sont éloignés de leur confession, et pourtant, il était protestant plus que bien des pasteurs.

Qu'on se rassure, aucune institution confessionnelle ne cherche ici à le récupérer.

Plutôt, ce que je viens d'écrire en scandalisera quelques-uns parmi les pieux.

La recherche de Barthes était protestante : quête fragmentée, paradoxale, sans loi autre qu'interne, d'une langue qui échappe à la raison du plus fort, du plus "bête", de l'épais.

Le jeu de l'être Barthes était protestant : sujet lui aussi fragmenté, sans unité externe, sans règle externe, sans pape dans sa tête ni son cœur, ni ses reins.

Et cet accord du dire et du faire, enfin, était protestant, cette voie entre souffrance et plaisir qui est en perspective la carrière du juste.

Protestant, et plus purement et simplement que nos prédicants, vraiment.

Eux qui remplacent un pape par mille ; un pape, par le désir inassouvi d'un pape.

Qui ne savent trouver entre eux la paix, sans pape.

Mais protestant, au sens où je l'entends ici, bien sûr, cela n'existe pas.

C'est un chemin ; et parfois quelqu'un s'y trouve.

C'est, au beau sens, une tradition, et quelqu'un à l'occasion s'y rencontre.

Le regret, c'est que Roland Barthes n'ait pas trouvé de frère parmi ceux de sa tradition.

Comme à Gide, comme à quelques autres, quelque idole en forme du Dieu biblique lui aura barré ce plaisir.

 

Ma rencontre avec Roland Barthes avait commencé dans les années Soixante. Nous étions quatre jeunes pasteurs qui nous trouvions engagés dans une expérience paroissiale plus qu’originale, disons extrême, voire extrémiste. Cela s’appelait l’Expérience de Corbeil et a duré de 1964 à 1968. Entre autres sujets, nous nous étions attaqués à une remise en question de l’usage ecclésial de la Bible.

C’est à ce sujet qu’il nous apparut utile de nous adresser au très célèbre Roland Barthes, sémiologue réputé, auteur de Le Degré zéro de l'écriture et de Mythologies, à l’époque l’un des grands maîtres d’une lecture dite poststructuraliste des faits sociaux. C’était une spécificité de nos travaux de se reporter plus aux grands maîtres de l’époque, comme Deleuze ou Foucault, qu’à nos théologiens réputés d’alors, comme Barth ou Bultmann.

Il a accepté de nous recevoir et nous a invités à le rejoindre à son domicile, rue Servandoni, dans le Quartier latin. Je crois qu’il était un peu interloqué en nous découvrant, nous et notre entreprise. Malgré tout, il était sans doute trop parpaillot tradi, quoique dans le style dit libéral, pour apprécier entièrement les perspectives ouvertes par cette dernière. Néanmoins, il s’est montré tout à fait ouvert à nos questions.

D’emblée, il nous a déclaré qu’il n’abordait pas facilement la Bible, « trop phallique » pour lui. Sans y penser, il accompagnait ce mot d’un geste exprimant le poids sexuel de cette mise à distance. Il n’avait pas encore pensé la Bible comme somme de fragments ainsi qu’il aurait pu le faire bien plus tard.

Nous n’avons pas appris grand-chose ce jour-là quant à nos préoccupations initiales, plutôt sur lui, lorsque sa mère, qui habitait quatre étages plus haut dans la même immeuble, l’appela. La tendresse qu’il lui témoignait m’avait impressionné.

De même, il n’avait pas manqué de nous faire connaître les trois grands H dont il était marqué : l’héroïne, l’homosexualité et, comme protestant, l’hérésie. Lorsqu’il publia, plus tard, à ce sujet, il omit le troisième H.

Telle fut notre première rencontre.

 

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Visite 9 — Roland Barthes et le pasteur 2

 

J’ai revu Roland Barthes en 1971, cette fois à propos d’une question personnelle. Cela se passait à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où il enseignait. 

Ce qui s’était passé, c’est que Claude Lévi-Strauss, grand savant spécialiste de la culture des sociétés archaïques, m’avait étrillé, d’une façon qui m’a parue exagérément dogmatique.

À l’École Pratique des Hautes Études, il était membre du jury de mon travail sur l’histoire biblique du Jardin d’Éden, lequel comprenait de nombreuses références à son œuvre, ce qu’il n’a pas apprécié : petit-fils de rabbin, il ne supportait pas qu’on applique ses méthodes à la Bible… Mais surtout, j’étais sorti de la méthode qu’il avait instaurée dans le cadre de ces études.

Questions : est-ce que je me trompe, dois-je continuer à travailler dans le même sens ?

J’étais comme une truie qui doute, comme dit le proverbe occitan. J’ai voulu en avoir le cœur net, je suis allé demander ce qu’il en pensait à Roland Barthes, à l’époque grand manitou des études littéraires. Car finalement, me disais-je, mon travail était plus une étude littéraire qu’ethnologique.

Barthes me reçoit très facilement, dans son bureau de la rue de Tournon. Il s’intéresse assez peu à mon histoire, et me dit de Lévi-Strauss ce que je sais déjà.

Mais le fait qu’un pasteur aborde l’étude de la Bible d’un point de vue culturel le surprend, cela ne correspond pas à l’image qu’il a gardé des pasteurs de son enfance huguenote. La question l’intéresse assez pour qu’il m’invite à le retrouver quelques jours plus tard dans un bistrot du Quartier latin.

C’est un entretien très ouvert, il se montre intéressé par mon parcours, qui va bizarrement de Barth (Karl), à cette époque le théologien suisse omniprésent en France dans les études de théologie, à Barthes (Roland), le sémiologue lu et relu comme une autorisation à rouvrir la question des rapports entre l’écriture et la parole, et pour moi, l’Écriture et la Parole.

Il apprend alors qu’à cette époque, j’anime, à deux pas de chez lui, rue de Vaugirard, un séminaire mensuel de formation permanente dans le domaine biblique, destiné aux pasteurs de la région. Nous nous revoyons ensuite dans le cadre de ce séminaire et cela l’intéresse assez pour qu’il y participe régulièrement.

Les participants ne réalisent pas tout de suite que le monsieur grisonnant qui se tient là sans rien dire ou presque est le célèbre Roland Barthes – peut-être le prennent-ils pour un pasteur d’une autre Église ?

Lorsqu’ils l’identifient, mon public passe de quatre à trente collègues en moyenne, et Barthes est obligé d’intervenir et de réagir à mes propos.

Cela nous amène, lui et moi, à aborder ensemble un texte biblique, avec le récit du combat nocturne de Jacob au gué du Yabbok. Il en tirera un texte qui paraîtra entre autres dans Analyse structurale et exégèse biblique. Il m’y fait l’honneur de me citer comme son conseiller en la matière.

 

Je garde une très grande admiration, voire une affection certaine, pour Roland Barthes, mais la vérité m’oblige à dire qu’il était parfois un peu paresseux – pour ses amis ce n’était d’ailleurs pas un secret.

C’est pourquoi il me propose un jour de venir faire le topo à son séminaire à lui, toujours sur le combat de Jacob.

Et là, c’est la grand’messe : des centaines de gens sont massés dans une salle qui s’avère trop petite, dont la double porte du fond est ouverte si bien qu’on se presse dans le couloir, qu’on se hausse sur les pointes de pied pour, en pure perte, entendre et voir.

On me dévisage : quel est ce jeune inconnu qui parle en lieu et place du maître, de quoi traite-t-il, et de quel intérêt subit faut-il se prendre désormais, en bon thuriféraire* du maître, pour la Bible ? 

À ces questions ne répondront que les deux minutes finales pendant lesquelles le grand mage inscrira négligemment au tableau noir un croquis, pour moi indéchiffrable.

Quant à moi, je termine en gloire, entouré par ceux des disciples qui ont une idée sur le sujet.

Et c’est après cela que je quitte Paris pour le Languedoc, me trouvant alors trop loin du maître pour le visiter lors de son accident.                                                                 

 

* Thuriféraire : clerc chargé de l'encensoir, porteur d'encensoir. Sens figuré et littéraire : encenseur, flatteur, laudateur. On peut ainsi qualifier les partisans acharnés, les flagorneurs de tous poils, les lèche-cul zélés...

 

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Visite 10 — Patrice de la Tour du Pin et le débutant

 

Dans les années Soixante, je fus bombardé hébraïsant. Les spécialistes semblaient y croire ou faisaient comme si. En réalité, ils cherchaient un dernier protestant capable de traduire les Psaumes et ils m’avaient trouvé. J’étais loin du compte, mais ce n’était pas très grave, car ils ne manquaient pas de traducteurs émérites.

Il fallait seulement que le groupe qui s’attaquait à cette montagne soit composé à parité entre catholiques et protestants car il s’agissait de la Traduction œcuménique de la Bible. Bref, j’ai remplacé le spécialiste protestant manquant.

Le groupe que je rejoignis se composait de gens comme le professeur de littérature hébraïque au Collège de France, le spécialiste de la culture biblique à l’École pratique des Sciences religieuses de la Sorbonne, ou le doyen de la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg, etc…

On voit que j’y étais posé sur un strapontin ! Mais pendant les sept ans de ce travail, j’ai tout appris aux côtés de ces grands savants, dont André Caquot, qui devint mon maître en science hébraïque.

Il y avait un autre groupe, né d’ailleurs un peu auparavant, auquel on m’avait aussi intégré et qui était chargé de traduire les mêmes Psaumes, mais pour la liturgie, c’est-à-dire en un texte lu à voix haute devant une assemblée. Il était composé de musiciens et de poètes accompagnés de deux hébraïsants, un jeune professeur d’hébreu à la Catho et moi.

Ce groupe n’était pas destiné à paraître dans la TOB, mais devait bien plus tard figurer dans la Bible catholique officielle. Il était sous la gouvernance du Père Joseph Gelineau sj, l’un des rénovateurs du chant sacré catholique apparu après le Concile du Vatican. Et parmi les poètes, on trouvait le Père Didier Rimaud sj ou Patrice de la Tour du Pin. Ce dernier fut mon maître en poésie, tellement indulgent quant à mes propres poèmes.

Si mon origine sociale et ma formation m’avaient préparé à quelque chose, ce n’est sûrement pas à passer sept ans en compagnie d’un des plus grands poètes français du XXe siècle. Comte descendant de croisés qui plus est, et catho jusqu’à l’os.

Dans son château croulant, la comtesse et lui nous recevaient à la fortune du pot. La cuisinière polonaise nous préparait néanmoins du sanglier aux myrtilles, un grand souvenir. Monsieur le Comte était chasseur. On nous régalait d’histoires de revenants, le soir à la veillée.

Révérence parler ça foutait les chocottes, et je dois reconnaître que, me couchant dans une chambre décrépie un tantinet moyenâgeuse, tout en haut d’un escalier destiné aux gens d’arme d’autrefois, j’ai regardé sous mon lit, après avoir entendu le récit des éclats de mauvaise humeur d’un grand-oncle de Patrice, un vieux qui ne voulait pas rester mort tout le temps. Pas besoin d’aller en Écosse, comme on voit.

Nous travaillions tout le jour, à huit ou dix, des dix heures d’affilée, à traduire les Psaumes. Parfois aussi ça se passait dans un couvent breton, ou dans les poussiéreux locaux d’un village huguenot du Vivarais, ou encore... On se découvrait amis, voire frères, catholiques et protestants

Patrice ne savait pas l’hébreu, il fallait lui expliquer toutes les nuances qu’impliquait la forme particulière d’un mot, la tournure bizarre d’une phrase... C’était un boulot passionnant.

On ne trouvait pas le français de ce mot ou de cette phrase, c’était la panne. Patrice se levait, il allait à la fenêtre, il tournait à mi-voix des syllabes dans sa bouche. On lui lançait quelque proposition, il revenait, il disait pourquoi elle n’était ni juste ni belle. Pour lui c’était la même chose.

Puis on apprenait d’un coup la vérité d’une situation, à la fois très pratique, hautement concrète, et spirituellement profonde. Et terriblement féconde. Parler n’était plus parler, mais sourire en ami sans lâcher le fil d’une respiration du monde. C’est pourquoi je l’aimais, tout hérétique et anar que j’étais.

Lorsqu’on me pria de faire en sorte qu’il vienne parler de sa poésie à une classe de terminale du lycée public de ma commune, il accepta tout simplement et, apparemment semblable au premier pékin venu, il charma les jeunes, séduits par sa simplicité et de sa justesse extrêmes :

Mais si je fus un riche d'esprit couché sur un trésor,
jamais je ne l'ai vraiment tenu pour le mien.

Puis un jour, assassiné par une douloureuse maladie cardiaque, il est mort dans de grandes souffrances et on l’a oublié. Mais pas moi.

 

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