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théo-logie

 

Le mot "Dieu" est un verbe

La construction collective d’une Parole de Dieu

 

 

Avertissement

 

Ce texte, comme Confession d’un animateur biblique, est le témoin d’une étape de mon expérience concernant la lecture de la Bible ; c’est pourquoi j’ai préféré le laisser à peu près tel quel ici bien qu’il soit daté – 1984 – et témoigne d’une atmosphère intellectuelle, présente à son époque chez les biblistes ou les théologiens, qui a disparu aujourd’hui – 2008.

 

–oOo–

 

 

La seule littérature authentique de la pauvreté est la poésie. On la récite, on la chante dans les sociétés les plus démunies. Elle est le contrefort de la famine, le dernier rempart de l'homme contre toutes les exterminations, y compris les exterminations humaines, les seules qui ravagent l'âme durablement. On y concentre, dans la graine, tout le patrimoine d'une culture, en germe, tout pourra éclore ensuite, par d'autres voix.

Jean Guénot (Écrire)

 

 

On a assez répété que les protestants et, de plus en plus, les chrétiens en général, étaient les gens de l'Écriture. Toutefois, on peut remarquer que si la recherche, la traduction, l'édition se développent grandement en ce domaine, le commun éprouve les plus grandes difficultés pour continuer à lire – lire, tout bonnement, avant d'étudier ou de transmettre – cette Écriture.

Tout se passe comme si le développement des moyens de diffusion, de communication, d'étude, loin de faciliter l'accès aux textes, rendait cet accès plus difficile, plus hasardeux, plus réservé « aux riches et aux intelligents ».

Parallèlement, l'idée d'un message biblique « chrétien » qui résumerait les Écritures en quelques éléments « fondamentaux », clairs, simples, forts et vrais, cette idée devient difficile, sinon à accepter, du moins à mettre en pratique. Certes, les tenants de cette idée – les fondamentalistes – existent encore ; plus, ils gagnent en nombre, peut-être. Mais ils restent à mon sens la petite minorité des « purs », qui accepte, et peut-être recherche, cette situation minoritaire où il fait bon chaud être à l'abri des incertitudes du temps. À mes yeux, si cette sécurité explique leurs succès relatifs, elle est plutôt nocive lorsqu'il s'agit de rendre possible l'accès des textes à tous.

En fait, je crois qu'on peut se demander si c'est bien la multiplication désordonnée des grands moyens de communication, allant de pair avec la fameuse « crise » de notre société, qui est à l'origine de la désaffection commune à l'égard de la simple lecture des Écritures. Est-ce que cette désaffection n'est pas beaucoup plus ancienne ? Je pense que oui.

 

On a oublié le lecteur

J'en verrais beaucoup mieux la raison dans l'oubli d'une réalité simple, à savoir que pour lire, il faut être au moins deux : l'écriture et le lecteur. Car la lecture – de la Bible comme de toute réalité sociale – est une pratique historique, qui n'a pas d'abord pour effet de découvrir sous l'écrit quelque réalité intemporelle, mais bien de mettre en relation, en communication, des réalités bien vivantes, ici et maintenant. Car l'Écriture existe aujourd'hui ; c'est aujourd'hui que je la rencontre. Et moi aussi j'existe aujourd'hui, et je porte en moi tous les termes et tous les germes de ma culture et de ma société. Si bien que la lecture est une action créatrice – travail et plaisir mêlés – qui donne à l'écrit une voix, une présence, une chair : celles du lecteur.

Bref, je pense qu'on a oublié le lecteur. Et cela s'est fait il y a déjà longtemps : dès l'aube des temps scientifiques et techniques. Dès qu'on a cherché à séparer ce qui est objectif de ce qui est subjectif, sans penser que ce qui est subjectif, l'être humain qui ouvre les yeux sur le monde, est aussi objectif, qu'il agit, réagit et transforme.

On a oublié le lecteur. Et du coup il est devenu simple récepteur de connaissances : il doit savoir plutôt que faire. Il reçoit des messages, par exemple des messages bibliques, et puis après, après seulement, il va penser à la pratique : à mettre en pratique.

Ceci est entièrement irréaliste. Et les gens qui travaillaient de leurs mains, les gens du peuple, ont profité de leur départ pour la ville, pour l'usine, dès la fin du XVIIIe siècle, pour abandonner cette pratique-là, parce qu'ils savaient confusément qu'elle était mensongère. Ils savaient que connaître et faire sont une seule chose. Et ils savaient que si l'on s'est mis à enseigner le peuple avant qu'il ne mette cet enseignement en pratique, et pour qu'il le mette en pratique, c'était dans la droite ligne de la dépossession globale dont il était victime : dépossession de son travail, dans sa valeur créatrice tout autant que dans ses fruits immédiats.

On a oublié, donc, le lecteur, et qu'il était un créateur. En d'autres termes, on a oublié, pour ce qui concerne les Écritures, que si elles étaient Paroles de Dieu, pour les chrétiens, ce n'était pas dans le sens d'une parole primordiale, cachée sous l'écrit, parole à retrouver comme si l'on pouvait quitter l'histoire – mais bien parole à faire. C'est en effet une banalité de dire que la Bible est écrite. Ce qui est étonnant, c'est la cécité des chrétiens sur ce point : pour eux, cette écriture est une parole. Ils oublient souvent qu'une écriture n'est une parole que lorsqu'elle est portée par la voix, par la présence, par la chair, par l'histoire d'un homme ou d'une femme – ou d'un groupe. L'Écriture n'est pas Parole de Dieu en soi. Car rien n'est en soi, tout est historique, tout est pratique. L'Écriture est Parole de Dieu lorsque nous la parlons. Je dis bien nous. Je dis bien parlons, et non pas répétons. Je dis aussi « parler l'Écriture » et non pas la prêcher ou l'expliquer.

La langue est le premier outil de l'homme. La parole son premier travail. Il est dévolu à tout être humain, à tout groupe, de faire son langage. S'il ne le fait pas d'autres s'en chargeront, et il sera l'esclave de ce langage, et ces autres seront ses maîtres. Mais Dieu n'est pas, en ce sens, un maître : il n'a pas d'esclaves.

 

Nous savons maintenant à quel point l'esclavage est commun, universel. Nous savons – nous devons savoir et comprendre – à quel point nous parlons à tout instant, plus ou moins malgré nous, la langue de nos maîtres, la langue de l'exploitation de l'homme par l'homme, la langue du dieu Mammon. Nous savons aussi que d'autres parlent, plus ou moins malgré eux, la langue du dieu César, la langue de l'organisation bureaucratique, de la domination de l'homme sur l'homme (je parle en terme de tendances, car les régimes totalitaires connaissent aussi l'exploitation, et nos régimes, bien sûr, la domination). Mais sachant tout cela, nous fuyons le plus souvent, oscillant entre César et Mammon, préférant l'un à l'autre, espérant améliorer le régime de celui qui des deux nous paraît préférable. Ou bien nous croyons possible de nous tenir cachés entre : neutres, centristes. Illusion totale car nous vivons dans le langage, et le langage n'est pas neutre : nos mots nous trompent. Non parce qu'ils seraient par nature mensongers, mais parce qu'ils disent le mensonge des dieux d'aujourd'hui. À cet endroit mystérieux et caché où naît et vit le langage, en chacun, au plus profond, déjà, la langue des maîtres est maîtresse. Ni (trop) exploiteur, ni (trop) exploité ? Ni (trop) dominateur, ni (trop) dominé ? Je participe cependant au mensonge, je fais corps avec lui, c'est lui qui me fait.

Contre les « orthodoxes » de tout poil, qui répètent et ne font pas la Parole ; contre les herméneutes ou analystes de toutes catégories, qui nous enferment dans leur machinerie, dans leur machines à parler sans dire ; contre tous ceux-là qui font finalement comme si la vérité de la Bible était un éternel contenu dont les formes sont, ou sacrées pour les uns, ou transitoires pour les autres ; contre eux, donc, ces héritiers de l'éternel dualisme1, je dis que la Parole de Dieu n'est pas avant nous, mais bien l'Écriture. Et que la Parole est devant : à faire, à construire ensemble. Ainsi nul centrisme, nulle neutralité, mais un combat, un travail, un plaisir.

 

L'Écriture biblique fut une construction datée, située, historique. Elle fut écrite par des gens qui faisaient Paroles de Dieu leurs paroles : paroles de vie plus fortes que l'esclavage, que le mensonge, que la violence des maîtres. Paroles-actes. Paroles d'esclaves en libération. Aujourd'hui, pareille œuvre est à faire, mais nous, nous avons ces écrits, le fruit de ce travail, de cette histoire, de cette situation juste, de ce seul point de vue juste. Uniquement dans cette perspective il devient vrai que l'esprit l'emporte sur la lettre : c'est bien le même vieux désir divin de liberté-justice qui a écrit la Bible et qui aujourd'hui – et lui seul – peut la faire parler. Nul langage ne peut l'emporter sur lui éternellement, car il est l'esprit même de Dieu. Mais cela n'est encore que parole vaine, vent qui passe, s'il n'y a pas ce combat, ce travail, ce plaisir : bâtir à longue-longue haleine un langage libre, au corps à corps avec l'Écriture, en son temps bâtie. Cela seul compte, qui est utopie, certes, et seule vérité.

 

Dieu est à faire

Je pressens quelques questions : dirais-je par exemple que « Dieu » n'est qu'un mot, bien pratique pour désigner cette utopie, ce point de vue juste ? Non. Car ce point de vue même implique que rien ne peut être nommé une fois pour toutes. Dans la langue qui naît de ce point de vue juste, le mot « Dieu » n'est pas un nom, « Dieu » est un verbe. Un verbe ne « désigne » rien, ne « représente » rien. Le verbe « Dieu » évacue l'idole par le seul fait qu'il attaque l'idolâtrie. Dieu n'est ni Tout ni Rien, car ni le tout ni le rien ne font, et lui si. Le verbe Dieu dit d'ailleurs qu'aucun nom « n'est qu'un mot » : tous agissent sur nous, en nous, puisque nous baignons dans le langage ; mais ils agissent selon la logique dans laquelle ils sont insérés, et non pas par leur efficacité propre. Et cette logique est celle de l'idolâtrie, de la maîtrise des maîtres-mots sur nous. Il va de soi que le point de vue du verbe est seul capable de mettre à nu les agissements du langage. Le mot Dieu, lu en tant que verbe, impose aux mots une logique qui est celle de la libération. C'est pourquoi, pour ce qui le concerne, c'est à une écriture, à un fait construit historiquement dans le but de détruire les maîtres-mots, que nous avons à faire. Cette écriture construit sans cesse la valeur, en son sein, du Dieu-acteur. Ainsi, pour répondre à la question, il faut considérer qu'il serait fou de ne voir dans cette écriture que « de la littérature », et dans ce Dieu, qu'un mot. Car lorsque l'Écriture est lue historiquement, elle agit ; et ce Dieu, alors, est. Il est alors, pour moi. Ce qu'Il serait pour d'autres mondes que le mien ne m'est pas accessible. Qu'était-Il avant (dans l'origine), qu'est-Il dans l'En-haut, ou dans le Fond-de-mon-être, pour employer quelques termes connus, qu'est-Il en Soi ? Répondre à tout cela est spéculation religieuse, idolâtrie, logomachie, tout le contraire de la poésie biblique. C'est tout cela qui est de la littérature ; mais l'Écriture est de la poésie – c'est-à-dire de la création, de la Parole qui vit. Ne voir dans cette Écriture et dans son Dieu que de la littérature, c'est simplement prouver son incrédulité, au sens biblique : son refus de Dieu. Et après tout on a le droit.

C'est ce Dieu-verbe qui se fait connaître, poétiquement, dans le nom révélé à Moïse, nom anti-nom, qui a pour forme une forme verbale (yiqtol), et dont la vocalisation est ouverte, laissée à la conjugaison qu'on en pourra faire, qu'on en voudra faire.

Ce que je dis, donc, c'est que le point de vue du Dieu-verbe, point de vue juste, implique à la fois notre limitation au domaine du langage (que nous ne connaissons ni ne faisons rien hors du langage) et notre libération des langages de mort par le langage de la création. Le langage cuit, la langue de bois, les paroles mortes, qui ne sont pas des épiphénomènes mais bien des signes vivants de notre aliénation, peuvent être détruits du dedans par la langue de la vérité. Cette langue que nous construisons, alors, nous est cependant transcendante parce qu'elle nous fait, nous construit, nous et par conséquent toute notre lecture du monde. Cela implique que la vérité n'est pas l'inverse du mensonge, la vie l'inverse de la mort, la liberté l'inverse de l'esclavage. Elles en sont les contraires, elles vont en sens contraire : elles nous créent dans le temps que nous les créons, alors que leurs contraires nous détruisent dans le temps que nous les créons. En résumé, je pose que Dieu est à faire parce qu'il nous fait, que Dieu nous fait parce qu'il est à faire.

 

Jésus est le chemin

Une autre question pourrait être de se demander ce que devient Jésus là-dedans. Est-ce que je ne saute pas directement de l'Écriture à Dieu ?

Non, loin de là. Le point de vue du Dieu-verbe implique en effet le langage de l'Incarnation. Mais ce langage n'est pas celui des en-soi, ni des catégories nominalistes, ni d'aucune métaphysique, serait-elle phénoménologique. Il est celui de l'écriture, qui situe Jésus comme lecteur-acteur, indiquant que la « fin » de l'Écriture, c'est d'être pratiquée. Le mot français « accomplir » dit bien cela puisqu'il désigne à la fois les fins, la fin, et le faire.

Jésus n'est pas le sommet d'une pyramide qui serait l'Écriture, sommet qui toucherait les cieux : il serait alors l'homologue du Pharaon. Il est le « serviteur », au sens hébreu, terme qui implique l'obéissance dans le faire, le faire dans l'obéissance. Ce qui est impliqué ici, c'est la justesse de l'action dans l'aire du point de vue, la justesse constante du point de vue dans le cours de l'action. Jésus ne « réalise » pas les Écritures, ce qui impliquerait qu'il mette en pratique un sens préexistant. Il crée le sens de l'Écriture dans le temps qu'il la lit, qu'il la fait, et ce lire et ce faire sont une seule pratique. Son point de vue est à ce point juste que l'Écriture, poétiquement, marche, voit, entend, comme elle le dit. C'est parce qu'elle est elle-même pratique du pauvre, du « fils de l'homme », cet humain tout nu et sans pouvoir, et c'est parce qu'il est lui-même « fils de l'homme », humain de base. Aussi, Jésus n'est pas le modèle humain à imiter, ni le dieu despote de la métaphysique, mais, comme il le dit, le chemin. Le début du chemin et la fin du chemin. Car que peut-on attendre de mieux que la situation de l'homme nu ? Et si Jésus est dieu pour moi, mon Dieu, c'est en ce sens qu'il est absolument parole-acte, forme-sens.

Bien entendu, le Jésus dont je parle, c'est celui des Écritures. J'imagine bien qu'il a existé en chair et en os mais je n'étais pas là. On me dit que les Écritures nous présentent un Jésus pluriel, parfois contradictoire : cela ne me dérange pas, c'est aussi ce que je suis. On me dit que mon Jésus est un fait de langage : moi aussi. Je le lis comme je lis le monde, comme me lisent ceux qui m'aiment. Lui-même, quand je le lis, je le vois me lire, et ma vue en est changée. Ma vie.

Nous trouvons-nous donc dans le rêve de l'immédiateté ? Prôné-je le littéralisme, le fondamentalisme ?

Non. Car l'acte de lecture, le fait de lire, la pratique de la lecture, au sens où je l'entends, est une construction. Elle est à la fois travail, plaisir et combat, comme j'ai eu l'occasion de l'exposer ailleurs2. Là est le lieu de l'Esprit Saint.

 

Le langage est matériel

Une autre question serait celle des chrétiens-marxistes. Elle consisterait à se demander si mon langage, excluant totalement les conditions pratiques, sociales, de sa réalisation, n'est pas entièrement idéaliste. Et, dans l'optique marxiste, idéaliste signifie partie prenante de l'aliénation, mise en œuvre de l'idéologie de la classe exploitante.

Le point faible d'une telle objection serait qu'elle n'est pas vraiment matérialiste. En effet, elle équivaut à dénier au langage sa force matérielle : ce que je dis en effet, c'est que le langage est matériel, qu'il est à la fois l'une de nos conditions objectives et l'une de nos pratiques. Plus : que cette pratique englobe toutes les autres. Les marxistes n'emploient pas le langage historiquement, et comme ils sont bien obligés de l'employer matériellement, comme tout le monde, cela revient à dire que la pratique marxiste du langage est, selon leurs propres termes, idéaliste. Cela explique à soi seul, à mon sens, le caractère dominateur des sociétés marxistes.

Mais si l'on part du fait que le langage est matériel, on voit que, lorsque nous le faisons, il nous fait. Une parole juste est alors un outil formidable : elle peut changer le monde. Mais qui dira une parole juste ? Celui qui la fera. Et qui désirera la faire ? Ce peut être n'importe qui, puisque l'aliénation langagière est universelle. Et je dis que le propos des chrétiens, et spécialement des protestants, est de penser que les conditions matérielles de la façon d'une parole juste résident en priorité dans la lecture des Écritures, lecture considérée comme une pratique sociale, historique, matérielle, dialectique. Tout autre point de vue à ce propos serait idéaliste – au sens marxiste.

J'ai déjà laissé entendre que la raison de ce choix des Écritures bibliques résidait dans le fait qu'elles offraient la particularité d'avoir été construites à partir du point de vue juste. Voici ce point de vue : celui du plus démuni, quand il a décidé de toucher à mort, au point le plus sensible, les causes de son esclavage. Je ne saurais toutefois nier que cela résulte d'un choix, peut-être d'un pari. Ce qui est certain, c'est que la pratique de cette lecture, lorsqu'elle vise à évacuer toute métaphysique, toute sortie de l'histoire, toute religion pernicieuse, pour devenir un faire, une création historique, appelle effectivement à la construction d'une langue de la liberté. Je ne saurai concevoir sur ce point de restriction, et c'es d'ailleurs là tout ce que j'ai à dire.

Mais ceci, qui est affirmatif, suscite des retombées critiques sur les pratiques actuelles ; sur ce qu'on fait de la Bible aujourd'hui.

 

Un fonctionnement technocratique

J'ai écrit plus haut que « parler l'Écriture », ce n'était pas l'expliquer ni la prêcher, ni l'interpréter. J'ai dit aussi que tous ceux qui expliquent, prêchent, interprètent, etc., se situent – nous situent – dans un cercle, que certains revendiquent (les herméneutes) mais pas pour ce qu'il est. Car ce cercle est premièrement politique, c'est-à-dire qu'il met en œuvre des rapports de force, à l'intérieur de la société des lecteurs. Jamais les « espécialistes » de la Bible n'ont eu autant de poids qu'aujourd'hui, tant dans les Églises que dans les cercles marginaux qui se développent à partir des Églises. De nombreux exemples pourraient en être donnés. Je vois là pour ma part la constitution d'une sorte de technostructure bibliciste, par laquelle les milieux issus de la Chrétienté classique sont en train de se réordonner. Comme la technostructure de la société globale, celle-ci a pour fins avouées le développement de la connaissance, de l'information et de la conception, ceci en matière biblique et, plus généralement, évangélique. Mais elle comporte également, de fait, une logique dont les effets vont plutôt dans le sens d'un conformisme, d'une conformisation au milieu, attitude typiquement « col-blanc ». Ce conformisme n'est pas sans réussites, dans la mesure où il permet à la fois la « subversion » de l'ancien conformisme ecclésiastique, et la création d'une attitude promotionnelle. Cela permet d'être « révolutionnaire » sans rien changer aux apports fondamentaux que suppose une société globalement technocratique et sélective. Il n'y a là, en fait, ni subversion ni révolution, mais simplement adaptation au fonctionnement « normal » de la société. On ne dira jamais assez que ce fonctionnement est à la fois créateur d'angoisse personnelle et de stratification sociale, ce qui est une seule chose.

Ce qui est une seule chose : la construction abstraite d'un modèle autre que le fait, et présenté au fait comme « idéal à réaliser » : toujours ailleurs, toujours plus haut, toujours déjà. Universel.

Les incidences de ce modèle sont sociales : elles instaurent une hiérarchie des compétences, c'est-à-dire, tout lié, du pouvoir de parler et d'agir. Et ce qu'il y a d'abominable dans cette hiérarchie, ce n'est pas tant qu'elle existe, c'est qu'elle soit indiscutable, liée à « l'évidence » du modèle social, de la normalité. Tout autant que la supériorité foncière des membres de la noblesse était évidente pour les paysans serfs du XIIe siècle.

Mais ces incidences sont aussi personnelles : elles installent toutes les personnes dans l'insécurité, l'incertitude, quant à leur valeur. Car le propre d'un modèle universel est que l'on ne peut jamais lui être conforme. Là se trouve le noyau de l'angoisse particulière à nos sociétés. Les serfs du XIIe siècle, moins intégrés dans la société globale, n'y étaient pas voués.

Le fait que ce fonctionnement, dit ici technocratique, atteigne les Églises est en tout cas l'indice qu'elles ne développent pas les conséquences majeures de leur propre message. Mais surtout, pour ce qui concerne mon propos, cela montre que, si l'on désire que la construction de la lecture biblique devienne une opération collective, solidaire et fraternelle, il faut bien comprendre que cela ne peut se faire que si chacun, loin de déléguer sa part de travail, de plaisir et de combat, assume sa propre responsabilité de sujet. La société des lecteurs peut alors exister comme une sorte de coopérative dont les buts consistent en la construction de lectures réellement nées de la mise en commun des expériences et des pratiques. Il va de soi que cette production ne peut être que plurielle, diverse, voire à l'occasion concurrentielle. Mais ce qui compte, c'est l'existence, au départ, d'une sorte de contrat moral qui pose dès le principe et pour chacun, et pour chaque groupe, une autorisation mutuelle d'exercer, et une volonté d'écoute et de collaboration. C'est ce que j'appelle le contrat de lecture, qui à mon sens devrait être le fondement institutionnel de l'Église.

 

Le contrat de lecture

Qu'on se rassure, je ne me cache pas le caractère utopique, « meilleur-des-mondiste », de ces propositions. Cela ne me gêne pas, et j'accentue même volontiers, à dessein, cet aspect. En effet, j'ai conscience que l'utopie, lorsqu'elle repose sur un terrain solide, présente cet avantage qu'elle entraîne des conséquences positives et modifie les pratiques. Autrement, comment changerait-on les choses ?

Le contrat de lecture ne suppose pas qu'on abandonne à l'entrée de la lecture les a priori qu'on peut avoir. Il n'y a pas de lecture naïve. Par contre, il évacue dès le principe que ces a priori soient intangibles. Aucune idée toute faite, aucune spiritualité pré-établie, aucune doctrine n'est à l'abri : tout cela risque en permanence d'être confronté rudement à la pratique, c'est-à-dire à la fois à la rencontre des Écritures et à la lecture des frères. Le contrat de lecture oriente vers une Parole à venir, sans cependant donner l'assurance qu'on la verra naître.

Il est basé, d'autre part, sur l'acceptation d'un arbitraire, posé avant lui, et qui est la condition de son existence, à savoir le choix dont j'ai parlé plus haut. En pratique, ce choix consiste en l'acceptation du Canon des Écritures, tel qu'il a été défini par le Synode juif de Jabné et par l'Église patristique. Avec tous les à-peu-près que cela comporte quand il s'agit d'établir les textes, mais aussi avec cet immense avantage qui consiste à fournir à chacun une Écriture :

À chacun, stupide ou intelligent, éduqué ou inculte, croyant ou agnostique, chrétien ou musulman, etc. Rien n'est plus démobilisateur, devant les Écritures, que de s'entendre dire que « le travail rédactionnel a largement modifié les intentions portées par les traditions antérieures ». Cela ruine dès le départ la possibilité d'une construction de lecture en orientant les lecteurs vers une remontée du temps, vers une quête des Origines. Cela implique d'autre part qu'il convient tout d'abord d'être un spécialiste ; or je sais d'expérience que les spécialistes ne savent pas mieux lire que les autres.

Une Écriture, et non pas un « texte ». C'est-à-dire un sujet et non pas un objet. Un vis-à-vis avec lequel il est loisible d'entrer en contestation aussi bien qu'en harmonie. Et il est bien vrai ici que les extrêmes se touchent, qu'il existe des refus porteurs d'une tension harmonique, et des accords dissonants...

Cela ne condamne en rien le travail des savants exégètes, mais cela le réoriente. Du moins si leur recherche doit être mise au service du plus grand nombre. Du premier venu. Mais il faut pour cela qu'ils acceptent cette idée que la fermeture du Canon, et son caractère arbitraire, c'est-à-dire fondateur, ne consiste pas seulement à désigner les Livres admis, mais représente l'aboutissement, la fin d'un long mûrissement qui aboutit à ces Écritures-là, à ces faits-là. Ce point souffrirait de nombreuses explications, et sans doute un certain nombre d'accommodements dus au fait que les textes finaux sont loin d'être précisément établis. Je ne fais ici qu'établir un principe. Mais pour ce qui est de la Bible hébraïque, ce principe prend une importance particulière dans la mesure où ce qui est aussi en question c'est notre attitude vis-à-vis des Juifs. Cette question n'a rien d'une question annexe, elle est au contraire centrale. Elle peut, de façon parabolique, se dire ainsi : le cadet reconnaîtra-t-il un jour l'autorité de l'aîné sur l'héritage ? Le refuser, c'est tuer symboliquement le frère aîné. L'histoire a montré que ce meurtre ne reste pas longtemps symbolique. L'accepter, en revanche, c'est se donner la possibilité d'établir aussi avec l'aîné ce contrat dont je parlais plus haut, et cela avec toutes les conséquences également évoquées, à savoir, entre autres, celle de rendre acceptable et productive la contestation mutuelle.

Je rappelle que tout cela a pour enjeu la construction collective d'une Parole de Dieu.

 

Notes

1 Je développe ce point dans un article intitulé « Confession d'un animateur biblique », Études Théologiques et Religieuses, Montpellier, année 1984, n° 4, pp. 483-493.

2 Jean Alexandre et Roger Parmentier, « Lire et écrire la Bible », revue Dialogue (M.C.P.), Paris, 1978, n° 79. Voir aussi « Les gestes professionnels du pasteur », Cahiers de l’Association des Pasteurs de France, Paris, 1976, n° 3.

 

 

   « Autres Temps », N°3, novembre 1984, pp. 52 à 60

 

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