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L’informe et le vague régnaient. C’était avant ce commencement où les êtres
apparurent. Fange et mélange, rien d’autre qu’un abîme, tohou et vohou.
Ainsi
commence le grand poème biblique. Un énorme abîme, un tehôm immobile et
stagnant. Au fond de tout. Et seul un souffle planait au-dessus de ce gouffre.
C’est une façon de le
dire : l’histoire a un commencement. Auparavant, c’est une mort. Ce que
nous appelons mort est un retour à ce qui précède, une annulation de
l’histoire. À l’inverse, que se lève une parole première, serait-on dans l’abîme,
et la vie va vers son avenir, elle a un sens, un souffle contre lequel on ne
peut remonter, aurait-on l’envergure des marins de légende.
Un autre grand poème, l’Odyssée où s’agite justement l’un de ces marins,
montre les ombres sourdes et muettes de ceux qui ont quitté la terre
ensoleillée. Ulysse découvre là le royaume des morts, le règne de la mort, l’informe
et le vague, en-deçà de toute parole, un retour à l’absence. Mais Homère
n’imagine pas qu’une parole puisse, ni veuille, faire commencer une histoire,
une aventure nouvelle, à partir de cette absence, et contre elle. On sort de la
poussière, on y retourne, c’est un cercle. Entre ces deux temps hors du temps
se glissent quelques bonheurs et des douleurs sans nom. Toutes les sagesses le
disent.
Aussi, à l’Orient, l’Éveillé vous engage à vous désengager de tout désir
de connaître ces bonheurs et d’éviter ces douleurs, afin de rejoindre le grand
tout, qui est aussi une absence accomplie. L’Inde invente la mort bienheureuse,
à inaugurer dès ici-bas.
Oui, vous êtes devant le trou,
devant la fosse, vous crevez de souffrance devant le cercueil qu’on y descend,
vous êtes frappé, c’est une sidération, alors dites-vous bien une chose :
que l’on vous conseille, à la grecque, de supporter avec courage, lucidement,
ce retour à l’absence, ou que l’on vous enseigne sereinement, à l’indienne, le
déni de vos passions, reste ceci : le trou devant lequel vous êtes. Et que
vous refusez, reprenant le douloureux cri des psaumes.
Car il y en a qui refusent.
Est-ce qu’ils vont se laisser faire, baisser les bras, se démettre et cesser de
construire un avenir ? Est-ce que le grand désir qui pousse vers l’avenir
de la vie, ils vont l’abandonner ? Le souffle de l’histoire, est-ce qu’ils
vont le laisser retomber ? Est-ce qu’ils vont garder leurs morts, ou les
laisser partir vers la nouvelle aventure qui leur est offerte, ailleurs
et autrement ? Vont-ils rester debout ?
Ils sont
fous, ceux-là. On vous l’assure : cette illusion aurait-elle un
avenir ? Non, bien sûr. Que vous demande-t-on ? Vivez dès aujourd’hui
vos petits jours qui restent. Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.
Contribuez gentiment à faire tourner la machine en attendant la fin.
Point.
Ils sont fous, ceux qui refusent.
Or le grand Sujet de l’univers est de ceux-là. C’est un combattant, on l’oublie
trop souvent. Tel est du moins Celui dont s’enivre le grand poème de la
création. Dont il s’émerveille et qu’il aime d’amour. Le héros de l’histoire
qu’on appelle sainte, parce que la sainteté n’est autre qu’un combat.
Et comment
combat-il ? Par un acte de naissance. Tenez, voici un empire reposant sur
la guerre, l’oppression, l’esclavage. Pourriture et corruption, comme une mort.
Cet empire succède à un autre, qui lui-même... Car perdrait-on un maître, on en
retrouve un autre : et que naisse un empire, il va mourir. C’est un
cercle.
Mais un enfant va naître : un
astre se lève, promesse d’une justice, d’une justesse, chant
d’avenir : "Il a déployé la force de son bras, il a dispersé ceux qui
avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses, il a renversé les puissants de
leurs trônes et il a élevé les humbles, il a rassasié de biens les affamés et
il a renvoyé les riches à vide…" Un seul enfant contre l’empire, pour dire
qu’un jour cette puissance mortifère va retomber au néant. Et vivez en
conséquence.
Tout comme, à l’aube des temps,
une parole ordonnait, contre l’abîme et le chaos mortel, que naisse la vie et
son devenir, ainsi l’annonce qu’on appelle évangile vous assure que les
puissances qui régissent le monde feront place au règne de la justice. Tel est
le désir, à la puissance effrayante, de ce jeune Père qui est dans les cieux,
lui dont un psaume dit qu’il est comme un soleil qui se lève. Tel est le père
de l’enfant de Bethléem.
Ceci pour dire que Pâques, ce
surgissement hors de la mort, est une histoire première. Du moins selon nos
Écritures, où la création est résurrection, acte miraculeux de puissance
opposée à la prégnance du néant primordial.
Où toute l’histoire du Christ
est résurrection : naissance, comme un noël, d’une parole donnée pour
changer le monde, de corruption mortelle en justesse établie.
Il y a d’abord la résurrection.
Et c’est pour elle qu’il fallait – comme il le disait toujours à des disciples
pris comme chacun de nous dans la logique et les forces de la mort, comme
toujours craignant et déniant la mort qui vient, comme toujours doutant de la
puissance de création, comme toujours refusant l’aventure absolue, la validité
du désir de vie pleine et entière, la possibilité d’un vrai monde de justesse à
venir, et l’amour – c’est pour elle qu’il fallait qu’il meure. Totalement.
Oui, à cause
de cette folie. Devant toutes ces morts, ces glissements dans le néant, ou ces
abandons à la puissance de corruption du monde, à la violence et à
l’assujettissement, cette folie qui dit non. Folie de Dieu – La
mort ? dit-il, je refuse, sous toutes ses formes. Regardez bien : le
tombeau est vide ! Revoyez vos sagesses : il vous faut vivre en
fonction du règne qui vient. Résister.
* Paru dans
Réforme, Pâques 2005.
Ils sont assis dans la poussière. Ici ou là. Un grand-père
édenté, quelques matrones, des enfants, quelques bébés tout nus, un ou deux
hommes – leur machette à terre, près d’eux –, enfin les jeunes femmes à la
beauté sauvage.
Plus ou moins hispaniques, plus ou moins indiens, ou mulâtres, en cette
terre volcanique d’Amérique centrale. Poussière de l’enclos de branches d’une
baraque de planches, le long du torrent asséché appelé ruelle en ce village de
rescapés.
– On connaît le refrain, l’histoire misérabiliste habituelle, préparons nos
mouchoirs et ouvrons nos porte-monnaie, le tiers-monde passe…
Eh bien, non. C’est une histoire de rires et de chansons, un récit de
victoire. Du plus jeune au plus vieux, ils sont là pour apprendre, tous
ensemble. C’est un cours d’alphabétisation, rien d’autre, ils épellent lettre à
lettre, mot à mot, dans le livre. Le Livre. Tant de misère et tant de dignité, tant
de fierté, on ne connaît pas cela chez nous.
Nos tombeaux sont cachés, raison pour laquelle ils sont pleins.
Elles sont assises, elles sont sages, elles cousent, la rangée de
machines interminablement ronronne, vous êtes en Asie, quelque part, les jeunes
filles y ont les yeux obliques et les pommettes hautes, le sourire réservé,
mais coupé, si vous les fixez, d’un brusque éclat de rire abrité de la main.
Maintenant, elles chantent. L’homme qui les surveille n’a rien à y redire,
"Oncle" est le nom qu’elles lui donnent, il ne les battra que si
elles ralentissent. Mais qu’elles chantent ! Dans le dortoir, ce soir, les
petites ouvrières prieront ensemble, et ce qu’elles chantent est un cantique.
– On connaît le refrain, c’est le récit du
missionnaire heureux d’une avancée de l’Occident chrétien en terre orientale.
Allons-y d’une obole et d’un encouragement…
Mais non : c’est le récit du défi des démunies,
celles qu’on a vendues à bas prix pour payer les études d’un frère… C’est une
histoire de combat, où la colère rentrée se délivre en chant d’espoir, où le
mépris, longtemps enseigné, intériorisé, se retourne en respect de soi. La
puissance de cela, et sa beauté, nous est fort étrangère.
Nos tombeaux sont cachés, raison pour laquelle ils
sont pleins.
D’autres histoires encore, d’autres tableaux. Beaucoup. Depuis tant d’années, de siècles, de millénaires. Des enfants, des femmes, des hommes, par millions.
Et toujours ce rire, cette colère, ce chant, cette prière, cet espoir,
longue attente ponctuée de temps de fureur et de révolte, et de lutte, au cœur
du malheur. Où donc est Dieu ?
– On connaît bien cela. Les Misérables. On célèbre
d’ailleurs Hugo. Quant aux cantiques, c’est le passé d’une drogue tenace, l’erreur
toujours présente, l’avenir d’une illusion. Versons un pleur sur les contes de
nos enfances perdues, et calculons : en combien de semestres la croissance
escomptée fera-t-elle disparaître la pauvreté ? O.K. ?
Mais le rire des pauvres, ou leurs pleurs, et leur longue et infatigable
espérance, nous ne les habiterons pas.
Nos tombeaux sont cachés, raison pour laquelle ils sont pleins.
Pourquoi durer ? Pourquoi se battre ? Pourquoi désirer, et peiner, et
aimer, jouir et pleurer, tant travailler et souffrir et mourir, disparaître ?
Oubliés.
– Assez de cela. Il n’y a rien à comprendre, il n’y a qu’à gérer, faire
durer, ravauder. Mettre une pièce à un bout pendant qu’ailleurs, derrière vous,
le tissu de l’histoire s’effiloche et se craquelle, va craquer, a craqué, ça y
est, tant pis on recommence, juste quelques milliers de malheurs à éponger. Et
quoi faire d’autre ? Avouerons-nous nos incapacités ?
Nos tombeaux sont cachés, raison pour laquelle ils sont pleins.
Mais la petite putain de cette banlieue africaine a changé de vie. Elle
s’est avancée, honteuse et fière, a déposé son malheur et sa honte devant celui
seul qui l’a aimée – ainsi lui a-t-on dit et elle l’a cru de toute la rouge
puissance de son désir – et s’est prosternée devant lui, que l’on ne voyait
pas, pour qu’il l’accueille et la change, ce qu’il a fait.
On ne peut attendre que toute l’humanité fasse de
même. Pourtant la fille des rues, poussière sahélienne devenue sainte et vive,
lui montre la voie : "Dis-toi que tu meurs. Tu jettes à terre tes
bracelets d’or truqué, tu te défais de ta splendeur, du plus riche de tes
boubous de batik ; tu regardes à l’intérieur de ta chambre : elle est pleine,
et alors tu vois que c’est du vide. Tes amants t’ont menti, ma belle, ils t’ont
volée, prostituée, battue. Alors tu t’assieds dans la poussière et tu souris :
une vie est partie, une autre vie viendra." C’est ce qu’elle dit, et cette
vie, en l’attendant et l’espérant, elle la fera. Y entrera.
Mais nos tombeaux sont cachés, et nos vies sont pleines… à craquer.
Vient un
jour où tout cela se rassemble : on dit oui, c’est vrai, nos vies mortes sont
assoiffées – cerf altéré qui bramerait – et nos multiples tombes, avouées.
Voilà ce que je suis, et bonjour misère ! Voilà ce que nous sommes. Et pourtant
ce noir désir, cette rouge envie : y aurait-il quelque part, en quelque temps,
une aventure à vivre qui serait neuve et pleine ? Inconnue encore mais avérée ?
La tombe pourrait-elle un jour être vide ? Suis-je assez vide de toute illusion
pour entrer les yeux lavés dans l’aventure d’un autre monde ? Et si la vraie
vie, en vérité, était ailleurs ? Devant.
Et si cette histoire de tombeau vide un matin de Judée d’il y a
longtemps disait la vraie fin de notre histoire et le début possible de
l’autre, la vraie ? Celle que je désire sans oser jamais le dire, ni me le dire
? Celle dont on nous a volé – mais qui ? – les paroles et la chanson. Vie de
justesse et de justice.
Alors si je dis oui – folie, dit-on – ça commence ici avec les autres.
N’importe lesquels. On appelle cela communion. C’est un partage. C’est déjà un
commencement. On peut faire un peu déjà de cet autre monde-là. C’est un combat.
Réunissez-vous donc et chantez, soulagés : "Christ est ressuscité, il est
vraiment ressuscité !" Ne croyez pas ceux qui vous disent :
"Impossible".
Au petit matin de la nouvelle histoire, à l’aube de l’aventure promise,
réjouissez-vous avec Dieu de son énorme défi…
… car le fils des
humains est debout, il est vraiment debout.
* Paru dans Réforme,
Pâques 2002.