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mes réponses
J’ai
réuni, sans trop de méthode, des textes d’abord épars
avec
l’ambition d’essayer de répondre par bribes à la question...
...
que le premier d’entre eux aborde.
Je
suppose que ceux qui figurent ici seront suivis par d’autres,
mais
de façon irrégulière.
Mèfi ! (ou la
faute de saint Jérôme)
est le dernier des (petits) textes importés (décembre 2021)
N.B. : les textes intitulés
Éléments de philosophie biblique
et
Signifiance, ou philosophie dualiste contre pensée biblique
ou
Sur la traduction du Notre Père et sur tout ce qui s’ensuit…
ont été déplacés. Voir à la page théo-logie
ou des
mots problématiques
ou le Christ comme porte à
l’intérieur de l’existence
ou
Vendredi saint
La nouvelle résurrection du Christ
ou son
sens pour une doxa actuelle
ou
comment traduire le mot grec ioudaĩos ?
ou les
nécessaires contradictions
Les mots du discours évangélique
ou
certains éléments d’une culture datée et située
ou quel
avenir pour la foi chrétienne ?
ou le flic délivré de
l’enfermement
ou quels
risques pour Dieu dans l’Occident post-chrétien ?
ou le
moment où naît la guerre selon Genèse 4
ou le
devenir des évangéliques et des sociologiques
ou qu’en
est-il des conversions de musulmans algériens ?
Approche biblique de la sexualité
ou la
grâce du Seigneur des alliances
ou
comment fêter la Réformation ?
ou
comment la violence peut engendrer un cataclysme
ou
pourquoi les protestants votent maintenant à droite
ou
paternités humaines et paternité de Dieu
ou le temps dans la Bible hébraïque
La famille, entre les Écritures et
l’aujourd’hui
ou conjoints, parents et enfants
Sur l’usage de certains textes bibliques en rapport avec le
mariage
ou quelle anthropologie ?
ou
qu’il n’existe pas d’autochtones
ou foin de l’herméneutique
ou le vrai nom de l’Autre
ou le politique
ou Bible et Histoire
ou
ne vous hâtez pas de comprendre la Bible
ou
le pain et le vin de la fête
ou La belle étrangère
ou
qu’il vaut mieux s’affirmer pour ce que l’on est
Poésie – Rythme – Souffle – Esprit
ou le secret des poètes et de la Parole
Sur la structure du couple humain
dans Genèse 1 à 3
ou un point de vue littéraliste
ou
l’exigence contradictoire
ou
le Christ est-il mort à notre place ?
ou
le mariage homosexuel face aux Écritures ?
ou
la honte pour ceux qui se prennent pour Bonhoeffer
ou
la loi de liberté
ou
le monde biblique et nous
ou
quand Jésus va nous manquer
ou
les cons, disons-le carrément
ou
des avatars de l’intuition biblique
ou soigner la félicité
ou
que la foi biblique est recherche
ou
faut-il croire avant d’entendre ?
ou
tout laisser sans mentir
Notes hâtives sur
le sujet des protestants
ou
réformer c’est mourir et toujours vivre
Arrêtez de
foutre votre moralisme dans l’Évangile !
ou
le Notre Père en version intégrale
ou
un récit à reprendre sans fin
ou
que notre culture serve aux gens
ou Emmanuel à venir
ou
sous l’Occupation
ou Bible et histoire
ou les lieux de mémoire
ou
des Écritures renouvelées
mode d’emploi
ou
la lecture de la Bible comme rencontre entre sujets
pour
mon ami Toma, calligraphe
ou les foules désespérées
ou
bien ?
ou l’école de la liberté
ou
Pâques en parabole
ou faire faire
ou
le sens de l’histoire
ou la Bible colonisée
ou la veine populaire
ou le partenariat
ou
la fidélité
ou
la faute de saint Jérôme
ou
mon point de vue
Aboun – Notre Père
Irak – Sur une croix, le Notre
Père en syriaque
(variété d’araméen, la langue
maternelle de Jésus).
À côté d’autres illustrations,
cette croix est accompagnée
du symbole des quatre
confessions représentées en Irak :
en haut le soleil des
zoroastriens, à gauche l’étoile juive
de David, à droite le
croissant musulman, en bas le
poisson des premiers
chrétiens.
Quelque
chose me tracasse dans la façon que nous avons de parler souvent par négation, ou
contorsion, ou déni, en matière de foi : je ne crois pas que… je ne dirais pas
que… cela ne signifie pas que… il ne faut pas se tromper de…
Je suis le
premier à avoir fait une habitude de ces contournements.
Exemple : –
Jésus était-il fils de Dieu ? – Je ne le dirais pas ainsi. – Bon, mais alors tu
diras quoi ? Et comment ?
C’est une
vraie difficulté, les mots de la foi sont devenus problématiques.
Pendant
longtemps, j’ai pensé qu’il était nécessaire de taire de ces mots qui étaient
autrefois, pour moi, si chargés de sens. Le tranchant s’en était à la longue
émoussé. On en avait fait souvent, aussi, un usage oppressif.
Faut-il les
reprendre, ces mots-là, ou bien faut-il en trouver d’autres ?
Une chose est
sûre : il faut parler clair ou se taire. Si je ne sais pas si le mot
"péché", par exemple, a un sens, que je cesse de l’utiliser ! Après
tout, le mot hébreu ‘hattat signifie "ratage", et le grec hamartía
veut simplement dire "erreur", alors pourquoi "péché" ? À
la trappe ! Mais c’est tout un pan de la théologie classique qui s’en trouve
changé…
Et l’on n’a
pourtant encore rien dit des choses essentielles. Peut-être parce qu’on est
perdu dans le flou actuel, au sein de notre environnement, du "croyable
disponible", comme dit Ricœur. Entre les rationalistes purs et durs et les
tenants des spiritualités orientales, tout est possible !
L’erreur est
peut-être de prétendre construire un discours total, construit, verrouillé, au
sujet de Celui que, par construction, nous ne pouvons saisir.
Peut-être
n’avons-nous plus à notre disposition que le poème ou la parabole : un art à
réinventer, au lieu d’une théologie. Et après tout, ne serait-ce pas suivre en
cela… les Écritures ?
Une petite porte s’est ouverte, et j’ai vu.
Abram Tertz
Alors que
j’étais très jeune encore, l’un de mes oncles, le plus admiré, le plus chéri, militant
communiste, me dit : « Quitte à faire des études, tu aurais pu faire médecine, là
au moins tu servais à quelque chose, tu soignais des gens. »
Je lui ai
répondu : « Oui mais j’ai rencontré le Christ. »
Comment
rencontre-t-on le Christ, quand on est un jeune prolo du faubourg ?
Et en quoi
cela est-il plus important pour toi que soigner des gens ?
On le
rencontre dans le regard d’un autre être humain, dans ses paroles. Du moins le
plus souvent. Il y a beaucoup de gens dans le faubourg, mais peut-être pas tant
d’êtres humains, c’est un luxe.
Bien sûr il y
a les Églises, les Écritures, la prière, le culte, etc. Mais tout cela passe
par des personnes, qui ont lu, prié, parfois prêché. Ou tout simplement vécu. A
leur manière. Dans laquelle il y avait le Christ.
Peut-être même
à leur insu. La vie d’un homme, d’une femme.
Une vie, qu’y
a-t-il à l’intérieur ?
Pour ces gens
auxquels je pense, il y a une porte, et elle est ouverte.
Imaginez une
vie avec une porte ouverte à l’intérieur !
Le Christ
lui-même le disait, du moins selon saint Jean, « Je suis la porte », et c’était
pour dire qu’elle s’ouvrait.
Je m’arrête à
cette image : elle peut signifier ce que veut dire « J’ai rencontré le Christ
». Une porte en moi s’est ouverte. Il y avait du dehors.
De l’air,
enfin de l’air.
Francis Ponge,
le poète, remarquait que les rois sont bien malheureux en ce sens qu’ils n’ont
jamais à ouvrir ou fermer une porte. C’est une remarque fort juste.
Le Christ est
vraiment une porte, que les rois de la terre n’ouvrent ni ne ferment. Pourtant
il suffit de la pousser. Je le disais : elle est ouverte.
Sans cette
porte le monde est clos. Cela arrange ceux qui en contrôlent l’étendue. Les
rois. Et ceux qui se croient rois, et ceux qui voudraient l’être, et tous ceux
à qui on a fait croire que le monde est aux rois. Aux princes de ce monde.
C’est pourquoi
le monde ne peut se sauver, il est fermé. Du moins il fait comme si.
S’il
s’acceptait ouvert, s’il n’avait plus peur, il serait libre.
Or il l’est,
ouvert, mais seuls ceux qui n’ont rien à faire de la royauté s’en aperçoivent à
l’occasion. À de brefs moments, mais qui peuvent engager une vie. Ils s’en
aperçoivent à cause d’un autre. Ils s’aperçoivent qu’il y a des personnes qui
n’ont rien à faire d’une royauté. Ils s’aperçoivent qu’ils ne désirent en fait
rien d’autre que l’ouverture.
Qu’est-ce que
je désire ? L’Éternité… ?
On me dit que
l’éternité, ça doit être bien ennuyeux. Erreur, la mienne serait une suite de
nouvelles aventures à venir.
On me dira que
ce n’est pas parce que je la désire qu’elle existera. Et que cette porte dont
je parle est du contreplaqué posé sur mon refus de la mort.
Du néant.
Oui. Je
remarque au passage que face à l’éternité du néant, mon désir ne mange pas de
pain. Vanité des vanités, etc… Tout comme une éventuelle absence de désir de ma
part.
Mais moi je ne
crois pas que le monde soit clos et entouré de néant. Avant, après, autour.
Non.
Et je ne crois
pas non plus que la mort ne soit rien, à l’inverse, et que le néant n’existe
pas.
Je suis
quelqu’un qui ne croit pas. À tout cela. Qui naît du sentiment que l’on a d’un
monde clos.
L’une des
raisons – plaisante – qui font que je ne le crois pas, est que cela arrangerait
trop les rois. Les rois de la terre avec tout leur fourbi. Les rois du monde
clos. Les espoirs qui viennent d’eux.
Mais il s’agit
de développer un imaginaire qui ne soit plus l’imaginaire lié aux rois.
Et dans lequel
ni l’éternité ni le néant n’aient la place, positive ou négative, qu’ils ont
dans l’imaginaire des rois.
Celui dans
lequel seule compte la possibilité d’une porte.
On me répondra
: « Dis plutôt le désir d’une porte ».
Mais quand le
désir devient travail et combat pour qu’il se réalise, est-ce encore le désir
auquel vous pensiez ?
N’avez-vous
jamais connu de désirs assouvis ?
Il me suffit
de combattre le désir d’enfermement qui nous enroule tous sur nous-mêmes.
Il me suffit
de travailler à ouvrir en nous tous le désir d’ouverture.
Au fond du
fond des fonds du désir humain, et tout au large de ses imaginaires, ce travail
et ce combat – et ce plaisir de les mener – causent la puissance de l’espoir.
En fait, il
n’y a vraiment le Christ – la porte, l’ouverture, la sortie – que lorsqu’on ne
peut plus avoir d’autres espoirs.
C’est pourquoi
ce sont les peuples désespérés qui se tournent vers le Christ.
Quel que soit
le nom qu’ils lui donnent.
Quel que soit
le nom qu’ils lui donnent ? Il y a là-dessus bien des malentendus.
Le nom du
Christ ne désigne pas toujours la porte, loin de là.
La porte
suffit.
Je crois au
Christ, pas aux Églises.
Je crois en
Christ.
Je crois dans
le Christ. Comme si j’étais en lui. Dans la porte. Ouverte.
C’est de là
que vient ce courant d’air qu’on appelle l’Esprit.
À mon sens,
le sang versé
est ce que les Écritures cherchent avant tout à réduire, avec la violence
destructrice dont il est le geste physique. C'est pourquoi le sang est le signe
de l'alliance de Noé (Genèse 9,4-6), comme l'arbre de la connaissance était le
signe de l'alliance édénique (Genèse 2,15-17) ; il appartient à Dieu : pas
touche !
Pour éviter à
chacun de le verser, il convient cependant de ne pas dénier la réalité, d'où
les sacrifices sanglants. Cette dénégation est une des conditions permanentes
du retour de la violence. D'où le thème final de l'Agneau de Dieu (Jean 1,36),
victime sanglante absolue. Nécessitée par la fin des sacrifices sanglants après
la destruction du temple par ces putains de Romains. Le christianisme est une
religion romaine… en ce sens inverse.
Ce que le
tenant du végétal refuse, c'est le sang versé, or cela est une dénégation cause
de violence. Tout comme le puritanisme sexuel a amené sa transgression puis son
inversion actuelle, ou comme l'interdiction de l'alcool a amené Al Capone, s'en
tenir au végétal appelle l'effusion de sang (du moins dans Genèse 4,1-16 !).
La Loi
interdit donc de verser le sang, mais elle cause ainsi sa transgression, alors
le meurtre du Christ nous lave (dans la foi) de ce désir de sang...
aurait dit Paul.
C'est pourquoi
le centre de la foi chrétienne est pour moi le vendredi saint et la
contemplation de la croix (la résurrection n'étant en fait qu'une habitude qu'a
le Dieu biblique de créer de la vie à partir du gouffre : "l'esprit
planait sur les eaux...")
Saint-Coutant
– 7 mai 2005
La question de la
résurrection
de Jésus – "Est-il vraiment apparu à ses disciples en chair et en os après
avoir été mort et enseveli ?" – met en jeu au moins deux aspects fort
différents : d'une part "le croyable disponible" (Ricœur), lié à un
état de société et à l'imaginaire collectif qui lui correspond et suscite une
doxa, c'est-à-dire une opinion commune ; d'autre part le sens – terme sur
lequel je reviendrai – des récits d'apparition du Christ ressuscité.
Toute une génération de croyants a dû faire
avec une doxa – positiviste, scientiste, matérialiste – qui excluait la
crédibilité de ces récits d'apparition.
Parmi cette génération, certains –
appelons-les "chrétiens critiques" – ont tenu à en sauvegarder
néanmoins le sens au prix de divers efforts herméneutiques (lectures poétique,
symbolique ou allégorique, démythisation, démythologisation, transcription,
narratologie). D'autres, moins critiques ou plus contestataires de la doxa
commune, résistent à celle-ci, sans toutefois la mettre en cause pour elle-même
la plupart du temps, en maintenant la véracité du fait. Enfin, beaucoup
d'autres encore rejettent et le fait et son sens, ou s'en désintéressent.
Pour s'en tenir à la génération des dits
chrétiens critiques, on peut constater qu'elle a du mal aujourd'hui à percevoir
que cette question a changé elle-même de sens lorsque la doxa courante s'est
modifiée. Les récits évangéliques concernant la résurrection ne sont plus
autant "non croyables" qu'auparavant depuis l'apparition d'une
génération qui a reçu sans broncher les récits américains de NDE (Near Death
Experiences) et leurs implications, qui s'est familiarisée avec la notion
d'une pluralité d'espaces-temps par la lecture des romans de SF, la fréquentation
des space operas, la vulgarisation de gnoses issues de certains milieux
de physiciens, ou encore qui a accepté, même confusément – c'est le propre
d'une doxa de n'avoir pas besoin de rigueur doctrinale ou expérimentale pour se
déployer – l'idée asiatique de la réincarnation, qui suppose un matérialisme
différent de celui des positivismes occidentaux.
Il est donc devenu possible, voire loisible,
de considérer à nouveau comme un tout signifiant le corpus évangélique
concernant une résurrection matérielle du Christ, sans séparer la narration de
sa visée, et ceci sans faire intervenir les données du criticisme positiviste.
Autrement dit, on peut s'appuyer simplement sur le fait que les premiers
chrétiens croyaient à la véracité de la visitation d'un Jésus Christ vivant
après sa mort et son ensevelissement, comme sur la façon qu'ils ont eu de le
présenter, même, comme on le verra, si les divers récits qu'ils en ont fait
étaient discordants.
On peut constater à ce sujet que les
premières allusions, celles de Paul, faisant état à la première personne d'une
intervention terrestre du Christ peu de temps après sa mort (N'ai-je pas vu
Jésus, notre Seigneur ? – Il m'est aussi apparu à moi), ne montrent
pas précisément ce dernier présent en chair et en os comme tout un chacun. Rien
n'y est dit sur le type de matérialité du fait, et ce sont les récits plus
tardifs du livre des Actes des Apôtres qui le disent se manifester alors sous
les espèces d'une lumière aveuglante et d'une voix parlante. Le même Paul
évoque certes des apparitions, contemporaines de lui, peut-être plus
directement visuelles et matérielles, mais non en tant que témoin personnel du
fait.
Les récits suivants sont tous postérieurs
d'une génération au moins aux faits rapportés mais s'appuient manifestement sur
les souvenirs transmis par des témoins. Le plus ancien de ces récits, celui de
Marc 16,1-8, ne fait cependant état que de la vacuité du tombeau et de ce
message transmis sur place à trois femmes de l'entourage de Jésus par un jeune
homme en robe blanche : "Il s'est réveillé".
Ce qui ressort de cela, c'est l'affirmation
constante, faite par les premiers croyants, selon laquelle Jésus de Nazareth
est sorti du tombeau et qu'il est apparu vivant, quoique selon des modalités
matérielles différentes – de peu ou de beaucoup selon les textes – de sa
corporalité précédente ou, si l'on préfère, de la nôtre. Il est à noter que les
seuls témoins de ce dernier point qui sont évoqués dans les récits du tombeau
vide par tous les récits d'évangiles sont des femmes. La diversité des
narrations n'enlève rien à ce constat si elle peut apprendre beaucoup sur le
travail de transmission qui a suivi les événements quels qu'ils soient.
Concernant le sens de cette constante
affirmation, il convient à mon sens, d'une part de se pénétrer de l'idée selon
laquelle le sens d'un message n'est pas séparable de sa forme, et d'autre part
de se référer à ce mot de François Lyotard : « L'important d'un texte n'est pas
dans ce qu'il veut dire mais dans ce qu'il fait et fait faire ». Selon mon
opinion, toute herméneutique véritable est contenue dans ces deux principes.
Si le sens d'un message n'est pas séparable de sa forme, il a à voir, en l'occurrence, avec la disparité des témoignages. Autrement dit, il est apparu nécessaire aux concepteurs du Nouveau Testament de lier l'affirmation de la résurrection du Christ à l'impossibilité de la décrire (seul est descriptible le tombeau vide) ni d'en décrire de façon univoque les modalités et les suites immédiates. Elle est matérielle, nous dit-on, mais ne correspond en dernière analyse à aucune matérialité descriptible dans le cadre d'une quelconque doxa. Le Christ est vivant matériellement, affirme-t-on, mais d'une matérialité que nous ne pouvons finalement appréhender totalement dans l'expérience courante. On notera que ce type d'affirmation peut être effectivement reçu par la nouvelle doxa à laquelle je faisais allusion, et qui accepte une matérialité extérieure et/ou relativement étrangère à notre perception de l'espace-temps.
Si l'important d'un tel message est dans ce
qu'il fait et fait faire, non dans ce qu'il "veut dire" et qui serait
différent de ce qu'il dit expressément, on est par ailleurs en droit de penser
que son sens n'a rien à voir avec l'idée d'un mythe de résurrection dont il
faudrait le déshabiller pour le rendre crédible et signifiant. Les récits de
résurrection, bien plutôt, agissent, et c'est là leur sens. C'est bien ainsi
que Paul, par exemple, l'entend dans ce passage de sa première épître aux
Corinthiens : Si les morts ne ressuscitent pas, Christ non plus n'est pas
ressuscité. Une telle affirmation n'a aucun sens dans le registre de
"ce que ça veut dire" que la résurrection du Christ, mais elle a tout
à voir avec ce qu'elle "fait et fait faire".
Il ressort de cela, du moins à mon sens, que
l'imaginaire social actuel peut intégrer, du moins chez certains milieux qui
participent de lui, l'idée d'un fait matériel, par définition non descriptible,
consistant en la coïncidence de notre espace-temps avec un vivant extérieur à
celui-ci, et que cet imaginaire est alors en mesure de recevoir ce fait comme
cause possible d'une coïncidence plus générale des deux mondes, touchant les
groupes ou les personnes qui s'intègrent dans la dynamique ainsi initiée.
Si l’on accepte cela, l’argument tombe, selon
lequel l’affirmation du fait historique de la résurrection matérielle du Christ
serait inacceptable pour un esprit contemporain.
Ce qui ne prouve évidemment pas que le fait
lui-même soit réel.
Saint-Coutant – 2005
La
traduction d’un seul mot grec, dans le Nouveau Testament, peut avoir de très
lourdes conséquences. C’est particulièrement vrai à propos de l’emploi du mot
"Juif", qui traduit toujours, dans nos Nouveaux Testaments, le grec ioudaĩos.
Or on peut remarquer que nous disposons en français de deux mots,
"juif" et "judéen", pour traduire ce seul mot grec. Est-il
légitime de choisir l’un plutôt que l’autre, et si oui, lequel et pourquoi ?
Ioudaĩos semble avoir désigné à
l’époque, à la fois l’habitant de la Judée romaine, et tout Israélite, où qu’il
se trouve, puisque sa religion avait pour centre Jérusalem, en Judée. Dans les
deux cas, c’est le rapport à la Judée qui était signifié. S’il fallait choisir,
c’est donc "judéen" qu’il faudrait retenir plutôt que
"juif", avec lequel l’évidence de ce rapport a tout à fait disparu
pour nous, cette étymologie n’étant plus directement perceptible.
On retrouve à
peu près la même situation dans les épîtres pauliniennes à propos du mot héllên,
"Grec" : le rapport est alors la langue et la culture qu’elle
véhiculait dans tout l’empire romain. Paul appelle donc globalement
"Grecs" un ensemble indifférencié de peuples de cet empire sans que
soit, ni nécessairement évacué, ni obligatoire, le rapport à la terre grecque :
dans son langage, qui semble être celui des Juifs de l’époque, un Grec peut
donc être aussi bien un Syrien sujet de César qu’un habitant du Péloponnèse. Ce
dernier était alors doublement grec, tout comme un Israélite habitant Jérusalem
était doublement un ioudaĩos.
Aussi, lorsque
l’on traduit systématiquement ioudaĩos par "Judéen",
certains enjeux de l’époque du ministère terrestre de Jésus ressortent plus
nettement.
D’une part, si
nombre de tenants de Jésus étaient des Galiléens qui se différenciaient des
Judéens, géographiquement mais aussi spirituellement, d’autre part ils étaient
pourtant judéens en un autre sens du mot, par leur appartenance au culte
jérusalémite, cette fois-ci par opposition aux tenants des autres religions de
l’empire. Jésus, quant à lui, semble avoir été présenté, en ce sens, comme à la
fois doublement judéen, puisqu’israélite né à Bethléem et descendant de David…
et de surcroît galiléen. À la fois marginal et supérieurement central.
On peut de
plus noter que ses premiers disciples partageaient cette situation
amphibologique avec tous les milieux israélites qui, pour une raison ou une
autre, s’étaient trouvés en difficulté avec les dirigeants de Jérusalem quels
qu’ils soient au cours des quelques siècles qui ont suivi le retour d’Exil…
C’était le cas
des hellénisants d’Égypte, par exemple, et de l’école qui a accouché de la
Septante. Mais il n’était pas nécessaire pour cela de faire partie de la
diaspora, et même des Judéens authentiques ont pu se sentir adversaires de ces
Judéens par excellence qui monopolisaient les affaires politico-religieuses !
Adversaires, aussi, des tenants ou représentants de ces derniers, où qu’ils se
trouvent dans la diaspora. On pourrait trouver pêle-mêle dans ce cas, entre
autres, le Maître de Justice de Qumrân ou les rejetons de telle ou telle lignée
sacerdotale écartée par Hérode le Grand… ou encore, très probablement, tout le
milieu johannique : des Judéens anti-judéens.
Cette complexité,
pourtant fondamentale, fondatrice pour le christianisme puisqu’il s’agissait
alors de se situer par rapport au culte sacrificiel de Jérusalem, a donc
tendance à disparaître lorsqu’on utilise le mot "Juif" pour traduire ioudaĩos.
Car si ces
Juifs ou prosélytes devenus disciples du messie Jésus ont cessé de se définir
ou d’être définis comme judéens, en un sens ou en l’autre de ce terme, ou les
deux, assez tardivement, ils l’ont fait de façon progressive, variable et
discontinue. Tout cela a tendance à disparaître lorsque l’on utilise le mot
"Juif", parce qu’aux yeux du non-spécialiste, il recouvre ces
contradictions d’un voile unificateur, sans faire place à cette question : «
Quand tel ou tel auteur d’un texte néo-testamentaire emploie le terme "judéen",
qu’a-t-il à l’esprit, dans quel combat ou dans quelle souffrance se situe-t-il
? » Une question qui en amène d’autres : « Quelle sorte d’avenir spirituel la
fin du culte sacrificiel de Jérusalem ouvre-t-elle pour lui ? »
De plus, c’est en utilisant le terme
"Juif" que les thèmes antisémites apparus ultérieurement peuvent
prendre place, de façon anachronique, dans la lecture actuelle des textes
évangéliques. Tant il est vrai que, dans le Nouveau Testament, on ne peut
réellement trouver, ni le judaïsme, ni le christianisme que nous connaissons
aujourd’hui : à proprement parler, tous deux sont réellement nés
postérieurement à la destruction du temple judéen par les Romains.
Saint-Coutant – 2005
Plusieurs années d'émissions bibliques sur une radio
non-confessionnelle m'ont persuadé de ceci : la plus grande partie de nos
concitoyens croit en Dieu.
Non seulement en son existence mais aussi en
son amour. Peut-être plus radicalement, sur ce dernier point, que ne le font les
Églises, dans lesquelles on trouve souvent exprimé d'une manière ou d'une autre
que cet amour serait conditionnel. Je suis également persuadé que le grand
public croit souvent à la vie éternelle et à la béatitude céleste, pour dire
les choses avec les mots qu'on a.
Je pense aussi que, s'il est une doctrine
largement répandue, c'est bien celle de l'apocatastase (!... : le salut
universel final, On ira tous au Paradis).
À l'inverse, mes auditeurs, je le crois, auraient dit volontiers dans le même
temps que le monde est scandaleusement oublié de Dieu.
Il le diraient s'ils pouvaient et voulaient
dépasser l'aphasie qui est la leur en ce domaine. Une aphasie qui leur permet
bien sûr de ne pas porter cette radicale contradiction à la lumière du langage
ordonné ; qui les autorise aussi à ne pas fonder leur comportement, en toute
conséquence, sur de telles affirmations, qui restent confinées dans l'aire des
opinions et des émotions. Mais aussi une aphasie protectrice, destinée à les
garder d'un retour à une dépendance séculaire. La mémoire des peuples est
longue. Et ceux de chez nous et d'aujourd'hui répugnent aux discours
totalisants dont les Églises ont été si longtemps coutumières ; répugnent aux
discours unanimistes qu'elles continuent souvent à tenir.
Car une vérité ancienne court encore
souterrainement, profonde vérité d'évangile. C'est que dès qu'on parle de Dieu,
on tombe dans les contradictions.
Sinon il ne s'agirait pas de Dieu mais d'une
réalité préhensible, accessible au langage humain. Voyez comme les Écritures
bibliques, justement, dans leur étonnante diversité, se gardent bien d'unifier
leur langage lorsqu'il s'agit de ce Sujet, qui les fait se constituer et qui
les rassemble.
Il est curieux que la foi des Églises en un
dieu personnel, le dieu de ces Écritures, ait si peu retenti sur leurs
conceptions relatives à la complexité personnelle du Seigneur-Dieu biblique. Il
est curieux qu'elles aient à tout le moins évacué de lui la possibilité du tragique.
Qu'elles n'aient pas exploité le fait, pourtant si clairement biblique, que
l'humain n'est sauvé, n’est sauf, que dans la mesure où Dieu se contredit...
Certes il y a la théologie trinitaire (un
seul dieu en trois personnes), qui dévoile Dieu comme unique et pluriel à la
fois. Mais même si des liens peuvent être souterrainement trouvés avec cette
doctrine, il est à l'évidence question ici d'autre chose. Il est question de ce
qu'évoque le terme de "personne" pour les gens qui n'ont lu ni Thomas
d'Aquin ni Karl Barth1.
À savoir un visage.
La face de Dieu, ses mains,
sa voix...
Une face, oui, respirant l'amour ou la
colère, la peur ou la joie, la douleur, la haine, l'emportement ou
l'incertitude.
Une personne, enfin. À savoir aussi des
mains. Des bras qui s'ouvrent ou se ferment, se croisent pour ne plus agir, se
détendent pour frapper.
Des mains qui octroient, des mains fortes qui
étreignent le sceptre du monde, lancent la foudre, inscrivent dans la pierre
une volonté, pétrissent la glaise, sèment l'abondance ou la retiennent, ferment
des greniers par dépit ou colère, ou encore par pure pédagogie.
Mains d'un père se refermant sur les épaules
d'un fils perdu et retrouvé.
Et faut-il encore parler de la voix de Dieu,
semblable aux grandes eaux tout autant qu’à un souffle ténu, imperceptible ?
De ses pas résonnant sur la terre au souffle
du soir, et marchant vers quelle déconvenue...?
Une personne vivante, composée de paroles et
d'images qu'une écriture multiple et foisonnante a ordonnées, rythmées, assemblées.
Car bien entendu ce dieu-là n'est que la
parabole de l'Inconnaissable, du Tout-Autre que nul n'a jamais vu.
Mais ce "n'est que" est déjà de trop. Il vaudrait mieux écrire que la Personne révélée par les Écritures est pour nous ce qui suffit et convient, ce qui nous comble. Celle qui nous est donnée par grâce, tout ajustée à la mesure des limites de notre langage. Paroles et images.
Espace et temps.
Montpellier – 1986
[1] Thomas d'Aquin (1225–1274),
dominicain italien auteur de la "Somme théologique", a été
l'inspirateur de l'ensemble de la pensée théologique catholique romaine. Karl
Barth (1886–1968), théologien suisse de tradition réformée, a inspiré très
largement le renouveau de la pensée théologique contemporaine.
J’avais un
Dieu, je l’ai perdu.
Je
l'entends maintenant
qui marche
dans les blés d'or
et chaque
épi baise ses pas,
mais moi je
ne le vois pas.
David Einhorn 2
Je rappelle
d'abord que
ce synode m'a demandé ceci : poser des questions sur les mots qu'on emploie
quand on parle Évangile. J'aurais préféré me taire car, les questions en
question, je me les pose d'une manière ou d'une autre depuis plusieurs années,
et elles me sont terribles.
Je me demande
pourquoi on a choisi ce terme de "transmission", qui me semble si
vague ; comme si l’on n'avait pas voulu se mouiller. Je me dis : si l’on
demande à quelqu'un, dans la rue : "Comment va la transmission ?", il
pense à sa voiture. S'il est militaire, il pense au service des transmissions,
à la rigueur. De toute façon, c’est du domaine de la technique, des moyens de
communication. On communique en l'occurrence un mouvement dont la source n'est
pas en cause (c'est le moteur de la voiture) ; ou bien on permet d’élaborer des
directives sans appel (les décisions du Quartier Général), et on les communique
aux exécutants.
En fait ce
n'est pas si vague. Cela suppose un centre. Donc un sens privilégié de la
communication. D'ailleurs, ''transmission'', primitivement, est un mot du
vocabulaire juridique : c'est "remettre quelque chose à qui de
droit". En particulier "remettre un héritage aux héritiers
légitimes". Cela suppose un destinateur et un destinataire, tous deux
également légitimes. Il y a un sens et une légitimité.
Premier
enseignement : "transmission'' n'est pas un mot vague. Son choix n'est pas
le résultat d'un hasard. Si je le traduis dans le grec du Nouveau Testament, je
lui trouve comme équivalent au plus près le mot paradosis ; qu’on
traduit habituellement par "tradition".
La paradosis,
la "tradition" suppose un système de relations courtes, comme la
transmission. On transmet, alors, de père en fils, de frère à frère, d'oncle à
neveu, de voisin à voisin, de maître à esclave, de chef à subordonné,
d'enseignant à disciple. C'est du moins l'ordre normal. Cela se passe dans le
domaine privé plus que dans domaine public.
Mais on
transmet quoi ? Ce qui est antérieur, premier, primitif. Des événements passés
et leur sens. Toujours, cette transmission-paradosis suppose un objet à
transmettre qui lui soit antécédent. Elle est relative à autre chose.
Or,
dans le Nouveau Testament, c'est aussi d’une communication qu'il s’agit :
l’Évangile. Voilà encore un terme de communication : éuaggélion.
L’euaggélion
était, en Grèce, ce que proclamait le héraut (kérux), l'acte d'accomplir
une proclamation heureuse, de fêter (rendre heureuse) une proclamation (kérugma).
Mais
cette communication-là n'était pas privée – au contraire, elle était publique.
Entièrement civique (latin civitas), politique (grec polis), et
donc publique. Car que fait le héraut, venu d’ailleurs ?
Il
se rend sur la place publique : l’agora grecque, le forum romain,
la "Porte" sémitique. Puis il tient un discours.
Pour
moi, on peut proposer un modèle simple (quoique susceptible de nombreuses
variations) à son discours. Ce modèle n'est pas seulement biblique, il est lié
aux conditions économiques, sociales et politiques des formations sociales
dites sub-asiatiques (Grèce mycénienne incluse), et ces conditions ressemblent
un peu à ce que l'Occident désigne du nom de féodalité.
Si
bien que le discours du héraut peut être compris – plus ou moins bien – tout
autour de la Méditerranée, de Mésopotamie en Scandinavie, de quelques
millénaires avant le Christ jusque vers le XVIIIe siècle de notre ère. Je parle
par simplification, je n'ai pas le temps de faire le détail.
Discours
du héraut :
Hommes
de la Cité (et c'est une affaire d'Hommes, non de femmes ni d'enfants), voici :
Le Grand Roi s'est approché ! Il vient vous visiter, en majesté.
Vous
auriez tout à craindre de sa venue, de ses armées, de sa puissance, de sa
colère.
Vos
biens, vos femmes, vos jeunes gens, vos jeunes filles, vos troupeaux, votre
cité : il peut tout prendre, tout détruire, tout avilir. Et à bon droit.
Car
au cours des temps vous l'avez forcément outragé…
Mais
il est votre suzerain. Il tient à vous. Il vous fait grâce. Il avance le
sourire aux lèvres. Vous lui devrez tout. La vie, la prospérité, la protection
: le Salut en un mot.
Voici
: une nouvelle ère de bonheur !
Répons
de la foule :
Sauve-nous,
Seigneur, sauve-nous ! (Hosanna !)
Le
héraut :
Venez
accueillir votre roi. En ce jour, il guérira toute maladie (sinon toutes, au
moins l’une d’elles : que diriez-vous des écrouelles ?)
Venez
lui présenter votre entière soumission et le tribut qu'il attend de vous.
Venez
recevoir de sa bouche la loi nouvelle, le renouvellement de l'édit qui vous fit
ses vassaux, toutes les prescriptions qui vous feront vivre et non mourir !
Venez
recevoir votre Salut.
Les
hommes de ces cités n'étaient pas fous. Aliénés certes, pas fous. Leur vie
avait un sens clair : ils étaient voués à être de bons serviteurs. Leur désir
propre était déplacé, limité, inscrit dans des cadres fixés, orienté vers un
centre obligé. Mais ils n'étaient pas fous. Chacun connaissait sa place – même
s'il souffrait que ce soit celle-là et non une autre. À cette place, ils
pouvaient se tenir plus ou moins aisément.
C'est
au sein de cette idéologie (c'est-à-dire de ce système-là de prescriptions
imposées au désir) que le christianisme a fait irruption. Et il n'a rien changé
à cette idéologie.
Il
n’a rien changé : il a repris l'image toute faite du Seigneur – l'image toute
faite de l'Alliance seigneuriale – l'image toute faite du Salut conféré.
Simplement,
il a tout mis au singulier : un seul Seigneur, une seule Alliance pour tous les
hommes, un seul Salut.
En
faisant de son Seigneur le Fils de Dieu, il n'a rien changé non plus : les
anciens seigneurs l'étaient aussi (''Moi, Thoutmès seigneur des Deux-Égyptes,
fils de Râ…''). Simplement, le Seigneur unique n'avait qu'un seul Père : un
seul Dieu.
Rien
changé donc, sauf une chose, outre la mise au singulier : il a introduit un
paradoxe au sein de cette idéologie. Le Seigneur, c'était le bon serviteur, non
pas seulement du dieu (ou d’un seigneur plus élevé), mais de tous.
En
cela, bouclant la boucle sociale, il accomplissait, portait à son comble, le
système ancien.
Et
pour ces deux raisons (le système ancien n'était pas changé – le système ancien
était porté à son comble), le christianisme fut d'un coup virtuellement
universel – du moins dans les limites de la société impériale.
Universel,
c'est-à-dire : immédiatement compréhensible et immédiatement désirable.
Cela
à cause d'un paradoxe, d'une fructueuse contradiction : le Seigneur, c'est le
serviteur. Ces gens-là n'étaient pas fous.
Mais nous,
nous sommes fous.
Parce que, ce
que nous désirons être, nous ne pouvons pas l'être. En aucune façon.
J’ai dit
ailleurs que le désir – lui aussi déplacé, prescrit, obligé – que nous
connaissons, c'est d'être un rouage efficace et une marchandise.
C'est là la
norme de notre société. C'est ce que "veut" l'homme normal : l'homme
abstrait des affiches publicitaires qui nous sert de modèle.
Je ne
m'étendrai pas là-dessus. Je me borne à dire de l'idéologie qui nous régit
qu'elle est universelle, plus largement universelle qu'aucune autre, et qu'elle
est en pleine expansion.
Elle apparaît
au premier regard comme le mixte de deux systèmes bien connectés entre eux,
jouant de leur "fructueuse" contradiction : le système du Capital et
le système de l'État. Si nous devions parler comme les hommes de l'Antiquité,
nous nommerions ces deux systèmes des dieux. "État" et
"Capital" : les deux dieux de notre monde – ceux que nous servons réellement.
On peut se
demander lequel des deux englobe l'autre – ou s'il y en a un qui englobe
l'autre. Je n'en sais rien. L'important dans l'immédiat est pour moi que
l'idéologie qu'ils sécrètent est universelle et qu'elle rend fou.
Face à cela
qui pour moi est un constat – il m'apparaît que l'ancien discours évangélique
n’a pas de pertinence, pour la plupart des gens, parce qu'il renvoie à un
système de références qui n'est plus compréhensible, plus désirable.
Ou plutôt, qui
n'est compréhensible et désirable que comme "ailleurs", évasion,
retour à une origine perçue comme heureuse mais perdue : ventre maternel dont
nous sommes irrémédiablement sortis.
Mais pour
autant, cette Bible qui devient aujourd'hui un objet de grande consommation,
est-elle caduque ? N'est-elle plus, pour toujours, qu'une marchandise
religieuse offerte en spectacle – sous plastique – au désir toujours
insatisfait du rouage acheteur ?
Par expérience
je sais que non. Mais le chemin est 1ong, et inconnu encore, qui nous conduira
à d'autres rapports avec l'Écriture.
Ce chemin, que
je ne connais pas, que j'entrevois à l'occasion, je veux seulement, ici, en
faire l'objet d'une question.
Ma question :
Par quelle
alchimie trouverons-nous ensemble le moyen de faire parler l'Écriture ? Le
moyen d'entendre parler notre dieu.
Merci !
1er
post-scriptum – après m’avoir entendu, certains m'ont reproché de ne pas avoir fait de
place au Saint-Esprit. Je ne sais ce qu'ils entendent, eux, par ce mot, mais ce
n'est pas moi qui l'ai oublié, c'est toute la théologie occidentale. Je pense
qu'on peut effectivement formuler ma question ainsi : quelle est l'image que
nous pouvons nous faire de l'Esprit. De quelle action s'agit-il ? En ce
domaine, les faux-semblants abondent.
2ème
post-scriptum – Le caractère de gravité que j'ai voulu donner ma communication aura pu
faire oublier une chose, que rappelait sans cesse le mullah Nasr-ed-Dîn :
"Il n'y a de grâce que dans le rire".
1 Ce texte est repris d’un
Cahier post-synodal : Église Réformée de France – Région Parisienne – Paris,
1974, pages 52-55. Il s’agit de la reformulation ultérieure d’une communication
orale.
2 Poème traduit du yiddish
par Joseph Milbauer.
ou quel avenir
pour la foi chrétienne ?
Je suis pasteur, la question posée, "Dieu a-t-il un avenir ?"*, me concerne donc très directement. Pour moi, la
question est la suivante : que dire, que faire, comment se comporter pour que
nos communautés soient de vrais et fidèles témoins de l'Évangile ?
En disant cela, vous constaterez que je ne mets aucune réserve quant à
la pertinence de l'Évangile. Je suis persuadé qu'il porte en lui la Parole qui
nous est donnée aujourd'hui, et qui nous sera donnée demain, à tous, en vue
d'une heureuse transformation des vies et des sociétés humaines.
L'Évangile, oui. Mais il y a une phrase de Paul Valéry qui devrait
conduire toute personne, tout organisme qui penserait détenir et devoir
propager un message essentiel comme celui-là. La voici : Si tu penses comme
un grand nombre, ta pensée devient superflue. Cela paraît bien correspondre
à ce qu'est l'Évangile, force de remise en cause des évidences apparentes et
des comportements convenus qui mènent le monde.
Car à quoi sert une Église ? Eh bien, si je prends comme norme les
grandes forces, les puissances qui mènent le monde d'aujourd'hui, je réponds
ceci : une Église ne sert à rien. Elle ne produit pas, elle ne vend pas, elle
n'organise pas, elle ne donne pas de travail – ou si peu –, et surtout : elle
ne répond pas aux désirs qui sont aujourd'hui proposés à l'imaginaire des gens,
des sociétés, des peuples...
Quels sont ces désirs, cet imaginaire, cet idéal auquel on doit
correspondre ? Je le vois ainsi : il faut faire partie de ceux qui ont les
moyens d'acheter, de vendre, d'échanger, de communiquer, dans le but d'être
libéré. Libéré de la pénurie, de la faim, des intempéries, de la maladie,
certes, mais aussi des liens étroits qu'imposaient les anciennes normes.
Et ce faisant, on vise sans le savoir à devenir la petite pièce d'un immense
engrenage impersonnel, la particule infime d'un champ de forces planétaire,
dont on ne sait rien et sur lequel on ne peut rien. C'est ainsi que cette
libération supposée est en réalité une forme particulièrement conséquente de
dépendances.
Je prends un exemple. On s'est libéré, on se libère chaque jour
davantage, dans le monde, des liens anciens qu'imposaient la famille, le
village, le quartier, la religion, le parti, le syndicat, la nation, que
sais-je encore ? On vit pour soi et pour quelques personnes élues, on vit
souvent à deux, ou seul, selon le désir du moment, libre et indépendant.
Du moins le croit-on, car ce faisant on se calque sur le modèle
reproduit en spectacle permanent et omniprésent. Or ce modèle est tout aussi
contraignant que ceux que l'on a abandonnés. Car si les liens d'autrefois
étaient souvent oppressifs, ceux d'aujourd'hui le sont tout autant. Parlez-en à
ceux qui ne parviennent pas à se conformer au modèle : chômeurs, immigrés,
vieillards ou adolescents désargentés, tous incapables d'acquérir les moyens de
répondre à ce désir : entrer dans la grande société du spectacle, dans laquelle
on achète, parce qu'acheter vous rend libre et fait de vous quelqu'un.
Je n'estime pas être pessimiste en disant cela, car je ne pense pas que
le monde ancien était préférable à celui qu'on nous organise aujourd'hui. Je me
base simplement sur la Parole des prophètes et des apôtres, dans les Écritures.
On y apprend que l'humanité a besoin des dieux, qu'elle désire se soumettre,
hélas, et s'en remettre aux puissances et aux dominations qu'elle se fabrique
pour se reposer de son angoisse.
On a simplement changé de dépendance en changeant ses désirs, en
reproduisant ceux qui règnent dans ce monde. Les dieux ont changé. Autrefois
ils s'appelaient par exemple l'empereur, le roi, la nation, la civilisation, et
l'on mourait volontiers pour eux. Il y a encore des attardés qui se fient à ces
dieux-là, à tort ou à raison, sans comprendre que les dieux qui émergent et
s'imposent s'appellent le marché ou la croissance. Des dieux qui ont besoin,
pour vivre, de la suppression des anciennes dépendances.
Et moi, alors, je crois que ce monde est en train de se fermer.
Certains ont dit que le XXIe siècle serait religieux, d'autres qu'il serait
ceci ou cela, moi je crains qu'il ne soit simplement : fermé. Comme une boule
au sein de laquelle se croise, circule et se répercute sans cesse l'énergie
impersonnelle des échanges de biens, des échanges d'information, des échanges
de désirs, au gré des modes, des besoins de la production, et des appels à y
répondre en imitant des images toutes faites et bien calibrées.
C'est cette fermeture qui m'inquiète, qui me paraît mortelle, car dans
un monde comme celui-là, on ne trouve pas de place pour l'espoir, on ne s'y
tourne plus vers l'avenir, on tourne en rond, affolé comme l'écureuil dans sa
cage, courant, courant toujours pour faire tourner la machine, sans jamais y
trouver un sens.
Alors c'est là que je vois un avenir pour les Églises. Elles sont là
pour ouvrir. Cela n'est pas nouveau, cela est profondément biblique. Cela
commence avec Abraham, qui choisit d'aller vers un lieu inconnu où l'appelle
une voix venue d'ailleurs. Cela continue avec Moïse, menant son peuple vers un
dehors, vers une aventure de pure, drue et dure liberté. Notez que ces deux-là
ont pratiqué une brèche décisive dans les sociétés fermées de leur temps, dans
les empires les plus cohérents qu'on ait connu alors. Et cela a continué avec
les prophètes, ces fous qui parlaient au nom d'un au-delà, d'une transcendance
absolue, pour appeler les gens à la justice, à la responsabilité, les ouvrant
ainsi à une attente, à une espérance.
Et bien sûr – et c'est là que vous m'attendiez, n'est-ce pas ? – cela
trouve son apogée avec le Christ, avec la brèche absolue que représente la
venue dans ce monde d'un Tout-Autre, comme pour dire : à grand prix je viens
vous chercher pour vous emmener ailleurs, plus loin, plus haut, dans un nouvel
exode de votre être, à la fois déchirure, et ouverture vers ce qui est vraiment
la vie, vraiment le bonheur.
Voilà pour moi le rôle des croyants : ouvrir le monde, élargir,
rappeler que, pour le dire ainsi, la terre est dans le ciel... et que la vie
reste une aventure, un risque, une échappée. Et cela, croyez-moi, ce n'est pas
une fuite, c'est au contraire une condition très pratique à remplir pour que
tous ceux, les plus nombreux, les moins assurés, les moins acceptés, les moins
adaptés, sachent avec certitude que rien n'est joué, que tout est ouvert, que
l'espoir est là, parce que, contre toute évidence, il existe un Père qui les
attend, qui les espère, qui les porte vers lui avec tendresse.
Que de conséquences apparaissent, j'en fus le témoin au cours de mes
pérégrinations, lorsque des gens, voire des peuples, se mettent à croire en cet
espoir ! On les voit alors se prendre en main, se mettre en route, marcher dans
leur tête et dans leur cœur, se reconstruire en communautés vivantes et
agissantes, espérantes, combattantes. C'est pourquoi, oui, je rêve d'une Église
qui serait ouverte, ouverture, fenêtre sur l'ailleurs.
J'ai la chance de prêcher chaque dimanche dans une église dont la
toiture, grâce à une grande verrière vitraillée, est ouverte sur le ciel. J'y
vois un rappel permanent de tout ce que je viens de vous dire. Merci.
* Participation
à une conférence à trois – Alain Duhamel, journaliste ; Jean-Paul Willaime,
universitaire, sociologue de la religion ; Jean Alexandre, pasteur ; animateur,
pasteur Jacques Fischer – donnée sur ce thème à l’Église évangélique
luthérienne de Bon-Secours, Paris XIe, le 11 mars 1999.
– Qui
es-tu, Seigneur ?
– Je
suis Iêsous, que tu poursuis (Actes des Apôtres 26,15).
Chaoul de Tarse, le flic pharisien adepte de la force, reçoit en
pleine face une lumière qui lui ouvre l’esprit, il entend une parole qui
l’illumine, deux manières de dire une seule chose : il sait désormais qui est
son Seigneur. Cela passera pour lui par une nouvelle personnalité, dégagée du
lien identitaire. L’hébreu Chaoul ("le
désiré") deviendra le gréco-latin Paulos
("le petitou" ?). Bien plus tard on l’appellera saint Paul
apôtre.
Depuis trois cents ans, d’une manière ou
d’une autre, une question faisait l’objet d’une lutte sourde, chez les enfants
d’Israël : que signifiait leur identité collective, basée sur deux pôles, le
Temple de Jérusalem, et la Loi donnée à Moïse. Dans l’Empire, on les appelait
tous Judéens – ioudaíoi, iudaei – à
cause de la terre où se trouvait leur Temple.
Ceux de Jérusalem, judéens par excellence,
étaient installés là en patrons. Les prêtres sadducéens y contrôlaient le
déroulement séculaire de la vie sacrificielle du peuple, dans toute sa
méticuleuse précision. Grâce au pèlerinage annuel, ce rôle religieux avait
permis à la cité sainte de devenir l’un des centres de l’Empire.
Là se tenaient aussi les écoles des
fondateurs de l’école pharisienne et de leurs disciples. Ces derniers s’étaient
répandus dans l’Empire, prônant le respect total de l’enseignement de Moïse,
Loi écrite comme Loi orale transmise, selon eux, de génération en génération.
Leurs synagogues étaient disséminées dans tous les lieux de la diaspora. Ils
avaient beau se dénommer les "séparés", ils imposaient de fait leur
conception de la judéité comme le modèle auquel la fidélité d’un enfant
d’Israël devait se mesurer.
Selon prêtres sadducéens et maîtres
pharisiens, ces deux réalités, le Temple et la Loi, permettaient aux Enfants
d’Israël de composer une nation sainte, pure, se distinguant totalement, en
cela, de la masse des Gens des Nations, impurs et idolâtres. Leur circoncision
inscrivait dans leur chair le lien de l’Alliance qui les justifiait dans leur
particularisme. Or ce modèle supposait que les enfants d’Israël restent
toujours à l’écart des autres, même dans la promiscuité des villes populeuses
de l’Empire. La Loi élevait une muraille invisible entre eux et les Gentils, du
moins jusqu’à la venue du Messie, qui mettrait Jérusalem au centre de l’Univers
afin qu’Israël puisse enseigner les Nations.
Pour eux, si l’empereur se faisait
nommer ho Kúrios (le Seigneur), le
véritable seigneur s’appelait Adonaï (mon Seigneur). Leur relative docilité à
l’égard du premier cachait la certitude que la Loi du Second transgressait
radicalement, et finirait par renverser, les fondements de l’Empire. Telle
était leur conception de l’universalité : théocentrique, judéo-centrique, et
reportée au temps messianique. Rester pur et attendre.
C’est ce que beaucoup, entre autres
parmi ceux d’Alexandrie, n’appréciaient pas. Ils prenaient au sérieux la
culture des païens au milieu desquels ils vivaient. La civilisation
gréco-romaine les impressionnait, par ses lois, ses œuvres et ses philosophes.
Ils voulaient confronter tout cela à la pensée qui se dégageait des Écritures
de leur nation. L’Empire avait tout à gagner, selon eux, à prendre en
considération ce que signifiait la seigneurie du Dieu d’Israël, un Dieu non
conforme à l’idée que les uns et les autres se faisaient de la divinité.
C’est pourquoi ils s’étaient donné pour
but de traduire cela de façon plus ouverte, loin de s’en tenir à l’usage
liturgique et synagogal de la langue hébraïque. Ils voulaient présenter à
l’humanité, dans la langue et la pensée universalistes de l’époque, le grec, un
Dieu qui se faisait partenaire des humains, un immortel allié aux mortels, une
Loi qui pouvait informer de façon éthique des conduites autant sociales que
privées. Leur Dieu était seigneur en ce sens qu’il était universel, unique, et
moral. L’adorer était suivre l’idée d’un monde créé selon le dessein d’un Dieu
juste, terrible, mais bon.
Néanmoins, cela n’allait pas sans un
particularisme certain, car leur effort aboutissait aussi à convoquer les
penseurs de l’Empire à la contemplation de la transgression de la loi de
l’Empire par l’universalité de la Loi divine.
Selon le livre des Actes des Apôtres,
dès la première communauté chrétienne constituée, on retrouve en son sein cette
divergence entre les adeptes de la clôture et ceux de l’ouverture. Il y a là
des hébraíoi et des héllênistoí (Actes 6,1). Les premiers
parlent araméen et privilégient le service divin, les seconds vivent à la
grecque et s’occupent du service social. Ce sont les seconds que traquent les
chiens de garde de Jérusalem, sadducéens et pharisiens réunis, car ils
représentent à leurs yeux la menace réelle, comme le discours de l’un des
leurs, Étienne, le montre bien (Actes 7). Ceux-là, d’ailleurs, seront les
premiers missionnaires…
Hébreu, ou gréco-romain ? Paul va
dépasser cette alternative. Il s’en explique devant le roi judéen Agrippa et le
gouverneur romain Festus en rappelant la rencontre qu’il a faite, non dans le
Temple, mais sur une route étrangère : « Je
te délivre, lui a dit le Seigneur poursuivi, de ton peuple et des païens vers qui je t’envoie » (Actes 26,17).
Il apprenait là deux choses : d’abord la
liberté à l’égard des uns comme des autres, la sortie de l’enfermement dans un
système d’exclusions réciproques quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, des siens
comme des autres. Avec cette nouveauté inouïe que tous se valent, Grec ou Hébreu,
homme ou femme, esclave ou homme libre ; qu’il n’existe aucune seigneurie
humaine qui vaille devant celle du Seigneur poursuivi… Qu’il n’existe que des
liens horizontaux, à retisser sans cesse en fraternité. Que là, et nulle part
ailleurs, réside la valeur universelle.
Ensuite qu’il serait lui-même poursuivi,
comme son maître. Car il n’est de seigneur véritable que celui que tous les
enfermés et tous les enfermeurs du monde poursuivent, toujours et partout, dans
le but de le tuer…
Avant d’être atteints par lui.
Mission, mai 2008
Dieu, au risque de…
Ce qu’Alain Houziaux m’a demandé1, ce
n’est plus de parler sur ce thème : Dieu au risque de quelque savant ou
idéologue fameux, mais tout simplement d’aborder ce sujet : « Dieu au risque
de… » ! C’est que, comme il me disait, « Tu es un peu poète »…
1
Eh bien ma première question est une
question de poète, de praticien du langage, et consistera à me demander ce que
l’on entend ici par « Dieu ». Pour parler de Dieu, Saint Thomas d’Aquin écrivait
déjà : « Ce que l’on dit Dieu ». Car on est dans l’inconnu. Il n’y a à ce
propos, connu de nous, que notre langage. La révélation biblique elle-même est
langage. Langage humain. Si bien que les uns promeuvent un langage qui selon
eux révèle Dieu, leur dieu, mais qui, pour les autres, n’a pas cette vertu.
Certains de ces derniers tiennent seulement à ce sujet un langage de sagesse,
ou bien, et c’est plus fréquent dans notre tradition occidentale, un discours
critique, qu’ils espèrent basé sur la raison.
Il y a ici, aujourd’hui et en ce lieu,
ces deux langages, au fond, celui de la foi biblique, et celui de la raison
critique. C’est donc pour moi de ces langages que l’on parle, quand on parle de
Dieu et des risques qu’il encourt. C’est un premier point.
2
Un second point consisterait à remarquer
que les organisateurs ont choisi de mettre Dieu, le langage qui se réfère à
Dieu, devant le risque des grandes pensées critiques ou analytiques des XIXe et
XXe siècles. Ils auraient pu faire un autre choix, en posant par exemple ces
questions : que devient le langage « Dieu » après Joyce, ou Céline, ou Breton,
ou Pérec ? Ou bien après Picasso, ou Dali, ou Magritte ? Ou encore après
Schoenberg… Passer de Bach à la musique dodécaphonique, après tout, c’est
changer de langage. Et lorsque l’on change le langage, le discours change aussi
de sens, puisque forme et sens, contenant et contenu, signifiant et signifié,
signe et référent – prenez le couple qui vous convient – d’une manière ou d’une
autre vont toujours ensemble. C’est mon second point.
Ainsi, par exemple, la Bible elle-même a
changé, en ce sens qu’on ne la lit plus de la même manière. En ce qui me
concerne, après avoir lu les penseurs qui ont marqué ma génération, il m’était
devenu impossible de m’en tenir, non seulement à la théologie que l’on m’avait
enseignée dans les années cinquante, mais aussi au type de rapport avec la
Bible qui avait informé mon enfance et ma jeunesse piétistes.
Je sais bien que nombre de croyants ont
« gardé fidèlement le dépôt de la foi » et « mené fermement le bon combat », au
sens qu’avaient ces termes autrefois, mais ils doivent se contenter pour le
moment d’une situation fort minoritaire. J’y reviendrai.
C’est donc ainsi, du moins à mon avis,
que le langage « Dieu » a changé de sens. Dieu a changé, il a été changé. Et
pour revenir aux artisans de la pensée critique ou analytique dont il est
question ici ce week-end, il a plus que couru des risques, il a subi, du moins
pour beaucoup d’entre nous, et aussi pour la plus grande partie des Européens,
des attaques mortelles. On pouvait penser qu’il en mourrait, on a pu le dire,
tant du côté des théologiens que, plus radicalement, du côté des philosophes et
des savants.
3
Mais on ne tue pas Dieu, c’est mon
troisième point, Dieu revient toujours. Il y a toujours des gens pour croire en
Dieu. Il ressemble à cette vieille rengaine huguenote : « Tant plus on la martelle, tant plus elle se renforce »2.
Et quand il a été sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ou par le
soupirail de la cave, de façon parfois délirante, certes, mais aussi tout
simplement devenu un autre. Dieu autre.
C’est qu’il semble bien exister, dans
l’espèce humaine, au moins un désir de Dieu, face à toute affirmation de
l’absence de Dieu.
De cette dernière affirmation, vous avez
entendu parler à propos de Marx ou de Freud depuis hier, je suppose.
L’un disait en substance du langage «
Dieu », qu’il était opium du peuple, à la fois consolateur et menteur. Il
déplaçait vers un ailleurs inexistant la conscience aliénée du prolétaire, pour
détourner celui-ci des rapports véritables, et détestables, dans lesquels il se
trouvait placé.
L’autre montrait comment l’effort
concédé par l’inconscient, pour fuir la douleur née d’un réel traumatisant,
consistait à créer une illusion, par laquelle on se trouvait fugitivement
libéré de la souffrance, mais d’une façon maladive dont il faudrait bien se
guérir un jour.
Pour ceux-là, et quelques autres, le
langage Dieu était tout juste un leurre, le déplacement malheureux d’un désir
authentique, celui de sortir du malheur. Et, certes de façon bien différente,
la vieille distinction entre le spirituel et le matériel était alors battue en
brèche. Matière, histoire, désir, pour eux, étaient devenus le seul réel.
Récemment, encore, à la suite de tous
ceux-là, Bernard-Henri Lévy écrivait dans son dernier livre3 qu’il
fallait se vider totalement de l’attente d’un « ciel plein », disait-il, faute
de quoi on en reviendrait toujours à des conduites et à des politiques liées à
la violence. Auschwitz et le Goulag étaient les fruits, selon lui, d’une
sécularisation de la religion, redescendue sur terre, mais tout aussi
dangereuse.
Ainsi le désir de Dieu serait cause de
mort. A sa manière bien plus directe, Ben Laden lui donne raison, avec toute
sorte de fanatiques de sa trempe, de quelque confession qu’il s’agisse.
Mais une autre réalité prêche contre
BHL, dans la mesure où ce sont bien des gens qui se fiaient à un ciel plein, au contraire, qui ont
combattu, et parfois vaincu, eux, en ce siècle violent, telle ou telle violence
instituée. Gandhi, Bonhoeffer, Martin-Luther King, Soljenitsyne, Lech Walesa,
Mandela, d’autres encore, sans parler de Jean-Paul II, étaient ou sont
croyants.
Ainsi, l’hypothèse Dieu résiste.
Dangereuse ou bénéfique, dangereuse et bénéfique, elle résiste. On peut
supposer qu’aucune pensée critique, jamais, n’en finira avec elle.
4
Dieu est toujours là, mais il a donc
changé : plus ou moins, et selon des modalités variables, suivant que l’on
parle de l’un ou de l’autre de ses fidèles. C’est mon quatrième point.
Il a changé de façon parfois paradoxale,
en ce sens qu’ici ou là, les langages traditionnels qui se référaient à lui se
sont ossifiés, en quelque sorte, par un réflexe d’autodéfense. Ils se sont
protégés d’une carapace. Mais c’est déjà un grand changement, quant au sens
d’un message, lorsqu’il reste le même au sein d’un contexte qui, lui, a muté.
Lorsque, de valeur quasi universelle, le langage Dieu devient celui d’une
minorité combattante, ou combative, il a changé de sens.
Dieu, aussi, a changé, là encore ici ou
là, quand on est passé, le concernant, d’un langage souverain, impérial, à un
langage de service. Tenez : le Dieu des chrétiens n’a pas le même sens, aux
yeux des peuples musulmans, suivant que l’on parle de Godefroy de Bouillon, du
Père de Foucault, des Phalangistes libanais ou des moines martyrs de Tibehrine.
Dieu, aussi, a changé lorsque, de Dieu
tout-puissant, omniscient et omniprésent, il a été pourvu ici ou là de
caractéristiques fort différentes par certains penseurs croyants, comme dans la
théologie américaine du Process, ou
comme dans la gnose de Princeton.
Et ainsi de suite… On remarquera que je
suis obligé, à chaque fois que j’évoque l’une ou l’autre de ces images
changeantes de Dieu, de dire : ici ou là. C’est que Dieu n’a jamais été aussi
polymorphe qu’aujourd’hui, du moins dans notre Occident post-chrétien. C’est
sans doute le signe, un de plus, que nous vivons une de ces grandes périodes de
transition, de mutation, que le langage Dieu, comme à chaque fois, accompagne.
5
Avec mon cinquième point – il y en a six
– j’aimerais aborder la question de cette mutation à partir de la prise en
compte d’une plus grande dangerosité, pour Dieu, finalement, que celle des
attaques qui l’accusaient d’être un leurre ou une illusion. Car ces attaques se
situaient dans des registres anciens, bien connus de la théologie, les
oppositions du spirituel et du matériel, ou du réel et de l’illusoire, du
mensonge et de la vérité, de l’aliénation et de la liberté, etc.
Ce qui est arrivé, c’est que des
recherches nouvelles ont déplacé la question de Dieu vers un ailleurs, par
rapport à cette idéologie commune, à cette doxa. Dieu, puisqu’il revient
toujours, est alors à redire dans des termes nouveaux, déroutants, en fonction
de paradigmes et de paramètres sortis de l’expérience commune, habituelle,
millénaire.
Les découvertes des physiciens, par
exemple, ont fait apparaître les lois d’un univers déconcertant, dont la
complexité ne permet plus aussi facilement qu’avant aux personnes humaines de
se situer purement et simplement face à une Personne transcendante, devant
laquelle jouer sa vie, tant les repères sont désormais brouillés.
Les représentations traditionnelles de
l’ordre de notre univers et de la place que nous y occupons, déjà bien
tourneboulées jadis par des gens comme Galilée, plus récemment par Darwin, sont
rendues problématiques.
D’une part, des oppositions classiques
telles que celles de là-haut et d’ici-bas, de ce monde et de l’autre monde, de
ce monde-ci et du monde qui vient (le colam
hazzèh et le colam habbah du
Talmud), ou tout simplement du temps et de l’espace, ou du créateur et de la
créature, etc., ont désormais à faire face à des termes qui changent la donne,
tels, pour les plus connus, que la relativité ou le big-bang, ou encore que
l’infiniment grand et l’infiniment petit, ou que le concept d’espace-temps.
D’autre part, des notions simples,
issues de l’évidence sensible, sont mises en défaut. C’est ainsi par exemple
qu’il peut exister des réalités physiques, des éléments constitutifs de notre
monde physique, dans l’infiniment petit, qui sont des entités floues,
complexes, se présentant aussi bien, pour ce que l’on en sait, comme des
particules que comme des ondes.
D’une tout autre manière, on retrouve
chez les anthropologues ce bouleversement des paradigmes anciens. Ainsi lorsque
certains d’entre eux tentent de mettre au jour les logiques de la pensée et,
par suite, celles des institutions humaines, considérées comme des langages.
À partir du moment, en effet, où toutes
les cultures mettraient en jeu des logiques comparables et que l’on pourrait
passer de l’une à l’autre par la voie de simples permutations, pourquoi notre
propre tradition aurait-elle une validité supérieure, et, pour ce qui concerne
notre question d’aujourd’hui, pourquoi la culture avec bon dieu serait-elle à
préférer à la culture sans bon dieu ?
6
Avec tout cela, est-il possible de
revenir sans autre à notre bonne vieille Bible et de la lire comme avant. Non,
bien sûr. C’est mon sixième et dernier point. Et je dois préciser que je m’en
tiens là à l’aire culturelle où le christianisme a dominé.
À ce sujet, pour avoir été vingt ans
animateur biblique dans l’Église réformée, je suis à même de vous révéler
d’abord ce secret : la Bible, on ne la lit plus. On l’analyse, on l’explique,
on la prêche, certes, mais allez trouver un peuple qui la lise… vous le
trouverez surtout chez ceux qui, justement, ont fermé leur porte au siècle.
De plus en plus, j’entends que l’on
parle de mythes bibliques, ceci
jusque chez nos théologiens. On en comprend la raison : avec tout ce qui vient
d’être évoqué depuis hier matin, il devient clair une fois de plus que l’on ne
peut pas prendre les Ecritures à la lettre, bien sûr, mais surtout qu’elles nous
mettent devant un ensemble de faits culturels situés et datés, portant en eux
une forme de pensée qui nous est étrangère.
C’est dans l’aire de cette difficulté
que Dieu, à mon avis, court le plus grand risque. Non à cause de paroles venues
d’ailleurs, mais du dedans de son propre domaine, de l’intérieur même de ce par
quoi il se révèle. C’est là que, en tant que Dieu Saint-Esprit, interprète de
lui-même, il a le plus de peine à se faire recevoir.
Car quand les serpents se mettent à
parler, on se trouve dans un autre monde que le nôtre, un monde, pense-t-on,
qui ressortit à la pensée mythique, termes qui évoquent l’incroyable.
Par parenthèse et plaisanterie, je dirai
que je suis toujours surpris que l’on ait attendu le XXe siècle pour
s’apercevoir que le serpent de la Genèse ne se conduit pas comme un serpent
normal, alors qu’il n’est pourtant, selon le texte, que « l’un des animaux des champs que le Seigneur-Dieu avait faits », et
non le Satan, qui survient par ailleurs dans les Ecritures.
Plus sérieusement, je dirai que le fait
que nombre d’histoires racontées dans la Bible ne soient pas réalistes ne
suffit pas à faire d’elles des mythes. Le conte, la légende, la parabole
présentent aussi très souvent ce caractère.
Or, devant la difficulté que nous
rencontrons aujourd’hui, cette peine à savoir que faire des Ecritures
bibliques, c’est leur étrangeté, laquelle peut inclure de l’irréalisme, qui
nous déboussole. C’est leur caractère étranger de récits apparemment mythiques
qui nous laisse sans voix.
Or le terme de mythe ne me paraît pas
convenir, en l’espèce. Il est utilisé de façon bien trop vague, ce qui engendre
à mon sens un certain nombre de malentendus. Dans ce domaine, il est bon, je
pense, de définir son vocabulaire. Mais surtout, c’est un terme qui permet de
passer par pertes et profits le fait que les éléments narratifs en question
sont intégrés de façon conséquente dans un ensemble littéraire dans lequel ils
jouent un rôle.
Autrement dit, ces récits ne sont plus,
s’ils l’ont jamais été, les éléments variables de la vaste, et théoriquement
infinie, activité de la pensée mythique mise au jour par Lévi-Strauss. Plus
simplement, ils ne sont pas non plus ces belles histoires chargées d’un profond
enseignement caché sous la fantaisie de peuples poètes. Ils sont les éléments
obligés d’un ensemble narratif construit, devenu écriture.
Bref, parler de mythes à leur propos,
c’est oublier l’écriture, je veux dire le fait littéraire spécifique et
volontaire, conscient, de l’écriture. Pour le dire encore autrement : s’ils
étaient issus primitivement de la pensée mythique, ils ont été sciemment
recyclés dans le cadre d’une entreprise dans laquelle ils changeaient de
statut. Pourquoi ?
Pourquoi la Bible raconte-t-elle des
histoires que l’on n’est pas obligé de croire arrivées telles quelles ? Des
histoires dont on n’est même pas sûr qu’elles aient été crues par leurs auteurs
à la manière dont nous croyons, nous, à la réalité de tel ou tel événement ?
C’est là, vraiment, devant ces questions,
que Dieu, le dieu des Occidentaux, se trouve dans le cas de risquer de passer à
la trappe ou de reprendre sens pour nous.
Je le disais au début, le langage Dieu
se réfère à un Inconnu. On y croit ou on n’y croit pas, mais dans les deux cas
on est appelé à reconnaître que ce langage est issu d’une Ecriture. A mon sens,
tout se tient dans ce que nous disons de cette écriture, et dans ce que nous
faisons d’elle.
Or mon hypothèse est qu’elle est
parabole. Ni mythe, ni légende, mais parabole. Et ce que j’appelle parabole,
c’est ce langage qui ne dit pas vraiment ce dont il parle, puisqu’il se réfère
à de l’inconnu, mais qui fait venir ce qu’il écrit. La parabole vise à faire
venir ce qu'elle écrit.
Je m’explique avec cet exemple : si vous
prenez la parabole évangélique du Semeur4, vous pouvez voir que le
récit qu’en fait Jésus n’a rien à voir de concret avec le règne de Dieu, il ne
décrit pas ce que c’est. En revanche, il est là pour que vous, le lecteur, vous
vous disiez que vous aimeriez porter du fruit plutôt que sécher sur le bord de
la route ou vous faire étouffer par les mauvaises herbes… Il vise à faire de
vous cette bonne graine qui donne du fruit, faisant alors en sorte que Dieu règne sur vous.
Autrement dit, les Ecritures, avec leur
construction complexe de récits inventés, de récits réalistes, de poèmes, de
pensées, de lettres, que sais-je encore, ressemblent à une machine que le désir
de Dieu va mettre en branle. Désir que vous avez de Dieu ou désir que Dieu a de
vous : à vous d’en décider. On va en tout cas se mettre à parler la Bible.
Non la citer, la répéter, l’embaumer de
maintes et maintes manières, mais la parler, la convertir ! La convertir en une
parole qui sera la parole aléatoire de quelqu’un ou de quelques-uns, qui sera
sa voix. Une parole qui deviendra alors un langage « Dieu », une parole de
Dieu. Non au sens où cette parole serait tout à coup pourvue d’une valeur et
d’une autorité d’origine divine, mais au sens où elle serait mise sur la table
commune des désirants de Dieu, une parole dans laquelle ceux-là verraient Dieu,
ainsi qu’il est écrit : « Et tout le
peuple voyait les voix »5.
C’est là, je trouve, un beau risque,
pour Dieu.
Je vous remercie.
Notes
1 Il s’agit d’un
exposé conclusif présenté à Paris le dimanche 10 février 2008 dans le cadre des
week-ends organisés par l’Église réformée de Paris-Étoile et ses pasteurs,
Alain Houziaux et Louis Pernot. Il faisait suite à plusieurs exposés dont les
titres étaient Dieu au risque de,
successivement, Marx, Freud, Einstein,
Lévi-Strauss, Jung.
2 Allusion aux persécutions
subies par la Religion Prétendument Réformée sous le règne de Louis XIV.
3 Bernard-Henri Lévy, Ce
grand cadavre à la renverse, Paris, Grasset, 2007.
4 Matthieu, chapitre 13,
versets 4 à 23.
5 Exode, chapitre 20, verset
18 (ou 14 dans la Bible du Rabbinat ; traduction littérale).
Le sujet-Caïn
Quand apparaît
Autrui, pour Caïn, apparaît du même coup
la distinction entre la conscience et son objet. Apparaît la conscience de
Caïn, la conscience qu’il a de lui-même, et d’emblée, elle est séparation
d’avec l’objet de son travail, séparation d’avec la terre, qu’il cultive.
Pour affirmer cela, je
pars d’une réflexion simple, qui est que c’est le regard des autres qui crée
pour nous la conscience de notre séparation d’avec les choses. Il n’est pas
besoin de placer comme point de départ, comme le fait René Girard, le désir
qu’a l’autre des choses que nous manions, désir d’autrui qui créerait le nôtre.
Pour moi, la seule présence d’autrui crée pour nous dans le monde un champ
d’action qui devient objectif – objectif à réaliser, et objet à traiter du
dehors – et c’est ainsi que nous devenons des sujets, qui se définissent par
rapport aux objets ainsi créés. Le couple alors constitué (sujet vs objet) est
mutuelle aliénation.
De ce point de vue, le
récit simplifie, qui présente d’emblée Caïn comme cultivateur. Or Caïn n’est
cultivateur, ouvrier de la terre, qu’à la naissance d’Abel. On remarquera que
la mention de la culture propre à Caïn n’apparaît dans le récit qu’après la
naissance d’Abel, sous la forme d’une distinction entre les deux frères.
Sans la présence du
frère, l’humain n’est pas distinct de sa pratique, de son monde. L’humain
social, le sujet entouré d’Autres, est l’humain conscient de sa séparation
d’avec les choses. Elles deviennent pour lui des objets sur lesquels il
intervient. Le récit place le lecteur dans un temps originel dans lequel cette
séparation constitutive de toute culture apparaît pour la première fois, comme
une inauguration.
Certes, Adam est déjà
séparé du Jardin. Mais on peut lire cette séparation-là, aussi, sur un mode
conceptuel plutôt que narratif, à partir de la séparation opérée entre Caïn et
la terre. Si le lecteur prend cette dernière comme point de départ, il peut
voir que c’est elle qui inaugure la culture humaine, en tant qu’elle est
séparation entre le sujet humain et l’objet qu’il cultive, inauguration du
sujet et inauguration de l’objet. Le récit prend soin de nommer la ville de
Caïn – la première ville, le premier lieu social, le premier nœud culturel – Hanôkh,
qui signifie précisément "Inauguration". Le lecteur peut alors
remonter la logique des événements qui conduisent le récit à poser cette
inauguration. Celle-ci découle de la prise de conscience qu’a le terrien
(Adam, Caïn) de son action de sujet sur la terre-objet, prise de conscience
qu’il doit à la coexistence avec un Autre (Abel). Mais comment le terrien
est-il devenu, justement, terrien ? Comment Adam s’est-il trouvé placé dans
cette nécessité, dans cet arbitraire point de départ ? À la suite d’une autre
séparation, antérieure, et qui se situe à un autre plan.
Car si l’inauguration
de la culture, de l’histoire, que présente le récit de Genèse 4, se situe au
plan de la philosophie, est liée à une pensée sur l’être social de l’humain qui
le définit comme sujet, comme partie d’une distinction fondamentale,
d’une opposition à la fois logique et pratique qu’on peut poser comme le point
de départ de toute réflexion, le couple adversatif [sujet vs objet], la
séparation antérieure, celle d’Adam d’avec le Jardin, n’a pas pour autant comme
effet de poser au point de départ un humain naturel, un être sans culture,
vivant en pleine harmonie avec la nature, bref un homme originel heureux,
inconscient et jouissant. C’est le tort d’innombrables philosophies – qui sont
un peu toutes la même – de présenter l’histoire comme le résultat d’une prise
de distance, malheureuse ou heureuse, de l’être humain avec la nature, et de
supposer que l’homme fut à l’origine un animal qui tomba malade de la tête ou
qui fit un saut qualitatif (suivant que l’on est pessimiste ou optimiste), et
que ce saut ou cette chute inaugura notre histoire, fit commencer la culture.
Quelle que soit la
véracité anthropologique, paléontologique, de cette supposition, le récit
relatif à Adam signifie autre chose ; il se situe, lui, non au plan de la
sagesse ou de la science, mais au plan non humain de la théo-logie. Pour
lui, la situation de l’humain-terrien d’avant Abel, celle d’Adam et de Caïn
avant le meurtre, n’a pas de consistance. Elle se situe entre deux mondes,
celui du Jardin et celui de la Ville de Caïn. Elle est le lieu abstrait d’un
pur choix, l’occasion de ce choix : « si tu fais bien… si tu ne fais pas bien…
». Elle est un gond, une charnière, elle est cardinale. Sur le plan de
la narration pure, elle est le moment où l’on change de génération, le temps de
l’effacement d’Adam et de l’émergence de Caïn, simultanément. La fin de
l’histoire du Jardin (« tu enfanteras… ») et le début de l’histoire des
civilisations (« il était cultivateur… il était berger »).
Si elle est ce moment
en quelque sorte bultmannien d’un choix cardinal, quel est ce choix ? Que sont
ce bien-faire et ce ne-pas-bien-faire posés devant Caïn ? La simplicité du
récit ne permet qu’une réponse : vivre avec le frère, et inaugurer un monde
inouï, celui de la relation ternaire acceptée (toi, moi, cela), avec tout le
déploiement de sa richesse logique et pratique, celui de la paix construite
dans et par l’histoire et la culture… ou bien : tuer l’Autre, pour instaurer le
règne de la relation binaire, adversative (sujet, objet), le monde de la guerre
subie.
La philosophie prend
place après que ce choix ait été accompli. La sagesse et la science explorent
et transforment le monde de la guerre, à l’intérieur de sa logique et de sa
pratique.
La théo-logie de ces
récits se situe avant ce choix, réimplante toujours à nouveau la possibilité de
ce choix, dès la simple lecture. « Si tu fais bien » : mais puis-je bien faire,
le pouvons-nous ? Dire « si tu fais bien » suppose que la question n’est pas
réglée : cela met les hommes-en-guerre devant un abîme, devant l’étrangeté
radicale d’un autre monde possible.
D’où vient cette
question ? D’où sort ce choix ? Dans le récit, ils naissent évidemment de ce
qui les précède, de l’enjeu posé par l’histoire d’Adam dans le Jardin. Le monde
construit par ce récit-là n’est pas celui d’une "pure" vie de nature
qui aurait été perdue. Il est au contraire un monde réglé de façon
contractuelle par la relation de l’humain et du dieu. Il n’a pas d’autre sens.
C’est bien sûr la grande Vérité posée par les Écritures – on la rejette ou on
l’accepte – que le monde heureux est le monde qui tourne autour de l’alliance
entre l’espèce humaine et le Créateur. Cette Vérité s’oppose à toute pensée et
à toute action qui supposeraient que le monde heureux repose sur l’accord, sur
l’harmonie entre la nature et les humains. Selon les Écritures, le monde ne se
soutient que lié à une histoire mise en œuvre conjointement par une Transcendance
– un Tout-Autrui – et son partenaire d’élection. Cette Vérité échappe à toute
vérification et à toute expérience présentes, ce en quoi elle n’est ni
philosophique ni scientifique. Elle est un fondement axiomatique. Elle est la
vérité d’une pensée et d’une pratique spécifique. La poser, c’est poser en même
temps la possibilité de l’évacuer. Comme on voit qu’Adam le fait.
La poser, c’est aussi
accepter la possibilité d’être l’élu. Et c’est ce qui est le plus difficile
pour l’homme-en-guerre puisque cette élection n’est pas le résultat d’un gain,
d’une victoire, d’une conquête, d’un mérite, d’un travail, d’un désir… mais
simplement d’un arbitraire. Celui-ci sape le fondement même du sujet, de la
relation sujet-objet qui constitue l’homme-en-guerre. Adam, dans le Jardin,
n’est pas un sujet. Le terme même n’a de sens que dans la relation sujet-objet.
Adam est un être en relation avec beaucoup d’espèces d’êtres, mais en premier
lieu avec un Autre, qui le rend distinct et pourtant non séparé. Cela
s’appelle l’amour. Et c’est bien pourquoi les Écritures présentent l’amour
comme arbitraire. Dieu n’est pas sentimental, il n’avoue aucune raison à cet
amour.
« Pourquoi m’aime-t-il,
celui-là ? » dit l’homme-en-guerre. « Où est le piège ? » Aucune réponse n’est
possible, pas même « Pour rien », car répondre à cette question, c’est entrer
dans sa logique, qui est mortelle. « Pourquoi t’aimerait-il ? » dit le serpent.
Qu’on l’écoute et c’est la mort.
C’est parce que
préexiste cette Vérité-là, dans le récit biblique, que le choix se pose devant
Caïn. La sortie d’Adam le menait sur une terre privée de sens, un monde vide
dans lequel tout est à construire. Là se situe le choix. Tout Autrui y
survenant est l’occasion de ce choix. Tout Autrui est celui qui dit « Construisons
ou tue-moi ».
Dire « construisons » –
c’est-à-dire « construisons ensemble » – c’est définir l’amour, qui n’est pas
premièrement affaire de sentiments, mais d’abord affaire d’action et de
création communes. D’avenir commun.
En un premier
mouvement, il se peut – il peut se constater – que l’autrui me rende caduc. La
seule arrivée d’un autrui me rend passé, en tant que sujet. Son regard, en ce
sens, me tue, tue le sujet en moi par absence d’objet, par le fait qu’autrui ne
se présente pas comme objet. Là est le choix, au bout du compte, car j’ai le
pouvoir de le ramener radicalement et définitivement à ce statut d’objet. Je le
tue.
Les Écritures ne posent
aucune alternative à cette pratique avant le don de la Loi. « Tu ne tueras pas
». C’est-à-dire, dans la logique extrême des conséquences de cette Loi : « d’un
Autre, tu ne feras pas un objet » ; ou encore : « Devant l’Autre, tu accepteras
de te perdre comme sujet » ; et par conséquent, « tu ne vivras plus au sein
d’un monde d’objets, d’un monde-objet ».
Quel est alors ce monde
où les humains vivraient ensemble hors de toute relation objectale ? Il est pur
attente, espoir d’un règne d’amour à venir, ‘olam habbâ*. Et de même, dénonciation de ce
monde-ci, ‘olam hazzè*,
monde de Caïn.
C'est ainsi que la Loi,
en ce qu’elle me place dans un monde qui n’est pas ce monde-ci, fait de moi,
par construction, un imposteur, me rend fou, au sens qu’à ce mot en mécanique,
me structure comme celui qui rate son but. Bref, la Loi me fait pécheur,
l’interdit fait de tout mortel un pécheur.
C’est pourquoi, au sens
où le terme amour est employé ici,
Dieu n’aime que les pécheurs. Qui d’autre ?
Mauguio, 1980 – Paris,
2008
* ‘olam habbâ et ‘olam hazzè : le monde qui
vient et ce monde-ci (hébreu).
Des protestants indéfinis
À propos de l’interview récente de Marcel Gauchet dans Réforme, on peut contester
qu’il y ait à distinguer aussi rapidement qu’il le fait ce qui serait du
protestantisme classique et de la mouvance évangélique.
Ce n’est pas la première fois, dans
l’histoire du protestantisme français, que des missions étrangères introduisent
chez nous des courants spirituels de type évangélique. On leur doit ainsi,
depuis le XVIIIème siècle jusqu’à aujourd’hui, non seulement l’Armée du Salut,
la Mission Populaire Évangélique, entre autres, mais aussi nombre d’œuvres
sociales, caritatives, culturelles ou religieuses. En ce dernier domaine, on
peut citer la Société des Missions évangéliques de Paris, d’abord filiale de
celle de Londres, dont l’action est devenue l’une des réussites historiques du
protestantisme français.
Britanniques, Allemands, Suisses,
Étasuniens, Scandinaves, etc., ils ont importé en France le revivalisme
anglo-saxon, le piétisme rhénan ou prussien, le socialisme évangélique romand,
tout autant ou plus que le barthisme ou la théologie du process…
Spirituellement, la plupart des
protestants français « classiques » ont cela dans leurs gènes. Il existe chez
nous fort peu de communautés dont la réalité sociologique doive tout à une pure
hérédité huguenote ou luthérienne… Les Cévennes elles-mêmes ont été travaillées
par ces missions et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on y trouve des born again
!
Il y a là comme un processus de
régénération repérable sur le long terme : face à la sécularisation, le
protestantisme « classique » perd des forces dans deux directions,
l’agnosticisme et l’évangélisme. Mais à terme, nombre d’éléments de la mouvance
évangélique le rejoignent et remplissent les vides. En effet, un taux élevé de
ferveur n’est supportable que pour peu de temps, il faut un jour un retour
réflexif sur la phase éruptive qui a été vécue. C’est pourquoi les
petits-enfants de fervents pentecôtistes burkinabés récemment convertis me
demandaient naguère de la formation en exégèse historico-critique de la Bible…
En bref, la distinction entre
protestants et évangéliques est une pure apparence, du moins sur le plan
sociologique. Il s’agit d’un mode de reproduction mis au point depuis longtemps
dans les sociétés protestantes. Si ce n’est que les phases en sont
irrégulières, et que, selon le temps, c’est l’une qui prend le pas sur l’autre.
Mais ce qui n’est pas pris en compte
dans cette affaire, c’est ce que le protestantisme fait de ceux qui sont partis
dans l’autre direction, ceux qui, comme un Cévenol me le disait un jour, «
campent à la porte du temple »…
Par opposition aux membres des paroisses
luthéro-réformées ou des diverses communautés évangéliques, nombre de
protestants englobés dans un fourre-tout nommé « protestantisme sociologique »
ont en réalité soif d’une spiritualité beaucoup plus marquée par le doute et la
recherche que celles qui leur sont proposées. C’est ce qu’un certain nombre de
mouvements et de centres leur offraient depuis quelques décennies, et qui
manque aujourd’hui, faute d’une réflexion ecclésiologique qui dépasse la
distinction entre « association 1905 » et « association 1901 »…
Réforme – novembre 2007
Penser le fait "évangélique"
Pourquoi une personne née en Algérie dans une famille de tradition musulmane va-t-elle se
convertir au protestantisme de la tendance dite "évangélique" ? En me
remémorant ce que je peux en savoir à la lecture de la presse, depuis quelque
temps, il me semble qu'on trouvera souvent réservée à cette question une
réponse unique, plutôt évoquée qu'argumentée, et qui peut surprendre.
Ces commentaires laissent souvent
entendre, en effet, au moins par omission, que l'on ne se convertirait pas à ce
type de spiritualité pour des raisons purement religieuses. Ce ne serait pas
par une adhésion personnelle à la personne du Christ telle qu'elle est
présentée par les "évangéliques". Ce ne serait pas par une conviction
assez puissante pour amener la personne à braver toutes les menaces venues de
l'entourage, y compris et premièrement familial. Il n'y aurait donc pas en
premier lieu à respecter ce choix étrange, mais à le considérer comme biaisé.
Il faudrait entendre que ces convertis seraient abusés, manipulés.
On ne se convertirait pas non plus,
semble-t-on penser, parce que l'islam, sa foi, sa doctrine, sa morale, sa
culture, sont dénaturés par les violents qui massacrent des villages à l'arme
blanche ou détruisent des quartiers à coup de bombes humaines. Ni parce qu'il
est récupéré par un régime politique oligarchique, autoritaire et verrouillé,
sinon corrompu. Ni parce qu'il est devenu l'apanage des mouvements intégristes,
salafistes et wahhabites, financés par les pays du Golfe, et peu portés à la
liberté individuelle, en particulier à celle des femmes.
Ce n'est pas non plus à cause de l'image
de religion de la liberté politique, de la liberté de conscience et de la
réussite économique que peut représenter le protestantisme, à tort ou à raison,
dans un tel pays. Après tout, au sein d'une culture pour laquelle la religion
est prégnante, consubstantielle à tous les aspects de l'existence, l'idée
pourrait paraître naturelle, sans doute naïvement, qu'il existe un lien entre
la religion de certains pays et leur haut niveau de développement ; entre,
dirait-on, la vérité du Christ et l'efficacité des "chrétiens"... On
peut constater cela ailleurs, par exemple en Corée du Sud où, de bouddhistes,
des millions de gens sont devenus protestants. En effet, si notre culture
réprouve ce type de collusion, d'autres conceptions du monde y consentent au
contraire, pour lesquelles le spirituel socialement inopérant est tout
simplement faux.
Mais non, nous laisse-t-on entendre, si
une jeune femme algérienne se convertit au protestantisme
"évangélique", c'est à cause de l'agressivité des méthodes utilisées
par des missionnaires américains pétés de dollar. De sa part, c'est au mieux de
la naïveté, de la crédulité, au pire un sordide intérêt. L'intérêt de devenir
chrétien dans un pays musulman...
La raison ultime de ces conversions serait
donc là : elles auraient lieu parce que les mouvements "évangéliques"
rompent brutalement, inconsidérément, illégitimement, immoralement, avec
l'évidence qui fait nécessairement des Algériens de bons musulmans. Une
évidence que l'on comprendrait si elle émanait seulement de muftis, mais qui
peut surprendre lorsqu'elle s'exprime par le moyen des relais d'opinion d'un
pays supposé apporter l'idéal laïc au monde.
À moins que le point de vue défendu
souvent dans notre presse à ce sujet ne provienne d'un déni profond et
quasi-inconscient, né sans doute de la mauvaise conscience coloniale, mais
aussi d'un anti-américanisme larvé, d’une profonde ignorance concernant le fait
protestant dans le monde, d'un séculaire anti-protestantisme en l'occurrence
mal refoulé, d'une nostalgie impensée du modèle constantinien, et finalement
d'une toute bête auto-défense. Après tout, ces "évangéliques"
essaiment aussi chez nous. Leurs "sectes" (car il s'agit bien sûr de
sectes, quoi d'autre ?) croissent souvent sur le terreau culturel du
catholicisme.
En ce qui me concerne, je suis loin de
partager les certitudes et les choix missionnaires de ces mouvements, assez
éloignés des façons d'agir, de pensée et de croire du protestantisme européen
auquel j'appartiens. En réalité, je suis plutôt de ceux qui considèrent le
comportement en terre musulmane des moines de Tibehrine comme le plus purement
évangélique.
Une chose me paraît cependant certaine :
une compétition intense oppose entre autres, dans de nombreuses parties du
monde et jusque dans nos banlieues, ces deux puissantes mouvances
fondamentalistes, "l'islamique" et "l'évangélique". Elle
atteint parfois le niveau de guerre idéologique, voire de lutte armée. Or on ne
saurait réduire ces deux mouvements à certaines de leurs méthodes, fort
diverses au demeurant. Les enjeux de ce conflit quant au devenir de nombreuses
populations, ses retombées et ses interférences dans nombre de domaines, les
dommages collatéraux qu'il engendre et engendrera, tout cela mérite mieux que
de hâtives mises en cause. Il me semble que nos intellectuels français,
journalistes compris, auraient tout intérêt à "penser" cet état de
fait. Et donc, en particulier, à tenter de comprendre les causes et les
ressorts de la montée en puissance du fait "évangélique" dans le
monde.
Novembre 2009 – texte écrit à la suite
d’articles parus dans le journal Le Monde et portant sur la répression
des chrétiens évangéliques en Algérie.
Approche biblique de la sexualité
1. L’époux et l’épouse dans
l’alliance du Seigneur-Dieu
Bien que le grand récit biblique couvre
presque deux millénaires et que le mode de vie des Israélites ait beaucoup
évolué pendant cette longue période, on peut au moins définir à très grands
traits le système général qui commandait les relations entre les gens, quels
qu’ils soient, et en particulier les époux. La plupart des relations instituées
entre catégories de personnes étaient en effet, dans le Proche-Orient antique,
donc dans l’Israël biblique, commandées par un type unique de contrat, remarquablement
adaptable à la plupart des situations. On a pris l’habitude de désigner ce
contrat-type par le terme d’alliance (hébreu berîth).
Une alliance, à cette époque et dans
cette culture, comportait au moins quatre éléments obligatoires : un contractant
initial, un ou plusieurs contractants en second, un témoin et la garantie du
monde divin. Précisons le rôle de chacun d’entre eux :
– Le contractant initial, ou « seigneur
» (hébreu adôn), était à l’origine du contrat. Par celui-ci, il faisait
entrer dans son aire de domination un « serviteur » (hébreu cèvèd),
et de préférence plusieurs.
– Le serviteur, homme ou femme, était la
plupart du temps contraint d’entrer dans ce contrat, dans lequel son statut
était second. Il conservait un domaine bien à lui, où il était maître, mais ce
domaine était inclus, comme par enchâssement, dans le domaine de son seigneur.
Le contrat lui imposait à la fois des limites, ou des interdictions, et des
obligations à l’égard du seigneur.
– Cette alliance était signifiée par un
objet appartenant au seigneur et placé au cœur du domaine du serviteur. C’était
parfois le texte du contrat. Le serviteur n’avait pas le droit de toucher à cet
objet qui représentait son seigneur, sous peine de se définir comme infidèle à
ce dernier.
– Enfin, le monde du divin, représenté
par le dieu ou les dieux de chacun des partenaires, apportait sa garantie à ce
contrat, en promettant bénédiction ou malédiction aux deux contractants,
suivant leur comportement à l’égard de leurs engagements.
Ajoutons que l’alliance ainsi définie
établissait entre les contractants un lien indissoluble de fidélité réciproque.
Le terme hébreu qui le désigne, hèsèd, peut aussi bien être traduit par
les termes « grâce », « fidélité », ou « amour », selon le contractant dont il
s’agit : c’est la « grâce » du seigneur envers le serviteur, mais aussi la «
fidélité » ou « l’amour » de l’un comme de l’autre.
(C’est pourquoi le terme « amour » n’a
pas dans la Bible le même sens que dans nos civilisations dans lesquelles «
l’amour courtois » de la fin du Moyen-Âge a pris le dessus, avec la nécessité
qu’une union soit précédée de l’apparition d’un sentiment. « Tu aimeras ton
prochain » ne signifie donc pas qu’il soit nécessaire d’avoir à son égard un
quelconque sentiment, mais plus concrètement qu’on lui apporte l’aide et le
soutien dont il a besoin.)
C’est ainsi qu’étaient définies, grosso
modo, les relations qui devaient exister entre un suzerain et ses vassaux, un
patron et ses employés, un mari et ses épouses (et l’on voit bien que c’est ce
système qui légitimait la polygamie puisqu’il va de soi qu’un « seigneur » a
intérêt à avoir plus d’un « serviteur »), enfin un père et ses fils. Quant aux
filles, elles avaient pour destin de devenir les « serviteurs » d’un autre «
seigneur » que leur père.
Le statut des femmes était donc le
suivant, et il le reste souvent aujourd’hui encore dans l’aire de civilisation
méditerranéenne : une fois mariées, elles étaient totalement maîtresses chez
elles, à la maison, mais ce « chez elles » était inclus dans le domaine
d’autorité de leur mari, et une fois au-dehors, elles étaient totalement
soumises à celui-ci, aussi était-il fréquent qu’elles circulent voilées). Cela
comportait pour elles obligations et interdictions : elles avaient, entre autres,
l’obligation de lui donner des enfants, et l’interdiction de le tromper ! En
retour, leur mari leur devait une protection totale.
Pendant longtemps, les Israélites ont
suivi ce modèle polygamique. Ils ont toutefois évolué à la longue vers la
monogamie, sans que celle-ci soit officiellement rendue obligatoire. Elle a
plutôt été, semble-t-il, la conséquence de l’évolution religieuse du peuple
d’Israël.
En effet, les Hébreux n’étaient pas au
départ monothéistes, mais monolâtres. C’est-à-dire qu’ils imaginaient sans
difficulté qu’il puisse exister beaucoup de dieux, mais qu’eux n’en adoraient
qu’un. Cette particularité, pour l’époque, était due au fait que ce dieu était
devenu leur « seigneur ». D’où l’appellation de « Seigneur-Dieu ». Ce dieu les
ayant libérés de la servitude en Égypte et leur ayant donné une terre avait
remplacé tout autre seigneur possible. On ne peut avoir qu’un seul seigneur !
C’est lorsqu’ils furent déportés en
Babylonie, de 587 à 538, que les intellectuels israélites eurent à situer leur
dieu par rapport au grand nombre des dieux babyloniens. Ils conclurent de cette
comparaison que leur dieu, Adonay (c’est-à-dire « Mon Seigneur »), était
unique, rassemblant en lui seul tout le divin : « Écoute Israël, Adonay
notre dieu est Adonay Un ».
À cette époque, les douze
tribus initiales – les douze « serviteurs » du Seigneur-Dieu – s’étaient en
fait fondues en un peuple unique, si bien que la relation d’alliance se
trouvait simplifiée en une alliance entre un dieu et un peuple élu, d’où cette
image, représentée en particulier dans le Cantique des Cantiques : l’élection
réciproque de deux amants vue comme parabole de l’union entre Dieu et Israël. À
partir de là, la monogamie s’imposait aussi entre hommes et femmes : elle
devenait une parabole vécue de cette relation d’alliance.
Il faut insister sur le fait que cette
relation de fidélité devient alors réciproque : de même que Dieu s’engage à
rester fidèle à son peuple, même lorsque celui-ci lui est infidèle (voir
l’histoire du mariage du prophète Osée), de même, le mari s’engage vis-à-vis de
sa femme, ce qui n’était obligatoire que pour la femme à l’époque de la
polygamie.
On sait que Jésus a suivi totalement
cette ligne de pensée... qui n’a été reprise, ni immédiatement, ni facilement
par les premières communautés chrétiennes, ainsi qu’on le voit dans ce conseil
attribué à Saint Paul : « Il faut que l’évêque soit irréprochable, mari d’une
seule femme, sobre, etc. » (1 Timothée 3,2) !
2. La « chair », l’amour et la
justesse
Dans l’histoire de l’Église, un certain
nombre de notions et de comportements ont été amenés à se différencier de
l’apport biblique, ceci de façon parfois malheureuse. Cela est particulièrement
vrai du terme « chair », avec tout ce qu’il sous-entend. Dans la Bible, la «
chair » de l’être humain n’est, ni seulement son corps, ni encore moins
seulement sa sexualité ! La « chair » de l’être humain, c’est son histoire.
On peut se faire une idée de cela en
méditant ces mots de Saint Paul : « Moi aussi, cependant, j’aurais sujet de mettre
ma confiance dans la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la
chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la
semence d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la
loi, pharisien ; quant au zèle, persécuteur de l’Église ; irréprochable à
l’égard de la justice de la loi » (Philippiens 3,4-6).
On le voit, la « chair » représente bien
tout ce qui situe un être humain dans son histoire : d’où il vient, de qui il
vient, de quel peuple, de quelle lignée, de quelle culture ou famille d’esprit
; mais aussi de quels comportements, fidélités, justesse il se rend lui-même
acteur : juste ou coupable au yeux des siens.
La « chair », dans la Bible, est donc
avant tout un terme relationnel, et c’est ainsi qu’elle inclut aussi la
sexualité. Car « selon la chair », on est aussi une femme ou un homme, une
épouse ou un époux, une maîtresse ou un amant, une mère ou un père, une fille
ou un fils. Et l’on a vu que cela était toujours une façon de se situer dans un
réseau d’alliances. C’est dans ce cadre qu’on est d’ailleurs aussi un humain ou
un animal – car les animaux domestiques peuvent eux aussi être inclus dans une
alliance, en tant que « serviteurs » de leur « seigneur » humain.
C’est comme bien des animaux que l’être
humain est sexué ou, plus exactement, réparti en deux genres, mais c’est aussi
en tant que tels que les humains sont « image de Dieu », en tant que mâle et
femelle à la fois distincts et unis : « Dieu créa l’être humain à son image, il
le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle » (Genèse 1,27). On voit
par là à quel point cette union-unité des genres, et donc des sexes, est vue de
façon positive, ceci dès la première mention de l’être humain dans la Bible.
Et en effet, il n’y a pas d’interdit sur
le sexe en tant que tel, bien au contraire, dans les Écritures. L’interdit
majeur y porte sur l’inceste, et plus généralement sur l’union sexuelle de
membres d’une même catégorie (d’où le refus de l’homosexualité), ou au
contraire sur l’union de membres de catégories trop séparées ou éloignées
(l’adultère, évidemment, mais aussi... la zoophilie). Sur le viol, il n’y a
d’interdit que s’il n’est pas suivi de réparation, la plus sûre étant
évidemment le mariage. Ces coutumes n’ont qu’une seule raison : éviter la
rupture ou le mélange indu des lignées. Les sentiments, les explications ou
justifications des uns ou des autres ne sont pas pris en compte lorsqu’ils
aboutissent à mettre en danger, ou au contraire à faciliter cette durée à long
terme des filiations et des alliances. Dans un premier temps, c’est sur ce
terrain que se situait avant tout la morale sexuelle.
On le voit par exemple dans l’histoire
du patriarche Judas (Genèse 38), dont la faute n’est pas d’avoir couché avec sa
belle-fille, et cru avoir ainsi couché avec une prostituée, mais d’avoir
empêché la naissance du fils de son propre fils aîné. La belle-fille, à
l’inverse, est félicitée pour avoir couché avec son beau-père... dans le but de
donner ainsi naissance à ce fils manquant ! Elle renouait ainsi la lignée
sectionnée.
Mais il s’agit là d’histoires de
difficultés à résoudre. Plus positivement, l’union sexuelle légitime est
présentée dans la Bible hébraïque comme plaisir heureux, et comme consolateur
des duretés de la vie. C’est ce que, trop pudiquement, on traduit en français
par le verbe « rire » dans les rares récits évoquant les ébats amoureux (Genèse
26,8 par exemple). Le parangon de ce type d’amour est le patriarche Isaac (son
nom hébreu, Içcaq, signifie « Il-rira » !), dont on nous dit, dans
un récit émouvant, que lorsque sa jeune épousée, Rébecca, entra dans sa tente,
elle le consola de la mort de sa mère...
Reste que dans le but d’assurer la
pureté et la durée des lignées patrilinéaires, la femme a toujours été
contrainte d’arriver vierge au mariage et de se consacrer avant tout à la
maternité. C’est pourquoi le pire qui puisse lui arriver était d’être stérile,
cause principale de répudiation et de toute façon source de honte pour elle.
Il est bien connu que le rapport sexuel,
dans le langage biblique, est « connaissance » : « Adam connut Ève sa femme,
elle conçut et enfanta un fils... » (Genèse 4,1). Cela a pour effet de relier
l’acte purement charnel à l’expérience majeure de l’humanité, à sa sagesse, à
sa reconnaissance que la vie vient d’un passé inconnu pour aller vers un avenir
inconnu, bref, que la naissance amène la mort. C’est l’un des enseignements du
récit inaugural du récit de Genèse 2 et 3 : si Adam peut connaître Ève, c’est
parce qu’il a durement acquis la sagesse, qu’il a appris qu’il est sorti un
jour de rien qui vaille, qu’il est mortel, et que toute chose lui advient
désormais par le biais d’une expérience à faire fructifier.
Il y a donc, dans les Écritures, une
justesse à établir en permanence dans le rapport entre les sexes, que ce
rapport soit amoureux ou non. Cette justesse suppose que des règles soient
établies. Elles sont de deux sortes : des règles de pureté et des règles de
justice.
Il semble que les règles de pureté que
l’on trouve dans les livres de la Thora de Moïse (le Pentateuque) aient eu pour
fonction de rendre leur dignité et leur santé à des populations sortant de la
promiscuité et de la crasse inhérentes à une situation de servitude. Il s’agit
de règles de libération.
Mais ce nouveau statut de peuple libéré
devait être également accompagné de règles assurant la justesse des relations
entre les personnes et les groupes, clans ou tribus. Ce sont des règles de
justice/justesse, permettant à des tribus dépourvues désormais d’une régulation
seigneuriale, pharaonique, donc de « forces de l’ordre » extérieures, d’éviter
que les uns ne profitent de leur force pour opprimer les plus faibles, par
exemple les femmes, en particulier les femmes seules, sans protection, veuves
ou étrangères.
Plus tard, après le retour de l’Exil à
Babylone, on reviendra quelque peu en arrière concernant l’image de la femme.
En effet, la force de séduction des idoles sera souvent confondue avec la
représentation de la femme sexuellement séductrice, en particulier la femme
étrangère, qu’il convient alors de ne pas épouser. De toute façon, tout
l’Orient, de la Méditerranée à l’Inde, voit dans la femme la source de la
séduction et d’un désir sexuel impérieux... comme on le voit déjà dans le récit
du Jardin d’Éden. La Bible n’est pas extérieure à la culture dans laquelle elle
a été écrite : c’est à partir de cette culture, y compris dans ses aspects les
moins admirables à nos yeux, qu’elle a pu être parabole de la relation d’amour
fidèle établie entre Dieu et l’humanité.
3. Dans le Nouveau Testament
Le Nouveau Testament ne tranche pas sur
les concepts et les coutumes héritées de la Bible hébraïque. Il les assume et
les reconduit, au moins dans leur esprit. Il y a toutefois de notables
différences. Ainsi, Jésus, comme ses premiers disciples, porte une remarquable
attention à la situation des femmes de son temps. En particulier, on ne le voit
jamais condamner les femmes les plus humiliées par la société d’alors,
prostituées, femmes adultères, païennes ou samaritaines. Saint Paul, de son
côté, loin d’être le misogyne que l’on dit, a insisté sur le statut d’égalité,
et même de partenariat, entre hommes et femmes au regard de Dieu, allant ainsi
à l’inverse de l’opinion courante en son temps. Ceci au point de confier à l’occasion
la direction de communautés naissantes à des femmes.
Mais ni Jésus ni saint Paul ne font du
mariage et de l’union sexuelle une condition de la vie religieuse, on le sait,
à la différence des rabbins de l’époque. Jésus déclare en effet, par exemple, que
dans le Règne des cieux il n’y a ni homme ni femme, ce qui signifie en
particulier que le mariage n’y a plus cours. De même, saint Paul, persuadé de
l’imminence de la fin des temps, préfère qu’on ne se marie point si l’on peut
s’en dispenser. La raison de cette réticence ne doit pas, cependant, être
cherchée dans une condamnation de la sexualité en elle-même, mais dans la
certitude qu’hommes et femmes ont les mêmes capacités et la même dignité devant
Dieu, ce que ni les coutumes en général, ni le mariage en particulier
n’assuraient à l’époque, bien au contraire, qu’il s’agisse des mœurs juives ou
grecques. Quant à l’homosexualité masculine (la seule qui soit évoquée dans les
textes), si elle est condamnée par lui, en bon juif qu’il est, c’est aussi dans
la mesure où les mœurs greco-latines du temps faisaient d’elle un mode
d’éducation privilégié.
Le point de vue biblique sur le sexe est
donc daté et situé. Il dépend d’une histoire et de cadres culturels antiques et
proche-orientaux. Il ne serait pas raisonnable de conformer par principe des
conduites actuelles aux modes de vie qui s’expriment ainsi. En revanche, ces
coutumes et conceptions portent à leur manière une visée très précise et très
précieuse, de nature purement « théo-logique » : dire la dépendance nécessaire
des amours humaines vis-à-vis de l’amour/grâce/fidélité que Dieu manifeste à
l’égard des humains, considérés comme ses alliés dans l’univers.
La Lettre
du Centre protestant de l’Ouest – 2004
Un jeune type qui dit non
Ce n’est pas un reproche, juste une constatation, l’hebdomadaire Réforme
n’a pas eu un mot, en octobre de cette année-là, serait-ce par allusion, pour
la fête de la Réformation qui devait pourtant être célébrée le dimanche 31.
J’écris devait car j’ai le sentiment – erroné ? – que cela n’a pas été
trop observé par les Églises, d’ailleurs le site de la Fédération protestante
de France n’y avait pas même fait allusion sur sa page d’accueil. Il y a chez
nous comme une gêne à ce propos. Effet pervers de l’œcuménisme ?
De plus, pas un mot dans la grande
presse. Luther est tout de même pour elle, plus ou moins consciemment, le
diviseur d’une catholicité que tous, même les plus laïcs, semblent regretter
comme on regrette le bonheur perdu, fantasmé, du temps de son origine. On veut
oublier cette part de l’essentiel : un appel inaugural à la liberté
spirituelle. Voilà qui semble indisposer même les protestants. Ou non ?
On sait que la date en a été choisie par
référence au jour (31 octobre 1517) qui a vu Martin Luther refuser publiquement
le trafic du pardon de Dieu et publier les quatre-vingt-quinze Thèses de
Wittenberg qui devaient amener un semblant de réforme de l’Église universelle.
Vu l’esprit de notre temps, je verrais
bien, aujourd’hui, la chose comme cela : ce serait l’histoire d’un jeune type
(trente ans) qui, au nom de ses convictions, a dit non à la vénalité, à la
suprématie du fric sur tout le reste… L’anti-Mammon.
J’appelle donc à célébrer la
Réformation, à l’avenir. Elle pourrait devenir la fête de la joyeuse liberté
spirituelle des enfants de Dieu à l’égard des divers dieux Fric de ce
temps, mais j’ai pourtant un doute. On va le faire, voilà ce que je crains,
avec tellement d’onction, de précautions, de raison… On va le faire avec tant
de raides robes noires aux rabats amidonnés, tant d’aubes blanches ornées
d’étoles enluminées, de mains manucurées, de géants arrosoirs de salive
parfumée, de loukoums, de quatre-vingt-seizième thèse édulcorant les autres, de
luthers à la rose, de calvins en bonbon suisse… qu’on noiera ce poisson :
Luther avait dit Non. Que vienne le catho qui refera ce coup !
Mais quand même, la Fête de la
Réformation. Que l’on se demande cependant pourquoi on l’appelle fête
puisque personne ne fait la fête ce jour-là. Or une fête, c’est un jour qui
fait du sens pour les grands comme pour les petits par des moyens… festifs.
Tout est à inventer au sujet de celle-ci. C’est pourquoi je me permets quelques
conseils, auxquels d’autres pourront évidemment ajouter leur grain de sel :
Dès l’aube, placez une petite bougie sur
le rebord de votre fenêtre pour signifier votre naïve espérance en la fidélité
à venir des Églises à l’égard de l’évangile ; ensuite, pour réjouir les
enfants, faites-leur placarder sur vos portes des dessins illustrant le don,
opposé au tout fric, ou monter des sketches à ce sujet. La Réformation est tout
de même la fête de la gratuité de l’amour de Dieu. En plus ou à la place, vous
pouvez leur offrir des pièces de monnaie en chocolat (conseillé aux
grands-parents).
Et donc, à l’an qui vient !
Réforme –
2010
Tous mabouls
?
Quand le monde est fou, fou, fou, faut-il attendre une dernière folie
destructrice ou que le vaisseau Terre continue à voguer vers sa paix ?
C'est à cause de la violence des humains
qu'il y eut, selon le récit parabolique de la Genèse, le grand mabboul,
ce mélange des eaux primordiales et opposées que nous nommons Déluge* (du latin
diluvium, qui traduit le terme de la version grecque des Septante kataklusmós,
"inondation") : "En ce jour-là toutes les sources du grand abîme
jaillirent et les orifices du ciel s'ouvrirent." Selon la cosmogonie de la
haute époque biblique, il faut comprendre là, plus précisément, que les eaux
d'en-haut, les pures eaux célestes, ne devaient jamais rencontrer les mortelles
eaux d'en-bas, les eaux de l'abîme, sous peine d'une sorte d'universel
court-circuit liquide, infiniment destructeur. Car le terme mabboul
désigne premièrement un mélange indu, et crée un rapprochement entre les images
de corruption, de mixture et de folie (cette dernière image correspondant au
terme maboul, passé de l'arabe, langue voisine de l'hébreu, dans le
français le plus familier).
Le mabboul est la conséquence de
la violence, folie corruptrice qui règne sur la terre comme règle des rapports
entre humains et qui fait violence à la création entière : "La terre s'est
défaite devant Dieu et s'est remplie de violence, et Dieu a vu la terre et
voici, elle était défaite car toute chair avait défait sa voie sur la terre, et
Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est advenue devant moi car la terre est
remplie de violence à cause d'eux, et voici, je vais les défaire avec la
terre." C'est qu'il est supposé qu'il n'y a pas une corruption politique,
économique, morale et spirituelle distincte de la corruption physique et
matérielle. Un cadavre qui se défait, voilà donc ce que sont là, et la société,
et la création.
Mais l'arche est une machine à sauver
les gens des eaux. C'est ce qui se passe pour Moïse – autre histoire de rescapé
– et c'est ce qui arrive à Noé, à ses sept co-équipiers et aux couples épargnés
de chacune des espèces animales. Dans le cas de l'arche de Noé, il s'agit de
notre salut, du salut de tous les vivants actuels, sauvés des eaux violentes et
corruptrices de la mort. L'arche de Noé est le lieu de la vie commune des
espèces, et pour ce qui est de l'espèce humaine, des peuples. Au-dessous de
l'arche, dans les fonds des eaux d'en-bas, reposent ceux qui, humains ou
animaux, sont morts. Le fond de l'eau c'est la mort, l'arche de la vie voguant
sur le passé, sur l'océan des morts. 'E la nave va. Si bien que l'arche
de Noé est aussi une image de la terre elle-même, reposant sur l'abîme.
Celui qui trouve enfin la terre,
véritable arche de vie commune à tous les vivants, c'est la colombe. Elle
rapporte un rameau d'olivier. Elle ne sait pas, ni Noé, qu'elle deviendra ainsi
la colombe de Picasso, le rameau d'olivier n'est pas encore le symbole
universel de l'armistice. À l'époque biblique, il s'agit encore d'un élément de
l'arbre qui produit l'olive, laquelle produit l'huile : richesse, prospérité,
onction, santé, beauté, plaisir, mais aussi sainte joie de la bombance
messianique : "Tenez, qu'il est bon, qu'il est doux d'habiter ensemble en
frères, c'est comme la meilleure des huiles (...), c'est comme une rosée de
l'Hermon qui descend sur les monts de Sion car c'est là que mon Seigneur
instaure la bénédiction, la vie pour toujours" (Psaume 133).
Le message que l'oiseau-prophète transmet à
Noé est clair : châlôm. La paix, oui, mais en tant qu'elle est bonheur
et honnête prospérité, amitié entre les humains, amitié entre Dieu et l'espèce
humaine. Tout cela, qui veut dire aussi justice, et justesse. En lieu et place
de la violence et du pourrissement.
Lorsque le Nouveau Testament évoque le
déluge, c'est d'abord pour insister sur la nécessité pour le croyant de rester
vigilant, solide dans la foi, nul ne connaissant le jour ni l'heure :
"Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ;
car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on
se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,
et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vint le déluge, qui les emporta tous
: tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme" (Matthieu 24,37-39). Or
c'est dans le même contexte que Luc écrit : "Le Règne de Dieu ne vient pas
comme un fait observable. "On ne dira pas : Le voici ou le voilà. En
effet, le Règne de Dieu est parmi vous" (17,20-21). Ce temps où Dieu règne
est donc présent, pour l'évangéliste, dès ici et maintenant, à la portée de
chacun pour sa vie, pour sa justice et sa justesse opposées au risque permanent
de pourrissement présent dans ce monde-ci. Pour Luc, le jour s'approche où le Fils
de l'homme rendra ce règne visible et agissant pour tous, de façon stable et
définitive.
Le thème du déluge apparaît également
dans le contexte ultérieur d'une lutte contre ceux qui confondaient liberté
réelle, acquise en Christ, et licence asservissante à tous égards. De tels
"faux docteurs" inspirent ces mots à l'auteur de la Deuxième épître
de Pierre : "Dieu n'a pas épargné l'ancien monde, mais il préserva, lors
du déluge dont il submergea le monde des impies, Noé (...), lui qui proclamait
la justice" (2,5). À quoi l'on voit que le déluge est, là aussi, l'un des
thèmes de l'urgence qu'il y a à se tourner vers Dieu… pour la cause de la
justice.
* Genèse, chapitres 6 à 10.
Un manque
de Souffle
Selon un sondage que Réforme
commentait récemment, le vote des protestants français se porte majoritairement
à droite. De mon point de vue, c’est à déplorer mais ce n’est pas surprenant,
les viviers d’un protestantisme de gauche s’étant largement dépeuplés. Je me
propose d’en exposer ici quelques raisons.
La première, c’est la perte
déjà ancienne de l’esprit missionnaire né au XIXème siècle. On peut le
qualifier d’évangélique, mais il serait anachronique de le confondre avec
l’esprit qui règne chez les évangéliques actuels. Les missions de cette époque
liaient fermement l’annonce du Salut et la lutte effective contre les maux
sociaux du temps.
Les premières missions
outre-mer ont débuté avec le combat contre l’esclavage, entre autres terribles
douleurs. Pour leurs agents, cette lutte faisait intimement partie de la
prédication de l’évangile.
Les premières sociétés
d’évangélisation luttaient contre la pauvreté, et l’on peut rappeler le lien
établi entre l’évangile et la justice sociale par les fraternités de la mission
Mac All ou les postes de la défunte Société centrale d’évangélisation.
Tous ces mouvements – mission
au delà des mers, évangélisation parmi les prolétaires – étaient mus par un
même esprit, forgeant une même certitude, qui voulait que la réception de
l’évangile entraîne une libération à l’égard des entraves liées à la pauvreté,
que celle-ci soit économique, sociale ou culturelle.
Si elle ne l’exprimait alors
que rarement, cette évangélisation allait au rebours des ressorts d’un ordre
établi toujours plus ou moins assujetti à la logique de l’argent et du pouvoir
qui lui est lié. En ce sens, elle rejoignait plus ou moins confusément les
moteurs de la gauche politique.
L’abandon de cette sorte
d’évangélisation – le désintérêt à son égard et le tarissement de son financement
– a ainsi abouti à ce que les prolétaires redevenus croyants se soient
embourgeoisés sans que de nouvelles communautés aient pu apparaître au sein des
milieux qui connaissent la misère. L’évangile intégral – celui qui respecte ces
liens évoqués plus haut – ne risque plus de parler aux prolétaires des
quartiers pourris.
La deuxième raison de la
droitisation du protestantisme français me paraît être le développement d’une
prédication dite évangélique qui parle de Salut sans le lier aux conditions
pratiques de la vie civique. Elle ne sait plus grand chose du lien social, sauf
à ne se soucier que de s’en préserver. L’esprit puritain, qui pousse à se
débrouiller seul, le Seigneur aidant, esprit typique de la droite
anglo-saxonne, progresse grâce à la déconfiture de l’esprit évangélique de
solidarité.
La troisième raison, tout aussi
ancienne que la première, est l’exode rural, qui fut plus marqué qu’ailleurs
dans les terroirs historiquement habités par le vieil esprit de résistance
huguenote. Un esprit qui demeure présent, poussant des poignées de vieillards
allègres à militer dans les associations humanitaires, à soutenir nombre d’ONG
et à se reconnaître dans le discours des partis de gauche, mais, faute de
soutien, sans plus guère atteindre les pauvres des campagnes.
Reste la théologie qui
accompagne cela, ce soi-disant néo-luthéranisme qui a fleuri en faculté de
théologie, formant nombre de pasteurs à ce programme qui veut que l’Église se
soucie de la seule "prédication", celle-ci comprenant, je le concède
volontiers, quelque diaconie. Une Église intelligente et qui a du cœur (ce qui,
toutes choses égales par ailleurs, était le programme de Valéry Giscard
d’Estaing). Des Églises qui comptent beaucoup de facs… et peu de frats.
Voilà
pourquoi votre gauche est muette. Ou à peu près. Mais peut-être oublie-t-elle
aussi que, à moins de se préférer en intelligentsia attachée à l’activisme,
elle a besoin de la virulence du souffle, de la verdeur de l’Esprit, pour
entrer dans le combat des pauvres pour la justice.
Saint-Coutant – avril 2012
Père et pères
ou paternités humaines et paternité de Dieu*
1
– Pères ou parrains ?
Nos
enfants, à nous les hommes, sont-ils de nous ?
Les
femmes ne peuvent avoir aucun doute à ce sujet, les hommes si.
Ce
doute possible installe un principe d’incertitude quant à la validité du lien
génétique qui unirait un père et ses enfants.
C’est
ce qui est exploité par les Écritures dans la grande histoire des gens de foi
qu’elles ont tissée.
Cela
commence avec Abraham et se poursuit avec les histoires de ces femmes dont la
grossesse est due à une intervention extérieure.
Abraham
est celui qui, sur un appel venu d’ailleurs, se sépare de la lignée
paternelle : Quant à toi, va-t’en de la maison de ton père.
Il
est celui qui ne devient père que par l’effet d’une décision divine, une fois
dépassées les limites d’âge de la fertilité masculine.
Il
est celui qui reçoit son fils après avoir accepté de le retrancher de sa vie,
se privant ainsi de la possibilité d’une descendance biologique.
Le
père des croyants n’est père que par la parole qui le bénit, cela ne doit rien
à la génétique.
C’est
au point que le récit du livre de la Genèse installe subtilement un doute sur
l’origine de la grossesse de Sarah : le père naturel est-il vraiment
Abraham, ou bien le pharaon qui a fait enlever la belle nonagénaire ?!
On
retrouve cette ligne de pensée dans les récits qui présentent la grossesse
miraculeuse de femmes stériles, comme la mère du prophète et juge Samuel (1
Samuel 1).
Ou,
dans un tout autre sens, à propos des enfants d’Osée, nés de la prostitution de
leur mère.
Et
bien sûr dans la naissance de Jésus et de Jean Baptiste, dans les évangiles de
Matthieu et de Luc.
Le
plus juif des deux, Matthieu, insiste sur la paternité de Joseph, qui n’est en
rien, pour lui, un père adoptif – j’y reviendrai.
Le
plus grec, Luc, note que Jésus était, comme on croyait, le fils de Joseph,
semblant revenir sur la vérité de cette paternité, mais c’est pour affirmer
finalement que Jésus est fils d’Adam, lui-même fils de Dieu, remettant ainsi
toutes les paternités humaines à la même enseigne que celle de Joseph : il
n’y a qu’un père, et c’est Dieu.
Il
y a donc beaucoup de mères, selon les Écritures, mais il n’y a qu’un Père.
Les
pères humains sont pour elles, en quelque sorte, les substituts, les vicaires,
ou encore les intendants du Père universel. Des parrains.
2
– Dieu comme Père
Il
y a quelque part, dans le livre édité par le Groupe des Dombes**, une réflexion
que je ne partage pas. Elle dit en substance que si Dieu se présente à nous
comme père, c’est parce que le lien que nous entretenons avec la paternité est
universel.
Certes,
la paternité biologique est universelle, mais elle n’est pas vécue, ni pensée,
de façon universelle. En voici quelques exemples :
–
Chez les Inuits, le père de quelqu’un est le conjoint de la mère, mais rien
n’assure qu’il est le père biologique car la génitalité est dissociée de la
parenté, si bien que la mère a pu légitimement concevoir hors mariage.
Néanmoins, l’homme de la maison est bel et bien considéré comme le père et se
conduit comme tel.
–
Chez certaines sociétés matrilinéaires et matrilocales africaines, le père
biologique est simplement un géniteur, qui ne réside pas nécessairement chez sa
femme, et l’homme important quant à l’éducation du jeune est l’oncle maternel.
Par parenthèse, cela explique peut-être en partie la légèreté, chez nous
aujourd’hui, de certains hommes africains ou antillais à l’égard de leurs
responsabilités matrimoniales et paternelles.
–
Quelques sociétés himalayennes pratiquent la polyandrie, si bien que l’on y a
parfois plusieurs pères.
En
tant que telle, la paternité, on le voit, ne peut pas représenter un modèle
intangible, elle est comprise différemment selon les cultures, et si nous avons
le sentiment de partager les mêmes représentations de la paternité que les
Juifs d’il y a deux mille ans, c’est, selon moi, pour deux raisons :
La
première est que la culture traditionnelle dont nous sommes issus ressemble sur
ce point à celle de l’époque biblique parce que nous sommes culturellement
héritiers de son aire de civilisation. Mais cela est de moins en moins vrai
dans notre société post-moderne.
La
seconde raison est que nous nous trompons, que le mot père, dans les Écritures,
n’évoque pas exactement ce que nous croyons.
Un
modèle fondamental
Dans
l’Antiquité proche-orientale, la figure du père fait partie d’un ensemble de
termes reliés entre eux. Il s’agit de ce que l’on appelle alliance dans la
Bible, système social réglant les relations de dépendance mutuelle qui unissent
les gens entre eux, quel que soit le domaine considéré.
Ainsi,
une alliance seigneuriale suppose l’existence d’un lien de dépendance entre un
seigneur (hébreu adôn) et ses obligés, que l’on appelle ses serviteurs (‘èvèd).
Les
mêmes liens existent entre un père patriarcal et l’ensemble de sa famille
élargie.
Il
en va de même entre un patron et ses employés. C’est ainsi qu’en hébreu
biblique, on appellera volontiers les ouvriers tanneurs, par exemple, fils de
tannerie (benéy bérous).
Je
m’en tiendrai à ces trois liens-là : on est toujours le serviteur, le fils
ou l’employé de quelqu’un que l’on appellera père aussi bien que maître ou
seigneur.
Aussi,
dire à quelqu’un Père, cela sous-entend ce type de relations, et on le dit à la
fois : père de famille, seigneur et patron.
Ces
relations sont de même type :
Le
père-seigneur-patron enveloppe fidèlement de sa protection l’ensemble de ses
fils-serviteurs-employés, auxquels il concède une aire d’autonomie. En retour,
il attend d’eux qu’ils respectent fidèlement certains devoirs, qui sont
évidemment différents selon qu’il s’agit d’un empire, d’une famille ou d’une
entreprise.
Tant
que ces devoirs sont respectés, mis en pratique, les fils-vassaux-employés sont
totalement libres d’exercer leur liberté à l’intérieur de l’aire d’autonomie
que le père-seigneur-patron leur concède.
Les
sentiments ne font pas nécessairement partie de l’affaire, mais il est admis
que, s’agissant d’un bon père-seigneur-patron, il aura un comportement de
tendresse à l’égard de ses fils-serviteurs-employés.
En
tout état de cause, ce n’est pas, selon ce modèle, le lien biologique qui fait
le père, mais la parole qui scelle une alliance.
Retour
au Notre-Père
Ainsi,
lorsque le disciple de Jésus s’adresse à Dieu en disant Notre Père, il se
représente moralement lui-même comme le fils d’un patriarche, le serviteur d’un
grand roi, l’employé d’un puissant maître.
Dire
à Dieu Notre Père, c’est lui dire aussi qu’il est notre seigneur, que nous
sommes des éléments de l’ensemble de ses alliés, de ses obligés, de ses
vassaux ; c’est lui dire que nous sommes une partie de l’ensemble de ses
enfants, considérés au sens large de la grande famille antique ; c’est lui
dire que nous sommes à son service en tant qu’employés dans le cadre de son
entreprise de sainteté.
C’est
donc lui dire que nous lui sommes fidèles et que nous sommes certains de la
fidélité de sa protection.
Et
en conséquence, c’est lui dire que nous choisirons son alliance plutôt que
toute autre, au cas où cette autre suivrait une logique opposée à la
sienne : pas d’autre seigneur !
Et,
notons-le, dire le Notre Père, c’est aussi reconnaître que nous ne sommes pas
ces enfants accomplis que prévoyait l’alliance qui nous lie à lui, ce qu’il
aurait pourtant le droit d’exiger de nous.
C’est,
je pense, à cet ensemble de représentations, de relations de dépendance et de
fidélité réciproques, que font allusion, entre autres, les trois premières
demandes, en particulier la première, que ton nom soit sanctifié,
c’est-à-dire : que tu sois au point suprême ce père, ce roi, ce maître
dont nous sommes dépendants, au service duquel nous agissons, et dont nous
attendons un engagement total vis-à-vis de nous.
C’est
le caractère intangible de ces liens de dépendance mutuelle entre deux
partenaires d’importance inégale qui est appelé hèsèd en hébreu, terme
que l’on peut traduire indifféremment par grâce, fidélité, bonté, amour…
3
– Second degré
Autant
le lien pouvait être établi facilement entre le mode de vie social de l’époque
et cette représentation paternelle de Dieu, ce qui permettait au pater
familias de modeler son comportement, toute proportion gardée, sur celui du
Dieu Père, autant cela est plus que compromis ici et maintenant. Peut-on,
doit-on, chercher aujourd’hui à rétablir le type de liens familiaux dans
lesquels on pourrait se définir comme père à la façon de Sémites d’il y a deux
mille ans ?
C’est
une question difficile, qui fait partie de l’ensemble de celles que les divers
mouvements missionnaires ont eu à affronter : comment passer de la culture
biblique à la culture des gens d’ici et d’aujourd’hui sans perdre le sens vital
porté par la foi biblique ?
Je
constate simplement ce qui se passe chez moi : je suis père, grand-père,
sans doute bientôt arrière-grand-père, mais quand on me demande combien j’ai de
petits-enfants, je ne sais jamais comment répondre. Selon que l’on compte ceux
qui ont un lien biologique avec moi, ou ceux qui ont un lien légal avec moi, ou
ceux qui ont d’autres bonnes raisons de m’appeler grand-père, le nombre est
variable.
En
cela, je suis très représentatif de larges secteurs de notre société actuelle,
détachée des représentations bibliques. Quel sorte de père vais-je donc
devenir ?
Je
ne suis plus crédible comme substitut familial du Père céleste.
Dépendance
mutuelle ? Certes, mais, une fois les premières années passées, ce sera
sans cette inégalité constitutive de l’alliance biblique.
Fidélité
mutuelle et sentiments réciproques ? Oui, on l’espère, mais toujours
volontaires.
Or
la nouvelle alliance, conclue entre le Père céleste et le Christ, est toujours
pour nous une alliance au second degré. C’est qu’il y a désormais, et pour la
première et la dernière fois, un fils-serviteur-employé accompli, ce qui
distingue radicalement la foi chrétienne des autres religions abrahamiques. Car
pour elle, c’est par le Fils que le Père fait, des barbares que nous sommes,
des fils et des filles.
Aussi,
si je suis biologiquement ou socialement le père de mes enfants, dans la foi je
suis avant tout leur frère, leur ami, leur prochain, chargé simplement de
veiller sur mes frères, amis, prochains humains lorsque je suis en position de
le faire.
N’attendant
aucun retour, si ce n’est, par pure grâce humaine, les marques d’affection qui
peuvent survenir.
En
tant que père, je m’installe définitivement et quoi qu’il arrive dans un lien
de service indénouable.
* Exposé oral présenté à la Semaine des Avents 2010 sur
le thème Paternités humaines et paternité de Dieu.
** "Vous donc, priez ainsi" – Le Notre Père,
Itinéraire pour la conversion des Églises, Paris, Bayard éd., 2010.
Les temps de la
Présence
Un seul terme
dit en hébreu biblique à la fois le temps illimité, les temps indéfinis
d’autrefois et de l’avenir, et le monde (somme de tous les temps des êtres
divers qu’il contient). La racine d’où vient ce terme évoque ce qui est secret,
inconnu, caché au regard, à la connaissance, à la mémoire, ce qui s’évade et se
dérobe.
C’est pourquoi
il y a dans la Bible hébraïque des temps, des âges, des générations, non le
temps. Il y a des commencements, ou des recommencements, et des fins, qui sont
plutôt des finalités, des visées.
On dit souvent
que cela vient de l’absence d’une pensée abstraite, de concepts. Là où le temps
n’est pas un concept, il n’y aurait pas de véritable conception du temps,
seulement des dits de sagesse portant sur le vécu. Mais il faut se demander si
le temps peut être un concept, si l’on peut le concevoir ? Il semble que
les écrivains bibliques pensaient autrement. Peut-être ainsi :
Comment
définir le temps, puisqu’on est dedans, enclos en lui, incapable de le
surplomber – et que de plus on est enclos dans les limites de la parole, qu’on
est aussi dedans, incapable aussi de sortir d’elle ? Qu’on n’est pas
Dieu...
On ne connaît
que le temps de sa propre parole, le temps de son commencement et la maîtrise
aléatoire du temps qu’il faudra pour parvenir à sa fin, atteindre sa visée. Un
temps qui d’ailleurs s’allonge et se rétrécit, s’éclaircit et s’opacifie
suivant l’intensité des énergies mises en œuvre. On ne connaît que le temps de
sa propre vie, inaugurée dans l’inconscience, tournée vers l’inconnu, mais
vécue comme présence.
De même que l’on
habite le monde, on habite le temps, pas de différence. La vraie différence est
dans la qualité de cette habitation, de cette présence. Avec des temps forts
qui rythment la vie : familiales ou collectives, fêtes et pèlerinages...
Car mon temps
n’est que celui des miens. Si je suis comme l’herbe qui passe, il s’agit d’une
herbe issue d’une graine, et qui fournit sa graine. J’habite le temps qui va
d’une graine à une graine, d’un temps à un temps. Et ces temps sont bien
souvent d’intensité diverse : le temps de mes pères qui fut graine par
excellence n’est pas le temps de ceux qui furent de basse intensité – Roboam
n’est pas David, Abdias n’est pas Jérémie. Je m’enracine dans Abraham, Moïse,
David, je suis pleinement en eux, je défaille avec d’autres. Il en ira de même
pour les graines qui me feront suite, certaines seront grosses pour des vies
plus lointaines. Entre temps, je serai peut-être moi-même une forte
graine, ou non, pour ceux qui suivront. De quelle qualité sera ma
présence ?
Il nous est
difficile de concevoir ce temps où la présence n’est pas notre présent – ce
point vide situé entre un avant et un après – mais la qualité fluctuante d’une
vie qui va vers un accomplissement en un sens déjà présent, à partir de temps
passés... très actuels ! Or la conjugaison de l’hébreu biblique est déjà
là, faite d’aspects, de modes, plus que de temps, jouant avec les temps. Dieu –
seule vraie Présence – ne peut y être dit « éternel », mais en trois
seuls mots brûlants (èhyèh achèr èhyèh) il y dit tout ensemble :
« Je serai qui je serai », « Je suis qui je serai »,
« Je serai qui je suis », « Je suis qui je suis »...
Mission, 2008.
1 – L’abolition de la répudiation
Il s’agit, comme on sait, de questions brûlantes aujourd’hui. Je vais partir de ces passages où Jésus, dans les évangiles selon Marc et Matthieu, condamne la répudiation (Marc 10,2-12 ; Matthieu 19,1-9).
Dans ces
passages, au mépris de la tradition patriarcale propre à la charia de
l’époque, le Jésus de Marc et Matthieu refuse que la femme reste une dépendance
de l’homme – le père qui l’a mariée ou l’époux à qui elle a été confiée.
L’homme ne peut plus la délier (ou la délivrer, apolusai en grec) parce que le lien ne
dépend plus d’une décision unilatérale. Elle est au bénéfice d’un droit, à
égalité, au sein d’une unité de base, le couple.
Peut-être
parce qu’il s’adresse, plus que les autres évangiles, à un public habitué aux
coutumes romaines, Marc est le plus clair à ce propos : … et si celle qui a délié
son homme en épouse un autre, elle est adultère (Marc 10,12), passage (bien
oublié ensuite pendant des siècles !) dans lequel on voit que la femme a
désormais le droit de répudier son mari !
À ce titre, elle fait désormais partie de l’histoire, elle est de même chair que son homme (Marc 10,8 et Matthieu 19,5). Je précise que, dans les Écritures bibliques, les termes traduits par chair (hébreu bâsâr, araméen bichrâ, grec sarx), signifient dans ce type de contexte l’ensemble des conditions et des liens qui déterminent l’existence des êtres, et finalement de l’humanité. L’égalité de statut est ainsi posée par Jésus, tant du côté du droit que de celui du devoir.
2 – L’abandon du système impérial antique
Or, poser cela, c’est ruiner l’ensemble des implications millénaires du vaste système relationnel lié aux sociétés impériales antiques. Ce système, en effet, n’admettait pas l’égalité des statuts au sein d’un contrat d’alliance. Ces contrats supposaient un supérieur et un inférieur, ou, plus précisément, et pour reprendre les termes de l’époque biblique, un seigneur (hébreu adôn) et un serviteur (‘èvèd). Plus précisément encore : un seigneur et des serviteurs.
Le mariage faisait partie de ces contrats-là, à côté de ceux qui unissaient un roi et ses vassaux, un père et ses fils, un patron et ses employés. J’ai longuement étudié cette question, et l’on pourra trouver mes réflexions à son sujet dans nombre de mes publications2. Je les résume en posant que, dans ce type de contrat, alors quasiment universel dans l’aire de civilisation considérée, l’autonomie du "serviteur" (de l’épouse, dans le cas d’un mariage) était totale à l’intérieur de son champ propre (pour l’épouse, ce qui se passe à l’intérieur de la maisonnée), quoique limitée par son inclusion dans l’aire d’autonomie de son "seigneur", en l’occurrence le mari. L’épouse était maîtresse d’intérieur, l’époux seigneur et maître d’un plus vaste domaine, aux plans social, économique et politique, incluant les demeures et les enfants de ses épouses. Tel est du moins le modèle.
Un point est alors à considérer : dans ce type de culture, pas de contrat, pas d’alliance, pas de mariage entre personnes ou entités au statut égal ! Pas de mariage entre identiques (l’épouse étant d’ailleurs une étrangère par rapport au clan du mari). Et c’est sur ce point que les paroles prêtées à Jésus changent la donne : le mariage devient alors l’union de deux êtres humains au statut identique. Les deux moitié de l’humanité se retrouvent face à face, en vis-à-vis, comme il est écrit au tout début des Écritures (kenègdô, Genèse 2,18 et 20)… avant la catastrophe (notons au passage que Jésus semble ainsi ignorer la doctrine chrétienne de la Chute et du Péché originel…)
Il y a là un saut qualitatif majeur, même si, dans les faits, les Juifs de l’époque avaient largement abandonné la polygamie et adopté le modèle du couple monogame, si bien que lesdites paroles de Jésus consistent plutôt à tirer les conclusions ultimes d’un état de fait. Ainsi dans le livre de Tobit, où le père de l’épousée dit à l’époux : désormais tu es son frère et elle est ta sœur (7,12).
Il faut aussi tenir compte de ce bref passage de Matthieu 19,10-12, qui relativise totalement le mariage, et par conséquent la procréation, au profit du célibat et de la chasteté. Un pas de plus y est fait en matière de liens interpersonnels dans la reconnaissance possible d’un statut d’autonomie totale des personnes, ceci quel que soit leur genre.
3 – La situation actuelle : questions
Cela amène à reconsidérer ce qu’il en est actuellement du mariage.
La première remarque que je ferai à ce sujet, c’est que, ni la République, ni les Églises ne semblent avoir encore tiré toutes les conséquences pratiques de l’enseignement du Jésus de Marc et Matthieu, même si l’évolution actuelle va dans ce sens.
Il y a encore quelques décennies, les paroles dites aux époux lors d’une cérémonie civile de mariage supposaient une infériorité statutaire de l’épouse. Aujourd’hui encore, les textes bibliques lus dans nos églises ou nos temples luthéro-réformés à la même occasion vont souvent dans le même sens, même si la prédication qui s’ensuit corrige le tir. Cela est plus marquant dans les Églises évangéliques, et correspond à la conception officielle de l’Église romaine en ce qui concerne le mariage et le couple.
Autrement dit, il semble bien que toute notre société reste tributaire, plus ou moins souterrainement, d’une conception antique du mariage. Non pas seulement judéo-islamo-chrétienne, puisque, du moins je le pense, liée à l’ensemble des systèmes sociaux impériaux de l’Antiquité, Extrême-Orient inclus. Je note que cela est moins vrai en Europe du Nord, dans les sociétés d’origine celtique ou scandinave qui n’ont pas fait partie d’un empire.
La seconde remarque concerne la place des enfants dans cet ensemble de questions. Dans le système antique, si l’épouse est infériorisée, ou plutôt "intériorisée", c’est, entre autre, pour qu’il soit certain que ses enfants sont bien ceux de son époux, et plus largement ceux du clan (de la famille élargie à la tribu ou à la cité). C’est pourquoi le Jésus de Marc et Matthieu insiste sur le lien d’étroite fidélité qui doit unir les époux à partir du moment où cette infériorité féminine est abolie. Cette recommandation était absolument nécessaire car si l’évidence de l’infériorité de la femme devenait caduque, les hommes auraient davantage tendance, soit à quitter le foyer, soit à devenir violents (comme on le constate souvent aujourd’hui).
C’est aussi pourquoi, sans doute, le passage concerné est immédiatement suivi d’une exaltation de l’intérêt que l’on doit porter aux petits enfants (Marc 10,13-16 et Matthieu 19,13-15, repris par Luc 18,15-17). Dans le système impérial, ces derniers, confinés qu’ils étaient au gynécée, n’avaient pas autant d’importance en eux-mêmes, leur généalogie l’emportant sur leur personne.
Pour diverses raisons bien connues, et à propos desquelles nous aurons intérêt à réfléchir, la légitimité d’un enfant par rapport à la lignée ou au nom de son père ne représente plus, le plus souvent, un souci aussi important qu’autrefois dans notre société. Ce souci est de plus en plus remplacé par celui de l’existence ou non, chez l’enfant, de repères liés à la fois aux genres et aux figures paternelle et maternelle, ainsi que par celui du maintien ou non de liens affectifs entre les uns et les autres.
Cela pose cette question de fond : un être humain, être éminemment social, se constitue-t-il nécessairement, ne serait-ce qu’en partie, par la place qu’il occupe dans la suite des générations, telle que l’imaginaire social la conçoit, c’est-à-dire de manière en quelque sorte verticale (et dans ce cas, la chaîne inter-générationnelle ainsi constituée doit-elle être absolument génétique ou le droit – la parole sociale d’un jugement d’adoption par exemple – suffit-il à la constituer ?) ; ou bien les liens affectifs au bénéfice desquels il se trouve lui suffisent-ils à se construire, ceci de façon strictement horizontale ?
Le mariage est en train de changer de sens dans nos sociétés, et ceci plus rapidement que ne le font les institutions. Dans ce contexte, une chose semble certaine, nous ne reviendrons pas aux anciennes conceptions. Dans le domaine considéré, une longue histoire est en train de prendre fin. L’imaginaire hérité de l’ordre impérial sera bientôt caduc. Et l’on comprend bien que l’Église catholique, dont les institutions sont, plus largement que d’autres, intimement liées à cet ordre ancien, exprime sa souffrance devant cet état de fait.
Reste que cela pose des questions bien concrètes, dont nous allons pouvoir discuter à partir de cet intérêt premier porté à l’enfant : l’autonomie sexuelle – la vie commune avant mariage – l’union libre – le mariage temporaire – la fréquence du divorce – le choix du célibat – la famille mono-parentale ou recomposée – le mariage des personnes de même sexe et les problème liés alors à l’adoption, ou encore à une fécondation ou gestation par un(e) tiers – etc.
1
Exposé oral présenté
en ouverture à un débat dans le cadre d’une réunion de pasteurs retraités
(Poitou-Charentes) à La Rochelle le 11 octobre 2012.
2 Voir
par exemple Éden – Huis-clos, Paris, L’Harmattan, 2002, ou, sur ce site,
la page intitulée Le
signe, le sacrement.
Sur l’usage
de certains textes bibliques en rapport avec le mariage
ou quelle
anthropologie biblique ?
Les thèses des théologiens protestants hostiles au « mariage pour tous » comportent probablement des points pertinents et d’autres contestables, c’est à voir, mais l’un d’entre eux, en tout cas, ne me paraît pas soutenable. C’est celui qui fait dès l’abord argument de la validité intangible d’une « anthropologie biblique » inscrivant l’être humain dans une structure dialogique ontologique.
Celle-ci reposerait d’abord sur le projet créateur de Dieu, qui crée l’humain à son image, et se prolongerait dans la conception de chaque individu par une femme et un homme, sexuellement différenciés, qui sont des vis-à-vis l’un pour l’autre. C’est à partir de là que la dimension dialogique de l’existence humaine se déploierait ensuite à travers une infinité de variations dans les relations interpersonnelles, communautaires et sociales. J’emprunte ici les termes utilisés par le pasteur Marc Frédéric Muller dans un texte privé.
Cet argument passe à côté de la structure dissymétrique des relations dont il fait état, ce qui, à mon sens, lui ôte tout intérêt en tant qu’argument lorsqu’il s’agit d’établir une valeur « ontologique » au mariage d’êtres humains partageant, comme aujourd’hui chez nous, un même statut anthropologique. Dans la Bible, l’homme et la femme ne partagent pas ce type-là de statut.
Il ne faut pas, en effet, faire de contresens sur le lien qui unit, selon les Écritures, l’homme et la femme dans le couple. Dans le récit biblique, de même que l’être humain n’est image de Dieu que comme réalité seconde, ne tenant sa validité que par rapport à une réalité première, de même, la femme est, par rapport à l’homme, un vis-à-vis dépendant.
Ainsi, par exemple, l’expression hébraïque kenègdo employée pour préciser la relation que la première femme entretiendra avec le premier homme (Genèse 2, 20 ; littéralement : « comme devant lui »), et traduite souvent par « vis-à-vis » ou « semblable à lui », n’évoque pas en réalité l’attitude qui consisterait pour l’un et l’autre à se regarder face à face et droit dans les yeux, en partenaires égaux, mais plutôt le lien de loyauté réciproque qui unit un seigneur et son vassal ou un maître et son fidèle serviteur. Pour la culture considérée, ces distinctions, liées à des ordres distincts constitutifs de l’humanité, sont tout autant « ontologiques » que la différenciation sexuée (pour autant que ce terme d’ontologie ait quelque correspondance avec le langage qui s’exprime dans la Bible). Ce n’est pas un hasard si le récit biblique fait sortir Ève d’Adam et non l’inverse (ce qui serait pourtant conforme à la nature !) car elle est de second ordre, elle qui « dé-pend » de son homme.
La première conséquence de ce statut « anthropologique » de la femme, c’est que les petits qu’elle enfante sont les fils et les filles de son mari plutôt que les siens.
Telle est la structure dialogique dans laquelle homme et femme se trouvent réunis dans les textes bibliques, y compris très largement dans le Nouveau Testament. Cela illustre simplement le fait qu’ils ont été écrits dans le cadre de civilisations impériales, asiatiques et antiques qui privilégiaient des relations contractuelles de type hiérarchique validées par le divin. Dans ces sociétés comme dans d’autres plus anciennes, c’est bien connu, la femme n’est pas totalement sujet, elle est valeur d’échange et signe d’alliance entre les hommes. C’est pourquoi, par exemple, la Loi donnée à Moïse au Sinaï s’adresse aux hommes, pas aux femmes. Elles n’ont qu’à suivre. Il serait d’ailleurs grotesque de leur appliquer la plupart des textes de loi lévitiques concernant la sexualité, telles par exemple que : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme »…
Alors veut-on faire une loi intangible, « ontologique », de conceptions anthropologiques situées et datées ? La révélation implique-t-elle que les croyants d’ici et d’aujourd’hui, hommes et femmes, aient à vivre « à l’antique » ? Doivent-ils sacraliser des traditions orientales qui leur sont devenues étrangères ? Je crois plutôt que, pour prendre une image, ce n’est pas seulement d’un point de vue linguistique que les Écritures nous disent leurs vérités dans une autre langue que la nôtre, et que celle-ci reste à traduire dans notre propre langue.
Ainsi, pour moi, et justement d’un point de vue anthropologique, ce que ratent les arguments évoqués plus haut sur ce point, c’est l’irruption de cette égalité inédite de statut que les femmes ont peu ou prou conquise dans nos sociétés. Or c’est sans doute parce que le couple devient alors une union civile entre égaux que, les anciennes règles devenant par suite caduques, la question de l’union civile entre semblables en est arrivée à se poser elle aussi aujourd’hui. Même si, pour être honnête, cette question m’embarrasse, je la crois légitime.
2 – Sur Genèse 1,27 (« Mâle et femelle il le créa »)
Ceci posé, question : une réponse de type anthropologique comme celle que je viens d’exposer est-elle suffisante au regard du point de vue ontologique déjà mentionné ? On pourrait en effet ne voir là que de simples considérations socioculturelles, bien faibles arguments au regard, par exemple, de ce passage de Genèse 1,27 : « Mâle et femelle il le créa », expression qui semble justement faire du couple cette structure dialogique ontologique qui disposerait du statut de fait de Création ? Je ferai plusieurs remarques à ce sujet :
Tout d’abord, ce que j’ai évoqué ne se résume à des considérations socioculturelles qu’au sein de notre culture. Pour les Anciens, je le répète, les distinctions qui nous paraissent telles étaient des marqueurs de nature anthropologique. Tel est du moins mon point de vue à leur sujet. Mais « anthropologique » ne veut pas dire « ontologique », notion fort éloignée, à mon sens, du type de pensée qui s’exprime dans les Écritures.
Certes, Genèse 1,27 souligne le fait de la dimension bi-sexuée de l’espèce humaine, qui est une réalité d’expérience dont personne ne met en doute la réalité. De plus, Genèse 1,28 ajoute manifestement à cela la pensée selon laquelle cette bi-sexualité est la cause de la fécondité de l’espèce humaine, ce qui n’est pas non plus niable. Il est clair aussi que, dans l’esprit des rédacteurs, ces réalités d’expérience sont dues aux paroles du Dieu créateur. Il est clair aussi pour nous que, toujours dans l’esprit des rédacteurs, ce qui est inféré dans ces versets a à voir avec ce que nous, nous appelons le mariage. Mais nombre de passages bibliques obligent à reconnaître à ce propos que pour eux, un mariage heureux était souvent polygame, jamais polyandre…
Et si l’on élargit la lecture à l’ensemble dans lequel se trouve ce demi-verset, il est tout aussi clair que, pour ses rédacteurs, la domination exercée par les humains sur la terre et sur tout ce qu’elle contient fait partie de ce même ensemble de paroles créatrices, cela au même titre que la fécondité bi-sexuée des humains. Il en est de même de ce qu’énoncent les versets 29 et 30, selon lesquels la faune et la flore sont créés pour la nourriture des humains. C’est là qu’on retrouve, à mon sens, cette présence, dans les Écritures, de ce que j’appelle plus haut un marqueur anthropologique, évidemment daté et situé : ces Anciens concevaient comme un fait de Création l’idée selon laquelle les éléments naturels étaient présents, non en eux-mêmes ni pour eux-mêmes, mais pour le bien de l’espèce humaine.
J’ai eu ailleurs l’occasion de relever que ces conceptions sont liées à une structure relationnelle de base selon laquelle, en l’occurrence, la Terre est dévolue à l’Humain comme la femme est dévolue au mari, ou le fils au père, ou le serviteur au seigneur, en fonction d’une alliance de nature hiérarchique et englobante. Selon cette pensée, ce n’est pas l’être humain qui vit au sein de la nature, mais la nature qui tire son existence de son service au sein de l’aire de domination humaine. La Terre comme animal domestique, pour le dire de façon plaisante. Plus sérieusement, je vois là l’application de ce que j’énonçais plus haut à propos de la valeur anthropologique de ces conceptions pour les Auteurs bibliques. Pour moi, le verset 27 n’enlève rien à cette conception : l’être humain y est distinct de deux manières, en tant que mâle et femelle et… en tant que seigneur et serviteur.
Bref, c’est tout le chapitre – et non pas seulement cet extrait du verset 27 – qui doit être lu comme un ensemble. Il s’y exprime un point de vue que j’ai caractérisé comme daté et situé. Il est patent que nous sommes gravement gênés par le fait que les Écritures aient été écrites au Proche-Orient et dans l’Antiquité, c’est-à-dire par des gens qui étaient étrangers à nos conceptions actuelles. Il en ressort qu’à mon sens, ce que nous avons à faire ici et aujourd’hui de ces paroles (et en particulier de ce verset 27), c’est, à moins de les rejeter totalement, d’entrer dans un travail de création permanente : une transcription au sein de notre conception de l’existence. Nul doute pour moi, je le précise, qu’elle ne soit critique à l’égard de nos comportements, quels qu’ils soient.
J’admets parfaitement que, dans le cadre de ce travail, certains puissent aboutir, en ce qui concerne le lien matrimonial, au point de vue selon lequel seule l’union de deux personnes de sexe différent peut être acceptée comme mariage. Mais je ne pense pas que cela doive être nécessairement déduit des textes bibliques.
On peut constater que, si ce texte inaugural lie très probablement différence sexuelle, fécondité et conjugalité, ce lien n’est en rien rendu nécessaire par le thème central de ce chapitre, qui consiste en l’affirmation que le monde que nous connaissons est le résultat du Parler créateur de Dieu, un dieu unique totalement distinct de sa création. En ce qui me concerne, je l’avoue, ce qui me paraît le plus important, mais c’est un autre sujet, c’est de comprendre ce que signifie ce Parler de Dieu, ce verbe créateur, au regard de nos conceptions actuelles. En abordant cette question, on se trouverait, de façon plus pertinente qu’à propos du couple humain, confronté à la question de l’ontologie : la Création par le verbe divin instaure-t-elle un être, ou du devenir ?
Saint-Coutant,
2013
ou qu’il n’existe pas
d’autochtones
Y a-t-il une théologie de l’exil dans la Bible ? Une éthique liée à l’exil et à l’accueil de l’exilé ? Il existe ce qu’on appelle des théologies du génitif, c’est-à-dire des théologies chrétiennes qui privilégient un thème, comme la théologie sud-américaine de la Libération, ou africaine de la Reconstruction, ou asiatique du Peuple dominé (minjung). Mais il y a eu aussi, d’ailleurs dans ces mêmes régions du monde, des théologies de l’Exil, ou du Désert. C’est-à-dire des théologies qui privilégient le thème du choix d’une sortie hors d’une situation vécue comme insupportable.
Il s’agit d’une attitude spirituelle, qui doit permettre aux croyants de se libérer intérieurement de la domination qui pèse sur eux, qu’il s’agisse de la colonisation, ou bien de l’aliénation politique, économique, sociale, ou encore culturelle. Je ne parle donc pas là du fameux opium du peuple que serait nécessairement la religion, Il s’agit au contraire d’une stratégie de lutte. Elle consiste en quelque sorte en un retour aux origines et aux fondements de la foi, d’où le fréquent rappel du thème biblique du désert, qui occupe tout de même quatre livres du Premier Testament, et qui évoque une capacité de vivre, certes, dans le dénuement, mais avant tout dans la liberté, dans un face-à-face avec Dieu, afin d’être restructuré pour repartir au combat.
Mais ces théologies supposent que l’on ait choisi ou au moins assumé son propre exil. Y a-t-il aussi, dans le stock de réflexions que le christianisme met à disposition, en particulier dans le dépôt de récits et de poèmes que nous offrent les Écritures bibliques, de quoi donner sens à la situation de ceux qui subissent l’exil ? Une rapide recension s’impose :
1 – L’exil, comme condition fondamentale de l’être humain
Les onze premiers chapitres du livre de la Genèse ont pour visée d’offrir un point de vue universel sur la condition humaine. Or cette condition est présentée comme celle d’un être qui est chassé de son lieu d’origine – chassé et radicalement séparé. C’est le cas d’Adam et Ève comme celui de Caïn.
Le mot hébreu adam signifie "être humain". Or Adam n’est pas seulement chassé de l’Éden, il est mis devant beaucoup plus qu’un simple exil : à cause de lui, la terre-mère est maudite, ce qui signifie plus précisément qu’il est séparé d’elle pour toujours. C’est à partir de là que l’histoire humaine sera fondamentalement une errance, un exil.
Toute idéologie qui lierait le salut de l’être humain, par nature, à un territoire, un lieu, une patrie, une race, une nation – que sais-je encore ? –, se heurterait à ce premier énoncé biblique : tu es coupé de tes origines, ton passé est passé, tu vas vers ton avenir, et c’est à toi de le construire. Il n’existe pas d’autochtones.
Le second récit est celui qui met en scène un meurtrier, Caïn, lui aussi errant et vagabond. Il est en réalité le véritable premier être humain, le premier homme né d’un homme et d’une femme, l’humain tel qu’en lui-même. Il est celui qui s’attache à la terre-mère, celui qui sert la terre (covéd adama), et il est aussi, en conséquence, une fois chassé, le fondateur d’une lignée qui, pour survivre, va inventer la ville, les métiers, les arts, bref, au sens propre, la civilisation. Celle-ci naît donc sur la base du meurtre, elle est le fait d’un exilé, et elle comprend la célébration de la guerre, comme s’en vante le descendant de Caïn, Lèmèc (4,23) :
Car un
homme j’ai tué
pour ma
blessure
et un
enfant
pour ma
meurtrissure
Or la descendance de Caïn est promise à la destruction, elle sera tout entière détruite dans le Déluge, dont le récit évoque, quelques chapitres plus loin, la destinée évidente d’une humanité déchue.
Le troisième récit qui m’intéresse est celui de la Tour de Babel, ville impériale au langage despotique, et dont les habitants sont finalement dispersés, devenus des exilés privés du pouvoir de s’approprier la terre, ou le ciel, par leur parole.
On peut constater comme ces récits à visée universelle et fondamentale expulsent de l’esprit du croyant toute confiance funeste, toute foi dangereuse qu’il pourrait placer dans ses origines, dans son caractère d’indigène, d’autochtone. Ils lui disent : tu es fondamentalement un errant, un exilé, et si tu mets ta sûreté dans ta terre, ton pays, ta ville, ta civilisation, ta langue, ton idéologie, ta religion, ta domination, etc., tu deviens alors un meurtrier, et un réprouvé, bref, un être perdu.
C’est pourquoi l’histoire proprement biblique de la naissance de la foi dans le Seigneur-dieu commence, au chapitre 12, par un ordre de séparation, l’injonction d’un exil. Cette foi exclut toute révérence et toute dépendance à l’égard d’une quelconque seigneurie terrestre, serait-elle purement mentale. C’est l’histoire d’Abraham, l’ami de Dieu et le père des croyants, qui commence ainsi :
Et mon
seigneur a dit
à
Avram
Toi
va-t-en
de ta terre
et de ta naissance
et du
domaine de ton père
Vers la
terre
que je te
ferai voir
Cette parole inaugure la foi biblique. Il n’y a pas de foi biblique qui
ne se tienne dans l’aire de cette injonction. C’est d’elle que viennent des
paroles telles que "Mon royaume n’est pas de ce monde" (Jean
18,36), ou "Cherchez premièrement le royaume de Dieu"
(Matthieu 6,33). Notez que ce royaume, ou plutôt ce règne, n’est pas
exclusivement situé dans un autre monde que celui-ci, mais à la fois là-bas et
ici-même. À la fois à accueillir ou à construire comme une réalité à venir dans
ce monde, ou à recevoir comme une nouvelle aventure dans un autre monde,
ailleurs, un monde que l’hébreu appelle "le monde qui vient" (hâcolam
habbâ). À l’opposé des moyens bien connus qui permettent de s’enraciner
dans un royaume ou un règne de nature, le moyen d’aller vers le règne à venir
est la sainteté, qui suppose premièrement, à la fois justesse personnelle et
justice collective.
Et vous
serez saints
car
saint
je le suis
dit le Seigneur (Lévitique 11,44) avant que
Moïse énonce la loi dite de sainteté, qui vise à proscrire l’injustice, en
particulier à l’égard de l’étranger :
Une seule
justice
sera chez
vous
Pour
l’étranger comme pour l’indigène
elle sera
… Car à
moi
est la
terre
Car
étrangers et habitants
vous
êtes
chez
moi
(Lév. 24,22 et 25,23).
2 – L’exil,
comme trahison et comme chance
Le récit
biblique le plus achevé qui concerne l’exil parle d’un homme que ses frères trahissent
et livrent à la mort, mais qui s’en relève et finit par siéger à la droite du
seigneur tout-puissant, apportant au passage à ses frères le pardon, la vie et
le bonheur. On peut reconnaître là le modèle des récits évangéliques qui
présentent le parcours de Jésus. Il s’agit en effet de l’un de ses paradigmes.
Et après tout, Jésus est bien le fils d’un Joseph…
Car ce récit
se trouve en fait dans le Premier Testament, dans le livre de la Genèse, et
raconte les aventures de Joseph, l’un des douze fils de Jacob, lui-même
petit-fils d’Abraham. Son histoire est bien celle que je viens de
résumer : fils préféré de son père, Joseph est prédestiné à devenir le
seigneur de ses frères, raison pour laquelle ceux-ci le font descendre dans une
fosse, lieu mortel par excellence, avant toutefois de le vendre comme esclave,
ce qui l’amènera dans un cul-de-basse-fosse égyptien, autre symbole de mort.
Mais à la fin, une sorte de résurrection sociale fera de lui le grand vizir du
Pharaon, ce seigneur tout-puissant dont je parlais.
Joseph est
ainsi l’exilé par excellence, et il n’est pas sans portée théologique, pour les
chrétiens, que le récit qui le concerne annonce le sort du Christ, faisant de
celui-ci ce Fils de Dieu exilé dans le monde dont parlent saint Jean et saint
Paul, chacun à sa manière.
Mais
l’histoire de Joseph vaut en elle-même. Elle parle de l’exil et le présente
avant tout comme le résultat d’une trahison, mais aussi, au bout du compte,
d’un envoi bénéfique. L’exilé est celui, ou celle, que les siens n’ont pas
voulu, ou pas pu, pas su garder parmi eux. Mais cet exil peut être aussi pour
eux une chance.
Ce double
point de vue est important à bien percevoir pour ceux qui reçoivent chez
eux l’exilé. Car eux, ils ont évidemment tendance à penser exclusivement à ce
que doit être leur comportement vis-à-vis de lui, en oubliant que l’exil est
avant tout la question de ceux qui ont chassé ou envoyé, suivant le cas,
l’exilé. L’exilé est d’abord l’homme ou la femme des autres, de ceux qui l’ont
poussé à partir. Et son sort a pour finalité, aux yeux du moins de ceux-là, de
leur apporter à eux de la vie et du bonheur. Soit qu’ils le chassent ou se
débarrassent de lui d’une manière ou d’une autre pour se purifier de lui, soit
qu’ils l’envoient au loin pour qu’il soit en mesure de leur fournir de quoi
vivre et de quoi espérer.
Tel est le cas
de la famille de Joseph. Certains, parmi elle, l’ont trahi, d’autres le
pleurent, mais tous vont bénéficier de l’avenir qu’il va leur apporter. C’est
leur histoire, leur destin, lié à cet ailleurs, l’Égypte, qu’ils imaginent
nécessairement comme le lieu d’un avenir heureux. Et c’est son histoire, à lui
l’exilé, une histoire de douleur extrême, au sein de laquelle peut subsister
néanmoins une espérance qui va le conduire à se battre.
Alors en quoi
cela concerne-t-il ceux qui reçoivent ces exilés, les Égyptiens opulents de
l’histoire de Joseph ? Eh bien eux, ils vont à la fois grandement
bénéficier de cet apport étranger, et ils vont aussi en payer la note en
subissant un bouleversement de leur façon de vivre. Pour eux il y a les deux.
L’exil n’est pas leur histoire, ils n’en sont pas les sujets, mais ils vont
avoir à gérer leur propre histoire en tenant compte de celle des autres. Dans
l’histoire de Joseph, l’Égypte gère cela – pertes et profits – tout en douceur,
puis, dans l’histoire de Moïse, qui s’ensuit, elle gère cela dans l’injustice
et la violence, ce qui aboutira pour elle au bout du compte à une perte de
puissance. Car la loi de justice et de justesse qui vient de Dieu s’applique
aussi à elle : la terre est à moi, dit le Seigneur…
L’un des
grands secrets bibliques, rarement exposé en toute clarté mais toujours dit au
moins entre les lignes, c’est qu’il n’y a ni juif ni grec, ou si l’on préfère
ni nous-autres ni eux-autres ; c’est que l’humanité, en conséquence, a
pour réalité et pour avenir le compromis, l’accueil et finalement le métissage,
parce qu’il y aura toujours un étranger là où vous êtes, seriez-vous l’un de
ces peuples élus, élus par quelque dieu ou par quelque histoire un peu
chanceuse, et parce que c’est justement l’histoire de cet exilé qui est le fil
rouge de la grande histoire des peuples. Pourquoi ? Parce que c’est sur
l’exilé que s’est concentrée la maladie de son peuple, et que c’est par lui,
aussi, que se révélera la maladie de votre peuple.
Alors, côté
Églises, on a beau toujours se refaire un christianisme autochtone,
territorial, qui se voudrait gestionnaire de l’espace et du temps des
populations, ça finit toujours par craquer, à cause de cet autre qui se ramène,
venant d’ailleurs, ou même à cause de l’un des nôtres qui se fraye un exil
intérieur. Et celui-là, cet autre, peut devenir le témoin ou même le garant de
l’avenir !
3 – L’exil,
comme temps de perte et de reconstruction
Ce qu’on
appelle l’Exil, avec un grand E, dans le vocabulaire des biblistes, c’est
évidemment cette période de l’histoire du peuple d’Israël pendant laquelle
l’ensemble de ses milieux dirigeants – les nobles, le clergé et
l’intelligentsia – a été déporté à Babylone, en deux vagues, entre 597 et 538
avant notre ère.
Il y a trois
grands départs dans l’histoire biblique, et ce sont les articulations majeures
de cette histoire, telle qu’elle a été récrite à plusieurs reprises en fonction
de visées théologiques. Les voici : le départ d’Abraham vers un pays
inconnu, le départ de Moïse hors de la servitude d’Égypte, et le départ des
Judéens pour l’exil de Babylone.
Ce dernier a
été la cause et le moyen d’un bouleversement de très grande ampleur. Il a
permis, au prix d’une terrible destruction et de grandes souffrances, tant
matérielles que spirituelles, d’ouvrir l’aire de pensée biblique à des
nouveautés qui ont permis ensuite la naissance de deux des religions
monothéistes actuelles, le judaïsme et le christianisme. Talmud et Évangile.
Quelles
nouveautés ? D’abord l’ouverture à l’universel. Les grands de Jérusalem se
trouvent tout à coup insérés dans une bien plus grande civilisation que la
leur, une civilisation impériale, et ils prennent ainsi conscience de toute
l’amplitude de l’histoire humaine. Ensuite, et en conséquence, apparaît à leurs
yeux le rôle de la personne, par opposition à la fusion dans le groupe
ethnique, celui-ci ayant perdu pour eux de sa pertinence sociale. Et cela va
induire la pensée de l’unicité d’un Dieu universel, créateur de toute chose, et
de plus partenaire possible de chaque être humain. C’est ce que devient pour
eux le seigneur divin des tribus d’Israël. Mais ce dieu, le libérateur de leurs
ancêtres asservis en Égypte, reste le dieu qui propose la sainteté dont je
parlais, cette justice-justesse, non plus seulement aux douze tribus de son
peuple, mais à toute l’humanité.
Ce que l’exil
apporte dans la violence et la souffrance, c’est la perte d’une autonomie
politique, d’une identité ethnique supposée, d’une image de soi et des autres
comme inclus dans le jeu classique des rapports de force entre États, ou entre
peuples. C’est très dur :
Au bord des
fleuves
de
Babylone
nous étions
assis
et nous
pleurions
de Sion
Aux saules
des alentours
nos harpes
C’est là
qu’ils nous demandèrent
nos
vainqueurs
des
chansons
et nos
bourreaux des chants de joie
des chants
de Sion
Comment
chanterions-nous
un chant du Seigneur
Sur
une terre
étrangère
Si je
t’oublie Jérusalem
ma main
droite m’oubliera (Psaume 137,1-5).
Et que faire
alors ? Les prophètes habitent cette question. Et s’ils font de l’exil la
rétribution nécessaire, le résultat logique de l’abandon de la justesse par
leur peuple, ils proposent néanmoins à celui-ci des voies d’avenir.
Jérémie
propose aux exilés de s’établir là où on les a menés, et d’y reconstruire leur
existence en faisant confiance à l’avenir. L’avenir appartient à Dieu, et Dieu
ne réside pas seulement à Jérusalem. Il gouverne tous les peuples.
C’est ce
qu’Ésaïe met en avant depuis longtemps et que son école va développer pendant
plusieurs générations, jusqu’à appeler les peuples les plus lointains à venir
profiter de la grâce divine à Jérusalem… là où cependant le dernier des
serviteurs du Seigneur-dieu souffre, comme le disent des poèmes fameux, de
toutes les trahisons et de toutes les violences, lui qui porte la maladie
humaine jusqu’au sacrifice, exilé de tout et de tous.
Ézéchiel, de
son côté, inaugure dans la démesure littéraire un nouveau genre, le dévoilement
d’un avenir heureux, dans lequel le peuple des morts se reconstitue dans l’exil
et reçoit un avenir, pour construire enfin le temple universel. Ce dévoilement
se dira plus tard en grec apokalupsis, apocalypse, un terme positif qui
évoque certes bien des convulsions, mais annonce avant tout la fin glorieuse de
l’histoire, la victoire finale de la sainteté.
Ainsi, même si
d’autres, comme Néhémie, poussent au rebours les Judéens à donner raison, en un
sens, à la puissance dominatrice en s’enfermant dans un ghetto coupé du reste
de l’humanité, les prophètes et leurs successeurs confèrent un sens à l’exil.
Car il est ce
temps, il est vrai, où la victime est d’abord enclose, où l’exilé se referme
d’abord sur lui-même, sur son histoire, sa culture, sa langue, à cause de la
violence subie, à cause de la séparation comme à cause de l’immersion dans
l’inconnu, à cause du rejet qu’il subit comme à cause de la fascination trouble
qu’il éprouve pour le monde qu’il habite.
Mais l’exil
est aussi ce temps où il découvre toute la complexité du monde et de l’humain.
Et pour les prophètes, il est le temps où l’exilé découvre à la fois la
grandeur incommensurable et la proximité de Dieu, où il ne peut manquer d’être
aspiré, convoqué plus que tout autre par cet appel : comment vas-tu
construire de l’humain véritable, au sein de cet embrouillamini invraisemblable
qu’est ta situation dans le monde, dans ce bordel qu’est le monde ? Que
sera pour toi la sainteté ? Quelle justesse et quelle justice ?
4 – L’exil,
comme mort et résurrection
La foi
chrétienne tentera de répondre à cette question, grâce à la figure de Jésus de
Nazareth, qui reprend à son compte tous les traits qui font l’exilé biblique,
du Joseph de la Genèse au Serviteur du livre d’Ésaïe. Dans les évangiles, il
est présenté comme celui qui porte tout cela à son comble en une double
aventure : mort et résurrection. C’est cela le paradigme, qui inclut le
pardon. Pardon reçu mais aussi capacité de pardonner.
La mort, c’est
le chemin que prend celui que les siens, ses frères galiléens, vont trahir et
abandonner jusqu’à ce qu’il soit assassiné là-bas, dans la lointaine et révérée
Jérusalem, ville sainte et crainte à la fois. La mort c’est l’abandon par les
siens, c’est le poids de toute la maladie des siens versé sur sa tête, et la
solitude de celui qui se trouve contraint à en répondre sans que rien de son
passé ne vaille plus pour le défendre ou le guérir.
La
résurrection, quant à elle, n’est en rien la parole qui met un baume lénifiant,
gratuitement, sur cette douleur et sur cette mort. La résurrection est au
contraire un combat. Elle refuse la mort et la déniche sous tous ses aspects
pour faire de ses victimes un corps glorieux, une vie sainte et prolifique, une
âpre et belle aventure.
Je le dis
ainsi pour tenter de mettre de beaux mots, à dessein, sur des vies difficiles
et méprisées. Pour les rendre à ce qu’elles sont, ces vies-là. Je le dis ainsi
dans une logique de combat. Car quand, en pensant à cette intervention, je
pensais "résurrection", il se trouve que je pensais très précisément
à tels exilés de ma connaissance, et au fabuleux courage, à la détermination
sans faille, qui habitent leur vulnérabilité, et qui se mettent au service d’un
avenir, ici-même, pour eux, pour leur peuple, pour leurs enfants…
Mais il n’y
aura vraiment d’avenir pour eux, selon la logique évangélique, que lorsque le pardon
aura surgi. Le pardon est un élément de la résurrection. Entendons-nous : le
pardon dont il s’agit n’est ni un oubli des torts et des fauteurs de torts, ni
des tortionnaires, qu’il s’agisse de ceux du lieu d’origine ou de ceux du lieu
d’arrivée. Il n’est pas non plus une sorte d’amnistie qui serait concédée sans
autre, par lassitude, à tous ceux-là, par celui ou celle qui subit l’exil. Il
est lui aussi le résultat d’un combat intérieur, une victoire sur l’amertume,
de telle sorte qu’une vraie liberté s’ensuive. Liberté, tout aussi bien, pour
remettre les fautes, ou pour combattre les fautifs en vue de la justice et de
la justesse. En ce domaine, la foi chrétienne est un combat.
C’est ma
conclusion, la foi chrétienne est un combat. Combat résolu, contre les logiques
de l’autochtonie et pour la résurrection des exilés que nous sommes tous. En
vue de la sainteté. Justesse et justice. Mais les premiers sujets de ce combat,
je dis bien les sujets, non les objets de la sollicitude des gens bien pourvus,
les sujets, donc, ce sont les exilés maximum, ceux qui le sont, chez nous,
selon la chair, c’est-à-dire selon l’histoire malheureuse de leur peuple.
Y a-t-il une
éthique liée pour nous autres à l’accueil des exilés ? Rien d’autre que
les servir dans leur combat pour leur résurrection. Car ce sont eux les héros
de leur histoire.
1
Communication faite à la Conférence annuelle de la Cimade, Aix-en-Provence,
septembre 2000. Ce texte a été à l’origine de la publication du livre intitulé Exils
(Éditions du Moulin, Poliez-le-Grand, Suisse, 2007)
Un
contrat de lecture
ou foin de l’herméneutique
Pour lire la
Bible, je ne fais pas d'herméneutique, en réalité. Lorsque j’étais animateur biblique,
j’ai assez vite repéré que ce qui m’était demandé en ce domaine, c’était de
transmettre les résultats de la recherche au vulgum pecus, considéré et
se considérant lui-même souvent comme infans. Cela m’a paru inverser
indûment la réalité de la lecture.
Quand on te
raconte une histoire, tu ne cherches pas d’abord à en étudier les origines ou
les sous-entendus dans le but de l’amener à toi. Tu constates qu’elle te parle.
Ou non. Fortement ou non. Si elle te parle fortement, tu vas te demander ce que
tu peux ou dois en faire. Là, c’est le fils de plombier qui parle, je le
reconnais.
Si tu te
demandes ensuite pourquoi elle t’a parlé, tu vas pouvoir aller regarder autour
ou en-dessous d’elle. C’est une démarche utile, mais seconde. Si tu la mets en
premier, tu risques de t’oublier en tant que lecteur, en tant que sujet, à
force de t’intéresser à un écrit devenu objet. Un objet que tu risques alors de
perdre aussi comme écriture, c’est-à-dire comme sujet.
La lecture est
une rencontre hic et nunc entre sujets. Or on a grandement tendance à
oublier le lecteur. Raison pour laquelle il ne lit plus sa Bible.
Ce qui est
intéressant dans les Écritures, à mon sens, c'est donc d’abord la libre
créativité que nous mettons en œuvre en les lisant telles qu'elles se présentent
à nous.
Cela comporte
à mes yeux une conséquence de nature ecclésiologique. Ce qui est à espérer en
Église, en effet, c'est que cette créativité première soit collective,
plurielle, tendant vers un sens à construire ensemble en ligne de fuite, en fonction
d'une cohérence entre le grand Récit et les images que nous nous formons de lui
et à partir de lui pour aller plus loin.
C’est pourquoi
j’aime à dire à ce sujet, dans une optique hyper protestante, que l’Église
devrait être définie au moins comme le lieu d’un contrat de lecture des
Écritures.
Lettre à mon fils
ou le vrai nom de l’Autre
À toi j’écris
ceci :
Le monde a un
sens et ta vie a un sens. C’est ce que, à moi-même, déjà, je me dis.
Il en est ainsi
de tous les êtres, de chacun pris en lui-même et de tous dans leur ensemble.
Il en est
ainsi de chacune des sortes d’êtres qui composent le monde. Ainsi en est-il de
l’humanité. Ainsi en est-il, tout aussi bien, des animaux, des végétaux et des
minéraux ; et ainsi de suite.
Un sens, cela
veut dire une direction et un but. Rien d’abstrait en cela. Il y a une histoire
du monde comme une histoire de chacun.
Il y a un
commencement, un déroulement, et un but.
Mais
attention : il s’agit bien d’une histoire, si bien que le déroulement, qui
relie le commencement au but, n’est pas écrit à l’avance. Ni pour le monde, ni
pour l’humanité, ni pour toi.
Si je crois,
pour ma part, que le but sera atteint, au moins dans l’ensemble, cela ne
signifie pas que je m’en remette au destin. J’ai au contraire à prendre bien
conscience de mon rôle dans cette histoire, et à tenter de le remplir au mieux.
Je suis, à ma
place, l’un des auteurs de l’histoire, l’un de ses protagonistes.
Le monde a un
commencement. Avant, rien.
Ou si quelque
chose, cela ne m’est comme de rien, car cela se situe en dehors de cette
histoire. Je n’ai rien à y voir.
Avant, rien.
si ce n’est celui qui a fait tout commencer.
De même, pour
toi, se trouve un commencement. Avant, rien. avant, il y a certes des tas de
choses, mais sans toi.
Il y a de la
matière qui nous constitue petit à petit.
Il y a de
l’histoire : un homme et une femme, une famille le plus souvent, un
milieu, un pays, une langue, une nation, un passé, une culture. Etc.
Et c’est là
que tu commences.
Vois-tu
l’arbitraire de ce commencement ? Tu te trouves, que tu le veuilles ou
non, français, malien, algérien, vietnamien. On te communique d’autorité tout
ce qui va avec : langue, histoire, coutumes, goûts, cuisine, patrie, etc.
tu te trouves riche ou pauvre, nourri ou affamé, cultivé ou ignare – cultivé
d’une manière ou d’une autre, selon que tu es prolétaire ou bourgeois, rural ou
citadin, occidental ou asiatique. Tu te retrouves avec une religion, ou sans.
Etc.
Vois-tu
l’arbitraire ? C’est pareil pour le commencement du monde. Pour le
commencement de la vie. Pour le commencement de l’espèce humaine.
Il y a de
l’Extérieur qui le précède et qui l’entoure. De l’Autre. Qui te fait.
Et moi, je crois
que cet extérieur, cet autre, qui précède le monde et qui l’entoure, est un
réalité Un Autre.
Ne me demande
pas de preuves, là-dessus. J’ai dit « je crois ». Je finirai bien par
te dire un jour pourquoi je le crois. Je te dirai même ce que veut dire « je
crois ». En tout cas ce n’est pas quelque chose comme une opinion, ou une
croyance. Disons que c’est une fondation. On y reviendra.
Ne me demande
pas non plus comment il est, cet Autre. De fait, personne ne l’a jamais vu. Il
est Autre. On ne peut savoir de lui que ce qu’il fait connaître, de lui-même.
Si cela se trouve !
Et de ce qu’il
fait connaître de lui-même, on ne peut en outre comprendre que ce qui est à
notre portée.
Car ne
l’oublions pas, nous, nous sommes à l’intérieur de l’histoire, et lui en
dehors. Que peut-on comprendre du dehors quand on n’est jamais sorti ?
En réalité, il
fait connaître de lui beaucoup de choses, mais nous ne sommes capables de
percevoir que très peu.
Le spectacle
du monde, par exemple, devrait nous en apprendre beaucoup sur lui. Mais
l’expérience de l’humanité prouve qu’il n’en est rien. Ou fort peu. On
aperçoit, on entrevoit, et puis on oublie.
Il faut savoir
que l’humanité est étonnamment distraite.
Pourtant,
depuis fort longtemps, certains se sont aperçu que l’Autre ne fait pas que se
laisser deviner au travers du monde.
Une poterie,
par exemple, en dit long, quand on veut bien la regarder vraiment, sur le
potier qui l’a conçue et réalisée. Mais si en plus le potier se met lui-même à
intervenir directement, alors évidemment ça renseigne. On peut alors apprendre
à se servir vraiment de la poterie.
Depuis très
longtemps, des humains, hommes ou femmes, ont eu la perception de ce que
l’Autre était lui-même à l’action, directement, dans le monde, pour se faire
connaître, et pour les renseigner sur l’usage de ce monde.
Pour les
renseigner sur l’usage d’eux-mêmes, de l’Univers – avec tout ce qu’il contient
– et surtout sur le but.
Je ne suis pas
moi-même l’un de ces humains-là, et tout ce que je te raconte, je le tiens d’un
certain nombre d’entre eux.
Et ceux-là ont
découvert une chose : cet Autre était lui-même le but.
Curieusement,
selon eux, nous allons vers cet Autre. Lui qui était au commencement, qui est
maintenant tout autour du monde, et au cœur de ce monde, et tout autour de toi,
et au cœur de toi. Lui, il nous attend.
Très souvent,
cela n’a rassuré personne. Car il est clair qu’il n’est pas très agréable
d’être à la fois cerné et habité par un Autre qu’on ne connaît pas. On se sent
prisonnier. Observé, jugé, ligoté. Par derrière, par dessus, par dedans, par
devant.
On se débat.
On fuit. On se bat. On pense à autre chose. On dit « il n’existe
pas ». On agit pour soi tout seul. Ou bien on fait semblant de se
soumettre et, en douce, on détourne sa vie de lui.
Tout cela pour
se défendre. Pour être soi. Pour être libre.
D’une certaine
manière, cette attitude résume à elle seule toute l’histoire de l’humanité.
Ces humains
qui ont perçu la présence de l’Autre parmi nous disent pourtant que c’est une
erreur. Que l’Autre n’est pas à fuir.
L’un d’entre
eux disait : « Il n’est pas semblable à un grand vent, l’Autre, à une
tempête qui arrache tout, non, il est comme un souffle léger qui palpite dans
la fournaise d’une montagne pierreuse, écrasée de chaleur. »
Un souffle
léger. On respire.
Un autre
disait : « Il ne te charge pas d’un lourd fardeau, comme celui d’un
âne qui trébuche sous le poids de la charge, non, son fardeau est léger, c’est
un plaisir de le porter. »
Et
encore : « Il n’est pas la chaleur étouffante qui assomme à midi, et
qui tue les plantes assoiffées, non, il est comme un ruisseau d’eau
fraîche. »
Ou bien :
« comme une lumière dans la nuit ». « comme un berger qui porte
un agneau nouveau-né. » « Comme une pluie qu’on attendait. »
Et l’un va
jusqu’à dire : « Comme un avocat devant tes juges. »
Mais
tiens ! On court toujours. On ne l’écoute pas. Certains de ceux dont je
parle ont même été battus, tués.
Et puis un
jour on a appris que le vrai mot pour dire cet Autre, c’était le mot amour.
Ce qui est avant,
ce qui est pendant, ce qui est après : l’amour.
On voyait bien
qu’on avait tort de se sauver.
Tu as donc,
comme le monde que tu habites, un commencement. J’y reviens.
Pourquoi ce
commencement ? Pour aller de l’avant.
Pour
développer au mieux, et mener à son accomplissement, ce qui est sans prix, ce
qui est une pure merveille : toi.
Un Autre
t’attend, et te voudrait accompli, achevé, lumineux, harmonieux, pour
t’adjoindre à lui.
C’est comme un
stage que tu commences. Mais un stage très dur, avec beaucoup d’épreuves, de
tests, de défis, de dangers, le tout entrecoupé de temps de repos, de détente,
de plaisir.
Du malheur et
du bonheur.
Mais ne te
fais pas d’illusion : un stage très dur. Un stage à mort, mais pour la
vie.
C’est comme un
match en vue de la qualification. Et ton adversaire te combat à fond, sans
concession. Mais saches que ton adversaire est en réalité celui qui t’aime. Il
te veut champion.
C’est comme
une guerre : il ira jusqu’au bout. D’une manière ou d’une autre il te
vaincra. Mais c’est à qui perd gagne. Tu auras la victoire.
C’est comme
cela qu’il fait. Lui-même l’a vécu avant toi.
Beaucoup
refusent le match. Plus encore : ignorent son existence. Mais le match
existe. Il est ta vie.
Tu as un
commencement. Et sur cette terre tu as une fin. On l’appelle la mort.
Bien qu’elle
fasse partie de l’ensemble de l’itinéraire complet, la mort est néanmoins la
grande ennemie, pour nous comme pour l’Autre.
C’est qu’il y
a deux façons de la considérer.
La première
manière consiste à voir qu’elle est utile à la réfection permanente de la
création. Adéquate à sa rénovation, sa remise en état constante, comme
lorsqu’on change les pièces usées d’un moteur pour en mettre une neuve afin que
ça fonctionne.
La seconde
manière consiste à considérer chaque vie qui se perd ainsi, et à refuser
qu’elle se perde.
Parce que
toute existence est la cause possible d’un émerveillement.
Ainsi, parce
que tu es cause possible d’émerveillement, ta mort n’est pas acceptable.
En ce sens-là,
la mort n’est pas adéquate, elle est au contraire le résultat d’une erreur de
parcours.
Le grand
Autre, qui en a accepté la nécessité, la remet pourtant sans cesse en cause.
Il y a comme
une contradiction entre le commencement, qui instaure une histoire qui va vers
la mort, la suppression régulière des vies, et la fin, qui suppose que tout ce
qui a été, que toute vie, se retrouve récupéré.
On a cherché
beaucoup d’explications pour justifier cette contradiction.
Je n’en ai aucune.
Je la constate. C’est que je ne suis pas cet Autre, et de très loin.
Les témoins
auxquels je faisais allusion n’en ont pas plus que moi. Ils s’en tiennent à ce
qui se passe selon la logique de la seconde façon de voir.
Parce que,
assurent-ils, le vrai nom de l’Autre, je le disais à leur suite, est l’amour.
Alors la mort
devient le résultat d’une erreur, d’un manque, d’un ratage.
Cela se voit
bien : elle introduit dans la vie le malheur, la douleur, l’angoisse. Elle
est contraire à l’amour. Elle est opposée à cet Autre qui nous attend.
Dans la
situation actuelle, elle règne cependant, produisant la séparation.
Séparation à
l’intérieur du tout qu’est ton être. Séparation, en toi, puisque toutes tes
solidarités sont détruites. Les éléments de ton être physique comme les
éléments de ton être historique, toutes tes solidarités. Séparation entre les
êtres, entre ceux et celles, surtout, qui s’aiment. Désintégration.
Les témoins
auxquels je me réfère disent que la réunion finale, la réunion de l’être au complet,
la remise en harmonie de tous les éléments de son histoire, est le résultat de
l’œuvre d’un héros, justement cet Autre qui nous aime.
Selon eux,
cette histoire-là a détruit, non la réalité de la mort, mais sa puissance. La
mort a été traversée, dépassée, et finalement intégrée à la grande histoire de
la vie. C’est le fait d’un être historique, à un moment donné de l’histoire
humaine, en un lieu précis.
Comme si la
fin de toute l’histoire était concentrée par avance en ce temps et en ce lieu,
dans la personne et l’œuvre d’un humain nommé Dieu avec nous.
L’Autre en
nous : la fin, le but, le sens de notre vie, concentré là.
Montpellier,
1986
Le
mythe, le Juif, la Bible…
ou
le politique
Le bouc
émissaire, René Girard l’a bien montré, rassemble sur sa tête, de façon
mythique, toute la colère plus ou moins rentrée propre à toute société humaine.
S’en prendre à lui, c’est tenter de liquider les causes diffuses de cette
colère.
Or les Juifs
ont toujours été l’un des boucs émissaires préférés de l’Occident. Peut-être le
seul. Pourquoi ? Pour rien ! Car le principe même du bouc émissaire,
c’est qu’il est choisi de façon arbitraire. Sinon, on serait dans la recherche
objective des vraies raisons de la colère que l’on éprouve, on serait dans le
politique, non dans le mythe. Le principe même du bouc émissaire, c’est qu’il
n’a rien à voir avec la haine qu’on lui porte : de cela il est innocent
(c’est ce que, du moins, tout chrétien devrait comprendre en contemplant le
Christ en croix).
D’ailleurs, si
le Juif est victime de l’antisémitisme, ce n’est pas lui en tant que personne
qui est visé, mais une représentation. C’est pourquoi il importe peu de savoir
qui est juif ni même ce que désigne le mot Juif : croyant, pratiquant,
incroyant ou chrétien ; sémite, slave ou berbère, etc., peu importe !
C’est pourquoi aussi l’antisémite peut-il parfaitement choisir des Juifs pour
amis. Enfin, c’est la raison pour laquelle on a pu dire qu’il n’y a plus, en ce
sens, de Juifs dans l’État d’Israël, que l’on désigne le plus souvent, tout
naturellement, non comme État juif, mais comme État hébreu.
Par ailleurs,
ce qui précède permet de montrer aussi que démythiser, que ce soit le fait
juif, ou la Bible, ou le Coran – effort souvent revendiqué, pour ces derniers,
par les théologiens modernistes –, va conduire à les interpréter de façon
politique, au sens des rapports de production, d’échange et de force qui
régissent nos sociétés. C’est ce que nos modernistes hésitent à envisager,
secrétant en conséquence, à partir du mythe ancien, quelque chose comme du
mythe mis au goût du jour. Mais ça n’a pas le même goût !
Saint-Coutant,
2015
Les origines du peuple hébreu*
Bible et
Histoire
Le récit
biblique sur l’origine du peuple hébreu, entièrement dépendant d’un point de
vue théologique, ne correspond pas aux données apportées par les chercheurs des
diverses disciplines scientifiques qui abordent cette question. Il interprète
et réécrit en effet d’anciennes traditions, aujourd’hui disparues en tant que
telles, en fonction d’un faisceau d’intentions se rapportant à la foi de ses
auteurs.
Ce grand récit
est le résultat concerté d’une œuvre littéraire que l’on peut dater
approximativement de la période qui a suivi le retour en Judée des exilés juifs
de Babylone, soit du Ve au IVe siècles avant notre ère. En cela, il peut
devenir lui-même le sujet du travail critique des historiens, mais pour le
croyant que je suis, cela n’enlève rien à la pertinence, sinon de l’historicité
de ses narrations, du moins des intentions dont il se fait le porteur.
Ceci dit, le
point de vue que je vais exposer ici obéit lui aussi à une intention, s’il est
toutefois le résultat d’une quête que j’espère de nature objective et
historique. Le discours de l’histoire est en effet toujours une réinvention du
passé en fonction de critères qui peuvent différer d’un auteur à l’autre. Mon
intention, ici, est de privilégier un point de vue de nature politique, celui
qui donne la prééminence aux rapports de force entre divers formations ou
milieux sociaux aux intérêts divergents.
L’histoire
d’une longue confrontation
Toute
l’histoire biblique, qu’il s’agisse des Écritures elles-mêmes ou de ce qu’en
disent les historiens, se passe dans le cadre d’un monde où règnent des
empires, cela dès le Quatrième millénaire avant notre ère, avec les premiers
empires mésopotamiens, et jusqu’au IIe siècle de notre ère avec l’empire
romain.
L’histoire du
peuple hébreu antique, sous ses diverses appellations et organisations, ne
saurait être abordée en dehors de son lien avec cet état de fait, principal
invariant de cette longue succession de périodes par ailleurs fort
dissemblables. On peut lire l’histoire de ce peuple, de son émergence à sa
disparition en tant qu’entité territoriale antique, comme celle de ses
relations avec la réalité impériale de l’Antiquité, telle que cette réalité a
existé au cours des temps sous diverses modalités au sein de cette aire de
civilisation. Et plutôt que de relations, sans doute vaudrait-il mieux parler
de confrontation.
La naissance
elle-même du peuple hébreu, ou plutôt des premiers éléments qui ont fini par le
constituer, a à voir avec cette confrontation permanente, qu’elle inaugure. Une
confrontation dont on sait qu’elle a été foncièrement religieuse, mais dont on
oublie souvent que cet aspect ne se sépare jamais, dans l’Antiquité, des
réalités économiques, sociales, culturelles et politiques. C’est nous, en
effet, qui séparons ce que les dieux de l’époque unissaient…
Je partirai de
cette question : que s’est-il passé pour que, vers l’an –1000, on trouve
en Palestine – quelques petites cités-États cananéennes mises à part – un
ensemble de tribus sédentaires, assez récemment installées, confédérées, et
connues sous le nom d’Israël, partageant un même culte, celui d’un dieu unique
se présentant comme leur seigneur commun, et évoluant vers la création
controversée d’un royaume ? Le tout répondant à une réalité
socio-politique qui divergeait totalement des normes de l’époque et de la
région du monde considérée.
L’hypothèse
que je formerai pour tenter de répondre à cette question est que cette
situation était le résultat d’un processus complexe mettant en œuvre une
intention durable, celle qui consistait, pour des types de populations
primitivement hétérogènes, à se défaire ensemble de leur sujétion à l’égard de
pouvoirs ressortissant au système royal matérialisé par l’ordre impérial.
En d’autres
termes, la naissance du peuple hébreu est le résultat d’une révolution et des
mutations qu’elle a produites.
Les éléments
que je retiendrai pour construire cette hypothèse sont les suivants :
– L’existence,
dans les sociétés proche- et moyen-orientales étatisées de l’Âge de bronze, de
grands empires régis par un même modèle relationnel, tout à la fois global et
universel, que j’appelle modèle idéologique royal.
– L’existence,
au XIIIe siècle, de populations fort diverses ayant pour point commun de se
mouvoir à l’écart des zones au peuplement sédentarisé et étatisé.
– Le double
affaiblissement de la civilisation cananéenne de l’Âge du bronze moyen : affaiblissement
économique et politique de ses cités-États, affaiblissement de la présence du
pouvoir régulateur égyptien dans cette région.
– Liée à cet
affaiblissement, une révolution agraire au sein de la société cananéenne de la
même époque.
– L’apparition
d’une variante "aberrante", insurrectionnelle, du modèle idéologique
royal, découverte qui pourrait être due à un groupe égyptien dissident et
attribuée à Moïse (XIIIe siècle).
– Enfin, à la
faveur de cet ensemble de facteurs, l’afflux en Canaan, dans la seconde moitié
du XIIIe siècle, de populations erratiques diverses et leur mélange plus ou
moins pacifique avec les populations paysannes autochtones au cours des XIIe et
XIe siècles.
Le système
royal au Proche- et Moyen-Orient à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)
La conception
antique suppose que le monde céleste des dieux est le monde par excellence, le
nôtre dépendant de lui, n’en étant qu’une sorte de dépendance accrochée au vrai
monde par un tenon qui est le roi. Celui-ci, considéré comme fils du dieu
local, participe en effet des deux mondes.
Le roi est vu
comme don divin destiné à soulager l’humain par la justesse/justice et le
droit, et pour garantir au peuple les conditions de vie et de production. Ainsi
les grands travaux, en particulier hydrauliques, sont-ils la marque la plus
évidente de son règne.
Pour
l’ensemble des peuples du Proche et du Moyen-Orient antique, un système s’était
généralisé une fois les royaumes et empires installés et institués, et il était
devenu fort banal. Selon mon hypothèse de type structural exposée dans Éden
– Huis-clos (L’Harmattan, 2002), on peut le schématiser ainsi :
Lorsqu’un
potentat prend le contrôle du domaine d'un roi voisin ou installe un de ses
vassaux dans un domaine qui lui soit propre, il devient le "seigneur"
(par exemple l’hébreu adôn) de ce dernier, devenu son
"serviteur" (hébreu ‘èvèd). Le serviteur garde son autonomie
en son domaine mais doit des prestations à son seigneur, lequel y est tenu lui
aussi, apportant paternellement protection et soutien. Si bien que les deux
tenants de ce contrat inégal sont cependant obligés à une foi mutuelle.
Il s'agit d'un
enchâssement dont les dieux sont les garants, promettant aux uns et aux autres,
selon le cas, bénédiction ou malédiction. Un tel contrat est affaire de vie ou
de mort, aussi un sacrifice sanglant est-il versé lors de sa conclusion :
"le sang de l'alliance". Un objet matériel installé au cœur du
domaine du serviteur peut servir de témoin permanent de ce pacte, comme signe
de la présence virtuelle du seigneur (cet objet pouvant être le texte du
pacte).
Telle est du
moins la formalisation la plus schématique possible de réalités évidemment bien
plus complexes et plus variées.
Outre la
guerre, le mode de relation entre royautés pouvait donc être régi par des
traités d’alliance (« alliance de frères », hébreu berith a'him)
bâtis sur le même modèle. Or celui-ci ne supposait aucun pacte égalitaire, ce
qui obligeait à croiser deux pactes dans le cas rare d’une alliance entre
puissances de même importance, comme par exemple certains empereurs égyptien et
hittite du XIIIe siècle. Chaque partenaire établissait un texte d’alliance en
tant que seigneur à l’adresse de son partenaire devenu ainsi théoriquement son
serviteur. Les textes étaient alors croisés…
C’est ainsi
que les petites cités-États cananéennes étaient, par la force des choses, des
enjeux de pouvoir pour les grandes puissances de l’époque, suivant le moment
l’Égypte ou les empires hittite et/ou mésopotamiens. Elles étaient toujours
plus ou moins « serviteur » de l’une ou de l’autre de ces puissances.
Mais qu’il
s’agisse des grands empires ou de ces petites cités, on trouvait une société de
type pyramidal dans laquelle une cour royale – composée de chefs de guerre et
de leurs gardes, d’un clergé et de fonctionnaires royaux – administrait une
population plus ou moins spécialisée suivant le cas, mais comprenant diverses
strates d’artisans et de commerçants, pour descendre jusqu’à la masse paysanne,
au statut souvent proche du servage, la gestion de la terre étant la plupart du
temps considérée comme une attribution du roi.
Dans les
zones, comparativement fort vastes, qui séparaient les territoires ainsi
gouvernés se mouvaient, pour simplifier, deux sortes de populations :
D’une part,
des tribus de pasteurs (comparables aux bédouins modernes). Il s’agissait de
semi-nomades, c’est-à-dire de clans faisant paître leurs troupeaux selon un
parcours annuel régulier, de point d’eau en point d’eau. L’image pacifique qu’a
le berger chez nous ne doit pas voiler la capacité guerrière de ces clans,
d’ailleurs souvent apparentés ou fédérés.
D’autre part,
des populations erratiques, c’est-à-dire mouvantes et diverses, dont le point
commun était une plus grande liberté de mouvement ou de réactivité que les
paysans ou que les pasteurs. Cela allait du milieu des caravaniers, souvent
razzieurs, à ceux des brigands ou des bandes d’irréguliers aspirant à
l’opportunité d’une conquête ou plus simplement à un emploi de mercenaire (les
armées royales étant souvent composées de gens de métier, étrangers de
préférence).
Canaan à
l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)
« L'âge
d'or cananéen » de l’âge du bronze moyen, lié aux royaumes hyksos, a pris
fin et la nouvelle période voit le déclin progressif de sa civilisation. L'emprise
égyptienne est faible au début de cette période et se traduit par quelques
excursions égyptiennes sporadiques jusqu'à l'expédition de Thoutmès III vers
–1500, qui rétablit son emprise sur le pays. Des monuments égyptiens parlent
des shasou (« passants »), populations pastorales nomades ou
semi-nomades qu'ils rencontrent en Palestine.
Les Lettres
d'Amarna, qui datent du règne d’Akhénaton, permettent de se faire une idée de
Canaan vers –1350 : le bas pays est contrôlé par des cités-États dans
lesquelles se trouvent des garnisons égyptiennes. Les hautes terres sont
partagées en territoires peu peuplés. Les petits potentats cananéens se
plaignent des méfaits sur leurs territoires des shasou et des ‘apirou
(on écrit aussi habirou, forme que je retiendrai ici par commodité). Ils
réclament de l’aide à l’Égypte. À ce moment, la présence égyptienne se fait peu
sentir, au désespoir de ces roitelets qui appellent à l'aide.
Pendant toute
cette période, ils pâtissaient de l’action de certaines de ces populations non
fixées qui circulaient, on l’a vu, dans les steppes semi-désertiques séparant
les domaines d’influence des États, qu’il s’agisse des cités-États ou des
Empires. Ces populations sont désignés alors par ces termes : l’égyptien shasou
ou le sémitique habirou.
On ne sait pas
très bien s’il faut les distinguer, shasou désignant alors plutôt des
pasteurs semi-nomades de type bédouin, et habirou, qualifiant, selon un
critère socio-économique, les populations erratiques vivant en dehors ou à la
marge des lieux civilisés, ou bien si ces deux termes ne sont pas en fait des
désignations très imprécises mêlant les deux réalités… lesquelles pouvaient en
effet se mêler en certaines occasions.
En tout cas,
les deux termes évoquent tous les deux l’idée de passage, de traversée, voire
d’errance. Ils pointent aussi l’absence de moyens de contrôle de la part des
autorités des milieux sédentaires, qui en conçoivent une méfiance évidente,
d’autant que les troupeaux de ces groupes empiètent régulièrement sur les
terres cultivées et les points d’eau qui dépendent des cités… et que leur sport
favori consiste en razzias ou en attaques de caravanes, comme on le voyait
encore chez les bédouins ou les tribus arabes d’époques plus proches de la
nôtre (ainsi Mahomet).
Aux confins
des XIV et XIIIes siècles, les habirou ont grandement accru leur
importance et leur dangerosité, peut-être en conséquence du déclin économique
de la région. Leurs raids, joints aux conflits permanents entre cités, ont
provoqué en tout cas le déclin progressif de la civilisation cananéenne. C’est
ainsi qu’au cours du XIIIe siècle,
de nombreuses villes ont été détruites.
Séti Ier (vers
–1300) rétablit un pouvoir fort en Égypte, et sera plus présent en Palestine.
Il réprime une rébellion cananéenne dirigée par les villes de Hanath et Pella.
Son successeur Ramsès II mène également des campagnes en Palestine.
Environ
quarante ans avant la fin du Bronze récent, la stèle de Merneptah (–1207)
atteste de l'existence d'Israël comme peuple distinct en Canaan. Le fait que la
mention d'Israël soit marquée d'un hiéroglyphe caractérisant un peuple et non
une cité montre que les Égyptiens percevaient ce peuple, à l’époque, comme un
groupe n’appartenant pas au modèle royal.
On peut
supposer, sans certitude, que le terme habirou est à l’origine du terme hébreu :
ils peuvent avoir partagé la même étymologie (racine verbale ‘br).
Cependant, tous les groupes shasou/habirou n’étaient pas désignés par le
nom Israël, qui pouvait néanmoins désigner un groupe shasou/habirou.
L’installation
d’Israël en Canaan
On situe
l’histoire de Moïse et de l’Exode vers 1250-1230, celle de Josué vers
1230-1220.
Les historiens
modernes ont une lecture différente de la lecture biblique des événements de
cette histoire mais ne diffèrent pas notablement d’elle en ce qui concerne son
sens socio-politique, du moins tel qu’il est présenté dans les Écritures :
« En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qui
lui semblait bon en Israël » (Juges 21,25) est la conclusion du livre des
Juges, qui conclut l’évocation de cette période.
Le point de
vue des historiens les amène souvent à concevoir l’histoire de cette époque
comme celle d’une révolution rurale remplaçant les petites suzerainetés
cananéennes par l’instauration d’une idéologie forte portée par un petit groupe
de révoltés primitivement venu d’Égypte sous la conduite de Moïse, puis grossi
dans les steppes du Sinaï et du Néguev par l’apport de populations erratiques (shasou,
habirou) refusant les seigneuries environnantes.
À la faveur
d’une baisse de la puissance égyptienne, la partie révoltée de la paysannerie
cananéenne aurait appelé ces groupes à l’aide, ou bien ceux-ci seraient arrivés
d’eux-mêmes comme par appel d’air. Enfin, des éléments de tribus plus ou moins
membres de pactes (amphictyonies) semi-nomades auraient rejoint l’ensemble par
infiltrations successives.
À noter que ce
dernier point rencontre une difficulté, les semi-nomades, de type bédouin,
n’ayant jamais montré d’appétence pour la sédentarisation… Il faudrait donc
supposer force délitements et recompositions de groupes de ce type (shasou ?)
et de type erratiques (habirou ?)
George Emery
Mendenhall, de l’Université du Michigan, fut le premier à voir l’ancienne
installation d’Israël comme le résultat d’une révolution agraire égalitariste
au sein de la société cananéenne (The Tenth Generation : The Origins of the
Biblical Tradition, Johns Hopkins, 1973).
Le
renversement hébraïste
Mon hypothèse
est alors que le coup de génie de "Moïse" fut la mise en forme d’une
variante de l’alliance type évoquée plus haut. Cette variante excluait toute
seigneurie humaine et faisait du dieu libérateur à la fois le seigneur unique (adonaï)
et l’unique dieu à adorer (èlohim). Selon une logique structurale, on
dira que le dieu occupait alors, de façon potentiellement critique, deux
positions de la structure paradigmatique, celles de garant divin des alliances
(dieu) et celle de partenaire supérieur d’une alliance (seigneur).
Ce serait donc
le fait de l’Alliance qui aurait induit le monolâtrisme hébreu, d’où serait
sorti beaucoup plus tard le monothéisme juif, et non le monothéisme qui aurait
conduit à l’instauration d’une théologie de l’Alliance.
En fonction de
ce pacte d’alliance (berith) paradoxal, les tribus confédérées se
seraient alors considérées comme les "serviteurs" d’un même
"seigneur" divin, se libérant ainsi de la tutelle d’un seigneur
humain. La Loi de Moïse aurait alors été, dans son principe et ses éléments
originels, un code permettant à cet ensemble social et ethnique composite de
subsister en Canaan face à la suzeraineté armée des potentats locaux ou
environnants, Pharaon compris…. et face à leurs dieux.
En un mot, il
s’agirait d’un moyen de mettre en œuvre, sur le long terme, un refus radical du
système impérial asiatique et de l’idéologie royale. La finalité étant là aussi
celle de la justice/justesse comme don divin, d’où devaient découler, du moins
en théorie, justesse personnelle ou cultuelle, et justice sociale et politique.
C’est
l’idéologie née de cette hypothèse que j’appellerai hébraïsme. On l’attribue à
Moïse, évidemment sans certitude, n’ayant aucune raison de refuser l’existence
historique de ce personnage.
Le schéma
biblique, on le sait, est différent : le dieu tribal hébreu (« Je
suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ») libère son groupe fidèle de
la servitude en Égypte, le conduit au désert, lui donne sa Loi au Sinaï pour en
faire son peuple-serviteur, devenant ainsi son Seigneur, le conduit au travers
de royaumes ennemis et lui donne Canaan, le tout malgré les révoltes réitérées
de son peuple.
La Loi est
donc un don, permettant à ce peuple de vivre sans seigneurs humains, dans la
liberté et l’équité, sous la conduite et la protection d’un Seigneur divin. Le
tout en fonction de bénédiction ou de malédictions qui signent l’ensemble comme
un traité d’alliance.
Comme on le
voit, l’intention première et la finalité de ce schéma sont comparables à
celles de l’idéologie hébraïste, si les voies suivies sont néanmoins fort
différentes.
Le
peuplement « israélite » de Canaan
Selon
l’hypothèse historique retenue, de quelle nature étaient alors, plus
précisément, les différents groupes qui se sont fondus dans la population
cananéenne en adoptant le modèle hébraïste, ceci non sans nombreuses guerres
locales entre hébraïstes et rebelles à l’hébraïsation ? À ce sujet, on
trouve mentionnés trois éléments : des tribus, des shasou, des habirou.
Il convient
alors d’aborder la notion complexe de tribu.
D'un point de
vue historique, une tribu consiste en une formation sociale existant avant la
formation de l'État. Dans l'Antiquité, les principales langues indo-européennes
désignent l'appartenance à une même naissance comme le fondement de groupes
sociaux qu’aujourd’hui nous pouvons appeler tribus. Ces groupes sont des
ensembles d'hommes et de femmes de toutes les générations qui se considèrent
comme apparentés et solidaires du fait qu'ils affirment descendre d'un ancêtre
commun soit par les hommes, soit par les femmes.
Les tribus
présenteraient ainsi des avantages sociaux car elles sont homogènes,
patriarcales et stables. Mais dans son livre The Notion of the Tribe (1972),
Morton Fried montre de nombreux exemples de membres de tribus qui parlent différentes
langues et pratiquent différents rituels ou partagent des langues et pratiques
venant d'autres tribus. Il montre aussi différents exemples de tribus qui
suivent différents leaders politiques. Il conclut que les tribus en général
sont caractérisées par une hétérogénéité de pensée. Une tribu peut donc s’être
dissociée en groupes distincts sans que ceux-ci cessent de se considérer comme
apparentés.
Inversement,
les archéologues qui explorent le développement des tribus pré-étatiques
montrent que les structures tribales présentent une capacité d'adaptation aux
situations. Cela signifie que, sous l’influence de telle ou telle situation
plus ou moins contraignante, tel ou tel groupe peut s’allier à un autre pour
fonder une entité nouvelle, aux intérêts communs, que l’on pourra appeler
tribu. Cela leur impose alors de fusionner leurs généalogies.
Cette dernière
figure peut parfaitement s’appliquer, on le voit, à ces groupes errants de
l’époque, pasteurs semi-nomades et/ou groupes erratiques (shasou et habirou).
La question se pose alors de savoir selon quelles modalités ces groupes
auraient pu se considérer comme unis par des liens tribaux. On peut penser
alors à un modèle de type amphictyonique.
L’hypothèse
revisitée de l’amphictyonie pré-israélite
Une amphictyonie (du
grec amphiktúones, « ceux qui sont voisins, ceux qui habitent
autour ») désigne dans l'antiquité grecque une ligue à vocation
religieuse, ayant la charge de l'administration d'un sanctuaire. Ces
associations avaient pour but de veiller à la célébration des fêtes et
d'empêcher toute hostilité. Chacun des peuples membres y envoyait ses députés (hieromnêmôn,
littéralement « archiviste sacré »), désignés par
les cités-États selon un système de roulement.
Les
amphictyonies les plus célèbres étaient : celles d'Argos, près du temple
d'Héra ; celle des Thermopyles, près du temple de Déméter ;
celle de Delphes, près du célèbre oracle d'Apollon. Dans la suite, ces
deux dernières se confondirent et formèrent le Conseil des Amphictyons de
Delphes.
Par analogie
avec l'amphictyonie grecque, Martin Noth, dans son Histoire d’Israël
(Geschichte Israels, 1950) postule l'existence d'une
confédération similaire des douze tribus bibliques. Selon lui, elles
desservaient chacune à son tour un sanctuaire commun, une par mois lunaire,
d’où le nombre approximatif de douze. Très difficilement démontrable, cette
théorie est maintenant abandonnée par la majorité des vétérotestamentaires et
historiens d'Israël car Noth pensait à ce propos qu’une pratique religieuse et
une tradition pan-israélite s’étaient formées là peu à peu, bien avant
l’installation en Canaan.
Reste que, ce
dernier point mis à part, cela s’appuie sur certains éléments de la vie des
populations semi-nomades du Proche-Orient ancien, éléments que l’on peut
organiser un peu autrement :
– l’existence
de séries de douze groupes, ou tribus, semi-nomades composant chacune un
regroupement portant le même nom : Arabes, Araméens, Hébreux… Peuples qui
aboutirent à une fusion plus ou moins aboutie, selon le cas, au cours des
temps.
– l’existence
de sanctuaires reconnus par certains de ces ensembles et situés en des lieux de
passage, comme Sichem (un col) ou Guilgal (un gué), par exemple, pour Canaan.
C’est pourquoi
mon hypothèse, à ce sujet, est que le terme de confédération est trop ambitieux
mais qu’il existait néanmoins des pratiques de ce genre, touchant des
regroupements plus ou moins aléatoires, plus ou moins durables, tant dans
l’extension que dans la composition et le contenu de telles collaborations, ou plutôt
de tels pactes (cf. l’hébreu berith a′him, « pactes de
frères »).
Cela devait
donner aux groupes considérés le sentiment d’une solidarité à géométrie
variable. C’est ainsi que des traditions narratives diverses concernant les
ancêtres tribaux aient pu être collationnées et réorganisées ultérieurement en
fonction d’une pensée de type généalogique, au sens propre : touchant à
l’engendrement des uns par les autres.
Abram,
Abraham, Jacob, Israël, Joseph, patriarches présentés comme les fondateurs de
tribus subséquentes mais évoquant probablement des clans semi-nomades ou
erratiques pré-existant à l’époque cananéenne, pouvaient ainsi devenir, une
fois la révolution israélo-cananéenne effectuée, les protagonistes d’une
"histoire" originaire unifiée ("histoire" se disant, en
hébreu biblique, toledoth : « engendrements »).
Ce point de
vue suppose que la conception finale selon laquelle les douze tribus d’Israël
se composent chacune des descendants des douze fils de Jacob-Israël, lui-même
fils d’Isaac, petit-fils d’Abram-Abraham et père de Joseph, est purement
idéologique. Il en est de même, alors, d’un sentiment originel d’étroite
fraternité entre ces tribus, lesquelles n’ont d’ailleurs été douze que par
périodes et selon des regroupements variés (Joseph devenant Éphraïm et Manassé,
entre autres exemples, ou Siméon se fondant dans Juda).
De même,
l’idée selon laquelle chacune des douze tribus primitives devait arrêter sa
pérégrination pendant un mois pour rester sur le lieu du sanctuaire commun
aurait fini par aboutir tardivement, une fois acquis le peuplement israélite de
Canaan, à la création d’une tribu spécialisée, celle de Lévi.
La création
d’un État hébreu
Mon hypothèse
est que la mise progressive en écriture de l’idéologie patriarcale fondatrice,
c’est-à-dire la fusion des diverses traditions claniques ou tribales
antérieures à l’installation en Canaan, peut avoir commencé dès l’époque du roi
Salomon (–950 environ) pour être arrêtée définitivement lors de la rédaction
finale du Pentateuque après le retour d’Exil (à partir de –500 environ).
Les écrivains
bibliques partent donc de ce fait paradoxal selon lequel une idéologie
anti-royale, c’est-à-dire aussi anti-étatique, a abouti à la constitution d’un
État et à l’instauration d’une royauté, cela sans abolir la dévotion à l’égard
d’un dieu considéré comme l’unique roi…
On peut voir
dans ce paradoxe, et surtout dans l’effort permanent, au cours des temps, pour
le mettre en œuvre de façon effective dans l’histoire d’un peuple, le nerf
central de l’historiographie biblique.
Autrement dit,
la question biblique est la suivante : comment servir un dieu unique,
éthique et libérateur au sein d’un monde régi par l’hégémonie des
puissants ?
Annexes
Correspondances
Voici le schéma
rapide des correspondances entre les éléments de mon hypothèse sur la création
du peuple hébreu et l’historiographie biblique :
– Genèse
12-50 : fusion de traditions patriarcales diverses en une généalogie
allant d’Abraham à Joseph ; caractère fondateur de la séparation à l’égard
du fait impérial (Genèse 12,1) : mise en valeur de l’antinomie entre
Hébreux et participants du système royal.
–
Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome : la définition d’une idéologie
non-royale monolâtrique dans le cadre des pérégrinations d’un groupe nommé
Israël et de son meneur.
– Josué :
XIIIe siècle – période complexe de l’installation d’une idéologie non royale
monolâtrique en Canaan.
– Juges :
XIIe, XIe, Xe siècles – une confédération non-royale et ses difficultés au sein
d’un monde gouverné par l’idéologie royale.
Deux listes
des tribus d'Israël
1. Tribu de Ruben
2. Tribu de Siméon
3. Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)
4. Tribu de Juda (dont provient la dynastie du
roi David… et de Jésus)
5. Tribu d’Issacar
6. Tribu de Zabulon
7. Tribu de Dan
8. Tribu de Nephthali
9. Tribu de Gad
10. Tribu
d'Asher
11. Tribu de
Joseph
Sous-tribu de
Manassé fondée par Manassé, fils de Joseph
Sous-tribu
d'Éphraïm fondée par Éphraïm, fils de Joseph
12. Tribu de
Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul)
ou :
1. Tribu de Ruben
2. Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)
3. Tribu de Juda (dont provient la dynastie du
roi David… et de Jésus), avec Siméon
4. Tribu d’Issacar
5. Tribu de Zabulon
6. Tribu de Dan
7. Tribu de Nephthali
8. Tribu de Gad
9. Tribu d'Asher
10. Tribu de
Manassé fondée par Joseph
11. Tribu
d'Éphraïm fondée par Joseph
12. Tribu de
Benjamin (la tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul)
* Conférence dans le cadre du
Centre Protestant de l’Ouest (Lezay, Deux-Sèvres) – 14 mars 2015.
Comment elle est belle
ou
ne vous hâtez pas de comprendre la Bible
Alors que
vous reposez aux bivouacs,
les ailes de la colombe
sont lamées d’argent,
et son
plumage d’or pâle.
Psaume 68.14
Aux temps de
la confrontation armée avec le catholicisme, les protestants aimaient chanter
le Psaume 68 (Que Dieu se montre seulement, et l’on verra soudainement abandonner
la place. Le camp des ennemis épars, épouvantés de toutes parts, fuira devant
sa face). On le sait, ils s’assimilaient à un peuple d’Israël faisant face
à de cruels ennemis et délivré par la puissance et la fidélité du Dieu du
Sinaï.
C’est en effet
le sens général, facile à déchiffrer, de ce psaume. Pas si facile à comprendre,
en revanche, en sa totalité, comme en témoigne ce verset 14, totalement
incompréhensible : que fait-il dans ce contexte et de quoi
parle-t-il ? Mystère…
Cette colombe
est-elle un butin précieux destiné aux vainqueurs, une image poétique d’Israël,
un élément liturgique païen ? Ces diverses compréhensions, parmi d’autres,
parsèment les commentaires des exégètes.
Quant aux
traducteurs, ils interprètent comme ils peuvent des termes hébreux fort
obscurs : ces "bivouacs" ne sont-ils pas plutôt des étables, ou
encore des haies ? Ces gens sont-ils en train de se reposer, ou bien leur
suggère-t-on de ne pas le faire ? Ou encore : ce verset est-il à sa
place dans le psaume, ne signale-t-il pas une erreur de copiste, ne faut-il pas
le corriger, ou le déplacer, voire le supprimer ? Tout cela a été écrit
par un digne hébraïsant ou un autre.
Quelle
importance, dira-t-on, du moment que l’on comprend l’ensemble ! Peut-être.
Mais selon mon expérience de traducteur, on pourrait multiplier de tels
exemples car tout au long des livres bibliques, nombre d’obscurités peuvent
être rencontrées. Dans les psaumes, mais aussi chez les prophètes, et même
parfois dans les évangiles… Certes, on comprend le sens général, on comprend
que Dieu est fidèle à son alliance, qu’il nous aime, que son regard nous
justifie. Pour parler comme dans les commentaires scolastiques, on comprend la
doctrine.
Mais on passe
peut-être ainsi à côté des Écritures, pressé que l’on est d’y trouver du sens,
du sens, du sens. Ah mon Dieu, que je te comprenne, que rien de toi ne me
surprenne !
Et
aussi : Ah mon Dieu, comme il est bon que le pauvre inculte d’à côté ne
soit pas placé devant des phrases trop difficiles pour lui ! Que nos
traductions lui facilitent la tâche !
Et là, on se
trompe, bien sûr, sur cet inculte qui ne l’est que pour nous, les riches
d’idées, et qui reçoit tout aussi bien ou tout aussi mal que nous les paroles
difficiles. Et pourquoi ne saurait-il pas mieux que nous faire vivre les images
obscures de la Bible dans son imaginaire à lui ?
Autrement
dit : il vaut mieux écouter, s’emplir et jouir des paroles bibliques avant
de même les comprendre, en sorte qu’elles résonnent en nous de toute leur force
évocatrice. Et que la théologie biblique suive si elle peut.
C’est pourquoi
je suis d’accord avec ce prédicateur qui disait, à propos de ce verset
14 : « Il est très beau parce qu’on ne le comprend pas »…
Le
Protestant de l’Ouest – 2009
ou le pain
et le vin de la fête
Le vin bu en commun endort
les méfiances et les peurs, il crée le sentiment de la fraternité. Il unifie
comme en un seul corps les participants. Qu’un non-buveur, froidement, entre
dans la salle d’un festin, il restera étranger à cette sensation de
compréhension mutuelle.
C’est pourquoi il est dit
ceci est mon sang. C’est le liquide de la vie qui circule des uns aux autres.
Ils font un seul corps.
De même le pain. Car ils
avaient faim, loin d’être repus. S’ils étaient ensemble, c’était pour manger.
S’ils mangeaient, c’était pour être ensemble.
Ainsi parle l’isolé, le
seul, l’unique. Car ce livre d’évangile est né d’une souffrance. Hommes heureux
fermez-le. Hommes de joie, fermez-la.
Jamais le Christ ne fut plus
heureux qu’en ce soir-là, car les plus grands bonheurs sont au moment menacé.
Le pur instant de joie où les amis sont rassemblés en un festin porte sa mort
en lui, qui le rend précieux plus encore. Le prix de ce bonheur sera
payé : sang pour vin, chair pour pain.
C’est pourquoi tout festin
est un royaume, et tout royaume est une fin. Les clercs noient la chose en
parlant d’eschatologie. Mais tout mensonge a sa vérité cachée en lui.
Nous avons faim et soif.
D’amitié, de proximité, d’entente, de bon-vouloir. Et le prix en est la mort,
la fin de tout cela. Le bon disciple est celui qui accepte ce prix pour ne pas
manquer la fête.
Il a dit c’est mon sang,
c’est ma chair. Non qu’il se soit réservé ce bonheur et ce malheur, mais pour
qu’on sache par son histoire qu’il n’y a pas de vin qui ne soit sang versé, pas
de pain qui ne soit chair rompue.
Tout bonheur est violent.
La mauvaise fête est celle
qui se refuse l’ivresse pour éviter la mort. Est celle qui noie la mort par
l’ivresse poussée au bout. La bonne fête tient des deux. Elle devient les deux
extrêmes ensemble par un coup de force.
Buvons assez pour être bien.
Pas trop, pour ne pas effacer la douleur. En ce juste point.
Le messie a les dents
blanches de lait, les yeux troubles de vin. D’où il suit qu’il ne porte pas de
cravate.
Beauvoisin,
1977
La
révérence aux Écritures
ou
La belle étrangère
« Comment
utilisons-nous l’Écriture pour fonder nos convictions et nos comportements dans
l’Église et dans la société ? ».
Les synodes régionaux de
l’Église réformée de France évoquaient le thème de la référence aux Écritures en vue
de préparer la session du synode national de 1986. Voici ma contribution au
débat dans l’hebdomadaire "Réforme" (n° 2122, 14 décembre 1985, p.
5). Comme on le verra, j’y avais transformé référence en révérence.
COMMENT référons-nous nos
actes à l'Écriture ? Nos actes et le reste. En un sens question stupide, car
elle amène une première réponse qu'on a presque honte de mentionner : « En la
lisant ! » Je le fais cependant, car il me semble qu'on est fort tenté
aujourd'hui d'oublier cette banalité. C'est du moins mon expérience au sortir
du synode réformé de notre région languedocienne : on y a voté sur le sujet un
texte, sans aucun doute de haute tenue, mais qui ressortit plus au genre de la
confession de foi qu'à celui de la réflexion sur l'expérience. On a envisagé le
pourquoi, non le comment. Je le regrette d'autant plus vivement que je crains
de trouver là la propension générale.
Or, la réponse la plus
pratique serait vraiment la plus utile. La réponse qui dirait comment serait à
mes yeux celle qui intéresserait au premier chef l'ensemble du peuple des
croyants et des cherchants. C'est cette voie qui mérite d'être explorée avant
toute autre.
Deux ordres de réflexion me
paraissent s'imposer, en un premier temps, dans cette exploration.
Comme Shéhérazade
En premier lieu, si l'on se
demande comment les croyants réformés se réfèrent à l'Écriture, on doit
répondre qu'il est difficile de s'en faire une idée dans la mesure où ils ne la
lisent manifestement que fort peu. Et plutôt que de dire qu'ils s'y réfèrent,
il vaudrait mieux constater que certains parmi eux – pasteurs, penseurs,
théologiens, biblistes – font le travail pour les autres et à la place des
autres. Je ne le leur reproche pas, ce n'est pas mon propos, mais bien plutôt
je m'interroge sur les raisons qui font que les autres ont souvent démissionné.
L'Écriture, ils lui ont tiré leur révérence...
Cette démission présente
d'ailleurs deux aspects. Les uns, devenus incapables de trouver dans la
pratique assidue du commerce avec la Bible un quelconque avantage, réfèrent
leur vie à une idéologie qui passe, ou bien se contentent de l'absence, de
l'habitude, de la résignation. Ceux-ci s'éloignent doucement du centre vivant
de la foi réformée. Les autres réclament plus de biblistes, plus de
théologiens, plus de fournisseurs de Parole, bref, font donner les suppléants.
Ceux-là se lamentent sur la disparition des « grands témoins d'autrefois ».
C'est bien dans les deux cas que je vois une démission.
On ne trouve pas son
plaisir, comme dit le Psalmiste, dans le contact avec les Écritures. Je veux
dire : on n'en est pas stimulé, les yeux brillants et les joues rouges. Il
semblerait que le Prophète avait raison de dire qu'un peuple pleure, soit sur
le manque de pain, soit sur le manque de Parole. Nous avons le pain, nous
n'avons pas la Parole.
On n'y trouve pas son
plaisir, voilà pour moi la raison. La relation avec la Bible me semble
comparable à la relation amoureuse : il arrive parfois un moment où le plaisir
a disparu. Et c'est alors qu'on peut se demander si tout avait été fait pour
qu'il demeure. Si l'on avait suffisamment travaillé à bâtir le couple. Si l'on
avait assez combattu pour que la relation reste vraie. Travail et combat sont les
mamelles du plaisir de vivre ensemble. Et ce plaisir est pur, il est le prix de
la vie.
Travail et combat produisent
le plaisir de vivre avec les Écritures. Travail entreprenant qui sache
exploiter la richesse biblique. Combat virulent qui arrache aux Écritures leurs
vérités. Plaisir violent de qui a donné et reçu, reçu et donné.
Mais cela suppose que la
Bible reste à nos yeux une belle étrangère. Une Autre, toujours renouvelée et
dont la venue suscite le désir. Or, tous ou presque sont d'accord, sans le
dire, sur un point, qui est que l'on sait déjà tout d'elle, qu'on ne
l'explorera jamais que pour retrouver toujours les mêmes sempiternels accents.
Fatigue des amants sans surprise.
Et pourtant comme elle est
autre, et étrangère, et mystérieuse, et voilée comme Shéhérazade, la Bible. Et
comme ceux qui luttent et combattent avec elle, contre elle et pour elle, ont
les yeux émerveillés, comme ce très vieux pasteur de mes connaissances, qui
venait de découvrir en elle, il n'y a guère, une vérité neuve à révérer. La
révérence à l'égard des Écritures, qui fait qu'on les approche comme un beau
mystère, quelle merveille !
(Que les dames ici me
permettent de préciser que si je parle comme un homme, rien ne les empêche
d'aborder le Livre comme un bel étranger quant à elles...)
La voix des ignorants
En second lieu, s'il est bon
d'explorer les chemins d'une lecture renouvelée des Écritures, c'est parce que
la théologie, de son côté, n'est l'art d'être intelligent que dans des
démarches secondes. Si la théologie ne se fonde que sur les questions qu'elle
pose directement aux Écritures, en fonction de ses propres cheminements
considérés comme premiers, on entre dans un cercle. On n'obtient alors que les
réponses correspondantes aux questions posées, et le cercle petit à petit se
resserre pour n'être plus à la longue que l'étroit encerclement de nos
ressassements.
C'est sur le fondement d'une
pratique large, commune, populaire, non programmée, insouciante dirai-je, sans
souci de sa rentabilité, que naissent à la conscience collective, en une
sensation première, les questions que nous pose la belle étrangère. Que s'il
existe une telle pratique, alors oui, qu'on fasse donner les théologiens. Mais
qu'on ne les laisse pas s'en tenir à leur unique expérience biblique, toujours
marquée par leur situation d'hommes et de femmes de cabinet.
Comme il est bon d'avoir de
limpides théologiens quand les questions vous pressent, et comme il est néfaste
à l'inverse de les laisser courir sur leur erre ! Comme la théologie se
renouvelle, là où existent des peuples qui confrontent leur existence aux
Écritures, comme en Amérique latine ou en Extrême-Orient ! Le visage de la
chrétienté en est transformé.
Alors, plutôt que de se
tourner vers ces peuples – autre démission – ne vaudrait-il pas mieux que nous
aussi nous devenions vraiment ce peuple de la Bible que nous prétendons être ?
Mais nous voulons tout
tenir, et nous commençons par la fin : nous désirons, et tout de suite, des
réponses. Nous refusons d'être ignorants et dépossédés si bien que nous
n'entrons pas dans la voie des humbles et des ignorants, qui est paradoxalement
celle des amants heureux.
Ah! aimer la Bible et jouir
d'elle sans rien savoir de plus, s'immerger en elle comme une bête en liberté.
Ne prétendre à rien et tout gagner !
Car un dieu bon y parle.
Nota bene : cet article de Réforme
a suscité en son temps une campagne de dénigrement dont on pourra trouver
l’écho, si l’on y tient, en allant à la page Shéhérazade
de ce site.
Chrétiens
de gauche…
ou qu’il
vaut mieux s’affirmer pour ce que l’on est
Deux militants chrétiens de
« la gauche de la gauche », Stéphane
Lavignotte et Héloïse Duché, ont écrit
en novembre 2010 un texte destiné à expliquer leur choix confessionnel à leurs
camarades non-croyants1. Leur texte a été
diffusé dans le cadre des communes se rattachant au Christianisme social. Je
reproduis à peu près ici ce que je leur ai répondu dans les jours qui ont
suivi :
Chère amie, Cher ami,
Votre Lettre à nos
camarades de la gauche de la gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer
dans les débats sur la religion m’a beaucoup intéressé. Notez que je ne
suis pas personnellement impliqué, comme vous, dans « la gauche de la
gauche », qui me paraît une impasse politique. Mais c’est votre démarche
qui m’intéresse. Je la crois utile, et bien venue à l’heure actuelle. J’ai
cependant quelques réserves à vous communiquer. Prenez-les comme un témoignage
d’amitié et de respect.
Vous écrivez par
exemple : En y prenant part, nous voulons être vigilant-es à ne pas
laisser s’enfermer l'action commune dans une logique purement rationnelle qui
ferait s’effacer l’individu derrière le collectif. Notre foi nous invite à
concilier la logique de justice et la logique d’amour et de don, que nous
entendons dans la Parole. La logique d'amour ne suffit pas, mais elle met sur
le chemin de la justice, d’une justice poussée par l'amour jusqu'au bout de sa
propre logique.
Cette opposition entre le
collectif et l’individu, rapportée à une opposition entre le rationnel et le
don ou l’amour, me paraît fausse et dangereuse. L’individu qui aime ne cesse
pas pour autant d’être rationnel, s’il en a le goût et en prend la peine, et
c’est alors ce qui peut le protéger d’une tendance à se soumettre à un
collectif qui se présenterait comme étant lui seul rationnel. On a vu cela, je
l’ai vécu personnellement, et cela s’appelle totalitarisme.
Pour moi, ce que vous
appelez ailleurs « spiritualité » (Nous assumons la tension entre
notre spiritualité et nos convictions politiques) rassemble l’ensemble de
ce qui fait l’être humain, rationalité comprise, puisque le terme désigne la
pratique des capacités de l’esprit. Bref, il n’existe pas de spiritualité
religieuse qui serait d’une autre nature que celle de la raison. En quoi je me
situe comme matérialiste et moniste, ennemi du dualisme.
Je vous appelle amicalement
à fuir comme ma peste le dualisme (esprit/corps ; âme/chair ;
sens/forme ; foi/raison ; etc.), car il s’agit de ce qui fait mourir
l’être vivant en le découpant en tranches inconciliables.
Je retrouve dans ce
passage cette tendance – que vous partagez malheureusement avec l’opinion
habituelle – à couper l’être en deux :
Ne pourrions-nous pas
accepter cette contradiction entre une raison purement rationnelle et cette
raison du cœur ? Nos raisons du cœur, ce sont nos indiscutables, nos
transcendances, y compris laïques (…). Nous appelons simplement à un débat
serein, qui respecterait cette tension, ferait une place aux raisons du cœur,
aux côtés du rationnel nécessaire à la construction des luttes.
Brandir le cœur est à soi
seul, pour moi, un signal d’alarme. Car c’est la droite qui a du cœur,
souvenez-vous en : « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole
du cœur » (Giscard), « Vous croyez peut-être que je n’ai pas de cœur ? »
(Sarkozy). Et toujours, au « cœur » de la droite, la vraie gauche a
opposé, oppose et opposera la justice.
Or vous, vous opposez le
cœur à la raison, serait-ce pour prier celle-ci de lui faire une petite place.
Je pense que cette part de notre spiritualité qui nous vient des Écritures
bibliques n’est, en premier lieu, ni irrationnelle, ni intime. Elle est un
appel à ce que l’espèce humaine en vienne à combattre la violence, et en
particulier la violence instituée. Je le dis en tant que bibliste et je suis
prêt à m’en expliquer.
Plus généralement : si
l’on vous suit, croire en Dieu, servir le Christ, ce serait irrationnel, et il
conviendrait alors de se faire accepter malgré cette irrationalité, ou, au
mieux, parce que la raison reconnaîtrait là une part du réel dont elle n’a pas
encore réussi à rendre compte. Or il n’y a rien d’irrationnel à penser la
possibilité d’un dieu, ni à mettre alors, tant qu’à faire, sa vie au service du
dieu particulier auquel Jésus se réfère. Il ne faut pas confondre la raison,
qui peut s’efforcer de penser et de qualifier toute chose, et la science, qui
se limite par définition à l’étude de ce qu’elle décide d’observer en tant
qu’objet.
Je constate enfin que vous
parlez de « récits mythiques de la création ». Ce terme de mythe est
dangereux quand on tente, en tant que croyant, de se faire comprendre
d’incroyants militants, car il risque de les amener à penser que l’on ne parle
que de choses irréelles, donc propres à détourner des combats à mener. Mais
surtout, l’emploi de ce terme, rapporté aux Écritures bibliques, est erroné.
Les éléments d’origine mythique qui peuvent être présents dans les récits
auxquels vous faites allusion sont en effet écrits, recréés, dans une
perspective parabolique qui, elle, n’est pas mythique, mais politique et
éthique. Là encore, je pourrais m’en expliquer2.
Bref, personnellement, je
pense que la seule chose utile qu’un militant croyant ait à dire aux militants
antireligieux, c’est de s’en tenir aux faits, non à des théories. Et les faits
sont bien moins tranchés qu’ils le pensent, car à tous les exemples de croyants
fanatiques et despotiques qu’on puisse citer, on peut opposer l’exemple de bien
des croyants fraternels et libérateurs, tels Gandhi, Martin-Luther King et tous
les autres. Alors si ces militants antireligieux sont rationnels, ils pourront
toujours exercer leur raison à distinguer entre croyants et croyants. S’ils ne
le font pas, cela jette un doute sur leur capacité réelle à envisager la
complexité, plus large encore, du monde qu’ils veulent changer.
Ceci dit, continuons le
combat !
1. Stéphane Lavignotte et Héloïse Duché, Croyants et
anticapitalistes : t'y crois toi ? Lettre à nos camarades de la gauche de la
gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer dans les débats sur la
religion.
http://www.contretemps.eu/interventions/croyants-anticapitalistes-ty-crois-toi
2. On
peut se reporter sur ce site à la page La Grande parabole.
Saint-Coutant – 2015
Poésie – Rythme – Souffle – Esprit
Qu’est-ce qui donne vie à vos paroles ? Le rythme. C’est le secret de la plupart des poètes. De bien des manières, parfois fort subtiles, souvent sans y penser, ils font vivre ainsi les mots.
Rien de plus banal qu’un mot, tout le monde en connaît quelques-uns au moins… Mais dès qu’on en met plusieurs ensemble, c’est déjà une petite chanson qui naît.
Par exemple : Dans l'église les femmes frottent les dalles : tatatom tatom tat-tatom.
Et dès qu’on met à la suite plusieurs de ces ensembles-là, vous n’y pouvez rien, vous avez créé un rythme. Vous avez été obligé de faire naître des silences. Plus ou moins longs, autour de ces groupes de mots eux aussi plus ou moins longs. En réalité vous avez troué le silence avec les groupes de mots mus par votre souffle : Dans l'église / à grande eau / les femmes frottent les dalles.
Tout le monde fait cela (ex : Madame / votre chien / il commence à m’agacer !), mais la plupart des poètes s’en servent pour aller plus loin que la simple communication de messages informatifs, pour communiquer avec vous d’une façon plus concrète, très physique.
Ils vous transmettent ainsi la sensation qui s’allie aux mots qu’ils ont choisis, groupés, animés. Et cette sensation est un mouvement qui s’installe dans votre propre souffle, vos propres rythmes. Il n’y a plus seulement la valeur des signes linguistiques prévus pour donner du sens, il y a avec eux, de plus, la sensation, l’énergie, la force d’une émotion. Vous êtes branché sur une source de signifiances. Elles peuvent être multiples, et la parole devient alors un milieu mouvant dans lequel vous évoluez :
Dans l'église à grande eau les femmes frottent les
dalles. Tout à l'heure
Elles rentreront balayer devant leur porte et rempliront
d'huile
La lampe du septième jour.
Nous sommes nés pour porter le temps, non pour nous y
soustraire,
Ainsi qu'un journalier qui ne quitte la vigne qu'à la
tombée du soir.
Mais au seuil de la dernière nuit de notre semaine, il
est doux d'écouter
Dimanche en marche sous l'horizon. 1
Le rythme, donc. C’est-à-dire les corps, qui respirent, qui pulsent, qui bougent. C’est-à-dire à la fois l’énergie physique, l’émotion et l’intelligence quand elles vont ensemble. Ce qui est rare dans la vie courante. C’est-à-dire aussi une mobilité, un mouvement qui change en permanence, pareil aux courants d’eau des fleuves : tantôt rapides, tantôt plus lents ; tantôt unis, tantôt remuants.
Alors si vous voulez vous amuser, vous allez même ajouter une cadence, une régularité, une mesure, sur le mouvant de ce rythme de vos paroles. Votre souffle va devenir très obéissant, contrôlé qu’il est par une nécessité : laisser vivre les silences plus ou moins longs qui portent vos paroles, tout en suivant pourtant la régularité d’une cadence. Mais ce n’est pas une nécessité pour faire un poème.
Une chose qui aide, c’est l’apparition régulière, dans vos paroles, de sons qui se ressemblent (c’est un bon truc, appelé assonance, allitération ou rime). Mais ce n’est pas non plus une nécessité pour faire un poème. Le rythme y suffit.
Quand on parle de rythme de la parole, on parle d’abord du souffle. Et le souffle d’une œuvre, c’est son esprit. Il y a derrière cela une façon, aussi, de vivre en spiritualité sans s’engluer dans l’intellectualisme ou l’émotivité. Dans les Écritures bibliques, souffle et esprit sont un seul mot. Un souffle saint, animant cet être unique, le Christ, s’y appelle alors Saint Esprit. C’est lui qui habite la parole humaine pour la changer en Parole. Voit-on alors comme notre corps est partie prenante, par ses rythmes, de l’évangile que nous annonçons ? C’est alors que celui-ci est poème.
1 Ce fragment d’un poème intitulé Bach en automne est du regretté Jean-Paul de Dadelsen, alsacien et luthérien, extrait de son Jonas (Paris, Poésie/Gallimard, 2005).
Sur la structure du couple humain dans Genèse 1 à 3
Une lecture raisonnable des
Écritures est pour moi celle qui prend en compte, avant toute interprétation,
les faits littéraires, ce qui est écrit, c’est-à-dire ce qu’il a été choisi
d’écrire par les auteurs. J’écris bien les auteurs, non les rédacteurs, car je
pense que l’édition conjointe de plusieurs récits antérieurs en un seul récit
final est un acte de création.
Je ne prends donc pas en
compte ce qui ressortirait d’une distinction moderne entre états antérieurs du
texte. Cela me paraît de l’ordre de l’histoire de la création littéraire, non
de la lecture d’une œuvre. Selon ce point de vue, si Genèse 1 à 3 comprend deux
récits, correspondant à deux points de vue sur l’être humain, c’est parce que
ces deux points de vue ont été réunis par les auteurs en un seul aperçu,
volontairement complexe.
Je prends ainsi au sérieux
les auteurs de l’état actuel du texte, ils avaient leur idée. Comme l’écrivait
Andreï Donatovich Siniavski à propos des œuvres artistiques du passé (Une
voix dans le chœur, publié au Seuil en 1974 sous le pseudonyme d’Abram
Tertz), « C’est amusant de découvrir que, derrière toute cette
argumentation scientifique extraordinairement sérieuse, on trouve comme point
de départ tacite l’idée toute simple et solidement établie que les anciens
étaient des imbéciles. »
Une lecture suivie des
Écritures montre que ce qui est écrit dans les chapitres 1 à 3 de la Genèse est
ce qui correspond à la conception effective des relations homme-femme telle
qu’elle s’exprime au long de presque toutes les époques bibliques, celle de
Paul et des évangiles incluse hormis peut-être une ou deux sentences : la
mise en pratique d’une structure sociale élémentaire à deux niveaux.
À peine a-t-on trouvé, en effet,
un couple homme/femme créé à l’image de Dieu dans Genèse 1 qu’on le voit, dans
Genèse 2-3, régi par une relation de vis-à-vis entre éléments appartenant à des
statuts différents et hiérarchisés, chose conforme à une structure classique
dans le Proche-Orient antique… et bien au-delà dans l’espace et dans le temps.
J’ai beaucoup écrit sur
cette structure de base, asiatique et antique : un seigneur (adôn :
suzerain, père, mari, patron) dont l’aire de domination inclut et autorise
l’aire d’autonomie de servants (‘èvèd : vassaux, enfants, épouses,
employés), dans le cadre d’un contrat de base dont le divin est le garant. Je
renvoie à ce propos à mon livre intitulé Éden – Huis-clos, L’Harmattan,
2002).
Cette structure générale,
utilisée tout autant que détournée par les auteurs des Écritures en fonction de
leurs visées théologiques, leur a permis la mise en place de ce qu’on appelle
l’Alliance du Seigneur-Dieu (Adonaï/Èlohim), origine, entre autre, de
l’apparition progressive d’un couple monogame époux-épouse, sans toutefois que
l’épouse ne cesse d’être assujettie à son mari. Là se retrouve le thème du
couple créé à l’image de Dieu.
J’insiste sur le fait que
cela correspond à une anthropologie, c’est-à-dire à une conception que, dans
une autre forme de pensée, on appellerait ontologique. Or il faut accepter
qu’elle n’est en rien égalitaire : la femme y est dépendante de l’homme,
et ceci par construction, par fait de Création, d’autres diraient par nature.
C’est pourquoi, par exemple, la femme est objet de la Loi du Sinaï, non sujet
au plein sens du terme.
Toute ma démarche consiste
donc à dire ceci : ou l’on adopte cette anthropologie-là, ou on la
remplace par une autre. Laquelle ? Apparemment, on préfère choisir
aujourd’hui une anthropologie qui mette la femme sur le même plan que l’homme.
C’est heureux, mais ce n’est pas la charia biblique… À ce sujet comme à
d’autres, par exemple à propos de l’homosexualité, il va donc falloir inventer.
Je me borne à poursuivre
ainsi la ligne dont j’ai découvert la fécondité il y a déjà longtemps, une
ligne qui s’éloigne des habitudes de l’herméneutique et qui implique
ceci : lire les Écritures ne signifie en rien épouser leurs agencements
datés et situés, mais construire collectivement une Parole neuve à partir
d’elles. Pour le dire vite. Je m’en suis expliqué plus largement dans un
article d’Évangile et Liberté intitulé La grande parabole (mai
2013, voir à la page Grande parabole).
Je suis inlassablement ce
chemin plus littéraliste que celui des fondamentalistes, et plus créatif que
celui des herméneutes… si ce n’est qu’en Église, cette créativité accepte
librement de trouver sa limite dans la collégialité synodale, ceci dans l’agapê
et sous la conduite de l’Esprit. Je ne demanderais pas mieux que de participer
à ce sujet à une disputation publique.
Sous la grâce ?
ou
l’exigence contradictoire
En milieu réformé, j’ai
entendu mille fois, émise comme une sorte de slogan identitaire, cette citation
de Paul : Nous ne sommes pas sous la loi mais sous la grâce. Or on
ne peut pas être sous la grâce car cela équivaudrait à une sorte
d’oxymore, voire à un double bind, cette exigence contradictoire qui
induit une structure de type schizophrénique : l’obligation d’être
finalement sans obligation.
L’expression a donc Paul
pour auteur : « Vous n’êtes pas sous la loi mais sous la grâce »
(Romains 6.14&15). Mais c’est le seul endroit du Nouveau Testament où l’on
trouve cette préposition sous à propos de la grâce que Dieu fait aux
pécheurs. D’habitude, on trouve par ou selon. L’emploi unique
qu’en fait Paul s’explique par le contexte, il parle du pouvoir de la loi, et
il lui oppose, de façon symétrique, la libération opérée par la grâce.
Reste que l’expression est
malheureuse en ce qu’elle instaure justement une fausse symétrie, celle de la
pure sujétion, qu’il s’agisse de la loi ou de la grâce, alors que la grâce nous
installe dans une relation choisie, dans un lien qui ouvre à une liberté.
Était-ce un impair, de la
part de Paul, ou n’est-ce pas plutôt la difficulté que crée la traduction
mécanique de la préposition grecque hupó par sous ? Une
traduction que certains aggravent en écrivant vous n’êtes pas soumis à la
loi mais à la grâce (Traduction en français courant). Or, suivi d’un nom à
l’accusatif, hupó signifie quelque chose comme en fonction de
tout aussi bien que sous : Vous ne vivez pas en fonction de la
loi mais en fonction de la grâce…
Mais il suffisait que Paul
n’ait pas imaginé l’usage pervers qui serait fait de ses mots, pour que, par
besoin malade d’être pris en défaut, et donc passibles malgré tout de
châtiment, le puritain se saisisse d’eux textuellement et les élise comme
expression parfaite de la pensée de l’apôtre.
La grâce devient alors
problématique : est-elle libération pure et simple au sein d’un lien
d’amour, ou crée-t-elle un devoir d’aimer ? Et ainsi de suite : si
l’on est sauvé par la foi, non par les œuvres, la foi est-elle l’œuvre
nécessaire au salut ? Oscillation permanente, semblable à celle du timbre
d’une sonnerie électrique, et dont on ne sort pas.
Sous la grâce ? C’est
souvent de ces subtiles inflexions que se nourrit le refus insidieux de l’amour
gratuit de Dieu à l’égard des humains. De là naît cette anxiété très
profondément fichée dans les mentalités protestantes, instaurant comme une
structure psychique en oscillation permanente.
Saint-Coutant – 2016
Pâques comme rite d’alliance
ou le
Christ est-il mort à notre place ?
Les termes cardinaux du
récit biblique se situent au sein d’un imaginaire[1] particulier qui résulte de
l’interférence entre diverses cultures antiques, proche- et moyen-orientales, d’une
part, et de la constance d’une orientation atypique due à certains choix liés à
des moments présentés comme originels et fondateurs, d’autre part[2].
La piste que suit cette
réflexion part du point de vue selon lequel la création, au sens biblique, est
fondation d’alliances[3]. C’est
en cela qu’elle consiste. Par là, elle extrait du nouveau d’un magma
indifférencié et privé de sens. À ce sujet, je commencerai par un étonnement
concernant la façon dont l’hébreu biblique envisage la conclusion d’une alliance
(ou d’un contrat).
1 – Une création continue
L’expression kâroth
berîth, en hébreu biblique, dit littéralement "couper une
alliance" mais signifie à l’inverse, paradoxalement, "conclure une
alliance".
La racine du verbe employé
est utilisée en effet le plus souvent dans le sens d’une action de découpage,
d’extraction ou d’abattage, ou encore du résultat d’une telle action. On trouve
donc là une image inverse de celle que l’on attendrait, image de réunion,
d’ajout ou de construction.
Pour comprendre cela, sans
doute faut-il se reporter au rite qui accompagnait la conclusion d’une alliance
à l’époque biblique, rite dont on trouve une description assez complète dans
Genèse 15.9-18, où des animaux sont coupés en deux et séparés en sorte qu’un
chemin commun soit tracé pour les contractants. Dans ce récit, qui relate un
songe prémonitoire, ce sont une torche allumée et un four fumant qui passent
ensemble sur ce chemin, mais ils évoquent en fait les contractants d’une union
à venir[4].
En dehors de la déambulation
des contractants, il y a deux éléments matériels dans ce rite : le
découpage et le sang qu’il fait couler. On y tue par séparation et on y laisse
s’écouler le principe de vie. Lequel, selon les conceptions de l’époque,
retourne à la terre d’où la vie a été tirée (Genèse 2.7 et 9.4).
Or la séparation, ou
distinction, est l’acte par excellence de la création, qui consiste en
l’inauguration d’un ordre binaire au sein du chaos. Celle-ci inaugure un monde
fait de paires suivant le cas inverses, contraires, opposées ou couplées, mais
dont un des éléments ne va pas sans l’autre[5]. On trouve cela clairement
exposé dans Genèse 1 et 2 : ciel et terre, ténèbres et lumière, jour et
nuit, soir et matin, eaux d’en-bas et eaux d’en-haut, mer et continent, herbes
et arbres, astres et terre, animaux terrestres et animaux aériens, animaux
marins et animaux aériens, quadrupèdes et reptiles, humain mâle et humain
femelle, époux et épouse (soit humain dominant et humain associé, comme la
suite le montre, avec Genèse 2.18 ou la femme est un humain de second ordre)…
Ce dernier exemple amène à
relever plusieurs enseignements. D’une part, il y apparaît clairement que c’est
bien la distinction qui cause le réel, à savoir ici le couple. De même que le
ciel et la terre forment un ensemble indissociable, c’est parce que
distincts que l’homme et la femme constituent une existence unique. D’autre
part, on voit que les mêmes éléments peuvent parfaitement participer à diverses
alliances composant ensemble une sorte de nœud d’alliances à dimensions
multiples, ici le mariage patriarcal, image mixte dans laquelle le couple
humain est vu à la fois comme physiquement sexué et socialement hiérarchique.
Dans cet imaginaire, il n’y
a d’ordre, et donc de réel possible, de vie possible, d’existences (de chairs,
en hébreu ou en grec bibliques) qui tiennent ensemble, qui ne se délitent pas,
que grâce à la composition de multiples associations de paires primitivement
découpées. Sachant que ces paires se construisent elles-mêmes en ensembles
complexes, de base deux, selon des modalités diverses et infinies.
Concernant les contrats que
passent les humains, c’est ce que dit le rite, ce qu’il met en scène. Un
nouvelle réalité apparaît lorsque le rite s’accomplit, une création nouvelle
composée intimement des deux contractants. C’est une nouvelle pierre insérée
dans la construction du monde du vivant.
Mais le sang de l’alliance
n’appartient pas à cette nouvelle création humaine, il appartient au divin, il
est de l’ordre de l’origine, raison pour laquelle il doit s’écouler et
retourner à sa matrice terraquée. S’il n’en était pas ainsi, on assisterait à
quelque chose qui s’apparenterait à un court-circuit, à une sorte d’inceste.
Toutefois, le sang versé,
celui des deux moitiés, joue le rôle de ce qu’est pour nous la double
signature au bas du texte d’un contrat : il n’y a pas eu d’alliance s’il
n’a pas été libéré. C’est à ce sang versé que l’on constate l’alliance,
c’est-à-dire l’existence d’un lien indéfectible.
C’est ce que signifie,
concernant l’union d’un homme et d’une femme, l’expression littérale une
même chair (Genèse 2.24), en réalité, une même existence :
paradoxalement, elle n’est même chair que si elle est chairs distinctes. Ceci
de bien des manières, car la distinction, dans cette forme de pensée, est rarement
univoque. Cette même chair ne l’est pas seulement en fonction du sexe, mais en
fonction aussi, entre autres, de la hiérarchie : la femme est subordonnée
à l’homme[6].
Le point important est à mon
sens que chaque nouvelle alliance est de l’ordre de la création, non au sens où
il ferait partie des éléments constitutifs primordiaux, présents à l’origine du
monde et pour l’éternité, mais en ce sens qu’il ajoute un élément nouveau au
monde, parmi tous ceux qui se font et se défont chaque jour dans ce dernier.
Tel est alors le sens du
septième jour (Genèse 2.1-3) : la création s’y continue, s’y enrichit ou
s’y défait à chaque instant par la mise en œuvre du paradigme posé par
l’ensemble des actes créateurs de Genèse 1.
2 – Le rite de création
Dans les tout premiers temps
de la mise en forme de la foi du Christ, ces aspects de l’imaginaire biblique
n’ont pas encore disparu. Cela n’arrivera sans doute que progressivement, pour
en arriver à la prédominance de lectures liées à des représentations venues des
philosophies gréco-latines. C’est ainsi que Paul, cet élève du rabbi Gamaliel
qui raisonne en hébreu comme il le dit lui-même, aura bien du mal à transmettre
cela à l’ensemble de nouveaux croyants habités par d’autres imaginaires que le
sien. On voit cela dans l’Épître aux Romains.
Il y a sans doute là,
d’ailleurs, bien des pistes à suivre quant à ce qu’on pourrait appeler une
acculturation de la foi biblique. Je vais essayer de montrer comment l’image du
rite d’alliance auquel je me référais plus haut peut éclairer le sens de la
mort du Christ autrement que cela n’a été fait le plus souvent.
Nombre de croyants refusent
aujourd’hui une conception sacrificielle de la mort de Jésus, c’est-à-dire une
conception qui le considère comme l’agneau sacrifié pour le salut des croyants,
à la place de ceux-ci. À mon sens, ils ont raison, mais la difficulté
est que cette conception semble biblique et qu’elle paraît figurer dès le tout
début, avec Paul, parmi les fondements de la pensée chrétienne.
Néanmoins, il faut bien voir
que cette conception sacrificielle, si elle nous apparaît telle, dépend en
réalité de cet imaginaire, fort différent du nôtre, que j’évoquais, ce qui
invite à reconsidérer ce que nous pouvons faire d’elle au sein de notre propre
imaginaire lorsqu’il est lié au Christ. Telle est du moins ma démarche.
Pour m’expliquer, je vais
prendre l’exemple du fameux texte paulinien de Romains 3.21-26. J’en livre ma
traduction :
À présent – sans la loi la
justice de Dieu a été manifestée ––– attestée par la Loi et les Prophètes
Justice de Dieu – par la foi
de Jésus – messie ––– pour tous les croyants
Car il n'y a pas de
distinction – car tous ont erré ––– et ils sont privés de la gloire de
Dieu
Justifiés gratuitement de par
sa grâce ––– par la délivrance qui est dans le messie Jésus
Lui que Dieu a installé en
réconciliation ––– par la foi en son sang
Pour montrer sa
justice par la mise au rebut des erreurs passées ––– en la patience de
Dieu
Pour montrer sa justice –
dans le moment présent ––– en vue d’être lui-même justice[7]
Et de justifier –––
quiconque est de la foi de Jésus
Dans ce passage, le rôle de
Jésus comme victime sacrificielle se joue à mon sens autrement qu’on ne l’a
compris après que les Églises aient pris leur distance à l’égard de l’ancien
imaginaire sémitique encore présent.
Je pense qu’à l’époque du
juif Paul, la croix ("le sang") du Christ, est vue plutôt comme une
sorte de signature sacrificielle, et offre un nouveau départ, une nouvelle
alliance. Dans cet imaginaire, la réconciliation et la délivrance à l’égard du
poids d’un passé malheureux ou malfaisant peuvent être en effet les
conséquences d’une alliance que doit absolument signer un sacrifice sanglant
qui permet de trancher cette alliance. À partir de là, on l’a vu, une nouvelle
histoire commence.
Certes, le fait de la
crucifixion n’obéit pas aux règles rituelles du sacrifice d’alliance que l’on
trouve dans la Thora, mais il leur est assimilé par Paul dans une logique
parabolique, elle aussi caractéristique de cet imaginaire.
Cette alliance provient
d’une décision de justice, délivrée, dans ce texte paulinien, par celui, Dieu,
qui est en lui-même, puisque Seigneur universel, "ce qui est juste"
et dont sourd toute justice comme toute justesse.
La signature de cette
alliance suffit à intégrer de nouveaux partenaires dans l’éminente suprématie
("la gloire") d’un seigneur. Se fonder sur une telle alliance, pour
régler sa pensée comme ses affects ou ses conduites, est la définition de la
foi réciproque des contractants. C’est en ce sens qu’un humain est sauvé par la
foi. Il s’agit de "la foi de Jésus", expression ambivalente : la
foi que Jésus a manifestée et la foi des croyants en Jésus.
Ce n’est pas sa mort qui
gagne le salut des croyants à la place de la leur. C’est l’établissement d’une
alliance universelle entre Dieu, qui en décide en toute seigneurie, et ceux des
humains qui l’acceptent. S’ils le font, c’est eu égard à la signature absolue
que la croix signifie pour eux.
Ainsi, si le Christ est mort
pour les croyants, c’est au sens où ils reconnaissent en elle la signature de
Dieu. Tout comme les Anciens reconnaissaient la validité absolue d’un contrat à
l’écoulement du sang de l’animal sacrifié.
Pour le croyant, ce salut
n’est pas premièrement le moyen d’obtenir la vie éternelle après sa mort, il
est d’abord un partenariat avec un seigneur supérieurement fidèle, et il
commence dès le geste qui consiste à reconnaître en Jésus celui qui signe, par
sa mort, la fidélité de Dieu. Ce geste, la foi, est l’entrée dans la foi du
messie.
C’est par ce geste que le
croyant se voit mourir lui aussi à lui-même, à sa manière et selon sa
condition.
On objectera peut-être que
le sacrifice peut avoir d’autres sens, plus cohérents avec le récit de la mort
de Jésus. On pensera surtout à celui dont, par exemple, René Girard a décrypté
la fonction sociale et dans lequel la victime joue le rôle du bouc émissaire.
Mais il convient à mon sens
de distinguer le récit des conditions dans lesquelles Jésus est mort de la
façon dont les premiers disciples ont ensuite interprété cette mort. Il est
assez clair pour moi que, dans ce récit, les autorités juives se conduisent
selon les lois sous-jacentes dont parle René Girard.
Mais on notera que le
sacrifice du bouc émissaire doit se reproduire régulièrement, faute de quoi il
perd son efficacité, la violence qu’il évacue pour un temps se trouvant
toujours renaissante. C’est ce qui n’est pas conforme à la foi de Paul, qui
évoque un sang versé une fois pour toutes.
Il est d’ailleurs non moins
clair que si Pilate accepte de liquider Jésus, c’est pour de tout autres
raisons. L’exécution très politique d’un fauteur de trouble n’a de sens que
dans le cadre d’une brève période de l’histoire, celle du règne d’un empereur
romain. On pourrait certes y voir, par exemple, l’expression canonique de la
lutte perpétuelle que mènent les pouvoirs, quels qu’ils soient, contre
l’établissement d’une heureuse liberté pour l’ensemble des humains, contre le
besoin d’inventivité et de fraternité que ceux-ci ont à revendiquer. On le
peut, et même, je le pense, on le doit, mais on est déjà, alors, dans une
démarche seconde par rapport à la pensée de Paul.
On le voit, ces deux
logiques ne correspondent pas à l’établissement pérenne d’une communauté de
croyants fondée sur une alliance. Or à mon sens, le croyant Paul voit plutôt
dans la croix le moment unique d’un sacrifice de réconciliation destiné à
établir une alliance éternelle. Scandale spécifiquement biblique : le Dieu
tout-autre et les mortels unis arbitrairement par une fraternité de sang.
On pourrait d’ailleurs
trouver là la logique qui conduit, dans un second temps, à l’affirmation de ce
qu’il est coutume d’appeler l’incarnation, le Christ jouant alors le triple
rôle des deux contractants, le divin et l’humain en tant que Fils de l’humain
et Fils de Dieu, d’une part, et d’autre part le rôle de l’agneau sacrifié pour
signer leur alliance.
À propos de cette dernière,
on pourra dire avec justesse que cette conception est protestante, en ce sens
qu’elle évacue la nécessité de reproduire infiniment le sacrifice, comme dans
la messe. C’est la limite de mon discours : on pourra sans doute penser
qu’il dépend de la spiritualité au bénéfice de laquelle je me trouve plutôt que
l’inverse…
Telle est en tout cas ma
vision de la façon dont le sacrifice du Christ pouvait être compris au tout
début de la pensée chrétienne, au temps où elle était encore directement liée
aux conceptions classiques de la foi hébraïque. Il me semble qu’il pourrait
être intéressant, voire nécessaire, de repartir de là pour repenser le sens du
moment de Golgotha.
On a vu là de tout temps
l’instauration d’une alliance, nouvelle ou renouvelée. En tout cas étendue à
l’ensemble des humains. Mais peut-être doit-on aussi la comprendre, à la suite
de Paul, comme nouvelle création, celle d’un nouvel Adam, non seulement au sens
d’un remplacement d’un premier humain failli, mais comme l’invention d’un
nouveau monde.
Il est enfantin de dire que
si le Christ n’était pas mort il ne serait pas ressuscité, mais autre chose est
d’affirmer que la Passion, en tant que rite de l’alliance du contractant
suprême, signe l’établissement d’une nouvelle modalité du réel, l’instauration
d’une nouvelle histoire du monde. Qu’une nouvelle création apparaît, le Christ
debout, érigé.
Bref, que ce que nous
appelons résurrection, littéralement un surgissement[8]… fait partie de la
crucifixion, considérée comme sacrifice d’alliance. Non pas, au-delà de la
logique narrative, la mort puis la résurrection, mais le surgissement du
nouveau dans la mort elle-même.
Saint-Coutant – 2016
Est-ce la
bonne question ?
ou le
mariage homosexuel face aux Écritures ?
Le sujet du synode national
de l’Église protestante unie de France qui se tient ces jours-ci à Sète concerne
la bénédiction du mariage de couples homosexuels. Oui ou non. Pour ou contre.
À mon sens, discuter de cela
maintenant revient à marcher sur la tête. Le vrai sujet, sous-jacent,
d’ailleurs omniprésent mais jamais abordé au fond, est le bon usage des
Écritures par les croyants et leurs assemblées.
Comment décider d’un point
de doctrine, en l’occurrence la validité du mariage homosexuel devant Dieu –
mazette ! – si le critère commun fait défaut ?
La plupart du temps, la
question n’apparaît pas. On fait comme si elle était réglée. Ou, tout
simplement, on ne pense pas qu’elle se pose, on ne la voit pas.
Aussi va-t-on confondre
allègrement, et constamment, Écritures saintes et Parole de Dieu.
Alors devant telle ou telle
interrogation, on va chercher ordinairement quelques versets qui semblent lui
correspondre, des versets sur lesquels tout le monde s’accorde à penser qu’ils
fournissent une piste à la réflexion ou induisent même une réponse, et basta,
l’affaire est faite.
C’est qu’il arrive rarement
que la question envisagée mette face à face des partis aux thèses absolument
contradictoires. C’est arrivé néanmoins, en son temps, par exemple à propos de
la guerre et de la non-violence, à propos du baptême des petits enfants, à
propos de l’engagement des synodes sur une question politique, etc.
Les oppositions pouvaient
être fortes, alors, mais la réponse des Écritures, toujours plus ou moins
ambiguë, était considérée comme suffisamment facile à envisager pour qu’on se
contente de s’envoyer quelques versets à la figure avant d’en arriver à un
consensus ou à une tolérance réciproque.
Cette Église, sous ses
diverses occurrences, n’a donc jamais dépassé, dans les faits, un littéralisme,
disons large d’esprit, permettant de se dire qu’avec l’aide du saint Esprit, ou
en se référant à un critère interprétatif commun, ou encore grâce à la
conjonction de ces deux adjuvants, on pouvait s’y retrouver sans avoir besoin
d’aller regarder dans les coins.
Comment interpréter, par
exemple, les textes de la Bible hébraïque ? En fonction de Jésus-Christ,
considéré comme celui qui les accomplit. Voilà un critère simple à énoncer, et
le plus souvent assez facile à appliquer. D’autant que ces textes baignent,
comme le texte évangélique, dans l’aire commune de la culture antique et proche-orientale.
D’autant, aussi, qu’ont
toujours existé, pour reprendre les exemples précédents : des guerres, des
familles de croyants pourvus d’enfants, ou le rapport compliqué des croyants au
pouvoir. Ceci depuis la nuit des temps.
Il est très rare, cependant,
qu’une question oppose deux lignes dont l’une est en mesure d’exciper de
versets en sa faveur, et l’autre non, les deux pourtant portées par de fidèles
croyants d’une même Église. C’est aujourd’hui le cas.
Pour les premiers, la messe,
si j’ose écrire, est dite : « la Bible » rejette, non les
homosexuels, mais la possibilité de voir leurs unions reconnues et encore moins
bénies.
Pour les seconds, la grâce
qui est en Jésus-Christ – pour l’exprimer selon le vocabulaire classique –
conduit à reconnaître tout un chacun qui la demande comme bénéficiaire autorisé
de la bénédiction divine.
Où l’on voit que, comme je
l’écrivais plus haut, la question première est bien de savoir, non ce qu’il en
est du mariage des homosexuels, mais de l’usage des Écritures.
J’ai donné mon point de vue
à ce sujet dans un texte paru dans la revue Évangile et Liberté (mai 2013) et
intitulé La grande parabole, je n’y reviens pas, d’autant qu’on la
trouvera aussi sur mon site personnel*.
Une autre question m’apparaît
néanmoins, cachée derrière la première, et pour laquelle je n’ai pas de réponse
à proposer.
Je l’exprimerai ainsi :
d’où vient, chez des gens qui partagent une foi commune, ce qui pousse les uns
à se tourner vers un littéralisme qui leur permet de dire non à la demande des
couples homosexuels concernés, et les autres vers un critère herméneutique
central les amenant au choix inverse ?
S’agit-il d’un a priori
anthropologique fondamental, d’un affect personnel et profond, du désir de
confronter l’Évangile de telle manière plutôt que de telle autre à la société
actuelle ? Ou de tout cela mêlé ?
Je n’en jugerai pas, je n’y
suis pas invité. Je serais seulement rassuré, dans mon âme, de voir chacun
s’interroger lui-même à ce sujet.
Une réponse est pourtant à
refuser : affirmer que, par son choix, le clan adverse sort de la foi du
Christ… C’est qu’on connaît nos accès de rage théologique !
* http://pagesperso-orange.fr/alexandre2/grande.htm
Saint-Coutant – 2015
ou la honte
pour ceux qui se prennent pour Bonhoeffer
Parmi les protestants qui
refusent le principe de la bénédiction de couples de même sexe qui la
demanderaient, certains sont très fâchés par la décision du récent synode
national de l’Église protestante unie de France.
C’est qu’il a pris une
décision différente de celle qu’ils estiment conforme aux Écritures. Il offre
en effet aux pasteurs et aux conseils presbytéraux la liberté de répondre
positivement ou négativement à la demande des couples en question.
Depuis la tenue de ce
synode, certains des pasteurs qui s’opposent à cette décision se manifestent
donc vigoureusement, en particulier sur les réseaux sociaux. Et ma foi (c’est
le cas de le dire), je trouve qu’ils ont bien raison d’exprimer leur sentiment
et de rappeler leurs arguments.
Certaine attitude me gêne
pourtant. Et c’est peu de le dire ainsi. C’est celle qui consiste à se poser en
disciples de combattants pour la foi à la prestigieuse mémoire. Voire de
s’assimiler à eux.
Puisqu’on résiste à ce qu’on
ne saurait accepter, on se targue de ressembler à ces pasteurs allemands qui
ont résisté au nazisme. On devient "l’Église confessante", cette
partie des protestants allemands qui se sont désolidarisés, au nom de la
Seigneurie du Christ, des majoritaires "Chrétiens allemands"
favorables à Hitler.
Cela fait pour moi une bonne
raison d’engueuler ceux qui jouent à ce jeu-là. Vigoureusement. Dans un esprit
de semonce fraternelle, certes, mais avec un petit côté, tout de même, de
sainte colère… Voire, pour cause de grand âge, l’idée de coups de pied au cul
qui se perdent.
Comparer ainsi le bénin
synode protestant uni tenu à Sète au Troisième Reich, c’est non seulement stupide,
mais bas. Cela montre, surtout, à quel point, pour certains, on se prend au
sérieux, et comment, au fond, on se verrait bien Émir des vrais croyants.
Se présenter comme la petite
Église confessante appelée à résister au nom de la Parole de Dieu au sein de
son Église, que l’on présente alors comme renégate, c’est oublier que les
confessants allemands, eux, jouaient leur vie.
Je rappelle que Barth a dû
quitter vite fait l’Allemagne, que Niemöller n’a survécu aux camps que par
chance, que Bonhoeffer – auquel un de mes collègues, qui ne risque jamais que
d’avoir à changer d’Église s’il le veut, a osé se comparer – a fini pendu.
Je rappelle qu’il s’agissait
alors de se poser devant un ennemi véritable, devant une tyrannie sanguinaire,
sans pitié. Et, pour ce qui est de l’Église, devant l’hérésie majeure de ce
temps-là.
Alors protestez tant que
vous voulez, je vous donne raison de le faire, moi qui ne suis ni pour ni
contre cette fameuse bénédiction, ceci pour la raison que j’ai exposée à
plusieurs reprises.
Mais arrêtez de vous prendre
pour ce que vous n’êtes pas, vous qui ne faites que représenter un courant de
pensée théologique parmi d’autres, au sein d’une Église qui ne répond à vos
insultes que par sa libéralité.
Et vous, frères – comprenez
bien cela – qui n’êtes pas les seuls à vous vouloir serviteurs de la Parole de
Dieu.
Saint-Coutant – 2015
La tête haute !
ou la loi
de liberté
À qui s'adressent les
"Dix Paroles" du Sinaï ? Aux indignes devenus dignes, aux humiliés
rendus à la liberté, à ceux qui recommencent à vivre.
Tenez : Glorifie ton
père et ta mère ! À quelle sorte de gens va-t-on adresser une telle
injonction, si ce n'est à ceux qui ne sont justement pas portés d'eux-mêmes à
se glorifier des leurs ? Ou encore : Tu ne commettras pas de meurtre ! ;
à quelle racaille s'adresse-t-on là ?
Car depuis des millénaires,
il existe des civilisations où les gens comme il faut, ceux qui ont
d'honorables racines, connaissent les règles de la vie en société, ont les
moyens de s'y conformer... ou de les contourner avec habileté.
Non, ces règles-là, si
faciles à mémoriser, entourées d'une telle impressionnante solennité lors de
leur première énonciation dans le Livre, étaient destinées à ces bandes peu
reluisantes de serfs qui ne connaissaient ni père ni mère, qui auraient vécu
hors des lois si leurs maîtres n'y avaient veillé ni ne les avaient contrôlés à
coup de chicotte. Tels sont les gens qui n'ont pas le respect d'eux-mêmes, tant
ils ont intériorisé le mépris qu'ils inspirent à la bonne société.
C'est du moins, je pense, le
souvenir que les Hébreux du temps de Moïse ont laissé à ceux qui ont raconté
les événements fondateurs du Mont Sinaï et écrit les "Dix Paroles"
que nous appelons le Décalogue ou les Dix Commandements
On oublie souvent que les
populations soumises aux lois des autres sont portées à s'autodétruire, de
bande à bande, de quartier à quartier, de cité à cité, ou encore d'ethnie à
ethnie, de tribu à tribu. Il en fut toujours ainsi : la rage se contracte du
plus proche au plus proche. En prison, c'est souvent ainsi que l'on vit.
La violence allait donc de
pair, on peut le supposer, dans "la Maison de servitude", avec la
promiscuité des camps ou des campements, génératrice de maladies morales,
sociales et physiques (d'où, sans doute, ce souci de l'hygiène qui marque par
ailleurs les textes du Pentateuque).
Mais voilà ces gens-là
rétablis dans leur dignité, libres, avec devant eux le défi d'une société à
établir et gérer dans la justice et la paix. Ce n'est pas si simple. Encore
faut-il croire à ce miracle : « Nous, les pauvres et les humiliés, nous
avons été aimés, nous sommes les objets d'une fidélité sans faille, tout comme
si nous en étions dignes. » Dignes, alors, ils le deviennent, ils le sont.
Jamais plus – du moins l'espèrent-ils – ils ne courberont la tête devant les
puissances qui asservissent, ces dieux que tous adorent, ailleurs, chez les
maîtres d'autrefois.
Je suis le Seigneur ton
Dieu, qui t'ai libéré [...]. Tu n'auras pas d'autres dieux face à moi [...], tu
ne les serviras pas. Suit une loi de liberté pour des gens libérés. Ce n'est pas une autre
loi, dans ses stipulations, que celle qui a cours là où l'on croit avoir des
raisons d'être fier de soi, mais c'est une loi dont la différence est d'avoir
été gagnée, à main forte et à bras étendu, par la puissance d'un
libérateur digne d'amour, prouvant sa fidélité à des milliers de générations si
elles l'aiment. Tel est ce Seigneur, engagé à l'égard des siens dans le cadre
d'une Alliance qui le lie sans réserve.
C'est pourquoi les premières
des Dix Paroles de la liberté concernent ce Dieu-là. C'est la libération qui
prime, c'est ce Sauveur, que l'on n'échangerait contre aucun puissant de ce
monde. Et dont on célèbre la sainteté à chaque septième jour, marquant ainsi
que tout le reste des jours est don d'amour.
Viennent ensuite les règles
minimales de la liberté de vivre ensemble ; et celles-là comprennent le rappel
de la dignité : Glorifie...! (qu'on traduit par "honore" dans
nos bibles).
Nul moralisme abstrait, avec
ces Dix Paroles. Elles sont là pour les recommencements toujours possibles des
colonisés, des parqués, des humiliés, des combattants de soi-même et des
autres.
Les écrits que nous appelons
Nouveau Testament et qu’il vaudrait peut-être mieux appeler Testament
Renouvelé, n'enlèvent pas un iota des commandements. N'allez pas croire que
je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu
abroger mais accomplir, dit le Jésus de Matthieu : porter cela à
l’universel.
À l'incandescence, aussi : Vous
avez entendu qu'il a été dit aux anciens "tu ne tueras pas", celui
qui tuera en répondra au tribunal. Et moi je vous le dis : quiconque se met en
colère contre son frère en répondra au tribunal.
Cela parce que le paradigme
de la libération du peuple de l'Exode est magnifié en annonce d’une libération,
offerte à chacun, à l'égard d'un malheur d'être universel et mortifère ; et de
même, le don d'une terre à hériter est transformé en invitation à se placer
d'emblée sous le Règne de Dieu.
Non que la Loi constitue le
moyen de cette démarche libératrice, que l'on doit au seul libérateur, mais
elle décrit le comportement de ceux qui ont accepté que Dieu la leur offre, la
leur permette, leur en communique l'esprit. Et ce comportement consiste en une
constante transformation de l'être, qui, au lieu de s'enfermer en soi-même, va
s'ouvrir à l'amour de Dieu, vivra de lui, et le fera vivre autour de lui.
Il n'y a donc pas deux
Alliances de Dieu. Il n'y a pas deux Testaments (mot qui signifie ici
"serment d'alliance", à la suite du latin), un ancien qui serait
caduc et un nouveau qui le remplacerait, mais un seul, qui, en deux phases,
fonde en Dieu, sauveur et libérateur, l'ensemble des comportements d'une
humanité vouée à se voir guérie de sa violence.
Saint-Coutant
Quel couple ?
ou le monde
biblique et nous
Nombre de chrétiens tiennent
à une conception du mariage qu’ils pensent dépendre directement de la Bible. À
mon avis, ils se trompent, ils oublient que la Bible a été écrite au
Proche-Orient pendant l’Antiquité.
Le modèle qu’ils prônent –
un homme et une femme, un papa et une maman, les yeux dans les yeux – ne vient
pas de la Bible. S’ils devaient adopter, pour eux-mêmes, le schéma que celle-ci
propose, ils se trouveraient plus proches des vues de la charia islamiste
qu’ils ne le pensent.
C’est que, contrairement à
ce qu’ils croient, ils ne lisent pas la Bible de façon littérale. Ils en
extraient quelques mots qu’ils présentent comme définitifs. Ainsi ce verset, Dieu
a créé l’homme à son image, il l’a créé à l’image de Dieu, mâle et femelle il
les a créés (Genèse 1,27), présenté comme une définition normative du
couple marié.
Je reviens donc sur la
question de la structure du couple humain que l’on trouve dans les Écritures
bibliques, en particulier dans les trois premiers chapitres du livre de la
Genèse.
Car il y a là deux récits
différents mis à la suite, concernant la création des humains par le dieu
biblique. Le premier chapitre d’une part, et les deux suivants d’autre part.
Paraîtrait qu’ils ne datent
pas de la même époque. C’est bien possible mais n’importe qui voit bien qu’ils
se suivent dans la lecture.
Je le précise, une lecture
raisonnable des Écritures est pour moi celle qui prend en compte, avant toute
interprétation, les faits littéraires, ce qui est écrit, c’est-à-dire ce qu’il
a été choisi d’écrire par les auteurs.
J’écris bien les auteurs,
car je pense que même l’édition conjointe de plusieurs écrits antérieurs en un
seul récit final est un acte de création. De nos jours, cela s’appelle un
collage, c’est de l’art.
Je ne prends donc pas en
compte ce qui ressortirait d’une distinction moderne entre de supposés états
antérieurs du texte. Cela me paraît de l’ordre de l’histoire de la création littéraire,
non de la lecture d’une œuvre.
Selon ce point de vue, si
Genèse 1 à 3 comprend deux récits, correspondant à deux points de vue sur
l’être humain, c’est parce que ces deux points de vue ont été réunis par les
auteurs en un seul aperçu, volontairement complexe.
Je prends ainsi au sérieux
les auteurs de l’état actuel du texte, ils avaient leur idée. Comme l’écrivait
Andreï Donatovich Siniavski à propos des œuvres artistiques du passé (Une
voix dans le chœur, publié au Seuil en 1974 sous le pseudonyme d’Abram
Tertz) :
« C’est amusant de
découvrir que, derrière toute cette argumentation scientifique
extraordinairement sérieuse, on trouve comme point de départ tacite l’idée
toute simple et solidement établie que les anciens étaient des
imbéciles. »
Une lecture littérale suivie
des Écritures montre que ce qui est écrit dans les chapitres 1 à 3 de la Genèse
est ce qui correspond à la conception effective des relations homme-femme telle
qu’elle s’exprime au long de presque toutes les époques bibliques, celle de
Paul et des évangiles incluse hormis peut-être une ou deux sentences : la
mise en pratique d’une structure sociale élémentaire à deux niveaux.
À peine a-t-on trouvé, en
effet, un couple homme/femme créé à l’image de Dieu dans Genèse 1 qu’on le voit,
dans Genèse 2-3, régi par une relation entre éléments appartenant à des statuts
différents et hiérarchisés, chose conforme à une structure classique dans le
Proche-Orient antique… et bien au-delà dans l’espace et dans le temps.
On y précise que la femme,
si elle fait partie de l’entité "couple humain", est néanmoins le
fruit d’un second temps de la création. Le mâle est premier. Elle n’est pas une
aide semblable à lui, comme on traduit souvent à tort, mais un aide qui
soit devant lui (Genèse 2,18 et 20).
Or on oublie trop,
justement, qu’il s’agit d’un aide, d’un auxiliaire : ils ne se regardent
pas d’égal à égal, ces deux-là, mais c’est plutôt que l’un baisse les yeux vers
l’autre, qui les lève vers lui.
J’ai beaucoup écrit sur
cette structure de base, asiatique et antique : un seigneur (en hébreu adôn :
suzerain, père, mari, patron) dont l’aire de domination inclut et autorise
l’aire d’autonomie relative de servants (‘èvèd : vassaux, enfants,
épouses, employés), dans le cadre d’un contrat de base dont le divin est le
garant. Je renvoie à ce propos à mon livre intitulé Éden – Huis-clos,
L’Harmattan, 2002).
Cette structure générale,
quasiment universelle à l’époque, a été utilisée tout autant que détournée par
les auteurs des Écritures en fonction de leurs visées théologiques.
Cela leur a permis la mise
en place de ce qu’on appelle l’Alliance du Seigneur-Dieu (Adonaï-Èlohim),
dans laquelle le dieu biblique est à la fois le Seigneur des tribus d’Israël,
ses serviteurs, et le divin garant de cette relation.
Là est l’origine de
l’apparition progressive d’un couple monogame époux-épouse, sans toutefois que
l’épouse ne cesse d’être assujettie à son mari. Où l’on retrouve le thème du
couple créé à l’image de Dieu.
J’insiste sur le fait que
cela correspond à une anthropologie, c’est-à-dire à une conception de l’humain
que, dans une autre forme de pensée, la grecque, on appellerait ontologique,
donc liée à l’essence fondamentale de l’humain.
Il faut accepter le fait que
cette forme de pensée n’est en rien égalitaire : la femme y est dépendante
de l’homme, et ceci par construction, par fait de Création, d’autres diraient
par nature.
C’est pourquoi, par exemple,
la femme est objet de la Loi du Sinaï, non sujet au plein sens du terme. C’est
à l’homme que s’adressent les commandements, c’est lui le responsable. Comme
Adam en Éden.
Toute ma démarche consiste
donc à dire ceci : ou l’on adopte cette anthropologie-là, ou on la
remplace par une autre. Laquelle ? Apparemment, les plus traditionalistes
des chrétiens préfèrent choisir aujourd’hui, en pratique, une anthropologie qui
mette la femme sur le même plan que l’homme. C’est heureux, mais ce n’est pas
la charia biblique…
À ce sujet comme à beaucoup
d’autres, par exemple à propos de l’homosexualité, il va donc falloir inventer…
Je me borne à poursuivre
ainsi la ligne dont j’ai découvert la fécondité il y a déjà longtemps, une
ligne qui s’éloigne des techniques d’interprétation connues sous le nom
d’herméneutique et qui implique ceci :
Lire les Écritures ne
signifie en rien épouser leurs agencements datés et situés, mais construire
collectivement et librement une Parole neuve à partir d’elles. Pour le dire
vite. Je m’en suis expliqué plus largement dans un article de la revue Évangile
et Liberté intitulé La grande parabole (mai 2013).
Je suis inlassablement ce
chemin plus littéraliste que celui des fondamentalistes, et plus créatif que
celui des herméneutes… si ce n’est qu’en Église, cette créativité accepte
librement de trouver sa limite dans la collégialité synodale, ceci dans l’agapê
(bénévolence fraternelle).
Je ne demanderais pas mieux
que de participer sur ce sujet à une disputation publique.
Saint-Coutant – 2015
Guérir les homosexuels ?
ou quand
Jésus va nous manquer
Peut-on « guérir »
de l’homosexualité ? Est-ce une maladie, comme le paludisme par
exemple ? Ou encore un péché, comme le meurtre, dont on peut être pardonné
pour ne plus jamais y revenir : « Va et ne pèche plus » ?
Donnie McClurkin assure que
oui, que l’on peut en guérir. Ce pasteur et chanteur de gospel afro-américain a
assuré que ce fut son cas, et que Dieu l’a délivré de l’homosexualité.
C’est l’argument de certains
opposants à la bénédiction des couples homosexuels : si l’on peut guérir
de l’homosexualité, c’est donc qu’il s’agit d’une conduite à la fois maladive,
immorale et pécheresse, contraire à l’ordre naturel de la Création.
Or McClurkin a confié aussi
avoir été abusé plusieurs fois dans son enfance avant d’embrasser le mode de
vie homosexuel. Il est donc douteux que son penchant homosexuel ait été
originel. Acquis, plutôt. Et l’on peut se défaire de ce que l’on a acquis.
Surtout avec l’aide de Dieu…
La vraie question est celle
de l’homosexualité originelle, celle qui est de naissance ou qui remonte,
disent certains, aux tout premiers émois demeurés inconscients. Si péché il y a
là, qui a péché ? Si maladie il y a, qui en est responsable ? Où est
l’erreur, où est la faute ?
Y a-t-il un donneur de
réponse dans la salle ? Ah bon, personne ne moufte ?
C’est sûr qu’on manque d’un
Jésus, qui dirait, face à un homo, « Personne n’a péché, mais c’est pour
que les œuvres de Dieu soient manifestés en lui », et te le guérirait d’un
coup, le malade-pécheur-tordu de naissance…
Là encore, y a-t-il dans la
salle un guérisseur-sauveur-redresseur ? Ah non ?
Alors si c’est un mal non
guérissable, d’être homosexuel, il s’agirait plutôt d’une malédiction. Et
peut-on guérir d’une malédiction ? Et qui est habilité à maudire, ou qui
va retourner cela en bénédiction ? Levez-vous, bons apôtres !
Alors ils lui répondent :
reste homosexuel mais demande à Dieu la force, voire le bonheur, de ne pas
pratiquer. C’est ce que disent certains très pieux autoproclamés. On te libère
de la sexualité, d’ailleurs n’est-ce pas le chemin de la perfection, le lot des
anges du ciel ? Tu as de la chance, te voilà promu !
Où l’on voit l’homosexualité
virtuelle devenir vocation religieuse, comme la chasteté. Vocation imposée, non
choisie ni acceptée, l’autre part de l’alternative étant la perdition. Et l’on
voit ce que cela peut donner, par exemple, dans le clergé romain.
C’est à ces diseurs de fatwa
qu’il faudrait prêcher l’évangile. À ceux qui font peser sur les épaules des
autres des fardeaux qu’ils ne sauraient porter.
Saint-Coutant – 2015
Les traîtres
ou les
cons, disons-le carrément
Au temps lointain où je
faisais mon proposanat (c’est le stage en paroisse que les futurs pasteurs
doivent accomplir), mon directeur, le pasteur Georges Appia, me disait que ce
qui le surprenait le plus, dans nos Églises, c’était la bêtise de certains. Ce
saint homme pensait en effet que, chez le croyant, la foi doit nécessairement
ouvrir l’intelligence…
Lorsque, aujourd’hui, je lis
ce que certains pasteurs écrivent sur leur page Facebook au sujet de
l’actualité, en l’occurrence à propos de l’afflux des réfugiés en Europe mais
ce n’est là que l’occasion de faire paraître le fond de leur complexion, je me
dis que si ce cher collègue était encore de ce monde, il serait effrayé. Comme
je le suis.
C’est toujours ennuyeux de
dire des autres qu’ils sont cons, ou même qu’ils sont des cons, on donne alors
le sentiment de se croire au-dessus, et de ses semblables et de la mêlée. Eh
bien tant pis, j’accepte ce jugement possiblement porté sur moi et je le
dis : certains de mes chers collègues sont des cons.
Comprenant parfois mon point
de vue, l’un de ceux qui ne sont pas des cons m’a néanmoins fait remarquer
qu’il vaudrait mieux affirmer que ce que disent certains est con, plutôt que de
me faire leur con-tempteur en jugeant ainsi leur personne. C’est plus qu’une
nuance et cela dénote un esprit fort évangélique. Voire angélique.
J’adopte souvent cette façon
correcte de s’exprimer. Elle est en tout cas nécessaire lorsqu’il s’agit
d’enfants. Je sais qu’il ne faut pas leur dire, par exemple, « Tu es bête »,
mais « Tu viens de dire ou de faire une bêtise ».
Plus généralement, il n’y a
pas de raison de dire à la plupart des gens qu’ils sont cons. Même s’ils le
sont. Habituellement, je m’en garde. Parfois, c’est d’ailleurs plus prudent…
Cela évite aussi, me
dira-t-on, d’user de la grossièreté attachée au dit mot. Pourquoi y recourir,
n’y a-t-il pas d’autres façons de s’exprimer qui soient socialement mieux
reconnues ?
Il y en a, sans aucun doute.
Mais il se trouve ici, d’une part que le fait en question est plus grossier que
le mot, et d’autre part que transgresser ainsi les frontières du bon goût a
pour effet recherché de faire valoir aux personnes concernées qu’elles sont
passées de l’autre côté des limites admissibles… et partant, du vocabulaire qui
convient à celles-ci.
Lorsqu’il s’agit de
personnes qui sont censées se consacrer à la divulgation et à la prédication de
la Parole de Dieu… les limites fixées par le bon goût et la bénignité sont
devenues sans objet. Ces personnes n’ont pas le droit d’être cons, il est
urgent qu’elles cessent de l’être, et cela passe par la nécessité d’une
immédiate prise de conscience. Cela n’accepte pas les fioritures.
Devant certaines situations,
de celles qu’on dit aujourd’hui "limite", il y a des affirmations,
des prises de position, des indignations et des condamnations qui dénotent un
profond défaut d’être.
Il s’agit de cette
malheureuse capacité qui consiste à se fier totalement à une unique bouée, élue
une fois pour toutes et contre toute expérience, pour juger de tout et de tous
sans plus jamais prendre en compte l’ensemble des faits réels. Une tournure
d’esprit qui ne dit pas seulement un aveuglement de circonstance mais bien une
bêtise sans fond. Constitutive. Je dirai même : assumée.
Car, comme le dit Laspalès,
« la connerie, c’est le côté têtu de la bêtise ».
Et comme le vieux Calvin –
ou ses épigones, je ne sais – disait de certains qu’ils étaient prédestinés à
mal, on a envie de dire que certains sont prédestinés à connerie. Il faut s’en
faire une raison, ça existe.
Mais donnons un exemple.
Certains de mes collègues – plutôt de la faction qui se dit évangélique, je
dois le dire – ne voient dans les Arabes que l’islam, dans l’islam rien d’autre
que le diable, et dans la chrétienté l’identité réelle de l’Europe. C’est un
avis que je ne partage pas, que je trouve con, mais ils ont le droit de penser
cela tant qu’il n’en résulte aucun mal pour personne.
Or pensant cela, ils en
tirent la conséquence que tout musulman est l’artisan du diable, ou du mal,
qu’il est ici ou vient ici pour nous supplanter ou nous tuer, et qu’il convient
donc de l’extirper de chez nous, ou de l’empêcher d’entrer par tous les moyens.
Ce qu’ils font ainsi, c’est donc appeler au djihad – pardon, à la guerre sainte
– et enjoindre nos gouvernants d’agir en fonction de ces vues.
Voilà donc ce qu’ils
prêchent, en lieu et place de l’évangile, sous couvert de l’évangile.
Que des centaines de
milliers de personnes – hommes, femmes, enfants – aient à mourir au cas où
cette politique serait mise en œuvre ne les concerne pas. Pour tout dire ils
s’en foutent, pour eux il s’agit de musulmans, cela leur suffit.
On me dira peut-être que, de
l’autre côté, chez les terroristes islamistes, c’est exactement ce genre de
connerie qui aboutit à la mise à mort ou à l’asservissement de centaines de
milliers de personnes. Certes. Faut-il donc les imiter ? Se faire aussi
con que ces cons ? C’est apparemment ce que "pensent" mes
pasteurs indignes. Ou plutôt, c’est ce qu’ils sont incapables de penser.
J’aurais d’autres exemples à
mettre en lumière mais celui-ci me paraît suffire. Je le ferai si on me le
demande. C’est que rien n’est plus fatigant que le spectacle de la connerie.
Bref, dès qu’il y a
divergence en matière de foi chrétienne, je ne pense pas qu’on ait à parler
d’hérésies, l’essentiel n’est pas dans les formulations mais dans l’adhésion à
la personne du Christ. En revanche, il existe un degré de… bêtise au-delà
duquel on n’est plus dans ce lien-là.
Saint-Coutant – 2015
Évolutions – Involutions
ou des
avatars de l’intuition biblique
Les religions évoluent.
Comme tout ce qui est humain. On peut en donner un exemple avec l’histoire des
intuitions spirituelles qui ont conduit à ce que nous appelons trop rapidement
le christianisme.
Cela n’est pas vrai des
seules religions, d’ailleurs, mais de toute intuition créatrice propre à faire
avancer notre espèce.
Mais l’emploi du terme
évolution, qui évoque un accroissement, est souvent impropre, il vaudrait mieux
parler parfois d’involution, mouvement inverse, régressif !
C’est ainsi que, j’aime à le
répéter, dès qu’une grande lumière apparaît, tous ceux qui cherchent la
puissance s’ingénient à la capter à leur profit, non pour s’en éclairer mais
dans le but d’attirer les gogos.
Si les assoiffés vont à la
rivière, nombre d’entre eux ne sont pas là pour boire son eau, mais pour la
détourner et la canaliser afin d’en enrichir leurs terres.
Dès qu’ils sentent le bon
vin, ils le mettent en bouteille, non pour le boire, mais pour en saouler les
bonnes gens afin de les détrousser.
Car on capte et détourne
l’âme des gens plus facilement encore que leur bourse. Cela se voit moins.
Il ne faut donc pas
s’étonner en constatant que Torquemada, simple exemple, prétendait agir au nom
du Christ.
Mais ce constat fait, il
faut ajouter plus positivement que l’évolution d’une religion obéit aussi aux
éclairages différents que celle-ci perçoit ou rencontre au cours de son
histoire en fonction du temps, du lieu et du moment. C’est le cas du
christianisme.
L’histoire de la
spiritualité biblique commence avec un culte monolâtre palestinien de l’époque
du bronze ancien (–XVIIe siècle par exemple), lié au mode de vie de pasteurs
guerriers dont Abraham et sa famille sont les figures.
Précision : la
monolâtrie est une croyance de type polythéiste assortie d’un culte rendu au
seul dieu du groupe humain considéré. Elle se différencie donc du monothéisme,
cette croyance selon laquelle il n’existe qu’un seul dieu. Le point commun est
évidemment que, dans les deux cas, les fidèles ne servent qu’un dieu.
Avec les figures de Moïse,
puis de Josué ce culte va voir naître en son sein les conditions d’une sorte de
révolution libertaire plus ou moins limitée à un territoire (–XIIe), puis
évoluer en une version paradoxale de l’idéologie religieuse liée alors à la
royauté, ceci avec David et Salomon (IXe). Les constantes contradictions entre
le comportement royal et le fond libertaire du culte vont faire apparaître, en
réaction, un type particulier de prophétisme, nettement contestataire,
progressivement monothéiste.
Ce culte va devenir, à
l’époque perse (–IVe), à la suite des nombreuses vicissitudes rencontrées par
les populations concernées, et en fonction de ces vicissitudes, une
spiritualité désormais radicalement monothéiste, de type éthique, s’ouvrant
progressivement sur un universalisme cohérent avec la culture impériale
antique.
Et c’est encore ainsi qu’à
l’époque romaine, cette spiritualité, confrontée à sa disparition en tant que
culte sacrificiel, va voir croître en son sein deux frères jumeaux, le judaïsme
et le christianisme, c’est-à-dire deux modes d’interprétations d’elle-même –
pour le dire vite, le Talmud et l’Évangile – qui vont rapidement diverger.
Et ainsi de suite, jusqu’à
la création d’empires dits chrétiens, à la naissance et la croissance rapide
d’un rameau d’abord adventice, l’islam, puis à l’instauration de la chrétienté
féodale, à la naissance d’un christianisme classique de plus en plus autonome
par rapport au pouvoir temporel, etc., ceci jusqu’au fait religieux
kaléidoscopique d’aujourd’hui.
Au long de ces évolutions et
involutions, un fil d’intuitions majeures s’élabore selon sa propre voie (ou
voix), celui qui donne à vivre à des humains innombrables, lui aussi qu’il
convient de démêler sans cesse.
Saint-Coutant
Diriger, garder, servir
ou
soigner la félicité
De canicule en incendies, en
tempêtes, en ouragans, en inondations ou en sécheresses, la planète n’a pas
l’air de se sentir à l’aise. On dirait un organisme habité par un méchant virus.
Celui-ci serait-il l’espèce humaine ? Nous autres ? Les spécialistes
en discutent, selon leur honnête habitude, en fonction de données diverses et
parfois contradictoires.
Mais avouons que là, nous
nous sentons peu ou prou coupables, tout au moins responsables… Ne sommes-nous
pas les patrons de cette affaire, la Terre, qui semble battre de l’aile ?
On met volontiers cela,
aujourd’hui, sur le compte d’une pensée biblique qui nous aurait incités à
exploiter la planète sans mesure. On peut sans doute le dire des sociétés
chrétiennes, mais est-ce vraiment ce dont parlent les Écritures ?
Selon elles, en effet, le
vœu premier du Dieu dont elles témoignent était de faire de la Terre,
semble-t-il, une éden, non cette boule bleue souffreteuse et rageuse… En tant
qu’actionnaire unique de l’entreprise, il pourrait donc ne pas apprécier les
résultats des dirigeants… Gare à nos stock options !
Le mot éden est féminin en
hébreu et signifie "félicité". C’est celle-ci, non le jardin, que
l’être humain est appelé à garder et à servir, à supposer qu’il accepte de se
conformer au désir de son Seigneur.
C’est pourquoi dominer sur
toute la terre (Genèse 1,26) n’avait pas d’autre sens que faire en sorte de
garantir cette félicité, ce très bon (Genèse 1,31) qui comblerait le Créateur.
La félicité de qui ? se demandera-t-on. Peut-être avant tout celle de Dieu
lui-même, en effet ? Après tout, c’est lui le héros de l’histoire
biblique…
Mais celle, aussi, de toute
la terre, ici-bas, espèce humaine comprise. Souvenons-nous en effet que le
livre des Psaumes, qui totalise la prière biblique, commence par ces
mots : Bonheurs de celui qui… On sait qu’il en va de même du Sermon
sur la montagne, dans lequel Jésus fait débuter ainsi son enseignement
majeur : Heureux ceux qui…
Toute la Bible fait de la
justice la condition de ce bonheur, sur la Terre, mais cette justice doit aussi
être comprise comme une justesse à "garder", c’est-à-dire à la fois à
surveiller et à maintenir, dans le comportement.
Ces deux vont ensemble,
toujours : justice entre les humains, et justesse entre ceux-ci et
l’ensemble de leur environnement, espèces vivantes et éléments, dans l’extrême
complexité de leurs relations.
Ici la sagesse est requise.
Comme le Dieu biblique gouverne les humains, à sa ressemblance ceux-ci ont à
gouverner la Terre : gérer tout ça, comme on dit aujourd’hui.
Et quant aux gouvernants
eux-mêmes, ceux qui tiennent les rênes ? Serviteurs de la félicité, et
rien d’autre…
Saint-Coutant
La
marche à l’étoile
ou
que la foi biblique est recherche
On a tellement l'habitude de
voir dans les Écritures bibliques la révélation objective de Dieu, que l'on est
tenté de passer à côté de ce fait : il y est très souvent question de
recherche. Au cœur des multiples histoires qui font la Bible, nombreux sont
ceux qui cherchent, avec passion, des biens ou des êtres que l'on pensait
inconnus, lointains ou perdus.
Tenez, quand on y cherche à
toute fin une brebis égarée, on en abandonnerait tout le troupeau ; ou quand on
y recherche des frères, on risque d'y trouver des assassins. On y cherche la
sagesse, ou encore un pays, un lieu pour s'établir ; un cadavre, que l'on ne
trouvera pas puisque le tombeau est vide ; on y cherche un enfant pour le tuer,
mais aussi tout bêtement des ânesses, ou la Cité céleste.
Un prophète est recherché
par toutes les polices du royaume (il sera sauvé) ; une jeune fille cherche son
amoureux ; une prostituée recherche ses amants, mais son mari lui aussi la
cherche. Il l'aime.
Il y a encore tout ce qu'on
ne cherche pas. Voici qu'une nation ne recherche pas la justice, loin de faire
en sorte que le droit, en son sein, roule comme un torrent sans fin – et
pourtant il vivra, celui qui cherche la justice : il cherche Dieu... Justement,
un apôtre se plaint que nul ne cherche Dieu, et un prophète s'écrie qu'ils
seront émondés, ceux qui ne cherchent pas son Seigneur...
On cherche, on ne cherche
pas (et il serait amusant de rechercher d'où je tire mes exemples). On se
cherche soi-même, pour conclure à la vanité des vanités ; on se cherche les uns
les autres, ou l'un l'autre. On cherche souvent là où il ne fallait pas, ce
qu'il ne fallait pas.
On trouve aussi, et on ne le
fait pas toujours exprès : parfois on est trouvé, plutôt. C'est cette quête
infinie du sens, de la justesse, de la justice... de la paix des peuples, des
gens, des corps et des cœurs. Le besoin de frères et de sœurs, dans le tumulte
de l'Histoire. On cherche de nouveaux cieux, une terre nouvelle. L'infini désir
d'un chemin à suivre, d'une étoile à poursuivre.
Et dans cet inextricable
tissu de demandes, Quelqu'un est par-dessus tout à la recherche de
chacun des siens : Où es-tu ? Car c'est lui le seigneur trahi, le père
abandonné, le mari trompé, l'amoureux éconduit, le berger sans troupeau. Et à
la fin de l'histoire, il en a tout de même trouvé un qui l'aime. Un seul juste,
et la cité humaine ne sera pas détruite !
Tout au long de cette
histoire, des chiens de berger – psalmistes et prophètes – tentent de ramener
au maître tous ces fuyards dispersés, pour en faire un paisible troupeau qu'il
saurait pour toujours mettre à l'abri : Ils seront dans l'allégresse,
disent-ils, ceux qui cherchent mon Seigneur. Cherchez Dieu, et vous vivrez ! Si
vous cherchez mon Seigneur vous le trouverez, il a de la bonté pour ceux qui le
cherchent. Et quand le maître se fâche, ils disent : Seigneur, ils t'ont
cherché ! Que ceux qui te cherchent ne soient pas dans la honte ! Tu
n'abandonnes pas qui te cherche, ô mon Seigneur !
À les entendre, quelques-uns
s'écrient alors à leur suite : Ô Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche.
Tels sont ceux que l'on appelle les pauvres, dans les Écritures, ceux que l'on
appelle heureux, les humbles de la terre dont l'esprit ne cherche ni à
paraître, ni à gagner, ni à posséder. Dieu lui-même, ils ne l'ont pas, ils le
cherchent. Aussi ne sont-ils pas perdus. Et les Écritures sont ce doigt qui
leur montre le chemin (elles ne sont pas le chemin mais elles montrent le
chemin).
À ceux qui cherchent ainsi,
le seul qui accepta d'être trouvé, qui n'eut pas même le besoin de chercher
puisqu'il était trouvé d'entrée, et aimé, et aimant, en conséquence aurait dit
: Je suis le chemin.
Saint-Coutant
Doctrine vs Parabole
ou
faut-il croire avant d’entendre ?
Je lis Luc 15, la parabole
des deux fils, le dévoyé et le réglo, et je me demande une fois de plus
pourquoi Paul ne mentionne-t-il pas, n’utilise-t-il pas ces paraboles du
Christ, tellement parlantes ?
Et même, pourquoi
n’invente-t-il pas lui aussi d’histoires de ce genre au lieu de se façonner un
enseignement doctrinal à la demande ? Il semble qu’il n’ait connu du
parcours de Jésus que les éléments de base d’une doctrine, en effet :
incarnation, crucifixion, résurrection, ascension, retour…
Paul écrit le premier, pour
ce qui regarde les textes retenus dans le Nouveau Testament, environ vingt ans
avant la parution des premiers évangiles, soit le temps d’une génération. Où
l’on voit que, les premiers témoins désormais sans voix, l’enseignement du
message de la foi chrétienne semble s’être diffusé d’abord de cette manière
prédicative, doctrinale, avant de revenir, dans un second temps, sur l’oralité
première, existentielle, porteuse de corporéité, du Jésus des évangiles.
En un sens, on a cru avant
d’entendre. Et si le Jésus des évangiles n’était alors que la personnification
ultérieure d’une doctrine du salut ? Je crois plutôt que nos doctrines, y
compris les pauliniennes, ne sont que les interprétations variables de
l’expérience existentielle du Jésus de l’histoire, cet homme-parabole de chair
et de sang. Une expérience vécue, interprétée et reconstituée avec art pour
être racontée.
Saint-Coutant – 2016
Simplement par amour
ou
tout laisser sans mentir
Si quelqu’un vient à moi et
ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs,
et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple… Luc 14.26.
Pourquoi ne doit-on pas
aimer ceux que l’on est pourtant censé aimer ? C’est choquant. Mais comme
souvent, cette pensée de Cohélèt, le bon d’une parole est dans sa fin,
est éclairante, elle qui parle de la visée d’une parole, du but vers lequel
elle conduit l’auditeur. Or ici, le mot de la fin parle de renoncement à toute
possession.
Ne pas aimer ce qui ou ceux
qui sont pour vous une possession. Un bien. Père, mère, femme, enfants, frères
et sœurs vus comme des propriétés… Ce dont il s’agit, c’est de ne pas aimer la
possession de cela ou de ceux-là. C’est alors à soi en tant que possesseur que
l’on va renoncer.
Socialement, tout de même,
c’est un saut dans le vide ! Que sont devenus ces prochains pour celui qui
suivait Jésus sur les routes de Galilée ou de Judée ? Toute une conception
de la société d’alors est remise en question, celle qui pensait un être humain
comme homologue à son groupe, comme chaînon indispensable d’une lignée, comme
partenaire obligé d’un contrat de dépendance mutuelle.
S’établit là une liberté de
la relation, où chacun est ce qu’il est vis-à-vis de l’autre. Où les liens nés
des histoires vécues ensemble, ce que les Écritures appellent souvent la chair,
n’emprisonnent pas, n’obligent pas. Où, cas limite, tu peux donc partir, tout
laisser…
Il existe tout de même un
bémol : en ces lieux et en ce temps-là, la grande famille traditionnelle
colmate les brèches dues à ces départs. Reste cependant une déchirure à subir
et faire subir.
On n’est pas obligé de
s’infliger cela, de sortir de la famille, du clan, de la tribu, de la foule, de
la nation, on peut ne pas aimer le messie à ce point. Mais faire semblant, non,
cela ne se peut, et c’est bien ce qu’il dit à ces foules enthousiastes qui le
suivent, lui qui s’avance, ayant durci sa face, écrit Luc, vers le
sacrifice qui l’attend.
Et cela me pose question.
J’ai l’impression qu’au fond, il ne demande pas tant que cela à avoir de
nombreux suiveurs, le Jésus de Luc. Qu’il ne croit pas trop cela possible.
C’est sans doute que ce discours s’adresse à des gens, à des communautés qui se
trouvent réellement devant ce choix : le retrait ou la croix.
Oui, j’ai l’impression qu’il
préfère peut-être y aller seul. Et pourquoi pas, après tout, car rien dans ses
paroles-là ne semble indiquer que celui ou celle qui le suivrait jusqu’au bout
y gagnerait quoi que ce soit qui ressemblerait à un salut. Seul jouerait pour
eux le désir de le suivre. Simplement par amour.
Oui, il se pourrait qu’une
seule croix suffise, ait suffi. Que rien ne soit à gagner, qu’on ne soit pas
dans le calcul. Et que le programme offert au croyant soit l’amour de celui-là.
Et alors, jusqu’où ? À chacun de le dire pour soi.
Saint-Coutant – 2016
Notes
hâtives sur le sujet des protestants
ou
réformer c’est mourir et toujours vivre
Choisir d’être protestant,
c’est choisir ce qui n’existe encore qu’à l’état d’ébauche.
Le protestantisme reste à
inventer. Je parle de la construction de communautés composées d’êtres libres,
acceptant avec respect, désirant avec vigueur, reconnaissant avec soulagement
l’existence en leur sein d’une pluralité féconde.
L’intérêt du protestantisme,
en tant que culture, ce serait de n’avoir jamais décidé entre le groupe et la
personne, entre l’unité de la personne et l’éclatement de ses passions, entre
un groupe et les autres.
Car le vrai lieu protestant
de l’esprit (l’Esprit) est la transaction. Transiger, c’est être soi et
reconnaître l’autre. Ce n’est jamais terminé. Au sein d’un réseau de confiance
minimale, il n’y a jamais à choisir entre soi et l’autre, entre une culture et
une autre. Il y a à construire indéfiniment du mieux à partir des différences
et des identités.
Cela revient à ne jamais
fixer dans l’éternité, ni dans l’instant, ce qui est saint, juste et bon. Cette
modestie est proprement protestante. Elle ignore le fin de la fin. Elle répugne
aux recherches de l’origine. Elle n’est pas fascinée par l’identité. Elle
explore les possibles du temps.
Le salut étant acquis à ses
yeux une fois pour toutes, le protestantisme développe une poésie très
particulière, qui n’est ni celle du mystère, ni celle de la pureté, mais celle
de la justesse.
Témoigner contre, témoigner
pour, sont les deux sens du mot protester au XVIe siècle. Se porter en témoins.
Notez le pluriel, il est faux que les protestants soient individualistes, ils
ne peuvent l’être, devant toujours se confronter entre eux, ce qu’on appelle
vie synodale, appelant des accords à venir.
Témoins de quoi, que ce soit
pour ou contre ? Non pour soi-même. Non contre les autres (du moins en
intention, car hélas, on se retrouve avec des ennemis quand on conteste).
Témoins, non pas même du
Christ, ce serait trop se hausser, mais de la pertinence de son parcours :
disant le vrai, faisant ce qui fait du bien, donc mourant. Il ne nie pas, en
effet, la violence des humains, elle ne l’étonne pas, il en sait la volonté et
l’efficacité. Donc mourant.
Et toujours vivant. Vivant
toujours. D’où cette insurrection que protester va causer, du moins en vous.
Pas d’autres raisons d’être pour une assemblée qui se réunirait à cause de
lui.
Saint-Coutant – 2016
Arrêtez
de foutre votre moralisme dans l’Évangile !
ou
le Notre Père en version intégrale
Pour l’Église protestante
unie de France, grande discussion synodale, pour savoir que faire de la
proposition de l’Église catholique romaine concernant la traduction d’un
passage de la prière dite du Notre Père.
Il s’agissait de dire
« Ne nous laisse pas entrer en tentation » au lieu de « Ne nous
soumets pas à la tentation », au motif que Dieu ne peut pas être
tentateur. Trois remarques à ce propos :
– « Ne nous laisse pas
entrer en tentation » est une phrase qui ne veut rien dire : soit on
est tenté, soit on ne l’est pas, celui qui entre en tentation y est déjà. On
est dans la viduité d’une certaine conception de la liturgie pour laquelle
répétition suffit.
– La proposition catholique
part du principe que Dieu ne peut pas vouloir nous tenter, elle est donc le
fait de gens qui prétendent définir ce qui est, ou non, compatible avec Dieu,
travers clérical dont il y a lieu de s’éloigner.
– Le texte grec ne parle pas
de tentation mais de mise à l’épreuve, ce qui est fort différent. Épreuve est
le premier sens du mot grec traduit habituellement par tentation. D’où la
traduction la plus évidente : « et ne nous fais pas entrer dans une
épreuve ».
La question que je soulève
alors ne porte que sur la traduction d’un seul mot, mais elle me paraît
fondamentale. Ma certitude est que la traduction des Écritures est une pratique
cardinale, qu’elle met en jeu les ressorts fondamentaux de la foi du Christ. Il
en est donc ainsi pour moi de la traduction de ce mot grec traduit
habituellement par tentation dans le Notre Père.
C’est en effet le travers
constant de nos traductions, et des spiritualités qu’elles induisent, de
moraliser et de psychologiser ce qui, dans les Écritures, est tout simplement
factuel, ce qui est de l’ordre de la pratique objective.
Ce travers n’est pas innocent,
il est lui aussi clérical en ce qu’il augmente le risque d’une sorte de
contrôle spirituel de nature institutionnelle, ou en tout cas propice au
jugement moralisant. On a là, depuis longtemps, la marque d’un séculaire
détournement "chrétien" des Écritures.
Lorsque je travaillais à ma
traduction des évangiles (Quatre annonces de paix, Éditions
Lambert-Lucas), j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que ce détournement
insidieux était constant dans la plupart des traductions actuelles des évangiles.
Il va de pair avec un certain type de spiritualité, dit paradoxalement
évangélique, relayé aujourd’hui par les principales maisons d’édition
spécialisées.
En particulier, il tend à
effacer, ou tout le moins à amoindrir, dans les textes, ce qui lui paraît trop
directement lié au thème des rapports de force sociaux-politiques, ou encore à
corriger ce qui ne correspond pas à sa vision préétablie d’une piété
individualiste qu’elle propose comme évidemment biblique.
C’est ainsi, par exemple,
qu’on traduit par hypocrites ! ce qui signifiait imposteurs !,
passant ainsi du social au moral.
Aujourd’hui, le choix romain
et la décision synodale protestante perpétuent donc à mes yeux la moralisation
traditionnelle du Notre Père, relayant une très ancienne propension déjà
attestée dans les premiers siècles de l’ère chrétienne et probablement liée à
la mise au pas des Églises par la logique constantinienne : l’Empire avait
besoin d’une religion officielle qui puisse diffuser au sein des peuples
l’injonction d’une morale individuelle.
C’est en cela, entre autres,
que se constate, chez les fidèles, la profonde consonance des piétés
évangélique et catholique romaine. Cela correspond par ailleurs – et par
exemple – à la confusion qu’elles installent entre le péché et la faute morale.
Une confusion dont nous autres protestants, supposés disciples d’un Luther qui
aurait vu là le diable, avons pourtant bien du mal à nous dépêtrer.
Mais pour revenir à notre
affaire, que Dieu nous mette à l’épreuve me semble parfaitement compréhensible :
il attend de nous des fruits… que nous sommes incapables de lui donner, raison
pour laquelle il vaut mieux pour nous qu’il ne cherche pas à vérifier !
C’est pour l’ensemble de ces
raison qu’à mon sens, le choix fait par le synode protestant, se hâtant de
suivre le clergé romain, ne fait avancer l’œcuménisme qu’en surface, dans une
démarche émolliente, au prix de la rudesse biblique, sans rompre avec un
détournement séculaire.
Voici ce que
serait pour moi une traduction à peu près fidèle du Notre Père (Matthieu 6,
9b-13) :
Notre Père
qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !
Que ton
règne vienne, que ta volonté advienne tout autant sur la terre que dans le
ciel.
Le pain,
pour nous, de la survie, donne-le nous aujourd’hui.
Et efface
nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.
Et ne nous
engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.
Car c’est à
toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire.
On trouvera à la page notre pere
de ce site une version beaucoup plus complète de ce texte.
Saint-Coutant – 2016
Le filon et les
racines
ou un récit à reprendre sans fin
En 1980, j’ai rencontré un peu
par hasard à Montpellier un groupe de personnes qui venaient de créer une radio
"libre" qu’elles avaient appelée Radio-Clapàs, à partir du surnom
plaisant de la ville en occitan, le mot clapàs signifiant un gros tas de
pierre.
Cela se passait sous la présidence
de Giscard d’Estaing et il était encore interdit de faire de la radio en dehors
des quelques grandes stations autorisées, qui dépendaient des pouvoirs
politique ou commercial. L’autorisation de le faire n’est arrivée qu’avec
l’élection de Mitterrand en 1981.
Radio libre, donc, car issue
de la volonté libertaire de nombreux milieux, associations, personnalités
politiques ou syndicales, activistes culturels, clubs, groupes de fans de tel
ou tel style musical, cinéphiles, etc.
Cet ensemble associatif
composite, aux orientations diverses et parfois divergentes, était uni par un
besoin commun, celui d’exprimer librement et pacifiquement une culture
véritablement populaire. Il y avait bien sûr de l’esprit de 1968 là-dedans.
À peine connu de ces gens, je
me vois proposer un temps d’antenne me permettant de lancer une émission
protestante… Je répons que je serais intéressé si je savais faire de la radio
mais qu’il n’en est rien. Quelqu’un se propose aimablement de m’aider et de
lancer l’émission avec moi, précisant qu’il est agnostique, totalement ignorant
du sujet mais que ça l’intéresse.
Une émission hebdomadaire de
trois quarts d’heure naît donc, que j’intitule "La Vache à Colas".
C’est le titre d’une chanson anti-protestante très populaire à l’époque des
persécutions. Au bout de trois semaines, un conseiller presbytéral de l’Église
réformée me demande si j’ai encore assez à dire pour penser continuer… Il en
doutait.
Au bout de quelques années,
en revanche, la Vache à Colas comptait une équipe d’une quarantaine de
personnes et assurait chaque semaine, sur Radio-Clapàs, l’ensemble de la
programmation du week-end, du samedi matin au lundi à l’aube. Cette
collaboration devait cesser en 1989 avec mon départ pour Paris.
Pourquoi raconter
cela ? Parce que j’ai beaucoup appris là à propos de ce que certains
appellent nos racines chrétiennes. Et pour opposer aux discours équivoques de
ces idéologues une autre façon de voir que la leur en faisant vivre une culture
d’origine biblique et évangélique, elle-même plurielle, au sein de la pluralité
culturelle qui n’a cessé de façonner notre nation dans le cadre du pacte
républicain.
Au cours de ces années, j’ai
donc expérimenté que le filon biblico-évangélique et ses innombrables suites
représentaient une richesse qu’aucune autre source culturelle ne détenait au
même point. Nous avions toujours à dire, à raconter, à faire entendre, voire à
intervenir à notre manière sur quelque point de l’actualité.
Nous partions de ce moment
où Abraham quitte Ur en Chaldée et nous arrivions par exemple à ce moment où
Martin Luther King dit son rêve, en passant par tous les sujets, toutes les
controverses, les conflits, les créations, les crimes, les merveilles, les
personnages que l’on pouvait trouver entre ces deux moments.
Un fleuve immense. Un flot
d’images, de sons, de visages, de grandes et petites histoires à raconter. À
faire entendre. Sans rien cacher.
On me dira que me voilà loin
du protestantisme ! Mais c’est que le christianisme ne commence pas avec
Luther, comme semblent le penser souvent nombre de protestants. Ceux-ci ont à
revendiquer ou regretter, suivant le cas, aussi bien saint François que
Torquemada. Les deux, et bien d’autres, font partie de leur histoire, même
s’ils les comprendront à leur manière.
Quoi qu’il en soit, le
protestantisme n’est pas le thème de cette notice, mais le plaisir, le bonheur
qu’il y a à développer, déployer, au besoin retaper l’ensemble fabuleux de
notre héritage, à nous les Français, au moins selon ce filon-là, celui qui commence
avec les Écritures, à côté de bien d’autres qui sont à faire valoir, et en
dialogue amical avec ceux qui les portent.
Une identité – culturelle,
religieuse, nationale, européenne – c’est mouvant, cela se développe au cours
des temps dans la rencontre du passé avec les défis, les enjeux et les bonheurs
du temps présent. C’est un récit sans fin au sein d’une conversation sans
frontière.
Mais les métaphores pour
parler de cela sont à recevoir de façon critique. C’est un point central. À
propos de notre héritage, j’ai parlé de filon, non de racines. Un filon est à
exploiter pour le service d’aujourd’hui. À mon sens, cela est en rapport avec
l’histoire que nous vivons ensemble et au travail de mémoire qu’elle nécessite.
Parler de racines, en
revanche, c’est user d’une métaphore tirée de la nature. On est alors dans le
mythe. Roland Barthes disait avec raison, en substance, que la pensée
mythologique a toujours tendance à naturaliser l’histoire, faire d’elle une
nature à reproduire, et cela de façon intéressée.
Cela revient à la prétention
de l’arrêter et à figer en un rôle le sort des vrais gens. Mais pour servir
quels intérêts ?
Saint-Coutant – 2016
ou
que notre culture serve aux gens
Il y a encore quelques
années, lorsque tel cercle extérieur aux milieux confessionnels m’invitait à
parler, c’était sur un sujet concernant la Bible, littérature trop peu connue.
Aujourd’hui, c’est plus simplement sur le christianisme : en substance, on
me demande de quoi il s’agit : ça renseigne sur le niveau de culture
religieuse de la population…
J’ai souvent eu l’occasion
de plaider pour que les protestants, en France, se persuadent de la nécessité
d’un service purement culturel en ces domaines, mais j’ai récolté alors une
incompréhension mêlée parfois d’agacement. Un peu comme si on me disait qu’on
n’est pas là pour faire joli, mais plutôt pour venir en aide au prochain.
C’est que le protestantisme
est depuis toujours avide de se lancer dans la création d’œuvres sociales, d’où
son inventivité en ce domaine. Il a le service dans la peau. La France lui doit
ainsi nombre de créations, joyeusement récupérées ensuite par d’autres milieux
ou par les services publics. La liste de ces apports ou de ces coups de main
donnés à la vie sociale du pays est impressionnante, compte tenu du faible
nombre qu’y représentent les parpaillots.
Mais que leur présence dans
le domaine culturel ait à corresponde à un service et doive susciter la
création d’œuvres sociales ad hoc… cette idée n’a jamais passé. Certes, depuis
quelques temps, le besoin d’illustrer la présence protestante dans le domaine
culturel a donné lieu à quelques heureuses initiatives. Mais, pour le dire de
façon abrupte, il s’agit là d’une utile promotion de soi, non d’un service.
La première raison de cette
incompréhension est toute simple : dès qu’il s’agit de porter les
Écritures, par exemple, à la connaissance d’un public anonyme, le protestant
n’imagine pas qu’il puisse y avoir là autre chose qu’un appel à témoigner de sa
foi. En lui, le missionnaire se réveille.
Or, même en ce domaine,
comment parler aux gens, à supposer qu’il s’agisse de témoigner, quand ces
interlocuteurs n’ont aucune idée de ce dont on les entretient ? Ou plutôt,
s’il n’existe plus aucun terrain commun sur lequel installer la relation ?
Quand même le mot dieu n’évoque plus rien.
Or les œuvres protestantes
n’ont pas pour finalité, en général, l’obtention de conversions. Il s’agit
d’aider. Et bien sûr on est content, on se sent compris, quand l’un ou l’autre
des bénéficiaires de cette aide se tourne vers le Christ, mais cela est d’un
autre ordre que celui de l’échange intéressé.
Alors pourquoi pas aussi en
ce domaine de la culture ? Un service, rien d’autre, une aide gratuite à
destination de l’ignorant, comme autrefois la création d’écoles au temps de
l’obscurantisme. Pourquoi ? Simplement parce que l’ignorance de son propre
passé est une pauvreté, un malheur, et que notre peuple a besoin de son
histoire spirituelle, diverse et contrastée, serait-ce pour la rejeter en toute
clarté.
Saint-Coutant – 2016
ou
Emmanuel à venir
Qui lira ce qui suit devra
supporter, sous couvert de méditation à propos de Noël, les cheminements
tortueux d’un maniaque de la lettre. Voyons :
Il suffit de regarder dans
un dictionnaire pour constater que le mot "Noël" provient du latin natalis
dies (jour de naissance).
La naissance dont il s’agit
est, comme on sait, celle de Yéchoú’ de Nazareth, que les chrétiens nomment
Jésus-Christ (du grec Iêsoús Khristós devenu en latin Iesus Christus
et signifiant "Jésus Oint" mais on préfère dire Messie, un mot qui a
le même sens et qui vient de l’araméen méchîh).
Les musulmans le nomment en
arabe Sidnā Issa, "Notre seigneur Issa", et le
considèrent comme le plus grand des prophètes envoyés par Dieu avant la venue
de Mohammed. Je fournis cette précision pour rappeler que les musulmans ont
toutes les raisons d’honorer eux aussi Noël, mais à leur manière.
Naissance, donc. Toutefois,
sans doute à cause de la consonance, j’ai toujours préféré conférer comme
origine au terme "Noël", je le confesse tout à fait gratuitement, les
mots hébreux ‘immanou él qui ont donné chez nous le prénom Emmanuel.
C’est presque une rime – noèl, nouèl.
Et bien sûr, ce n’est pas
moi qui fais le lien, mais l’Évangile selon Matthieu, qui confère à Jésus, lors
de l’annonce de sa naissance, le nom (ou le titre ?) d’Emmanuel.
On peut traduire cet ‘immanou
él (très littéralement : "avec nous Dieu") par "Dieu
avec nous", bien sûr, mais aussi par "Dieu est avec nous", ou
par "Que Dieu soit avec nous". ou même par "Dieu, sois avec
nous !" Il provient d’un passage du livre du prophète Ésaïe, dans les
Écritures hébraïques. On le trouve au chapitre 7, verset 14 :
Voici la jeune femme // elle
a conçu / et elle enfante un fils // et elle prononcera son nom / Avec nous
Dieu.
Il y aurait beaucoup à dire
(en mal) sur la façon dont ces mots ont été traduits au cours des temps. Je
m’en abstiendrai, pour rappeler simplement au passage que les chrétiens y ont
toujours vu l’annonce prophétique de la naissance messianique de Jésus, mais ce
qui m’intéresse aujourd’hui est ailleurs.
Il s’agit de cet
"avec". Bien sûr, il me faut dire un mot de cette jeune femme et de
son fils, mais ce qui m’importe c’est le "avec". On notera qu’il
précède le mot "Dieu", ce qui signifie que celui-ci, en tant que
dernier mot du verset, en est le mot important : dans ce verset, c’est
jusqu’à lui que l’on va. Jusqu’à Dieu.
Pour qui en douterait je
rappellerai ces mots de Cohéleth : « Le bon d’une parole est dans sa
fin ».
À mon sens, ce n’est ni la
jeune femme ni le fils qui sont spécialement à considérer dans ce verset, mais
l’ensemble constitué, avec eux, par la triple action qui consiste, en un tout,
à concevoir dans le passé, à enfanter dans le présent, et pour finir à nommer
dans l’avenir.
Et tout cela est appelé un
signe, dans les versets suivants. Un signe adressé à des gens, en un temps de
terrible malheur. Ce malheur est l’aujourd’hui de ce verset, et c’est là que
naît l’enfant.
Il ne naît pas par hasard,
il a été conçu par avance, en vue de sa survenue. Il était déjà là mais pas
encore en vue, et puis le voici. Un enfant qui naît au temps de la dévastation,
quand plus rien n’a de sens. Quand, écrit Ésaïe, seules règneront encore les
mouches, ces êtres friands de chairs mortes.
Qui est-il ? On ne le
sait pas encore, il n’a pas encore été nommé. Il est là, c’est tout. Et son nom
à venir est à la fois une affirmation, une revendication et une demande. Avec
nous Dieu.
C’est là le signe, en trois
temps, et l’on a trop tendance à oublier à quel point les signes sont
difficiles à interpréter. Mais à proprement parler, puisqu’il s’agit d’une
petite histoire qui se déroule dans le temps, du passé à l’avenir en passant
par le présent, il s’agit plutôt d’une petite parabole. Une parabole, c’est un
signe mis en récit, en histoire.
Avec nous Dieu. Voilà, c’est
l’histoire initiée par une jeune femme prise au ventre, comme on dira plus tard
dans le grec populaire des évangiles. Quelle est-elle ? Peut-être la
personnification de tout un peuple, de ce peuple frappé par la malédiction.
Tant de femmes touchées par
la difficulté d’enfanter, dans les Écritures ! Et si peu de maris ou de
médecins capables d’y apporter remède, ou disposés à le faire… Aussi
resteront-elles stériles, peut-être atteintes d’une incessante perte de sang,
mais que nul ne guérit d’un revers de tunique, bien au contraire ?
Un autre prophète, plus
ancien, Amos, parlait, lui, d’une "vierge Israël". Elle était tombée,
incapable de se relever. Morte ? On ne sait, mais nul ne lui disait Talitha
qoumi, "jeune fille, lève-toi !" Elle ne risquait pas d’être
enceinte…
En tout cas, ici, elle n’est
plus vierge. Si c’est la même, son histoire aura avancé, elle aura pu se
relever et se donner, puisque sa grossesse ne semble pas forcée. À partir de
là, il va bien falloir qu’elle accouche mais on remarquera que l’on ne se
soucie aucunement des circonstances dans lesquelles elle s’est trouvée, est
tombée, enceinte. C’est fait, voilà tout.
Et l’enfant est là. Et l’on
remarquera que la seule chose qui compte, à son sujet, est qu’il va s’appeler
Avec nous Dieu. À peine circoncis, au moment où la femme articulera ce nom.
Il est là pour cela, et
c’est elle qui va en décider. Pour qu’un jour on dise, devant l’évidence :
« Dieu est avec nous. » Ou bien, dans l’espérance : « Que
Dieu soit avec nous ! » Ou dans la prière : « Dieu, sois
avec nous ! »
Et l’on voit alors que le
signe-parabole n’a pas d’autre sens pour nous que cet "avec". Avec
celui vers qui l’on avance, ce dieu dont le nom n’est pas dit. Car la femme a
choisi le mot le plus banal, le plus simple, él, le plus universel, pour
le désigner.
Elle aurait pu choisir le
terme ya (ou yo, ou yah, ou yahou), sorte d’indice
pointant vers le nom qu’on ne prononce pas, celui qu’on lit habituellement
Adonaï, "mon Seigneur", ou même tout simplement Hachém,
"le Nom", quand on est fils ou fille d’Israël. Elle aurait alors
particularisé, israélisé, judaïsé, ce dieu vers qui l’on va.
Mais non, elle ne l’a pas
fait, elle a choisi él, le nom du dieu suprême de tous les panthéons, le
nom de la puissance dernière, le nom de la justice et de la justesse sans
faille qui est au bout de tout, quelle que soit votre religion, votre…
conception.
Et donc, le fils qui naît
pour nous en cet instant de la lecture n’a d’autre sens, pour nous, que cet
"avec un dieu" qu’on nomme simplement Dieu parce qu’il est cet
aboutissement-là.
Mais pour qui ? Pour
nous, qui que nous soyons, qui nous projetterions dans la parabole-signe au
moment où nous la lisons. Qui deviendrions l’un de ses
"actionnaires", de ses metteurs en œuvre, en des histoires vécues de
conceptions, d’accouchements et de paroles : à la fois, avec elle, femme, fils,
nous – et Dieu avec ?
Et pour que cela ait du sens
pour nous, il faudrait que nous en soyons nous aussi au point où tout
s’écroule, pour nous et autour de nous, au point où ne nous restent comme tout
bien que des mouches à merde. Affaire de lucidité, quand toutes les illusions
sont tombées ?
Car avant ce point, quoi
qu’il en soit, comment Dieu – quel que soit son nom – serait-il avec
nous ?! On ne pourrait le dire alors qu’au nom des autres. Avec eux
Dieu !
Saint-Coutant – 2015
L’Évangile
à la Modiano
ou
sous l’Occupation
À l’époque de Noël, il y a
toujours des gens pour faire des histoires à propos des crèches présentes dans
les lieux publics. Il semble alors que le Père Noël ait fait place, juste un
peu, à la naissance du Christ. Mais celle-ci reste liée à la mièvrerie d’une
image sainte. Pourtant, le plus indifférent pourrait se trouver surpris en y
allant voir.
Il y a du Modiano dans la
façon dont les évangélistes vous racontent l’histoire. Embrouilles. Hérode est
mort depuis quatre ans quand Jésus est censé naître, cela n’empêche pas le
premier de chercher à trucider le second… Une conjonction astrale suggérée par
l’épisode des mages aurait bien eu lieu, mais à un autre moment. L’édit de
l’empereur Auguste ordonnant un recensement… qui n’a eu lieu que six ou huit
ans après la naissance du Christ. Qui fut donc recensé, s’il le fut, bien après
sa naissance. On nous ballade, mais pourquoi souligne-t-on ainsi
l’évanescence de la mémoire de ces événements ?
Le côté Modiano, affaires
secrètes, clandestines, à peine évoquées, apparaît plus encore si l’on se met à
lire de plus près. Il y a par exemple toutes ces femmes. Filles perdues comme
femmes du monde, toutes ensemble. Pareil pour les types, ce mélange de
fonctionnaires subalternes, de hors-la-loi en maraude, d’artisans fugueurs,
d’officiels se pointant de nuit. Plus ou moins juifs, plus ou moins grecs… On
dirait le milieu interlope qui grenouillait chez nous pendant l’Occupation. De
Modiano, lisez La Ronde de nuit. Et d’ailleurs, c’était bien d’une
Occupation romaine qu’il s’agissait. Marché noir, actions furtives, ambiguïtés,
corruption.
Voyez ces pratiques propres
à la clandestinité. L’âne que son propriétaire laisse partir avec deux inconnus
sur la foi d’un mot de passe. La manif impromptue, risquée, aux Rameaux. Le
gars qui porte une cruche, boulot de femme, signe que les partisans peuvent le
suivre sans crainte dans les rues de la ville. La chambre haute déjà retenue en
secret. Le bref coup d’éclat dans le temple. Et le Pierre qui se ballade trop
visiblement avec une épée et qu’on rabroue.
Et puis le traître
stipendié. Le procès truqué, le premier, loin des lieux officiels, de nuit. Les
faux témoins. La sentence fixée d’avance. Le reniement. La torture. Ambiance…
Aux origines du peuple hébreu
Ou Bible et
Histoire
Le récit biblique sur
l’origine du peuple hébreu, entièrement dépendant d’un point de vue
théologique, ne correspond pas aux données apportées par les chercheurs des
diverses disciplines scientifiques qui abordent cette question. Il interprète
et réécrit en effet d’anciennes traditions, aujourd’hui disparues en tant que
telles, en fonction d’un faisceau d’intentions se rapportant à la foi de ses
auteurs.
Ce grand récit est le
résultat concerté d’une œuvre littéraire que l’on peut dater approximativement
de la période qui a suivi le retour en Judée des exilés juifs de Babylone, soit
du Ve au IVe siècles avant notre ère. En cela, il peut devenir lui-même le
sujet du travail critique des historiens, mais pour le croyant que je suis,
cela n’enlève rien à la pertinence, sinon de l’historicité de ses narrations,
du moins des intentions dont il se fait le porteur.
Ceci dit, le point de vue
que je vais exposer ici obéit lui aussi à une intention, s’il est toutefois le résultat
d’une quête que j’espère de nature objective et historique. Le discours de
l’histoire est en effet toujours une réinvention du passé en fonction de
critères qui peuvent différer d’un auteur à l’autre. Mon intention, ici, est de
privilégier un point de vue de nature politique, celui qui donne la prééminence
aux rapports de force entre divers formations ou milieux sociaux aux intérêts
divergents.
L’histoire d’une longue
confrontation
Toute l’histoire biblique,
qu’il s’agisse des Écritures elles-mêmes ou de ce qu’en disent les historiens,
se passe dans le cadre d’un monde où règnent des empires, cela dès le Quatrième
millénaire avant notre ère, avec les premiers empires mésopotamiens, et
jusqu’au IIe siècle de notre ère avec l’empire romain.
L’histoire du peuple hébreu
antique, sous ses diverses appellations et organisations, ne saurait être
abordée en dehors de son lien avec cet état de fait, principal invariant de
cette longue succession de périodes par ailleurs fort dissemblables. On peut lire
l’histoire de ce peuple, de son émergence à sa disparition en tant qu’entité
territoriale antique, comme celle de ses relations avec la réalité impériale de
l’Antiquité, telle que cette réalité a existé au cours des temps sous diverses
modalités au sein de cette aire de civilisation. Et plutôt que de relations,
sans doute vaudrait-il mieux parler de confrontation.
La naissance elle-même du
peuple hébreu, ou plutôt des premiers éléments qui ont fini par le constituer,
a à voir avec cette confrontation permanente, qu’elle inaugure. Une
confrontation dont on sait qu’elle a été foncièrement religieuse, mais dont on
oublie souvent que cet aspect ne se sépare jamais, dans l’Antiquité, des
réalités économiques, sociales, culturelles et politiques. C’est nous, en effet,
qui séparons ce que les dieux de l’époque unissaient…
Je partirai de cette
question : que s’est-il passé pour que, vers l’an –1000, on trouve en
Palestine – quelques petites cités-États cananéennes mises à part – un ensemble
de tribus sédentaires, assez récemment installées, confédérées, et connues sous
le nom d’Israël, partageant un même culte, celui d’un dieu unique se présentant
comme leur seigneur commun, et évoluant vers la création controversée d’un
royaume ? Le tout répondant à une réalité socio-politique qui divergeait
totalement des normes de l’époque et de la région du monde considérées.
L’hypothèse que je
formulerai pour tenter de répondre à cette question est que cette situation
était le résultat d’un processus complexe mettant en œuvre une intention
durable, celle qui consistait, pour des types de populations primitivement
hétérogènes, à se défaire ensemble de leur sujétion à l’égard de pouvoirs
ressortissant au système royal matérialisé par l’ordre impérial.
En d’autres termes, la naissance
du peuple hébreu est le résultat d’une révolution et des mutations qu’elle a
produites.
Les éléments que je
retiendrai pour construire cette hypothèse sont les suivants :
– L’existence, dans les
sociétés proche- et moyen-orientales étatisées de l’Âge de bronze, de grands
empires régis par un même modèle relationnel, tout à la fois global et
universel, que j’appelle modèle idéologique royal.
– L’existence, au XIIIe
siècle AC, de populations fort diverses ayant pour point commun de se mouvoir à
l’écart des zones au peuplement sédentarisé et étatisé.
– Le double affaiblissement
de la civilisation cananéenne de l’Âge du bronze moyen : affaiblissement
économique et politique de ses cités-États, affaiblissement de la présence du
pouvoir régulateur égyptien dans cette région.
– Liée à cet
affaiblissement, une révolution agraire au sein de la société cananéenne de la
même époque.
– L’apparition d’une
variante "aberrante", insurrectionnelle, du modèle idéologique royal,
découverte qui pourrait être due à un groupe égyptien dissident et attribuée à
Moïse (XIIIe siècle AC).
– Enfin, à la faveur de cet
ensemble de facteurs, l’afflux en Canaan, dans la seconde moitié du XIIIe
siècle AC, de populations erratiques diverses et leur mélange plus ou moins
pacifique avec les populations paysannes autochtones au cours des XIIe et XIe
siècles AC.
Le système royal au Proche-
et Moyen-Orient à l’Âge du bronze récent (-1550 à -1200)
La conception antique
suppose que le monde céleste des dieux est le monde par excellence, le nôtre
dépendant de lui, n’en étant qu’une sorte de dépendance accrochée au vrai monde
par un tenon qui est le roi. Celui-ci, considéré comme fils du dieu local,
participe en effet des deux mondes.
Le roi est vu comme don
divin destiné à soulager l’humain par la justesse/justice et le droit, et pour
garantir au peuple les conditions de vie et de production. Ainsi les grands
travaux, en particulier hydrauliques, sont-ils la marque la plus évidente de
son règne.
Pour l’ensemble des peuples
du Proche et du Moyen-Orient antique, un système s’était généralisé une fois
les royaumes et empires installés et institués, et il était devenu fort banal.
Selon mon hypothèse de type structural exposée dans Éden – Huis-clos (L’Harmattan,
2002), on peut le schématiser ainsi :
Lorsqu’un potentat prend le
contrôle du domaine d'un roi voisin ou installe un de ses vassaux dans un
domaine qui lui soit propre, il devient le "seigneur" (par exemple
l’hébreu adôn) de ce dernier, devenu son "serviteur" (hébreu ‘èvèd).
Le serviteur garde son autonomie en son domaine mais doit des prestations à son
seigneur, lequel y est tenu lui aussi, apportant paternellement protection et
soutien. Si bien que les deux tenants de ce contrat inégal sont cependant
obligés à une foi mutuelle.
Il s'agit d'un enchâssement
dont les dieux sont les garants, promettant aux uns et aux autres, selon le
cas, bénédiction ou malédiction. Un tel contrat est affaire de vie ou de mort,
aussi un sacrifice sanglant est-il versé lors de sa conclusion : "le sang
de l'alliance". Un objet matériel installé au cœur du domaine du serviteur
peut servir de témoin permanent de ce pacte, comme signe de la présence
virtuelle du seigneur (cet objet pouvant être le texte du pacte).
Telle est du moins la
formalisation la plus schématique possible de réalités évidemment bien plus
complexes et plus variées.
Outre la guerre, le mode de
relation entre royautés pouvait donc être régi par des traités d’alliance
(« alliance de frères », hébreu berith a'him) bâtis sur le
même modèle. Or celui-ci ne supposait aucun pacte égalitaire, ce qui obligeait
à croiser deux pactes dans le cas rare d’une alliance entre puissances de même
importance, comme par exemple certains empereurs égyptien et hittite du XIIIe
siècle AC. Chaque partenaire établissait un texte d’alliance en tant que
seigneur à l’adresse de son partenaire devenu ainsi théoriquement son
serviteur. Les textes étaient alors croisés…
C’est ainsi que les petites
cités-États cananéennes étaient, par la force des choses, des enjeux de pouvoir
pour les grandes puissances de l’époque, suivant le moment l’Égypte ou les
empires hittite et/ou mésopotamiens. Elles étaient toujours plus ou moins
« serviteur » de l’une ou de l’autre de ces puissances.
Mais qu’il s’agisse des
grands empires ou de ces petites cités, on trouvait une société de type
pyramidal dans laquelle une cour royale – composée de chefs de guerre et de
leurs gardes, d’un clergé et de fonctionnaires royaux – administrait une
population plus ou moins spécialisée suivant le cas, mais comprenant diverses
strates d’artisans et de commerçants, pour descendre jusqu’à la masse paysanne,
au statut souvent proche du servage, la gestion de la terre étant la plupart du
temps considérée comme une attribution du roi.
Dans les zones,
comparativement fort vastes, qui séparaient les territoires ainsi gouvernés se
mouvaient, pour simplifier, deux sortes de populations :
D’une part, des tribus de
pasteurs (comparables aux bédouins modernes). Il s’agissait de semi-nomades,
c’est-à-dire de clans faisant paître leurs troupeaux selon un parcours annuel
régulier, de point d’eau en point d’eau. L’image pacifique qu’a le berger chez
nous ne doit pas voiler la capacité guerrière de ces clans, d’ailleurs souvent
apparentés ou fédérés.
D’autre part, des
populations erratiques, c’est-à-dire mouvantes et diverses, dont le point
commun était une plus grande liberté de mouvement ou de réactivité que les
paysans ou que les pasteurs. Cela allait du milieu des caravaniers, souvent
razzieurs, à ceux des brigands ou des bandes d’irréguliers aspirant à
l’opportunité d’une conquête ou plus simplement à un emploi de mercenaire (les
armées royales étant le plus souvent composées de gens de métier, étrangers de
préférence).
Canaan à l’Âge du bronze
récent (-1550 à -1200)
« L'âge d'or
cananéen » de l’âge du bronze moyen, lié aux royaumes hyksos, a pris fin
et la nouvelle période voit le déclin progressif de sa civilisation. L'emprise
égyptienne est faible au début de cette période et se traduit par quelques
excursions égyptiennes sporadiques jusqu'à l'expédition de Thoutmès III vers
–1500, qui rétablit son emprise sur le pays. Des monuments égyptiens parlent
des shasou (« passants »), populations pastorales nomades ou
semi-nomades qu'ils rencontrent en Palestine.
Les Lettres d'Amarna, qui
datent du règne d’Akhénaton, permettent de se faire une idée de Canaan vers
–1350 : le bas pays est contrôlé par des cités-États dans lesquelles se
trouvent des garnisons égyptiennes. Les hautes terres sont partagées en
territoires peu peuplés. Les petits potentats cananéens se plaignent des
méfaits sur leurs territoires des shasou et des ‘apirou (on écrit
aussi habirou, forme que je retiendrai ici par commodité). Ils réclament
de l’aide à l’Égypte. À ce moment, la présence égyptienne se fait peu sentir,
au désespoir de ces roitelets qui appellent à l'aide.
Pendant toute cette période,
ils pâtissaient de l’action de certaines de ces populations non fixées qui
circulaient, on l’a vu, dans les steppes semi-désertiques séparant les domaines
d’influence des États, qu’il s’agisse des cités-États ou des Empires. Ces
populations sont désignés alors par ces termes : l’égyptien shasou
ou le sémitique habirou.
On ne sait pas très bien
s’il faut les distinguer, shasou désignant alors plutôt des pasteurs
semi-nomades de type bédouin, et habirou, qualifiant, selon un critère
socio-économique, les populations erratiques vivant en dehors ou à la marge des
lieux civilisés, ou bien si ces deux termes ne sont pas en fait des désignations
très imprécises mêlant les deux réalités… lesquelles pouvaient en effet se
mêler en certaines occasions.
En tout cas, les deux termes
évoquent tous les deux l’idée de passage, de traversée, voire d’errance. Ils
pointent aussi l’absence de moyens de contrôle de la part des autorités des
milieux sédentaires, qui en conçoivent une méfiance évidente, d’autant que les
troupeaux de ces groupes empiètent régulièrement sur les terres cultivées et
les points d’eau qui dépendent des cités… et que leur sport favori consiste en
razzias ou en attaques de caravanes, comme on le voyait encore chez les
bédouins ou les tribus arabes d’époques plus proches de la nôtre (ainsi
Mahomet).
Aux confins des XIV et
XIIIes siècles AC, les habirou ont grandement accru leur importance et
leur dangerosité, peut-être en conséquence du déclin économique de la région.
Leurs raids, joints aux conflits permanents entre cités, ont provoqué en tout
cas le déclin progressif de la civilisation cananéenne. C’est ainsi qu’au cours
du XIIIe siècle AC, de
nombreuses villes ont été détruites.
Séti Ier (vers –1300)
rétablit un pouvoir fort en Égypte, et sera plus présent en Palestine. Il
réprime une rébellion cananéenne dirigée par les villes de Hanath et Pella. Son
successeur Ramsès II mène également des campagnes en Palestine.
Environ quarante ans avant
la fin du Bronze récent, la stèle de Mérneptah (–1207) atteste de l'existence
d'Israël comme un peuple distinct en Canaan. Le fait que la mention d'Israël
soit marquée d'un hiéroglyphe caractérisant un peuple et non une cité montre
que les Égyptiens percevaient ce peuple, à l’époque, comme un groupe
n’appartenant pas au modèle royal.
On peut supposer, sans
certitude, que le terme habirou est à
l’origine du terme hébreu : ils peuvent avoir partagé la même étymologie
(racine verbale ‘br). Cependant, tous les groupes shasou/habirou
n’étaient pas désignés par le nom Israël, qui pouvait néanmoins désigner un
groupe shasou/habirou.
L’installation d’Israël en
Canaan
On situe l’histoire de Moïse
et de l’Exode vers 1250-1230, celle de Josué vers 1230-1220.
Les historiens modernes ont
une lecture différente de la lecture biblique des événements de cette histoire
mais ne diffèrent pas notablement d’elle en ce qui concerne son sens
socio-politique, du moins tel qu’il est présenté dans les Écritures :
« En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qui
lui semblait bon en Israël » (Juges 21,25) est la conclusion du livre des
Juges, qui conclut l’évocation de cette période.
Le point de vue des
historiens les amène souvent à concevoir l’histoire de cette époque comme celle
d’une révolution rurale remplaçant les petites suzerainetés cananéennes par
l’instauration d’une idéologie forte portée par un petit groupe de révoltés
primitivement venu d’Égypte sous la conduite de Moïse, puis grossi dans les
steppes du Sinaï et du Néguev par l’apport de populations erratiques (shasou,
habirou) refusant les seigneuries environnantes.
À la faveur d’une baisse de
la puissance égyptienne, la partie révoltée de la paysannerie cananéenne aurait
appelé ces groupes à l’aide, ou bien ceux-ci seraient arrivés d’eux-mêmes comme
par appel d’air. Enfin, des éléments de tribus plus ou moins membres de pactes
(amphictyonies) semi-nomades auraient rejoint l’ensemble par infiltrations
successives.
À noter que ce dernier point
rencontre une difficulté, les semi-nomades, de type bédouin, n’ayant jamais
montré d’appétence pour la sédentarisation… Il faudrait donc supposer force
délitements et recompositions de groupes de ce type (shasou ?) et
de type erratiques (habirou ?)
George Emery Mendenhall, de
l’Université du Michigan, fut le premier à voir l’ancienne installation
d’Israël comme le résultat d’une révolution agraire égalitariste au sein de la
société cananéenne (The Tenth Generation : The Origins of the Biblical
Tradition, Johns Hopkins, 1973).
Le renversement hébraïste
Mon hypothèse est alors que
le coup de génie de "Moïse" fut la mise en forme d’une variante de
l’alliance type évoquée plus haut. Cette variante excluait toute seigneurie
humaine et faisait du dieu libérateur à la fois le seigneur unique (adonaï)
et l’unique dieu à adorer (èlohim). Selon une logique structurale, on
dira que le dieu occupait alors, de façon potentiellement critique, deux
positions de la structure paradigmatique, celles de garant divin des alliances
(dieu) et celle de partenaire supérieur d’une alliance (seigneur).
Ce serait donc le fait de
l’Alliance qui aurait induit le monolâtrisme hébreu, d’où serait sorti beaucoup
plus tard le monothéisme juif, et non le monothéisme qui aurait conduit à
l’instauration d’une théologie de l’Alliance.
En fonction de ce pacte
d’alliance (berith) paradoxal, les tribus confédérées se seraient alors
considérées comme les "serviteurs" d’un même "seigneur"
divin, se libérant ainsi de la tutelle d’un seigneur humain. La Loi de Moïse
aurait alors été, dans son principe et ses éléments originels, un code
permettant à cet ensemble social et ethnique composite de subsister en Canaan
face à la suzeraineté armée des potentats locaux ou environnants, Pharaon
compris…. et face à leurs dieux.
En un mot, il s’agirait d’un
moyen de mettre en œuvre, sur le long terme, un refus radical du système
impérial asiatique et de l’idéologie royale. La finalité étant là aussi celle
de la justice/justesse comme don divin, d’où devaient découler, du moins en
théorie, justesse personnelle ou cultuelle, et justice sociale et politique.
C’est l’idéologie née de
cette hypothèse que j’appellerai hébraïsme. On l’attribue à Moïse, évidemment
sans certitude, n’ayant aucune raison de refuser l’existence historique de ce
personnage.
Le schéma biblique, on le
sait, est différent : le dieu tribal hébreu (« Je suis le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ») libère son groupe fidèle de la servitude
en Égypte, le conduit au désert, lui donne sa Loi au Sinaï pour en faire son
peuple-serviteur, devenant ainsi son Seigneur, le conduit au travers de
royaumes ennemis et lui donne Canaan, le tout malgré les révoltes réitérées de
son peuple.
La Loi est donc un don,
permettant à ce peuple de vivre sans seigneurs humains, dans la liberté et
l’équité, sous la conduite et la protection d’un Seigneur divin. Le tout en
fonction de bénédiction ou de malédictions qui signent l’ensemble comme un
traité d’alliance.
Comme on le voit,
l’intention première et la finalité de ce schéma sont comparables à celles de
l’idéologie hébraïste, si les voies suivies sont néanmoins fort différentes.
Le peuplement
« israélite » de Canaan
Selon l’hypothèse historique
retenue, de quelle nature étaient alors, plus précisément, les différents
groupes qui se sont fondus dans la population cananéenne en adoptant le modèle
hébraïste, ceci non sans nombreuses guerres locales entre hébraïstes et
rebelles à l’hébraïsation ? À ce sujet, on trouve mentionnés trois
éléments : des tribus, des shasou, des habirou.
Il convient alors d’aborder
la notion complexe de tribu.
D'un point de vue historique,
une tribu consiste en une formation sociale existant avant la formation de
l'État. Dans l'Antiquité, les principales langues indo-européennes désignent
l'appartenance à une même naissance comme le fondement de groupes sociaux
qu’aujourd’hui nous pouvons appeler tribus. Ces groupes sont des ensembles
d'hommes et de femmes de toutes les générations qui se considèrent comme
apparentés et solidaires du fait qu'ils affirment descendre d'un ancêtre commun
soit par les hommes, soit par les femmes.
Les tribus présenteraient
ainsi des avantages sociaux car elles sont homogènes, patriarcales et stables.
Mais dans son livre The Notion of the Tribe (1972), Morton Fried montre
de nombreux exemples de membres de tribus qui parlent différentes langues et
pratiquent différents rituels ou partagent des langues et pratiques venant
d'autres tribus. Il montre aussi différents exemples de tribus qui suivent
différents leaders politiques. Il conclut que les tribus en général sont
caractérisées par une hétérogénéité de pensée. Une tribu peut donc s’être
dissociée en groupes distincts sans que ceux-ci cessent de se considérer comme
apparentés.
Inversement, les archéologues
qui explorent le développement des tribus pré-étatiques montrent que les
structures tribales présentent une capacité d'adaptation aux situations. Cela
signifie que, sous l’influence de telle ou telle situation plus ou moins
contraignante, tel ou tel groupe peut s’allier à un autre pour fonder une
entité nouvelle, aux intérêts communs, que l’on pourra appeler tribu. Cela leur
impose alors de fusionner leurs généalogies.
Cette dernière figure peut
parfaitement s’appliquer, on le voit, à ces groupes errants de l’époque,
pasteurs semi-nomades et/ou groupes erratiques (shasou et habirou).
La question se pose alors de savoir selon quelles modalités ces groupes
auraient pu se considérer comme unis par des liens tribaux. On peut penser
alors à un modèle de type amphictyonique.
L’hypothèse revisitée de
l’amphictyonie pré-israélite
Une amphictyonie (du
grec amphiktúones, « ceux qui sont voisins, ceux qui habitent
autour ») désigne dans l'antiquité grecque une ligue à vocation
religieuse, ayant la charge de l'administration d'un sanctuaire. Ces
associations avaient pour but de veiller à la célébration des fêtes et
d'empêcher toute hostilité. Chacun des peuples membres y envoyait ses députés (hieromnêmôn,
littéralement « archiviste sacré »), désignés par
les cités-États selon un système de roulement.
Les amphictyonies les plus
célèbres étaient : celles d'Argos, près du temple d'Héra ; celle
des Thermopyles, près du temple de Déméter ; celle
de Delphes, près du célèbre oracle d'Apollon. Dans la suite, ces deux
dernières se confondirent et formèrent le Conseil des Amphictyons de Delphes.
Par analogie avec
l'amphictyonie grecque, Martin Noth, dans son Histoire d’Israël (Geschichte
Israels, 1950) postule l'existence d'une confédération similaire des
douze tribus bibliques. Selon lui, elles desservaient chacune à son tour un
sanctuaire commun, une par mois lunaire, d’où le nombre approximatif de douze.
Très difficilement démontrable, cette théorie est maintenant abandonnée par la
majorité des vétérotestamentaires et historiens d'Israël car Noth pensait à ce
propos qu’une pratique religieuse et une tradition pan-israélite s’étaient
formées là peu à peu, bien avant l’installation en Canaan.
Reste que, ce dernier point
mis à part, cela s’appuie sur certains éléments de la vie des populations
semi-nomades du Proche-Orient ancien, éléments que l’on peut organiser un peu
autrement :
– l’existence de séries de
douze groupes, ou tribus, semi-nomades composant chacune un regroupement
portant le même nom : Arabes, Araméens, Hébreux… Peuples qui aboutirent à
une fusion plus ou moins aboutie, selon le cas, au cours des temps.
– l’existence de sanctuaires
reconnus par certains de ces ensembles et situés en des lieux de passage, comme
Sichem (un col) ou Guilgal (un gué), par exemple, pour Canaan.
C’est pourquoi mon
hypothèse, à ce sujet, est que le terme de confédération est trop ambitieux
mais qu’il existait néanmoins des pratiques de ce genre, touchant des
regroupements plus ou moins aléatoires, plus ou moins durables, tant dans
l’extension que dans la composition et le contenu de telles collaborations, ou
plutôt de tels pactes (cf. l’hébreu berith a′him,
« pactes de frères »).
Cela devait donner aux
groupes considérés le sentiment d’une solidarité à géométrie variable. C’est
ainsi que des traditions narratives diverses concernant les ancêtres tribaux
aient pu être collationnées et réorganisées ultérieurement en fonction d’une
pensée de type généalogique, au sens propre : touchant à l’engendrement
des uns par les autres.
Abram, Abraham, Isaac,
Jacob, Israël, Joseph, patriarches présentés comme les fondateurs de tribus
subséquentes mais évoquant probablement des clans semi-nomades ou erratiques
pré-existant à l’époque cananéenne, pouvaient ainsi devenir, une fois la
révolution israélo-cananéenne effectuée, les protagonistes d’une
"histoire" originaire unifiée ("histoire" se disant, en
hébreu biblique, toledoth : « engendrements »).
Ce point de vue suppose que
la conception finale selon laquelle les douze tribus d’Israël se composent
chacune des descendants des douze fils de Jacob-Israël, lui-même fils d’Isaac,
petit-fils d’Abram-Abraham et père de Joseph, est purement idéologique. Il en
est de même, alors, d’un sentiment originel d’étroite fraternité entre ces
tribus, lesquelles n’ont d’ailleurs été douze que par périodes et selon des
regroupements variés (Joseph devenant Éphraïm et Manassé, entre autres
exemples, ou Siméon se fondant dans Juda).
De même, l’idée selon
laquelle chacune des douze tribus primitives devait arrêter sa pérégrination
pendant un mois pour rester sur le lieu du sanctuaire commun aurait fini par
aboutir tardivement, une fois acquis le peuplement israélite de Canaan, à la
création d’une tribu spécialisée, celle de Lévi.
La création d’un État hébreu
Mon hypothèse est que la
mise progressive en écriture de l’idéologie patriarcale fondatrice,
c’est-à-dire la fusion des diverses traditions claniques ou tribales
antérieures à l’installation en Canaan, peut avoir commencé dès l’époque du roi
Salomon (–950 environ) pour être arrêtée définitivement lors de la rédaction
finale du Pentateuque après le retour d’Exil (à partir de –500 environ).
Les écrivains bibliques
partent donc de ce fait paradoxal selon lequel une idéologie anti-royale,
c’est-à-dire aussi anti-étatique, a abouti à la constitution d’un État et à
l’instauration d’une royauté, cela sans abolir la dévotion à l’égard d’un dieu
considéré comme l’unique roi…
On peut voir dans ce
paradoxe, et surtout dans l’effort permanent, au cours des temps, pour le
mettre en œuvre de façon effective dans l’histoire d’un peuple, le nerf central
de l’historiographie biblique.
Autrement dit, la question
biblique est la suivante : comment servir un dieu unique, éthique et
libérateur au sein d’un monde régi par l’hégémonie des puissants ?
CPO – 14 mars 2015
Annexes
Correspondances
Voici le schéma rapide des
correspondances entre les éléments de mon hypothèse sur la création du peuple
hébreu et l’historiographie biblique :
– Genèse 12-50 : fusion
de traditions patriarcales diverses en une généalogie allant d’Abraham à
Joseph ; caractère fondateur de la séparation à l’égard du fait impérial
(Genèse 12,1) : mise en valeur de l’antinomie entre Hébreux et
participants du système royal.
– Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome :
la définition d’une idéologie non-royale monolâtrique dans le cadre des
pérégrinations d’un groupe nommé Israël et de son meneur.
– Josué : XIIIe siècle
– période complexe de l’installation d’une idéologie non royale monolâtrique en
Canaan.
– Juges : XIIe, XIe, Xe
siècles – une confédération non-royale et ses difficultés au sein d’un monde
gouverné par l’idéologie royale.
Deux listes des tribus
d'Israël
1. Tribu de Ruben
2. Tribu de Siméon
3. Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)
4. Tribu de Juda (dont provient la dynastie du
roi David… et de Jésus)
5. Tribu d’Issacar
6. Tribu de Zabulon
7. Tribu de Dan
8. Tribu de Nephthali
9. Tribu de Gad
10. Tribu d'Asher
11. Tribu de Joseph
Sous-tribu de Manassé fondée
par Manassé, fils de Joseph
Sous-tribu d'Éphraïm fondée
par Éphraïm, fils de Joseph
12. Tribu de Benjamin (la
tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul)
ou :
1. Tribu de Ruben
2. Tribu de Lévi (la tribu de Moïse et d’Aaron)
3. Tribu de Juda (dont provient la dynastie du
roi David… et de Jésus), avec Siméon
4. Tribu d’Issacar
5. Tribu de Zabulon
6. Tribu de Dan
7. Tribu de Nephthali
8. Tribu de Gad
9. Tribu d'Asher
10. Tribu de Manassé fondée
par Joseph
11. Tribu d'Éphraïm fondée
par Joseph
12. Tribu de Benjamin (la
tribu de Saül… et de Saul de Tarse, l’apôtre Paul)
Lieux saints
ou les lieux de
mémoire
Il existe des lieux de
mémoire. Le passé a laissé ici ou là une sorte de butte-témoin pour aider au
souvenir et à la possibilité de se remettre au bénéfice d'actes fondateurs. On
sait bien que "les peuples qui n'ont pas de mémoire sont condamnés à
mourir de froid"… (1)
C'est pourquoi l'on fleurit
tel ou tel de ces lieux, afin que le souvenir des terribles ou heureux
événements qui s'y déroulèrent ne soit pas aboli mais façonne pour le mieux le
présent et l'avenir.
Il y a donc des lieux de
mémoire, mais y a-t-il des lieux saints ? Je crois que non. Je pense bien sûr à
cet endroit que tous s'accordent, jusque dans les médias les moins dévots, à
nommer Les Lieux Saints...
Je ne dénie pas aux juifs
pieux, par exemple, le droit de considérer comme tel l'esplanade du Temple de
Salomon, ni ne refuse aux musulmans celui de révérer lui aussi ce site, lié à
la mémoire d’Abraham.
Mais je ne vois là qu'un
lieu de mémoire, ce qui n'est pas peu. Voyez la différence : on peut partager
la mémoire, on ne peut partager la sainteté.
Certes, celui dont
j'aimerais être un disciple est mort là-bas, et sa croix comme le vide de son
tombeau sont pour moi les actes centraux de toute l'Histoire et le fondement
unique de mon espérance.
Mais lorsque j'entends des
chrétiens parler de lieux saints, je m'étonne. C’est parlant de Dieu seul
qu’Ésaïe a écrit : C'est moi, le Seigneur, votre Saint ! (2)
Et ce mot n'est pas synonyme
de "pur". Le pur suppose l'existence d'un impur à détruire. On sait
où cela mène. Non, selon les Écritures, la sainteté est affaire de justice et
de justesse. C'est en ces deux sens que Dieu seul est juste et saint, et l'on
ne voit pas en quoi des lieux pourraient l'être.
Parler de Lieux Saints
évoque donc pour moi ce désir pernicieux de retourner à la supposée pureté
d'une identité gagnée, non dans la recherche d'une fidélité, mais dans un
effort pour se trouver une origine.
Une fois pour toutes, selon
le livre de la Genèse, le Seigneur Dieu l'interdit (3), nous proposant un
avenir.
La sainteté est l'enjeu
d'aujourd'hui et d'ici, où que l'on se trouve. Et quant à ce fameux temple, si
Jésus parlait de le rebâtir en trois jours, il s'agissait de son propre corps
(4) : à sa suite, chacun peut aspirer à devenir aussi le temple de l'Esprit
(5).
C'est de cette foi que, amicalement et modestement, nous avons à témoigner aujourd'hui devant juifs et musulmans.
1 - Patrice
de la Tour du Pin.
2 - Ésaïe
43,15.
3 - Genèse
3,23.
4 - Jean
2,21.
5 - 1
Corinthiens 6,19.
La question n’est pas sans rapport avec le conflit israélo-palestinien.
À ce sujet, on peut lire utilement le petit livre du pasteur Gilbert
Charbonnier : Dieu n’est pas chrétien, un itinéraire en
Israël-Palestine, Lyon, Éditions Olivétan, coll. Convictions &
société, 2006, 13 euros.
Ouverture
ou des Écritures
renouvelées
Ceux qui ouvriront un nouvel
avenir à la foi du Christ Jésus, ce sont ceux qui offriront aux peuples une
Bible nouvelle. Des Écritures nouvelles. Renouvelées.
Chez nous, en France, on
connaît peu les Écritures. Elles sont comme le tronc d'un arbre abattu depuis
longtemps, la souche en est moisie. Un rejet, cependant, tout neuf et dru, peut
en surgir.
Je parle des Écritures que
les peuples se lisent. Pas de celles des pieux et des savants.
Qu'est-ce qu'une Écriture,
pour un peuple ? C'est une histoire, un poème, un enseignement. Ou les trois à
la fois. Surtout, c'est le socle et l'occasion de paroles, d'images et de
chansons.
C'est ce dont on peut faire
des romans et des films, ce qu'on peut mettre en scène, ce qu'on peut citer en
proverbe au bon moment. C'est ce qu'on peut raconter en riant ou bien, le doigt
levé, en leçon à retenir.
C'est ce qui donne la parole
aux événements, ce qu'on rappelle pour douer l'actualité d'un sens. C'est la
matrice de la compréhension des choses, car les choses sont à interpréter.
C'est ce qui habite la tête,
le cœur, les reins. Qui permet de comprendre, de ressentir, d'agir.
C'est ce qui donne la force
de résister, de dire non, de faire autrement. Ce à quoi l'on obéit plus qu'aux
hommes. Plus qu'aux choses. Ce qui te donne force dans ta cellule, clarté
devant tes juges, courage devant la mort.
C'est ce qui te permet de
tenir au long des jours. Une lumière pour le gris d'une vie de pauvre. Un
sourire et une caresse. Un lit pour l'épuisé. La dignité de n'être rien et
d'avoir la parole. La Parole.
C'est ce qui met de la
distance entre toi et l'immédiat des faits et gestes, l'immédiat des choses et
des gens, l'immédiat apparent de tes désirs, eux qui sont toujours tordus par
le commerce qu'on en fait, trahis par la chose qu'on en fait.
Oui, des Écritures qui
seraient chaudes demeures, pour des peuples libres et avisés.
Une Écriture qui serait ta
parole dès que tu la dirais. Et qui ferait de toi, qui que tu sois, un diseur
de Dieu. Oui, apôtre et prophète aux côtés des apôtres et des prophètes, saint
au milieu des saints, juste parmi les justes.
Qui te ferait frère et sœur
des autres. Et même des méchants. Et même des puissants. Pour leur dire en un
sourire ou dans un pleur qu'il leur faut lâcher prise.
Parce que cette Écriture,
alors, est une parole possible. Faite pour être dite. Redite, répétée, apprise
pour servir, tout le monde n'a pas de suite en soi-même les mots justes qu'il
faudrait.
Alors ces Écritures
permettraient de dire Dieu. Et même, en la bouche des simples deviendraient
Parole même de Dieu. Car ce qui, d'une écriture, fait une parole, c'est qu'on
la dit. C'est qu'on la fait.
Parole d'un dieu plus grand
que les Églises, elles qui ont toujours avant les autres la parole de vérité,
les us et coutumes nécessaires, les locaux prévus pour, les normes, les bonnes
manières, les bonnes fréquentations.
Je parle du Dieu des
Écritures, plus grand que l'univers, plus profond que la mort, plus proche que
ton cœur. Je parle de celui que les humains désirent alors même qu'ils disent
non ce n'est pas possible.
De celui qu'on appelle Père
parce qu'il est avant nous et que pourtant nous allons vers lui qui nous attend
et nous espère, les bras ouverts, comme pour un enfant qui commence à marcher.
Un dieu de la vérité des
êtres, enfouie au plus loin dans leur malheur, leur bonheur, leur joie, leur
colère, loin loin jusqu'à l'os.
(d’après mon livre Jonas ou
l’oiseau du malheur)
mode d’emploi
Qui sont, aujourd’hui, les
prophètes ? On ne sait pas. On ne peut le dire qu’après coup, comme l’a
dit Jérémie, qui était prophète. C’est une première définition : un
prophète se lance dans l’inconnu, il joue sa vie sur une parole. Voyez Élie. Et
ce faisant, il joue la vie, de même, de tous ceux et celles qui vont le prendre
au sérieux, et de beaucoup d’autres.
Un prophète est quelqu’un
qui joue sa vie. C’est aussi une définition : on n’est pas prophète quand
on parle, bien tranquille, en sécurité derrière son bureau. Cela dit afin que
le ministère du prophète ne soit pas galvaudé. Il ne suffit pas d’avoir raison
aux yeux de son camp, serait-ce celui de la justice, pour être un prophète.
Un prophète, aussi, n’a pas
de place assurée au sein du pouvoir institué. Aucun ou presque des prophètes
bibliques n’a occupé sans autre un poste d’autorité. Quand c’était le cas au
départ, on avait vite fait de virer, traquer, embastiller ou zigouiller le
prophète en question.
Autre chose qui a sans doute
un lien : un prophète n’a pas spécialement envie d’être prophète. Ceux de
la Bible essayaient souvent de se défiler. Le seul roi dont on a dit qu’il
était prophète, David, n’a pas été choisi parmi ceux qui étaient là à espérer
être nommés. Comme Amos, il était bien tranquille, derrière son troupeau, avant
qu’on vienne le déranger pour le jeter dans de dangereuses aventures.
De plus, un prophète à la manière biblique ne parle
généralement pas de choses très positives. Il n’annonce la paix, la justice,
l’abondance, le bonheur… que lorsque cela a une chance de survenir, ce qui, on
le sait, n’est pas fréquent. Et lorsqu’il y a de l’abondance et que règne la
paix, il va mettre le doigt sur l’injustice qui sous-tend toute l’affaire.
C’est un râleur. Pire, un prophète de malheur, car il annonce que cette
injustice est grosse de catastrophes à venir.
Il est donc assez facile de
savoir qui n’est pas prophète – statistiquement au moins – car ceux qui
annoncent de bonnes choses pour demain ne le sont généralement pas, surtout si
cette annonce renforce leur autorité ou leur pouvoir. Le cas contraire est
assez rare, où l’on verrait un protégé des puissants annoncer que la politique
menée va porter de bons fruits dans peu de temps… et qui aurait raison.
Ainsi, quand tout va bien,
le prophète est celui qui met la chose en doute. Mais quand tout va mal, quand
la catastrophe est arrivée, qu’il ne reste plus aucun espoir, que tout est
fichu, le prophète dit des paroles d’avenir, d’espoir et de courage…
accompagnées de la promesse d’avoir quand même à en baver pour s’en sortir. « Du
sang, de la sueur, et des larmes. »
Il y a pire : un
prophète n’est pas forcément un pacifiste, même si sa tendance va dans ce sens.
Quand un peuple a accumulé tant de frustration, de colère et de haine qu’ils en
devient féroce et qu’il se met à ravager et massacrer (et c’était pour n’avoir
pas écouté à temps ses prophètes d’avant), aucun prophète digne de ce nom ne va
dire « Paix » face à lui, alors qu’il n’y a évidemment pas de paix.
Car il est des temps où la visée est de casser, avant de pouvoir rebâtir.
C’est ainsi que les
prophètes s’occupent avant tout de la justice et de la justesse. Leur combat –
ce sont des combattants, on l’aura compris – consiste à désigner la violence à
chacune de ses occurrences, qu’il s’agisse de celle d’un peuple, des peuples,
des simples gens ou de celle des humains tous autant qu’ils sont. La violence
au sens où elle est instituée, devenue naturelle, au fond, habitant l’être
même.
Sur ces prophètes repose un
esprit – je préfère dire un souffle – qui n’est autre que celui qui, nous dit
le grand poème, planait sur les eaux primordiales avant même que notre monde
soit. Les prophètes sont ces gens, hommes ou femmes, qui portent sur eux ce
souffle divin, comme une ânesse porte le messie, et ceci quelle que soit leur
confession ou leur absence de confession. C’est afin que jamais on n’oublie le
sens de la création : bonheur. Bonheur des vivants, au travers et au-delà
de tous les "mal" qui le trahissent.
Tels sont ces gens, dont la
parole est un acte plus pratique, et concret, et utile, que tous les autres
actes que l’on multiplie pour masquer le vide qui menace. C’est pourquoi, bien
que rien ne soit sûr, il faut se risquer à les suivre. Rien n’est si dangereux
que l’absence de prophètes. Mais quand le prophète a joué son rôle, long ou
bref, et pour peu qu’il ait survécu, il convient de le renvoyer chez lui.
ou la lecture de
la Bible comme rencontre entre sujets
Quand j’aborde la question du
rapport à la Bible, ce qui me tient à cœur c’est que, entre le temps de la
lecture du texte et celui de son interprétation, de l’appropriation et de la
communication de son sens présumé – ou
mieux : avant –, puisse se tenir le temps de l’énoncé d’une écriture dite,
ou de la profération d’un discours, ou de son énonciation, comme on voudra.
Bref, une lecture.
Là se tient la valeur, la
force, de l’écriture en tant que lue par un corps, un sujet, une histoire –
toutes réalités que les Écritures bibliques nomment chair.
Telles sont ces Écritures,
que leur valeur (le tout vécu de leur réelle énonciation), et non plus
seulement leur sens, ne se livre qu’ainsi – d’où d’ailleurs l’inscription, dans
la Bible hébraïque, d’un rythme, modulation d’un souffle humain.
C’est alors que l’écriture
est dans le temps réel, irréversible comme lui, allant toujours vers sa fin,
alors qu’un texte est par nature celui que l’on retourne voir, instrument qui
nie la mort. Et la vie, par conséquent. Celle-ci et l’autre.
C’est ce que nos dignes
théologiens et exégètes n’entendent pas – pour la raison qu’ils ne se soucient
pas d’entendre les écritures, sauf à user de ce verbe comme image, mais de les
lire comme textes. Et ce dernier terme suppose la pratique silencieuse de
l’érudit en son cabinet. Ils passent incontinent de cette lecture-là à la
chaire – quelle que soit la forme, l’institution et l’occasion de cette chose.
Mais qui profère les
Lectures, quel sujet, quelle chair exposée, avant de se les expliquer, de se
les approprier, de les appliquer à autrui en ces détours qui les fixent en
objet, qui les nient comme sujet ? Personne.
Quels sujets, dans cette
rencontre ? Aucun.
Aussi, point non plus de
peuple sujet. Là est le secret indicible, et d’ailleurs ignoré des meilleurs
apôtres : un peuple, ne faut-il pas toujours le faire taire pour qu’il
nous écoute, celui-là, ce multiple incontrôlable, toujours susceptible
d’être : bête, obtus, dissolu, pervers, méchant ? Pécheur.
Humain.
Saint Herméneute, priez pour
nous, pauvres pécheurs.
Comprendre
comment c’est fait
pour mon ami Toma,
calligraphe
Je me souviens de m’être
aperçu un jour que je venais de passer treize heures d’affilée sans manger ni
boire, ni même y penser, à travailler sur le cas du prophète Amos. Il y
longtemps de ça. À quoi cela servait-il ? Sans doute à rien, d’ailleurs ça
n’a rien fait bouger ni autour de moi ni dans l’Église ni dans le vaste monde.
Mais moi, je voulais comprendre comment il avait fait, Amos, pour reconstruire
par l’écriture ce qu’il avait perçu de la part de Dieu.
C’était le premier à avoir
conçu ce travail-là, le travail du prophète biblique.
J’avais très bien vu que si
on veut écrire ce qu’on a vécu, compris, ressenti, il faut retravailler le tout
pour que ça passe chez les autres. Il s’agit d’ouvrages d’art, comme disent les
ingénieurs. C’est grâce à l’éducation reçue de mon père plombier que j’ai pu
comprendre cela, que l’écriture, les Écritures, la Bible, c’est de l’ouvrage
d’art, le résultat d’une passion, d’un amour du métier. Un métier qui travaille
la Parole de Dieu pour la transmettre aux humains. Un travail qui n’a d’origine
que dans l’amour porté à Celui qui a bouleversé nos vies.
Et Amos, il avait fait le
boulot à merveille, tout seul comme un grand. Les autres, les Ésaïe, les
Jérémie, ils n’ont plus eu qu’à suivre la voie ouverte. Alors j’ai été pris
d’une immense admiration pour le vieil Amos, qui avait si bien servi la Parole
de son maître au sein, pourtant, du danger. Et j’ai remercié le Seigneur de le
lui avoir permis.
J’ai la même admiration et la même gratitude quand je regarde comment Marc a inventé le genre évangile. Encore un qui avait l’amour du métier. Cela n’avait rien d’un donné, ça demandait du travail