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C’était un feuilleton.
Chaque semaine, du 5 décembre 2007 au 26
novembre 2008,
il a été présenté ici un
récit, tiré de mes souvenirs…
plus ou moins authentiques.
Pourquoi n’aurais-je pas le droit
d’inventer !?
L’avantage, c’est que personne ne saura si je
dis vrai ou non.
Mais on sait bien que l’on ne dit jamais
totalement « vrai »…
Et pourquoi un titre anglais ?
Parce que c’est moins grave que
« Souvenirs faux »,
surtout pour ceux qui ne
comprennent pas l’anglais.
On peut aller voir la liste en bas de page pour retrouver un récit.
On peut aussi se reporter à la page de Simples
rencontres,
pour retrouver les récits du feuilleton de l’année passée.
La
France de Monsieur R.
26 novembre 2008
Le mieux, c’était le samedi en dernière heure. En ce
temps-là, il y avait école le samedi, on se reposait le jeudi, sauf ceux, la
plupart, qui allaient au caté.
Pour finir la semaine, Monsieur R., notre maître
d’école – on ne disait pas instit –, nous racontait ou nous lisait des
histoires.
C’était en 46, la guerre était toute proche, en allant
à l’école, vêtus de la blouse grise et coiffés du béret, nous croisions encore
des prisonniers de guerre allemands qui bouchaient les trous de la chaussée,
gardés par des Tirailleurs sénégalais (ça nous faisait rire, on se rappelait
leur délire sur la race des seigneurs).
Neuf ans, c’est le bel âge pour écouter de belles
histoires. Celles de Monsieur R. nous passionnaient, surtout les histoires de
guerre. Il nous racontait la libération de l’Alsace – Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! –, les GMC bourrés
de soldats ex-FFI dévalant des hauteurs vosgiennes (la ligne bleue des Vosges)
pour plonger sur Strasbourg, on y était, tout comme il y avait été, c’était
juste hier…
Il nous lisait aussi, dans de grands albums illustrés,
les hauts faits d’autrefois, ceux qui avaient fait de la France, notre patrie –
mère des arts, des armes et des lois
– la dispensatrice universelle de la civilisation.
Savorgnan de Brazza libérant les esclaves, la Légion à Cameron,
la prise de la Smala d’Abd-el-Kader, Bayard le
chevalier sans peur et sans reproche, le Grand Ferré, les tranchées de la
Grande Guerre, l’Aéropostale…
Monsieur R. nous montrait alors ces larges surfaces
roses colorant la planisphère, illustrant ainsi notre
Empire colonial, et l’immensité des possessions françaises.
Il venait de Ch’Nord,
probablement socialiste, grand et mince, blond aux yeux bleus, fine moustache,
et une virtuosité dans le lancer de règle qui nous stupéfiait.
Sa règle s’appelait Fine alouette. Une règle toute
normale, en bois peint, rouge et bleu. Que deux zigotos, en fond de classe, se
permettent de bavarder, et Fine alouette arrivait sur l’un d’eux avec une
précision confondante.
Que l’on ne se trompe pas, Monsieur R. mesurait la
puissance de l’impact, il n’était en rien brutal. Ce n’était pas comme Monsieur
D., adepte du coup de règle violemment asséné sur le bout des doigts d’une
main, bien rassemblés.
Monsieur R. aimait la France. Certes, elle avait
démérité ces quelques précédentes années, mais elle s’était redressée, elle se
redressait, elle redevenait ce qu’elle avait toujours été, le monde pouvait à
nouveau respirer, elle ne lui ferait pas défaut.
Il aimait surtout la République. Elle avait souffert,
c’est pourquoi il fallait l’aimer et bien apprendre les paroles de la
Marseillaise et du Chant du départ – La
République nous appelle, sachons vaincre ou sachons périr, un Français doit
vivre pour Elle, pour Elle un Français doit mourir…
Et, oui, nous le savions, on pouvait mourir pour elle,
et nous allions, une fois par an, en rang par deux, le prof de gym nous ayant
appris à marcher au pas, jusqu’aux fossés du Fort de Romainville tout proche,
chanter devant le mur des fusillés.
Et pour en revenir à Fine alouette, celui qui en avait
reçu un coup la rapportait à Monsieur R. en riant, tout fiérot.
Les Lilas, 1946
Avez-vous lu la Bible ?
Au départ, il y avait eu un malentendu. On m’invitait
en fait à participer à une session de formation destinée aux missionnaires
protestants. Elle durerait une semaine et j’y animerais du travail biblique.
À l’époque, les missionnaires restaient trois ans au
loin – Afrique noire, Madagascar, Polynésie, Nouvelle-Calédonie – et revenaient
pour un an qu’ils partageaient entre congé, animation dans les paroisses et
formation permanente.
J’ai compris qu’on m’invitait comme d’habitude à une
unique séance, je me suis préparé pour une demi-journée et je me suis pointé à Glay. Ce village franc-comtois abritait un centre
protestant de formation et d’animation.
Il y avait là soixante-dix personnes environ. Souvent
de vénérables missionnaires à barbe, parfois nés eux-mêmes dans la station
missionnaire de leurs parents, des broussards qui avaient connu les aventures
les plus baroques, érudits familiers de langues africaines ou mélanésiennes
connues d’eux seuls, du moins dans nos contrées. De ces croyants, aussi, qui
payent de leur personne. Du beau linge.
Et qui, dès mon arrivée, attendait de moi sept jours
entiers de formation…
J’étais pris à la gorge, il me fallait du temps, ne
serait-ce que pour concevoir un programme, il me fallait occuper ces gens
pendant une ou deux heures.
C’est alors que je leur ai posé cette question :
« Avez-vous lu la Bible ? »
Stupeur de leur part. Des missionnaires
protestants ! S’il y a une catégorie de personnes au monde censée avoir lu
la Bible, c’est bien eux.
Je me suis expliqué : « L’avez-vous lue en
sorte de l’entendre parler à votre oreille, et ceci, non par versets ou
paragraphes tirés de l’ensemble, mais d’affilée ? Par exemple, avez-vous
déjà lu d’un coup, à voix haute, tout un évangile ? »
Ils durent reconnaître que non. Le plus souvent, en
effet, on ne lit pas la Bible à la suite, comme un roman, on lit des péricopes,
choisies et regroupées selon des logiques diverses selon qu’on adhère à la
spiritualité de telle ou telle Église.
Je tenais mon temps de réflexion :
– Eh bien je vous propose de prendre chacun votre
Bible pour aller vous promener dans le parc – il faisait beau – et y lire
l’évangile selon Marc, d’un bout à l’autre, à mi-voix, pour vous-même. Cela
prend au plus une heure et demie, le temps d’un film.
Ils sont partis, chacun de son côté. C’était émouvant
de les voir se murmurer les paroles qui les avaient mûs
pour la vie, les avaient envoyés courir l’aventure au
quatre coins du monde et y jouer leur vie…
Lecture faite, ils sont revenus les uns après les
autres, illuminés. Ils avaient ressenti, comme l’ayant vu, à quel point ce
Jésus de Marc est vivant, surprenant, jamais là où on l’attend, rapide, vif,
provocateur, un fabuleux surdoué qui s’en va vers sa mort. Oui, ce jeune homme
tellement hors norme, et qui va mourir.
Toute la semaine, c’est sur la base de cette sensation
que nous avons pu nous poser sans ricaner cette question, passage après
passage, certains qu’elle était une entrée vers le monde de cet évangile et
vers son sens : « À ce moment du récit, où se trouve la
caméra ? »… Essayez.
Glay, 1974
Élections, piège à con !
Il est normal qu’un citoyen milite dans un parti.
Cependant, il lui est conseillé de s’assurer de la santé mentale de ses
camarades, ou compagnons (je ratisse large).
C’est ce que je n’ai pas assez fait en juin 68, lors
des élections qui ont suivi les fameux événements de mai.
J’habitais à Corbeil-Essonnes et militais à la section
locale du PSU. Je me souviens d’ailleurs d’y avoir rencontré le jeune Michel
Rocard.
La plupart de mes amis d’alors, tous plus gauchistes
les uns que les autres, me regardaient de haut : leur slogan était le
fameux Élections, piège à con !,
qu’ils s’apprêtaient à afficher partout, alors que j’allais coller sur les murs
ce beau poster noir et rouge, façon pochoir, dont je regrette de ne pas avoir
gardé un exemplaire.
Ils étaient marxistes – du moins le croyaient-ils – et
je ne l’étais pas, me trouvant dans ma période anar. C’est pourtant leur slogan
qui reflète le mieux ce qui m’est arrivé une belle nuit d’affichage.
Nous étions trois, dans ma deuche, les affiches et la
colle dans le coffre, roulant tranquillement en ville le long des bords de
Seine. Il devait être dans les trois heures lorsque nous avons vu passer une
longue file de berlines noires bondées d’afficheurs gaullistes qui se
dirigeaient vers le centre ville. Nous les avons suivies.
Elles se sont rangées sur la place du marché, vaste
espace dénudé, et les types, très organisés, sont partis par deux ou trois dans
toutes les directions pour afficher.
J’avais arrêté la voiture, masquée par le porche de la
cathédrale Saint-Spire.
Il y avait avec moi un prof du lycée, tranquille et
réfléchi, et un artisan menuisier installé depuis peu dans un village voisin.
Un barbu vêtu de velours épais.
« J’ai un poinçon, je vais leur crever les
pneus », nous dit-il, et il s’élance vers le centre de la place, plié en
deux à la façon des commandos dans les films de guerre américains. C’était
cela : ce type se jouait un film.
Nous le voyions, de loin, passer d’une voiture à
l’autre, toujours courbé, occupé à crever systématiquement chacune des quatre
roues de chacune des voitures.
Il suffisait que l’un ou l’autre des sbires (c’étaient
des professionnels) revienne chercher des affiches pour que le copain soit
découvert. Ça n’a pas manqué.
Se voyant repéré, il s’est précipité dans notre
direction.
J’ai démarré, pris la place de biais de toute la
vitesse relative de ma deux-pattes, récupéré le type au vol et pris sur les
chapeaux de roue une rue étroite.
Une voiture gaulliste restée indemne me poursuivait
déjà, pleine de types peu rassurants.
Je connaissais la vieille ville et l’écheveau complexe
de ses petites rues, pas eux, cela nous a sauvés.
Pendant des heures, ils ont parcouru les lieux sans
nous trouver. À la fin, nous nous étions réfugiés au lycée, sur la hauteur, il
était en grève et occupé par les comités d’action lycéens. À l’aube, nous
étions de retour dans l’atelier du fou furieux.
Le lendemain, le secrétaire de section me disait,
mi-figue mi-raisin : « Je ne te croyais pas aussi
téméraire… »
Corbeil-Essonnes, 1968
Les
psaumes à la truite
5 novembre 2008
Quand il était jeune pasteur dans un village
ardéchois, Alphonse M. était déjà renommé pour son art de la pêche à la truite.
Il aimait raconter l’histoire du jeune couple qui était venu le voir pour un
mariage :
– Et quand célébrerons-nous cela ?
– Ah non, Monsieur le pasteur, c’est
pas pour ça ! Nous, nous sommes catholiques. Non, c’est pour les truites,
pour le repas de noce…
Mais Alphonse était aussi exégète, il a publié
d’innombrables commentaires bibliques, en particulier sur les Psaumes, avec
André L., son alter ego.
C’est pourquoi nos deux compères ont été choisis, dans
les années soixante, pour conduire le groupe qui devait traduire les Psaumes de
la Traduction Œcuménique de la Bible, la TOB. Je faisais partie de ce groupe,
qui comptait quatre catholiques et quatre protestants, tous plus érudits les
uns que les autres.
Sauf moi : j’étais le bizuth, l’apprenti, on
m’avait récupéré parce qu’il manquait un protestant, mon inexpérience ne
pouvait pas faire de tort au travail d’une équipe qui comptait des professeurs
au Collège de France ou à l’École des Hautes Études, un doyen de Faculté de
théologie, un studieux moine bénédictin (il se délassait en se mettant debout
sur la tête, comme un vrai yogi), etc… Inutile de
dire que j’ai tout appris là.
L’affaire a duré plusieurs années à raison de
plusieurs sessions par an.
Cet été-là, nous étions à la
frontière franco-suisse ou, plus précisément, alsaco-jurassienne,
à Lucelle, logés chez des bonnes sœurs alsaciennes.
C’était amusant, les Français de ce village parlaient le dialecte alémanique,
et les Suisses le français.
Nous travaillions côté suisse, dans un local destiné
ordinairement à des retraites spirituelles. Il faut dire que la frontière
traverse le village de telle manière qu’on la passe plusieurs fois en changeant
simplement de trottoir.
C’était une grande salle, avec une table de travail
qui devait bien mesurer quatre mètres sur trois. Elle était couverte de
bouquins souvent énormes, dictionnaires, concordances des textes bibliques,
grammaires, commentaires, traductions, etc.
Une large baie surplombait le bord d’un petit lac, une
réserve fédérale de pêche.
Des truites énormes venaient y narguer notre Alphonse…
Mais si la pêche était ouverte côté français, les truites helvétiques étaient
strictement protégées.
Un jour où il avait fait lourd tout l’après-midi, un
orage extrêmement puissant fait déborder d’un coup le lac suisse dans son
déversoir, un gros ruisseau français…
Alphonse se dresse en criant « Les
truites ! » et se rue au presbytère. Le curé et lui passant leurs
soirées ensemble au bistrot à parler lancer et cuillers, Alphonse savait que le
digne ecclésiastique détenait les permis de pêche.
Nous avons continué à sept pendant trois quarts
d’heure. Tout à coup, notre ami est entré, ensanglanté mais triomphant, il a
sorti huit truites frétillantes de sa chemise déchirée, et il les a lancées sur
notre docte table.
Les plantureuses nonnes alsaciennes nous les ont
cuisinées le soir même, et de ce jour, elle ont
considéré Alphonse comme un élu du Seigneur.
Lucelle, 1974
René
cinéphile
Je me demande ce que René est devenu. En 55 il devait
avoir dans les trente, trente-cinq ans puisqu’il avait fait le STO. Ça lui
ferait maintenant pas loin de quatre-vingt-dix ans, il doit être mort, il était
déjà corpulent.
C’était mon contremaître. Cette année là, entre bac et
fac, j’ai passé quelques mois dans les charpentes, sur les chantiers d’une
petite entreprise.
Un vrai titi, René, né natif de Ménilmuche,
docteur en gouaille et baratin.
Et donc un grand séducteur de serveuses de bar.
Mais intimidé comme une pucelle devant une jeune fille
de la haute, le jour où je lui ai présenté un copain (celui-ci avait amené sa
fiancée, une fille du Boulevard Saint-Germain).
Avec René, le boulot était dur mais intéressant, il
nous laissait de l’initiative, quitte à nous adresser, suite à une maladresse,
la plus belle et la plus longue kyrielle d’insultes jamais imaginée par un
boucher de la Villette ou un fort des Halles.
J’y ai appris du vocabulaire, tout enfant du faubourg
que j’étais, et bien que le grand-père qui m’a élevé en mon jeune âge ait été
charretier...
Nous passions de bons moments, à midi surtout, avec
Ali et Nanard, les collègues, dans les cours, en
faisant chauffer nos gamelles sur un feu de planches.
Cela se passait pendant la Guerre d’Algérie et je
signale au passage qu’Ali, algérien, avait inventé les vrais-faux papiers
avant Pasqua, sa carte d’identité portant l’adresse suivante : 2 rue
Émile-Richard (c’est la rue qui traverse le Cimetière de Montparnasse, elle ne
longe aucun immeuble).
Bref, nous débattions de tous les sujets imaginables,
mais dans ce parler très imagé que d’aucuns ont appelé le jars (ou langue
verte).
Débarquant de là, directement, à la Faculté de
théologie protestante, j’ai dû revoir sacrément
mon langage…
René était péremptoire. Il avait des avis motivés sur
tout, ce qui ne l’empêchait nullement de reconnaître la supériorité de quelques
personnes remarquables, telles que le vieux sculpteur intrépide qui refaisait,
posé à quinze mètres de haut sur une simple planche branlante, la goutte au
nez, une beauté aux belles dames de pierre du château (nous avions alors pour
mission de requinquer les charpentes du château de Versailles).
Mais là où René avait du génie, c’est lorsque, le
lundi, il nous parlait des films qu’il avait vus le dimanche. Il était
cinéphile, il avait vu tous les westerns et tous les péplums de la planète.
C’est ainsi qu’un jour, ayant admiré Les dix commandements, le film de Cecil
B. de Mille, avec Charlton Heston, Ann Baxter, Yvonne
De Carlo et Yul Brynner, il
nous fit cette déclaration bien sentie :
« Ben les Amerlocs,
quand ils font un film, c’est aut’ chose que les
Français, t’as qu’à voir les biscotos à Yul Brynner : moi j’te l’dis, à côté, Gérard Philipe, il
peut toujours s’aligner ! »
Versailles, 1955
La question
douanière
En Afrique on ne rigole pas avec les frontières. Les
douaniers y sont des gens sérieux.
D’ailleurs, les gouvernements le sont aussi, du moins quand
il s’agit d’exercer un pouvoir sur les simples gens.
Un ami pasteur, Roland R., me racontait à ce sujet une
anecdote significative. Cela se passait dans les années quatre-vingts à la
frontière entre le Togo et le Bénin, à l’époque où ce dernier pays était dirigé
par le président "marxiste-léniniste" Mathieu Kérékou.
Roland arrive donc à la douane béninoise. On lui
demande d’ouvrir le coffre de sa voiture et là, le douanier découvre qu’il
contient, entre autres objets sans signification, une bouteille de vin et une
Bible.
– Le vin, c’est interdit, on n’a pas le droit d’en
importer !
– Je comprends, mais c’est que je suis pasteur et que
je vais célébrer la Sainte-Cène à Cotonou : il s’agit d’une obligation
professionnelle…
– Je vais demander au chef !
Le douanier revient en disant que le vin, ce n’est pas
important, qu’il n’y en a pas beaucoup, qu’il peut passer.
– Quant à la Bible, c’est interdit, c’est de la
propagande religieuse !
– Mais la Bible est mon principal outil professionnel,
on ne peut concevoir un pasteur sans Bible…
– Je vais demander au chef !
Le douanier repart et reste très longtemps dans le
bureau du chef.
Puis il revient, tout souriant :
– Le chef a dit : « La Bible, ce n’est pas
dangereux. »
Quelques temps après, le régime était renversé, de
façon démocratique, en particulier sous la poussée des Églises, ces nids à
Bible…
C’est en pensant à cette histoire que je me présentais
un jour à la douane béninoise, en quittant le Nigéria voisin.
Fort d’une certaine expérience, et dépourvu du moindre
scrupule civique ou moral, je me demandais aussi, je dois le dire, les
douaniers africains s’en formaliseraient-ils, ce que je pourrais bien offrir au
fonctionnaire qui allait m’interroger pour qu’il me laisse passer sans trop me
taxer…
Il s’agissait d’une dame, assez jeune et ma foi fort jolie.
Elle visitait longuement les bagages d’un monsieur
africain qui, pour passer le temps, est entré en conversation avec moi. Il
s’est trouvé qu’il était l’un de mes lecteurs, abonné au magazine parisien dont
j’étais le rédacteur. C’était une surprise, nous tirions à deux mille
exemplaires…
Arrive mon tour et la dame me demande ce que je viens
faire au Bénin. Je le lui dis.
– Vous êtes pasteur ! Quelle chance ! Vous
n’auriez pas une Bible en trop ?
Ado, 1994
La danse
des rieurs
15 octobre 2008
Parti de Marseille en mai 62, le Pierre-Loti jetait
l’ancre dans le port de Majunga, aujourd’hui
Mahajanga, sur la côte Nord-Ouest de Madagascar.
Soixante-seize appelés du contingent se trouvaient
parqués sur le pont avant du paquebot de ligne. Ils voyaient ce pays pour la
première fois.
Une horde confuse montait alors à bord, hommes, femmes
et enfants. Une petite tribu, peu nombreuse mais complète et cohérente, et
venue d’époques révolues.
Tous portaient un pagne de toile écrue couleur de
terre. Une couverture de laine était jetée sur leurs épaules.
Les femmes, qui portaient leurs enfants dans le dos,
étaient chargées de maigres ballots. Leur coiffure de fines tresses était nouée
en savantes ondulations.
Les hommes avaient passé une hachette dans leur
ceinture. Leur chevelure était taillée de façon cubique, et traversée par une
baguette de bois effilochée à une extrémité (j’ai compris plus tard que c’était
leur brosse à dent). Le plus grand d’entre eux nous arrivait à l’épaule, mais
ils semblaient plus vigoureux que nous.
Arrivés sur le pont, ils se sont précipités, riant et
plaisantant, sur l’unique robinet d’eau douce du pont. Pendant des heures ils
se sont lavés, ont nettoyé leurs affaires, ont joué à l’eau. Ils nous
éclaboussaient en partant de grands rires.
Les femmes avaient manifestement rencontré des soldats
français : elles savaient que la poche de poitrine de ceux-ci contenait
des cigarettes. Elles venaient s’y servir en souriant, de leur petite main rude
et agile, charmées de pouvoir ensuite mastiquer leur gauloise, pour chiquer et
cracher avec le plus grand plaisir.
Jamais je n’ai rencontré un groupe humain aussi gai.
Le soir était venu et le bateau avait repris la mer,
il se dirigeait vers l’île de Nosy Bé où les membres
de ce clan de l’ethnie antandroy
étaient engagés pour travailler comme saisonniers dans les salines.
Il faisait nuit. Les enfants dormaient et les adultes
s’étaient regroupés, serrés, debout, en une sorte d’amas circulaire.
L’un d’entre eux est venu nous chercher, nous inviter
à entrer dans la danse, et à quelques-uns nous y sommes allés.
Nous étions enserrés, nous émergions ici ou là, de
notre grande taille, au-dessus des têtes, pas trop à l’aise à vrai dire. C’est
qu’eux, concentrés, ne riaient plus.
Puis le plancher de bois du pont s’est mis à résonner
sourdement, sous l’effet du lent mouvement, quasi insensible, des pieds nus.
Le bloc humain s’est mis à tourner, comme un disque
autour de son axe, dans un mouvement opposé à celui des aiguilles d’une montre.
Cela a commencé de façon très lente, et c’est en
accélérant peu à peu que nous nous sommes mis à tourner, tourner, de plus en
plus vite, notre masse s’élargissant pour devenir un anneau et faire
progressivement place à une aire ronde et dégagée.
Le pont vibrait, en un grondement assourdissant.
Au centre de cette aire, deux personnes se tordaient,
en extase. Peu après elles se sont écroulées, inanimées. Le groupe s’est alors
défait, chacun est allé se coucher.
Mahajanga, 1962
Au
bon fisc malouin !
C’était les quatre-vingts ans de ma cousine Adèle,
dans ce tout petit village près de Villedieu, en Normandie.
La fête était sympa, tout le bourg y était, plus tous
les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, neveux, cousins et amis.
Deux grandes blondes qui descendaient manifestement
des Vikings chantaient en patois bas-normand des mélopées de marins, icieux qui viageaient su
la mé. Les couplets coquins d’un luron bien fendu
de gueule faisaient rire gentiment l’assistance. Un marchand de voitures en
retraite racontait des histoires.
Il y avait aussi, assises pas trop loin de moi, deux
minces dames brunes, et j’ai appris au moment du trou normand qu’elles étaient
elles aussi de mes cousines.
– C'est les filles à Fouillis, m’a glissé Adèle.
Cela m’a rajeuni d’un coup de plus de cinquante ans.
Je me suis retrouvé à Saint-Malo, dans un bistrot du
port. Et c’est vrai, il y avait là deux brunettes, les filles à Fouillis.
En réalité Fouillis s’appelait Eugène mais on l’avait
toujours connu sous ce surnom.
Ma mère et lui avaient le même âge, elle le
connaissait bien et racontait sur lui, sur son enfance et sa jeunesse, des
histoires qui évoquaient toujours l’as de pique.
C’était jour de fermeture, nous dînions en invités
dans la grande salle du bistrot ouverte sur la fête. Nous étions venus voir le
Grand Pardon des terre-neuvas.
De naissance, Fouillis était un grand brun dégingandé,
mais là il grisonnait déjà et bedonnait un peu.
Il racontait, c’était aussi un diseur. Il parlait du
temps récent où il faisait de la contrebande. Cela lui avait permis d’acheter
ce bistrot pour sa femme.
Il faisait les cigarettes anglaises dans un sens, et
le calva dans l’autre. France-Belgique-Angleterre et retour.
Pour le calva, il avait trafiqué sa conduite
intérieure, une grosse berline Renault, en sorte qu’elle puisse transporter, ni
vu ni connu, jusqu’à soixante litres d’alcool, dans plusieurs conteneurs plats
logés sous le plancher.
Il avait eu des tas d’aventures, à pratiquer ce
commerce-là.
Une fois, les gabelous l’avaient pisté depuis la
frontière belge. Vers la fin, il avait eu les gendarmes derrière lui, à le
poursuivre, pendant des kilomètres. Il se disait : « Si j’arrive dans
le bocage avant qu’ils me chopent, je suis sauvé. »
Il y est parvenu et il s’est niché dans les chemins
creux qu’il connaissait par cœur. L’aurait-on vu planqué là qu’aucun Normand né
de bonne mère, par nature ennemi du fisc, ne l’aurait jamais dit à quiconque,
du moins portant képi.
Fouillis, pour moi, de plus à Saint-Malo, c’était des
histoires à la Surcouf.
Je le dis à mes deux cousines. Et j’ajoutai :
« Je suis passé à Saint-Malo récemment mais je n’ai pas retrouvé le
bistrot de vos parents. »
– Vous auriez eu du mal à le trouver, il a été
détruit. Et à la place, tenez-vous bien, il se trouve qu’on a construit… la
Maison des Impôts !
Saint-Malo, 1955
Peupliers
et marcassins
Depuis la déclaration de la guerre, la vie avait été
très dure pour ma mère. En septembre 42, elle a pris deux semaines de vacances,
elle est allée se reposer chez sa tante, l’épouse du garde-chasse d’une grande
maison bourgeoise, dans une vaste et profonde forêt de l’Yonne.
Elle m’a emmené. Le voyage en car a été pénible,
j’étais malade en voiture.
Je venais d’avoir cinq ans, et je n’avais quitté Paris
qu’une fois, pour suivre les chemins de l’Exode. Cette fois-là était plus
tranquille.
D’autant que ma mère a dormi presque tout le temps,
m’abandonnant, pour les activités, aux soins de mon cousin René alors âgé de
treize ans, et pour les repas, aux confitures et aux tartes de ma bonne tante
Louise.
René m’emmenait partout : chercher le lait à la
ferme et l’on y voyait les vaches (il fallait suivre une longue allée au
travers d’une belle campagne vallonnée) ; essayer, à la rivière, les
grands bateaux à voile sculptés et gréés à la main (et la rivière était tranquille
et claire, on voyait tout au fond ses galets dorés) ; ramasser de quoi
faire des fagots de bois sec dans la forêt ; tout cela et bien d’autres
choses passionnantes.
René faisait souvent le malin. Il recherchait mon
admiration, que je ne lui marchandais d’ailleurs pas. Parfois, il s’amusait
aussi à m’effrayer. Dans la forêt, rien de plus facile, j’étais d’un pays où ne
poussent que des réverbères…
Dans ce double but, il s’est mis un jour à grimper à
un peuplier. De ces grands peupliers feuillus rendus plus grands encore à mes
yeux par ma taille d’enfant.
– Je vais te montrer comment on monte aux arbres, me
dit-il, et il a commencé à le faire.
Franchement, je n’étais pas rassuré en le voyant
s’éloigner de moi, surtout vers le haut. Nous étions en plein cœur des bois,
sur un sentier qui zigzaguait dans des bruyères plus hautes que moi, je me
sentais encerclé…
– René, reviens ! Descends !
Plus je criais, le visage tourné vers le ciel, plus il
montait, je ne le voyais plus, il riait, il se moquait de moi, mais au travers
des branches feuillues je l’entendais maintenant à peine.
J’ai abandonné. Je surveillais d’ailleurs avec
méfiance l’endroit où le sentier tournait et disparaissait, j’avais entendu des
mouvements par là-bas.
Effectivement : une laie énorme en surgissait
maintenant, immédiatement suivie de ses trois marcassins.
Interdit, je me suis mis sur le côté pour la laisser
passer.
Elle n’a même pas tourné le regard vers moi, infime
moucheron de l’espèce abhorrée, elle m’a dépassé sans même prendre garde à ce
que devenaient ses petits, derrière elle, certaine de mon innocuité.
Je revois encore cette belle petite famille défiler devant moi. Tranquille.
Et puis René est redescendu, cet innocent, lui qui n’avait
rien vu de cela.
On m’a dit plus tard que j’avais couru un grand risque
et j’en fus très fier.
Arcy-sur-Cure, 1942
On
n’a pas besoin d’autant
Mon père avait passé sept ans à l’armée, dont cinq
comme prisonnier de guerre dans le Hunsrück. Quand il est revenu, il était
comme fou. C’est ce qu’il devait me dire, ce sont ses propres mots, de longues
années plus tard.
Les retrouvailles avec ma mère n’ont pas été faciles.
Elle avait mené sa vie sans lui pendant toute une époque terrible qu’il n’avait
pas connue. Elle avait changé.
Elle-même avait de la peine à comprendre ce que
signifiait pour lui cette longue période passée quasiment comme esclave,
employé ici et là comme le valet de ferme de paysans pauvres terrorisés par
leur Führer.
Tous les trois, nous avions certes survécu, au travers
de toute sorte de dangers, mais tout cela nous avait marqués, chacun à sa
façon.
Bref, fin 1945, malgré le bonheur bien réel d’être
enfin réunis, pour nous la vie de famille n’était pas vraiment facile.
Et puis quelque chose s’est passé. Je ne sais pas
exactement ce qui lui est arrivé mais mon père s’est pacifié. Cela avait à
voir, semble-t-il, avec les visites d’un pasteur.
Ce que je sais, c’est que mon père ne criait plus
« Dieu est un con ! ». Au contraire, il m’a proposé un jour de
me faire baptiser et d’entrer chez les louveteaux protestants. Ma mère en était
contente.
Moi j’étais d’accord. Depuis mes cinq ans – j’en avais
neuf – le petit temple réformé de la rue des Pyrénées me servait de foyer
annexe, tant j’adorais écouter les histoires de la Bible et chanter les
cantiques allègres de l’École du Dimanche.
Ce pasteur avait donc tout arrangé.
D’ailleurs, je l’ai toujours tenu pour un homme bon,
un homme de cœur. Et il n’a rien eu à voir avec ce qui est arrivé ensuite, avec
la décision de mes parents, celle qui a suivi un an plus tard.
Mon père était "machiniste" – conducteur
d’autobus – à la TCRP, ancêtre de la RATP. Celle-ci, en employeur fidèle, avait
versé son salaire à ma mère pendant toute la durée de la guerre. Simplement, ce
salaire n’ayant pas changé depuis 1939, en 1948 il était devenu… minimal.
Une augmentation a donc été décidée, valable à partir
du début des hostilités, ce qui signifiait, pour chacun des employés anciens
prisonniers de guerre, un "rappel" très conséquent.
C’est ainsi que mes parents ont reçu environ un
million de francs.
Je n’ai aucune idée de la valeur du franc de l’époque
par rapport à celle de nos euros actuels. Ce que je sais, c’est qu’aux yeux
d’une famille de prolos comme la nôtre, cela représentait une somme énorme.
« On n’a pas besoin d’autant, pensèrent mes
parents, on est déjà bien contents d’être en vie, réunis tous les trois,
pouvant espérer la venue d’un quatrième, d’autres n’ont pas notre
chance ».
Ils en ont donné la moitié aux œuvres de l’Église et
on n’en a plus parlé.
Ils pensaient peut-être avoir quelqu’un à remercier.
Bagnolet, 1947
À la Cary
Grant !
La découverte de l’Amérique, contrairement à une idée
reçue, n’est pas terminée. C’est un truisme. Elle a lieu chaque fois qu’un
Européen, pour le moins, arrive là-bas !
Parfois, elle ne manque pas de sel. Ainsi ce jour où
je débarque dans un aéroport étasunien : un naturel se porte à ma
rencontre et, averti par un sixième sens qui lui est propre, me dit dans sa
langue : « Vous êtes français ! ». À quoi j’acquiesce. Il
m’attrape alors une paluche et me la secoue longuement, et plutôt brutalement,
en me disant dix fois « Merci ». C’était en mémoire de La Fayette…
Mais j’ai aussi le souvenir d’une semaine de vacances
à New-York.
Elle s’annonçait joyeuse. Nous étions toute une bande,
venus rendre une visite impromptue à l’Américain de la famille, installé là-bas
depuis quelques années.
Il n’était pas prévenu, ce qui a fait qu’en nous
voyant arriver l’un derrière l’autre, il a d’abord pensé à l’annonce d’un
malheur.
Heureusement détrompé, il nous a bien sûr aidés dans
notre découverte de la ville, mais il avait à s’occuper de ses affaires, il
nous fallait nous débrouiller un peu tous seuls.
Il nous a demandé ce que nous aimerions faire, ce qui
nous ferait plaisir (c’est un excellent garçon).
Nous le savions. Nous avions un rêve, un rêve
américain, en grands gamins et gamines que nous étions : louer une belle
américaine, une de celle qu’un Cary Grant ou qu’un Dean Martin aurait conduite,
pour visiter la Nouvelle-Angleterre.
Ce qui fut fait. Elle était blanche, comme il se doit,
décapotable, moteur V8, pneus à flanc blanc, tableau de bord de forteresse
volante, et devait bien mesurer dans les huit mètres de long. On aurait pu
loger une famille parisienne dans le coffre.
Après quelques essais sur un parking (boite
automatique…), nous sommes partis, ayant convenu que nous conduirions tour à
tour.
Nous arrivons à une sorte de péage. Une jeune femme
aux fortes proportions et à l’air sévère nous demande quelque chose. Sans doute
de l’argent.
Pour comprendre puis obtempérer, le conducteur doit en
premier lieu baisser sa vitre, mais de la centaine de boutons du tableau de
bord, lequel est le bon ?
La préposée s’impatiente, le conducteur appuie sur un
bouton : la capote se relève. Il essaie de la baisser, ça ne marche pas,
ce doit être un autre bouton. Il revient à la question principale, tente une
expérience, le coffre s’ouvre.
De la file de voitures qui suivent s’élève un concert
de klaxons.
Bien sûr il faudrait que l’un d’entre nous sorte de la
voiture, paie la redevance à la dame, maintenant rouge de colère, qui la
demande…
C’est impossible : d’abord les portes sont
bloquées (un autre essai du conducteur), mais surtout, le fou-rire est tel,
dans la voiture, qu’aucun de nous ne pourrait enjamber sa portière sans tremper
son pantalon et couvrir ainsi la France de ridicule.
New-York, 1996
La grand’messe
10 septembre 2008
Ce qui s’est passé, c’est que Claude Lévi-Strauss,
grand savant spécialiste de la culture des sociétés archaïques, m’a étrillé,
d’une façon qui m’a parue exagérément dogmatique.
À l’École Pratique des Hautes Études, il était membre
du jury de mon travail sur l’histoire biblique du Jardin d’Éden, lequel
comprenait de nombreuses références à son œuvre, ce qu’il n’a pas
apprécié : petit-fils de rabbin, il ne supporte pas qu’on applique ses méthodes
à la Bible…
Est-ce que je me trompe, dois-je continuer de
travailler dans le même sens ?
Je veux en avoir le cœur net, je vais demander ce
qu’il en pense à Roland Barthes, à l’époque grand manitou des études
littéraires.
Celui-ci me reçoit très facilement, dans son bureau de
la rue de Tournon. Il s’intéresse assez peu à mon histoire, et me dit de
Lévi-Strauss ce que je sais déjà.
Mais le fait qu’un pasteur aborde l’étude de la Bible
d’un point de vue culturel le surprend, cela ne correspond pas à l’image qu’il
a gardé des pasteurs de son enfance huguenote.
Nous nous revoyons, d’abord chez lui avec quelques-uns
de mes amis, puis dans le cadre du séminaire que j’anime au titre de la
formation permanente des pasteurs.
Ces derniers ne réalisent pas tout de suite que le
monsieur grisonnant qui se tient là sans rien dire est le célèbre Roland
Barthes – peut-être le prennent-ils pour un pasteur d’une autre
Église ?
Lorsqu’ils l’identifient, mon public passe de quatre à
trente collègues en moyenne, et Barthes est obligé d’intervenir et de réagir à
mes propos.
Cela nous amène, lui et moi, à aborder ensemble un
texte biblique, le récit du combat nocturne de Jacob au gué de Jabbok.
Je garde une très grande admiration, voire une
affection certaine, pour Roland Barthes, mais la vérité m’oblige à dire qu’il
était parfois un peu paresseux – pour ses amis ce n’est d’ailleurs pas un
secret.
C’est pourquoi il me propose un jour de venir faire le
topo à son séminaire à lui, toujours sur le combat de Jacob.
Et là, c’est la grand’messe : des centaines de
gens sont massés dans une salle qui s’avère trop petite, la double porte du
fond est ouverte, on se presse dans le couloir, on se hausse sur les pointes de
pied pour, en pure perte, entendre et voir.
On me dévisage : quel est ce jeune inconnu qui
parle en lieu et place du maître, de quoi traite-t-il, et de quel intérêt subit
faut-il se prendre désormais, en bon thuriféraire* du maître ?
À ces questions ne répondront que les deux minutes
finales pendant lesquelles le grand mage inscrira négligemment au tableau noir
un croquis indéchiffrable.
Paris Ve, 1976
* Thuriféraire : clerc chargé de l'encensoir, porteur d'encensoir. Sens figuré et littéraire : encenseur, flatteur,
laudateur. On peut ainsi qualifier les partisans acharnés, les flagorneurs
de tous poils, les lèche-cul zélés...
Soleil,
lève-toi
Ce qui était triste, c’est que mes parents s’y étaient
pris trop tard, il n’y avait plus de place pour moi à la colonie de vacances de
l’Armée du Salut à Paramé, près de Saint-Malo.
Elle était dirigée par la Major Marti, ma préférée.
Je suis donc allé à celle d’Arthenay,
près d’Orléans : quelques longues tentes venues des surplus militaires y
faisaient face à une grande maison de maître, elle-même flanquée d’une ferme.
Aujourd’hui, c’est d’ailleurs une ferme-école.
Le tout était entouré de bois dans lesquels, faute de
plage et de baignade, nous faisions des cabanes.
Une longue allée toute droite traversait ces bois
jusqu’à une lointaine grille, monumentale, issue qui nous paraissait
inatteignable, et d’ailleurs interdite.
La nuit, nous allions piquer des poulets dans la
ferme, notre seul but étant d’y parvenir sans nous faire prendre.
Après, pour masquer notre forfait, il fallait tordre
le cou au poulet et l’enterrer dans les bois, c’est le grand Michel qui s’en
chargeait, un gars du Faubourg qui devait bien avoir treize ans.
J’en avais onze.
Les Salutistes étaient quand même de braves gens, car
lorsqu’ils se sont aperçus de la baisse du nombre des poulets, ils nous ont
seulement privés de dessert.
À la place, nous avons subi quelques séances
"bibliques" de plus, mais comme elles comportaient beaucoup de ces
chants que nous aimions, nous avons pris cela comme un rappel à la moralité
plutôt que comme une punition.
Je suppose que c’était le but.
Bref, nous étions des garnements, nous autres titis
(ou poulbots pour les plus jeunes) venus des arrondissements les plus pourris
de Paris – ce Paris qui nous manquait tellement, et qu’en prenant un air
sentimental nous appelions Paname.
Nous nous pensions peu aimables, pas du tout comme il
faut.
C’est pourquoi l’arrivée des Chtimis nous a tellement
impressionnés.
C’était une belle fin de matinée, et la grille du bout
de l’allée était ouverte : quarante garçons, en rang par quatre, le
foulard salutiste "sang et feu" droitement noué, marchant allègrement
au pas, la franchissaient en chantant.
Ce chant-là devait nous enthousiasmer pendant tout le
temps de ces vacances :
Soleil,
lève-toi, remplis les cieux !
Soleil,
lève-toi, remplis nos yeux !
Le monde
n’est beau
Que sous ton
flambeau :
Remplis-le d’un
jour nouveau-eau-eau !
Mais un tel ensemble, une telle ardeur, une telle
discipline : la preuve était faite, ces Chtimis ensoleillés nous
renvoyaient à notre médiocrité…
Fort heureusement, dès le lendemain ils avaient tombé
le masque.
Arthenay, 1948
L’homme de quart
27 août 2008
Il était monté à bord à Marseille. Et
pendant tout le voyage – vingt-et-un jours – il nous a intrigués.
C’était un homme petit et râblé, à la
peau très noire, à la tête ronde presque chauve, semblable à une roche polie et
luisante, à la face immobile, paisiblement secrète.
Il n’était pas de première jeunesse,
mais on le sentait particulièrement vigoureux ; en fait, un dur assemblage
de muscles.
Il était debout le premier, dès
l’aube. Chaque jour, à notre arrivée sur le pont, nous le trouvions à sa place,
assis à l’extrême avancée de la poupe, ou parfois même accoudé, penché, à la
rambarde, le regard fixé au loin, vers l’avant.
Il ne bougeait pas de là, sauf, avec
regret et brièvement, pour quelque fonction vitale telle que se nourrir ou se
soulager.
Lorsque, par exception, nous
choisissions de dormir sur le pont pour contempler les étoiles, nous le voyions
descendre le dernier jusqu’à sa couchette du fond de cale.
On le sentait tendu vers un lieu dont
il attendait avec constance de découvrir au loin, aux extrêmes confins de la
mer et du ciel, la première apparition.
Nous étions croyants, aussi nous
a-t-il paru très vite une image de la foi. Ou mieux : de l’espérance.
Nous l’appelions L’homme de quart, entre nous, tant il semblait exercer avec sérieux
la profonde responsabilité de celui qui doit prévenir les marins de tout
danger.
Mais nous le considérions aussi comme
une sorte de gardien tutélaire, puisqu’à chacune de nos escales, alors que nous
descendions explorer quelque bastringue pour marins et soldats, lui restait
fidèlement à son poste, nous assurant ainsi que nos humbles possessions
seraient à l’abri de visiteurs.
Lorsque nous avions l’occasion de
nous adresser à lui, et c’était rare, nous l’appelions Papa, imitant ainsi les quelques Africains du bord. Nous ignorions
son nom.
Un jour vint où, des côtes
apparaissant à tribord, au loin, nous l’avons vu tout à coup se dresser,
surexcité, hilare, contre toutes ses habitudes, et tendre le bras vers babord, vers ce qui devait bien être une île, puis se
tourner vers nous, et pour la première véritable fois nous parler – ou
plutôt crier vers nous ce nom : Zanzibar !
Il ne tenait plus en place, il parcourait
le pont, serrant deux à deux toutes les mains qui se présentaient à lui, et
c’est lorsqu’il a pu se calmer qu’il nous a raconté son histoire.
Pour la première fois depuis plus de
trente ans, il venait de voir son île, sa patrie verte et brune, délaissée à
l’adolescence pour aller faire le manœuvre dans la rose et grise
Angleterre.
Puis nous avons débarqué à
Dar-es-Salaam, lui le premier, et seul me reste le souvenir de l’homme de
quart, icône de l’espérance.
Dar-es-Salaam, 1962
Rond comme un ministre
20 août 2008
Parmi ceux qui nous attendaient à
l’aéroport de Douala, ce jour-là, il aurait pu y avoir mon ami Philippe K., il
était l’un des dirigeants de la principale Église protestante du pays. Mais il
n’était pas là.
Nous venions au Cameroun, à
quelques-uns, pour participer à une réunion de responsables d’Églises.
Philippe était pasteur, nous avions
fait nos études ensemble, à Paris, avec Emmanuel N., devenu depuis lors
président de son Église.
Comme je m’enquérais de Philippe, on
me dit qu’il était mort la veille.
Ses obsèques devaient avoir lieu dans
sa ville d’origine, Foumban, au pays bamoun. Emmanuel
m’a offert de m’y emmener.
Le temple, immense, était bondé. Une
trentaine de pasteurs en robe noire occupaient l’estrade. Plusieurs chorales
animaient le culte, qui a duré longtemps, dans une atmosphère de profond
recueillement.
Dans la concession, au domicile
familial, après l’ensevelissement proprement dit, chacun s’est assis sous les
dais – il faisait une terrible chaleur.
C’était une foule, ou plutôt deux.
De part et d’autre d’un espace
ouvert, le terrain s’élevait, de sorte qu’on avait l’impression que deux
populations se faisaient face. C’était d’ailleurs le cas.
Foumban est une ville à majorité
musulmane, le sultan y réside, il avait tenu à être présent, en boubou blanc,
siégeant au milieu de son peuple, digne et imposant.
De notre côté, du côté chrétien, les
gens étaient vêtus à l’européenne mais ils buvaient eux aussi des jus de
fruits, servis par les demoiselles et les jeunes gens de la famille.
Tout cela se passait dans une entente
et une dignité impressionnantes.
Les discours, en langue bamoun, ont duré longtemps, je dois le dire…
À la fin, un homme qui semblait très
content de lui est venu vers nous, les pasteurs, et nous a invités à prendre un
repas dans sa maison. C’était le député, ministre aussi de quelque chose. Il
était protestant. Il m’a semblé que mes amis auraient aimé refuser mais qu’ils
n’ont pas osé.
Nous avons eu du mal à la trouver, sa
maison – vaste et luxueux caravansérail à la cour peuplée de serviteurs
inoccupés pour la plupart – car il en avait plusieurs.
Le Cameroun est de ces pays où
l’appartenance au gouvernement est une occupation extrêmement rentable… On y
est toujours choqué, d’ailleurs, par le fossé qui existe entre le niveau de vie
des gouvernants et celui des gouvernés.
Aussi, vautrés dans d’innombrables et
vastes fauteuils, servis par d’imposantes dames en boubou, dans une salle d’apparat
grande comme un terrain de hand, nous avons partagé un repas gargantuesque en
attendant le seigneur du lieu.
Il était complètement bourré quand il
est arrivé.
Cela nous a permis de jouir avec lui
de bonnes rasades de son meilleur whisky : les ivrognes, on le sait, sont
volontiers partageux.
Emmanuel avait honte. Moi aussi.
Foumban, 1994
Quand j’étais juif
13 août 2008
On m’a souvent pris pour un Juif.
Surtout quand j’étais jeune, mais il y peu encore, au cours d’une discussion à
propos d’Israël, un ami me disait : « Puisque tu es juif… »
Je ne sais pas pourquoi.
Est-ce parce que j’ai les cheveux
frisés ? Mais le Grand rabbin a les chevaux raides !
Ou parce qu’il y avait à Paris un
couturier célèbre, connu comme juif, qui s’appelait Alexandre ? Mais
c’était le nom de sa boutique, pas le sien !
Ou un poète alsacien, juif lui aussi,
Maurice Alexandre ? Mais ce nom de famille semble s’être surtout
répandu chez les paysans normands du Pays de Caux !
Ou, plus récemment, parce que je suis
hébraïsant ? Mais j’ai appris l’hébreu à la Faculté de théologie
protestante !
Je ne sais pas.
Je sais en revanche que je ne suis
pas juif.
Quoique…
En réalité, j’ai été juif, mais
pendant peu de temps.
Mes parents n’en ont rien su. Cela a
duré une année scolaire seulement, alors que j’étais en classe de première, au
lycée Turgot, à Paris.
À cette époque, et malgré la terrible
saignée dont ils avaient été victimes peu de temps avant, les fourreurs et tailleurs
juifs étaient encore présents dans le Sentier voisin, ce quartier de Paris que
le film "La vérité si je mens" a rendu célèbre. On peut donc supposer
que notre classe comptait quelques-uns de leurs rejetons.
Mais celui que l’antisémite de la
classe, un certain François B. (j’ai renoncé à mettre son nom en entier, je ne
suis pas une balance) poursuivait de son mépris, c’était moi.
Moi le Juif.
Il avait d’ailleurs le physique de
l’emploi, blond aux yeux bleus (mais c’est aussi le cas de Barbra Streisand…),
et le verbe haut. Un certain prestige lui venait du fait de ses origines, liées
à une ville dont l’équipe de rugby était alors championne de France. Il
laissait d’ailleurs entendre qu’il pratiquait ce sport.
Entouré d’une petite cour
d’imbéciles, il me poursuivait de ses sarcasmes.
Il avait eu un jour la preuve de mes
origines judaïques en m’entendant expliquer à un copain que le mot "alleluia" vient de l’hébreu, chose apprise évidemment
au caté. C’est mon côté pédant, on ne se refait pas.
J’aurais pu tenter de lui fermer la
gueule de façon un peu abrupte, mais ç’aurait eu
l’inconvénient de laisser penser que, pour moi, le mot "Juif" était
une injure…
Je n’allais pas non plus essayer de
lui prouver que je n’étais pas juif, ç’aurait été me
désolidariser des gens qu’on attaquait.
Je n’avais que dix-sept ans, et ce
sens particulier de l’honneur répandu alors dans les cours de récréation du
faubourg.
Je suis donc resté juif.
Paris, 1954
Le type me trouvait bizarre. Il se demandait bien
pourquoi je paraissais si troublé en lui parlant de mon avenir immédiat. Il
faut dire que c’était un Anglais.
Un ponte du Conseil œcuménique des Églises, à Genève.
À l’époque, les grands chefs y étaient surtout des
Anglo-saxons et des Européens de type germanique : Allemands, Suisses,
Scandinaves.
Aujourd’hui, c’est différent, les Églises du Sud ont
rattrapé leur retard. Les femmes aussi, ainsi que diverses minorités.
On dit par plaisanterie que pour se faire nommer à un
poste de responsabilité à Genève, il vaut mieux être une femme noire infirme
qu’un homme blanc en pleine forme. Normal, si on y pense.
Mais là, c’était un Européen, genre rosbif, issu d’une
bonne famille – sans doute une bonne école, sur son île, un bon club de sport,
aviron ou rugby ou les deux –, veste en tweed juste un peu usagée comme il
sied, légère couperose due au single malt,
petite moustache en brosse, and so on.
J’étais boursier du Conseil œcuménique, je devais donc
raconter mon cas à ce gentleman, un pasteur chef bureaucrate de l’Église
anglicane.
Courtois, le mec, pas une once de familiarité ni de
hauteur.
Juste bienveillant, surtout pour un jeunot issu de ce
pays des grenouilles… dont l’Eglise était connue pour
ses brillantes idées. Tout le monde, Outre-Manche,
sait que les Français se prennent toujours pour le Phénix.
La conversation ayant déjà fait le tour de l’état de
mes études à l’Institut œcuménique de Bossey, on
abordait la question de mon avenir.
Mon avenir… À ce moment précis, il n’avait qu’un
nom : Algérie.
J’allais rentrer en France, recevoir ma feuille de
route pour un quelconque régiment qui m’enverrait, à tous les coups, du côté
d’Oran ou de la Kabylie.
C’est ainsi que je voyais les choses.
J’expliquai donc au moustachu britiche
que ça ne me tentait pas.
L’idée maîtresse que l’on voulait me vendre, occuper
militairement un pays contre l’avis général de la population locale, cette idée
me déplaisait.
Je n’avais pas envie de consacrer deux ans de ma vie à
faire le contraire de ce que je pensais légitime, de plus dans un contexte de
guerre civile plus ou moins larvée. Sans parler des saloperies qui se
commettaient.
Excusez-moi messieurs-mesdames, l’occupation, je
connais, ce fut mon enfance. Côté occupé.
J’avais vingt-quatre ans, j’étais marié, c’était pas simple : allais-je déserter, rester en
Suisse, ou bien aller en prison comme objecteur de conscience, ou encore tenter
de me faire réformer ou de me planquer dans une caserne à bureaux ? Ou
finalement y aller, au pays des fellagha. Etc…
– Monsieur le pasteur, avez-vous une idée
là-dessus ?
– Vôs êtés
toujours émotif ainsi, Mister Alegzandeur ?
Flegmatique, il était, le vieux garçon.
Genève, 1961
Vous avez oublié
À Lomé, au Togo, j’avais
sympathisé avec un gamin, un jeune vendeur de bibelots africains. C’était du
moins mon impression. Nous discutions :
– Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?
– Je veux aller en France, patron.
– Pourquoi donc ? En France, tu ne seras pas bien
accueilli…
– Oui, mais j’y vais pour travailler, pour avoir un
métier, pas pour faire l’imbécile.
– Même comme ça, dis-toi bien que ce n’est pas
facile : trouver du travail, trouver une chambre… Personne ne t'attend,
là-bas.
– Oui, mais la France, c'est le pays de mes rêves,
patron, le paradis !
– Je te le dis pour ton bien, tu seras méprisé, tu
seras le dernier des derniers, en plus tu auras froid et quand tu seras dans
une grande cité, loin de tout, tu seras très triste et malportant
à cause de la pluie et du ciel gris...
– Tu dis ça pour que je reste ici ?
– Bien sûr, à ta place je resterais ici, dans mon
pays.
– Oui mais ici il n'y a rien pour manger, patron, pas
de travail, pas d'argent, rien du tout, tous les jours j'ai besoin de manger,
mais à Paris il y a tout.
– Dans mon pays tu ne serais pas dans ton pays ! On
n'est pas bien quand on n'est pas dans son pays. Si tu n'as rien à manger à
Lomé, pourquoi ne vas-tu pas au village ? Au Togo il y a à manger, on peut
tout faire pousser pour manger, des fruits, des légumes, on peut élever des
poules, et même des porcs.
– Je ne suis pas un paysan, moi ! Je ne vais pas
retourner chez mon père pour marcher pieds nus ! Je suis allé à l'école ! Je
peux même travailler dans les bureaux comme fonctionnaire. Là c'est propre,
habillé comme à la ville. Si tu as un frère ou un cousin, un parent bien placé,
tu peux avoir un travail.
– Mais toi, tu n'as pas de travail. Tu n'as pas de
parents, ici à Lomé ?
– J'en ai un, patron. Je suis venu chez lui quand je
suis arrivé du village. Il est fonctionnaire, veilleur de nuit à la préfecture.
Mais je n'ai pas pu rester longtemps chez lui car sa femme ne m'aimait pas.
Elle voulait qu'il donne tout à ses enfants. Elle m'a chassé. Elle criait
beaucoup et mon cousin ne peut pas fâcher son épouse. Quand je serai en France,
c'est moi qui enverrai l'argent et les cadeaux. Et quand je reviendrai je serai
riche, Dieu m'aidera, et alors j'irai au village. J'amènerai beaucoup de
cadeaux, j’aurai des habits de Blanc et même une voiture, et je pourrai avoir
une belle femme. Comme tous ceux qui reviennent.
– Tous ceux qui reviennent sont riches ?
Peut-être qu’ils mentent, qu’ils se sont endettés pour revenir, qu’ils ne
veulent pas qu’on sache qu’ils ont été humiliés ?
– Patron, tu dis ça pour que je reste ici mais je ne
te crois pas, tu me crois trop bête. Tu dis ça pour garder ta richesse pour toi
là-bas. Vous êtes tous comme ça, vous les Yovo : Vous avez tout parce que vous prenez, vous prenez, vous
mangez, vous mangez, jamais vous ne donnez. C’est pour ça que vous êtes riches.
Dieu vous a laissé prendre et vous avez oublié de donner. Ta richesse, pourquoi
tu ne veux pas que j’en aie, moi aussi ?
Lomé, 1994
Va
donc travailler !
Notre guide s’appelait Natalia, c’était une brune aux
pommettes saillantes et aux yeux gris, elle avait dans les quarante ans, je
pense, et ne manquait pas de vivacité.
Elle était journaliste, avait étudié et travaillé à
Paris et vivait désormais à Sofia, capitale de la Bulgarie, sa ville natale.
Journaliste à Sofia, sur une radio, ça ne permet pas
de vivre, et dès qu’elle le pouvait, Natalia exerçait le métier de guide pour
touristes francophones.
Elle était passionnante. Nous venions de visiter avec
elle un musée d’icônes orthodoxes, à Sofia, une merveille, et elle avait su
nous ouvrir à la lecture de ces images mystérieuses. Elle l’avait fait de telle
sorte que nous avions pu entrevoir la richesse et la profondeur de cet aspect
de la spiritualité chrétienne orientale.
Il en allait de même lorsqu’il s’agissait de nous
initier à l’histoire de la Grande Bulgarie d’autrefois ou aux rapports
singuliers, paradoxaux, que les Bulgares entretiennent avec leurs anciens
colonisateurs turcs.
Elle avait le don de rendre actuelle, visuelle, une
anecdote remontant à l’Antiquité grecque comme à certaines tentatives
maladroites de l’Empire britannique pour implanter son influence dans la région.
Bref, elle connaissait son boulot. Dans notre groupe,
les éloges pleuvaient. On se demandait d’ailleurs comment une petite étudiante
bulgare avait pu apprendre à manier notre langue, réputée pour sa complexité,
avec autant d’aisance. Jusqu’à ce petit roulement des "r" qui
ajoutait au charme de sa faconde.
Une perle. Et une énergie, un bourreau de travail,
cette femme.
Et sympa, amicale, ouverte à toute question, réceptive
à toute suggestion, patiente et compréhensive (nous n’étions pas tous de première
jeunesse, ni tous en forme).
Comme il était heureux que leur nation ait rejoint
l’Union européenne, si tous les Bulgares étaient bâtis sur le même modèle
!
À Plovdiv, nous allions avoir l’occasion de constater
que ce n’était pas le cas.
Nous traversions une sorte de grand parc, en centre
ville. Un groupe de gamins mal fagotés, plutôt crasseux, s’est précipité sur
nous, mains tendues pour une obole.
Des Tziganes. Nous étions assaillis, comme il arrive souvent
aux gens comme nous dans un pays comme celui-là.
Et parmi cette bande, une meneuse, grande fille mince,
quinze ans peut-être, très brune, qui semblait réclamer l’aumône, fière et
droite, comme on exige un dû. Une princesse.
Notre guide s’est avancée vers elle, presque nez
contre nez, et l’a injuriée comme on ne le fait plus chez nous. J’aurais aimé
comprendre le bulgare, j’aurais sûrement appris du vocabulaire.
Les larmes ont coulé sur le visage de la gamine, elle
est partie sans un mot, suivie de tous
les autres.
Sûre d’elle, Natalia s’est retournée vers nous :
– Ces saletés-là nous empestent. Je l’ai renvoyée à sa
pourriture, cette feignante ! Qu’elle aille donc travailler !
Plovdiv, 2006
L’eau de rose
Le camp de transit de Fréjus, en mai
62, était bourré de troufions, des appelés de la Colo pour la plupart.
Je traduis : de jeunes citoyens
français effectuant leur service militaire dans les troupes dites de Marine,
les anciennes troupes coloniales, ou Marsouins.
C’était la fin de la guerre
d’Algérie, la plupart des "gus" étaient désormais en partance pour
d’autres régions du monde. C’était mon cas mais j’ai dû attendre un bon mois
avant de prendre le bateau.
Dans mon baraquement nous n’étions
presque jamais les mêmes. Un petit noyau d’"anciens" s’était tout de
même constitué. Nous pouvions parfois sortir, ce qui a permis à l’un d’entre
nous de tomber amoureux.
C’était un garçon pas comme les
autres. Il n’avait rien de commun, par exemple, avec le Morvandiau capable de
parler des cochons de sa ferme pendant des heures.
Lui, c’était un signe, avait dégoté
le casque dur le plus élégant…
Il parlait de choses sentimentales,
et dès qu’il a vu passer, comme nous, cette fine et jolie métisse sur son vélo,
robe blanche au vent, il n’a plus parlé que d’elle.
Un samedi soir il l’a rencontrée dans
un bal. Elle était la fille d’un sous-off antillais. Ils se sont plu.
C’était un amour à l’eau de rose. Depuis
le camp, il lui envoyait des cartes postales avec des images de fleurs et des
mots d’amour, « Mon cœur est à toi ».
Quelques jours plus tard, il partait
pour le Pacifique, moi pour Madagascar.
Plusieurs années ont passé, et il
nous est arrivé, à Hélène et à moi, de traverser un jour Fréjus. Nous étions en
voiture, je reconnais le copain, je m’arrête. Il nous invite à venir boire un
verre chez lui, dans l’immeuble dont il sortait.
Au deuxième étage, il s’arrête devant
sa porte et me dit en aparté : « Je te préviens, ma femme est
noire. »
Je l’ai reconnue sans difficulté.
Toujours aussi belle, elle était devenue une femme charmante. Ils avaient deux
enfants, lui travaillait dans l’immobilier, employé dans une agence.
C’est peut-être vingt ans plus tard qu’il
m’a retrouvé. Il avait vu mon nom sur un programme de radio. Accolé au titre de
pasteur, ce ne pouvait être que le mien. Il m’a appelé.
Il vivait à Paris, où il dirigeait
désormais une grosse affaire de produits d’entretien. Il se réjouissait à l’idée
de me rencontrer, il me montrerait toutes les marques de sa réussite.
Je lui ai demandé des nouvelles de
son épouse. « Ah mais nous sommes divorcés, maintenant, je suis avec une
femme beaucoup plus à même de me seconder dans mes affaires, tu comprends, ma
femme, elle était bien pour la maison, mais pas vraiment pour le milieu où
j’évolue. »
Je ne l’ai jamais revu, ce type
sentimental. La jolie couleur de peau de sa femme lui avait peut-être paru trop
contraster avec « le milieu où il évoluait ».
Fréjus, 1962
La dinde et nous
Aucun de ces Parisiens du faubourg n’avait jamais vu,
ou regardé de près, une seule dinde. En vrai, je veux dire autrement que chez
Walt Disney.
Ni en chair et en plumes, ni même, probablement, chez le
marchand de volaille.
Ils vivaient dans un autre monde que le nôtre
d’aujourd’hui. Ils ne connaissaient ni la télé, ni l’ordinateur, ni internet.
Pour téléphoner ils allaient au tabac du coin.
De plus, la guerre venait de cesser.
Je dis cela pour les excuser. D’autant qu’il s’agit de
ma famille : mes parents, mes oncles et tantes. Moi j’avais neuf ans,
genre poulbot, alors les dindes…
Mais c’était l’année de mon baptême, au temple de la
rue des Pyrénées.
Nous venions de nous installer en banlieue, avec cour
et jardin, à Bagnolet. Fini, la rue-village de ma petite enfance. Immigrés,
carrément, à huit cents mètres des Fortifs, côté Est. Un jour ça s’appellerait
le 9-3.
Mon père a décidé que ce serait une grande fête de
famille. Sans blague, s’il n’en avait pas connu dans son enfance, moi, son
fils, j’y avais droit !
Qu’est-ce qu’on mange à une grande fête de
famille ? Une dinde, mets de roi.
On écrit donc aux cousins de Normandie (on écrivait,
ils répondaient, on re-répondait, ils re-re-répondaient, fallait s’y
prendre à temps) : qu’ils nous envoient une dinde.
– Vivante, la
dinde (car pas non plus de frigo, encore moins de congélateur, et on allait pas faire la fête avec de la dinde salée !).
Envoyez-la quelques jours avant, on la mettra dans le jardin en attendant, et
puis le jour venu, on la tuera et on la plumera chez nous, dans la cour. Ça
mange quoi, une dinde ?
– D’accord, qu’ils écrivent, la dinde vous arrivera
vivante, par le train, dans une grande caisse. Ça mange des graines.
Au bistrot du carrefour des Épinettes, on parlait de
la dinde (on s’invitait à l’apéritif, entre voisins, non à la maison mais au
café, c’était plus cérémonieux).
Un type nous dit, enfin il dit à mon père et à mon
oncle, moi j’écoutais en sirotant ma grenadine : « Faites attention,
une dinde, ça peut être méchant, c’est pas une poule,
c’est gros et si ça vous mord, gare à vous ! »
Tout le monde était impressionné.
Mon père est allé à la gare chercher la dinde, dans sa
caisse (la caisse de la dinde, pas celle de mon père, lui c’était dans une
vieille Citroën 5 CV Trèfle de 1921 qu’il avait recarrossée
en pick-up).
Voilà la caisse dans la cour. Elle est aussi grande
qu’une cuisinière. Les hommes sont autour, méfiants. Mon père, son frère, les
deux frères de ma mère.
Mon père saisit son pied-de-biche. Il s’approche,
commence à soulever le couvercle de la caisse, ça grince, puis d’un geste vif,
il le fait sauter de côté.
Aussitôt, tous se baissent. Pour se protéger d’une
attaque éventuelle.
Et la dinde apparaît, dresse sa noble tête, l’air
affable, heureuse d’être arrivée.
Bagnolet,
1946
L'Arabe du coin
Le bonheur des élèves du collège Lavoisier, à
Pantin (Seine-Saint-Denis), c'était, dès la sortie, de se précipiter dans la boutique
de l'Arabe du coin (l'expression se justifie car la boutique occupait le coin
d'en face, et son propriétaire était arabe).
Sa boutique déployait sur le trottoir des amas de
cageots croulant sous les fruits et les légumes. L'intérieur, à l'inverse,
était rigoureusement rangé, avec tout ce que l'on peut désirer acheter pour
manger, laver, nettoyer, se laver, bricoler, remplacer une pile ou une
ampoule... Tout, plus les bonbons.
Le propriétaire de cette unique boutique du
quartier, assisté de son jeune frère (ou peut-être cousin, parent proche ou
lointain, concitoyen, ami du frère de son épouse...), accueillait toujours ses
clients et clientes comme des invités de marque. C'était un homme mince, encore
jeune, souriant, toujours vêtu d'une blouse grise, et dont l'unique coquetterie
consistait en une fine moustache à l'Errol Flynn.
Il n'était pas dupe des menus chapardages dont les
gamins du collège se rendaient coupables. Il les réprimait d'un bon sourire : à
malin, malin et demie.
Je dois préciser que c'était le temps où le Front
National commençait à se faire voir dans ces banlieues populaires. Il y
disposait depuis longtemps d'un vote important, mais jusque là, les gens
n'avaient pas osé l'avouer. Désormais, ils osaient, ils le montraient. J'en avais
été témoin lorsqu'une vieille dame, dans le petit centre commercial, au métro
Hoche, avait sifflé, haineuse, aux oreilles d'une jeune femme martiniquaise : «
Retournez dans votre pays ! »
On apprit un jour que l'immeuble auquel appartenait
la boutique, et qui lui-même faisait partie d'une petite cité grisâtre, allait
subir un profond remaniement. De cité pour pauvres, le tout allait devenir cité
pour moins pauvres. On proposait des relogements aux habitants : plus loin vers
le Nord-Est. Il devenait évident que la modeste
boutique allait devoir fermer.
Il y eut des révoltes. Certains décidèrent de
rester coûte que coûte dans leur appartement, et que l'on y vienne donc, pour
les en chasser !
Le patron de la boutique, un étranger, ne disposait
pas de cette liberté.
Trois vieilles femmes du quartier se tenaient là un
jour. J'ai renoncé à écrire "trois dames âgées", cela n'aurait pas
permis de visualiser leur aspect et leur tenue, du moins pour les lecteurs qui
ne connaissent pas ces banlieues de l'ancienne "Ceinture rouge" de
Paris : trois vieilles femmes n'y sont trois dames âgées que pour les gens du
lieu, non pour les horsains.
("horsain" est
un mot normand qui correspond au mot languedocien "estrangier"
et qui signifie "celui qui n'est pas d'un autre pays mais qui n'est quand
même pas d'ici" ; pour un Normand, par exemple, un Breton est un horsain)
Elles habitaient (les
vieilles dames) toutes trois la cité et se tenaient alors dans la boutique,
faisant face au Monsieur arabe (ou kabyle ?). Elles avaient tout à fait
l'apparence de la vieille dame du centre commercial du métro Hoche.
Elles imploraient avec
insistance : « Restez, Monsieur Mohammed ! »
Pantin, 1990
Pour les miens
Gumri s'est appelé longtemps Léninakan,
de son nom soviétique. Lors du tremblement de terre de 1988, c'est ainsi que
les journaux de chez nous l'appelaient encore. D'ailleurs, l'Arménie n'est
redevenue indépendante qu'en 1991.
La ville et sa région avaient été presque
totalement détruites, ce qui a éveillé un grand élan de solidarité, en
particulier chez les Arméniens de France.
Je suis parti là-bas deux ans plus tard, avec
d'autres journalistes, envoyé par l'hebdomadaire Réforme et le magazine Mission.
Notre groupe comprenait aussi des médecins, dont un
célèbre pédiatre. L'association qui nous invitait, animée par le pasteur Samuel
Sahagian, apportait en effet son soutien à un
orphelinat de Gumri. Nous allions le visiter, entre autres institutions créées
pour soutenir une population totalement démunie.
Je n'imaginais pas à quel point elle l'était.
L'ambiance était donnée dès l'arrivée à Erivan. Pas
d'électricité, pas de chauffage, pas de pétrole, très peu de nourriture, la
guerre à la frontière azérie, un peuple emprisonné dans son maigre territoire.
Le reliquat de soixante-dix ans d'un régime soviétique imposé, désormais en
débandade.
On était au printemps. Pour passer l'hiver, assez
rude en ces contrées, les gens avaient coupé les arbres, brûlé les planchers
dans les appartements.
Ce chaos, qui affectait aussi le moral, était
devenu la normale en ce pays. Ensuite, arrivé dans la région de Gumri, on
découvrait un degré supérieur de chaos puisque le séisme n'avait laissé que des
ruines. Avec beaucoup d'orphelins.
Nous avons visité l'orphelinat. Les services y
étaient installés dans une grande maison pas trop abîmée. Quelques appendices
assez bas entouraient une grande cour. Ils étaient occupés par des lits
d'enfant serrés les uns contre les autres.
Il régnait là une forte odeur de pisse, de moisi et
de linge humide. Les enfants, la plupart ayant moins de deux ans, étaient là,
immobiles, sans réaction, certains d'entre eux attendant en geignant doucement
une mort qui n'allait manifestement pas tarder. Ils vous
regardaient sans plus rien attendre de vous.
Ils étaient sales, malades ou souffreteux,
sous-alimentés, ils avaient froid. Certains d'entre eux étaient infirmes.
On entrait dans une baraque, on sortait, on entrait
dans une autre, même chose. On pleurait. Certains n'ont pas pu supporter, ils
se sont regroupés dans la cour.
C'était incompréhensible, les aides consenties
auraient dû permettre d'installer plus confortablement ces enfants, de les
nourrir, les chauffer, les laver, les habiller...
Quelqu'un du pays nous a expliqué : « Dans une
région du monde tellement démunie, dans un Etat aussi désorganisé, une société
à ce point détruite, ces petits-là sont de trop, ils n'ont aucun avenir, ils
représentent un poids supplémentaire alors qu'on ne peut pas même porter la
charge minimale de la simple survie. Il vaut mieux, pour chacune des femmes qui
travaillent là, et qui n'ont rien, faire profiter leurs propres enfants de
l'aide extérieure. C'est ce qu'elles font. Et comment auriez-vous agi à leur
place ? »
Gumri, 1993
Le petit pont de fer
Hélène était prof de
français-latin-grec au Collège Paul-Minault, le lycée
protestant de Tananarive. On ne disait pas encore Antananarivo, l'indépendance
ne datait que de deux ans.
Une fois, elle a emmené ses
élèves de Seconde en balade d'une journée, et en bon mari amoureux je l'ai
accompagnée.
On a pris le train, la ligne
d'Antsirabé, et on s'est arrêté à Ambohimanambola,
à une vingtaine de kilomètres. C'était tout de suite la campagne, des collines
à zouzoure – c'est une herbe rêche, j'en ai déjà
parlé –, des bois d'eucalyptus, une rivière argentée faite de rapides méandres
et que l'on pouvait traverser à pied sans se fatiguer.
On s'y est arrêté.
Les uns s'y sont baignés à
grand bruit, avec force éclaboussures, d'autres y ont au moins trempé les pieds
malgré la menace des caïmans mise en avant – il y avait bien sûr des garçons
pour tenter de faire peur aux filles... et aux deux adultes vazaha
que nous étions.
Les vazaha
(c'est un mot invariable) sont les Européens comme nous deux.
L'eau était fraîche, l'air
léger, c'était la douce chaleur de la matinée.
Ils étaient beaux, ces
jeunes, garçons et filles, ces Noro, ces Lala, dorés
sous le soleil, rieurs, heureux de l'aventure (on prononce plutôt Noure et Lale).
Il y avait bien sûr un garçon
à guitare, assis sur le talus, accompagnant les ébats de ses copains,
éclaboussé parfois pour rire.
Que sont-ils devenus, ces
jeunes de la classe moyenne totalement bilingues, ces forts en maths, ces
calées en grammaire ? Plus de quarante ans ont passé, qui ont vu leur pays
sombrer dans la dictature soi-disant communiste, et connaître la corruption, la
paupérisation, la clochardisation...
Le tube du groupe, car il y
en avait un, obsessionnel, et qui mettait du langoureux dans les yeux des
filles, c'était Les neiges du Kilimandjaro, il avait détrôné Le lion
est mort ce soir.
On est allé pique-niquer
sous les eucalyptus.
J'avais lu autrefois dans
Jules Verne la description de ces arbres dont les longues feuilles minces ne
donnaient pas d'ombre... On n'en trouvait pas encore beaucoup en France et j'ai
été déçu, il y avait de l'ombre, mais lumineuse, dessinant de petites plages
dansantes de lumière sur les visages, et finalement c'était mieux que dans les
livres.
On a un peu joué au volley
sans filet puis le ciel a commencé à s'assombrir et l'on s'est dirigé vers la
gare.
Cette fois on a préféré
traverser la rivière sur un petit pont fait de deux arches de fer encadrant une
travée de planches.
Cela faisait tout juste un
plancher à danser, la guitare s'y est mise, on y a longtemps dansé et chanté.
Les neiges du Kilimandjaro.
Ambohimanambola, 1963
Un costume en fibre de bois
Je savais, bien sûr, que cet
homme était mon père.
Je n'avais aucun souvenir de
lui, il était parti à la guerre quand j'avais deux ans, il revenait alors que
j'en avais huit.
Je jouais tranquillement
dans la chambre de mes grands-parents, rue d'Avron,
Paris XXe. Ils étaient présents tous les deux dans la salle-à-manger. Il n'y
avait pas école, ce devait être un jeudi.
L'appartement ne comprenait
que deux pièces, sans entrée, et la porte étant ouverte entre les deux, j'avais
entendu que l'on avait frappé, puis que quelqu'un était entré.
Il y a eu beaucoup
d'exclamations, de paroles, puis mon grand-père m'a appelé.
Se tenait là, debout entre
la fenêtre et la table, un soldat français mal habillé, comme ceux de 40, un
sac de l'armée allemande à ses pieds, son calot à la main. Il était grand et
brun, il avait l'air fatigué, il était maigre. Je savais déjà qui il était.
Ma grand'mère m'a dit : «
Embrasse ton père ».
Il s'est assis, il m'a pris
sur ses genoux. Il a dit : « Lisette est pas là ? » – c'était ma mère – et on
lui répondu que non, qu'elle était au boulot.
Mon père était cet homme-là.
J'avais vu les soldats allemands pendant quatre ans, fiers et bien habillés.
Puis vaincus, sales et mal fringués. J'avais découvert ensuite les soldats
américains, gais et élégants. Mon père faisait partie des vaincus.
Il m'a donné du chewing-gum.
Il a pleuré un peu. J'étais interdit.
Quoi qu'il arrive, j'ai
toujours eu par la suite le sentiment intime qu'il me revenait de protéger mon
père.
Les choses ont parfois été
difficiles entre nous, surtout au début. Pour Noël, j'ai dû faire semblant de
croire encore au Père Noël, je me sentais ridicule, mais il avait préparé la
fête avec tant de bonheur et d'amour.
Parfois aussi, nous étions
complices, surtout dans le rire.
Notre premier fou-rire, ce fut
la fois où il avait mis son nouveau costume. Les prisonniers libérés recevaient
des autorités un costume civil.
Celui-là était râpeux au
toucher. Il était vert foncé. Ma mère avait dit : « ça doit venir encore des Boches ». Ma grand'mère avait
rappelé que le vert porte malheur, et qu'elle avait toujours su que les
Allemands perdraient la guerre à cause de la couleur de leur uniforme. Mon père
avait précisé qu'il était en fibre de bois, ce qui était normal, vu la pénurie
de textile après cinq ans de guerre.
Donc mon père avait mis son
costume. Il lui allait bien, d'ailleurs tout lui allait, c'était un bel homme.
C'est la première fois que je l'ai vu élégant, et je devais apprendre assez
vite qu'il aimait l'être. Tout ouvrier qu'il était, il n'est jamais sorti le
dimanche sans mettre un impeccable costume-cravate.
Le voilà donc sorti,
peut-être bien pour aller à l'enterrement d'un de ses camarades de stalag, il
en mourait beaucoup, juste après le retour à la maison.
En revenant, il a pris une
grosse averse. Quand il est rentré, le costume lui arrivait aux genoux et aux
coudes.
J'ai appris ainsi, dans le
fou-rire, que la fibre de bois, ça rétrécit à l'eau.
Paris, 1945
Le livre écorné
Le volcan n'est pas très
loin. C'est lui qui a dévasté la région en soixante-douze, Managua en garde
encore les traces.
Elle lui doit aussi cette
horreur, la cathédrale, reconstruite alors par les Japonais. La forme d'une gigantesque boite d'allumettes peinte en bleu ciel, au
toit plat surmonté d'une collection de petits seins qui veulent être des
coupoles.
Le pick-up de Manuela, la
militante, nous en éloignait. Nous avions quitté sans encombre les bas
quartiers de la ville, juste un gamin des rues qui, les vitres étant baissées,
m'avait fauché prestement – une petite main brune, rapide et précise – la
banane que je me réservais. Nous cahotions sur une piste rougeâtre.
La fille voulait me montrer
la façon dont certaines associations développaient l'apprentissage de la
lecture. Elles le faisaient selon les méthodes de Paulo Freire. La
conscientisation.
La veille, nous avions ainsi
visité une plantation d'ananas. Dans les collines étouffantes de verdure, un
espace dégagé, et là, un abri de planches d'où sortaient une jeune femme
enceinte et deux bambins tout nus, bruns de peau et blonds de tignasse. Le
paysan, un grand maigre musclé, tout juste vêtu d'un short, nous attendait, la
machette à la main, dans son immense verger. Il était content de nous voir, il
nous a régalés d'un ananas cueilli sur l'arbre : « Dis-leur, en France,
d'acheter des ananas du Nicaragua ».
Nous sommes arrivés aux
abords d'une petite ville, Nagarote. Dans une sorte
de faubourg faits de cabanes en planches et en tôles,
alignées le long d'un torrent à sec qui, en fait, était une rue.
Nous avons passé une
barrière de branches. La cabane ne différait en rien de ses voisines, et devant
elle, un arbousier étique abritait plus ou moins du soleil un espace de terre
battue.
Ici ou là, assis dans la
poussière, se tenaient une dizaine de personnes. Un grand-père édenté, quelques
matrones, des enfants, quelques bébés tranquilles, un ou deux hommes – leur
machette à terre, près d’eux –, enfin les jeunes femmes à la beauté sauvage.
Un îlot de rescapés, plus ou
moins hispaniques, plus ou moins indiens, ou mulâtres, en cette terre
volcanique d’Amérique centrale déchirée de guerres civiles.
C’est le cours
d’alphabétisation. Du plus jeune au plus vieux, ils sont là pour apprendre,
tous ensemble. Ils épellent lettre à lettre, mot à mot, dans le livre écorné
qu'ils manipulent avec respect. Un étudiant venu de la capitale passe de l'un à
l'autre, une herbe sèche à la main pour pointer le mot difficile, la lettre au
tracé bizarre, la terminaison d'un verbe conjugué.
Tous apprennent, comme à
l'église on communie. Comme au lendemain d'une victoire. Devant tant de misère
et tant de dignité, tant de fierté, les larmes montent aux yeux. Larmes de
bonheur et de honte mêlés.
Je reconnais ce livre dans lequel ils apprennent. C'est le livre de toutes les aventures véritables. Celui que j'aime d'amour.
Nagarote, 1995
Poussé à la désertion
La
guerre d'Algérie venait de se terminer avec les Accords d'Évian. J'étais
soldat, on m'avait envoyé alors à Madagascar, et affecté à l'aumônerie
protestante comme secrétaire.
Mon
patron m'avait délégué ses fonctions à la prison militaire, mais il n'y avait
sur place que des Malgaches, peu intéressés par la visite d'un futur pasteur vazaha comme moi.
En
revanche, à la Légion étrangère, basée à Diégo-Suarez, aujourd'hui Antseranana,
on n'y regardait pas de si près.
La
Légion savait d'ordinaire se passer des services de la prison, elle s'y
connaissait en mesures de redressement du comportement disciplinaire. Il existait
néanmoins une situation dont elle ne pouvait se tirer par ses propres moyens,
celle des légionnaires déférés devant le Tribunal de Guerre.
Dans
la plupart des cas, il s'agissait de militaires qui avaient déserté. Il y en
avait quelques-uns à tenter de le faire, à cette époque, bien que la chose soit
connue pour être difficile à mener à bien.
On
racontait que certains y avaient pourtant réussi lors de leur transfert par
bateau, venant de France. Ils auraient plongé dans le Canal de Suez pour se
réfugier en Égypte, et peut-être s'y engager dans l'armée.
Pourquoi
désertait-on pour se réengager, je me le demandais.
Le
cas de ce grand garçon pas trop malin devant lequel je me trouvais alors était
bien plus simple, et plus bête encore.
Il
avait rompu son engagement de trois ans au bout d'à peine dix mois. Ainsi que
quelques autres, il s'était sauvé dans la brousse malgache et avait été repris
au bout de quelques jours.
Cela
ne m'étonnait pas, c'était un grand Anglais blond d'un mètre quatre-vingt-dix.
Dans la région, les Malgaches les plus grands ne dépassant pas un mètre
soixante et le terrain étant plutôt découvert dans les rizières ou les collines
couvertes de zouzoure, ces herbes grises dures comme
des aiguilles, il était facile de le repérer, tout comme ses prédécesseurs
allemand, suisse ou hollandais – je ne parle que des protestants.
Bref,
il avait déserté, il méritait le falot, il était bien embêté, assis, la tête
basse, ses grosses mains rougeaudes pendant entre les genoux, le moral au plus
bas.
Il
m'a donné ses raisons dans un baragouin franco-anglais assez compréhensible.
La
Légion, n'ayant pas le droit, à l'époque, de cantonner ses régiments en
Métropole, en avait envoyé un à Diégo, alors base militaire française. Mais
pour y faire quoi ?
On
occupait la troupe à tracer une route à travers la brousse.
–
Pasteur ! C'est chose pas juste ! C'est pas moi qui
fais mal. C'est moi qui a reçu le mensonge. Je fais
les combats un peu seulement dans l'Algérie. J'ai pas engagé pour faire le route ! J'ai engagé pour faire le
guerre !
C'est lui qu'on avait
trahi...
Diégo-Suarez, 1962
Saïd et les abats
Il était tard lorsque la
question de la composition des abats est venue sur le tapis.
Les abats, ce sont les
jeunes qui sont chargés d'animer la fête votive de ce village entre Camargue et
Costières.
Dans les années
soixante-dix, cela prenait divers aspects, comme se doter d'un habit original
et se grimer, disposer collectivement d'une vieille voiture cabossée, faire les
fous pendant les dix jours et onze nuits de la fête, et surtout, choisir en
secret le dessin au pochoir qui serait imprimé la première nuit sur le montant
de toutes les portes d'entrée des maisons.
Les villageois le
découvriraient au matin et jugeraient s'il évoquait bien un fait notable de
l'année écoulée.
Autrefois, ce rôle incombait
aux conscrits, mais il revenait alors à un groupe de garçons qui se cooptaient,
sachant que le comité des fêtes, composé d'hommes mûrs, en déciderait en
dernier ressort.
Nous en étions là. Le comité
des fêtes avait réglé toutes les nombreuses questions se rapportant à
l'organisation de la fête : réviser soigneusement toute la suite des journées,
chacune ayant son programme fixé depuis la nuit des temps, choisir la manade
chargée de l'abrivado, de l'encierro
et des courses de raset, accepter la proposition
d'une troupe de théâtre en occitan, prévoir la façon discrète et amicale selon
laquelle les descentes de bandes de jeunes nîmois seraient atomisées, prévenir
les gendarmes du chef-lieu de canton de ne pas s'approcher du village pendant
la durée de la fête, etc... Enfin, avaient été
convoqués les deux garçons qui dominaient manifestement le groupe des abats en
formation.
– Bon alors, vous avez pensé
à qui ?
Une liste de garçons a été proposée
et approuvée doctement par les anciens.
Le suivant a fait question.
Il s'appelait Saïd, c'était le fils d'un des nombreux ouvriers agricoles
marocains qui habitaient le village.
– C'est quoi ce besogne !
Vous prenez les Arabes maintenant ? C'est contre les traditions de prendre un
étranger, vous le savez.
– Bé oui, mais Saïd c'est pas un étranger, il est né ici, et il a été à l'école
ici avecque nous, et même, il boit le coup comme nous
!
– Ah ça, on ne peut pas le
contredire... mais quand même c'est un Arabe.
A suivi une discussion qui
nous a menés jusque vers les deux heures du matin.
La question tournait autour
de l'identité du village, niché dans ses collines, très attaché à sa réputation
de conservatoire des traditions locales, et connu pour cela. Les Tèfles, comme on les nommait affectueusement dans le
Nîmois, pouvaient-ils être... arabes ?
De guerre lasse, Saïd a été
accepté.
C'est alors que les garçons
ont avancé un nom supplémentaire... Muriel.
Après l'effarement premier,
le dernier mot a été donné par un certain Maurice :
– Bé si on prend les Arabes,
maintenant, on peut bien prendre aussi les filles !
Beauvoisin, 1977
Oh Mama-Benz !
Ma première vision a eu lieu
à Cotonou, ou peut-être à Lomé. La plus belle, cependant, m'est apparue à
Ouagadougou.
La première fois, je me
promenais tranquillement en ville. Du moins j'essayais, car un Yovo comme moi qui se balade aux environs d'un
marché africain : attire évidemment une nuée de gamins, tous prêts à l'aider
dans toutes ses démarches à condition qu'il paie ; attire immédiatement toute
personne ayant un truc à vendre, serait-ce l'heure qu'il est, pour lui soutirer
du numéraire ; attire le regard de nombreuses belles prêtes à lui fournir de la
tendresse chèrement payée.
Normal. Un Yovo sans ami africain pour l'accompagner est un Yovo qui cherche à dépenser son fric, indûment placé
à l'écart de tout système de partage ou d'échange.
Bref, je me promenais.
Passe une Mercedes – une
belle, grosse, luisante, aux vitres fumées – qui s'arrête à quelque distance.
Le chauffeur à casquette d'officier reste à son poste, mais un jeune homme bien
mis – costard léger dans les kaki clair, cravate, pompes couleur cuir elles
aussi luisantes – descend, va à l'arrière et ouvre la portière.
Une grosse dame s'extirpe
avec la dignité des reines, remet de l'ordre dans son grand boubou, et d'un
geste, envoie le jeunot dans un magasin voisin.
Pendant qu'il y va, y reste
un temps et en revient, j'ai le temps de regarder la dadame.
Je l'ai qualifiée de grosse, ce n'est pas exact. Certes, elle est conséquente,
mais il serait plus juste de dire, comme le ferait Mma
Ramotswe, qu'elle est de constitution traditionnelle.
Imposante et solide.
Si mes lecteurs ignorent
tout de Precious Ramotswe,
la dame détective fixée à Gaborone (Botswana) imaginée par Alexander McCall Smith, je leur conseillerais de lire ses aventures
publiées dans la collection 10/18.
La dame que j'observe est
une Mama-Benz, du nom de la marque de voiture que ses pareilles affectionnent.
Une Mama-Benz est à la fois
une créatrice de mode et une négociante en tissus. Elle imagine – ou fait
imaginer – ces motifs imprimés que l'on retrouvera, différents chaque année,
sur les boubous traditionnels comme sur les robes, les chemises ou les
pantalons de coton, ceci dans toute l'Afrique de l'Ouest.
Elle les fait exécuter en
Alsace ou en Tchéquie et les importe en grandes quantités, donnant ainsi du
travail à des dizaines de milliers de tailleurs, couturières, petites mains,
grossistes, transporteurs, intermédiaires, commerçants... africains.
Une Mama-Benz est une tête,
une artiste, un chef, une organisatrice, une dispensatrice. Une grande dame. Et
elle le sait.
Elle est une des figures de
l'inépuisable énergie des femmes africaines.
Ceci dit, il n'est pas
obligé qu'elle sache écrire. Elle a débuté dans son quartier, se déplaçant sur
le porte-bagage d'une mobylette taxi, laquelle s'affaissait à l'arrière...
La plus belle de mes
Mama-Benz circulait ainsi, son imposant derrière drapé d'un boubou qui
représentait le visage du Pape Jean-Paul II.
Heureux Saint Père.
Cotonou, 1993
Le dictat des mésanges
On était début mai. Hélène était
heureuse de cette attention que lui portait une jolie mésange noire, depuis
quelques jours.
On l’appelle mésange noire,
mais en fait elle a aussi du bleu nuit sur les ailes et son ventre est fauve.
C’est l’un des plus jolis oiseaux de notre jardin.
Celle-ci se tenait sur le
socle en pierre de la fontaine, au bord de la terrasse, à quatre mètres de
notre fenêtre. Chaque fois qu’Hélène se montrait, la bestiole sautillait et
pépiait. C’était clair, elle lui faisait fête.
Nous nous en sommes aperçus
assez vite, en réalité elle gardait l’entrée d’un orifice qui permettait à sa
femelle, sans doute, d’aménager un nid sous la pierre. La ponte peut survenir
entre fin avril et début juin, suivant la météo, et cette espèce aime nidifier
dans des trous de mur, de préférence au niveau du sol.
L’ennui, c’était que nous
allions bientôt avoir à utiliser la fontaine, au bec situé juste au-dessus de
ce fameux trou, partie du système d’évacuation, pour arroser dès les beaux
jours. Or il faut compter un mois – deux semaines de couvaison, deux autres de
gavage – avant qu’un nid ne soit déserté par les oisillons. Celui-ci risquait
bien d’être noyé.
Un mois ou deux sans autre
arrosage que celui que nous tirerions du robinet malcommode de la
cuisine ? C’était beaucoup accorder à ces squatters malavisés.
Déjà, l’année précédente, un
autre couple – ou le même ? – avait fait son nid entre le volet et la
vitre d’une fenêtre, celle de la chambre des petits-enfants. Un mois sans y
allumer la lumière...
Les enfants avaient adoré regarder
le nid, s’approchant dans le noir sans faire de bruit, mais la mésange n’aimait
pas qu’on la reluque, même de l’autre côté d’une vitre. Elle s’agitait,
voletait. C’était mauvais pour la couvée.
Et maintenant la fontaine.
Peut-être avait-on encore le
temps de pousser nos hôtes à choisir un autre lieu ? J’ai décidé de leur
boucher l’entrée, les cachettes ne manquaient pas dans les environs, cela ne
leur faisait que quelques jours de travail en plus, pas de quoi se
plaindre !
Ce furent alors des scènes
déchirantes.
Les deux petites bêtes
voletaient en piaillant tout autour du couvercle posé là. Elles essayaient de
piqueter du bec les joints du muret, espérant se ménager un passage. Elles
s’envolaient, revenaient, battant des ailes, secouant les feuilles vernissées
du magnolia qui surplombe la fontaine.
Hélène m’adressait des
regards d’abord peinés. Ils sont devenus carrément hostiles. Il fallait
transiger. Les principes ou la mansuétude.
Je venais d’écrire, à propos
du récit biblique du Jardin d’Eden, un texte dans lequel je prônais – c’est le
mot – une écoute attentive du seigneur humain à l’égard des manants animaux,
dans la création...
Alors j’ai repoussé le
couvercle et regardé le ballet des mésanges reprendre... non sans noter
d’insignes marques de défiance à mon égard.
Saint-Coutant, 2007
Regrets et abattement
Je faisais visiter le cimetière du Père-Lachaise à
l’un de mes fils. En fait, je désirais l’amener au Mur des Fédérés. Il avait quinze
ans, il était temps.
L’un de mes ancêtres a été
fusillé là en mai 1871, à la suite de la prise de Paris par les Versaillais et
la chute de la Commune. À chacun sa mémoire, dont il convient de faire
connaître les lieux aux générations montantes...
Nous voilà donc tous deux
marchant allègrement dans la grande allée. Il faisait beau, les oiseaux
chantaient, les arbres verdoyaient, les touristes visitaient, certaines tombes
tombaient, les gardiens gardaient.
L’un de ces gardiens était
assis sur le bord d’une tombe. Plus précisément, il semblait s’y être effondré,
la tête, penchée entre les jambes, à peine soutenue par une main qui lui
cachait les yeux.
Nous nous sommes arrêtés
devant lui, il a levé la tête et il nous a regardés. Notre attitude lui ayant semblé
à juste titre amicale, il nous a parlé.
Son accent laissait deviner la Provence, mais il y avait des larmes dans sa voix.
« Je n’en peux plus.
C’est au-dessus de mes forces. Je ne supporte pas cette tristesse, cet abandon,
ce cimetière.
J’ai fait une grosse bêtise.
J’ai pensé que le salaire en valait la peine. J’étais moins bien payé, là-bas,
dans le cimetière de chez moi... Au pays.
Et puis, pensez, être nommé
à Paris, dans la capitale de la France ! Dans le cimetière le pluss historique !
Mais là, non ! Ce n’est
pas humain. Ce n’est pas un cimetière, c’est une promenade. On y voit de tout.
Tenez, Monsieur, l’autre
jour, il y avait même un Nègre américain qui prenait des photos ! Il a
voulu me prendre moi, le bougre ! Comme un chimpanzé de foire...
Un autre qui me demande des esplications, vous me direz que ça, c’est plutôt
sympathique ? Ouais... A la fin il me donne un pourboire ! Il me
prend pour son domestique.
Celui-là, je crois que
c’était une sorte d’Italien. Ou de Tchécoslovaque.
Mais surtout, voyez, c’est
d’une tristesse pas croyable. Vous me direz qu’un cimetière, c’est forcément
triste ? Eh bien pas du tout. Chez nous, avecque
le soleil, le mimosa, les cigales, à la belle saison c’est un enchantement. On
y sent la paix du repos.
Ici, pfutt ! C’est
gris, c’est mouillé, c’est tristoune onze mois sur
douze. On en viendrait à plaindre les morts.
Même les gens le sont,
sinistres ! Pas un sourire. Pas un salut. Pas un bonjour.
Sans compter qu’ils savent pas parler français la moitié du temps. Ou alors, supposez qu’ils viennent de Strasbourg, je
comprends même pas leur assent du Nord.
Et les collègues, vous me
direz ? Les collègues je n’en parle même pas. Ce sont des Parisiens.
J’ai fait la grosse bêtise, tenez ! »
Paris, 1981
Les chars de M. Khrouchtchev
23 avril 2008
C’était une gentille petite
fête, pour la Saint-Sylvestre, à l’Institut œcuménique de Bossey.
Elle réunissait les enseignants et leur famille, les étudiants – une
cinquantaine, tous logés sur place, certains accompagnés de leur conjoint – et
le personnel.
Ceux qui le pouvaient
avaient revêtu leur costume national et certains s’étaient produits dans de
courtes saynètes ou quelque chanson de leur pays. Pour finir, on dansait en
attendant minuit.
L’Institut dépend de
l’Université de Genève, il rassemble des étudiants de tous âges venus du monde
entier. Ils y passent un semestre consacré à l’étude des questions touchant à
la division et au rapprochement des Eglises.
Venant de la Faculté de
théologie protestante de Paris, j’y étais le seul Français. Faute de costume
national, je m’étais déguisé en apache du faubourg.
Il y avait un Texan, déjà
âgé, habillé en cow-boy, et dont la femme était en squaw... Les deux Russes
étaient plus ou moins déguisés en cosaques et les Camerounais portaient le
pagne traditionnel.
Un ou deux Allemands avaient
revêtu la culotte de cuir bavaroise, rien que pour rigoler, mais le long
Ecossais en kilt les battait en ce domaine.
Un Zoulou rondouillard nous avait charmé par une mélopée d’amour ponctuée de claquements de langue. Le grand Afrikaaner en avait les larmes aux yeux.
Ces deux-là
étaient devenus amis, même frères, après une séance émouvante de réconciliation
évangélique – l’apartheid régnait alors sur l’Afrique du Sud. Les Indiennes en
sari avaient alors pensé à Gandhi avec émotion.
Nikos Nissiotis,
le prof grec, théologien orthodoxe ancien champion de volley-ball, emmenait les
belles dans un rock... endiablé (dans la maison, le service était assuré ce
trimestre-là par une équipe de blondinettes suisses, anglaises et alsaciennes).
Seul, un pasteur venu
d’Allemagne de l’Est restait debout dans une encoignure, amer
et sévère. Il avait gardé son costume fatigué, dans les tons grisâtre, et sa
cravate mal ficelée. De sa personne, il était d’ailleurs grisâtre lui aussi.
Pasteur en Allemagne de
l’Est, en 61, il faut dire, ce n’était pas une situation propice à la rigolade.
En voyant tous ces Occidentaux ploutocrates se démener sur la piste de danse
improvisée, le brave homme nourrissait manifestement des pensées moroses, voire
portées à l’acide...
Avait-il été
dénazifié ? Renseignait-il la Stasi ? Etait-il simplement un Européen
de l’Est écrasé par la richesse helvétique des lieux ? Nourri d’un austère
luthéranisme, réprouvait-il la danse et le champagne ? En tout cas, il
voyait sans doute de la décadence dans le spectacle qui s’offrait à lui.
Je le rejoignis dans son
recoin, il était un des rares à parler français. Il me dit alors, habité de
cette joie amère que les Allemands affectionnent parfois : « Les
chars de M. Khrouchtchev vont balayer tout cela ! »
Il semblait le craindre et le souhaiter tout à la
fois.
Céligny, 1961
Sept à table
16 avril 2008
Pourquoi cette fugitive impression de familiarité,
alors que j’étais à Berlin-Est, cet hiver-là, pour la première fois ?
Il m’a fallu quelque temps avant de comprendre :
l’odeur de la fumée de charbon. C’était celle des rues du faubourg parisien
d’autrefois, mon enfance me remontait par les narines.
On a pris le métro, tous les sept, quatre Français et
trois Allemands de l’Ouest. C’est par là qu’on pénétrait de l’autre côté du
Mur. La ligne commençait à l’Ouest, passait sous une avancée de l’Est et se terminait
à nouveau à l’Ouest. Il y avait donc au milieu une station par où entrer chez
les Rouges. On y était attendu par des types en vert-de-gris et casquette
d’officier boche, exactement ceux de mon enfance, encore elle… Ces gars-là,
semblait-il, n’avaient donc pas bougé depuis 45 ?
C’était bizarre de voir des Allemands contrôler les
passeports d’autres Allemands. Cela se faisait avec la plus mauvaise grâce
qu’on puisse imaginer. Nous, les Français, nous passions ces contrôles comme
une fleur, mais nos copains de Berlin-Ouest devaient subir la raideur
méprisante et tatillonne de leurs… compatriotes ?
Décidément, si mes potes étaient allemands, les autres
étaient teutons. Arrogants comme des Junker
désargentés. Cela devait d’ailleurs se vérifier, mais j’anticipe.
Désargentés ces gens l’étaient, et dépourvus, dans la
rue on nous quémandait ouvertement le jean
que nous avions sur les fesses.
Enfin c’était l’Est, avec ses immenses places vides, à
l’architecture pompier, ses rues tristounettes, ses passants rébarbatifs et
rébarbatives, et ses magasins vides.
Vides, mais organisés. Il y a Est et Est, le vide de
l’Est allemand est forcément organisé ; le roumain, par exemple, non.
Cela donnait soif, nous sommes entrés dans un bistrot.
Il y avait là, alignées comme à la parade, six grandes tables carrées entourées
chacune de quatre chaises, plus un loufiat blondasse à l’air autocrate. Une
seule de ces tables était occupée par un couple et son môme.
Je l’ai dit, nous étions sept, dont quatre Français.
L’un de ceux-ci a fait ce que n’importe quel Français aurait fait : pour
que nous soyons ensemble, il a pris trois chaises à une table et les a amenées
à la table voisine.
C’était une erreur. Le serveur nous a fait lever, a
repris les trois chaises et les a remises à leur place. Au centimètre près. Le
tout sans un mot. Nous avons bu notre bière en deux groupes espacés de deux
mètres.
J’ai demandé à mon pote Willi
si c’était parce que ces gens étaient prussiens ou parce qu’ils étaient
staliniens qu’ils étaient aussi pète-sec.
Willi comprend parfaitement mon français. Il m’a
répondu : « Les deux ».
Berlin-Est, 1978
Le
passage du Canal
9 avril 2008
Fin mai 1962, le paquebot transport de troupe emmenait
à Madagascar quelques centaines de troufions, la plupart venant d’Algérie via
le camp de transit de Fréjus. La guerre était terminée, il fallait recaser les
soldats désormais en surnombre.
Il y avait là des Malgaches ayant terminé leur
engagement ou rapatriés pour être versés dans leur toute nouvelle armée
nationale, des légionnaires rejoignant la base de Diego-Suarez, des appelés
réunionnais ou originaires des Comptoirs de l’Inde retournant chez eux, enfin
quelques métros affectés à telle ou telle unité française encore présente dans
l’Île rouge.
Nous avions passé Port-Saïd, et le bateau s’était
engagé dans la première partie du canal, la plus droite et la plus étroite.
Sur nos transistors, nous pouvions entendre les radios
égyptiennes rivaliser avec les israéliennes. Depuis 1956, il existait une très
forte tension entre l’Egypte et Israël à propos de la péninsule du Sinaï.
On longeait de près un long quai, à tribord, et l’on y
voyait, en contrebas, tout au long, postés tous les vingt mètres environs, les
soldats égyptiens, l’arme au pied. De grands types droits comme des i, en béret
vert et lourde capote kaki malgré la chaleur.
Plus tard, nous devions longer le désert et je me
souviens d’y avoir vu filer un train, pas très loin : un Arabe était assis
tranquillement sur le toit d’un wagon, le burnous volant au vent derrière lui.
Quand nous sommes arrivés au port de Suez, une fois à
quai, des vivres ont été hissés le long de la coque, ainsi que quelques
prostituées à nous destinées par le commandement. Les matelots mettaient leur
cabine à disposition pour quelques francs.
Avec un copain, un ancien scout catho, nous nous
sommes dirigés vers l’autre bord. Des filins venaient d’être accrochés à la
rambarde pour permettre à quelques hardis voleurs, minces et agiles, de monter
jusqu’aux hublots ouverts et piller nos paquetages. Ils grimpaient comme des
araignées le long de la coque, assurés que nous nous trouvions tous côté quai.
Raté !
Plus tard, nous devions passer une partie de la nuit à
déchiffrer les messages en morse des navires qui croisaient le nôtre. C’est là
que nous avons vu un ovni traverser le ciel, mais je ne le raconte pas,
personne ne me croit jamais.
Je préfère me souvenir du cri que les pioupious
égyptiens de Port-Saïd nous jetaient, de soldats à soldats. Malgré leur accent
arabe, ils savaient comment saluer les Français, les ayant souvent entendus
lors de passages antérieurs :
– La quille,
bordel !
Port-Saïd, 1962
Poésie envahissante !
2 avril 2008
Les jeunes étaient emballés ! L’idée était belle.
Je ne me souviens plus d’où elle était venue, sans doute le résultat d’une
cogitation collective.
On nous avait demandé de proposer une activité aux
lycéens protestants de Montpellier tout au long de l’année scolaire. Nous en
avions fait un défi :
– Est-ce que vous seriez capables de réaliser, en
sérigraphie, deux mille posters comportant des poèmes, et de les afficher
dans toute la ville ?
– Ouai-ai-ais !!!
Donc, tous au boulot.
D’abord trouver les poèmes : pas trop longs, pour
tenir sur une feuille de format A1, que ce soit en long ou en large.
Chacun amenait les siens, avec émotion ou dans la
rigolade, et le groupe, une trentaine, faisait son choix dans une ambiance
explosive.
Il en fallait vingt, tirés chacun à cent exemplaires.
Le résultat n’a pas déçu. Cela allait de Rutebeuf à
Jean Cayrol, et du classique au jeu de mots. Du facile à l’obscur. Il y avait
là des poèmes courts de Victor Hugo aussi bien que des haï-ku
japonais.
On se mit ensuite à les écrire, de façon lisible,
agréable, variée. Couleurs, lettrage, etc. Pinceau ou feutre. Vaste entreprise,
qui a vu un temps la participation baisser… mais la qualité y était.
Enfin, les happy few ont pu tirer les deux mille
exemplaires dans l’atelier de sérigraphie d’un copain.
Restait l’affichage.
De petites équipes sont parties dans tous les
quartiers de la ville, le seau de colle, la brosse et le rouleau de poèmes à la
main. Elles sont revenues avec plein d’histoires à raconter. Les gens avaient
été enthousiastes.
Il y avait ceux qui demandaient des exemplaires
supplémentaires pour les mettre dans leur chambre, ceux qui tenaient absolument
à ce qu’on vienne afficher sur leur boutique, ceux qui discutaient âprement le
choix des poèmes ou en proposaient d’autres, ceux qui restaient longtemps à
regarder un poème, stoppés ainsi dans le cours de leur journée.
Une photo : au pied d’une haute tour HLM du
quartier populeux de la Paillade, un poème-affiche
occupe un petit coin de béton, une dame arabe pas trop jeune, le cabas à la
main, le regarde longuement, fascinée.
Bien sûr, la compagnie du téléphone m’a fait les gros
yeux, il y avait des poèmes collés sur les cabines téléphoniques, c’était
interdit et valait contredanse. « Mais bon, me dit-on alors, si c’est pour
la poésie, ça va pour cette fois ».
Mais au retour, le groupe le plus rigolard fut celui à
qui un digne bistrotier, voyant sa devanture encollée, avait dit,
furieux : « Pas de poésie sur mon bistrot ! »
Montpellier 1988
La
loi improbable
26 mars 2008
Ceux qui répètent : « Loi de 1905 ! Loi
de 1905 ! » pour défendre la laïcité, ma
parole, n’ont jamais lu le texte de cette loi. S’ils l’avaient fait, ils
sauraient qu’elle n’est pas applicable, donc pas appliquée.
D’ailleurs, sont censées s’y conformer dans son esprit
initial, les seules confessions minoritaires, protestants et juifs résidant
dans la plupart des départements, non dans tous. On peut leur adjoindre la
partie visible des cultes musulman et évangélique.
C’est une réalité sur laquelle on ferme les yeux
depuis des décennies.
Le gouvernement Jospin, hanté par le spectre des
sectes, ayant resserré quelques boulons, a rendu encore plus impossible le
respect de la loi. Les autorités protestantes, toujours légalistes, ont donc
inventé un système qui, à leurs yeux, permettait à nos associations de se
conformer aux règles.
C’est ainsi que le Service protestant de mission a été
réformé d’autorité, et transformé en usine à gaz institutionnelle.
Ces nouveaux statuts ont alors attiré l’œil de
fonctionnaires de la Préfecture, qui m’ont convoqué en ma qualité de secrétaire
général.
Les fonctionnaires suspectaient une arnaque
sectaire :
– Qu’est-ce que cette association mi-cultuelle,
mi-humanitaire ? Pourquoi avez-vous doublé votre association de la Loi de
1905 d’une association de la Loi de 1901 sur les associations
non-cultuelles ? Et d’abord, en quoi consiste votre action ?
J’explique qu’il s’agit de l’outil missionnaire
d’Eglises protestantes bien connues, puisque leur existence remonte au XVIe
siècle. Cela ne les rassure pas :
– Votre affaire est illégale. En tant qu’association
de la Loi de 1905, vous n’avez pas le droit de recevoir des fonds de l’ensemble
du territoire mais seulement d’un territoire localisé. D’autre part, votre
association de la Loi de 1901 vous permet de pallier justement cette
impossibilité, il s’agit donc d’un détournement de la Loi. Enfin, vous envoyez
des fonds à l’étranger, ce qui est interdit par la Loi de 1905…
Devant une telle accumulation de délits, d’ailleurs
plus ou moins réels, je commence à craindre d’être mis en examen. C’est leur
dernier argument qui me sauve :
– La République interdit donc aux protestants toute
action missionnaire ?
Les dignes fonctionnaires semblent frappés d’un
doute ; ils vont en référer à leurs chefs. Quelques temps après, l’un
d’eux m’appelle : « Monsieur le pasteur, on ne parle plus de rien,
continuez sans rien changer. »
Une fois de plus, la Loi de 1905 permettait aux
protestants de mener modestement leur petite vie.
Elle ne fonctionnait que quand elle ne fonctionnait
pas.
Paris, 1997
À
un jet de salive
19 mars 2008
En mai, il vaut mieux quitter Guatemala Ciudad tôt le
matin, à cause de la chaleur. L’après-midi, d’ailleurs, on risque aussi la
douche suprême.
A l’aube, donc, nous avons mangé en vitesse la purée
de haricots rouges que la dame de la pension avait innocemment préparée pour
nous.
Nous devions rencontrer à Antigua les responsables
d’une association de femmes indiennes.
Les dames avaient sans doute voulu nous faire profiter
des vestiges de la splendeur coloniale hispanique, car Antigua est l’ancienne
capitale du pays, bâtie par les conquérants dans le plus pur style Siglo XVI. Elle a été détruite en partie à la
suite d’un séisme dû à la proximité du volcan voisin, le Pacaya.
Ce fut la raison du transfert de la capitale à Guatemala Ciudad.
J’avais rejoint ma collègue la veille, venant de
Paris. Le Guatemala m’avait accueilli par un de ses orages du feu de Dieu.
La piste de l’aéroport était encore trempée, mais
c’est l’avion précédent qui avait glissé en aquaplane jusqu’à tomber sur le
bidonville situé en contrebas. Il y avait eu beaucoup de morts.
J’étais donc prévenu, les augures concernant mon
séjour au Guatemala étaient-ils fastes ?
D’ailleurs, le jour de mon départ, trois maisons
faisant face à ce même aéroport ont sauté, plastiquées par les rebelles
indiens. C’était peu avant les accords de paix négociés en Norvège entre la
guérilla et l’armée.
Bref, nous sommes arrivés à Antigua, évidemment sans encombre,
c’est à une quarantaine de kilomètres, pour nous un jet de salive (nous avions
beaucoup à discuter), et la route est bien entretenue, compte tenu de l’intérêt
touristique de la ville.
On y voyait plus de shorts sur ventres bedonnants
surmontés de caméras que de ces robes traditionnelles indigènes aux motifs
complexes, mauve, violet, vieux rose, orangé, jaune, que portent des dames
indiennes à la constitution elle aussi… traditionnelle.
On entendait plus le verbe nasillard des touristes
yanquis que l’étrange silence de la foule indienne, impassible, quasi immobile,
comme repliée dans un profond refus de sa terrible histoire.
Avec les dames qui nous ont accueillis dans une
auberge aérée, nous offrant un repas de poisson grillé aux sauces relevées, tout
allait bien, nous avons parlé affaires, et souri de l’étonnement qu’elles
manifestaient devant notre capacité à prononcer des sons aussi étranges que
ceux du français.
Ce n’est qu’en sortant de là, devançant ma collègue,
que j’ai croisé un Indien qui m’a regardé droit dans les yeux et m’a craché sur
les chaussures.
Par
chance, je n’avais pas mis ce jour-là les pieds-nus que je portais d’ordinaire
Antigua, 1995
12 mars 2008
Il peut faire froid en hiver, à Montpellier, même si
le Pic Saint-Loup oppose un écran à la toute puissance du mistral.
Cette année-là, je venais de m’installer dans cette
ville universitaire comme animateur au Centre de Rencontres pour Etudiants,
surnommé le 665.
A l’époque, l’Eglise réformée ne savait pas trop quoi
faire de ce bâtiment situé dans le quartier Nord, celui des Facs des Lettres et
des Sciences. C’était, dans le principe, un lieu d’animation et de débat, mais
le départ mouvementé de l’équipe précédente l’avait dépouillé de l’ensemble de
ses activités. Restait une coquille vide.
J’avais proposé une orientation qui avait été
acceptée, et l’on m’avait embauché.
J’en étais très heureux, mais au bout de quelques
semaines, je dus me rendre à l’évidence : je m’ennuyais ferme, la maison
était vide durant des jours entiers.
J’avais été pasteur dans l’Eglise réformée, je venais
de demander à le redevenir. C’est sans doute pourquoi, malgré ma mauvaise
réputation d’alors, le Conseil de la paroisse de Maguelone m’a offert de
prêcher un dimanche.
Le temple de Maguelone ne se trouve qu’à quelques
dizaines de mètres de la Gare. A l’époque on y célébrait encore un culte tous
les dimanches et, sans doute grâce à la qualité du prédicateur habituel, le
pasteur Louis Simon, l’assistance y était conséquente.
Ce jour-là, je fis de mon mieux pour intéresser
l’auditoire, puis, profitant du temps prévu dans la liturgie pour les annonces,
j’invitai tous ceux qui le désireraient à venir au 665 à dix-sept heures pour y
boire un verre.
Je précisai que ce serait l’occasion pour moi de faire
connaître les buts que je me fixais, et les moyens que je pensais utiliser pour
y parvenir.
A cette époque, un cinquième de la population de la
ville se composait d’étudiants, et nombre d’entre eux, descendus des Cévennes
ou originaires du Nîmois voisin, venaient de familles protestantes. A mon sens
il y avait donc fort à faire.
J’ajoutai qu’il ferait bon chaud, et qu’un feu
brûlerait dans la grande cheminée.
Une seule personne a été sensible à mon invitation.
Dans le temple, pendant le culte, assis sur les bancs
du fond, quelques clochards attitrés du quartier de la Gare profitaient d’un
moment de répit.
L’un d’entre eux, beau vieillard à barbe blanche et
odeur forte, a fait l’effort de traverser la ville à pied dans l’espoir d’un
bon coup de rouge au coin du feu. Il n’a pas été déçu.
Ni
moi, car sa conversation était étincelante.
Montpellier, 1982
Raymond les pieds nus
5 mars 2008
Le soir du 26 août 1944, lendemain de l’entrée de la
2e DB dans Paris, un bombardier allemand basé au Bourget est venu lâcher au
hasard, en représailles, un chapelet de bombes sur la ville.
La libération étant acquise, il n’était plus besoin
d’aller dormir dans le métro, les gens étaient donc couchés chez eux. Or il
s’est passé très peu de temps entre le moment où la sirène a résonné et celui
où l’avion survolait le Faubourg de Charonne.
J’avais sept ans, mon père était prisonnier en
Allemagne. Nous dormions, ma mère et moi, au cinquième étage, 5 rue de la
Réunion. Une rue étroite.
Par dessus la rue, juste avant d’aller au lit, j’avais
dit bonsoir, en bon petit, à une dame qui habitait en face de chez nous et que
j’aimais bien.
Quand l’alerte a sonné, le temps de nous habiller et
de descendre quatre étages, la bombe était tombée sur l’immeuble d’en face et
ses cinq étages s’écroulaient, à huit-dix mètres de nous qui étions arrivés au
premier.
Couchés au sol, couverts de débris de verre, la
verrière nous étant tombée dessus, assourdis, étouffés par un nuage de
poussière, nous étions saufs.
Mes grands-parents, eux, avaient eu le temps de
descendre à la cave. Ils habitaient à cent mètres, 78 rue d’Avron,
avec leur plus jeune fils, Raymond, qui avait dix-neuf ans.
Ils étaient à l’abri avec leurs voisins, dont une
vieille dame en chemise de nuit, les pieds nus. Bonne âme, Raymond lui a donné
ses chaussures, qu’il portait sans chaussettes.
Bien sûr, le vacarme du bombardement a atteint cette
cave. Un long silence lui a succédé, puis un voisin audacieux, le père Cheval,
est allé voir.
Dans la rue, les gens commençaient à se diriger vers
la rue de la Réunion. Quelqu’un a crié « C’est au 5, l’immeuble est par
terre ! ».
Sachant que c’était l’adresse de la fille de ses
voisins, Cheval est redescendu leur porter cette terrible nouvelle. Raymond a
jailli au-dehors, il a couru jusqu’à l’entrée de la rue de la Réunion.
Il était pieds nus, le sol était couvert de verre
cassé, il est retourné rue d’Avron, est redescendu dans
la cave, a tiré, sans un mot, ses chaussures des pieds de la vieille dame, est
ressorti, a rejoint notre rue et escaladé les décombres pour rejoindre notre
immeuble.
Toutes les portes et fenêtres, sur cinq étages, en
étaient arrachées, mais nous émergions de la poussière, hébétés mais vivants.
Puis les secours se sont organisés. Le chef des FTP, voyant la colère des jeunes du
quartier, a choisi alors les plus remontés, dont Raymond, pour patrouiller
toute la nuit, armés de fusils. Il fallait les occuper, après tout on pouvait
craindre des pillages.
Il n’était pas fou, ce type, les fusils étaient vides…
Paris 1944
Hommage au forgeron
27 février 2008
Mon père avait acheté une berline 201 Peugeot.
Pour les jeunots de moins de soixante ans, je précise
qu’il s’agissait d’une voiture des années 30, une boite noire carrée contenant
quatre places assises, dont celle du chauffeur, plus une roue de secours fixée
à l’arrière. Elle démarrait à la manivelle.
Les amortisseurs étaient constitués de lames d’acier
superposées formant ensemble une sorte d’arc. La plus longue et la plus épaisse
de ces lames se terminait à chaque bout par un œil dans lequel s’insérait une
tige de fixation, c’est ainsi que l’amortisseur était relié à la caisse. Est-ce
clair ? Bon, je commence le récit :
J’ai onze ans. Nous partons en vacances en
Basse-Normandie, mon père, ma mère, Papou et moi (Papou c’est le chien, un fox
marrant).
C’est la première fois que nous sortons de Bagnolet avec
la voiture, elle tire un peu dans les côtes, mais après un arrêt pour casser la
graine dans un bistrot, nous arrivons dans la soirée, peinards, au
Mesnil-Garnier, chez les cousins.
Le bourg du Mesnil-Garnier, entre Villedieu-les-Poêles
et Gavray, compte une dizaine de maisons situées de part et d’autres de la
route, plus une grande église et un vieux château. Les cousins tiennent la
boutique : bistrot, tabac, journaux, épicerie, gaz, mercerie, sabots.
Le lendemain, fier de sa voiture, mon père nous emmène
à la foire de Gavray.
Un nid de poule, clac, la lame maîtresse de
l’amortisseur arrière gauche casse.
Mon père nous rappelle qu’il a fait son service dans
le train des équipages avant guerre, et que ce genre de petits ennuis ne le
prendra pas en défaut.
Il se saisit de son cric à manivelle, soulève la
caisse, insère une grosse cale en bois entre elle et l’essieu, et nous
repartons lentement vers Gavray, un peu en crabe, à la recherche urgente d’un
mécanicien.
Point d’atelier de mécanique à Gavray, on n’y trouve
qu’un forgeron.
Tant pis, nous nous adressons à lui (ma mère reste
dehors avec le chien).
Le type n’est pas jeune, ventripotent, il porte de ces
lunettes rondes dont les branches se terminent par un ressort qui s’enroule
derrière l’oreille.
Il considère la lame cassée, se dirige vers l’immense
tas de ferraille qui occupe un coin de son antre, fouille un peu dedans, en
tire une lame d’acier, la coupe à la dimension, l’amène à sa forge, la porte au
rouge puis au blanc, arrondit chacune de ses extrémités à l’aide d’une pince et
d’un marteau, ding-ding-ding, la refroidit, et la replace à l’endroit voulu
sous la voiture, où elle s’adapte à la perfection.
Le tout sans avoir pris une seule mesure.
Gavray, 1948
20 février 2008
Au métro Belleville, au croisement de la rue et du
boulevard du même nom, se trouve un grand supermarché asiatique. Le quartier
est d’ailleurs devenu un second Chinatown
parisien, après celui du XIIIe arrondissement mais plus prolo que lui.
Aussi, c’est tout naturellement que nous y sommes
allés pour nous ravitailler en kimchi.
Deux de mes enfants sont d’origine coréenne, et la
cuisine coréenne ne peut se passer de kimchi, ce féroce condiment à base de chou chinois fermenté
et de piment.
Nous avions la chance d’avoir encore à la maison ce
garçon de dix-huit ans et cette fille, belle comme tout, qui venait d’en avoir
vingt-deux.
Nous avons pris la voiture, tous les trois, bêtement,
pour nous rendre là-bas, et bien sûr, arrivés sur place, pas moyen de se
garer...
Le quartier est populeux, il l’a toujours été, et
aujourd’hui, même si l’asiatique domine, toutes les origines s’y trouvent
représentées, avec aussi une forte présence maghrébine.
L’avantage du côté souk de l’endroit, c’est que l’on
peut s’y garer en double file sans trop se faire remarquer, à condition du
moins de ne gêner aucune sortie d’immeuble.
C’est ce que j’ai fait. On ne risque ainsi que
quelques coups de klaxon, et ceux-ci ne font que se perdre dans le brouhaha
général.
Mon fils est donc parti voir si le supermarché en
question vendait du kimchi.
Pendant ce temps, sa sœur et moi restions dans la
voiture au cas où la force publique serait apparue et aurait trouvé à redire à
notre mépris des règles de stationnement.
Il faisait chaud.
Certes, les quatre vitres étaient baissées, j’étais en
bras de chemise, ma fille en mini-jupe, mais il est devenu assez vite
incommodant de rester ainsi sur place en plein soleil. La sueur coulait sous le
gris de mes cheveux.
Le garçon ne revenait pas. Après un bon bout de temps,
perdant patience, j’ai envoyé ma fille voir où il en était.
Elle revient, s’appuie à la portière côté conducteur,
approche sa tête de la mienne, et me dit qu’il est à la caisse, qu’il a trouvé
le kimchi
et qu’il n’y en a plus pour longtemps.
S’élance alors vers elle un vieux monsieur arabe,
calotte rouge sur la tête, qui lui crie : « Sauve-toi vite, ma fille,
fissa, les flics sont dans le
coin ! »
Ce brave homme l’avait prise pour une petite pute
chinoise essayant de lever un vieux Blanc.
Un
faubourien pur jus, ce type !
Paris, 1997
13 février 2008
On était en mai, il devait bien faire dans les quarante-cinq
degrés, à Djibouti, la chaleur était lourde, intense, épaisse comme une
fourrure.
J’avais dans l’idée de me faire coiffer tout en
profitant de l’ombre et de la fraîcheur d’une immense boutique de barbier,
repérée la veille dans la ville indigène.
Dans ce dessein, j’avais quitté les abords du port et
traversé la ville européenne, dépassant Le
Palmier en Zinc, ce café dont le nom
rappelle une blague légendaire de nos vieux coloniaux.
Je suivais une avenue très large, sablonneuse, qui
montait doucement vers de lointaines hauteurs. Je me suis arrêté un moment pour
jouir de la vue d’un immense troupeau de chèvres qui descendait dans la
poussière, mené par son berger étique, un Afar vêtu de sa longue tunique
couleur de terre. Un homme au pas lent, au calme millénaire, au regard lointain
ignorant les charmes de la ville, au mépris souverain.
Chez le barbier, une longue glace dont les éléments
occupaient tout un mur affrontait une rangée d’une dizaine de sièges.
On m’a installé sur l’un d’entre eux, demeuré libre,
vers le fond de la salle. Clients et barbiers circulaient, riaient,
s’apostrophaient, et trois immenses ventilateurs bourdonnaient au-dessus de
l’ensemble.
J’étais le seul Européen, d’ailleurs traité en invité
de marque. Mon barbier souriait dans la glace à mon reflet, le coupe-chou en
action, me sculptant la crinière sans se presser, s’interrompant souvent pour
blaguer avec un collègue ou pour…
Oui, pour saisir, de temps en temps, au passage,
discrètement, quelque chose qu’un jeune homme efflanqué lui glissait dans la
main en passant rapidement, furtivement, derrière lui.
Le type entrait, frôlait le coiffeur, ressortait, le
tout silencieusement, la chose ayant changé de main. Peu de temps après, il
revenait…
Je n’ai aucune idée de ce dont il s’agissait.
Après quelques uns de ces passages, mon barbier s’est
aperçu, à l’occasion de l’un des moments de ce manège, que je voyais ce qui se
passait.
Je suppose que si j’avais été un autochtone, cette
indiscrétion n’en aurait pas été une, tous les hommes présents devant bien
savoir de quoi il retournait. Mais j’étais un étranger, un Blanc – peut-être un
fonctionnaire colonial ?
Alors mon gentil barbier m’a regardé droit dans les
yeux, et d’un geste à la fois clair et discret, m’a montré son rasoir.
Je crois avoir compris son message.
Ayant terminé son office, ayant été payé, le bonhomme,
obligeant, m’a reconduit en souriant, sûr de moi, jusqu’à la lumière écrasante
de la rue.
Djibouti, 1962
6 février 2008
Il existe plusieurs lignes de bus parisien que l’on
appelle Traverse. Elles circulent, en
boucle, au travers d’un quartier ou deux. Elles permettent aux gens d’éviter de
grands parcours par les lignes habituelles.
Il y a donc une Traverse
de Charonne, qui relie deux anciens villages devenus quartiers du XXe
arrondissement, le Grand et le Petit Charonne.
Le Grand au Nord, avoisinant Ménilmontant, le Petit au
Sud, le mien, qui se perd dans le Cours de Vincennes.
Les deux bus de la Traverse
sont à peine plus grands que des fourgonnettes. Deux rangs de sièges dans la
longueur, dix ou douze places. Le trajet complet, de Gambetta à Gambetta, dure
peut-être vingt minutes.
C’est assez intime, plus que sur les lignes
habituelles, on entre en disant bonjour, on sort en remerciant le chauffeur.
A l’intérieur on cause.
Entrent deux dames, amies manifestement, une noire et
une blanche, toutes deux… conséquentes.
L’ennui pour elles est que sur le rang où restent deux
places libres, celles-ci sont séparées par un siège occupé. Une dame qui
s’avérera d’origine portugaise s’y trouve assise.
La dame blanche qui vient d’entrer lui dit sans
ménagement de se pousser sur le siège suivant. Ainsi, son amie et elle pourront
s’asseoir côte à côte.
La dame se pousse mais proteste, vexée.
L’autre répond que ce n’est pas une affaire, qu’elle
aurait pu le faire sans qu’on le lui demande.
–
Vous n’avez pas
demandé ! C’est malpoli !
Une petite dame du rang d’en face, à un mètre de là,
renchérit, approuvée par sa voisine :
–
C’est vrai, tout
de même, on ne parle pas comme ça aux gens.
La dame noire s’en mêle, elle défend son amie, on a
bien le droit, selon elle, de choisir sa place, cette dame-là n’a rien à dire
puisqu’elle est assise, que ce soit sur un siège ou sur un autre.
La dame se rebiffe, elle avait choisi un siège, c’est
le sien, si elle avait su elle n’aurait pas bougé.
Le vieux monsieur qui occupe le premier siège du rang
opposé détourne les yeux, ces histoires de bonnes femmes ne le concernent pas.
La discussion devient cependant générale ; elle
se termine sur cette affirmation véhémente de la dame antillaise :
– On est en république, on est libre, il y a eu les
Droits de l’homme et du citoyen, quand même, en 93 !
Triomphante, elle sort avec son amie à l’arrêt
suivant.
–
C’était pas en 1793,
dit la dame du rang opposé, c’était en 1789.
Paris, 2007
L’ami des Noirs
30 janvier 2008
Il s’appelait Geiger. Il était afrikaaner.
Digne pasteur de l’Église réformée d’Afrique du Sud,
il avait dû quitter son pays et fuir en France, pays de la tolérance
religieuse.
On connaît peu cet aspect de l’histoire de
l’apartheid : les calvinistes purs et durs de l’ethnie alors dominante, je
veux parler des Afrikaaners, en étaient les
idéologues et les promoteurs les plus fervents.
Là-bas, l’Église catholique romaine, l’Église
anglicane, d’autres encore, combattaient cette politique infâme, mais nos bons
pasteurs gerevormeerden
prêchaient en sa faveur, sur le thème de la malédiction de Cham, ancêtre
supposé des peuples noirs (Genèse, chapitre 9), ou sur d’autres funestes
âneries de ce genre.
L’Alliance Réformée Mondiale, qui regroupe les Églises
de sensibilité calviniste, avait exclu cette Église de la liste de ses membres,
elle l’avait en quelque sorte excommuniée, déclarant hérétique la légitimation
théologique de l’apartheid. Quand on connaît la tolérance doctrinale de cette
institution, on peut comprendre le caractère exceptionnel de cette mesure.
Geiger avait dû s’expatrier pour cause de désaccord
avec les pratiques de son Église. Ce désaccord public avait fait de lui… un
mouton noir.
Il était physiquement menacé, de toute façon sans
emploi, réprouvé, banni : un martyr de la cause antiraciste.
C’est pourquoi nous l’avions invité à une soirée consacrée
à l’apartheid. Il représentait pour nous le bon combat.
Nous étions alors étudiants à la Faculté de Théologie
Protestante de Paris, boulevard Arago.
Geiger s’exprimait aisément en français. Il nous a
longuement conté les modalités de son éviction et les conditions de son
odyssée. Puis il est entré dans le vif du sujet : la condition des Noirs
en République Sud-Africaine, vue sous l’aspect confessionnel.
Il nous a dit par exemple son horreur de cette
situation où les Noirs ne pouvaient prier dans les églises des Blancs.
« Certes, nous disait-il, les Noirs sont
inférieurs, incapables de rien créer, habiles seulement à copier ce que les
Blancs leur montrent, semblables en cela aux Jaunes, mais de plus immoraux et
jouisseurs, de vrais enfants rieurs doués pour la danse, certes, mais sales et
portés sur le stupre et l’alcool… mais ce n’est pas une raison pour les
exclure, compte tenu du commandement de notre Seigneur nous invitant à la
charité chrétienne. »
C’est alors qu’est retombée l’admiration que nous
portions à ce héros protestant de la lutte contre l’apartheid.
Paris, 1959
23 janvier 2008
Dans le programme de ce colloque il y avait une soirée
ballade. La dernière réunion terminée, nous sommes partis vers le Nord. Il
faisait nuit, bien sûr, c’était l’hiver norvégien, mais il ne neigeait plus.
La voiture nous a laissés dans la forêt et nous avons
grimpé dans la neige jusqu’à une sorte de plate-forme.
Elle formait un grand demi-cercle, et, dispersées ici
et là, on trouvait des billes de bois sur lesquelles s’asseoir. Au fur et à
mesure que l’un d’entre nous, à bout de souffle, y arrivait, un jeune costaud
en pull et bonnet de laine lui servait un verre de vin chaud.
Puis nous avons suivi un chemin étroit et tortueux, à
flanc de colline. La neige tombait des branches en gros paquets lorsqu’on
heurtait un tronc dans le noir. Le sentier est devenu une sorte de fossé entre
des éboulis, puis une tranchée profonde, resserrée, qui serpentait. On marchait
en file indienne.
Il a fallu se glisser dans une fente du rocher pour se
trouver, essoufflé et suant, au-dessus d’une grande salle souterraine dans
laquelle on descendait par quelques marches de bois.
C’était une sorte de vaste restaurant enfumé, peuplé,
qui évoquait la grotte primitive.
Il s’agissait d’un club. Nous nous sommes installés à
des tables en bois brut, sur des bancs, et on nous a servi – une jolie jeune
fille blonde – de fines tranches de viande de bœuf séchée et une sorte de
cheddar, le tout sur du pain noir. On buvait de la bière. Il régnait là une
sorte de paisible fraternité.
Après un verre d’akvavit, nous sommes ressortis pour
rejoindre une petite clairière où un traîneau nous attendait. Il était attelé
d’un bon gros cheval velu aux sabots énormes. Nous sommes partis dans la forêt.
Ce fut une longue ballade hors du monde. Un temps hors
du temps. On n’entendait que le son des patins glissant sur la neige, le son de
la petite clochette accrochée à la crinière du cheval… et la discussion professionnelle
que deux de mes collègues, un Hollandais et un Danois installés à l’arrière,
tenaient en anglais.
J’étais dans un conte de Noël – ce bourdonnement de
voix mis à part – béat dans le grand froid, et quand je l’ai vu, moi seul, sur
la gauche, au travers des arbres, passant de l’ombre à quelque trouée où la
neige faisait naître une lueur, puis disparaissant à tout jamais, j’ai été
heureux, reconnaissant.
J’avais reconnu mon double animal, sorti de sa
solitude boréale pour me saluer.
Au matin, dans l’auberge où nous résidions, le garçon
me dit que oui, on en rencontre parfois, dans les bois, de ces gros balourds
d’élans.
Elverum, 1995
16 janvier 2008
Le maire était passé me voir. Une jeune femme semblait
avoir disparu de la ferme isolée où elle vivait avec ses beaux-parents, sur les
hauteurs, il se passait de drôles de choses là-haut, je ferais mieux d’y monter
voir, ces gens étaient protestants.
On était en septembre 1961 et, jeune pasteur, je
remplaçais un collègue malade dans un village ardéchois.
Le mari, le fils des deux vieux, était en Algérie,
"sous les drapeaux".
Le maire m’en a dit plus sur eux : leur ferme,
tout entourée de bois, se tenait au bord d’un ravin ; de l’autre côté se
trouvait une ferme catholique, et chaque soir, les deux patrons allaient pisser
au bord du ravin en s’injuriant de loin de toute la verdeur de leur parler
occitan…
La belle-fille était toute jeunette. Des bruits
avaient couru, on l’aurait vue dans les bois avec le cadet de la ferme
catholique…
Le vieux et sa vieille m’ont accueilli avec la réserve
à la fois digne et déférente due à la visite d’un pasteur.
Il était grand et sec, avec des cheveux tout blancs,
et se tenait encore bien droit. Sa femme aussi était grande et mince, elle
avait les yeux très clairs et un chignon gris bien serré sous son chapeau de
paille.
On m’a installé dans la cuisine, devant l’âtre,
j’avais un vieux de chaque côté, et midi approchant, j’ai dû choisir entre le
café et le vin de noix.
A suivi la conversation habituelle, portant sur le
temps, la saison, les travaux des champs et leur rapport, la vie de la
paroisse, ce genre de choses. Bien sûr, aussi, les nouvelles du fils et
quelques considérations mesurées sur "les événements" d’Algérie.
Une conversation affable et tranquille. Et pas un mot
sur la belle-fille, pas un signe non plus qu’elle ait
pu se tenir dans les parages.
La fin de ma visite approchant, j’ai fait ce que mon
office imposait. J’ai ouvert la Bible, en ai lu un bref passage et terminé
ainsi : « Prions le Seigneur ». J’ai prié pour le fils et sa
jeune femme, pour eux, pour leur santé, pour les combattants des deux côtés,
pour le Pays et pour l’Eglise.
Puis nous nous sommes levés, nous sommes allés jusqu’à
la porte. C’est toujours à ce moment-là, à cet endroit, que s’expriment les
choses importantes. Aussi, j’ai dit alors ce à quoi ils s’attendaient depuis le
début, ce pour quoi j’étais venu : « Et votre belle-fille ? Je
ne l’ai pas vue… »
Ce fut la femme qui a craqué, elle a fondu en larmes.
Le vieux l’a regardée, a soupiré, et m’a fait signe de
le suivre ; il m’a mené de l’autre côté des bâtiments de la ferme, jusqu’à
un recoin du mur, là où se trouvait une porte basse, celle de la soue au
cochon ; il l’a ouverte, et une toute jeune femme blonde en est sortie en
se baissant, vêtue de sa blouse à fleurs, les bras croisés sur sa poitrine.
Saint-Laurent-du-Pape, 1961
9 janvier 2008
Il y a quelques années, Claudia et Angela sont venues
passer l’été chez nous à la campagne, dans le Poitou, avec notre petite-fille
Sonia. Tout naturellement, elles nous ont appelés elles aussi Grand-père et
Grand’mère, et cette habitude leur est restée.
Depuis lors elles sont revenues souvent, et
nous-mêmes, nous nous sommes habitués à parler de ces gamines comme de nos
petites-filles.
Au village, personne ne s’étonnait de nous voir deux
petites-filles noires puisque nous avions aussi des enfants asiatiques !
Ce sont maintenant deux belles jeunes filles, des
Camerounaises de Paris, élégantes et charmantes.
L’an dernier, Angela a passé l’année scolaire chez
nous, inscrite au lycée de Melle, elle avait eu quelques difficultés à passer
en première dans son lycée parisien.
Angela est très artiste, elle a participé avec passion
aux activités du club de théâtre du bahut.
Nous étions invités, bien sûr, à la soirée de fin
d’année donnée par ce club mais j’ai dû y aller seul, si bien que je l’on m’a
installé à la table de gens que je ne connaissais pas.
Cela se passait dans un grand réfectoire, et les
parents et amis étaient regroupés autour de tables, en effet, ce qui permettait
aux jeunes acteurs de se succéder devant chaque tablée, seul ou à deux, pour y
présenter un sketch ou réciter un poème.
La dame qui me faisait face m’a dit qu’elle était là
pour voir jouer sa fille. Tout naturellement, je lui ai répondu que moi,
j’étais venu pour ma petite-fille. Elle m’a demandé laquelle c’était, et comme
je la lui montrais, elle l’a regardée de loin en silence…
Puis Angela est venue faire son numéro, très
brillamment d’ailleurs, à notre table. Elle s’était installée tout près de la
dame en question.
Celle-ci la fixait intensément.
Après le départ d’Angela, la dame m’a regardé moi
aussi, puis elle m’a dit : « C’est frappant, elle a vos
yeux ! »
Je ne savais pas quoi dire, je ne voulais pas la
rendre ridicule devant les autres personnes présentes, je me suis tu, je me
suis borné à sourire.
Quelque temps après, regardant Angela de loin, elle a
ajouté : « C’est absolument frappant ! »
J’aime beaucoup Angela, même si elle n’est pas
vraiment ma petite-fille. Je suis vraiment content qu’elle ait au moins mes
yeux.
Melle, 2007
2 janvier 2008
Je l’avais acheté au BHV, à Paris, en face de l’Hôtel
de Ville. Le manche était en corne et la lame se trouvait à l’intérieur :
on appuyait du pouce sur un bouton, elle surgissait d’un coup avec un petit
clic très inquiétant.
J’avais quinze ans. Mon but n’était pas de m’en servir
mais de crâner devant mes potes.
Un soir, je rentrais tard, venant de Paris. J’avais
raté le dernier 101, je devais revenir à pied en traversant les fortifs et
presque tout Bagnolet.
On appelait fortifs un no man’s land qui entourait tout Paris à l’emplacement des
anciennes fortifications. On disait aussi la Zone, d’où le terme de zonards
appliqué aux marginaux qui y trouvaient refuge.
La nuit, en hiver, la traversée n’était pas sans
risque.
Cette fois-là, mon copain Kiki m’avait accompagné
jusqu’à la Porte de Bagnolet. Il habitait tout près.
Il était près de minuit. Nous nous étions arrêtés le
long du square Séverine, presque à l’entrée des fortifs, juste avant l’ancien
octroi aujourd’hui disparu, un petit bâtiment en briques qui ne laissait qu’un
couloir étroit, non éclairé, entre lui et la grille du square.
Un type nous avait dépassés sans que nous fassions
attention à lui.
Kiki m’a quitté et j’ai commencé la traversée de ce
passage quand j’ai vu quelque chose apparaître à l’angle du bâtiment et se
retirer brusquement. Le gars m’attendait au débouché du couloir.
J’avais mes Aigle
aux pieds, des baskets silencieuses, j’ai fait demi-tour et j’ai contourné le
bâtiment, traversé l’avenue en courant, et remonté l’avenue sur le trottoir
opposé jusqu’au moment où j’ai vu, de dos, le type qui m’attendait toujours.
Surpris, il a regardé vers le couloir puis y a
disparu. Moi j’ai filé à toutes jambes vers Bagnolet, à travers la Zone.
Quand il a vu où j’étais passé il s’est mis à me
courser. Je courais vite à cette époque, mais lui aussi.
Il devait être vexé de s’être laissé avoir et sans
doute très à court d’argent.
A Bagnolet, l’avenue Gambetta est très large, toute
droite et longue de deux kilomètres.
A l’époque, elle était chichement éclairée de rares
lampadaires à la lumière blafarde, bizarrement orangée. Ils formaient halo sous
le léger brouillard.
Il n’y avait personne. Au bout d’un moment je me suis
arrêté, je n’avais pas d’autre solution, et j’ai attendu le type.
Il est arrivé sur moi, j’ai sorti le couteau, le clic
a retenti, la lame est sortie d’un coup.
Il s’est arrêté brusquement, il s’est retourné et il
est reparti.
Moi aussi.
Bagnolet, 1952
26 décembre 2007
Le hall du siège central du Holt, à Séoul, était plein
de monde. Un car y avait déversé sa cargaison de jeunes Français d’origine
asiatique accompagnés de leurs parents au type européen.
En Corée du Sud, le Holt est l’un des organismes qui
s’occupent des orphelins et de leur adoption hors du pays.
Au cours de leur petite enfance, les jeunes de ce car
étaient tous passés par un des nombreux orphelinats du Holt. Ils avaient
maintenant de quinze à trente ans, ils étaient là pour obtenir des informations
sur leurs origines.
Pour certains d’entre eux, pour certaines, c’était
l’aboutissement d’une longue attente, mêlée de doutes, de craintes et
d’hésitations. D’autres profitaient simplement du voyage, de l’occasion d’en
savoir un peu plus. Tous attendaient les dames du Holt, retranchées dans leur
bureau.
Tension, impatience, nervosité, rires saccadés, boules
sur l’estomac, pâleurs… et cigarettes, cigarettes.
Mikaëlle attendait comme les autres. Une élégante Parisienne
aux yeux bridés, le genre un peu évaporé, très féminine, avec un bon job dans la com. Elle était la seule à venir sans ses parents.
De temps en temps, une dame sortait d’un bureau et
appelait quelqu’un. A l’intérieur, elle lui communiquait ce que disait le
dossier :
– Oui, il y avait encore près de Séoul un vieil oncle
– Oui, on avait retrouvé la trace de la mère biologique, il fallait attendre,
ou bien il fallait se rendre dans telle autre ville – Non, toutes les pistes
étaient coupées, rien à faire...
Un jeune sortait de là plein d’espoir, observé par ses
parents… – une autre se jetait dans la rue, se cachait entre deux voitures pour
sangloter, sa longue attente brisée net.
La matinée avançait, presque tous avaient été appelés,
Mikaëlle seule attendait encore. Elle commençait à
s’interroger.
D’autant que les dames coréennes étaient maintenant
devant la porte de leur bureau. Elles se concertaient. Elles évitaient de la
regarder.
L’une d’elles est venue me chercher. J’étais pasteur,
on pouvait, pensaient-elles, me confier un secret. Elles m’ont tout dit. Elles
étaient émues, honteuses : comment avouer cela à cette jeune femme ?
Je suis retourné voir Mikaëlle :
– On a retrouvé la trace de
ton père, c’est le problème : c’est l’ennemi public numéro un, un gangster
de Pusan, le Marseille coréen.
Et à la surprise des dames, Mikaëlle
a éclaté d’un grand rire, rire de délivrance. Elle avait sa réponse. Elle
allait rencontrer son père.
Elle n’a pas pu le faire. Il a été trouvé mort,
justement le lendemain, tué par balle dans une rue obscure.
Ce soir-là, au bar, nous sommes restés longtemps à
boire avec Mikaëlle.
Séoul, 1994
19 décembre 2007
Parmi ceux qui s’avançaient, il y avait cette très
jolie fille. Fine, élancée, toute gracieuse.
Il était clair qu’il s’agissait d’une prostituée, ou
du moins qu’elle menait, comme on dit, une vie dissolue. Sa tenue, sa démarche,
la dénonçaient, malgré le pieux foulard qui lui couvrait les tresses.
L’assemblée était en prière, chacun, fidèle à la consigne
imposée par les pasteurs, fermait en tout cas les yeux pendant que les
pénitents venaient s’agenouiller devant le simple banc placé au pied de
l’estrade.
Poussés par Sissongo,
l’esprit du Dieu Tout-puissant, ils avaient décidé, juste là, de donner leur
vie au Seigneur Jésus, qui les avait lavés de son sang précieux, et portait
maintenant sur lui leurs péchés.
Ainsi s’avançait et s’agenouillait la jeune fille,
petite fleur des rues de Ouagadougou.
Elle pleurait, inondée de pleurs d’amour pour son
Sauveur, elle laissait sa vie de perdition derrière elle, elle le décidait à
cet instant même, elle était désormais sainte et pure, propre, magnifiquement
heureuse.
Tout le passé de misère était derrière elle, devant
elle s’étendait l’avenir, une vie nouvelle, tous les possibles.
L’assemblée, des centaines de miséreux magnifiés par
la profondeur de leur espérance, s’était mise à chanter, et la jeune femme se
balançait lentement, à genoux dans la poussière.
Jamais je n’avais vu un visage aussi beau.
J’avais vécu cela, moi aussi, autrefois, et je
regardais ma petite sœur sahélienne naître à nouveau.
Je la regardais, empli d’une avisée compréhension.
Ce qu’elle a su, me découvrant la contempler quand il
était interdit de le faire, violant ainsi le moment de sa mue.
Qu’est-ce que je faisais, moi, à pénétrer ainsi
l’intimité de Dieu… !
La joie de la fille a disparu d’un coup, remplacée par
une moue amère, tout le passé lui revenant.
Un regard avait suffi.
Aujourd’hui encore, près de vingt ans plus tard, j’ai
honte.
Ouagadougou, 1990
Les avions se sont
rapprochés. Quelqu’un a dit : « Ça, c’est des Français, je reconnais
le bruit. » Ici et là, des gens ont approuvé, on reconnaissait bien le
bruit, c’était pas des avions boches.
C’est à ce moment là qu’ils
ont piqué sur nous et qu’ils ont commencé à nous mitrailler.
« Merde, c’est des
Italiens ! » a crié le spécialiste improvisé, et personne n’a
répondu : chacun s’était déjà couché, à l’abri sous une charrette ou dans
un fossé. Sauf les morts.
Charles nous avait attrapés,
sa fille Lélou et moi, il nous avait jetés dans le
fossé, il s’était couché sur nous.
Les deux Savoia faisaient des allers et
retours. Pendant que l’un remontait et tournait tout là haut pour revenir,
l’autre piquait et mitraillait la foule sur la route.
Où était ma mère, où était
Simone, la mère à Lélou, je savais pas. J’avais le
nez dans les orties, j’étais pas content. Lélou pleurait, pas moi. J’avais
pas peur.
A trois ans, un môme n’a pas
peur de la mort, il a peur si sa maman crie, mais là, j’avais oublié ma mère,
les orties passaient avant elle.
La vérité, c’est que, outre
l’impression confuse d’avoir été mêlé à une foule en mouvement sur une route,
d’avoir marché longtemps près de ma mère, lui tenant la main, en compagnie de Lélou et de ses parents, je ne me rappelle que les orties
et le poids du corps de son père. Tout le reste est reconstitué d’après les
récits subséquents.
Sur le moment, les
événements inhabituels, subits, ne se prêtent pas au commentaire. Une fois les
avions italiens partis, les gens sont restés longtemps silencieux. Quelqu’un a
dit seulement : « Ils font le même bruit que les Français ». Et
chaque fois que ma mère raconterait cette histoire, elle répéterait :
« Forcément, on se méfiait pas, ils font le même bruit que les
Français ».
Il m’avait paru tout à fait
normal que Charles nous ait protégés de son corps, qu’il se soit placé entre
nous deux et des balles éventuelles.
Il m’avait paru tout à fait
normal, c’était la guerre, que deux chasseurs Savoia mitraillent une foule de
civils sans défense, en marche sur une route du Poitou encombrée de vaches, de
landaus et, il est vrai, de quelques pioupious en déroute.
C’était l’Exode,
l’inhabituel et l’anormal y étaient devenus normalité.
Il me semble pourtant avoir
eu confusément le sentiment, ou plutôt la sensation, que l’on m’avait sans
raison voulu du mal, à moi, un petit enfant.
C’était le début d’une
longue défiance.
Chasseneuil-du-Poitou, 1940
– Parce que je n’y arrive pas, Grand’mère ! (trop de déclinaisons, trop de verbes compliqués).
Elle en concluait que je
n’étais pas en forme, mal fichu sans doute, il me fallait un coup de pouce,
qu’elle allait me donner illico grâce à son remède miracle :
– Tu as besoin d’un bon bain de pied !
Chaque fois que je rentrais
à la maison, revenant de ma visite hebdomadaire, on me demandait en riant si
j’avais eu droit à mon bain de pied. C’était exagéré, je n’ai jamais connu cela
qu’une dizaine de fois.
J’avais quinze-seize ans,
alors, et je n’aimais pas trop ôter mes baskets (l’Aigle était la marque favorite des gamins de l’époque), remonter
le bas de mon "pantalon de golf", m’asseoir sur la chaise cannelée et
mettre mes pieds dans la bassine pleine d’une eau salée toujours trop chaude.
C’était pourtant de bons
moments, au cours desquels j’étais régalé de récits pleins de bouleaux sous la
neige, de loups hurlant autour des isbas au cours des nuits d’hiver, de grands
poêles bâtis surmontés de lits et de berceaux.
Ma grand’mère était une
menteuse hors pair. Entre deux religieuses au chocolat, qu’elle enfournait
gloutonnement pendant que je trempais (j’aurais les miennes une fois les pieds
secs), elle nattait ses vibrantes créations narratives à la façon des
"petites mères" russes, quand elles chantent en chœur avec tant
d’inventivité.
Une Russie de romans de
gare, avec serfs affranchis et nurses anglaises musant à la façon des dames de
chez Tchékhov…
Elle arrangeait ses
souvenirs, la Maria Yevguenievna. Tout juste si elle
n’avait pas conduit une troïka en voltige, ou plus prosaïquement une télègue,
pour aller chasser l’ours de l’Oural…
Etait-ce bien de ses
souvenirs qu’il s’agissait, datant d’avant 1905, ou bien venait-elle de
terminer la lecture de "Michel Strogoff" ?
Enfin, j’avais toujours la
tête pleine d’images quasi-cosaques quand il s’agissait de rentrer à la maison.
Avant que je sorte, nous
avions bien sûr "fait les chaises", selon cette coutume russe bien utile
qui consiste à s’asseoir ensemble un moment avant de se quitter.
En bas de chez elle, je me
retrouvais à Ménilmontant, rue Julien-Lacroix, Paris XXe.
Paris,
1953
Pour retrouver un récit, cliquer sur son titre dans
le tableau ci-dessous :
N.B. : Les lieux et dates entre parenthèses se réfèrent
aux circonstances du récit, non à sa rédaction.
13 août 2008 Quand
j’étais juif (Paris, 1954) 20 août 2008 Rond comme un
ministre (Foumban, 1994) 27 août 2008 L’homme de quart (Dar-es-Salaam, 1962) 3 septembre 2008
Soleil, lève-toi (Arthenay, 1948) 10 septembre 2008 La grand’messe (Paris
Ve, 1976) 17 septembre 2008 À la Cary Grant ! (New-York,
1996) 24 septembre 2008 On n’a pas besoin d’autant (Bagnolet, 1947) 1er octobre 2008 Peupliers et marcassins (Arcy-sur-Cure, 1942) 8 octobre 2008
Au bon fisc malouin ! (Saint-Malo, 1955) 15 octobre 2008 La danse des rieurs (Mahajanga, 1962) 22 octobre 2008 La question douanière (Ado, 1994) 29 octobre 2008 René cinéphile (Versailles, 1955) 5 novembre 2008 Les psaumes à la truite (Lucelle, 1974) 12 novembre 2008 Élections, piège à con ! (Corbeil-Essonnes, 1968) 19 novembre 2008 Avez-vous lu la Bible ? (Glay, 1974) 26 novembre 2008 La France de Monsieur R. (Les
Lilas, 1947) 9 avril 2008 Le passage du Canal (Port-Saïd, 1962) 16 avril 2008 Sept à table (Berlin-Est, 1978) 23 avril 2008 Les chars de M. Khrouchtchev (Céligny,
1961) 30 avril 2008 Regrets et abattement (Paris, 1981) 7 mai 2008 Le dictat des mésanges (Saint-Coutant, 2007) 14 mai 2008 Oh Mama-Benz ! (Cotonou,
1993) 21 mai 2008 Saïd et les abats (Beauvoisin,
1977) 28 mai 2008 Poussé à la désertion (Diégo-Suarez,
1962) 4 juin 2008 Le livre écorné (Nagarote,
1995) 11 juin 2008 Un costume en fibre de bois (Paris, 1945) 18 juin 2008 Le petit pont de fer (Ambohimanambola, 1963) 25 juin 2008 Pour les miens (Gumri, 1993) 2 juillet 2008 L'Arabe du coin (Pantin, 1990) 9 juillet 2008 La dinde et nous (Bagnolet, 1946) 16 juillet 2008 L’eau de rose (Fréjus, 1962) 23
juillet 2008 Va
donc travailler ! (Plovdiv, 2006) 30
juillet 2008 Vous avez oublié (Lomé,
1994) 6
août 2008 Émotif (Genève,
1961) 5 décembre 2007 Babouchka maya (Paris, 1953) 12 décembre 2007 Le même bruit (Chasseneuil-du-Poitou,
1940) 19 décembre 2007 L’intimité de Dieu (Ouagadougou,
1990) 26 décembre 2007 Attente et consternation (Séoul, 1994) 2 janvier 2008
Un schlass de
première (Bagnolet, 1952) 9 janvier 2008
Absolument
frappant (Melle, 2007) 16 janvier 2008 Cherchez la
femme (Saint-Laurent-du-Pape, 1961) 23 janvier 2008 Le passage de
l’élan (Elverum, 1995) 30 janvier 2008 L’ami des Noirs (Paris 1959) 6 février 2008 La Traverse de Charonne (Paris, 2007) 13 février 2008 Le coup du rasoir (Djibouti, 1962) 20 février
2008 Sauve-toi
vite… (Paris, 1997) 27 février 2008 Hommage au forgeron (Gavray, 1948) 5 mars 2008 Raymond les pieds nus (Paris, 1944) 12 mars 2008 Du feu dans la cheminée (Montpellier, 1982) 19 mars 2008 A un jet de
salive (Antigua, 1995) 26 mars 2008 La loi improbable (Paris,
1997) 2 avril 2008 Poésie envahissante ! (Montpellier 1988)
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