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Vos
remarques : jean.alexandre2@orange.fr
théo-logie
"… l’absence
d’une règle canonique dans l’exploitation du texte ouvre à tous la possibilité de référer leurs actes à la
Bible. Dès lors, la lecture du texte et son exploitation n’ont plus partie
liée. La lecture est innocente et l’exploitation libre."
Albert Defau,
La Bible et son Exploitation
On parle
beaucoup
des "lectures" nouvelles de la Bible. Les anciennes se défendent bien
aussi. On parle moins des rapports de force dans lesquelles ces lectures se
placent.
On dit moins que, dans les nouvelles
comme dans les anciennes, les clercs sont en position de pouvoir. Seraient-ils
"évangéliques" ou seraient-ils "matérialistes".
Pouvoir sur les textes,
pouvoirs sur les têtes et les cœurs. Pouvoir des herméneutes et du Grand
Herméneute qu’on désire. Saint-Hermès priez pour nous, pauvres pécheurs.
Pouvoirs du
critique-historien, de l’analyste, du textualiste, du matérialiste… sur les
Écritures et sur les badauds badant de la bouche.
Pouvoirs des clercs d’Église
et des clercs d’École : les grand’luttes sont entre eux, mais pas toujours
connues d’eux-mêmes. Quant aux gagnants : souvent ceux des Écoles
d’Églises, pour peu que ces Écoles aient le parfum universitaire.
Je fus clerc d’Église et
clerc d’École, et je cesse de l’être pour cela que mes ancêtres paysans,
artisans, ouvriers me firent honte.
Comme toute activité
sociale, la lecture et l'exploitation des Écritures demande à ce que soient
explorées les possibilités de rapports d'un autre type. Non pas des rapports
qui excluent la nécessité des clercs et de leurs compétences, mais qui les
resituent.
Il s'agit de montrer que
sans un peuple qui lise les Écritures, qui se sente capable de le faire et qui
ait ses raisons pour le vouloir, le jeu des exégèses et des analyses est un jeu
malsain, le jeu de l'éternelle réponse religieuse à l'éternelle question
métaphysique.
Ce texte est écrit par un
protestant. Une telle situation, en France, comporte une difficulté, qui est
que le gros des Français risque fort de ne trouver ici qu'une langue exotique.
La difficulté des
protestants, c'est qu'ils sont souvent contraints de s'expliquer dans le
langage des autres, ce qui n'est pas propice à la communication, et les laisse
souvent incertains sur eux-mêmes.
Ce texte est
hyper-protestant, non sans ironie sur lui-même. Il vise un lointain renouveau
de la quête d'une juste articulation entre l'institution ecclésiale et la
pratique biblique.
Cette quête, dans l'histoire
des communautés non-juives issues des Écritures juives et de la Parole
subséquente, a trouvé dans la Réformation un de ses moments les plus forts.
Il me semble qu'elle est à
reprendre, aujourd'hui et ici, entre autres par les disciples conséquents des
Réformateurs, selon qu'il a été dit précisément par ceux-ci : "Ecclesia
reformata semper reformanda" (l'Église réformée est toujours à
réformer).
Pour saisir l'enjeu de ces
lignes, tout au moins pour leur auteur, on se souviendra simplement de ce que
la Tradition des protestants ne veut être rien d'autre que l'Écriture biblique,
ce qui fait que tout bouleversement dans l'idée qu'on se fait d'elle ou de sa
lecture bouleverse tout le Protestantisme.
Je dirai rapidement pour
commencer, sans chercher à âtre original, que nous vivons tous aujourd'hui sous
le règne de la productivité.
L'idéologie de la
productivité comporte une difficulté majeure. Les marxistes diraient : une
contradiction interne. Elle induit une spécialisation extrême des tâches, donc
plus ou moins des compétences, qui tue la possibilité d'une culture, même
techniciste.
Le résultat en est que les
"agents" (et non plus les sujets) sont atomisés à tout point de vue,
coupés de leur historicité.
Dans le domaine de la
lecture des Écritures, cela aboutit à ne considérer celle-ci que par rapport à
ses fruits immédiats, à son rendement. On n'est plus en mesure de la pratiquer
sans calculer ses effets, comme elle doit l'être.
Elle n'est plus cet apport
fondamental de l'histoire et de la poésie aux sujets, apport qui se traduira de
soi-même, en chaque occasion, en références et conduites appropriées.
Lorsque la lecture des
Écritures était plutôt pratiquée ainsi, soit grossièrement, dans les sociétés
protestantes, du XVIIème au XIXème siècles, elle permettait que les grands
courants culturels, spirituels, l'utilisent pour définir références et
conduites.
C'est sur cette base que se
constituèrent, entre autres, des théologies. Celles-ci supposaient, dans ces
sociétés, une pratique commune, continue et populaire, de la lecture. Une
lecture culturelle, fondamentale.
Chez les Réformés, la
prédication n'était souvent autre chose que l'exposé, la reprise, de ces
références vitales, d'abord, et des possibilités de conduite morale, sociale et
politique qu'elles induisaient. La prédication était alors historique, tout au
moins dans son départ.
Dans son arrivée, s'il est
vrai qu'elle aboutissait souvent à un détournement religieux, elle n'en
produisait pas moins quelque chose comme un type d'hommes, et quelques traits
sociaux caractéristiques.
Ces traits, ce type, sont à
critiquer et à situer, bien sûr, mais il est certain qu'ils ont pour une part
modelé pour la meilleure et pour la pire histoire la configuration d'une grande
partie des sociétés anglo-saxonnes, de l'Europe et, plus récemment, de
l'Afrique Noire.
Certes, cette historicité même
provoquait une séparation entre ceux qui lisaient de près les Écritures et les
autres, entre les clercs et le reste du peuple. Et même si les clercs
protestants firent tout pour que le peuple lise, il resta toujours vrai que les
éléments "éclairés" du peuple n'eurent d'autre choix que de chercher
à ressembler aux détenteurs de la meilleure compétence : aux clercs.
La situation actuelle de la
lecture joue sur cette supériorité de compétence des clercs, précisément, de
façon malsaine. Le clerc devient plus que jamais celui qui doit produire des
réponses.
Et dans le même temps cette
production n'est plus pertinente dans la mesure où le clerc s'adresse à des
agents de production spécialisés autrement, qui ne sont plus en mesure de
relier par eux-mêmes les réponses du clerc aux questions qui se posent à eux,
et à eux seuls, à chacun seulement, à tel groupe particulièrement.
La spécialisation du clerc,
parallèle à la spécialisation de tous, est précisément ce qui l'empêche de
communiquer les produits de sa lecture.
En retour, cette double
détermination de spécialisation et de coupure – ce double bind – le pousse à
acquérir des compétences techniques de plus en plus poussées, qui accentuent
encore la coupure.
Ou bien, inversement, elle
le conduit à abandonner ce qui fait sa spécificité, et à se tourner vers la
seule gérance d'une institution, ce qui est le simple cléricalisme.
Ou encore : elle l'amène à
se rabattre sur le monnayage d'idéologies toutes faites perçues comme capables
de lutter contre le mode actuel, réellement mortifère, des rapports sociaux.
Telle est, à mes yeux,
actuellement, la situation des clercs protestants – pasteurs, docteurs et laïcs
"éclairés"
On ne s'étonnera pas, dans
ces conditions, de voir précisément les couches de la population les moins
intégrées dans le système social actuel, les plus rejetées par lui dans les
marges de la société, se tourner avec passion vers les souvenirs d'une époque
où la lecture et, donc, la prédication, étaient historiques.
De même, on reconnaîtra dans
le relatif afflux de banlieusards déracinés, caractéristique d'une classe
moyenne en expansion, vers les petites Églises "indépendantes" qui
proposent ce programme-là, un même désir de sécurité affective et sociale.
Les clercs qui répondent à
cette demande très réelle font valoir que ces milieux, en ce qu’ils se sentent
ou sont écartés du pouvoir culturel, sont les pauvres d'aujourd'hui et, par
conséquent, les vrais destinataires du message évangélique.
En d'autres termes, ils
accusent plus ou moins ouvertement leurs collègues de se conformer au monde
présent, de s'aliéner à lui, ce en quoi ils n'ont peut-être pas tout à fait
tort.
Là où à mes yeux ils errent,
c'est dans la solution qu'ils adoptent. Le retour à une historicité passée est
dans les termes mêmes une absurdité. Si bien que la réponse à la question qui
nous est posée aujourd'hui me paraît être ailleurs.
Elle vient, pour moi, de la
considération suivante : ce qui a changé, pour nous, c'est que l'on ne
peut plus considérer qu'une culture soit universelle.
Aucune culture ne l'a jamais
été, mais chacune d'entre elle a passé pour telle aux yeux de ceux qui vivaient
d'elle. Ce n'est plus le cas aujourd'hui pour nous, Occidentaux.
Lorsque la culture
chrétienne passait en Occident pour universelle, la culture biblique était chez
les protestants un bien commun, même si, comme je l'ai dit, elle était surtout
le fait des clercs et des éléments "éclairés" du peuple, c'est-à-dire
développée parmi les milieux les plus riches, nobles et bourgeois.
Le rôle des clercs consistait
alors à exploiter ce donné dans les domaines les plus variés de l'existence. On
appelait cela prédication, parce que ce mot avait alors pour sens, entre
autres, l'attribution de quelque chose à quelqu'un.
Aujourd'hui, cette
exploitation, cette attribution ne sont plus possibles, dans la mesure où le
point de départ – les rudiments culturels à partir desquels se constitue la
chose à attribuer – n'est plus considéré globalement comme pertinent, ou, tout
simplement, échappe à la compétence culturelle du peuple. Plus
généralement : rencontre l'aphasie culturelle du peuple. Plus radicalement
: se heurte au fait qu'il n'y a plus de peuple, mais une collection d'agents et
d'usagers.
Dans le même temps,
d'ailleurs, ces agents et usagers sont travaillés par le désir, né du manque,
de constituer eux-mêmes les rudiments d'un sens.
S'il est une chose
insupportable, dans une société où règne la spécialisation, c'est bien que ce
qui est relié au sens soit l'objet d'une spécialisation.
Car c'est du sens que chacun
manque, et c'est le sens que chacun cherche. Le sens né d'une spécialisation ne
peut être perçu que comme le sens restreint à une corporation ou à un milieu.
Ainsi, ce qui est devenu
impossible, c'est la prédication, au sens classique du terme.
Je pense que si,
aujourd'hui, les temples se vident, ce n'est pas dû à une infidélité des
pasteurs ni des fidèles, mais à une profonde mutation de la culture
occidentale.
On me dira que cela est
plutôt dû à des faits tels que la désertion des campagnes, l'anonymat des grandes
villes, le développement des médias, de la culture de masse, et surtout à la
nécessité grandissante de la lutte économique permanente (ce qu'on appelle
vaguement le matérialisme ambiant).
Je répondrai que c'est bien
cela la mutation culturelle ou, si l'on préfère, spirituelle, de notre temps.
En précisant que pour moi la culture de masse ne peut être une culture,
puisqu'elle déshistoricise chacun. Que, par conséquent, cette mutation est une
mort.
Mais toute mort peut – ne
doit pas nécessairement mais peut – déboucher sur une résurrection : sur une
vie autre.
Si la prédication est
devenue un mode passéiste de la communication de l'Évangile, c'est donc, pour
moi, parce qu'elle continue à se situer au plan de l'exploitation d'une culture
biblique qui a perdu entre temps le peuple qui la portait.
Ce qui peut paraître
paradoxal, c'est que dans le même temps fleurit ce qu'on a appelé le renouveau
biblique.
Ce fait peut être envisagé
de deux manières : il y a d'abord ce que j'ai déjà mentionné, à savoir la propension
de certains clercs (dont je fus) à développer leur compétence technique dans le
domaine de leur spécialisation.
Mais il y a aussi ce désir,
présent dans la collectivité, de construire, en quelque sorte de ses propres
mains, en particulier à partir des outils bibliques, une langue commune qui
permette de dire la vie vécue aujourd'hui, et l'espoir qu'elle attend.
Ces deux faits, d’ailleurs,
sont exploités par la machine sociale : ils deviennent les supports d'un marché
commercial. Ils sont des créneaux d'édition. Ce par quoi aussi ils sont
renforcés en même temps que gauchis et silencieusement meurtris.
Il y a dans ces faits – pour
peu qu'ils soient critiqués et évalués, et non pas seulement et avidement
exploités par les clercs et les marchands – la possibilité d'une résurrection.
Pour moi, il existe une
hypothèse qui pourrait permettre qu'un peuple se reconstitue autour des
Écritures. Les termes mêmes que j'emploie disent bien que ce qui est en
question va à l'encontre de la tournure, de l'esprit, qu'adopte notre société.
L'hypothèse – hypothèse
pratique – est la suivante : que les clercs abandonnent la gérance, la
gestion d'un Message (ils disent kérugma). L'idée d'un Message. Message que
d'ailleurs ils ne peuvent s'accorder à définir.
Non pas qu'il n'y ait pas
pour moi de possibilité d'un Message. Ce qui est en question, c'est bien plutôt
de savoir si ce Message, dans la mesure où il est vu en tant que construction
actuelle de langage, peut être désiré comme un bloc d'éternelles certitudes, ou
comme un mixte de questions et de pratiques confessantes.
Autrement dit, sur le plan
des pouvoirs, s'il doit continuer, aujourd'hui, à être produit par une
corporation, ou s'il doit renaître du travail personnel, collectif, éparpillé
et parfois rassemblé, de ces usagers malheureux qui veulent créer.
En bref, mon désir serait
que l'exploitation soit libre.
Cet abandon de gérance, que
je crois nécessaire, ne suppose pas une décision solennelle venue du corps
pastoral, dans le goût de la Nuit-du-4-Août. Cet aspect, bien sûr, n'est pas à
négliger, quoiqu'il me paraisse fort aléatoire.
Il me semble plutôt que
c'est la demande qu'on fait aux clercs qui doit changer. Qui change. Car il va
de soi que le pasteur d'une communauté protestante, quoi qu'on pense souvent, n'est
pas vraiment le patron, mais c'est plutôt le groupe qui l'entoure immédiatement
qui conduit son action, par la forte demande de message-réponse qu'il lui
impose.
Les Protestants pratiquants
des paroisses, ceux qui constituent actuellement le cercle dominant, qui
élisent des synodes et des conseils dont la Fédération protestante est
l'émanation, qui, donc, exercent ce qu'il y a de pouvoirs dans le milieu
protestant, ceux-là demandent des herméneutes.
Et ce sont, de fait, les
exégètes formés par les écoles herméneutiques qui tendent aujourd'hui à
remplacer les "patrons" charismatiques, dont le type récent fut Marc
Boegner, aux postes de direction.
C'est que l'herméneutique
n'est rien d'autre que l'ensemble des méthodes qui visent à tirer un Message de
la polyphonie des Écritures. Et c'est aussi que l'obligatoire technicité de ces
méthodes, aujourd'hui, les confine aux cercles étroits de 1'universitarisme
ecclésial.
Nul doute, pour moi, que le
développement d'une autre demande, concurrentielle à celle des cercles
paroissiaux, ne tendrait à modifier à long terme ce fonctionnement actuel.
Cette autre demande, celle
d'une liberté de l'exploitation des Écritures au sein de groupes beaucoup moins
formalisés que les paroisses, existe.
Seulement, elle ne se connaît
pas encore comme telle. Et surtout, elle ne se connaît pas comme protestante.
L'évidence, malgré sa crise, de l'institution protestante ôte aux groupes qui
portent cette demande la simple envie de s'imposer comme lieux parallèles de
décision et de création et de tisser un réseau d'échanges et de déploiement de
lectures nées des vies.
Ainsi, le fourmillement
biblique extra-paroissial se résoud sans cesse en atomisation, conduisant vite
à l'abandon, ou en combats intra-paroissiaux ou intra-synodaux épuisants et
souvent stériles.
Bien sûr il renaît sans
cesse, les mêmes causes, comme on dit, produisant les mêmes effets. Mais le
réservoir humain du Protestantisme n'est pas inépuisable, et à considérer les
statistiques de la participation religieuse, on peut constater qu'il se vide
lentement. De plus, son mode de fonctionnement actuel rend difficile un fort
recrutement.
D'abord, les milieux
non-protestants dans lesquels on trouve représentée cette forte demande
d'exploitation libre ne sont pas près d'échanger une institution-message contre
une autre. Cela n'aurait pas de sens.
Ensuite, on peut observer
que le Protestantisme actuel recrute surtout par le biais des milieux
fondamentalistes évoqués plus haut. J'ai cru d'ailleurs relever à ce sujet une
sorte d'évolution-type, allant d'une conversion sur le mode fondamentaliste à
une intégration dans la "grande Église", puis à un désenchantement
vis-à-vis de celle-ci aboutissant souvent soit à une désaffection soit à la
constitution de petits cercles de "partage biblique". Ceci pouvant
jouer sur plusieurs générations.
Le Protestantisme se
remplirait d'un côté pour se vider – mais plus vite ? – de l'autre.
On passerait de la séduction
d'un milieu qui semble resouder en communautés vivantes les individus isolés
d'aujourd'hui, à la tentation d'une institution rassemblant autour d'un centre
porteur d'un Message universel, tentation finalement catholique, puis de cette
tentation à la survie individuelle ou "petite-conviviale".
Et c'est qu'en effet, si
l'on veut devenir catholique, ou quelque chose qui produise le même effet de
faux universalisme, on ne voit pas bien pourquoi on resterait protestant en
France : les sacristies ou les cellules n'y manquent point.
D'où l'amoindrissement du
Protestantisme et de sa possibilité d'offrir à la société actuelle un vivier
d'êtres bibliquement cultivés.
Ce sont ces considérations
qui me poussent à penser que si l'on demande que l'exploitation des Écritures
soit libre pour qu'un peuple se reconstitue autour d'elles il y faut une
institution.
Mais quel sera son but, si
ce n'est pas la gestion d'un Message supposé universel ? Si la construction,
ici et aujourd'hui, de la Parole née des Écritures devient l'opération risquée,
multiple et libre-échangiste des groupes pratiques existants ?
(Ce qui, entre parenthèses,
donnerait enfin au Saint-Esprit un autre rôle que celui de caution divine à la
chaire, fût-elle huguenote, ou de prétexte à l'explosion de charges
émotionnelles longtemps bloquées.)
Il me semble alors que la question
du rôle de l'institution est finalement celle de la survie pratique de la
lecture biblique au sein de notre société. De sa survie puis de son
développement.
C'est là vraiment ce qui
pourrait rassembler tous ceux qui veulent pratiquer cette lecture pour en
tirer, dans leur histoire, des messages aux autres et à eux-mêmes.
Autrement dit, si l'Église
c'est le peuple, si le lieu de vie de la Parole c'est le peuple – sacerdoce
universel ! – la seule institution qui ne rende point captive la Parole,
c'est celle qui va gérer, non l'exercice de la Parole, mais la promotion des
Écritures.
Cela signifie qu'elle
organise et garantisse la gratuité de la lecture. J'entends par là qu'elle
pratique la lecture des Écritures en quelque sorte à perte, pour cela seul
qu'elles sont un fait dont on attend beaucoup, dont on attend qu'il soit
travaillé par beaucoup et qu'il en travaille beaucoup... ailleurs et autrement
peut-être.
La condition d'une
exploitation libre des Écritures, la condition de la Parole, c'est que la
lecture soit gratuite. Et la finalité d'une lecture gratuite, c'est qu'elle
sera exploitée librement là où cela se trouvera.
Cela est évidemment une
utopie. Je ne suppose pas un instant que l'on se précipitera pour transformer
en ce sens les institutions du Protestantisme. Encore moins que cela aurait un
effet positif, ces institutions étant plus ou moins le reflet d'un consensus,
chez les protestants, consensus qui concerne l'usage des Écritures.
Ce texte ne vise pas même à
pousser les éléments qui cherchent à travailler, combattre et aimer avec les
Écritures, à constituer au sein du Protestantisme officiel une sorte de
minorité agissante gui pèserait dans le sens que j'indique ou dans un sens
voisin. Ces tentations-là finissent toujours par emberlificoter leurs auteurs
dans la toile d'araignée qu'une société aussi conséquente que le Protestantisme
tisse nécessairement.
Non. Tout simplement j'avais
envie de le dire, pour accompagner les nombreux efforts de ceux qui cherchent,
et leur indiquer quel est mon horizon, à moi qui suis l'un d'eux.
Et je leur dirai, en
reprenant plus classiquement les termes de la théologie protestante, que j'en
suis venu à cette certitude que les Écritures ne sont pas la mise dans l'écrit
de la Parole de Dieu, son point d'arrivée, mais son point de départ pour nous.
Comme le terme le dit, les Écritures ne sont pas des écrits.
Je veux dire par là que nous
n'avons pas à chercher à retrouver la Parole dans les Écritures, et au-delà
d'elles, plus avant, plus haut qu'elles, comme font les exégètes
historico-critiques, ni plus profond, comme font les structuralistes. Comme si
elles étaient la matière qui renferme une âme.
Faire cela, prétendre
réentendre la Parole originelle, qui serait en quelque sorte, et par malheur,
tombée dans l'Écriture, c'est jouer toujours à nouveau le jeu du dualisme
métaphysique.
Ce qui importe, pour nous,
c'est le fait : le fait de l'Écriture. Elle nous fut donnée. À nous de la faire
parler, ici et aujourd'hui. Ou bien de la laisser.
Lorsqu'elle parle, c'est
notre parole. Et lorsqu'elle parle, c'est la Parole de Dieu, pour nous. Non
point paradoxe, mais contradiction à faire produire, et condition de
l'incarnation.
Jouer autrement, c'est
nécessairement accepter, et désirer, et faire naître, un corps magistral, ecclésiastique
ou universitaire, ou les deux, qui va opérer la remontée vers la parole
originelle, l'Écriture devenant seconde, elle qui est la seule chose que le
peuple puisse toucher.
La première chose, pour nous
qui ne sommes point Dieu, c'est l'Écriture. Elle est notre fondement commun –
notre bien communal – et de là fleurit la Parole, en notre bouche, en notre
faire.
Que le maniement des
Écritures soit gratuit, et que la Parole soit libre. Que l'Église lise à perte,
et que les histoires qui se construisent à partir de cette pratique se
déploient sans contrôle.
On dira, je le sais bien,
que s'il existe au monde une institution où le contrôle sur les esprits est
ignoré, c'est bien le Protestantisme, et spécialement le français.
Le contrôle que je vise, ce
n'est pas celui d'une institution. Encore une fois, je ne vise aucune
institution. Le contrôle que je vise, c'est celui qui est présent dans les
cœurs, les esprits et les reins des protestants.
Il s'exerce en eux et entre
eux dès que les Écritures bibliques sont l'objet d'une exploitation qui tranche
avec leurs habitudes.
Le Message qu'ils ont
intégré s'intercale entre leur liberté et leur fidélité, si bien qu'aucune
construction historique, située, à la fois pertinente et transitoire, ne leur
paraîtra désirable. Ils n'admettent pas le jeu.
Ils préfèrent abandonner
radicalement leur ancrage biblique plutôt que d'en faire le point de départs et
de retours privés d'un sens universel repérable à l'avance.
Enfermés dans le cercle
magique qui enroule finalement la multiplicité biblique autour de quelques
phrases du Credo, ils ne sont guère capables de faire produire les Écritures
ici et aujourd'hui.
C'est pour cela que tous les
efforts qui visent à renouveler la lecture des textes et à démultiplier les
méthodes n'ont pour résultat, à mon sens, que de développer une technocratie
bibliciste qui entre en conflit – ouvert ou feutré – avec l'oligarchie
précédente. Les acteurs possibles sont ailleurs, de plus en plus éloignés.
Et si l'on voit le milieu
protestant fournir à la société française, dans tous les domaines, des
chercheurs de liberté et de justice, on sait qu'ils ont souvent rompu
physiquement avec le courant biblique qui, pour une part, les a faits ce qu'ils
sont.
Comme si, chez eux, il y
avait un cadavre dans le placard... Celui peut-être des Écritures qu'ils ont
tuées, en voulant tuer en eux l'image du Grand Herméneute.
Et le pire, c'est quand ils
n'ont tué que l'Écriture : Lénine, Staline et Mao, Freud et Lacan,
d'autres Grands Bondieux encore, les ont récupérés. Beurk.
Jean Alexandre,
Beauvoisin.
* Paru dans ITINERIS, février 1981, N°2, pp. 62-74
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