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théo-logie

 

 

SOLA SCRIPTURA

ou :

Protestants français, encore un effort…*

 

En mémoire de Roland Barthes

 

 

 

"… l’absence d’une règle canonique dans l’exploitation du texte ouvre à tous  la possibilité de référer leurs actes à la Bible. Dès lors, la lecture du texte et son exploitation n’ont plus partie liée. La lecture est innocente et l’exploitation libre."

Albert Defau,

La Bible et son Exploitation

 

 

On parle beaucoup des "lectures" nouvelles de la Bible. Les anciennes se défendent bien aussi. On parle moins des rapports de force dans lesquelles ces lectures se placent.

On dit moins que, dans les nouvelles comme dans les anciennes, les clercs sont en position de pouvoir. Seraient-ils "évangéliques" ou seraient-ils "matérialistes".

Pouvoir sur les textes, pouvoirs sur les têtes et les cœurs. Pouvoir des herméneutes et du Grand Herméneute qu’on désire. Saint-Hermès priez pour nous, pauvres pécheurs.

Pouvoirs du critique-historien, de l’analyste, du textualiste, du matérialiste… sur les Écritures et sur les badauds badant de la bouche.

Pouvoirs des clercs d’Église et des clercs d’École : les grand’luttes sont entre eux, mais pas toujours connues d’eux-mêmes. Quant aux gagnants : souvent ceux des Écoles d’Églises, pour peu que ces Écoles aient le parfum universitaire.

Je fus clerc d’Église et clerc d’École, et je cesse de l’être pour cela que mes ancêtres paysans, artisans, ouvriers me firent honte.

Comme toute activité sociale, la lecture et l'exploitation des Écritures demande à ce que soient explorées les possibilités de rapports d'un autre type. Non pas des rapports qui excluent la nécessité des clercs et de leurs compétences, mais qui les resituent.

Il s'agit de montrer que sans un peuple qui lise les Écritures, qui se sente capable de le faire et qui ait ses raisons pour le vouloir, le jeu des exégèses et des analyses est un jeu malsain, le jeu de l'éternelle réponse religieuse à l'éternelle question métaphysique.

Ce texte est écrit par un protestant. Une telle situation, en France, comporte une difficulté, qui est que le gros des Français risque fort de ne trouver ici qu'une langue exotique.

La difficulté des protestants, c'est qu'ils sont souvent contraints de s'expliquer dans le langage des autres, ce qui n'est pas propice à la communication, et les laisse souvent incertains sur eux-mêmes.

Ce texte est hyper-protestant, non sans ironie sur lui-même. Il vise un lointain renouveau de la quête d'une juste articulation entre l'institution ecclésiale et la pratique biblique.

Cette quête, dans l'histoire des communautés non-juives issues des Écritures juives et de la Parole subséquente, a trouvé dans la Réformation un de ses moments les plus forts.

Il me semble qu'elle est à reprendre, aujourd'hui et ici, entre autres par les disciples conséquents des Réformateurs, selon qu'il a été dit précisément par ceux-ci : "Ecclesia reformata semper reformanda" (l'Église réformée est toujours à réformer).

Pour saisir l'enjeu de ces lignes, tout au moins pour leur auteur, on se souviendra simplement de ce que la Tradition des protestants ne veut être rien d'autre que l'Écriture biblique, ce qui fait que tout bouleversement dans l'idée qu'on se fait d'elle ou de sa lecture bouleverse tout le Protestantisme.

Je dirai rapidement pour commencer, sans chercher à âtre original, que nous vivons tous aujourd'hui sous le règne de la productivité.

L'idéologie de la productivité comporte une difficulté majeure. Les marxistes diraient : une contradiction interne. Elle induit une spécialisation extrême des tâches, donc plus ou moins des compétences, qui tue la possibilité d'une culture, même techniciste.

Le résultat en est que les "agents" (et non plus les sujets) sont atomisés à tout point de vue, coupés de leur historicité.

Dans le domaine de la lecture des Écritures, cela aboutit à ne considérer celle-ci que par rapport à ses fruits immédiats, à son rendement. On n'est plus en mesure de la pratiquer sans calculer ses effets, comme elle doit l'être.

Elle n'est plus cet apport fondamental de l'histoire et de la poésie aux sujets, apport qui se traduira de soi-même, en chaque occasion, en références et conduites appropriées.

Lorsque la lecture des Écritures était plutôt pratiquée ainsi, soit grossièrement, dans les sociétés protestantes, du XVIIème au XIXème siècles, elle permettait que les grands courants culturels, spirituels, l'utilisent pour définir références et conduites.

C'est sur cette base que se constituèrent, entre autres, des théologies. Celles-ci supposaient, dans ces sociétés, une pratique commune, continue et populaire, de la lecture. Une lecture culturelle, fondamentale.

Chez les Réformés, la prédication n'était souvent autre chose que l'exposé, la reprise, de ces références vitales, d'abord, et des possibilités de conduite morale, sociale et politique qu'elles induisaient. La prédication était alors historique, tout au moins dans son départ.

Dans son arrivée, s'il est vrai qu'elle aboutissait souvent à un détournement religieux, elle n'en produisait pas moins quelque chose comme un type d'hommes, et quelques traits sociaux caractéristiques.

Ces traits, ce type, sont à critiquer et à situer, bien sûr, mais il est certain qu'ils ont pour une part modelé pour la meilleure et pour la pire histoire la configuration d'une grande partie des sociétés anglo-saxonnes, de l'Europe et, plus récemment, de l'Afrique Noire.

Certes, cette historicité même provoquait une séparation entre ceux qui lisaient de près les Écritures et les autres, entre les clercs et le reste du peuple. Et même si les clercs protestants firent tout pour que le peuple lise, il resta toujours vrai que les éléments "éclairés" du peuple n'eurent d'autre choix que de chercher à ressembler aux détenteurs de la meilleure compétence : aux clercs.

La situation actuelle de la lecture joue sur cette supériorité de compétence des clercs, précisément, de façon malsaine. Le clerc devient plus que jamais celui qui doit produire des réponses.

Et dans le même temps cette production n'est plus pertinente dans la mesure où le clerc s'adresse à des agents de production spécialisés autrement, qui ne sont plus en mesure de relier par eux-mêmes les réponses du clerc aux questions qui se posent à eux, et à eux seuls, à chacun seulement, à tel groupe particulièrement.

La spécialisation du clerc, parallèle à la spécialisation de tous, est précisément ce qui l'empêche de communiquer les produits de sa lecture.

En retour, cette double détermination de spécialisation et de coupure – ce double bind – le pousse à acquérir des compétences techniques de plus en plus poussées, qui accentuent encore la coupure.

Ou bien, inversement, elle le conduit à abandonner ce qui fait sa spécificité, et à se tourner vers la seule gérance d'une institution, ce qui est le simple cléricalisme.

Ou encore : elle l'amène à se rabattre sur le monnayage d'idéologies toutes faites perçues comme capables de lutter contre le mode actuel, réellement mortifère, des rapports sociaux.

Telle est, à mes yeux, actuellement, la situation des clercs protestants – pasteurs, docteurs et laïcs "éclairés"

On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, de voir précisément les couches de la population les moins intégrées dans le système social actuel, les plus rejetées par lui dans les marges de la société, se tourner avec passion vers les souvenirs d'une époque où la lecture et, donc, la prédication, étaient historiques.

De même, on reconnaîtra dans le relatif afflux de banlieusards déracinés, caractéristique d'une classe moyenne en expansion, vers les petites Églises "indépendantes" qui proposent ce programme-là, un même désir de sécurité affective et sociale.

Les clercs qui répondent à cette demande très réelle font valoir que ces milieux, en ce qu’ils se sentent ou sont écartés du pouvoir culturel, sont les pauvres d'aujourd'hui et, par conséquent, les vrais destinataires du message évangélique.

En d'autres termes, ils accusent plus ou moins ouvertement leurs collègues de se conformer au monde présent, de s'aliéner à lui, ce en quoi ils n'ont peut-être pas tout à fait tort.

Là où à mes yeux ils errent, c'est dans la solution qu'ils adoptent. Le retour à une historicité passée est dans les termes mêmes une absurdité. Si bien que la réponse à la question qui nous est posée aujourd'hui me paraît être ailleurs.

Elle vient, pour moi, de la considération suivante : ce qui a changé, pour nous, c'est que l'on ne peut plus considérer qu'une culture soit universelle.

Aucune culture ne l'a jamais été, mais chacune d'entre elle a passé pour telle aux yeux de ceux qui vivaient d'elle. Ce n'est plus le cas aujourd'hui pour nous, Occidentaux.

Lorsque la culture chrétienne passait en Occident pour universelle, la culture biblique était chez les protestants un bien commun, même si, comme je l'ai dit, elle était surtout le fait des clercs et des éléments "éclairés" du peuple, c'est-à-dire développée parmi les milieux les plus riches, nobles et bourgeois.

Le rôle des clercs consistait alors à exploiter ce donné dans les domaines les plus variés de l'existence. On appelait cela prédication, parce que ce mot avait alors pour sens, entre autres, l'attribution de quelque chose à quelqu'un.

Aujourd'hui, cette exploitation, cette attribution ne sont plus possibles, dans la mesure où le point de départ – les rudiments culturels à partir desquels se constitue la chose à attribuer – n'est plus considéré globalement comme pertinent, ou, tout simplement, échappe à la compétence culturelle du peuple. Plus généralement : rencontre l'aphasie culturelle du peuple. Plus radicalement : se heurte au fait qu'il n'y a plus de peuple, mais une collection d'agents et d'usagers.

Dans le même temps, d'ailleurs, ces agents et usagers sont travaillés par le désir, né du manque, de constituer eux-mêmes les rudiments d'un sens.

S'il est une chose insupportable, dans une société où règne la spécialisation, c'est bien que ce qui est relié au sens soit l'objet d'une spécialisation.

Car c'est du sens que chacun manque, et c'est le sens que chacun cherche. Le sens né d'une spécialisation ne peut être perçu que comme le sens restreint à une corporation ou à un milieu.

Ainsi, ce qui est devenu impossible, c'est la prédication, au sens classique du terme.

Je pense que si, aujourd'hui, les temples se vident, ce n'est pas dû à une infidélité des pasteurs ni des fidèles, mais à une profonde mutation de la culture occidentale.

On me dira que cela est plutôt dû à des faits tels que la désertion des campagnes, l'anonymat des grandes villes, le développement des médias, de la culture de masse, et surtout à la nécessité grandissante de la lutte économique permanente (ce qu'on appelle vaguement le matérialisme ambiant).

Je répondrai que c'est bien cela la mutation culturelle ou, si l'on préfère, spirituelle, de notre temps. En précisant que pour moi la culture de masse ne peut être une culture, puisqu'elle déshistoricise chacun. Que, par conséquent, cette mutation est une mort.

Mais toute mort peut – ne doit pas nécessairement mais peut – déboucher sur une résurrection : sur une vie autre.

Si la prédication est devenue un mode passéiste de la communication de l'Évangile, c'est donc, pour moi, parce qu'elle continue à se situer au plan de l'exploitation d'une culture biblique qui a perdu entre temps le peuple qui la portait.

Ce qui peut paraître paradoxal, c'est que dans le même temps fleurit ce qu'on a appelé le renouveau biblique.

Ce fait peut être envisagé de deux manières : il y a d'abord ce que j'ai déjà mentionné, à savoir la propension de certains clercs (dont je fus) à développer leur compétence technique dans le domaine de leur spécialisation.

Mais il y a aussi ce désir, présent dans la collectivité, de construire, en quelque sorte de ses propres mains, en particulier à partir des outils bibliques, une langue commune qui permette de dire la vie vécue aujourd'hui, et l'espoir qu'elle attend.

Ces deux faits, d’ailleurs, sont exploités par la machine sociale : ils deviennent les supports d'un marché commercial. Ils sont des créneaux d'édition. Ce par quoi aussi ils sont renforcés en même temps que gauchis et silencieusement meurtris.

Il y a dans ces faits – pour peu qu'ils soient critiqués et évalués, et non pas seulement et avidement exploités par les clercs et les marchands – la possibilité d'une résurrection.

Pour moi, il existe une hypothèse qui pourrait permettre qu'un peuple se reconstitue autour des Écritures. Les termes mêmes que j'emploie disent bien que ce qui est en question va à l'encontre de la tournure, de l'esprit, qu'adopte notre société.

L'hypothèse – hypothèse pratique – est la suivante : que les clercs abandonnent la gérance, la gestion d'un Message (ils disent kérugma). L'idée d'un Message. Message que d'ailleurs ils ne peuvent s'accorder à définir.

Non pas qu'il n'y ait pas pour moi de possibilité d'un Message. Ce qui est en question, c'est bien plutôt de savoir si ce Message, dans la mesure où il est vu en tant que construction actuelle de langage, peut être désiré comme un bloc d'éternelles certitudes, ou comme un mixte de questions et de pratiques confessantes.

Autrement dit, sur le plan des pouvoirs, s'il doit continuer, aujourd'hui, à être produit par une corporation, ou s'il doit renaître du travail personnel, collectif, éparpillé et parfois rassemblé, de ces usagers malheureux qui veulent créer.

En bref, mon désir serait que l'exploitation soit libre.

Cet abandon de gérance, que je crois nécessaire, ne suppose pas une décision solennelle venue du corps pastoral, dans le goût de la Nuit-du-4-Août. Cet aspect, bien sûr, n'est pas à négliger, quoiqu'il me paraisse fort aléatoire.

Il me semble plutôt que c'est la demande qu'on fait aux clercs qui doit changer. Qui change. Car il va de soi que le pasteur d'une communauté protestante, quoi qu'on pense souvent, n'est pas vraiment le patron, mais c'est plutôt le groupe qui l'entoure immédiatement qui conduit son action, par la forte demande de message-réponse qu'il lui impose.

Les Protestants pratiquants des paroisses, ceux qui constituent actuellement le cercle dominant, qui élisent des synodes et des conseils dont la Fédération protestante est l'émanation, qui, donc, exercent ce qu'il y a de pouvoirs dans le milieu protestant, ceux-là demandent des herméneutes.

Et ce sont, de fait, les exégètes formés par les écoles herméneutiques qui tendent aujourd'hui à remplacer les "patrons" charismatiques, dont le type récent fut Marc Boegner, aux postes de direction.

C'est que l'herméneutique n'est rien d'autre que l'ensemble des méthodes qui visent à tirer un Message de la polyphonie des Écritures. Et c'est aussi que l'obligatoire technicité de ces méthodes, aujourd'hui, les confine aux cercles étroits de 1'universitarisme ecclésial.

Nul doute, pour moi, que le développement d'une autre demande, concurrentielle à celle des cercles paroissiaux, ne tendrait à modifier à long terme ce fonctionnement actuel.

Cette autre demande, celle d'une liberté de l'exploitation des Écritures au sein de groupes beaucoup moins formalisés que les paroisses, existe.

Seulement, elle ne se connaît pas encore comme telle. Et surtout, elle ne se connaît pas comme protestante. L'évidence, malgré sa crise, de l'institution protestante ôte aux groupes qui portent cette demande la simple envie de s'imposer comme lieux parallèles de décision et de création et de tisser un réseau d'échanges et de déploiement de lectures nées des vies.

Ainsi, le fourmillement biblique extra-paroissial se résoud sans cesse en atomisation, conduisant vite à l'abandon, ou en combats intra-paroissiaux ou intra-synodaux épuisants et souvent stériles.

Bien sûr il renaît sans cesse, les mêmes causes, comme on dit, produisant les mêmes effets. Mais le réservoir humain du Protestantisme n'est pas inépuisable, et à considérer les statistiques de la participation religieuse, on peut constater qu'il se vide lentement. De plus, son mode de fonctionnement actuel rend difficile un fort recrutement.

D'abord, les milieux non-protestants dans lesquels on trouve représentée cette forte demande d'exploitation libre ne sont pas près d'échanger une institution-message contre une autre. Cela n'aurait pas de sens.

Ensuite, on peut observer que le Protestantisme actuel recrute surtout par le biais des milieux fondamentalistes évoqués plus haut. J'ai cru d'ailleurs relever à ce sujet une sorte d'évolution-type, allant d'une conversion sur le mode fondamentaliste à une intégration dans la "grande Église", puis à un désenchantement vis-à-vis de celle-ci aboutissant souvent soit à une désaffection soit à la constitution de petits cercles de "partage biblique". Ceci pouvant jouer sur plusieurs générations.

Le Protestantisme se remplirait d'un côté pour se vider – mais plus vite ? – de l'autre.

On passerait de la séduction d'un milieu qui semble resouder en communautés vivantes les individus isolés d'aujourd'hui, à la tentation d'une institution rassemblant autour d'un centre porteur d'un Message universel, tentation finalement catholique, puis de cette tentation à la survie individuelle ou "petite-conviviale".

Et c'est qu'en effet, si l'on veut devenir catholique, ou quelque chose qui produise le même effet de faux universalisme, on ne voit pas bien pourquoi on resterait protestant en France : les sacristies ou les cellules n'y manquent point.

D'où l'amoindrissement du Protestantisme et de sa possibilité d'offrir à la société actuelle un vivier d'êtres bibliquement cultivés.

Ce sont ces considérations qui me poussent à penser que si l'on demande que l'exploitation des Écritures soit libre pour qu'un peuple se reconstitue autour d'elles il y faut une institution.

Mais quel sera son but, si ce n'est pas la gestion d'un Message supposé universel ? Si la construction, ici et aujourd'hui, de la Parole née des Écritures devient l'opération risquée, multiple et libre-échangiste des groupes pratiques existants ?

(Ce qui, entre parenthèses, donnerait enfin au Saint-Esprit un autre rôle que celui de caution divine à la chaire, fût-elle huguenote, ou de prétexte à l'explosion de charges émotionnelles longtemps bloquées.)

Il me semble alors que la question du rôle de l'institution est finalement celle de la survie pratique de la lecture biblique au sein de notre société. De sa survie puis de son développement.

C'est là vraiment ce qui pourrait rassembler tous ceux qui veulent pratiquer cette lecture pour en tirer, dans leur histoire, des messages aux autres et à eux-mêmes.

Autrement dit, si l'Église c'est le peuple, si le lieu de vie de la Parole c'est le peuple – sacerdoce universel ! – la seule institution qui ne rende point captive la Parole, c'est celle qui va gérer, non l'exercice de la Parole, mais la promotion des Écritures.

Cela signifie qu'elle organise et garantisse la gratuité de la lecture. J'entends par là qu'elle pratique la lecture des Écritures en quelque sorte à perte, pour cela seul qu'elles sont un fait dont on attend beaucoup, dont on attend qu'il soit travaillé par beaucoup et qu'il en travaille beaucoup... ailleurs et autrement peut-être.

La condition d'une exploitation libre des Écritures, la condition de la Parole, c'est que la lecture soit gratuite. Et la finalité d'une lecture gratuite, c'est qu'elle sera exploitée librement là où cela se trouvera.

Cela est évidemment une utopie. Je ne suppose pas un instant que l'on se précipitera pour transformer en ce sens les institutions du Protestantisme. Encore moins que cela aurait un effet positif, ces institutions étant plus ou moins le reflet d'un consensus, chez les protestants, consensus qui concerne l'usage des Écritures.

Ce texte ne vise pas même à pousser les éléments qui cherchent à travailler, combattre et aimer avec les Écritures, à constituer au sein du Protestantisme officiel une sorte de minorité agissante gui pèserait dans le sens que j'indique ou dans un sens voisin. Ces tentations-là finissent toujours par emberlificoter leurs auteurs dans la toile d'araignée qu'une société aussi conséquente que le Protestantisme tisse nécessairement.

Non. Tout simplement j'avais envie de le dire, pour accompagner les nombreux efforts de ceux qui cherchent, et leur indiquer quel est mon horizon, à moi qui suis l'un d'eux.

Et je leur dirai, en reprenant plus classiquement les termes de la théologie protestante, que j'en suis venu à cette certitude que les Écritures ne sont pas la mise dans l'écrit de la Parole de Dieu, son point d'arrivée, mais son point de départ pour nous. Comme le terme le dit, les Écritures ne sont pas des écrits.

Je veux dire par là que nous n'avons pas à chercher à retrouver la Parole dans les Écritures, et au-delà d'elles, plus avant, plus haut qu'elles, comme font les exégètes historico-critiques, ni plus profond, comme font les structuralistes. Comme si elles étaient la matière qui renferme une âme.

Faire cela, prétendre réentendre la Parole originelle, qui serait en quelque sorte, et par malheur, tombée dans l'Écriture, c'est jouer toujours à nouveau le jeu du dualisme métaphysique.

Ce qui importe, pour nous, c'est le fait : le fait de l'Écriture. Elle nous fut donnée. À nous de la faire parler, ici et aujourd'hui. Ou bien de la laisser.

Lorsqu'elle parle, c'est notre parole. Et lorsqu'elle parle, c'est la Parole de Dieu, pour nous. Non point paradoxe, mais contradiction à faire produire, et condition de l'incarnation.

Jouer autrement, c'est nécessairement accepter, et désirer, et faire naître, un corps magistral, ecclésiastique ou universitaire, ou les deux, qui va opérer la remontée vers la parole originelle, l'Écriture devenant seconde, elle qui est la seule chose que le peuple puisse toucher.

La première chose, pour nous qui ne sommes point Dieu, c'est l'Écriture. Elle est notre fondement commun – notre bien communal – et de là fleurit la Parole, en notre bouche, en notre faire.

Que le maniement des Écritures soit gratuit, et que la Parole soit libre. Que l'Église lise à perte, et que les histoires qui se construisent à partir de cette pratique se déploient sans contrôle.

On dira, je le sais bien, que s'il existe au monde une institution où le contrôle sur les esprits est ignoré, c'est bien le Protestantisme, et spécialement le français.

Le contrôle que je vise, ce n'est pas celui d'une institution. Encore une fois, je ne vise aucune institution. Le contrôle que je vise, c'est celui qui est présent dans les cœurs, les esprits et les reins des protestants.

Il s'exerce en eux et entre eux dès que les Écritures bibliques sont l'objet d'une exploitation qui tranche avec leurs habitudes.

Le Message qu'ils ont intégré s'intercale entre leur liberté et leur fidélité, si bien qu'aucune construction historique, située, à la fois pertinente et transitoire, ne leur paraîtra désirable. Ils n'admettent pas le jeu.

Ils préfèrent abandonner radicalement leur ancrage biblique plutôt que d'en faire le point de départs et de retours privés d'un sens universel repérable à l'avance.

Enfermés dans le cercle magique qui enroule finalement la multiplicité biblique autour de quelques phrases du Credo, ils ne sont guère capables de faire produire les Écritures ici et aujourd'hui.

C'est pour cela que tous les efforts qui visent à renouveler la lecture des textes et à démultiplier les méthodes n'ont pour résultat, à mon sens, que de développer une technocratie bibliciste qui entre en conflit – ouvert ou feutré – avec l'oligarchie précédente. Les acteurs possibles sont ailleurs, de plus en plus éloignés.

Et si l'on voit le milieu protestant fournir à la société française, dans tous les domaines, des chercheurs de liberté et de justice, on sait qu'ils ont souvent rompu physiquement avec le courant biblique qui, pour une part, les a faits ce qu'ils sont.

Comme si, chez eux, il y avait un cadavre dans le placard... Celui peut-être des Écritures qu'ils ont tuées, en voulant tuer en eux l'image du Grand Herméneute.

Et le pire, c'est quand ils n'ont tué que l'Écriture : Lénine, Staline et Mao, Freud et Lacan, d'autres Grands Bondieux encore, les ont récupérés. Beurk.

Jean Alexandre,

Beauvoisin.

 

 

* Paru dans ITINERIS, février 1981, N°2, pp. 62-74

 

 

 

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