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thÉo-logie
Signifiance*
ou philosophie
dualiste contre pensée biblique
Il s’agit ici des méfaits qu’apporte le
dualisme occidental dans notre rapport aux Écritures bibliques. C’est que
derrière les positions défendues au sein de l’Église protestante unie par ceux
qui se nomment attestants comme par de nombreux autres, ici ou là,
qu’ils puissent se penser libéraux, protestants orthodoxes ou évangéliques, se
trouve à mon sens une philosophie sous-jacente non biblique.
Conformément
à la tradition occidentale, cette pensée est dualiste et distingue, voire
oppose, le contenant et le contenu, la forme et le sens, la matière et
l’esprit, le signifiant et le signifié, le corps et l’âme, etc. Il s’agit d’une
conception statique qui pose des éléments distincts liés par la relation qui
unit, par exemple et pour le dire plaisamment, le vin et la bouteille :
pour trouver le vin, il suffit de le chercher dans la bouteille, l’avantage
étant que ce sera toujours le même vin. Autrement dit, pour apprendre ce que
disent les Écritures de telle ou telle question, il suffit de chercher, parmi
les mots qu’elles contiennent, ceux qui correspondent à la question posée.
Il n’est pas
étonnant que l’on trouve la présence de cette conception – tout naturellement
puisqu’il s’agit de la pensée qui nous habite depuis des siècles – dans la
Confession de foi dite de la Rochelle, ou Confessio Gallicana
(1559). Je la cite parce qu’elle se présente aujourd’hui comme l’un des exposés
de la foi réformée les plus aboutis, parmi ceux qui sont nés à l’époque de la
Réformation.
Pour elle,
les Écritures contiennent la Parole : « Nous croyons que la parole
qui est contenue en ces livres (i.e., les livres canoniques qui constituent
la Bible, JA), est procédée de Dieu… » (article 5). Cela suppose plus
généralement qu’une écriture est la matière d’une parole. J’insiste sur le fait
que cela n’a rien de naturel et doit tout à l’histoire de la pensée parvenue
chez nous depuis certaines écoles de l’Antiquité gréco-latine.
Dans la Gallicana,
ce dualisme ne concerne pas seulement la question qui m’occupe ici, il lui est
foncier, comme le montre cette déclaration : « Nous croyons que
Jésus-Christ […] a revêtu notre chair… » (ibid., art. 14). Pour
elle, il n’est donc pas devenu chair, comme l’écrivait l’évangéliste (sàrx
egéneto, Jean 1.14), car la chair ne lui fut qu’un vêtement.
Paradoxalement,
cette façon de penser se distingue des Écritures elles-mêmes, chez lesquelles
ce dualisme n’a pas cours. C’est en fonction d’une autre forme de pensée
qu’elles s’expriment. Sur ce site et cette page, j’ai tenté d’en exposer les
principaux traits (voir Éléments de philosophie biblique), j’en
tire maintenant les conséquences en matière de lecture des Écritures :
Pour le dire d’abord
de façon imagée, ces dernières se posent en sujets s’adressant à des sujets,
c’est pourquoi il n’est pas supposé que l’on se penche sur elles de l’extérieur
pour extraire d’elles tel ou tel bien, comme le ferait la langue d’un
fourmilier au sein d’une fourmilière. Cette attitude – cette gestuelle – est en
effet de nature coloniale : au sens propre elle est condescendante, et
décrit le geste même de l’exploitation.
Les Écritures
invitent au contraire à se couler en elles pour y nager comme fait le poisson
dans la rivière. Aussi le secret des Écritures doit-il être saisi dans le
mouvement qu’elles impriment à ceux qui se sont immergés en elles. Les
conséquences de cette pratique, qui produit en nous des pensées et des affects,
puis des conduites, ne peuvent être radicalement anticipées.
Cela signifie
que les écritures sont en elles-mêmes un fait complet, et que toutes paroles
qui viendraient d’elles le feraient par le moyen d’une traduction en un autre
fait, ces paroles mêmes.
Pour exposer
cela maintenant de façon plus théorique, je dirai que le sens des Écritures ne
s’exprime pas sur le mode de la signification, mais sur celui de la
signifiance :
– La
signification naît du repérage d’éléments constitutifs et juxtaposés d’un
ensemble, et des liens qui les unissent de façon statique, synchronique et
discontinue. Elle est un passé à retrouver et restituer. Elle s’applique à un
objet, le texte à étudier.
– La
signifiance apparaît pour vous dans le mouvement diachronique continu imprimé
par l’écriture lorsqu’elle devient votre parole. Elle est un présent à
instituer et un avenir à constituer. Elle rencontre un sujet, une écriture à
habiter et faire vibrer.
Comme la
construction des mots en –ure l’indique par ailleurs, l’écriture et la
lecture sont alors des processus temporels, non des entités à explorer ou à
retrouver, sinon elles se dégradent en vulgaire écrit et en simple redondance.
On y perd une parole, et, quand il s’agit des Écritures, une Parole de Dieu.
Cette façon
de voir rend compte de la puissance de créativité propre aux Écritures, pour
lesquelles sont toujours allées de soi la constante reprise et la réécriture en
situation de traditions littéraires plus anciennes par les prophètes, les
prêtres et les scribes, ou la juxtaposition de quatre évangiles dissemblables,
ou encore l’édition de textes dits pauliniens parfois allègrement
contradictoires. Il convient, à mon sens, de les lire comme elles ont été
écrites, c’est-à-dire de les délier et de les laisser produire plutôt que de
les statufier.
Au lieu
d’enjoindre quiconque à se conformer à tel ou tel mot d’ordre extirpé de la
Bible, il y a donc à habiter, je pense, la forme de pensée qui a présidé à
l’écriture des Écritures. Poser cela ne préjuge en rien des conséquences pratiques
que l’on pourrait s’accorder à tirer collectivement de ce processus
puisqu’elles sont à venir, à faire venir.
En régime
réformé, cette démarche suppose acquis « le témoignage et la persuasion
intérieure du Saint Esprit… » (ibid., article 4). Ainsi, lorsqu’un
synode prend telle ou telle décision après avoir demandé le secours du Saint
Esprit, de son témoignage et de sa persuasion, on devrait s’attendre à ce que,
après cela, l’ensemble de la communauté adopte les décisions prises. Or il n’en
est rien, toute l’histoire des multiples dissensions ou scissions de nos
Églises au cours des siècles le démontre. Et cela est d’autant plus
indépassable que chacun se persuade d’avoir été persuadé par l’Esprit
saint, ce qui laisse entendre souterrainement, ou affirme expressément, que
l’Esprit qui a persuadé les autres n’était pas le vrai.
C’est que ce
témoignage du Saint Esprit intervient alors en des esprits habités par le
dualisme dont je parlais (dia-bolique, si l’on se fie à
l’étymologie !). Ils le figent en leurs catégories, antérieures et
diverses, au lieu de se mouvoir en lui dans une commune et créative espérance.
Je suis
persuadé qu’ainsi, on ne fait pas Église, ekklêsía, assemblée convoquée
(par et pour une Parole prophétique).
C’est en
fonction de cela que, par exemple, dans le cadre de la disputation ecclésiale
touchant à la question de la bénédiction des couples homosexuels, j’ai toujours
affirmé que je ne pouvais pas savoir ce qu’il convenait de décider en Église
selon les Écritures, quelle que soit mon oiseuse inclination personnelle,
puisque le processus de décision ne reposait sur aucune conception claire de
celles-ci, dans notre Église comme dans beaucoup d’autres, mais s’apparentait à
un dialogue de sourds, mutilés par le dualisme qui scinde toute chose en
eux.
Saint-Coutant,
mars 2016
* Article paru sur le site du mouvement du Christianisme social
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