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théo-logie

 

 

Le signe, le sacrement

Essai d'approche biblique à partir de Genèse 2

 

 

 

Dans le stimulant cahier de la série « Église en débat » intitulé « Des gestes qui parlent – baptême, cène, signe », publié par l'Église Réformée de France (n° 3, Paris, décembre 1997) et consacré à la préparation de la réflexion des synodes de 1998 et 1999 de cette Église, Jean Ansaldi propose de « repenser la notion de signe ». C'est dans l'aire de cette question que je tenterai ici de redéfinir le sens qu'a ce terme pour moi, dans mon corps à corps avec les Écritures hébraïques. Je me limiterai pour cela à l'exposé des conséquences sur cette question d'une hypothèse que j'ai développée ailleurs (1), portant sur la structure de l'Alliance biblique et son application au récit du jardin d'Éden. Mais à vrai dire, il n'est pas certain que les termes employés ci‑dessous soient toujours appropriés, et l'assurance apparente de ce qui suit n'est que le masque de lourds tâtonnements.

 

 

Un antique système d'alliance : seigneur et serviteurs

 

Le récit en question met en scène la relation qu'un « seigneur dieu » (2) établit avec l'éponyme humain. Deux compétences distinctes sont attribuées à ce dieu : en tant que dieu créateur, d'une part, il tire l'être humain d'une terre‑mère inhospitalière en le façonnant et en l'animant de son propre respir ; en tant que seigneur, il institue d'autre part, pour l'humain, en un lieu privilégié, un statut comportant une installation, une autorisation, une mission et une limite.

Si l'on se reporte en effet aux termes mêmes de Genèse 2, on constatera que ce qui est le plus souvent présenté comme un second récit de création comporte en fait deux temps distincts. On trouve d'abord, du verset 4b au verset 7, la description d'une terre primordiale et inhospitalière au sein de laquelle le dieu crée l'être humain (hâ‑âdhâm). Il y a là effectivement un récit de création faisant plus ou moins écho, à sa manière, au récit du chapitre 1 (versets 1 et 2, puis 26 et 27). Mais à partir du verset 8 et jusqu'au verset 17, on trouve le récit d'un second temps, la plantation d'une oasis close et verdoyante au centre de terres connues, lieu protégé qui sera le domaine réservé à l'humain préalablement créé. C'est dans ce lieu, et par rapport à lui, que les conditions de la vie de l'humain sont exposées. Dans ce second temps, l'emphase n'est plus mise sur l'acte de création, mais sur l'exposé de ces conditions dévolues à l'être humain.

Or, la structure de l'ensemble de ces conditions est parfaitement homologue à celles des contrats, dits de vassalité, que connaissait le Proche‑Orient antique. On y trouve :

– La dévolution par un suzerain (le terme employé était plus exactement celui de « seigneur », en hébreu âdhôn) d'un domaine d'autonomie propre au vassal (le terme employé alors étant celui de « serviteur », en hébreu cèvèdh). Le verbe traduit le plus souvent par « placer » (sôm, « le Seigneur Dieu... y plaça l'humain ») a souvent, en effet, le sens plus précis d'établir.

– L'autorisation, octroyée au serviteur, de vivre de l'exercice de cette autonomie en son domaine, en l'occurrence de s'en nourrir et de jouir de sa beauté.

– La charge de missions liées à cette autorisation ; il s’agit dans le récit de : « servir et conserver » le domaine. Il s'agit d'un hendiadys qu'on pourrait plus largement traduire de façon extensive par : « œuvrer à protéger et garder en service ».

– La marque d'une limite à cette autonomie, marque placée au centre du domaine du serviteur grâce à la présence d'un élément propre aux prérogatives du seigneur.

Ces quatre éléments sont constitutifs d'un traité de vassalité, tel qu'on peut le trouver dans les archives des potentats de l'époque. Il faut cependant ajouter un cinquième élément, à savoir l'ensemble formé par les bénédictions et les malédictions destinées à la rétribution du serviteur‑vassal en fonction de sa fidélité ou de son infidélité aux termes du contrat. Mais alors que les quatre premiers éléments ne concernaient que des humains, seigneur et serviteur, ce dernier élément fait intervenir la divinité, garante des alliances conclues entre les dits humains.

C'est ainsi – ce n'est qu'un exemple – qu'un roi de l'époque, ayant vaincu l'un de ses royaux collègues, s'assurait habituellement de la soumission future du vassal qu'il installait à la place de ce dernier. Il l'établissait comme maître de son royaume (installation), lui en laissait l'usufruit (autorisation), lui ordonnait de le conserver intact et prêt à servir (mission), mais lui rappelait en permanence sa vassalité en plaçant chez lui un objet lui appartenant en propre, à lui le seigneur (limite). Après quoi, il appelait les dieux à la rescousse en leur demandant de veiller à la fidélité de son vassal.

 

 

L'arbre‑signe‑du‑Seigneur

 

Ceci posé, je ne nierai pas que les éléments exposés ci‑dessus représentent un condensé extrême de la réalité... Mais ce qui me retient ici, c'est le rôle joué par cet objet destiné à marquer, en quelque sorte, l'enchâssement du domaine du serviteur dans celui, plus vaste, de son seigneur. C'est à mon sens le rôle que jouent les arbres placés au centre du jardin d'Éden. Mais avant d'y venir, il me faut encore préciser que, par rapport aux contrats de vassalité auxquels je faisais allusion, le récit biblique comporte une variante d'importance. En effet dans ce récit, le rôle du seigneur et celui de la divinité sont tenus par une seule et unique personne, le « Seigneur‑Dieu ». « Dieu », il l'est, on l'a vu, en tant que créateur, et il est « Seigneur », en second lieu, en tant que dispensateur du contrat « édénique » qui concerne son vassal humain. Les conséquences de cette cristallisation de deux fonctions en un seul être divin sont d'une importance considérable, à mes yeux, quant à la compréhension qu'on peut avoir de la « théo‑logie » biblique et de certains de ses développements ultérieurs. Mais il suffira ici de ne tenir compte que de son lien avec l'arbre merveilleux placé au centre du jardin.

Certes, on le sait, il y a deux arbres centraux dans le récit, mais j'ai montré ailleurs que l'un des deux, l'arbre de la connaissance, se situe au cœur de la relation contractuelle instituée par un seigneur, alors que l'autre, l'arbre de la vie, concerne la relation de la créature à son divin créateur, chose d'ailleurs assez évidente. Pour plus de commodité, c'est donc le premier arbre qui retiendra mon attention dans le cadre de cette réflexion sur le signe. L'arbre de la connaissance est en effet le signe, ou le témoin, de la seigneurie du dieu‑suzerain sur l'être humain son vassal et serviteur, au sein d'une relation d'alliance. On re­marquera au passage – sans donner trop d'importance à la chose – que les termes hébreux céç (arbre) et cédh (témoin, signe) étaient prononcés de façon très voisine (même gutturale initiale, même voyelle é, la seule différence étant que l'un se termine par une spirante emphatique et l'autre par une spirante sonore interdentale).

Si je préfère le terme de signe à celui de témoin, c'est parce qu'il permet de marquer en premier lieu la parenté de la fonction de l'arbre avec celle du signe en linguistique. En effet, l'arbre, en tant qu'élément d'un système, celui du contrat dont l'enjeu est le jardin, ne montre pas le seigneur de ce jardin, mais renvoie à lui, à qui il se réfère, qui est son référent. L’arbre‑signe‑du‑seigneur n'est pas le seigneur, on n'a pas consommé ce dernier quand on a consommé l'arbre.

Mais cette parenté avec la linguistique n'épuise pas le sens de cet arbre. Car ce qu'il signifie à l'être humain, c'est certes qu'il y a un seigneur à qui se référer, mais aussi que s'en prendre à lui, l'arbre, revient à s'en prendre à ce seigneur. L’arbre fait bel et bien partie du monde du seigneur, alors que le signe linguistique est totalement distinct de son référent. Dans le récit considéré, l'arbre‑signe est à la fois un arbre « germant de la terre » comme les autres arbres dans le domaine du serviteur, et un arbre du domaine seigneurial. Il est un arbre normal (ce que la femme vérifiera avant de le consommer) utilisé pour signifier la seigneurie du seigneur, ET il est l'arbre propre du seigneur. C'est cette dualité qui fait de lui un signe d'une nature particulière, puisqu'il n'est pas son référent tout en étant par lui‑même la présence de ce référent.

 

 

Le peuple des Écritures et son corps‑à‑corps avec le signe

 

On pense alors au terme de « sceau », employé par Calvin pour désigner le sacrement chrétien. Et il est vrai que le sceau en question est un objet qui se réfère à autre chose que lui ET qu'on ne peut pourtant utiliser à la place de son propriétaire, ce qui fait de lui quelque chose qui s'apparente à la présence dudit propriétaire. Néanmoins, il y a une différence entre un arbre dont on peut manger les fruits et un sceau que l'on peut apposer au bas d'un document. Dans le premier cas, le corps du serviteur est directement concerné, dans l'autre il est question d'une action à distance. De plus, il est courant qu'un sceau représente ou symbolise son propriétaire. Or, il est remarquable que le récit situe la chose dans un registre de la relation du corps humain avec un objet dont l'usage est immédiat – et qui n'a rien « à voir » avec l'image du seigneur. C'est comme s'il avait tenu à écarter toute contiguïté entre ce dernier et l'objet en question, mais à rapprocher au contraire celui‑ci au maximum du serviteur. L’arbre‑signe évoque la possibilité d'un corps à corps du serviteur avec la présence d'un Seigneur pourtant tout autre que cet arbre.

Mais si, dans le récit, l'arbre joue ce double rôle de référence à un seigneur et de présence de ce seigneur au corps du serviteur, c'est parce qu'il est un des éléments d'un système relationnel, élaboré par ce récit à partir du fait culturel patent qu'est le modèle du contrat de vassalité existant dans son aire de civilisation. C'est alors le récit lui-même qui joue le rôle de signe, qui établit la signification, au sens linguistique du terme. Le récit se réfère à un dieu qui agirait en seigneur humain, chose irréaliste aux yeux des contemporains. Si l'on préfère, on peut dire que le récit se réfère à un dieu qui, d'une certaine manière, c'est‑à‑dire sur le plan fonctionnel, se fait homme. Homme... mais seigneur.

En tant que signe du dieu seigneur, l'arbre du jardin est totalement inclus dans cette démarche. Autrement dit, il n'est signe que pour l'homme du jardin. Ou encore, il n'est signe pour vous que si vous vous coulez dans la logique du récit, que si vous acceptez d'être semblable à l'homme du jardin, serviteur obligé du dieu seigneur auquel le récit se réfère. Le signe biblique de l'arbre n'est signe pour nous que si nous acceptons cet arbitraire. Si je tremble pour avoir mangé de son fruit, c'est que je me suis préalablement et totalement intégré à ce monde du récit, dans lequel ce seigneur est Mon‑Seigneur (adhônâï), et ce dieu mon Dieu. Mon‑Seigneur, c'est‑à‑dire Celui‑que‑je‑sais-nommer, Celui au nom duquel je peux agir ou parler, comme l'ont bien vu les saints Massorètes en vocalisant les quatre consonnes du nom propre du dieu avec les voyelles du mot adhônâï (Mon Seigneur).

 

 

Les signes d'une Alliance au second degré

 

Bien sûr, dans le récit du jardin d'Éden, l'arbre‑signe est justement ce à quoi il ne faut pas toucher, et c'est ce qui le distingue du signe-sacrement des Églises. Celles‑ci ont bénéficié entre temps d'un retournement. Il est possible pour elles de considérer les espèces comme ce qui signifie pour elles leur Seigneur absent ET l'expérience d'un corps‑à‑corps avec sa présence, mais loin de se voir interdire de consommer, elles sont au contraire invitées à le faire. Ce retournement est sans doute lié au fait que, au lieu de s'être « fait homme... mais seigneur », comme je l'écrivais plus haut, leur dieu s'est « fait homme... mais serviteur ». Or on le voit, un tel retournement se situe toujours dans la problématique seigneur‑serviteur posée par les anciennes Écritures.

Ce qui rend la chose un peu plus compliquée, pour les chrétiens, c'est que pour eux, le signe, planté par Dieu au cœur du domaine d'une humanité qu'il revendique comme serviteur, n'est pas d'abord un objet, tel qu'un arbre, ou que de l'eau, du pain ou du vin, mais bien un corps humain, une vie humaine située et datée, celle de Jésus de Nazareth. C'est bien de cette manière qu'en régime chrétien l'humanité est renvoyée à Dieu et qu'elle est habitée par sa présence. Par rapport au fruit de l'arbre du jardin, on a fait un pas de plus, radicalement, vers le corporel. C'est un corps humain qui renvoie à Dieu et qui le rend présent. Un corps‑signe qu'à cet effet on est invité à consommer, offert à toute l'humanité. Mais au cœur de la communauté limitée que constituent les chrétiens au sein de cette humanité, le pain et le vin de la Cène sont des nourritures‑signes qui se réfèrent au corps du Christ et qui leur authentifient sa présence.

Il faut s'y résoudre, nos sacrements sont donc des signes au second degré, donnés au seul peuple des Écritures évangéliques. Et si celles-ci s'achèvent et s'accomplissent dans le récit qui fait d'un homme le signe de Dieu par excellence, le sacrement est donc aussi un geste d'adhésion à ce récit. Car cela n'a de sens pour les Églises que si elles acceptent cet arbitraire du récit biblique destiné à signifier à sa manière son ultime référent : son dieu. Autrement dit, on ne va, dans cette perspective, demander le baptême ou communier que si l'on se coule dans le langage biblique, par la Parole née de leur lecture, au point de se faire soi‑même personnage de l'histoire sainte : l'un des personnages de l'histoire qui signifie Dieu, ce personnage serait‑il indigne de Dieu, tout comme tant de héros du récit biblique l'étaient en effet.

Mais à l'inverse, on ne saurait habiter les Écritures sans accepter de mettre son corps en jeu, ce qui est proposé dans le sacrement, puisque c'est cette histoire‑là qu'elles racontent, une histoire de chair et de sang. À dire vrai, le défi est le même, et le risque, puisque tout cela nous ouvre à bien des aventures humaines. C'est alors que le sacrement est pour la communauté des fidèles référence à son Seigneur et corps‑à‑corps avec sa présence. Autrement dit : mémorial et confession, mais aussi communion véritable des corps avec la présence du Seigneur. Pour qui livre ainsi son corps et sa vie à cette rencontre, il s'agit évidemment d'un sacrifice.

Mais il me faut revenir sur certains aspects évoqués plus haut. Car le signe de l'arbre, dans le récit de Genèse 2, ne se comprend qu'à l'intérieur du système de l'Alliance instaurée par le Seigneur‑Dieu. Une autre façon de dire qu'il n'est signe que pour celui qui entre dans ce récit est donc d'affirmer également qu'il n'est valable que pour celui qui se situe dans cette Alliance en tant que serviteur‑vassal. Le retournement opéré par le récit évangélique n'annule pas cette condition. On peut donc dire que le sacrement chrétien est signe d'alliance avec le Christ, lui‑même signe d'alliance avec le Père.

Ce qui me retient alors, c'est que le système de l'Alliance biblique est un système d'enchâssement, comme je le notais plus haut. L’aire d'autonomie du serviteur y est englobée dans celle de son seigneur. Aussi l'usage du signe‑sacrement est‑il le geste qui limite l'autonomie du fidèle tout en assurant à ce dernier la pleine maîtrise sur sa vie. Dans et par cette limite, il y est installé, pleinement autorisé et missionné. Tel est le sens du sacrifice dont il était question : soumettre sa vie, et par suite la voir susceptible d'épanouissement.

 

Notes

1. « Éden, huis-clos : une parabole du dieu critique – Lecture du récit biblique de Genèse 2,4b-4,1 », Paris, L’Harmattan, coll. Sémantiques », 2002.

2. YHWH-élohîm. Concernant le premier terme, on verra plus loin pourquoi la distinction entre ce nom sans voyelles, YHWH, et la lecture qu’en ont fait les Massorètes, adhônâï (Mon-Seigneur), est pour moi sans pertinence quant à la question traitée ici.

 

 

Autres Temps, N° 59, automne 1998, pp. 105-111

 

 

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