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À la suite
d’une campagne de dénigrement occasionné par la parution de mon article
« La révérence aux Écritures » dans « Réforme » (n° 2122,
14 décembre 1985, p. 5), j’ai écrit ce qui suit, sans finalement le faire
paraître :
LE BEL éTRANGER
Un mien article,
publié naguère dans Réforme (n° 2122 du 14 décembre 1985, p. 5), a donné
lieu à malentendu. On a voulu y voir je ne sais quelle apologie du machisme,
aboutissant nécessairement à une sorte de légitimation du viol. Il s'agissait
d'un article sur la lecture de la Bible, et ce féminin à lui seul a, au
sens propre, dérouté quelques lectrices, entre autres. De même, l’évocation de
Shéhérazade a paru la marque d’une insensibilité au sort des femmes voilées de
l’Orient. C’était oublier que dans ce conte, les femmes sont délivrées de la
mort par la capacité de raconter qu’a la belle, sous son voile. Cette ruse
bienheureuse a échappé à certaines de mes lectrices. D’autres auront peut-être
vu dans ce voile un manquement à la doctrine qui affirme une limpidité du récit
biblique. Ceux-là auraient vu juste.
Mais on est
toujours – sauf procès d'intention délibérément malintentionné – peu ou prou
responsable des incompréhensions suscitées par sa propre prose, et c'est
pourquoi je livre ici une réécriture de cet article. Je l'avoue, son message –
celui tout au moins que je visais initialement à communiquer – m'importe au
plus haut point. Tel qu'il est rédigé ci-dessous, l'article me paraît de nature
à rassurer les cercles que j'avais inquiétés. Ou plutôt, s'il les inquiète
encore, j'ai tout lieu de croire que ce sera pour les raisons qui me l'ont fait
écrire et qui, grâces en soient rendues à mes critiques, y apparaissent mieux
encore. Mais un article destiné à Réforme ne saurait tout dire, il doit
être bref, aussi invité-je les lecteurs et les lectrices à se reporter aux
publications antérieures signalées en note. C'est en effet un certain nombre
des concepts que je me suis efforcé de définir dans ces publications, à propos
de la lecture de la Bible, que j'utilisais, de façon rhétorique, dans l'article
incriminé.
Jean Alexandre, juin 1986.
La révérence au Livre 1
OU LE BEL ÉTRANGER 2
Comment référons-nous nos actes au Livre ? Nos actes et le reste. En un
sens question stupide, car elle amène une première réponse qu'on a presque
honte de mentionner : "En le lisant !" Je le fais cependant,
car il me semble qu'on est fort tenté aujourd'hui d'oublier cette banalité.
C'est du moins mon expérience au sortir du synode réformé de notre région
languedocienne : on y a voté sur le sujet un texte, sans aucun doute de haute
tenue, mais qui ressortit plus au genre de la confession de foi qu'à celui de
la réflexion sur l'expérience. On a envisagé le pourquoi, non le comment. Je le
regrette d'autant plus vivement que je crains de trouver là la propension
générale.
Or, la réponse la plus pratique serait vraiment la plus utile. La
réponse qui dirait comment serait à mes yeux celle qui intéresserait au
premier chef l'ensemble du peuple des croyants et des cherchants.
C'est cette voie qui mérité d'être explorée avant toute autre.
Deux ordres de réflexion me paraissent s'imposer, en un premier temps,
dans cette exploration.
COMME ATISI LE TAïTOQ
En premier lieu, si l'on se demande comment les croyants réformés se
réfèrent au Livre, on doit répondre qu'il est difficile de s'en faire une idée
dans la mesure où ils ne le lisent manifestement que fort peu. Et plutôt que de
dire qu'ils s'y réfèrent, il vaudrait mieux constater que certains parmi eux –
pasteurs, penseurs, théologiens, biblistes – font le travail pour les autres et
à la place des autres. Je ne le leur reproche pas, ce n'est pas mon propos,
mais bien plutôt je m'interroge sur les raisons qui font que les autres ont souvent
démissionné. Le Livre, ils lui ont tiré leur révérence...
Cette démission présente d'ailleurs deux aspects. Les uns, devenus
incapables de trouver dans la pratique assidue du commerce avec le Livre un
quelconque avantage, réfèrent leur vie à une idéologie qui passe, au bien se
contentent de l'absence, de l'habitude, de la résignation. Ceux-ci s'éloignent
doucement du centre vivant de la foi réformée. Les autres réclament plus de
biblistes, plus de théologiens, plus de fournisseurs de Parole, bref, font donner
les suppléants. Ceux-là se lamentent sur la disparition des "grands
témoins d'autrefois". C'est bien dans ces deux cas que je vois une
démission.
On n'y trouve pas son plaisir, voilà pour moi la raison. La relation
avec le Livre me semble comparable à la relation amoureuse : il arrive parfois
un moment où le plaisir a disparu. Et c'est alors qu'on peut se demander si
tout avait été fait pour qu'il demeure. Si l'on avait suffisamment travaillé à
bâtir le couple. Si l'on avait assez combattu pour que la relation reste vraie.
Travail et combat sont les mamelles du plaisir de vivre ensemble. Et ce plaisir
est pur, il est le prix de la vie 3.
Travail et combat produisent le plaisir de vivre avec le Livre. Travail
entreprenant qui sache exploiter la richesse biblique. Combat virulent qui
arrache au Livre ses vérités. Plaisir violent 4 que ressent celui
qui a donné et reçu, reçu et donné.
Mais cela suppose que le Livre reste à nos yeux un bel étranger. Un
autre, toujours renouvelé et dont la venue suscite le désir. Or tous ou presque
sont d'accord, sans le dire, sur un point, qui est que l'on sait déjà tout de
lui, qu'on ne l'explorera jamais que pour retrouver toujours les mêmes
sempiternels accents. Fatigue des amants sans surprise.
Et pourtant comme il est autre, le Livre, et étranger, et mystérieux,
et voilé comme le poète touareg Atisi le Taïtoq5.
Et comme ceux qui luttent et combattent avec lui, contre lui et pour lui, ont
les yeux émerveillés, comme ce très vieux pasteur de mes connaissances, qui
venait d'y découvrir, il n'y a guère, une vérité neuve à révérer. La révérence
à l'égard du Livre, qui fait qu'on l'approche comme un beau mystère, quelle
merveille!
(Que les messieurs ici me permettent de préciser que si ma célébration
amoureuse au masculin les gêne, rien ne les empêche d'aborder l'Écriture comme
une belle étrangère quant à eux...)
LA VOIX DES HUMBLES
En second lieu, s'il est bon d'explorer les chemins d'une lecture
renouvelée du Livre, c'est parce que la théologie, de son côté, n'est l'art
d'être intelligent que dans des démarches secondes. Si la théologie ne se fonde
que sur les questions qu'elle pose directement au Livre, en fonction de ses
propres cheminements considérés comme premiers, on entre dans un cercle. On
n'obtient alors que les réponses correspondantes aux questions posées, et le
cercle petit à petit se resserre pour n'être plus à la
longue que l'étroit encerclement de nos ressassements.
C'est sur le fondement d'une pratique large, commune, populaire, non
programmée, insouciante dirai-je, sans souci de sa rentabilité, que naissent à
la conscience collective, en une sensation première, les questions que nous
pose le bel étranger. Que s'il existe une telle pratique, alors oui, qu'on
fasse donner les théologiens. Mais qu'on ne les laisse pas s'en tenir à leur
unique expérience biblique, toujours marquée par leur situation d'hommes et de
femmes de cabinet.
Comme il est bon d'avoir de limpides théologiens, quand les questions
vous pressent, et comme il est néfaste, à l'inverse, de les laisser courir sur
leur erre ! Comme la théologie se renouvelle, là où existent des peuples qui
confrontent leur existence au Livre, comme en Amérique Latine ou en Extrême
Orient ! Le visage de la Chrétienté en est transformé.
Alors, plutôt que de se tourner vers ces peuples – autre démission – ne
vaudrait-il pas mieux que nous aussi nous devenions vraiment ce peuple du Livre
que nous prétendons être ?
Mais nous voulons tout tenir, et nous commençons par la fin : nous
désirons, et tout de suite, des réponses. Nous refusons d'être ignorants et
dépossédés si bien que nous n'entrons pas dans la voie des humbles et des
ignorants, qui est paradoxalement celle des amants heureux.
Ah! aimer le Livre et jouir de lui sans rien
savoir de plus, s'immerger en lui comme une bête 6 en liberté. Ne prétendre à rien et tout gagner!
Car un dieu bon y parle.
Jean Alexandre
NOTES
1 Pour l'emploi du terme
masculin "le Livre", utilisé ainsi absolument, voir déjà ma
"Célébration du Livre", Foi et Vie, n° 2, pp. 78-87, 1975.
2 Le titre et les sous-titres
de l'article publié sous ma signature dans Réforme (n° 2122, 14 décembre
1985, p. 5) étaient de la rédaction. Le titre initial en était "La
révérence aux Écritures".
3 Les trois thèmes du
travail, du combat et du plaisir, ainsi liés et mis en rapport avec la pratique
de la lecture biblique, sont explicités dans divers articles. Ainsi :
"Lire et écrire la Bible" (Dialogue, S.J.M.C.P., Paris, n° 79, 1978,
pp. 50-51) et "À propos de l'autorité des Écritures" (Foi et Vie, n°
4, pp. 75-83, 1984). Plus généralement, sur le fond, voir "Confession d'un
animateur biblique" (Études Théologiques et Religieuses, no 4,
pp. 483-494, 1984) et "Le mot dieu est un verbe" (Autres Temps, n° 3,
pp. 52-60, 1984).
4 L’adjectif violent a
sans aucun doute choqué, étant assimilé à tort au viol ; mais c’est le
plaisir que l’on reçoit de l’autre qui est ici noté comme violent… Que nul ne
se défie d’un orgasme biblique.
5 Atisi-ag-Sedada, de la tribu Taïtoq des Ikadéïen ; voir "Tagoulmoust",
Alain-Sèbe éd., Le Luc, 1982. Atisi
vivait et écrivait à la fin du XIXe siècle, et l'un de ses poèmes a
pour thème la défense des femmes.
6 La bête ayant gêné
quelques lectrices, je précise que, imitant l’usage que Patrice de la Tour du
Pin fait de ce terme, je pensais à la sauvagine, par exemple à un petit lapin,
non au gorille de Georges Brassens…
(Je relis
tout cela et, n’ayant plus l’usage ni l’utilité de ce genre d’ironie, je dis plus
simplement que la campagne de dénigrement presque haineux dont cet article a
fait l’objet en son temps était en réalité une cabale, animée par un homme que
j’avais déçu en le refusant pour maître. Certaines amies s’y sont laissé
prendre. Une autre a fort bien vu à l’époque qu’à me défendre j’aurais toujours
tort, raison pour laquelle je me suis finalement tu. 2015)