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Le feuilleton hebdomadaire

Récits

ou j’ai rencontré quelqu’un ! 

        

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D.R.

  

L’enchanteur

 

En 1971, le Centre protestant d’études et de documentation de la Fédération protestante de France m’a envoyé pour recension un roman de Charles Duits intitulé Ptah Hotep, paru chez Denoël. J’étais alors animateur biblique régional en Région parisienne et mon bureau se situait rue de Vaugirard, à Paris, presque en face du Palais du Luxembourg.

Je fus ébloui par ce roman, qui s’apparentait pourtant, peu ou prou, à ce que nous appellerions aujourd’hui une Heroic Fantasy, un genre littéraire que je n’avais jamais approché. Aujourd’hui encore, après plus de cinquante ans, je le relis avec plaisir pour son écriture, tellement inventive, riche et colorée.

Nul doute pour moi qu’il soit à la hauteur de l’œuvre d’un Tolkien, par exemple, et s’il n’a pas eu la chance de bénéficier du même succès, c’est sans doute qu’il ne correspond à aucune norme littéraire à la française et que nos éditeurs manquent d’idées.

Charles Duits pouvait en effet revendiquer deux cultures, la française et l’anglo-saxonne. Né en France en 1925, il était fils d’un marchand de tableaux juif hollandais et d’une artiste peintre, patricienne de la Nouvelle Angleterre.

Il était proche de deux lignées littéraires de l’époque, celle ou paraissaient un André Breton mais aussi un Jacques Lusseyran, et celle du milieu dans lequel évoluaient Anaïs Nin ou Henry Miller. Mais à mon sens, ce qui a fait son style si particulier est son amour de la peinture, et probablement celle des sujets grandioses liés à l’Antiquité.

Charles peignait, d’ailleurs, et j’ai passé des heures à parler avec lui en le regardant faire. Mais j’anticipe. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai tellement aimé son livre que j’ai fait ce que jamais je n’ai fait pour un autre, j’ai écrit mon admiration à l’auteur, en passant bien sûr par son éditeur. Je n’avais alors aucune idée du personnage auquel je m’adressais.

Ma lettre avait ceci de particulier qu’outre l’émotion que m’avait procuré son livre, j’y racontais naïvement avoir vécu, certes dans mon monde tout banal, des événements et connu des personnes qui avaient quelque ressemblance avec l’histoire de son héros. Comme on voit, j’étais encore assez jeune pour privilégier les aventures plus que l’écriture. Enfin, je lui disais surtout toute mon admiration.

Charles m’a répondu au plus vite. Il m’a invité à venir le voir à son domicile, dans un grand immeuble sérieux de la rue d’Assas, sous les toits. C’était on ne peut mieux car cette rue est voisine de la rue de Vaugirard. Nous étions voisins.

Bien entendu, je n’avais aucune connaissance de sa personne, de son histoire, de celui qui avait d’abord été poète surréaliste, puis sulfureux et sombre romancier, peintre ésotérique, enfin fumeur de peyotl !

Cette première rencontre a fait de nous des amis, si bien qu’elle fut suivie de beaucoup d’autres. Il me fallait seulement surmonter un léger recul dû à l’odeur entêtante causée par ses chats. Au cours de ces rencontres, il tentait manifestement de me déniaiser, de me libérer de ma carapace évangélico-calviniste… Vaste entreprise !

Outre cela, je le regardais peindre, donc, ou bien nous parlions de choses et d’autres, toujours liées à ses passions, à ses soucis, il avait beaucoup des deux.

À sa manière il m’encourageait, aussi, me disant par exemple, à propos de ma poésie, que je n’étais pas un malin : c’était un compliment. Cela signifiait que je suivais ma voie en dehors des modes et des canons littéraires obligés. Il me poussait à creuser cette mine et à ne me fier à nulle autre. Il aimait dire que mes poèmes semblaient être nés de la main d’un constructeur.

Parfois, il m’emmenait dans un café pour parler, sacrifiant au mode de vie des écrivains parisiens de l’époque. Je retrouverai cela bien plus tard, comme un rite, avec Roland Barthes. Ou bien nous partions une journée en balade à la campagne en famille, avec nos épouses et leur fils, Juste, et les miens, Daniel et François, qui étaient à peu près du même âge.

Nous étions à ce point amis qu’il me proposa de choisir pour moi l’un de ses tableaux, et mon choix se porta sur un visage de diablesse cornue, tout dans les rouges, qui me fascinait. Malheureusement, je ne pus l’emporter lorsque je quittai Paris et je ne sais ce qu’il est devenu.

La mère de Charles était alors mourante, hospitalisée à l’Hôpital américain de Paris, et son épouse, qui souffrait alors de troubles divers, se trouvait à l’Hôpital Rotschild. Elles étaient protestantes toutes les deux, au moins au sens culturel du terme, et je les ai visitées en tant que pasteur. Lors de mon passage, la première, lucide et patiente, dessinait l’un de ses pieds pour passer le temps.   

Mon histoire, et surtout mon point de vue sur les Écritures bibliques intéressaient Charles, nous parlions souvent de ces dernières, dont il était loin d’être ignorant. Il me dit un jour détenir une Bible que sa mère lui avait donnée, et je sentis que le Livre lui importait plus qu’un simple héritage de papier.

Il fait bien reconnaître que Ptah Hotep, en même temps qu’il réenchantait la littérature française, baignait dans l’aura permanente d’une présence du divin dont la prégnance nous est devenue étrangère.

Ma façon d’envisager ce que pourrait être un juste rapport avec les Écritures intéressait donc Charles et c’est pourquoi, fidèle à lui-même, il m’a inclus dans Nefer, le roman qui fait suite à Ptah Hotep, sous le nom d’Iscandre ; j’y suis pourvu d’un office dans l’Empire de Hûd, celui de Grand Lecteur Itinérant des Provinces du Sud.

C’est que le monde de Ptah Hotep n’était pas, pour lui, une réalité purement imaginaire, il me dit avoir reçu tout le livre en songe, dans tous les détails, au point qu’il arriva une fois que deux soldats de Hûd le supplièrent de les faire apparaître dans le roman…

Au fond, il était arrivé au point où il se considérait comme appartenant aussi à ce monde, et c’est ainsi qu’il se vit une fois transporté physiquement dans un village andin d’autrefois devant une église, ce qui, disait-il, épouvanta les Indiennes qui en sortaient. À vrai dire, j’ai toujours soupçonné que le peyotl n’y était pas pour rien.

Qu’on me comprenne bien, Charles n’était ni fou ni illuminé, mais au contraire tout à fait rationnel par ailleurs, et je n’ai jamais su décider de ce qui participait du jeu dans ses propos. Il avait un humour de type anglo-saxon parfois impénétrable. Quoi qu’il en soit, il fut pour moi comme un maître en certains domaines et je l’aimais.

Puis ma vie professionnelle m’amena, en 1976, à quitter Paris pour le Sud, et après quelques lettres par lesquelles j’appris surtout les difficultés qu’il rencontrait en divers domaines, nous nous perdîmes de vue. C’est par la radio que j’appris sa mort en 1991.

J’avais remarqué, bien sûr, quelques-unes de ses manies. C’est à propos de l’une d’elles que j’ai écrit ce qui suit, à l’époque :

Il est parfois temps de s’en aller.

On a retardé ce moment autant qu’il était possible, et puis on dit à Charles en se levant – qu’il est temps.

Charles raccompagne son visiteur à la porte, il lui serre la main, lui dit au-revoir, comme il se doit.

Puis l’accompagne un pas encore, dans la porte même, et c’est le moment.

Alors les choses dernières sont dites, avant le trou des six étages.

Charles dit – toujours – un petit bout d’apocalypse, petit bout de révélation, bout d’aperçu sur les jours derniers : choses qui se passent de commentaires parce qu’elles sont fonction de l’espoir.

Les paroles sérieuses sont légères : comme l’oiseau qui passe, transitives.

Elles ne s’appuient guère, seulement sur l’espace qui s’en va, sur l’espace qui s’en vient : sur la présence qui passe.

Ce sont les Paroles de la porte.

 

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Le même bruit

 

Les avions se sont rapprochés. Quelqu’un a dit : « Ça, c’est des Français, je reconnais le bruit. » Ici et là, des gens ont approuvé, on reconnaissait bien le bruit, c’était pas des avions boches.

C’est à ce moment-là qu’ils ont piqué sur nous et qu’ils ont commencé à nous mitrailler.

« Merde, c’est des Italiens ! » a crié le spécialiste improvisé, et personne n’a répondu : chacun s’était déjà couché, à l’abri sous une charrette ou dans un fossé. Sauf les morts.

Charles nous avait attrapés, sa fille Lélou et moi, chacun trois ans, il nous avait jetés dans le fossé, il s’était couché sur nous.

Les deux Savoia faisaient des allers et retours. Pendant que l’un remontait et tournait tout là-haut pour revenir, l’autre piquait et mitraillait la foule sur la route.

Où était ma mère, où était Simone, la mère à Lélouje savais pas. J’avais le nez dans les orties, j’étais pas content. Lélou pleurait, pas moi. J’avais pas peur.

À trois ans, un môme n’a pas peur de la mort, il a peur si sa maman crie, mais là, j’avais oublié ma mère, les orties passaient avant elle.

La vérité, c’est que, outre l’impression confuse d’avoir été mêlé à une foule en mouvement sur une route, d’avoir marché longtemps près de ma mère, lui tenant la main, en compagnie de Lélou et de ses parents, je ne me rappelle que les orties et le poids du corps de son père. Tout le reste est reconstitué d’après les récits subséquents.

Sur le moment, les événements inhabituels, subits, ne se prêtent pas au commentaire. Une fois les avions italiens partis, les gens sont restés longtemps silencieux. Quelqu’un a dit seulement : « Ils font le même bruit que les Français ». Et chaque fois que ma mère raconterait cette histoire, elle répéterait : « Forcément, on se méfiait pas, ils font le même bruit que les Français ».

Il m’avait paru tout à fait normal que Charles nous ait protégés de son corps, qu’il se soit placé entre nous deux et des balles éventuelles.

Il m’avait paru tout à fait normal, c’était la guerre, que deux chasseurs Savoia mitraillent une foule de civils sans défense, en marche sur une route du Poitou encombrée de vaches, de landaus et, il est vrai, de quelques pioupious en déroute.

C’était l’Exode, l’inhabituel et l’anormal y étaient devenus normalité.

Il me semble pourtant avoir eu confusément le sentiment, ou plutôt la sensation, que l’on m’avait sans raison voulu du mal, à moi, un petit enfant.

C’était le début d’une longue défiance.                

10/01/2025

 

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Ennemis

 

En février 61, je faisais partie d’une délégation envoyée par le Conseil œcuménique des Églises en Tunisie. Elle était composée de stagiaires du Centre œcuménique de Bossey, dépendant de l’Université de Genève. Notre groupe était international, nous étions une dizaine et j’étais le seul Français. On y trouvait aussi, par exemple, un Norvégien, un Colombien, une Allemande, une Étasunienne ou un Camerounais.

Il s’agissait de régler le sort d’un foyer d’étudiants protestants de Tunis, le Foyer Éva-Cabantous, laissé à l’abandon à Tunis par le départ massif des Français après l’Indépendance du pays. Je ne me souviens pas de ce que notre visite a eu comme résultat, le gouvernement tunisien voulait récupérer le foyer, je suppose qu’il l’a fait.

À côté de ce travail, il ne nous était pas interdit de faire un peu les touristes aux souks ou en certains lieux comme la mosquée de Sousse, par exemple. J’ai toujours eu l’impression que cette mission était un peu bidon et qu’il s’agissait de nous sortir un peu de nos habitudes.

Nous avions cependant pour mission de prendre des contacts amicaux avec les autorités, si bien que nous avons été invités à assister à une séance de l’Assemblée nationale ou que nous nous sommes ménagé certaines rencontres intéressantes comme celle du Maire de Tunis.

Tout le monde était charmant avec nous, les Tunisiens saisissant là l’occasion de se montrer aimables avec les chrétiens, d’autant que la plupart de ceux-ci avaient quitté le pays...

Je me souviens en revanche d’une des réceptions auxquelles nous avons été invités, celle du FLN algérien. Pour moi, elle fut moins banale.

Son Gouvernement provisoire ainsi que le Quartier général de son Armée de Libération étaient installés à Tunis. De là partaient vers l’Algérie les ordres destinés aux wilayas ainsi que des détachements de combattants. Ceux que chez nous l’on appelait improprement les Fellaghas. Nombre de jeunes Algériens prenaient le risque de franchir en grand danger la frontière algéro-tunisienne pour être formés au combat en Tunisie.

Je devais partir à l’armée, sans doute en direction de l’Algérie, quelques mois plus tard : j’ai hésité à me rendre à cette réception avec le groupe, et puis j’y suis allé. Mes collègues avaient du mal à comprendre ma situation, l’idée que je puisse me retrouver embastillé au retour leur paraissait ubuesque, encore une originalité des Français !

Pour ma part, j’étais nettement en faveur de l’indépendance de l’Algérie, qui devait arriver à peu près un an et demi plus tard. Pour moi, les choses étaient claires, je ne voulais pas jouer le rôle que les pioupious allemands avaient joué en France pendant mon enfance. Pas plus théoricien que ça. Je m’étais demandé si, résidant alors en Suisse, je ne pouvais pas y rester et déserter.

J’en avais parlé avec le pasteur allemand Hans-Heinrich Wolff, directeur de l’Institut de Bossey et ancien participant de l’Église confessante à l’époque nazie, ainsi qu’au pasteur Marc Boegner, alors président de la Fédération protestante de France en visite à Bossey. Après qu’ils m’aient écouté et soigneusement contraint à préciser mes choix, leur réponse avait consisté naturellement à me ramener à mes propres liberté et responsabilité de décision.  

Celle-ci fut la suivante, en accord avec mon épouse – nous étions jeunes mariés – je décidai de rejoindre l’armée pour une seule et simple raison : partager le sort des gars de mon peuple. Je suis toujours d’accord avec ce choix, d’autant qu’en fait, je suis tombé dans une section composée en bonne part de prolos parisiens. Mon peuple. Ils avaient dix-neuf ans, j’en avais vingt-quatre, dont cinq de lectures et de réflexion, j’ai pu démonter avec eux un certain nombre de logiques militaires et nationalistes, aidé en cela par des militants de la CGT.

Mais je reviens à ce voyage en Tunisie. Après avoir hésité, j’ai décidé de faire cette visite avec mes collègues. Mélangé aux autres, je pensais passer au travers d’une présentation individuelle.

On nous fait d’abord visiter les lieux, nous apprenons certains éléments de cette organisation révolutionnaire et de son histoire et, bien entendu, on nous fait avaler, comme l’auraient fait les Français dans une situation comparable, des vérités, semi-vérités et mensonges gros comme des maisons. Mes collègues marchent à fond. Certains d’entre eux, ayant alors eu un aperçu de la sauvagerie française, ne me parleront plus jamais comme avant. Je ne dis rien.

Puis vient le moment où nous nous trouvons réunis dans une salle, assis en rond, avec quelques responsables. Il s’agit pour nous d’expliquer la position du Conseil œcuménique des Églises vis à-vis du conflit. Il est pour l’indépendance, comme on sait. Chemin de croix de ma part… Je n’avais pas prévu que chacun devrait se présenter. Mon tour arrive, il y a un silence. Je suis français. Cependant, rien ne se passe me concernant, même pas des regards hostiles.

Puis le groupe est invité à prendre une collation, et l’on me tire par la manche : un ponte, responsable de la jeunesse, veut me voir dans son bureau.

Deux ans plus tard, je devais le reconnaître sur la photo des ministres de la République algérienne, mais j’ai oublié son nom. Il m’a impressionné, il s’agissait d’un intellectuel acéré. Il m’interroge avec affabilité, manifestement convaincu que je ne suis pas un dangereux espion mais bien un jeune qui a eu assez de courage pour venir. Me dit-il. Je lui dis donc ce que je ferai quelques mois plus tard et il comprend.

Puis il demande qu’on nous amène un certain Ahmed comme compagnon pour la journée.  C’est un étudiant algérien qui vient de rejoindre Tunis et le FLN après avoir franchi clandestinement la ligne Maurice, installée par l’armée française pour interdire le passage. Il pensait repartir dans le maquis après quelques semaines de formation.

Nous avons visité Tunis ensemble, Ahmed et moi, en camarades. Le ciel était clair, il faisait doux, c’était l’hiver à Tunis. On s’est baladé, on a parlé, on s’est raconté, on s’est assis face à la mer. On était en paix. Ce grand chef militant nous avait rendu ce service, ou plutôt nous avait dispensé cette leçon.

Plus tard, nous le savions, nous risquions de nous retrouver, par malchance, face à face un fusil à la main.

Ou pire.

De part et d’autre les temps étaient à la cruauté.

Entre ces temps, un temps de paix s’est installé, suspendu, un temps trop court, un temps d’amis. Qui demeure en moi.

Le soir venu, j’ai rejoint mes collègues. Nous n’avons parlé de rien et ce serait ainsi pendant quelques mois, jusqu’à la fin du stage. Après cela, la France…

Depuis lors, je n’ai jamais reçu de nouvelles d’Ahmed.

10/01/2025

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