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thÉo-logie
Éléments de philosophie biblique 1
ou comment les auteurs de la Bible
pensaient-ils ?
On l’oublie
trop, la forme de pensée des écrivains bibliques appartient à un monde révolu,
celui de l’Antiquité proche-orientale. Sur le plan culturel, en tant que témoin
littéraire de civilisations disparues, la Bible nous est lointaine et
étrangère, aussi sa pensée évolue-t-elle d’une façon que nous avons parfois
peine à suivre. Faute de ne pas en évaluer les traits dominants, nous avons
tendance à plaquer sur elle nos propres mécanismes intellectuels, sans voir
qu’ils sont alors déformants.
Cette étude
correspond à un effort pour dégager des Écritures bibliques, considérées dans
l’état où elles nous ont été finalement transmises, quelques-uns de ceux de
leurs traits qui me paraissent majeurs tout autant qu’exotiques. Je le fais
avec les outils dont je dispose, qui sont ceux du linguiste et du
traducteur.
Une pensée
combattante
Au sens
propre, la philosophie est grecque, elle n’est pas biblique. C’est vrai, du
moins, si l’on appelle philosophie l’ensemble des réflexions sur l’expérience
qui nécessitent l’usage de concepts et de raisonnements élaborés consciemment
et manifestement. Or les Écritures bibliques se veulent bien plutôt le récit
mouvementé des relations entre un dieu particulier et l’espèce humaine.
Avant d'aller
plus loin, je dois alors préciser que le but de cette étude n'est cependant pas
de distinguer entre les deux façons de penser pour mieux promouvoir l'une
d'entre elles : je me borne à tenter de décrire l’une des deux. Je tiens en
effet, avec beaucoup d’autres, que ces deux pensées sont, chacune à sa manière
et de façon majeure, nos écoles de liberté.
Ceci posé, il
m’apparaît que si les Écritures partent d’un imaginaire qui leur est propre,
elles manient des faits de langage que l’on pourrait néanmoins rapprocher du
mode de pensée grec, qui nous est mieux connu, pour mieux les en
différencier.
Voici
quelques éléments de ces faits de langage bibliques : la parole comme
acte, la totalité comme mouvement, l’histoire comme parabole, la chair comme
histoire, la justice comme justesse, la relation comme contrat…
Je n’en
retiendrai que quelques-uns ici, mais je pose dès l’abord que tous ces termes
ont la particularité d’être relationnels, d’une part, et d’autre part de se
comprendre mieux, en régime biblique, si l’on use de verbes plutôt que de
noms : "parler", ou "dire", plutôt que
"parole" ; "agir droitement" plutôt que
"justice" ou "justesse", etc.
Ayant indiqué
cela, je souhaite évacuer d'emblée, autant que possible, une orientation de pensée
qui, pour être constante chez les lecteurs de Bible, ne me paraît pas moins
erronée : le sens lié au caractère relationnel de ces termes ne s'épuise pas
dans leur proximité avec la piété, la sagesse, l'éthique ou la morale. Ils sont
surtout les marques d'une forme de pensée dont je gage qu'elle n'est pas moins
consciente d'elle-même que celle des philosophes de l’Antiquité.
On a sans
doute trop tendance à séparer totalement l'étude des grandes aires de
civilisation de l'Antiquité. Pour avoir à peu près terminé leur grand œuvre à
la fin de l'Empire perse, au IVe siècle avant notre ère, les auteurs des
Écritures hébraïques n'en étaient pas pour autant sans connaissance des travaux
intellectuels grecs de l'époque. Les raisons qui ont poussé leurs successeurs
immédiats à entreprendre dès le IIIe siècle la traduction grecque dite des
Septante le montre, car on peut penser que cette dernière reflète déjà une
certaine pénétration de la pensée grecque dans le domaine biblique.
Bien entendu,
cette relative mixité se fait jour, sous certains aspects, dans le Nouveau
Testament. C’est ainsi par exemple que l’on verra un Saul de Tarse préférer
très tôt, contrairement au mode d’expression des évangiles, le raisonnement ou
la rhétorique à la narration parabolique, cette marque constitutive du fait
biblique.
Inversement,
d’ailleurs, les penseurs grecs, qui se passionnaient dès leurs débuts pour
l'antique civilisation égyptienne, ont fort bien pu se tenir aussi au courant
de ce qui se pensait ou se croyait chez les peuples du Levant. On sait qu’ils
leur devaient leur alphabet.
Mais si des
connexions ont existé, il y a pour moi, néanmoins, une armature de pensée
typiquement biblique, distincte du mode de pensée des Grecs. Je le répète, elle
ne correspond pas à un corps de concepts. Elle ne se compose pas de termes qui
prétendent découper le réel, ou l’expérience, pour l’exposer ensuite en un
système ou en un discours soumis à la raison.
Au contraire,
on pourrait relever, je le pense, une résistance opiniâtre élevée longtemps par
l'écriture biblique, dans la pratique de son mode propre, contre des tentatives
de ce genre.
Cependant,
cette résistance ne s’est pas constituée, à l’origine, par opposition à la
philosophie grecque, mais bien plutôt par refus du système impérial antique dit
asiatique, Égypte incluse, et par opposition aux soubassements culturels que ce
système supposait. La pensée biblique est combattante.
Signifiance
et signification
Cette
résistance s’exprimait dans une forme de pensée qui privilégie la relation
plutôt que la distinction, ou le mouvement spatial ou temporel plutôt que
l'état ou la substance. Cela ne signifie pas qu'il n'existe dans les Écritures
ni distinctions ni stabilité en ce qui concerne les éléments du réel. Ces
derniers sont situés dans le temps et dans l'espace, mais lorsque les Écritures
les prennent en compte, c’est dans une tension vers leur devenir au sein des
relations qu'ils entretiènent.
C'est en
fonction de cela que, dans le développement de son projet propre, qui est
"théo-logique", le récit biblique met en
œuvre ce que l'on pourrait appeler une signifiance plutôt que des
significations2. Et en tout cas une façon "embarquée" de
situer toute chose et soi-même dans le réel, plutôt qu'une description de ce
dernier à visée démonstrative.
Une autre
façon de le dire est de considérer que ces Écritures ne se meuvent pas dans la
relation classique de l'objet et du sujet, si l'on appelle "objet" un
élément de l'expérience circonscrit, abstrait de son champ propre et
reconstruit par la pensée d'un "sujet". Il est clair, à la lecture,
que cette objectivation aurait été perçue par les écrivains bibliques comme une
sorte de meurtre, de destruction par dépècement.
Leur pensée
du réel me paraît moins ambitieuse que celle des Grecs en ce qui concerne la
compréhension, mais plus ambitieuse que la leur dès qu'il s'agit du
discernement.
Ce dernier
terme est à situer du côté du sens des choses et des événements plutôt que de
celui de l'être. À condition d'entendre prioritairement le mot "sens"
dans celui de direction : « Ce que je considère, vers quoi cela s'en va-t-il ?
Vers quoi vais-je le mener ? Vers quoi cela va-t-il m'entraîner ? »
Il s'agit
d'une pensée que l'on serait tenté d'appeler existentielle si ce terme n'était
pas autrement daté et situé dans l'histoire de la philosophie. Elle a cette
particularité de supposer par principe, non la fixation du réel par la pensée,
mais l’accompagnement par celle-ci de la marche plus ou moins bénéfique de
toute chose vers une fin.
Aussi a-t-on
immédiatement à l'esprit le terme de sagesse plutôt que celui de philosophie.
Or j’y vois une fausse piste. Car si une sagesse peut évidemment en sortir,
apparue dans le cours des événements de la vie des gens, la forme de pensée que
j'évoque lui est première et fondatrice.
Pour cette
pensée, au lieu de concepts, on a – devant soi, en soi, autour de soi – pour
lire le réel, des flux, des rythmes, des liens et une commune destination. Et
le premier de ces flux est peut-être la parole, le parler, le dire, en ce sens
qu'il s'agit du meilleur moyen qu'a l'humain de percevoir le sens de tout cela
et de se situer par rapport à l’expérience. À sa façon, le parler, en effet,
fait percevoir. Il est le mode de vie de l’humain dans le monde.
Bien entendu,
tout ce qui précède comme tout ce qui suit se heurtera à de nombreuses
contradictions possibles au vu des textes. Il s'agit de ma lecture, de ma
réception d'un corpus fort vaste, divers et complexe. Ses auteurs n'ont pas
laissé de manuel exposant le pré-requis intellectuel de leurs écrits. Les pages
qui suivent ont pour but de montrer néanmoins que mes affirmations ne sont pas
totalement sans fondement. Qu'on en juge en parcourant les quelques
développements qui suivent.
Le primat
du verbe : dire et advenir
Ce premier
développement a pour but d’explorer ce que signifie la parole dans l’ancien
langage hébraïque, comment il en use, selon quel mode.
Dans ma
traduction des évangiles3, la phrase grecque en árkhê hên ho lógos (Jean 1,1), le plus souvent traduite par
« Au commencement était la Parole (ou le Verbe) », est devenue en
français « Au commencement / était le Dire. » Outre que je cherchais
un terme masculin pour rendre le terme grec lógos,
je tenais à permettre au lecteur de relever le fait que ce terme suit
immédiatement la répétition, qui vaut citation, des premiers mots de la Bible
hébraïque : « Au commencement. »
Je
développais ainsi les implications de cette coutume scripturaire qui consistait
à citer un bref passage des Écritures pour faire venir à l'esprit de lecteurs
avertis l'ensemble du passage qui commençait par l'élément cité. Il me semble
donc que l’évangéliste pouvait vouloir se référer à l’ensemble du premier récit
biblique de création.
On trouve un
exemple de cette coutume dans la citation du Psaume 22 (v. 2) que font Marc et
Matthieu dans leur récit de la crucifixion : « Mon Dieu, mon Dieu, à quoi
m'as-tu abandonné ? » Ramené alors à l'ensemble de ce psaume, le lecteur
se souvient de son déroulement narratif complet, et par conséquent du verbe
crucial qui retourne la plainte en louange : « Tu m'as répondu ! »
(v. 22c). La plainte première du psalmiste – et du Christ en croix – appelle
donc aussi la réponse à venir.
Cela ne
signifie d’ailleurs pas, dans cette forme d’esprit, que cette réponse
amoindrisse en quoi que ce soit la radicalité de la souffrance du psalmiste, ni
de la mort du Christ en croix. Deux temps distincts peuvent coexister dans une
même parole, possibilité propre à la pensée parabolique comme je l’exposerai
plus bas.
De même,
lorsque l’évangile selon Jean écrit « Au commencement était le
Dire », il évoque par là-même tout ce qui, dans la Genèse, suit les mots
« Au commencement », à savoir, entre autres, wayyómer
elohím, « Dieu a dit… », et non « Dieu a parlé. » Le dieu de ce récit ne
parle pas, il dit !
Ce lógos, ce dire biblique, n’est pas un raisonnement
mais une parole agissante : ni une description, ni une explication. Or
cela ne se restreint pas au divin, et les humains aussi ont le pouvoir de dire
et, à leur mesure, d’agir ainsi sur le monde.
Si ce dire
est un concept, il l’est au sens étymologique : une prise d’ensemble. Il
n’explique pas ce qui est, verbe français dont l’étymologie est
"déplier". L’action du dire avance en une fusion de performances que
nous autres, héritiers des Grecs, diversifierions : sens, capacité,
valeur, structuration, esthétique. Cette fusion n’est pas le fruit d’une
faiblesse, mais d’une pensée revendiquée : avec le dire, il s’agit d’un
mouvement, que le découpage annihilerait.
Le dire est
aussi une pratique relationnelle et orientée : aussi, comme verbe, il est
souvent suivi de la préposition vers (ainsi par exemple : « Il
y a eu un dire de Mon Seigneur vers Jonas », Jonas 1,1). En quelque sorte, aucune logique, aucun
logos, ne tient par soi-même mais est à percevoir dans la durée, la sienne
comme celle du partenaire éventuel. Le dire va vers sa fin, dans les divers
sens du mot fin.
Autant dire
que le lógos du texte de l’évangile selon Jean
ne se rapporte qu’allusivement, au mieux, à celui des Grecs, mais bien plutôt
au terme hébreu davár, que l’on traduit par
« parole ». Dans la plupart des cas, cette traduction est fort
honnête, à n’en pas douter, en ce sens qu’elle a le mérite de laisser entendre
une action qui peut durer. C’est le point : il s’agit d’une action, d’une
temporalité orientée, d’un advenir, non d’un état.
On trouve là
un des éléments les plus marquants de cette forme d’esprit dont je
parlais : le primat du faire sur la chose, du verbe sur le nom. Dans la
pensée biblique, comme le plus souvent dans le lexique hébraïque, le nom, la
chose, est presque toujours une dérivée du verbe, de l’action. C’est le faire
qui engendre la chose.
On voit par
là que cette pensée exploite à sa manière les particularités et les
possibilités que lui offre la langue hébraïque, dont la structure lexicale de
base est verbale. Il y a là un choix. Dans une autre langue sémitique, comme
l’arabe par exemple, pourtant elle aussi à base verbale, ces particularités
pourront évidemment ne pas être utilisées de la même manière, comme on le voit
dans le Coran.
L’image et
l’histoire
Le primat du
nom, dans l’imaginaire biblique, c’est le primat originel de l’image impassible
et impavide de la statuaire impériale. Une prétention à pouvoir figer
l’ensemble des relations dans un ensemble statique et discontinu. Une húbris apparentée à cette violence orgueilleuse du
mortel qui se pose comme maître universel et s’efforce d’arrêter et de
maîtriser le flux continu des relations et des actions, dans leurs mouvements
et leurs diversités. Le refus de cela fait la Bible.
Ce refus est
aussi celui de la pensée et du désir de totalité. Le primat du verbe répond au
désir de pluralité. Il suppose le primat de la diversité sur l’unicité. Car le
verbe se conjugue, il est pluriel, offrant de nombreuses potentialités à de
nombreux actants.
L’exemple le
plus parlant de ce primat du verbe est à mon sens la façon dont les Écritures
hébraïques nomment le Dieu d’Israël. Car justement elles ne le nomment pas,
mais se bornent à l’écrire au moyen d’une sorte de forme verbale évoquant
l’inaccompli, yhwh (le y est une marque
grammaticale de cet inaccompli pour la troisième personne du singulier, elle
précède les trois consonnes d’une racine verbale, comme dans ydvr, « il est/était/sera en train de
parler », de la racine verbale dvr).
Lorsqu’il
s’agit de faire advenir cette forme verbale à la parole qui prétendrait nommer
le dieu, les Écritures sont bloquées, elles doivent avoir recours à une
périphrase : ‘èhyèh ‘achèr
‘èhyèh (Exode 3,14), ce qui ne peut se traduire
de façon univoque :
– « je
suis que je suis, que j’ai été, que je serai » ;
– « je
suis celui que je suis, que j’ai été, que je serai » ;
– « j’ai
été, je suis, je serai que je suis, que j’ai été, que je
serai » ;
– « j’ai
été, je suis, je serai celui que je suis, que j’ai été, que je serai »…
Sachant aussi
que ce verbe "être" équivaut plutôt à un "devenir", un
"advenir", un "exister" : « j’adviens
que j’adviens » ; « je deviens que je
deviens » ; « j’existe que j’existe »…
L’exemple de
la nomination du dieu, dans la Bible, montre aussi que c’est le lien qui fait
la chose. En effet, lorsque la nomination est pourtant rendue nécessaire,
lorsque le dieu doit être nommé par ses servants, on remplacera oralement les
quatre consonnes écrites par un titre, Adonaï, « Mon
Seigneur ». Non « le Seigneur », car on ne peut être
seigneur sans serviteurs, c’est le lien qui le fait exister. Nommer Dieu,
alors, pour le lecteur, c’est le confesser comme son seigneur. Ce dieu n’est
pas un concept de dieu.
Or si le lien
relationnel fait exister, c’est parce qu’il suppose une histoire dans et par
laquelle il est construit. C’est là encore le déroulé narratif de l’action qui
est maître.
Par rapport à
cela, on repère sans peine la pénétration de la pensée grecque dans la
traduction des Septante en y trouvant, non kúrios
mou mais ho kúrios, non « Mon
Seigneur » mais « Le Seigneur » : le lien entre seigneur et
serviteur a disparu, le dieu se tenant alors par lui-même. On est dans la
pensée du discontinu, de la substance, de l’objet. On s’approche du concept.
Or on notera
que les évangiles eux-mêmes font de la résistance, à ce sujet, et qu’ils
écrivent souvent kúrios tout court, sans
article, comme pour un nom propre : ce dieu s’appelle
« Seigneur ». Pour eux, leur dieu est à nouveau celui que l’on
reconnaît et dont, en fidèle servant, on connaît le nom, non le dieu de la
métaphysique. L’appeler « Le Seigneur », c’est déjà risquer l’image…
Primat du
verbe, de l’advenir dans la relation. On serait tenté de dire alors :
primat de l’histoire sur l’être. Ce serait anachronique, à moins qu’on entende
ainsi la perception sous-jacente d’une tension vers ce qui va se passer, bien
plus que vers ce qui s’est passé.
L’être et la
finalité
L’écrivain
biblique répugne à un retour vers le passé ou, plus précisément, vers
l’origine. Il se préoccupe de l’avenir. On le constate, par exemple, à la
lecture des prophètes, qui se soucient moins du passé et du présent que de
leurs conséquences à venir. Ce n’est pas par hasard si, dans la Genèse, le
retour vers l’Éden, la matrice originelle, est interdit aux mortels :
toute chose va vers sa fin, qui est aussi sa finalité. Comme l’écrit Cohélèt (7,8), « le bon d’une chose est dans sa fin »…
Bien sûr, le
passé a sa place dans le dire biblique, mais sous la forme d’une réactivation
de son efficacité. C’est ce que signifie le terme hébreu zikkarôn,
que l’on traduit habituellement par souvenir ou remémoration, mais qui évoque
la possibilité de réintégrer aujourd’hui en soi les potentialités de ce qu’un
fait lointain a produit autrefois. Primat, là encore, de l’advenir sur l’être,
en fonction de la pensée parabolique propre aux Écritures.
Jamais un
écrivain biblique n’a cru devoir se poser la question de l’être, contrairement
à ce qu’ont fait les philosophes. L’expression grecque to ôn, « l’étant », est intraduisible en hébreu
biblique. La question de Leibniz ou de Heidegger : « Pourquoi y
a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », ou de l’être plutôt que le
néant, est impensable en régime biblique en tant que sujet de réflexion. Elle
ne trouve pas même cette réponse simple et définitive, « Parce que Dieu
l’a voulu ainsi », puisque le chaos, l’abîme, existe avant même l’acte
créateur du dieu biblique, comme on peut le constater dans le premier récit de
la Création.
Connexes à la
notion de l’être, celles d’essence ou de nature, de phúsis,
sont également inconnues. Il n’existe pas de terme unique, de concept, pour
désigner le caractère permanent des choses ou des êtres. Pour les écrivains
bibliques, prétendre à une telle connaissance aurait sans doute relevé de l’húbris.
Certes, on
trouve des termes pour le faire quand il s’agit de tel ou tel élément, comme néfech (la personne) ou céçem
(ce qui maintient), mais il existe à ce sujet une trop forte conscience de la
fluidité et de la finitude de toute chose pour que cela vaille au-delà de la
circonstance.
Dans
l’imaginaire biblique, donc, primat du verbe sur le nom, de la parole sur
l’image, du continu sur le discontinu, de l’advenir sur l’être, de l’avenir sur
le passé, de la multiplicité sur la totalité, de la libération sur la
servitude, sur la ligature.
Tout cela se
vivant, à tort ou à raison, comme façon de promouvoir la vie par opposition à la
mort. Sachant d’ailleurs qu’en hébreu biblique le mot ´hayyím,
« vie », est un pluriel, une complexité.
Totalité
et mouvement
On aura
compris que la pensée en question privilégie le mouvement orienté. Cela
signifie aussi que la possibilité même de penser l’unité d’une totalité lui
répugne. Elle ne connaît que des ensembles mouvants et complexes, qu’elle ne
peut saisir sauf à les signifier au moyen d’un mode d’expression indirect.
Tout se passe
alors comme si tout effort pour concevoir un tout, qu’elle dominerait ainsi,
répondait pour elle à quelque démarche despotique et par conséquent
blasphématoire.
Aussi
pense-t-elle selon un mode qui lui est propre et qu’elle va d’ailleurs
formaliser à partir de la période dite inter-testamentaire.
C’est ce mode de pensée, et donc d’écrire, qu’Henri Meschonnic
a appelé l’hébraïsme.
En ce qui
concerne l’écriture, par exemple, il s’agit d’un mode binaire riche de subtils
décalages. On connaît plusieurs types caractéristiques de cette façon de
s’exprimer. J’en retiendrai trois : le parallélisme, le verset
massorétique et l’hendiadys.
Le
parallélisme – L’un des traits littéraires propres aux Écritures bibliques est
ce que l’on appelle le parallélisme. Il s’agit, pense-t-on, d’une façon
d’exprimer une même idée en alignant deux phrases censées le faire de deux
manières différentes. En voici un exemple :
Pourquoi cette agitation des peuples, / ces
grondements inutiles des nations ?
Les rois de la terre s'insurgent / et les grands
conspirent entre eux,
contre le Seigneur / et contre son
messie :
« Brisons leurs liens, / rejetons leurs
entraves. »
Il rit, celui qui siège dans les cieux ; / le
Seigneur se moque d'eux.
Alors il
leur parle avec colère, / et sa fureur les épouvante.
(Psaume
2,1-5, trad. TOB).
En réalité, le
terme de parallélisme est impropre puisqu’il prétend rendre compte d’une
performance temporelle au moyen d’une image spatiale, géométrique. Son emploi
se rapporte à la signification, non à la signifiance, en quoi il conforte nos
habitudes intellectuelles propres. On retrouve ici la pensée du discontinu, de
l’intemporel, de l’image.
De fait, les
deux éléments sont plutôt dans un rapport de redoublement. Mais celui-ci n’est
pas une répétition, en ce sens que la reprise d’un thème dit toujours plus, ou moins,
que ce qui est dit la première fois, et que l’ensemble des deux parties,
entendues à la suite, dit plus que chacun de ses éléments pris séparément, ce
qui est la raison même de cette sorte de ressac. Au lieu de la répétition liée
à une figure de style, terme statique éloquent en lui-même, on trouve à chaque
fois un accroissement du sens4.
« Le
parallélisme, rappelons-le, écrit l’anthropologue Mary Douglas, n’est pas
seulement une manière d’écrire, un simple procédé stylistique. On ne peut
écrire en parallélisme que si l’on pense ainsi, ce qui est aussi une façon de
vivre selon laquelle l’organisation n’est possible qu’en termes de totalités
faites de leurs moitiés, celles-ci étant parfois égales, le plus souvent
inégales. »5
À mes yeux,
le point important est alors cette inégalité, que je crois constitutive. Il
s’agit en effet d’une pensée dont la loi est le déséquilibre. C’est d’ailleurs
ainsi qu’on avance en marchant sur ses deux jambes…
Le verset –
Quant au verset hébraïque, du moins tel que l’ont conçu les écrivains bibliques
et l’ont fixé les massorètes, il correspond à cela et le généralise à tous les
discours possibles. Il se compose en effet de deux stiques de durée variable,
et dont la succession est allégée par un repos (atná´h).
Ce dernier équivaut à un changement de jambe, oserais-je écrire, au long de la
démarche temporelle d’une parole.
Ainsi, ce
verset évite la soumission à la ponctuation syntactique, qui fait loi dans nos
écrits, pour lui préférer le rythme fluctuant du discours, fait de paroles et
de silences. On parle alors comme on pense, dans un flux temporel mouvant.
Aussi est-on plus à l’aise dans le récit que dans la démonstration, qui suppose
le retour toujours possible vers les prémisses d’un raisonnement.
L’hendiadys –
Le troisième mode binaire d’expression de cette pensée que je mentionnais est
l’hendiadys. Ce terme dit bien la chose, puisqu’il signifie "l’un par le
deux".
On en trouve
l’exemple le plus connu dès le chapitre 2 de la Genèse, où il est question de
l’arbre de la connaissance « du bien et du mal. » En réalité, il
vaudrait mieux traduire « du bon et du mauvais » car il est question
ici de l’ensemble de l’expérience humaine, de tout ce que nos sens nous
permettent de connaître.
Deux termes
opposés, ce qui fait du bien et ce qui fait du mal, signifient donc ici une
totalité d’une extrême complexité. Il en est de même, autres exemples, de
l’expression « le ciel et la terre », qui signifie l’ensemble
incommensurable qu’est l’univers, ou de « tóhu »
et « bóhu » (béance et turbulence), qui
désignent, à leur manière contradictoire, l’indistinction constitutive du chaos
primordial.
L’ordre dans
lequel se trouvent les deux termes d’un hendiadys n’est pas arbitraire. Lorsque
l’écrivain biblique veut décrire l’acte créateur de Dieu, il écrit, partant du
point de vue du lecteur, « Mon Seigneur Dieu a fait une terre et un
ciel » (Genèse 2,4). Il ne s’agit plus ici de signifier l’univers, mais
une succession d’actions créatrices. Mais dans l’hendiadys « le ciel et la
terre », comme dans « le bon et le mauvais », on commence par
l’élément majeur. Par le thème, en quelque sorte.
Le ciel est
premier par rapport à la terre, qui dépend de lui ; le bonheur par rapport
au malheur qui le dégrade ; la béance par rapport à la turbulence qu’elle
comprend… (On retrouve là, par ailleurs, cette tendance de la rhétorique
hébraïque à commencer plutôt une énumération par l’élément le plus important
pour descendre progressivement vers le moins fort, contrairement à ce que nous
faisons volontiers.)
Ainsi, comme
dans le parallélisme, on ne trouve pas là une symétrie, cette figure statique,
mais la marque d’un processus. On part d’un thème pour aller vers sa
conséquence, qu’elle soit une extension, une dépendance, ou encore une
dégradation.
La parabole
Une autre
façon de mettre en œuvre une pensée dont le ressort est la mise en œuvre d’un
esprit de combat consiste, dans les Écritures bibliques, à développer un mode
narratif particulier.
Une question
se pose en effet à leur propos : pourquoi sont-elles avant tout des
narratrices ? Pourquoi faut-il attendre les tout premiers écrits
chrétiens, ceux de Saul de Tarse, pour que les modes du raisonnement et de la
rhétorique remplacent pour un temps le mode de la narration, ceci avant que le
récit, dans les évangiles, prenne à nouveau la première place ?
Quand il
s’agit d’exposer un raisonnement ou une façon de voir, la pensée dite sauvage
(Lévi-Strauss) pratique le langage mythique, les Grecs inventent la
dialectique, le Coran préfère la déclaration, etc. Pourquoi la Bible, elle,
semble-t-elle choisir un type particulier de narration qui se situe apparemment
à l’articulation du mythe et de l’histoire ?
Ma réponse
est que, dans son ensemble, elle use d’un langage parabolique, qu’elle est
toute parabole6, et que cela est cohérent avec son projet propre.
J’entends par
parabole un récit qui vise à faire venir ce qu'il parle, alors même qu'il ne
dit pas ce dont il parle. Car l’écrivain biblique ne dit pas Dieu en lui-même,
mais vise bien plutôt à faire venir sa sainteté au cœur de l’histoire humaine.
Il ne cherche pas seulement, ni d’abord, à définir ce qu’est la justice, ou la
justesse, ou l’amour, ou quoi que ce soit de ce genre, mais il vise à ce que
ses lecteurs choisissent de les pratiquer.
La plus
simple des paraboles bibliques est une machinerie narrative qui a pour fonction
d’embarquer son public dans la démarche qu’elle a choisi de lui proposer. Son
but consiste à amener le lecteur à se projeter en elle afin de devenir en
quelque sorte, à sa manière, un de ses acteurs.
C’est
d’ailleurs pourquoi une infinité de temps distincts coexistent potentiellement
dans une même parole. La parabole n’est jamais vraie en soi. Aussi peut-elle
toujours être réécrite en fonction du contexte historique. Si elle est vraie,
c’est dans sa visée.
On retrouve
là cette propension à tendre vers l’avenir, à supposer par principe une suite à
faire éclore. C’est en cela que, dans cette aire de pensée, une liberté est
rendue possible.
Conclusion
Avec les quelques
primats évoqués plus haut, tel est à mon sens le fonctionnement global de
l’ensemble des Écritures bibliques. Or s’il en est ainsi, ce ne peut être par
hasard, mais par la mise en œuvre d’un esprit militant, d’une volonté de
combattre.
Non qu’à chaque
pas cet esprit et cette volonté s’exercent nécessairement de façon consciente.
Ni même qu’ils s’y exercent en permanence. Mais ils sont en cohérence avec le
point de vue majeur des Écritures, un refus radical du mode de fonctionnement
impérial sous toutes ses occurrences, y compris intellectuelle. Qu’un seul soit
dieu et seigneur est le point de départ intransigeant qui a produit à la longue
la pensée biblique, ceci dans tous ses états.
Cette
radicalité va jusqu’à refuser sa légitimité dernière à une pensée discursive
prétendant à l’usage de la raison. Cette pensée serait toujours à critiquer
parce que suspecte de se ranger dans la catégorie des procédés aliénants :
la raison, le lógos, vus comme húbris…
On pourrait
sans doute retrouver cette question au cœur des dissensions qui ont opposé les
juifs jérusalémites et alexandrins dès le troisième siècle avant l’ère
courante. Elle y présiderait à cette double et
concurrente mise en œuvre : d’une part la méticuleuse fixation
massorétique d’un texte hébreu normatif, d’autre part l’œuvre collective de
traduction dans la langue alors perçue comme universelle et qui a abouti à la
Septante grecque.
Contradiction
interne qui donnera voix à deux conceptions de l’universalité, celle qui
s’enracine dans une identité particulière et celle qui se propose à l’ensemble
de l’oikoúmenè.
Il se peut
même qu’on retrouve l’écho de cette compétition jusque dans l’opposition entre
chrétiens "hébreux" et "hellénistes"7, puis
judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, dont le Nouveau Testament fait mention.
Au bout du
compte, on pourrait sans doute considérer cela comme l’origine d’une longue
discussion, selon les temps âpre ou paisible et à l’issue par construction
indécidable, et comme l’un des éléments constitutifs du fait chrétien, ceci
bien avant les retrouvailles de l’Église de la Renaissance avec la pensée
gréco-latine.
1 Communication faite dans le
cadre du Centre protestant de l’Ouest (novembre 2013).
2 Je dois cette distinction à
la théorie du langage mise en œuvre par Henri Meschonnic.
3 Jean
Alexandre, Quatre annonces de paix, Éditions Lambert-Lucas, Limoges,
2011.
4 On trouvera la
démonstration de cela dans mon article publié par la revue Études théologiques
et religieuses (Tome 85, 2010/1, pp. 61-79) : Rencontrer l’Écriture
hébraïque comme poème.
5 Mary Douglas, L’anthropologue et la
Bible. Lecture du Lévitique, Paris, Bayard, 2004, p. 281.
6 J’ai développé ce point de
vue plus en détail dans Retour sur
la Bible, chapitre intitulé La grande parabole, Théolib
éd., 2016.
7 Actes des Apôtres, chapitre 6.
* Chapitre
extrait de mon livre intitulé « Retour sur la Bible » (Théolib éd., 2016).
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