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thÉo-logie
Pamphlet
Contre les nÉoluthÉriens
Un article
paru dans
"Réforme" en 2001 sous la plume de Benoît Hervieu-Léger à l'occasion
du Synode national de l'Église réformée de France, "L'héritage
néoluthérien" (1), pouvait laisser un peu perplexe. Il y était question d'un courant
théologique, ou d'une tendance actuelle présente chez nombre de pasteurs de
l'Église réformée, la plupart, lisait-on, disciples du professeur Jean Ansaldi.
Mais de quel héritage s'agissait-il, et en quoi le terme de
"néoluthérien" en éclairait-il le sens, il était difficile de le saisir
à partir des termes mêmes de l'article. Ce n'est pas un reproche adressé à
l'auteur, on sait bien que les impératifs du journalisme n'aident guère à
entrer jusqu'au fond dans les questions théologiques, et l'article en question
avait le mérite de susciter assez de curiosité chez le lecteur peu informé. Je
ne le suis guère plus que ce dernier, mais, après mûre réflexion, il m’a semblé
que j'avais toutefois quelques raisons d'aller plus loin en exposant le
sentiment que m'inspirent, non les termes de cet article, mais les orientations
des tenants de ce supposé néoluthéranisme.
Pour ma part, je doute que Luther ait grand chose à voir, du moins de prime abord, dans le débat qui pourrait s'instaurer à ce sujet et qu'appellent certains des théologiens cités dans l'article. Le réformateur me semble plutôt jouer ici le rôle de la caution nécessaire à la prise en compte des orientations d'un parti, ou d'un parti-pris. […]
Ce qui m'intéresse dans
cette affaire c'est d'essayer, j'en conviens à l'aide de modestes lumières,
d'avancer dans le débat. Celui-ci n'est pas nouveau et s'est instauré naguère
entre les tenants de deux tendances opposées, concernant le rôle que nos
Églises doivent jouer, ou non, dans les domaines apparentés au politique, ceci
dans la situation qui leur est imposée par le monde actuel.
Pour moi, avancer dans ce
débat, c'est dire de prime abord qu'il est aujourd'hui faussé. Pour le rappeler
rapidement, il opposait deux champions cités dans l'article en question,
Georges Casalis d'une part, et les orientations qu'il inspirait, caractérisées
par le terme de "barthisme politique" et supposant un ministère
prophétique de l'Église, et d'autre part Jean Ansaldi, et ce fameux
néoluthéranisme tenant de la responsabilité individuelle exclusive du chrétien
dans la société. Or je remarque que la situation présente a vu la victoire du
second, tant il correspond à l'air du temps dans nos sociétés marquées par la
disparition de la Guerre Froide et la prédominance d'un consumérisme qui fait
éclater des solidarités faiblissantes. Une victoire par abandon.
Mais c'est une victoire de
peu de poids, à mon sens, face aux réalités, non plus hexagonales mais bien
mondiales, auxquelles les Églises font face aujourd'hui, qu'elles le veuillent
ou non. Car on n'évacue pas l'ensemble des défis portés à l'Évangile, lorsqu'il
doit s'incarner dans des sociétés en guerre, par ces corps sociaux que Paul
appelle Corps du Christ, en se bornant à rappeler, ce qui est bien le moins,
que seul le Christ apporte le salut aux personnes et qu'il le fait sur la croix.
Et il est bien vrai que Luther, dans la droite ligne d'une tradition chrétienne
séculaire, a remis ces vérités à leur place, qui est centrale. Il est non moins
vrai qu'il a dû aussi, néanmoins, se colleter avec la réalité sociale,
culturelle et politique de son temps et de sa nation... et qu'il lui est arrivé
de prendre, à l'occasion, le risque de se planter, comme on sait. C'est ce
risque que nombre d'Églises ont à prendre aujourd'hui de par le vaste monde,
sans avoir l'opportunité de se soucier de savoir si nos dits théologiens en
tomberaient d'accord, tant ces derniers s'enferment dans une sorte de
provincialisme autocentré.
De façon toute pratique,
j'ai eu à me débrouiller de ce différend, avec d'autres, lorsque j'étais
responsable du Service protestant de mission, le DÉfap. Dans les synodes, il me suffisait de me faire le
truchement de telle Église du Sud qui, prise à la gorge, avait dû prendre parti
au nom de l'Évangile dans telle situation limite rencontrée par son peuple,
pour qu'aussitôt un tenant de la nouvelle orthodoxie monte à la tribune pour
dénoncer là un détournement politicien de l'Évangile. Cela allait de pair, dans
le domaine de l'entraide entre Églises du Nord et du Sud, avec l'encouragement
de l'aide directe, de paroisse locale à œuvre méritante du Sud, tant on savait,
croyait-on, que le contact personnel est préférable au recours à des
intermédiaires institutionnels bien évidemment marqués par une idéologie
tiers-mondiste non critiquée... J'ai bien sûr retrouvé les noms de ces propagandistes
de la théologie intimiste dans l'article cité.
Je crois qu'ils ont tort.
Non de prêcher l'accomplissement radical de l'œuvre du salut par Celui dont
le nom est au-dessus de tout nom. C'est là le centre même de toute prédication
évangélique. Mais ils ont tort d'évacuer l'ensemble des implications
historiques de cette prédication, ceci par l'effet d'un certain nombre d'oublis
majeurs qui leur permettent de se retirer de leur propre histoire :
Ils oublient qu'ils sont au
bénéfice de la longue et périlleuse, et certes pécheresse, incarnation de cette
prédication. Ce fut le fait d'une Église qui dut jadis se faire l'institutrice
de notre propre peuple, et qui le fit à ses risques et périls, aux risques et
périls de ce peuple, aux risques et périls de l'Évangile. C'est que l'histoire
de l'Église ne commence pas avec Luther, et qu'elle a eu à se colleter pendant
des siècles avec la reconstruction d'un Occident dévasté et ensauvagé.
Ils oublient également
qu'ils appartiennent aujourd'hui à une Église universelle qui, prise trop
souvent de force dans des conditions analogues, témoigne du Christ dans les
cinq parties de la terre habitée, il est vrai non sans éviter toutes sortes
d'errements. Elle le fait au sein d'un monde tout autant pétri de malheurs et
d'erreurs que d'attente d'une Parole qui le change tant soit peu – ne serait-ce
que pour le temps qui nous sépare de la révélation pleine et entière.
Ils oublient, enfin, de
pardonner. Ils ne pardonnent pas les fautes historiques de ceux qui se
compromettent, alors que telle est pourtant la condition pratique de l'amour.
Alors que ce pardon serait lui aussi la condition pratique de l'amour.
L'Évangile, ils ne veulent pas le mouiller là-dedans, ils n'ont pas le sens de
cette nuée de témoins, dans son incarnation, dans son mélange de sainteté et de
péché – de pécheresse sainteté pardonnée. Cela ils ne l'ont pas appris de
Luther, ils restent des puritains.
C'est pourquoi ils
maintiennent que l'action des chrétiens dans le monde ne peut être que celle
des personnes, là où elles se trouvent, dans leurs responsabilités propres.
C'est pourquoi ils n'ont pas le souci de cette parole ouverte et publique que
le monde attend d'eux, tout comme la création entière aspire à la révélation
des fils de Dieu. Une parole qui déclinerait, au risque de se perdre – le
filet est-il si peu solide et la laisse de Dieu si peu longue ? – le message de
la croix dans les situations collectives.
Bien sûr, ils ont eu des
raisons de craindre, comme nous tous, ces rôles de magistère universel ou de
prophétisme au petit pied dont ils pointent le ridicule. Tout comme ils ont
raison de pointer le peu d'attention que les puissances de ce monde accordent
de toute façon aux témoins démunis. C'est là que le débat est faussé,
puisqu'ils enferment leur tête de turc dans une unique possibilité, celle de
recourir à l'illusion d'un rôle à jouer grâce au secours d'une idéologie
mondaine, d’un supposé marxisme. Car si ce recours, d'ailleurs largement caduc
aujourd'hui, a pu sévir dans nos Églises, autre chose est cependant de dire
ouvertement "non" là où il faut dire "non", "oui"
là où il convient de dire "oui", haussant le ton si cela est
nécessaire, quelles que soient les chances que l'on a d'être entendu, à
temps et à contretemps. Et de rechercher publiquement – mon Dieu comme ce
"publiquement" vous gêne, et comme la clandestinité vous convient ! –
comment le Christ est aussi le ferment d'une nouveauté qui se propose, là où
règnent les puissances de la violence, de la cupidité et de l'humiliation. Là
où l'humanité, image de Dieu, est bafouée. Et autre chose, encore, est
d'accompagner sur son chemin la lointaine Église-sœur qui doit trancher chaque
jour, là où ça fait mal, entre fidélité et compromission... et de la soutenir,
non par la force d’une sagesse, d’une expérience ou d’une richesse propres,
mais grâce aux possibilités offertes par une situation d'exception, celle qui
consiste à vivre en une marginale bulle de paix au sein d'un monde de violence.
L'Église n'est pas une collection
de personnes sauvées, elle est un corps. Et un corps, ça parle, de toute les
façons possibles, bien au-delà du contenu des discours, et parfois en sens
inverse de ceux-ci. Ça parle de toute façon. Alors pourvu que les paroles sur
le Christ et sa croix soient bien la Parole du Christ et le message de sa
croix...!
Mais on peut peut-être
trouver dans son usage des Écritures une raison à cette exiguïté du prétendu
néoluthéranisme. Certains indices me laissent en effet penser qu'il ne sait pas
comment user du Premier Testament. À force d'ironiser sur le soi-disant rôle
prophétique d'une petiote Église, ne risque-t-il pas d'en déduire obscurément
que le grand parler des prophètes hébreux est lui aussi caduc, aboli ? Ou pire,
cette abolition serait-elle première, chez lui ? Serait-il tellement obnubilé
par le débat paulinien entre la loi des pharisiens et la foi du Christ, débat
certes fondateur mais, pour cette raison même, en un sens réducteur, qu'il en
oublierait de tenir compte du contexte scripturaire au centre duquel ce débat
se trouve placé ?
Ce contexte est celui qui
nous signifie la rage, la détresse et la tendresse convulsives du Créateur des
cieux et de la terre, face à sa création bien-aimée, dénaturée par la violence
oppressive. On ne saurait oublier cela sans perdre de vue les raisons de la
venue du Fils. Ces raisons demeurent, et les écritures
qui les signifient, et les conduites qu'elles inspirent, même si notre foi nous
pousse à les croire radicalement dépassées dans le Règne à venir, qui nous
habite en espérance et qui nous oriente.
Car les prophètes aussi sont
ressuscités avec le Christ. En eux s'agite l'ardent désir de notre Seigneur de
voir enfin la terre habitée rendue à sa première vocation, la bonté (qui est
aussi beauté). Ce désir est le désir du Christ : le désir de recevoir le Christ
et le désir du Christ d'accomplir cette œuvre. Or cet accomplissement n'abolit
pas en nous ce désir, sauf à perdre le sens même de l'œuvre accomplie sur la
croix.
1 Réforme n° 2928, 24-30 mai
2001.
Autres Temps, N° 78, été
2003, pages 93 à 97
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