Jean Alexandre

 

 

 

 

 

 

 

LE CHANT DU PÈRE INCONSOLÉ

 

 

 

                                                                              i. m. François

 

 

 

Je te connais mon fils

et tu es beau.

Et d'ailleurs

ne t'ai-je pas fait à mon image ?

 

 

Je te connais mon fils

tu es très beau

et pourtant

n'as-tu pas fui toujours loin de moi ?

 

 

Mais je t'ai poursuivi

toujours je t'ai recherché

et approché

comme on approche

au petit matin

le lièvre tremblant

encore humide du frais de la nuit

et qui détale

éperdu

à l'approche du chasseur.

 

 

J'ai lancé mes chiens vers toi mon fils

non pour te mordre et te tuer

non pour te détruire

non pour te lacérer

pas même pour te capturer comme la bête qu'on a forcée

mais    

pour te rejoindre

seulement pour te rejoindre.

 

 

Vois

mes chiens parfois t'ont rattrapé

et ils ne t'ont fait aucun mal.

 

Vois

mes prophètes et mes apôtres t'ont rattrapé

ils t'ont aimé

de tout leur amour malhabile et tremblant

de tout mon amour.

 

Vois

mes psalmistes et mes chantres t'ont touché

ils t'ont séduit

non pour la mort

mais pour te parler et te parler encore

et te ramener.

 

Vois

ils ont dansé

ils ont sauté et gambadé

devant ta course

ils ont dansé devant toi

comme le chien dans sa danse de joie

devant toi comme le chien devant son maître.

 

 

Je te connais mon fils

je te connais

depuis avant ton jour

et jusqu'après ton soir

je te connais et je t'aime.

 

Je t'ai connu même à ton soir

et jusque dans ta nuit

je t'ai recherché

et approché

comme on approche à la tombée du jour

la perdrix qui se niche

rassurée d'avoir échappé au chasseur.

 

 

Combien de fois ne me suis-je moi-même écorché

combien de fois mon sang n'a-t-il coulé

pour le seul plaisir divin de te toucher

de te surprendre pour te caresser

et de calmer d'un geste ton angoisse

de calmer ta peur d'une caresse

et de sentir sous ma main

tout le chaud de ton cœur

tressautant

palpitant ?

 

 

Et j'ai fait mon souffle doux

mon grand souffle qui rebrousse le monde

comme fait la bise dans les hautes herbes

je l'ai fait lui aussi geste d'amour

et réchauffement

et maison de calme et d'espoir

je l'ai fait nasse de tendresse

coussin de calme et de repos.

 

 

Je te connais mon fils

comme tu es beau

je te connais jusque dans ta profondeur

comme on peut reconnaître

au fond des eaux noires de la détresse

la truite incertaine

qui va et vient sans cesse

cherchant sa vie sans idée du soleil

comme la truite dans son abîme

et qui parfois

à son heure

malgré tout

monte monte presque jusqu'à moi

et là se cache

pour un temps

dans les creux de la berge.

 

Tu es comme elle mon fils

cherchant tout à la fois et le sombre et le clair

et comme elle tu fuiras

éclair d'argent

flèche folle et froide

quand mon ombre

s'avancera

se projetant sur ton royaume sombre.

 

Mais je te connais mon fils

je te connais assez

pour savoir aussi te surprendre

et souviens-toi

il est arrivé

que ma main t'ait touché

souviens-toi de ma main

quand elle passe sous ton ventre d'écailles tendres

doucement

et te flatte

souviens-toi bien-aimée

de ces moments où nous nous sommes rencontrés.

 

 

Et connaissant ta peur je te disais

ne crains point

car je ne suis pas venu pour que tu meures

mais pour la vie

je préférerais moi-même

ô combien

mourir pour toi

plutôt que tu ne souffres.

 

Mais toujours tu as peur

je te connais mon fils

toujours tu as peur

et tu ne vois dans le chasseur

que le tueur

le prédateur

que l'écorcheur.

 

O pourquoi pourquoi m'as-tu abandonné

pourquoi t'es-tu sauvé

pourquoi te sauves-tu toujours ?

 

Et si au moins tu te sauvais

si tu courais loin de moi vers la vie

si tu allais vers ton bonheur

je me dirais je l'ai perdu

mais lui

il est heureux.

 

Mais non

toujours c'est vers la mort

c'est toujours vers la peur

tu t'en vas vers la haine.

 

Si tu me fuis

si tu te saoules de me craindre

si je t'effraie

je te connais mon fils

c'est parce que tu me crois pareil à toi.

 

 

Car tu me fais pareil à toi

et tu me fais horreur

tu me revêts de ta haine et de ta peur

je suis devenu

comme un jumeau

ton double en maléfice

tu me charges de tes vices.

 

Et tout chez toi n'est que rapine

et viol et vol et violence

tu n'as d'amour que de l'amer

que du mensonge.

 

Car tu mens oui tu mens

comme tous ceux de ta race

tu me mens tu te mens

tu mens à toute la nature

tu mens à l'arbre et à l'oiseau

tu mens à l'eau et au poisson

tu mens au ciel

aux étoiles et aux planètes

tu mens à la terre et au blé

et tu mens même à tes machines

tu mens à la femme et tu mens au garçon

et même à ton enfant

à lui aussi tu mens.

 

 

Et si quelque monde te voyais lui sourire

sois sûr que c'est pour le détruire.

 

Qui entre dans ton alliance

perdra toute espérance.

 

Qui se confie en toi

verra mourir sa foi.

 

Qui te supporte

mal se porte.

 

 

O mon fils

ô mon bel amour

mon faiseur de miracles

je te connais

tu humilies

tu tortures

tu assassines

tu détruis

tu brûles

tu bombardes

tu gazes

tu corromps

tu souilles

tu trompes

tu avilis

tu épouvantes

tu rends fou

tu exploites

tu achètes

tu pourris tu pourris tout.

 

Et après cela tu chantes

et tu ris

tu fêtes tout cela.

 

Et après cela tu pries

tu psalmodies

tu m'encenses

tu me loues

tu m'églises

tu me temples

tu me clergifies et tu me sanctifies.

 

Cesse je t'en prie de me mouiller dans tes sales histoires.

 

Tu scrutes mes Écritures

et tu répands ma Parole

et tu ne verras pas

tu ne comprendras pas

tu souilles aussi cela

tournant l'or en fumier.

 

 

O mon fils mon tendre fils

pareil à mon Aîné

pareil à mon Aimé

comme lui baigné d'amour

comme lui fait pour mon règne

incapable d'aimer

fuyant de peur la vie.

 

 

Je te connais mon fils

tu es comme l'aigle

tu es fier comme l'aigle

et je connais toute ta hauteur

et j'ai connu

pour mon malheur

et ton bec et tes griffes

et l'envol puissant de tes ailes

en ta domination

en ton désir de t'étendre

en l'aiguë méchanceté de ton œil

en ton âpre désir de tout changer en proie.

Tu me fais peur mon fils

tu me fais peur.

 

Même quand tu es doux tu me fais peur

car tu as laissé dire et tu as laissé faire

tu es comme la mare

stagnante croupissante étouffante

en toi je me suis enlisé

tu es la mare aux gras bourbiers

à l'odeur délétère

la mare aux sorcières

la mare aux taons et aux moustiques

aux demi-teintes au demi-jour

le marais marinant

le marécage amer.

 

Du moment que ça dure

du moment que dérivent loin de toi les gros nuages

tu confirmes en confiance

confusément

toute conformité.

 

 

Eh bien ! dure

continue

un feu un jour saura bien t'assécher

et de fade et de flasque

de faux de falot et de chaud

te fera sec et nu

pauvre et dur

et dru

durant des jours

durant des nuits

et que dure et perdure

alors

l'étoile obscure

l'étoile obscure

en toi

qu'on voit encore au soir

du ciel se refléter en toi.

 

 

 

Reviens

que ne reviennent ainsi

les jours de la colère

et de la peur.

 

 

Reviens

que tu ne meures

que je ne reste inconsolé

seul sans toi.

 

Reviens

reviens

avant ce jour.

 

Retourne à ton premier amour

acquiesce à mon acquiescement

dis oui à mon tout premier oui

accepte ma tendresse.

 

Et je t'aimerai.

 

 

Tu seras sable

tu seras désert

croissant de dune

ombre pure et lumière

lumineuse accalmie :

je t'aimerai.

 

 

Le monde alors sera ta nourriture

et ta paix.

 

 

Tu seras comme le faon mon fils

comme le faon

quand il frotte sa tête fine aux yeux d'étoiles

contre le ventre soyeux de sa mère

et la quitte en jouant

pour quelque part sous le couvert des arbres

au pas de son élégance

au trot de son innocence

– la forêt n'est-elle pas son domaine ?

 

Tu seras

comme l'étoile mon fils

dans sa lumière étincelante

et dans sa paix.

 

Et je t'aimerai.

 

 

Je t'aimerai nous chasserons ensemble

mes chiens et moi

et toi

nous irons côte à côte

nous irons.

 

Dans le frais des vallons

dans l'éther des collines

nous irons.

 

Nous chasserons

ensemble nous forcerons

toute la beauté du monde

à se lever devant nous.

 

Et il sera pour toi

quand nous le prendrons

le premier chant de la création.

 

 

Nous irons ensemble

mon fils

toi et moi.

 

 

 

montpellier

1983 – 1998