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thÉo-logie
Ces lignes
ont surtout pour objet de montrer qu’il existe un détournement
"chrétien" du texte des évangiles qui tend à y corriger ce qui ne
correspond pas à une vision préétablie, celle d’une piété individualiste et
moralisante proposée à tort comme évidemment biblique.
Traduire les
évangiles pose parfois des difficultés. On ne peut souvent surmonter celles-ci
qu’en cherchant à mettre au jour les représentations et les pré-compréhensions
qui sont à l’origine de ce fait : que telle partie de l’écriture en
question reste pour nous obscure ou problématique.
Je ne
prétends pas avoir fait ce travail pour le Notre Père, on pourra rapidement
s’en rendre compte, tant ce qui suit est disparate. Je me borne à tracer
quelques pistes.
Voici tout
d’abord ce que je pense correspondre à une traduction à peu près fidèle :
Matthieu 6,
9b-13
Notre Père
qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !
Que ton
règne vienne, que ta volonté advienne sur la terre comme il en est dans le ciel.
Le pain de
notre survie, donne-le nous aujourd’hui.
Et efface
nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.
Et ne nous
engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.
Je me propose
de reprendre ces demandes l’une après l’autre :
Notre Père
qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !
Que ton
règne vienne, que ta volonté advienne sur la terre comme il en est dans le
ciel.
Ou que nous
vienne un bonheur paisible !
Je note
d’abord que cette prière est celle d’une communauté qui parle au pluriel, non
celle d’un individu. Cela dirige déjà l’esprit vers un aspect dont on a souvent
tendance à oublier l’importance : il n’est pas nécessairement question ici
de la subjectivité personnelle des croyants, à la différence de ce que suppose
notre propension naturelle, à nous, Occidentaux du XXIème siècle.
Or on a trop
tendance à laisser de côté cette réalité que le Notre Père a été écrit dans
l’Antiquité sémitique, en fonction de représentations culturelles fort
éloignées des nôtres. Quelques mots, parmi les premiers de cette prière,
suffisent pourtant à nous le rappeler. Ainsi, les termes père, nom
ou saint y détiennent un sens étranger à nos conceptions habituelles.
C’est ce que
je désire montrer d’abord afin de préciser les enjeux de ces deux demandes.
Elles n’en font d’ailleurs qu’une, à mon sens, la question y étant celle du
règne problématique de Dieu sur la terre.
Le sens
littéral de la fin de la première demande serait quelque chose comme que ton
nom soit reconnu comme saint. Mais cette sainteté étant un absolu, reconnaître
ne me semble pas suffire, d’où mon choix de acclamé comme saint, termes
sur lesquels je reviendrai.
Traduire par
l’expression que ton nom soit sanctifié supposerait que le nom de Dieu
ne devient saint que lorsque les humains le rendent tel, ce qui va à l’encontre
de ce que l’on veut dire. En effet, le sens précis du mot français sanctifier est
rendre saint. Selon nos dictionnaires, il n’aurait le sens de
reconnaître comme saint que dans cette unique phrase, ce qui signifierait, soit
qu’il s’agirait d’une erreur de traduction, soit que les chrétiens parleraient
un français qui n’appartient qu’à eux.
La demande
part de la reconnaissance par les croyants de ce que ce le Dieu Père est le
souverain universel, cela en fonction d’une représentation impériale de
l’univers. Selon cette vision des choses, typique des civilisations proche- et
moyen-orientales antiques, le monde ressemble à une pyramide dont la pointe
suprême est le trône céleste occupé par un roi-père, à la fois créateur,
dispensateur de toute chose et juge suprême.
Cette
représentation semble être une transposition dans les Cieux de l’organisation
idéale des empires d’alors.
De là
descendent, en diverses strates, les éléments qui composent cette pyramide
impériale, éléments de plus en plus larges, de moins en moins proches du
maître, de moins en moins purs, de moins en moins puissants et, tout en bas, au
niveau des humains, de moins en moins atteints par le nécessaire esprit de
soumission attendu de la part de serviteurs du souverain divin. C’est cet
esprit et sa mise en pratique que tentent de faire régner ceux qui s’expriment
tout en bas au nom du maître, ce nom équivalant, quant à l’autorité, à
sa présence même.
Ce qui est
alors espéré, demandé par ces premiers mots de la prière, c’est que la sainteté
de Dieu soit reconnue, c’est-à-dire, en pratique, respectée par l’effet de la
soumission des humains à sa volonté, elle-même sainte. Il s’agit donc de
l’attente de la réalisation d’un monde lui-même totalement saint, du ciel
jusqu’à l’entièreté de la terre.
Si l’on se
réfère aux Écritures bibliques précédentes, celles du Pentateuque ou des
prophètes, et pour le dire vite, que l’univers tout entier soit enfin saint
signifierait pour les humains l’établissement de la paix, de la justice, et de
la justesse des relations interpersonnelles. Une honnête et simple aisance en
dépendrait pour les gens, leur permettant de vivre de leur travail dans la
tranquillité et la bonne santé.
Il se peut
que cela paraisse bien terre à terre, mais cette impression disparaît dès que
l’on se représente ce qu’étaient les conditions dans lesquelles vivaient les
populations mises en scène dans nombre de récits évangéliques, ceux où l’on
fait allusion aux foules fatiguées et chargées, privées de berger,
d’une Galilée écrasée par l’arrogance, la violence et la spoliation impériales.
Elle
disparaît de même si, du sort de ces foules antiques, on passe aux situations analogues
d’aujourd’hui.
La paix dans
la justice, c’est au fond ce que toute l’Antiquité a attendu d’un prince, cette
attente se trouvant le plus souvent déçue. Malgré cette déception, la coutume
fut pourtant d’acclamer le prince lors de la visitation qu’il condescendait à
faire à ses bonnes villes. On ne savait alors qu’en attendre : de la
cruauté ou de la bienveillance ? Dans le Notre Père, ma traduction de sanctifié
par acclamé comme saint vient de l’image de cette visitation sainte tant
attendue par les croyants. C’est le Hosanna ! du jour des Rameaux
(Matthieu 21.9 et //).
En fonction
de cela, la traduction courante, que ta volonté soit faire sur la terre
comme dans le ciel, est ambiguë. Le comme pouvant valoir pour un et,
elle peut laisser entendre que la volonté du Père n’est pas encore advenue dans
le ciel. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de préciser ainsi : que
ta volonté advienne sur la terre comme il en est dans le ciel.
Le pain de
notre survie, donne-le nous aujourd’hui.
Ou vivre sans
réserve
On a trop
souvent tendance à gommer, dans l’Évangile, ce qui pourrait s’apparenter de
façon radicale à une source de réflexion sociale et politique. Nos yeux sont
éduqués à le lire d’une autre manière, toute individuelle et moralisante. Il
faut parfois gratter sous l’écorce de nos mots pour s’y retrouver.
Ainsi, pour
dire le Notre Père selon cet autre type de réflexion, il faut déjà se trouver
pessimiste sur le sort de l’espèce humaine et sa possible survie... Cette
pensée m’est venue en réfléchissant à la traduction problématique de cette
demande : Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.
Dans le texte
de l’Évangile selon Matthieu, on trouve plutôt écrit, je pense, Donne-nous
aujourd’hui notre pain de survie, sauf que le mot rendu par survie
n’existe pas en grec : on dirait que les évangélistes l’ont inventé ! Aux
traducteurs de se débrouiller… (voir ma Note pédante à la suite de ce
chapitre).
Je traduis
donc le mot inconnu par survie mais on peut aussi penser à un pain sur-naturel,
non au sens de céleste mais au sens où il s’agirait d’un pain qui ne serait pas
dû à la qualité de notre nature.
On est tenté
de penser alors au pain de la Cène, mais le contexte pousse plutôt à voir là,
plus généralement, une nourriture qui suffit à survivre, c’est-à-dire qui
permet de vivre mais ne laisse pas de reste, qu’on choisit de ne pas amasser.
Cela rappelle
la manne reçue par les Hébreux au désert, cette nourriture gratuite donnée par
Dieu et qui devait être consommée le jour même, surtout pas gardée pour le
lendemain.
Selon cette
conception, le croyant, ou le peuple des croyants, devrait accepter de vivre
sans réserve. Voudrait-il garder pour lui de la nourriture qu’il ne le peut car
elle pourrit aussitôt. Et bien sûr, il ne s’agit pas seulement du pain, mais de
tout ce qui permet de vivre.
Tu crois être
riche, tu as amassé ou tu rêves de le faire ? Cela ne sert à rien.
Pourquoi ? Parce que tu ne sais ce qui adviendra demain, bien sûr, toutes
tes réserves pouvant être détruites, ou ne plus correspondre aux besoins du
futur. Une parabole de Jésus, celle du riche insensé, parle allègrement de cela
(Luc 12.16-21).
Mais surtout,
cela va te pousser à te croire maître de ta vie. Cela résonne alors avec un
autre sens de l’expression vivre sans réserve : en acceptant de vivre
totalement, sans s’économiser, sans sauvegarder sa vie à son propre
profit.
Cette
compréhension est proche de la version du Notre Père que propose l’évangile
selon Luc. La demande s’y présente un peu différemment que dans Matthieu : Donne-nous
jour après jour notre pain de survie (11.3).
Elle est
proche aussi de ce magnifique passage du livre de Cohélèt : Envoie ton
pain sur la face des eaux, car tu le retrouveras sur le grand nombre des jours.
Donne une part à sept et même à huit autres, car tu ne sais quel malheur va
survenir sur la terre (11.1-2).
Cela laisse
entendre que l’affaire se joue, non sur l’instant, mais sur l’étendue des
temps, jour après jour pendant longtemps. Vivre sans réserve ne veut pas dire
alors qu’il faut s’en tenir à ce qu’on peut gagner pour passer la journée et
rien de plus, mais propose plutôt de créer chaque jour un surplus pour pouvoir
le donner.
Or cette
sagesse se trouve, en théorie du moins, au cœur de la morale protestante, elle
qui pousse à la création de richesse, mais au profit de l’ensemble de la
société afin qu’elle se garde du malheur, qu’elle puisse corriger l’ensemble
des maux qu’elle connaît toujours, plus ou moins, selon les temps et les lieux.
Solide pessimisme.
Avec cette différence que
Cohélèt n’imaginait pas, semble-t-il, cette perversion moderne de la pensée
biblique due aux puritains, qui voudrait que celui qui s’enrichit montre par
là-même qu’il est béni de Dieu et se trouve donc autorisé à en profiter
matériellement plus que tous les autres.
Car lance
ton pain sur la face des eaux signifie que tu n’as rien à attendre
particulièrement de ton apport, si ce n’est que le don mutuel profitera à tous
au long des jours, à toi comme aux autres.
Cela est à
comparer, simple rappel, à ce qui se passe dans notre monde actuel, où 10% de
la population possède, tout naturellement semble-t-il, 86% de la
richesse totale…
Cela met
aussi en cause ces rétributions pharamineuses que s’octroient aujourd’hui nos
"grands" patrons. Ils trouvent cela naturel, dû à l’excellence
de leur nature, mais en un temps où l’argent est mesure de tout, si le
patron gagne autant, que vaut le salarié qui se contente du smic ? De nature, il n’est
plus rien. Mais comme il est légion, le voilà porteur d’une colère cataclysmique.
L’espèce
humaine, dans sa détresse actuelle, entendra-t-elle alors l’appel à faire
violence à sa nature, par construction rebelle à l’Évangile, pour
adopter aujourd’hui le régime sur-naturel du Règne de Dieu selon lequel
on accepte de perdre de son acquis actuel pour que tous, soi et les siens
compris, puissent gagner demain leur nécessaire ?
Ce serait
raisonnable car ce régime semble en fait très pratique, bien plus efficace,
bien plus bénéfique que celui qui a cours, et tout à fait apte à guérir bien
des maux sur la Terre. Du moins le pensé-je. Mais cela se fera-t-il ?
Je n’en
jurerais pas. Ce n’est pas le règne de Dieu qui régit notre monde. D’où cette
appel désespéré en forme de SOS : qu’advienne ta volonté sur la
terre ! À moins que ce ne soit plutôt une façon d’ôter tout espoir à
ceux qui n’acceptent pas de se rouler les manches ?
Ceci laisse
penser que la communauté qui prie ainsi se représente comme une sorte de groupe
témoin de ce que pourrait devenir l’espèce entière si elle transformait sa
nature actuelle.
Et efface
nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.
Ou de la vie
communautaire
La traduction
que je propose est manifestement fort différente du texte récité
habituellement, Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés. Le malheur est qu’elle est à peu près littérale alors
que l’officielle, pour être traditionnelle, est néanmoins fautive de plusieurs
manières.
On ne trouve
pas en effet dans le grec les équivalents du verbe pardonner ou du nom offense ;
de plus, le fidèle y est supposé avoir agi au bénéfice de ses débiteurs avant
de prononcer cette prière, et non de le faire au moment où il prie.
Il est vrai
que le verbe grec afíèmi, rendu habituellement par pardonner, est
difficile à traduire littéralement, du moins de façon fluide, dans ce contexte.
Il signifie en effet lâcher, laisser partir, ou à la rigueur exempter.
Ce dernier sens correspond bien au terme ofeílèma, qui signifie dette.
On pourra donc me reprocher seulement d’avoir remplacé exempter par effacer,
ceci pour l’euphonie, et en pensant peut-être à l’image biblique du grand livre
de vie tenu par Dieu…
Cette traduction présente à
mes yeux l’avantage de gommer, dans ce passage, l’aspect purement psychologique
que peut revêtir le thème du pardon et de l’offense. Nous sommes purement et
simplement dans l’objectivité des faits : le croyant se découvre en dette
vis-à-vis de Dieu et ne peut rembourser.
C’est là, on s’en
souviendra peut-être, un thème assez présent dans les paraboles de Jésus. C’est
donc du thème du pardon qu’il s’agit, mais dans une perspective qui passe par
profits et pertes ce qui touche à la brouille, à la rancœur, au ressentiment, à
l’animosité, etc. Je développe plus bas cet aspect important des enjeux de la
traduction des évangiles.
Il s’agit
plutôt de la réalité du statut de tout être vivant sur la terre. Honnête ou
non, il se trouve débiteur à l’égard de tout ce qui le précède et, plus radicalement,
à l’égard de ce Père créateur et dispensateur de tout chose auquel la prière
s’adresse. C’est sans doute pour cela que le compte de ces dettes n’a pas de
sens.
Le chiffre de
soixante-dix fois sept fois dont parle Jésus en réponse à Pierre (Matthieu
18.22) le laisse entendre : la dette est générale, infinie, globale… et
réciproque. La communauté est composée de gens qui se doivent tout, et qui se
passent tout.
D’où ce
passé : les dettes, nous les avons effacées pour nos débiteurs…
Cela suppose que la prière est prononcée une fois réglé un certain nombre de
différends de toute nature en sorte que l’on puisse réellement parler de
communauté. On prie alors ensemble, d’où le pluriel initial du Notre Père. On
ne peut payer ses dettes à Dieu, lui seul peut les passer par pertes et
profits, mais on doit apurer son compte à l’égard des autres sous peine de se
montrer faux jeton... et surtout d’avoir rompu le lien.
Et ne nous
engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.
Ou arrêtez de
caser votre moralisme dans l’Évangile !
L’Église
protestante unie de France a tenu une discussion synodale, il y a quelques
temps, pour savoir que faire de la proposition de l’Église catholique romaine
concernant la traduction de ce passage du Notre Père. Quand j’écris
"discussion", c’est exagéré, j’ai plutôt l’impression que la question
a été traitée avec un peu trop de légèreté.
Il s’agissait
de dire Ne nous laisse pas entrer en tentation au lieu de Ne nous
soumets pas à la tentation, au motif que Dieu ne peut pas être tentateur
(Jacques 1.13). Trois remarques à ce propos :
– Ne nous
laisse pas entrer en tentation est une phrase qui ne veut rien dire :
soit on est tenté, soit on ne l’est pas, celui qui entre en tentation y est
déjà. On est dans la viduité d’une certaine conception de la liturgie pour
laquelle répétition suffit.
– La
proposition catholique part du principe que Dieu ne peut pas vouloir nous
tenter, elle est donc le fait de gens qui prétendent définir ce qui est, ou
non, compatible avec Dieu, travers clérical dont il y a lieu de s’éloigner,
serait-il approuvé par un verset de l’Épître de Jacques qui suppose le rejet…
de tout le livre de Job.
– Le texte
grec ne parle pas de tentation mais de mise à l’épreuve, ce qui
est fort différent. Épreuve est le premier sens du mot grec traduit
habituellement par tentation. D’où la traduction la plus évidente :
Et ne nous engage pas dans une épreuve.
La question
que je soulève alors ne porte que sur la traduction d’un seul mot, mais elle me
paraît fondamentale. Ma certitude est que la traduction des Écritures est une
pratique cardinale, qu’elle met en jeu les ressorts fondamentaux de la foi du
Christ. Il en est donc ainsi pour moi de la traduction de ce mot grec traduit
habituellement par tentation dans le Notre Père.
C’est en
effet le travers constant de nos traductions, et des spiritualités qu’elles
induisent, de moraliser et de psychologiser ce qui, dans les Écritures, est
tout simplement factuel, ce qui est de l’ordre de la pratique objective.
Ce travers
n’est pas innocent, il est lui aussi clérical en ce qu’il augmente le risque
d’une sorte de contrôle spirituel de nature institutionnelle, ou en tout cas
propice au jugement moralisant. On a là, depuis longtemps, la marque d’un
séculaire détournement "chrétien" des Écritures.
Lorsque je
travaillais à ma traduction des évangiles (Quatre annonces de paix,
Éditions Lambert-Lucas), j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que ce
détournement insidieux était constant dans la plupart des traductions actuelles
des évangiles. Il va de pair avec un certain type de spiritualité, dit
paradoxalement évangélique, relayé aujourd’hui par les principales maisons
d’édition spécialisées.
En
particulier, cela tend à effacer, ou tout le moins à amoindrir, dans les textes,
ce qui paraît trop directement lié au thème des rapports de force
sociaux-politiques, ou encore à corriger ce qui ne correspond pas à la vision
préétablie d’une piété individualiste proposée à tort comme évidemment
biblique.
C’est ainsi,
par exemple, qu’on traduit hupokritai !, qui signifiait imposteurs !,
par hypocrites !, passant ainsi du socio-politique au moral.
Aujourd’hui,
le choix de l’épiscopat romain et la décision synodale protestante perpétuent
donc à mes yeux la moralisation traditionnelle du Notre Père, relayant une très
ancienne propension déjà attestée dans les premiers siècles de l’ère chrétienne
et probablement liée à la mise au pas des Églises par la logique
constantinienne : l’Empire avait besoin d’une religion officielle qui puisse
diffuser au sein des peuples l’injonction d’une morale individuelle.
C’est en
cela, entre autres, que se constate, chez les fidèles, la profonde consonance
des piétés évangélique et catholique romaine. Cela correspond par ailleurs – et
par exemple – à la confusion qu’elles installent entre le péché et la faute
morale. Une confusion dont nous autres protestants, supposés disciples d’un
Luther qui aurait vu là le diable, avons pourtant bien du mal à nous
dépêtrer.
Mais pour
revenir à notre affaire, que l’on redoute que Dieu mette ses fidèles à
l’épreuve me semble parfaitement compréhensible : des humains, il attend
des fruits… qu’ils sont incapables de lui donner, raison pour laquelle il vaut
mieux pour eux qu’il ne cherche pas à vérifier !
C’est pour
l’ensemble de ces raison qu’à mon sens, le choix fait par le synode protestant,
se hâtant de suivre le clergé romain, ne fait avancer l’œcuménisme qu’en
surface, dans une démarche émolliente, au prix de la rudesse biblique, sans
rompre avec un détournement séculaire.
Mais je
reviens au terme mauvais de ma traduction. Il est demandé à Dieu de
délivrer de cela les fidèles mais il s’agit d’une expression grecque dont le
sens premier, plutôt que le mal, est le méchant. Il pourrait donc s’agir d’une personnification,
mais sans certitude.
En prenant
cette option, et compte tenu du contexte dans lequel on s’est toujours placé,
celui de la tentation, on a vu y voir le Tentateur, c’est-à-dire le Diable,
d’où le traditionnel délivre-nous du Malin. Mais dans le contexte de la
mise à l’épreuve, il vaudrait sans doute penser plus précisément alors au rôle
que joue le satán du livre de Job, lui dont le but est justement
d’éprouver la qualité de la fidélité du pauvre homme.
Mal est en tout cas à proscrire
dans ma perspective, opposée à une compréhension moralisatrice du texte. À
partir du moment où je résistais à une personnification trop évidente du mot,
il ne me restait alors que le mauvais, c’est-à-dire, tout concrètement,
cela ou celui qui fait du mal.
Quelle
suite ?
Une remarque :
les deux dernières demandes commencent par un Et, ce qui pose la
question de savoir si elles ne sont pas la suite logique de la précédente,
comme si la certitude de bénéficier des conditions de la survie (le pain)
allait de pair avec l’abandon de la dette, de l’épreuve et du mauvais. Ceci
sans toutefois qu’il existe des rapports de cause à effet au sein de cette
série.
Cette piste mériterait
d’être explorée. On pourrait penser en effet que la capacité de se défaire de
sa nature accapareuse grâce à l’établissement d’une économie de partage peut
correspondre, au sein de la communauté, voire de l’espèce, à une mise hors
danger et à l’abandon de réclamations réciproques.
Toutefois, il
me suffit de noter que cette répétition des Et, fréquente dans les évangiles,
est un trait littéraire typiquement sémitique. Cela provoque un effet
d’accumulation qui amène en effet à supposer que les éléments de langage ainsi
reliés ne sont pas sans lien entre eux au sein d’une logique interne que l’on
ne pense pas nécessaire de clarifier. En quoi cette figure de style est
proprement poétique.
On sait que
s’ajoute habituellement au texte de la prière ce que l’on nomme une doxologie,
c’est-à-dire une formule liturgique destinée à glorifier le Seigneur. Elle est
manifestement très ancienne mais absente de nombreux manuscrits
canoniques :
Elle n’est
pourtant pas sans lien avec ce qui précède en ce sens que ces trois attributs
sont ceux dont se prévalaient les empereurs. Où l’on trouve illustrée l’une de
mes prémisses, celle qui fait apparaître quelles furent les représentations
menant à l’élaboration d’une figure datée et située, celle d’un Dieu-Père
universel siégeant dans les Cieux.
Et ce qui est
suggéré, c’est que l’effort constant de notre espèce pour obtenir règne,
puissance et gloire, ce qui suppose toujours guerre, oppression et démesure,
n’a aucune chance d’aboutir de façon positive et doit donc être amené à
disparaître.
On voit alors
que la communauté priante a bel et bien l’espèce entière en ligne de mire.
Certaine de la validité de sa conception du bonheur à venir, elle est
missionnaire.
Saint-Coutant – 2016
Note pédante :
Il me paraît utile de profiter de l’occasion pour présenter un exemple
de l’incertitude devant laquelle se trouvent assez souvent les traducteurs
devant le texte des Écritures bibliques, dont je répète que l’on a trop
tendance à oublier qu’elles ont été écrites dans l’Antiquité...
La question est la suivante : si celui qui a traduit jadis cette
prière araméenne en grec avait voulu parler d’un pain quotidien, il
aurait pu le faire en choisissant tout simplement l’expression courante kath
hêméran au lieu d’employer un mot inusité ! On peut donc penser que le
mot araméen primitif n’était déjà plus compris à son époque.
Peut-être le mot grec au sens inconnu (épioúsion) rendu
actuellement par quotidien représente-t-il alors un effort pour traduire
un mot de l’araméen dialectal galiléen. On sait, grâce à la transcription
littérale en alphabet grec du mot araméen effatha (ouvre-toi,
Marc 7.34), que le dialecte de Jésus différait de l’araméen courant, car
autrement on aurait trouvé plutôt ethpatha (pour l’original ‘ithpathah).
Je pense alors au mot sour, que l’on trouve encore dans la
prière en araméen actuel. Sour n’est pas attesté dans le Notre Père en
syriaque (araméen oriental), qui utilise un autre mot ayant le sens de quotidien,
ce qui laisse penser en effet que son sens primitif a été ignoré ou a été
perdu.
En revanche, on le trouve dans la prière en araméen actuelle, où il
prend de même ce sens de quotidien. C’est le sens retenu par le latin et
passé dans nos langues occidentales modernes. Quant à savoir laquelle, de la
tradition latine ou de l’araméenne actuelle, a précédé l’autre, on ne saurait
le déterminer.
Or on voit bien que quotidien et du jour sont redondants
dans ces textes reçus par la tradition. Je pense donc que cette compréhension
vient du fait que le sens premier du mot galiléen s’est perdu en passant en
araméen moyen ou oriental.
Dans mon hypothèse, sour signifierait passage, voyage,
d’après l’hébreu chour. Les deux langues sont très voisines mais
l’hébreu chuinte volontiers, pas l’araméen. Le sens général désignerait alors
le pain quotidien de notre passage, c’est-à-dire, au sens propre, notre
viatique.
Dans l’incertitude, je traduis néanmoins épioúsion par de la
survie, prenant bêtement le sens littéral de chacun de ses éléments : épi
(sur) et ousía (existence).
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