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mission
On trouvera
ici quelques textes parus dans le magazine Mission,
organe du
Service Protestant de Mission (défap),
ou dans l’un de
ses
suppléments.
On trouvera
dans l’ordre chronologique :
Mission 1
– Vous avez dit Mission ?
Mission 2
– Mission extérieure – Mission intérieure
Mission 3
– Missionnaire aujourd’hui ?
Missionnaire aujourd’hui ?
Que sera la mission dans la
France laïque, sécularisée et multi-culturelle du vingt-et-unième siècle ?
Bonne question, mais de quelle mission parle-t-on ? Quel est le résultat que le
Père céleste se fixe, en ces lieux et à cette échéance ?
Car le point de vue retenu
ici, c’est qu’il n’y a qu’une mission, celle du Père. Que veut-il obtenir ? On
fait comme si on le savait si bien qu’il n’y a pas besoin de le dire. Si
c’était le cas, il y aurait pourtant eu, grosso modo, un seul type de mission
chrétienne dans le monde, depuis le début et où que ce soit…
Ce n’est pas le cas :
Dieu veut-il en priorité sauver des âmes du feu éternel, tirer hors des
ténèbres du péché et de la mort un peuple de rachetés, lavés dans le sang de
l’agneau ? Ou veut-il plutôt réorienter vers ce qui est juste et bon toute
une engeance humaine perdue sur un chemin d’errance, en sorte que la paix, la
justice et une honnête aisance règnent sur la terre ?
Dieu veut-il se constituer
un peuple saint, selon sa propre sainteté, face à l’infidélité notoire des
nations impies ? Dieu veut-il au contraire rassembler en son sein, finalement,
toute l’humanité, enfin réconciliée et pacifiée ?
Car c’est le dessein de Dieu
qui importe ! Nous préférons le plus souvent nous poser la question de
notre propre avenir, de notre raison d’être à nous, de notre validité et de
notre pertinence. Comment sauver ma vie ? Comment sauver ma mission ?
Cela c’est la religion. Je propose qu’on appelle foi, différemment, l’adoption
pure et simple du point de vue de l’Envoyé du Père, ce Fils obéissant envoyé
dans la moisson, dans la vigne, dans l’atelier de son Père. Le vrai point de
vue de la mission.
Et la première chose qu’on
peut dire, me semble-t-il, c’est qu’en lisant les évangiles on ne trouvera pas
de réponse univoque quant au but ultime du Dieu bon vis-à-vis de nous autres
humains, mais qu’il y a en revanche tout un ensemble de conduites qui disent la
souffrance, le désir et l’action bonne de son Envoyé.
Matthieu, dès le début du
ministère de Jésus, fait ce constat terrible, à la suite des anciens
prophètes : il nous parle d’un peuple qui réside aux ténèbres,
en un pays et une ombre de mort. Et c’est à partir de ce constat,
ajoute-t-il, que Jésus a commencé à proclamer et à dire « Changez de
sens car il s’est approché, le règne des cieux ». Et plus loin :
Et il a circulé dans toute la Galilée, il a enseigné dans leurs lieux de
réunion ; et il a proclamé l’annonce de paix du règne ; et il a guéri
toute maladie et toute infirmité dans le peuple.
Il faut trouver le sens précis
et premier de chacun des termes employés là pour comprendre où se tient la
mission de l’Envoyé véridique. On a déjà tenté, ici, de dire certains d’entre
eux autrement que dans l’habitude qui arase et nivelle : Jésus proclamait
l’annonce de paix du règne demandant un changement de sens, et
c’est alors qu’il guérissait. Et, nous dit-on, il a vu les foules, il a été
saisi aux entrailles à cause d’elles car on les avait dépouillées, et
abandonnées, comme des brebis qui n’ont pas de berger. Et c’est alors,
précisément, qu’il dit à ses disciples, évoquant la mission : Si la
moisson est grande, les ouvriers sont peu nombreux. Donc priez le seigneur de
la moisson qu’il jette des ouvriers dehors, dans sa moisson.
Saisi aux entrailles. Il n’y
a pas de mission sans ce tremblement qui vous prend aux tripes, parce que, si
j’en juge par ce comportement du missionnaire véritable, c’est ce qui le met en
mouvement, ce qui le jette lui-même au-dehors, chez nous autres. On y voit le
plus souvent de la compassion, car c’est le sentiment qui, souvent, habite le
riche (qu’il serait) devant la faiblesse du pauvre (que nous sommes), mais en
réalité rien n’est dit là-dessus, et vous pourriez y voir comme moi de la
colère. Une sainte colère, habitant celui qui vient, non pour apporter une paix
illusoire, mais bien le tranchant d’un grand couteau, taillant dans le vif d’un
monde insalubre et mortifère. Fâché tout rouge devant la souffrance de ses
frères, la lourde peine de ses sœurs.
Et là, ce qui importe, c’est
qu’il s’agit d’un mouvement. La mission est partie. Mais consiste-t-elle à se
mettre à soigner, panser, aider, soulager, consoler…? Pas seulement, et
même : pas en premier lieu. Car l’Envoyé proclame d’abord l’annonce de
paix du règne, un évangile qui doit engendrer un changement de sens, une
conversion… On ne sortira pas de là.
Il me semble en effet que
ces guérisons opérées par Jésus, chez Matthieu, sont plutôt là pour illustrer
ce qui arrive lorsque ce changement de sens a eu lieu. On s’est
retourné, on est reparti vers celui qui vous appelait pour vous remettre dans
le sens de la marche. Il était venu vous dire quelque chose qui change tout.
Bien sûr, il fallait bien que cela ait d’abord changé quelque chose en lui, au
point qu’il se mette à l’œuvre. Mais d’abord ce message. L’évangile.
C’est le message qui guérit.
Il guérit l’individu qui souffrait. Mais il guérit aussi le peuple qui peinait.
Il guérit : pas toujours, pas partout, pas de tous les maux : Jésus
n’a pas guéri tous les aveugles… Mais assez pour qu’on se dise que rien ne vaut
ce changement de sens qu’il provoque.
Ce message assure que tu
peux laisser tomber cette grande colère qui est en toi. Car on est en colère.
L’être humain est en colère. Il tue, il détruit, il violente. Il se détruit. Et
aussi, il a peur, il a très peur, il pourrait mourir, disparaître, perdre aussi
son avenir, sa descendance. Et il est seul, il est très seul. Il est trop
intelligent, il sait très bien qu’il reste seul, qu’il mourra seul. Sans raison
ni sens. Et le mot que l’on appelle évangile dit Paix. Il dit laisse tomber ta
colère, il dit n’aie pas peur, il dit tu n’es pas seul, il dit il y a un sens.
Il dit retourne-toi, comprends, tu tournais le dos à ta vie, reviens. Rejoins
le règne de la justesse.
La mission dit cela de bien des manières possibles, dans des langages fort divers, mais qui tous montrent un avenir de paix, une amitié qui serait le sens même de toute l’histoire du monde. La puissance de l’amitié de Dieu.
Celui qui serait habité par cela, une sainte colère, un langage de paix profonde, et alors cette capacité de soulager ne serait-ce qu’une misère… serait ce missionnaire que nous cherchons pour aujourd’hui. Peut-être qu’il ne ferait pas de vieux os, ni en tout cas beaucoup de graisse ? Car au vrai bout de la vérité de la colère humaine il y a cette croix… Mais je sais que le Père rirait de bonheur à cause de celui-là.
mission extérieure – mission intérieure
La mission est un mouvement
vers « les autres ». Elle s’est souvent mise en branle à la faveur
d’un mouvement de Réveil qui tournait les croyants vers ces autres pour leur
communiquer à la fois l’annonce du Salut en Jésus-Christ et les bienfaits qui
devaient en découler : liberté, savoir, santé, dignité... Mais le vocabulaire
distinguait : mission d’un côté, évangélisation de l’autre.
A-t-il paru utile de marquer
que les « autres » l’étaient à des degrés divers ? Le païen
étranger (animiste, musulman, hindouiste...) aurait représenté une catégorie
absolue de l’autre, tandis que l’athée ou l’agnostique occidental pouvait voir
son ancienne culture chrétienne revivifiée par l’annonce de évangile : d’un côté, tout était à
faire à neuf grâce à l’envoi chez les autres d’un tout autre qu’eux, détenteur
d’une vérité inconnue d’eux ; de l’autre, il s’agissait de conférer une
nouvelle valeur aux acquis caducs d’anciens semblables devenus autres.
Cette distinction n’est plus
adéquate pour plusieurs raisons :
La première est que le
religieux « autre » est présent chez nous, avec ses mosquées, ses
marabouts animistes, ses monastères tibétains, ses cercles zen, etc., mais
aussi ses délires sectaires.
La deuxième est que l’évangile est prêché lui aussi dans
toutes les parties du monde par des autochtones, parfois depuis longtemps.
La troisième est que les
bases culturelles du christianisme ont largement disparu de chez nous et ne
peuvent plus guère, le plus souvent, être revitalisées.
La quatrième est que nos
pays ont connu ou connaissent la puissance de ce qu’on appellera des religions
païennes, plus ou moins nocives : marxisme-léninisme, fascisme et nazisme,
matérialisme libéral actuel...
La cinquième est que les
chrétiens venus d’ailleurs sont présents en nombre dans nos portes, ou à nos
portes.
C’est pourquoi il n’a jamais
été aussi vrai que la mission est une, et va de partout vers partout :
elle va aussi bien, des Églises du Sud vers les gens du Nord, des chrétiens du
Nord vers le Sud, des Églises du Sud vers les peuples du Sud, des Églises du Nord
vers les gens du Nord. Il est temps de s’en convaincre, et d’y adapter nos
institutions !
Il va donc falloir bouger
dans nos têtes chez nous aussi. Je ne donnerai à ce propos que deux exemples :
Le premier est que nos
Églises, les anciennes comme les nouvelles venues, ici ou ailleurs, ont à
penser et organiser l’universalité de l’Église locale : on ne pourra pas
éternellement voir une communauté prêter ou emprunter « son » temple
à une communauté... quoi ? Étrangère ? Y a-t-il donc des Juifs et des
Grecs ?
Le second est que l’Évangile
s’est le plus souvent diffusé par essaimage, par déplacement de groupes de
croyants vers d’autres lieux, d’autres milieux. Sur deux millénaires, le fait
de spécialiser pour cela des gens – les missionnaires – correspond à des
périodes assez courtes. Les déplacements fructueux ont longtemps été ceux, de
courte amplitude, de croyants ordinaires, au long des voies de communication
les plus courantes : d’un village à un autre, d’une ville à une autre,
d’un port à un autre. Ce serait aujourd’hui d’un aéroport à un autre, mais
aussi d’une tête de ligne TER ou RER à une autre... Bangui-Roissy, certes, et
Roissy-Bangui, mais pourquoi pas aussi Châtelet-La Courneuve ? Et retour !
Évident ? Alors pourquoi semble-t-il plus aisé aujourd’hui de monter un voyage d’échange en Afrique que de fonder une troupe d’éclaireurs au Mirail ?
VOUS AVEZ DIT
MISSION ?
Forum
missionnaire de Strasbourg
1-3
novembre 1996 :
« Réconciliation –
Reconstruction »
Message du pasteur
Jean Alexandre
Secrétaire
général du Service protestant de Mission *
C'est pour le moins avec
quelque emphase que l'on a inscrit quelque part sur les programmes de ce Forum,
pour ce dimanche matin, que je vous adresserais une "parole forte".
Voilà qui ne me facilite pas la tâche ! Permettez-moi de mettre ces quelques
phrases que j'ai maintenant à vous transmettre sous le signe de cette parole de
l'apôtre, à prendre en l'occurence avec un grain de sel : "C'est alors
que je suis faible que je suis fort !"
A la vérité, j'avais tout
d'abord pensé qu'il était nécessaire, et conforme à mon office, que je vous
dise un peu où en est le Service protestant de mission, le Défap si vous
préférez, en cette fin d'année. Vous aviez droit, je le pensais, à disposer de
quelques informations à ce sujet dans le cadre de ce Forum.
C'est bien dans cette
disposition d'esprit que je me suis mis devant mon ordinateur pour rédiger ce
message, mais quelque esprit que je me garderai bien de qualifier m'a poussé
d'un tout autre côté. C'est pourquoi je me vois dans l'obligation de vous
renvoyer pour cela aux divers supports d'information que nous publions
régulièrement au sujet de nos activités. Veuillez m'en excuser.
Qu’appelle-t-on
mission ?
En fait, j'ai été poussé à
vous parler plus généralement de la mission. Qu'est-ce qu'on appelle
"mission" aujourd'hui, dans nos Églises ? C'est au fond une question
qui mérite d'être abordée ici ! D'ailleurs elle nous est souvent posée, et cela
sous différentes formes, et il n'est pas facile d'y répondre, tant sont
variables les a priori qui la sous-tendent dans l'esprit de ceux qui la
posent.
Ainsi certains, tant en
Europe que par exemple en Afrique, se souviennent avec nostalgie des anciens
missionnaires. Ils rappellent avec émotion la saga héroïque des Casalis, des
Coillard, de tant d'autres qui apportaient l'Évangile, au mépris de leur vie,
aux peuples païens. Ils rappellent les nombreux martyrs de cette génération de
fondateurs. Ils rappellent aussi l'œuvre magnifique de ces bâtisseurs, de ces
enseignants, de ces soignants, de ces planteurs d'Églises. Ils ne se consolent
pas de la disparition de ce temps-là.
D'autres, à l'inverse,
voient dans "la mission de papa" un aspect de l'histoire
coloniale. Et pour cette raison ils la jugent sévèrement, allant même parfois
jusqu'à regretter qu'elle ait donné naissance à des Églises, au mépris des
cultures locales. Ils voient en elle l'un des agents les plus pernicieux d'une
œuvre de destruction. Pernicieuse en ce sens qu'elle agissait au cœur même des
êtres, pour les couper de leurs racines, les séparer d'eux-mêmes, visant
inconsciemment à les rendre serviles et infantiles. Et sans se soucier de la
vérité historique, souvent fort différente, ils s'en tiennent définitivement
là.
D'autres encore pensent aux
débuts de la Communauté évangélique d'action apostolique, la Cévaa. Ils
évoquent avec regret ce temps où il paraissait évident que les Églises
d'Europe, d'Afrique, de Madagascar, du Pacifique et d'Amérique latine allaient
vivre ensemble, s'organiser en une communauté harmonieuse de frères et de
sœurs, entreprendre à égalité une grande œuvre d'évangélisation et de service,
et ceci sans avoir à tenir compte des disparités existant entre le Nord et le
Sud. Sans doute sans le savoir, ils rêvent encore des "Trente
glorieuses", ces années où la crise économique mondiale était encore
imprévisible, et où l'on pensait que l'Afrique allait "décoller".
À l'inverse, beaucoup
estiment que cette vision de la mission, celle de la Cévaa, ôte aux Églises
d'Europe toute responsabilité directe dans l'œuvre d'évangélisation du monde
dans laquelle ils se sentent impliqués. Ils reprochent à tort à nos organes
missionnaires d'avoir abandonné la mission véritable des témoins du Christ au
profit d'actions de développement et d'aide humanitaire.
Mais d'autres encore se
bornent à déplorer des dérives bureaucratiques du
fonctionnement de la Cévaa,
qu'ils pensent intrinsèquement liées aux principes mêmes qui l'ont fait naître.
C'est pourquoi ils préfèrent agir directement, au bénéfice de partenaires du
Sud bien localisés et bien connus d'eux. Dans cette logique, et souvent sans
bien y réfléchir, ils privilégient le plus souvent l'action sociale au
détriment du témoignage explicite. Surtout, ils créent le plus souvent plus de
difficultés chez l'ensemble de nos partenaires du Sud qu'ils n'en résolvent.
Enfin – mais faut-il le
rappeler ? – il y a tous ceux qui pensent que la mission est du domaine du
passé, qu'il faut maintenant se préoccuper bien plutôt des difficultés de notre
propre société, que si les peuples du Sud vivent des situations dramatiques,
cela doit bien être un peu de leur faute, qu'il y a d'abord à évangéliser
ici-même et que cela suffit à largement nous occuper.
Voilà donc bien des façons
de voir, bien des regrets, bien des espoirs aussi, au sujet de la mission, et
souvent bien des "il n'y a qu'à". Mais on peut trouver un
point commun à ces visions diverses, et c'est qu'elles expriment le plus
souvent le sentiment que la mission chrétienne est une chose simple à
concevoir. Or cette idée est fausse. Elle n'a peut-être jamais été aussi fausse
qu'aujourd'hui.
C'est que la mission, telle
que nous la connaissons aujourd'hui, est le résultat d'une histoire. Ceux qui
la mettent en œuvre ne peuvent pas ignorer cette histoire, comme s'ils se
trouvaient à même d'innover, d'agir, sans tenir compte du passé. Sans en tenir
compte sous tous ses aspects, les bons comme les mauvais. Nous ne pouvons pas
empêcher, gens du Nord comme gens du Sud, que nous soyons à la fois les héritiers
de ces héros de la foi dont je parlais, et en même temps les bénéficiaires ou
les victimes d'une longue et lourde exploitation commise dans la violence. Cela
ne peut pas ne pas se ressentir dans notre pratique commune de la mission. Les
exploités et les humiliés ne peuvent pas d'un coup relever la tête et faire
face sans douleur et sans erreur à leur histoire. Les autres ne peuvent pas
perdre en un jour leur suffisance.
Mais dans le même temps,
l'Évangile se fait pourtant sa route au travers de ce maquis, certes parmi
toutes sortes de compromissions et de ratages, et l'on voit poindre à
l'horizon, j'en suis témoin, des signes d'une possible collaboration
missionnaire entre l'Europe et les pays du Sud de la planète.
Il est donc possible, et même
probable, que nous nous trouvions actuellement dans une période de mutation,
concernant la mission. Mais il est vrai en tout cas que nous ne savons pas vers
où nous mène cette mutation. Saurons-nous la faire évoluer dans un sens qui
soit positif ?
Deux types de relations
Mais un temps de mutation,
qu'est-ce à dire ? Pour nous en tenir à la Cévaa, cela signifie qu'il n'est pas
encore vrai qu'elle soit aujourd'hui cette communauté de partage qu'elle
voudrait être. Mais cela signifie aussi, et les Assises de Torre-Pellice l'ont
bien montré, que déjà apparaissent, au travers de la vie de ses membres, dont
nous sommes, au travers de ses organes de fonctionnement, et parfois malgré
eux, des signes visibles d'une vie communautaire réelle. Et c'est cela qui
change la mission.
Mais la mutation touche
d'autres milieux missionnaires que la Cévaa.
Tenez, prenez l'exemple de
telle agence missionnaire européenne. Elle a pris l'habitude, depuis longtemps,
de financer les projets proposés par telle Église du Sud. Et petit à petit,
parce que les frères du Sud n'étaient pas en phase avec le type de rigueur
budgétaire des gens du Nord, elle a dû surveiller, contrôler, voire prendre en
main l'exécution de ces projets. La relation devient peu à peu
unidirectionnelle.
Mais voici que dans le même
temps sont apparus au Sud des organismes protestants qui innovent, qui se
gèrent, qui inventent des façons de témoigner sur place de l'amour de Dieu pour
sa création et ses créatures. Alors les relations tendent à changer, les regards
de l'un sur l'autre se croisent à nouveau. On se parle, on discute, on
planifie, et on le fait ensemble. C'est une autre relation qui s'instaure.
Nous sommes dans un temps où
existent parallèlement ces deux types de relation dans les milieux missionnaires.
Et cela durera sans doute encore longtemps avant que la parité s'instaure
réellement.
En ce qui concerne la Cévaa,
bien sûr, le point de départ est différent. Il va de soi que d'emblée les
décisions sont prises en commun. Cependant, dans la pratique cela fait
difficulté : en fait le principe selon lequel toute aide passe par la décision
des organes communautaires prend eau de toute part. Cela vient du fait que la
crise économique, sociale, politique, morale, qui secoue l'Afrique comme
l'Europe crée de telles situations d'urgence qu'il n'est souvent plus loisible
d'en passer par des directions d'Églises débordées, déboussolées, fatiguées et
chargées. Alors de toute part ce sont des échanges désordonnés de demandes
directes d'aide, et bien sûr, en retour, d'octrois d'aide directe.
En revanche, on voit se
développer dans le même temps des échanges de plus en plus nombreux entre
frères et sœurs du Nord et du Sud. Des voyages, des séjours, dans les deux
sens. Et dans ce cadre-là, ce qui naît, ce n'est plus une relation de donateur
à obligé, mais bien la naissance d'un sentiment de fraternité vécue. Une
fraternité qui ne nie plus les disparités mais qui les assume, qui en souffre,
qui les met sous le regard de Dieu.
En ce sens, j'aimerais
insister sur le fait que nos envoyés, vos envoyés, aujourd'hui, ne partent plus
avec l'illusion gratifiante d'apporter une aide à plus faibles qu'eux. Ils
comprennent très vite qu'ils sont là-bas avant tout pour être des signes
vivants de cette fraternité. Des signes visibles, comme disait Calvin en
parlant des sacrements. Ils sont les personnages d'une parabole très forte, une
parabole signifiante, vécue en chair et en os. Elle parle : elle dit qu'il
existe un monde qui nous attend tous et dans lequel les barrières doivent tomber
entre les riches et les pauvres, les Blancs et les Noirs, les forts et les
faibles. Elle fait d'ailleurs apparaître qu'on ne sait au fond pas très bien
qui est fort et qui est faible. Elle ouvre à une espérance, à savoir qu'il
pourrait un jour être vrai, réel, vécu, qu'il n'y a plus ni Juifs ni Grecs...
Ainsi va la Cévaa, qui d'un
côté se trouve dans bien des impasses, et de l'autre devient de jour en jour
une véritable communauté d'hommes et de femmes témoins de l'amour de Dieu. Et
plus généralement, ainsi va la mission, qui navigue entre deux eaux. Qui d'un
côté renforce aux yeux des peuples le sentiment mensonger qu'il y a bien au
moins deux sortes d'humanités, la bonne et la mauvaise, l'efficace et la
paumée, et qui de l'autre côté témoigne en vérité de la fraternité évangélique
et signifie à un monde désemparé ce vers quoi le Seigneur veut mener les
humains.
Comme le Père m'a envoyé,
moi aussi je vous envoie
Au milieu de cette
complexité, est-ce qu'il ne lui manquerait pas une boussole, à la mission ? Et
pour parler comme David Bosch, le théologien sud-africain auteur de ce livre
central, "Dynamique de la mission chrétienne", paru récemment
en français, est-ce qu'elle ne doit pas trouver aujourd'hui un nouveau
paradigme, se définir autour d'un axe théologique fort ?
Dans la ligne de cette
question, j'aimerais essayer de reprendre avec vous le verset que la Cévaa
avait choisi comme emblème pour ses récentes Assises :"Comme le Père
m'a envoyé, dit Jésus, moi aussi je vous envoie" (Évangile selon saint
Jean, chapitre 20, verset 21).
Ce qui me frappe d'abord
dans ce verset, c'est qu'il s'adresse à l'ensemble des disciples. Aujourd'hui,
il me semble qu'il parle donc à nous tous, gens de foi répartis dans tous les
continents, qu'il s'adresse à l'Église universelle, en vue de la mission qui
lui est confiée.
Mais ce qui me frappe aussi,
c'est qu'on peut le comprendre de deux manières : "C'est parce que le
Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie", ou bien "c'est
de la façon que le Père m'a envoyé que moi aussi je vous envoie". Et
je vous propose de tenir ces deux lectures comme exactes toutes les deux. Dans
la première façon de comprendre, c'est du fait d'être envoyé qu'il s'agit ;
dans le second, il est dit comment doit se comporter l'envoyé.
Nous sommes donc envoyés.
Mais l'origine de la mission, elle, elle est en Dieu. Pendant longtemps on a
insisté sur le fait que certains avaient reçu une vocation missionnaire, mais
Jean, lui, insiste sur Celui qui lance la mission. C'est en Dieu lui-même que réside
en premier lieu le mouvement missionnaire. En quelque sorte, on nous dit là que
la première société de mission, c'est Dieu lui-même. Nous apprenons que Dieu,
dont nous savions qu'il est amour, est mission. Et si nous l'apprenons, c'est
parce que Jésus est lui-même l'envoyé issu de ce mouvement divin.
Il ne s'agit donc pas de
notre mission, de la mission des envoyés, qu'ils soient du Nord ou du Sud, mais
de celle de Dieu. Un Dieu qui bouge, qui est mouvement, et mouvement d'amour.
Le Père envoie le Fils dans le monde. Sans doute parce que, si j'ose m'exprimer
ainsi, telle est la nature même de Dieu que de se révéler lui-même au monde.
Ainsi, lorsque notre
Seigneur apparaît au sein de l'histoire humaine, c'est une lumière qui point,
le bout d'un long tunnel qui se fait jour dans les ténèbres de violence et de
chaos qu'est le monde. L'envoyé du Père "était la vie, et la vie était
la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres", écrit
Jean, et il ajoute: "à ceux qui l'ont reçu il a donné le pouvoir de
devenir enfants de Dieu".
Enfants de Dieu,
c'est-à-dire aussi participants de la mission de Dieu, membres du mouvement de
vie qui est en Dieu. Tels sont les disciples du Christ. S'ils sont envoyés,
s'ils sont missionnaires, c'est parce qu'ils sont mus par l'Esprit du Père et
du Fils, l'Esprit de l'envoi. Tant il est vrai, je le répète, que l'unique
société missionnaire est bel et bien le Dieu trinitaire.
Telle est du moins la
lecture que je fais de ces versets de Jean. Il me semble qu'elle nous permet de
nous comprendre aujourd'hui, non comme les acteurs de la mission, mais comme
des particules d'amour destinées à investir le monde, des particules propulsées
par le grand flux de l'énergie divine. Cela peut paraître bien orgueilleux.
Pourtant, pour peu que nous nous laissions porter par ce flux, je pense au
contraire que c'est ce qui peut nous permettre de nous sentir allégés du poids
d'une sorte de devoir missionnaire.
Vu ainsi, quel est notre rôle
? Non pas de convertir les gens un à un, mais d'habiter le monde avec amour.
Tel est en particulier le rôle de nos envoyés, de ces quelque cent-cinquante,
par exemple, que nos Églises françaises envoient en permanence dans le vaste
monde. Mais tel est le rôle de toute communauté chrétienne plantée en quelque
lieu du monde habité. C'est ainsi, et seulement ainsi, que je comprends ce
slogan de la Cévaa : "la mission de partout vers partout".
Mais je ne voudrais pas que
l'on prenne ce point de vue comme l'expression d'un glorieux chant de victoire,
comme une saga héroïque. Il reste en effet à envisager l'autre compréhension de
la parole d'envoi : "c'est de la façon que le Père m'a envoyé que moi
aussi je vous envoie". Autrement dit, il n'y a d'envoi, il n'y a de
mission, que conforme à la façon dont Jésus a lui-même accompli sa mission.
Voyez-vous, je crois que ce
n'est pas par hasard que le Jésus ressuscité présente à Thomas, pour qu'il
croie, non son corps glorieux, mais bien les marques de sa crucifixion. Car le
mouvement de Dieu vers le monde n'est pas un mouvement qui brise le monde, mais
le geste de celui qui ne peut appeler l'autre à l'amour qu'en se livrant à lui.
La croix n'est pas un
accident survenu au missionnaire Jésus, elle est la mission même.
C'est bien là que nous
constatons que nous ne sommes pas nous-mêmes les missionnaires, serions-nous de
ceux qui crapahutent dans des pays lointains, serions-nous de ceux qui prêchent
le Christ à des peuples exotiques, comme le montrent les images d'Épinal de la
mission.
Nous l'oublions souvent, un
seul est missionnaire, un seul est la mission elle-même, et nous ne sommes que
ses témoins. Toutes nos organisations, nos organismes, nos plans, nos
programmes, nos projets, nos financements, nos cibles et tout le tremblement,
sont à envisager comme surplombés par l'ombre de la croix. Voilà qui nous ôte
tout orgueil.
Voilà surtout qui nous
rappelle que nous sommes donnés au monde. Le missionnaire véritable, et
véridique, a fait de nous les offrandes qu'il destine à l'humanité. Il y a là
un aspect sacramentel, tout à l'heure j'y faisais allusion en disant que nous
ne sommes, en tant qu'envoyés, que les signes en chair et en os du Royaume que
le Père promet au monde. Sans force, sans don particulier, sans richesse à
partager, dans l'humilité de notre pauvre réalité humaine.
Réjouissons-nous : nous sommes donnés.
Je vous remercie.
* Texte paru dans Les cahiers de Mission – Supplément au n°71 de « Mission » – mars 1997
pp. 46-51.
Site à consulter :
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