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Vos réactions : jean.alexandre2@orange.fr
C’était un feuilleton.
Chaque semaine, du 5 décembre 2007 au 26 novembre
2008,
il a été présenté ici un
récit, tiré de mes souvenirs…
16 janvier 2008
Le maire était passé me voir. Une jeune femme semblait
avoir disparu de la ferme isolée où elle vivait avec ses beaux-parents, sur les
hauteurs, il se passait de drôles de choses là-haut, je ferais mieux d’y monter
voir, ces gens étaient protestants.
On était en septembre 1961 et, jeune pasteur, je
remplaçais un collègue malade dans un village ardéchois.
Le mari, le fils des deux vieux, était en Algérie,
"sous les drapeaux".
Le maire m’en a dit plus sur eux : leur ferme,
tout entourée de bois, se tenait au bord d’un ravin ; de l’autre côté se
trouvait une ferme catholique, et chaque soir, les deux patrons allaient pisser
au bord du ravin en s’injuriant de loin de toute la verdeur de leur parler
occitan…
La belle-fille était toute jeunette. Des bruits
avaient couru, on l’aurait vue dans les bois avec le cadet de la ferme
catholique…
Le vieux et sa vieille m’ont accueilli avec la réserve
à la fois digne et déférente due à la visite d’un pasteur.
Il était grand et sec, avec des cheveux tout blancs,
et se tenait encore bien droit. Sa femme aussi était grande et mince, elle
avait les yeux très clairs et un chignon gris bien serré sous son chapeau de
paille.
On m’a installé dans la cuisine, devant l’âtre,
j’avais un vieux de chaque côté, et midi approchant, j’ai dû choisir entre le
café et le vin de noix.
A suivi la conversation habituelle, portant sur le
temps, la saison, les travaux des champs et leur rapport, la vie de la
paroisse, ce genre de choses. Bien sûr, aussi, les nouvelles du fils et
quelques considérations mesurées sur "les événements" d’Algérie.
Une conversation affable et tranquille. Et pas un mot
sur la belle-fille, pas un signe non plus qu’elle ait
pu se tenir dans les parages.
La fin de ma visite approchant, j’ai fait ce que mon
office imposait. J’ai ouvert la Bible, en ai lu un bref passage et terminé
ainsi : « Prions le Seigneur ». J’ai prié pour le fils et sa
jeune femme, pour eux, pour leur santé, pour les combattants des deux côtés,
pour le Pays et pour l’Eglise.
Puis nous nous sommes levés, nous sommes allés jusqu’à
la porte. C’est toujours à ce moment-là, à cet endroit, que s’expriment les choses
importantes. Aussi, j’ai dit alors ce à quoi ils s’attendaient depuis le début,
ce pour quoi j’étais venu : « Et votre belle-fille ? Je ne l’ai
pas vue… »
Ce fut la femme qui a craqué, elle a fondu en larmes.
Le vieux l’a regardée, a soupiré, et m’a fait signe de
le suivre ; il m’a mené de l’autre côté des bâtiments de la ferme, jusqu’à
un recoin du mur, là où se trouvait une porte basse, celle de la soue au
cochon ; il l’a ouverte, et une toute jeune femme blonde en est sortie en
se baissant, vêtue de sa blouse à fleurs, les bras croisés sur sa poitrine.
Saint-Laurent-du-Pape, 1961