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Peut-on
se remettre d’un malheur ?
Peut-on se remettre d’un
malheur ? Je répondrai d’emblée « Non ». Je dirai même qu’on ne le doit
pas, du moins si l’on entend par là qu’il s’agit d’annuler tous les effets de ce
malheur. Rien de pire que l’oubli d’un malheur, car il le redouble et le rend
plus redoutable encore.
Mais il me faut tout d’abord
apporter une précision quant à la façon dont je vais aborder cette
question : j’ai décidé que le moment était venu pour moi de dire des gros
mots. Je n’entends pas par là des mots grossiers, mais des mots d’importance,
des mots de poids. De ces mots inconvenants que mon Seigneur – tenez, en voici
justement un – employait, selon les Écritures. Pendant longtemps, en effet, j’ai
pensé qu’il était nécessaire de taire des mots qui étaient autrefois si chargés
de sens et de poids, de valeur. Il le fallait sans doute. Le tranchant de ces
mots s’était à la longue émoussé. On en avait fait, aussi, un usage bien
souvent scabreux, les utilisant comme des armes contre les gens, pour asservir,
menacer, condamner... Mais le temps de cela est peut-être fini, du moins
peut-on l’espérer, tant les gens, eux, s’en sont allés ailleurs que dans les
lieux où ces mots pouvaient régner et dominer. Alors je les reprends, ces gros
mots-là, quoique dans l’inquiétude de les trahir une fois encore...
Je pense par exemple à
"résurrection", à "liturgie" (qui signifie "service du
divin"), à "chair", à "Esprit", à pardon, etc... En
bref, il s’agit de piété.
–oOo–
Je commencerai par
"résurrection".
C’est que ce mot dit le
comble de la victoire sur le malheur. C’est du moins ainsi qu’on l’entend
habituellement. Selon les Écritures, Jésus de Nazareth fut relevé d’entre les
morts un dimanche. Mais peut-on dire – c’est ma question – qu’il s’est alors
remis de sa crucifixion du vendredi ? La résurrection annule-t-elle la
douleur, la colère, la honte, l’amère tristesse liées à cet assassinat ?
Je ne le pense pas. Il nous faut sortir de cette pente habituelle qui fait que
le grand mystère pascal se vit trop souvent pour nous dans un temps orienté,
unidirectionnel, dans lequel, en l’occurrence, le fin mot serait un happy end.
Certes, pense-t-on trop
souvent, le Fils de l’homme a été mis à mort, mais cette mort a été abolie par
la suite, et pour toujours. Or ce n’est pas pour rien que les deux faits, et
non le second seulement, sont célébrés chaque année dans le cadre de l’année
liturgique. Car nous sommes appelés à les faire habiter ensemble dans notre
remémoration, qui est aussi une ré-appropriation. Et dans ce cadre-là, il
convient de ne pas oublier non plus qu’il s’agit de trois "journées",
et non de deux. Car, entre le vendredi sanglant et l’éclat du dimanche, gît le
deuil noir du samedi saint.
Pensons alors à ces trois
temps, aux trois "journées" du long voyage lié au deuil, de ce
parcours qui pourrait aboutir – ou non – à se remettre d’un tel malheur.
Or dans les évangiles il y
avait d'abord, avant toute chose, un bonheur. Bien avant le premier jour de
cette triade. Un bonheur, même rêvé, même reconstruit dans le seul souvenir des
jours heureux, des mots d’amour ou d’amitié, des combats menés ensemble, des
échappées hors d’un piège, des victoires sur tel ou tel mal, tel ou tel
méchant, tel ou tel démon, que sais-je encore ? Une Galilée heureuse, un
pèlerinage plein d’aventures inédites, et une entrée royale, enfin, dans la
Ville sainte. Et c’est là que vient la rupture, ce malheur incompréhensible et
scandaleux causé par le mal, par les méchants, ce mal et ces méchants qui
toujours rôdent autour de vous, vous menacent, et finalement vous atteignent.
C’est le premier jour des
trois journées pascales. Et c’est comme une rupture d’alliance. Le monde vous
était donné, il vous appartenait et vous lui apparteniez : amis du
Nazaréen, vous étiez, avec lui, les Fils de Dieu tout autant que les Fils de
l’homme, enfants du divin tout autant qu’enfants de l’humain. Vous jouissiez
sans y trop penser de cette alliance avec le monde, avec la vie, avec Dieu. Et
voilà que ce lien se perd, que ce fil casse, que tout est perdu. Tous vos rêves
ont sombré.
Vient alors le temps du
deuil, parce qu’il n’y a plus rien d’autre à expérimenter, alors, que la mort.
C’est le temps d’un parcours où l'on apprend – ou non – à se dégager de ses rêves
à travers la révolte, la dépression, la régression, etc. Et tel est pour moi le
sens de ce samedi saint de nos liturgies chrétiennes.
On retrouve aussi ce rythme
dans les trois fêtes inaugurales de l’année liturgique juive, avant tout dans
le choix des lectures bibliques qui les accompagnent. Roch ha-Chana, Kippour,
Souccoth, avec leurs trois temps. Et peut-être sont-elles d’ailleurs la matrice
spirituelle de nos liturgies chrétiennes de Pâques ?
Mais les évangiles inversent
le sens du premier de ces temps, marqué dans la liturgie juive par un récit
biblique qui insiste sur le refus final, par Dieu, du sacrifice du fils de son
ami humain (Genèse 22) : pour les évangiles du vendredi saint, à l’inverse, les
humains atteignent le Fils de Dieu de leur mal.
Ce vendredi-là est donc bien
un Roch ha-Chana renversé, inversé, où les créatures humaines sacrifient le
fils du dieu là où le dieu devait épargner le fils qu'ils lui offraient. Et
l’on voit alors pourquoi les termes génériques liés au récit de la Genèse
diffèrent, le Juif voyant cela illustré, lui, non par le « Sacrifice
d’Abraham », mais par la « Ligature » (caqédâ) d’un Isaac
échappant à la mort.
Dans le deuxième temps, au
Yom Kippour, même si le sens de la fête est dans le pardon des péchés, cela signifie
bel et bien que l'objet du mal est couvert, recouvert, comme un cadavre que
l’on veille, que l'on enterre et que l'on pleure. Il a fallu pour cela que soit
accepté un sacrifice, celui du fameux « bouc émissaire » du livre du
Lévitique. Là est le centre de l’affaire, ce long temps d’un sacrifice sur
lequel on ne peut que tenter de laisser tomber le voile de l’oubli, mais sans y
parvenir. Au centre, en ce samedi, c’est le sacrifice. C'est la deuxième étape.
Avant c'était l'Alliance et sa rupture possible. Après c'est la promesse d'une
récolte.
Car en effet, dans le
troisième temps, enfin, les survivants, ces veilleurs, peuvent entrer dans la
vie sous l’abri du Très-Haut, la soucca, l’abri, le tabernacle de la Loi de
vie. C’est Souccoth, la fête des récoltes : une troisième étape, où l'on
reçoit à nouveau le monde pour y vivre en harmonie, enfin libres : c’est
la promesse d’une année faste.
Je ne peux éviter de relier
ce schéma en trois temps à ce que j’ai vécu, enfant, à Paris, comme beaucoup d’autres,
pendant quatre longues années de deuils et de sacrifices, entre 1940 et 1944.
La Débâcle et l’Exode – l’Occupation – la Libération !
Aucun de ces trois temps
n’est aboli dans ma mémoire. C’est tout autant et tout en même temps que je me
remémore, et revis, chacun d’entre eux. Et chacun de ces trois-là se condense
encore davantage au fur et à mesure que je vieillis, chacun prenant du poids,
si bien que je souffre bien plus de la débâcle de 40 qu’il y a quelques
décennies, parce que j’en mesure davantage les conséquences, à l’expérience, et
qu’il en va de même de l’Occupation, ce long temps du deuil et de la
macération... Longue période au cours de laquelle, en même temps,
l’avant-guerre devenait dans les récits des vieux le temps béni de l’abondance
et de la liberté. Car il n’y a pas de deuil sans tentation de rendre saint ce
qui n’avait été, au mieux, que bon, ou même indifférent. Et c’est de la même
façon que je revis l’exultation de la Libération, avec ses fêtes, ses bals, ses
friandises yankees, ses rires, ses chansons, ces récits héroïques, ce jazz et
ces zazous...
Et de la même manière, je ne
peux évoquer ces trois temps sans me remémorer l’instant terrible où un coup de
téléphone m’apprenait la mort subite de mon second fils, tué à seize ans par un
chauffard ivre, et que j’avais quitté quelques heures auparavant, plein de vie,
de rires et de projets. Beau, tendre et fort. Riche d’avenir.
Il y avait cet avant, ce
juste avant où, alors même que nous venions de nous quitter pour quelques
jours, sa présence m’habitait, comme celle de tous les miens, comme celles des
proches qui habitent chacun d’entre nous sans que nous y prenions garde. Et il
y avait cette rupture, ce temps dont on ne peut parler vraiment, parce qu’il
est une sidération, vécue dans une sorte de torpeur. C’est ce mot (tardémâ, en
hébreu) que les Écritures emploient lorsqu’il est question d’un moment où l’on
occulte la révélation terrible, qu’elle soit faste ou néfaste. C’est un vide.
Ce n’est pas en soi une rupture, une déchirure, mais l’espace vide entre les
parties qui sont disjointes. Disparaît en un instant une alliance éternelle
avec le monde.
Vingt-et-un ans ont passé.
Il est vrai que ces moments de sidération sont devenus bien plus rares, mais
ils demeurent. Des années de souffrance et de combats, mêlés aux travaux, aux
combats et aux joies de l’existence, ont succédé à cette terrible journée, et
si la douleur reste présente, menaçant toujours d’affleurer par vagues à
l’occasion d’une image, d’une phrase, d’une musique qui, mystérieusement ou
non, la font réapparaître comme un spasme, elle demeure le plus souvent
enfouie, faisant place à la possibilité de vivre en fonction d’une espérance.
Vivre, ici, signifie agir,
combattre, construire. Et parfois même : rire de plaisir. Ce sont les
verbes de l’amour. Ils sont comme des paraboles de la libération, eux qui font
entrevoir la possibilité d’un bonheur à venir, d’une libération de cette mort
déjà vécue.
Ainsi, si j’entrevois peu ou
prou le dimanche, et si le vendredi s’éloigne de moi, j’en reste pourtant au
samedi.
Je relie d’ailleurs ces
trois temps, ces trois "journées" pascales, aux trois personnes de la
Trinité. Car si le temps de la croix est le temps du Fils, et celui de la
résurrection la manifestation de la toute-puissance du Père, le temps du samedi
est celui de l’Esprit consolateur, entre malheur et bonheur, mort et
résurrection : le temps du deuil qui est aussi celui de la petite fille
Espérance.
Mais restent donc ensemble
ces trois temps : la rupture, le deuil, la libération.
Et je crois qu’à la suite
d’un malheur, chacun peut dire ces trois vérités : je ne me remettrai
jamais de cette rupture – je souffre l’évasif et douloureux parcours supposé
m’amener à me remettre de ce malheur – je me suis remis de ce malheur.
J’expérimente ces trois temps dans le même temps de ma vie d’aujourd’hui. Et
l’important, pour moi, c’est d’être capable de vivre les trois temps, les trois
modes de vie, sans perdre un seul d’entre eux.
–oOo–
Je ne me remettrai jamais de
ce malheur.
C’est que ma chair le porte
inscrit en elle. On n’oublie pas. Et le mot est faible, car il faudrait dire
plutôt : on ne quitte pas. Si les morts ressuscitent, ont-ils fini pour
autant d’être morts ? Autrement dit, est-ce encore pour eux une souffrance
que d’avoir quitté notre histoire ? Je n’en sais rien. Mais au moins le
souvenir doit leur en rester, faute de quoi ce n’est pas de leur résurrection
qu’il s’agirait, mais de la naissance d’un autre qu’eux… En tout cas je sais
que leur mort restera pour nous autres un malheur, serions-nous assurés de les
savoir ressuscités dans ce que l’on appelle en hébreu "le monde qui
vient", hâ-colam ha-bâ.
C’est, je le disais, que
cela touche notre chair, ici et aujourd’hui. Un autre gros mot : la chair.
Et c’est qu’on ne se remet jamais de ce qui a blessé la chair. La cicatrice
reste. Tel changement dans la météo ranime la douleur passée, en cet endroit du
corps qui garde la mémoire d’un temps mauvais.
Ce qu’on appelle la chair
n’est rien d’autre que notre histoire, elle est faite du passé de toute
l’espèce humaine depuis ses premiers temps. Depuis bien avant, sans doute.
Depuis le premier "bang", s’il y en eut un qui fut le premier. Et
jusque dans les tribulations de nos ascendants les plus proches. Et bien sûr
jusque dans nos affects.
La chair est faite de toute
nos solidarités. Depuis les plus concrètes, comme nos liens avec l’eau ou le
calcium dont notre corps, entre autres, est fait... jusqu’aux plus impalpables,
comme ces impressions fugitives qui relieraient pour nous tel événement de
notre passé à telle couleur du ciel. La chair est ainsi le lieu du souvenir,
sous toutes ses formes. En fait elle n’oublie jamais, recouvrirait-elle la
mémoire du malheur d’un voile miséricordieux. Afin que la chair, et l’histoire,
et la vie continuent malgré tout.
La chair peut guérir d’une
blessure, l’histoire peut guérir d’un malheur, mais on ne s’en remet pas. Car
on tient à ce souvenir, on tient à cette cicatrice dont je parlais, à cette
marque : mon cher malheur me tient au cœur. Sans sa présence en moi, mon
passé serait mort, mon bonheur ou ma santé perdus seraient morts, mon mort
serait mort-né.
Il y a là quelque chose que
l’on préfèrerait tenir secret. De là vient la difficulté de répondre
positivement à la question : Peut-on se remettre d’un malheur ? On
aimerait, on devrait même affirmer : « Oui, bien sûr, on le peut, et
même on le doit ». Mais ce serait mentir, car s’en remettre signifierait
qu’il n’a rien fait de vous, ce malheur, que vous êtes resté impavide, minéral,
que votre chair n’a pas été touchée, marquée, que vous n’avez donc pas
d’histoire, de passé, ni d’avenir : que vous êtes mort ! Que vous
n’existez pas. Mais la réalité est autre : vous ne tenez pas à vous en
remettre, en un sens vous aimez, en vous, le rappel permanent que vous inflige
cette cicatrice, qui reste encore douloureuse au moins selon les caprices du
temps.
Nous sommes ici en résonance
avec la liturgie du vendredi saint. Elle qui rappelle avec persévérance que
c’est dans le passé de toute l’humanité que réside et se love le souvenir d’un
Jour de colère et de ténèbres. Le grand malheur universel, originel,
préexistant à toute notre histoire, et qui contribue à lui donner sens, et dont
il ne faut en tout cas pas se remettre avant d’en avoir admis et reconnu toute
la réalité... et peut-être la nécessité.
Et il s’agit alors d’aller
jusqu’au bout de la douleur, d’en aligner les étapes dans la remémoration du
bonheur perdu, et des circonstances de cette perte, de cette perdition. Un chemin
de croix, une marche vers le Calvaire. Bien sûr, c’est à juste titre que l’on a
craint le dolorisme d’un certain christianisme. Mais sans doute l’a-t-on craint
trop longtemps, aujourd’hui, en faisant souvent de la joie pascale une trop
légère et futile obligation.
Et qui parle de joie
pascale ? Ce qui s’impose aujourd’hui, c’est plutôt la nécessité du
bonheur, le devoir de joie... Souriez, vous êtes filmé ! Cachez ce pleur
que je ne saurais voir... à moins que le spectacle organisé du malheur télévisé
ne vous conforte, par contraste, dans la béate et servile acceptation du petit
confort que l’on vous a consenti. On mesure le poids de cette obligation
actuelle de sourire à la difficulté qu’ont les gens à se comporter simplement
devant la douleur d’un autre : on ne trouve plus guère de langage commun
avec lui, ou elle, car il s’agit de quelqu’un qui n’est plus dans le coup, qui
a quitté pour un temps le monde commun.
La théologie de la croix, la
contemplation du crucifié : vieilles lunes ? Les messes de Bach, les
Stabat Mater, le Requiem de Mozart, à la trappe ? J’en serais bien
fâché.
–oOo–
À moins que "s’en
remettre" ne prenne un sens duratif et ne signifie plutôt entrer dans ce
qu’on appelle trop facilement le travail du deuil. Ce qui signifie le chemin
spirituel à prendre pour transformer sa vie. On pourrait dire cela ainsi :
"Vouloir, savoir et pouvoir faire de son malheur un outil pour
reconstruire"...
Or en un premier temps, il
faut effectivement le vouloir. Dans l’aire du deuil, il y a des pulsions qui
combattent ce bon vouloir parce qu’elles contribuent à installer durablement la
mort dans l’être lui-même qui souffre. La mort, intériorisée, qui
paradoxalement détruit la victime et redouble son malheur, avec sa séquelle de
haine, de peur, de remord et de violence.
Tel est l’esprit de
vengeance, par exemple. Il est difficile, dans les moments les plus durs du
deuil, de le distinguer du besoin de justice. Il est devenu
"évident", aujourd’hui, dans une société de plus en plus
judiciarisée, qu’une victime ne trouvera une certaine paix que lorsque la
justice aura rendu son arrêt. Parce que la vérité aura été dite, les faits
objectivement établis et les responsabilités définies. Cela n’est pas niable
mais comporte la possibilité d’un effet pervers. Ainsi dans le cas où la
sentence rendue par la Cour, donc venue de l’extérieur de soi-même, remplace
l’effort de purification intérieure au lieu de l’aider. Ce n’est pas dans un
autre monde que celui-ci que cela est vrai : l’abandon de la haine, en
soi-même, procure la paix. C’est le sens le plus pragmatique que l’on puisse
donner au pardon des ennemis recommandé par le Christ.
Car voilà le savoir qui peut
libérer et purifier : le pardon est la condition, la loi physique de la
vie. Il s’agit d’une vérité dure à entendre et à accepter. Plus encore :
invérifiable au sens scientifique du terme. Mais c’est pourtant une vérité liée
à l’expérience multi-millénaire de l’humanité : à terme, sans ce pardon la
vie s’arrêterait sur la terre humaine, parce que cette terre est pleine de
violence, de malheur et d’injustice, et qu’elle n’est pas apte à supporter tout
cela, qu’elle est toujours prête à s’effondrer sous le poids conjugué de toutes
les agressions qu’elle et les siens subissent sans cesse. Cela n’est pas le slogan
de quelque faction écologiste, mais l’enseignement des Prophètes. Sans la
sagesse du pardon, la vie s’arrêterait, détruite par la violence de l’hubris
humaine. Par ce comportement habituel d’une espèce qui toujours met ses
pulsions au centre des choses, des vies et des rythmes de la création.
Aussi, pour qui souffre une
perte, quelle qu’elle soit, il n’y a pas de deuil véritablement accompli sans
purification de ces pulsions qui toutes, d’une manière ou d’une autre, poussent
la victime à se mettre au centre du drame, souvent au mépris de la simple
objectivité.
Qui, en effet, dans telles
circonstances dramatiques, n’a pas pensé ou dit : je suis responsable de
ce qui est arrivé – je suis comptable de la rétribution à imposer au coupable –
je suis désormais incapable de réparer mes erreurs passées vis-à-vis du
disparu, endetté sans rémission vis-à-vis de lui ou d’elle... ?
C’est ainsi que l’on habite
le mal. Et c’est ainsi que le premier des pardons à faire régner est celui qui
vous touche vous-même. « Délivre-nous du mal », dit la prière
chrétienne. Car coupables ou victimes, le mal nous tient prisonniers.
« Délivre-nous, dit la prière, tiens-nous hors du pouvoir du mal, car nous
sommes en plein dedans, souviens-toi Seigneur, jusqu’au cou ! Souviens-toi
de nous, Seigneur, aie pitié de nous ! »
Or cette prière-là ne peut
être dite, et par suite être suivie d’effet, lorsque la révolte prime. Voilà
encore une façon, assez radicale, de se mettre au centre de toute
l’histoire : « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour que cela me
soit arrivé ? » Moi et Dieu. Dieu et Moi. Or cette question, qui
rappelle la juste dénégation de Job, refusant de se reconnaître coupable de
quoi que ce soit qui pourrait expliquer son malheur, appelle au fond une réponse
semblable à celle que Dieu, finalement, lui donne : qui es-tu pour te
mettre ainsi au centre de l’univers ?
Mais cette réponse est
difficile à recevoir depuis que l’Occident auquel nous appartenons a,
précisément, mis l’Homme au centre de toute chose. Un Occident qui a d’ailleurs
bientôt répandu sa semence sur toute la terre. Aussi est-elle difficile à
tenir, cette réponse, lorsque, dépassant mon cas personnel, je pose autrement
ma question : « Qu’est-ce qu’il a fait au Bon Dieu pour subir
pareille horreur, cet enfant sans défense, ce village misérable, ce peuple
désarmé... ? » L’être humain peut-il, l’espèce humaine peut-elle, se
remettre de tant de malheurs accumulés ? Où est Dieu ?
Ici, ce n’est plus seulement
l’un de ces gros mots que je vais dire, mais une radicale grossièreté : il
convient alors de pardonner aussi à Dieu...
Que voulez-vous, nous avons besoin de lui. C’est du moins mon cas. Et je me dis que ce Dieu dont nous parlons n’est sans doute pas autre que l’image que nous nous faisons de lui. Nous-mêmes, mais retournés en seigneurs tout-puissants. Or c’est au vrai Dieu que je me fie, cet Inconnu majuscule. Et je crois qu’il convient d’aimer l’Inconnu, et de le révérer, et de l’attendre avec espoir, puisque de toute façon c’est vers lui que nous allons, lui qui ne nous donne de lui, au bout du compte, que cette icône : un homme sur une croix.
Pardonner, alors, envers et
contre tout, parce que l’essentiel, qui surpasse tout, c’est de se libérer, de
se purifier de la colère.
Vouloir s’en tirer, donc, et
en savoir le secret. Certes, mais pouvoir y parvenir ? Voilà qui nous
emmènerait plus loin que cette journée du Samedi Saint, plus loin que ce dur
temps du deuil.
–oOo–
Je le disais, le dimanche de
Pâques n’annule ni le vendredi ni le samedi saints. Ce qui me frappe dans ce
dimanche, où il advient que des événements impossibles aient le pouvoir d’avoir
lieu tout de même, c’est que l’objet même du malheur ait été renvoyé, non vers
le passé, mais vers l’avenir. Le mort a disparu. Le crime a perdu sa victime.
Le malheur est d’hier.
Dans le récit de Matthieu
(28,1-8), deux femmes, ayant découvert que le tombeau est vide, vont avertir
les disciples du mort. Alors imaginez-les, ces disciples-là, là-bas, serrés les
uns contre les autres, tournés chacun vers le centre du groupe afin de mieux
prier, de mieux pleurer, de mieux se lamenter sur leur conduite infâme de
lâcheurs et de traîtres, ou sur leur malheur d'orphelins de maître, ou au mieux
sur les souffrances injustes et cruelles de cet innocent qu'ils aimaient. «
Arrêtez ! leur disent en arrivant les deux femmes essoufflées, pas de temps à
perdre, vite, debout, en route, remuez-vous, il n'est plus dans le trou, il
n'est plus dans la fosse, on l'a réveillé, il s’est relevé, il est parti
devant, il faut le rattraper ! Il faut courir en Galilée ! » (c’est
moi qui interprète...)
Or voyez-vous, il n’était
pas rattrapable... Là est l’important.
C’est ce qui fait que l’on a
tendance à en abandonner l’idée, à en négliger l’effort nécessaire. Un grand
malheur n’a pas toujours pour conséquence l’achèvement du deuil qui seul aurait
le pouvoir de le transmuer, non bien sûr en bonheur, mais au moins en une paix
constructive. Certains y parviennent pourtant, et c’est, je pense, grâce à cet
espoir – qu’ils ont su entretenir – que l’on peut marcher vers un avenir
positif, vers une vie pleine, même si on ne rattrapera jamais tout cela, en
tout cas en ce monde-ci.
Cet espoir tenace – ou
devrais-je dire cette obstination ? – est pourtant ce qui permet à
l’espèce humaine de perdurer, voire d’avancer, malgré toutes les causes
d’abandon qui la frappent, à commencer par l’absence objective d’un sens à tout
cela, d’un sens dont on puisse prouver l’existence et la validité.
Lorsqu’au soir de la mort de
son unique frère, mon fils aîné, perdu de désespoir, m’a demandé :
« Qu’est-ce que nous allons faire, maintenant ? », ce qui
signifiait « comment allons-nous encore pouvoir vivre ? », je
n’ai eu sur le moment que cette réponse, dont j’ai eu longtemps honte, tant sa
teneur spirituelle me paraissait si faible : « Nous ferons comme nos
ancêtres ont toujours fait, pendant des siècles, eux qui ont connu les premiers
toutes les invasions, toutes les destructions venues de l’Est ; c’étaient
de pauvres paysans illettrés, et pourtant ils ont toujours tout recommencé,
tout rebâti, tout replanté. Parce qu’ils n’ont jamais accepté d’être détruits
eux-mêmes. »
Je pense aujourd’hui que
cette réponse en valait bien d’autres. Car des trois "journées" dont
je parlais, le dimanche est pour moi, bel et bien, celle où l’on refuse
passionnément, pour soi-même et pour le monde, la destruction.
C’est le temps où vous êtes
enfin capable de renvoyer votre défunt vers son avenir à lui, le libérant de
vous par amour. C’est le temps où votre santé perdue, votre corps détruit
peuvent pourtant faire place à une image nouvelle et constructive de vous-même.
Le temps où vous allez oublier un peu de votre moi pour vous tourner vers le
monde et son insondable splendeur, et son insupportable violence, et son
inébranlable espérance.
Car il n’y a pas, à la vie,
d’autre sens, ou pas d’autre absurde que ce qui se passe, et ce qu’on en fait,
allant de toute façon vers l’avenir. Un avenir que l’on peut bâtir ou détruire,
au choix. Pour lequel on peut se relever, ou devant lequel on peut au contraire
se coucher.
C’est pourquoi le seul
message utile que la foi chrétienne puisse nous communiquer est celui-ci :
« Il s’est relevé, il s’est vraiment relevé ! »
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