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Peut-on se remettre d’un malheur ?

 

Paru dans l’ouvrage collectif du même nom publié sous la direction

d’Alain Houziaux aux Éditions de l’Atelier (Paris, 2004)

 

 

 

Trois "journées" inséparables

 

 

Peut-on se remettre d’un malheur ? Je répondrai d’emblée « Non ». Je dirai même qu’on ne le doit pas, du moins si l’on entend par là qu’il s’agit d’annuler tous les effets de ce malheur. Rien de pire que l’oubli d’un malheur, car il le redouble et le rend plus redoutable encore.

 

Mais il me faut tout d’abord apporter une précision quant à la façon dont je vais aborder cette question : j’ai décidé que le moment était venu pour moi de dire des gros mots. Je n’entends pas par là des mots grossiers, mais des mots d’importance, des mots de poids. De ces mots inconvenants que mon Seigneur – tenez, en voici justement un – employait, selon les Écritures. Pendant longtemps, en effet, j’ai pensé qu’il était nécessaire de taire des mots qui étaient autrefois si chargés de sens et de poids, de valeur. Il le fallait sans doute. Le tranchant de ces mots s’était à la longue émoussé. On en avait fait, aussi, un usage bien souvent scabreux, les utilisant comme des armes contre les gens, pour asservir, menacer, condamner... Mais le temps de cela est peut-être fini, du moins peut-on l’espérer, tant les gens, eux, s’en sont allés ailleurs que dans les lieux où ces mots pouvaient régner et dominer. Alors je les reprends, ces gros mots-là, quoique dans l’inquiétude de les trahir une fois encore...

Je pense par exemple à "résurrection", à "liturgie" (qui signifie "service du divin"), à "chair", à "Esprit", à pardon, etc... En bref, il s’agit de piété.

 

–oOo–

 

Je commencerai par "résurrection".

C’est que ce mot dit le comble de la victoire sur le malheur. C’est du moins ainsi qu’on l’entend habituellement. Selon les Écritures, Jésus de Nazareth fut relevé d’entre les morts un dimanche. Mais peut-on dire – c’est ma question – qu’il s’est alors remis de sa crucifixion du vendredi ? La résurrection annule-t-elle la douleur, la colère, la honte, l’amère tristesse liées à cet assassinat ? Je ne le pense pas. Il nous faut sortir de cette pente habituelle qui fait que le grand mystère pascal se vit trop souvent pour nous dans un temps orienté, unidirectionnel, dans lequel, en l’occurrence, le fin mot serait un happy end.

Certes, pense-t-on trop souvent, le Fils de l’homme a été mis à mort, mais cette mort a été abolie par la suite, et pour toujours. Or ce n’est pas pour rien que les deux faits, et non le second seulement, sont célébrés chaque année dans le cadre de l’année liturgique. Car nous sommes appelés à les faire habiter ensemble dans notre remémoration, qui est aussi une ré-appropriation. Et dans ce cadre-là, il convient de ne pas oublier non plus qu’il s’agit de trois "journées", et non de deux. Car, entre le vendredi sanglant et l’éclat du dimanche, gît le deuil noir du samedi saint. 

 

Pensons alors à ces trois temps, aux trois "journées" du long voyage lié au deuil, de ce parcours qui pourrait aboutir – ou non – à se remettre d’un tel malheur.

Or dans les évangiles il y avait d'abord, avant toute chose, un bonheur. Bien avant le premier jour de cette triade. Un bonheur, même rêvé, même reconstruit dans le seul souvenir des jours heureux, des mots d’amour ou d’amitié, des combats menés ensemble, des échappées hors d’un piège, des victoires sur tel ou tel mal, tel ou tel méchant, tel ou tel démon, que sais-je encore ? Une Galilée heureuse, un pèlerinage plein d’aventures inédites, et une entrée royale, enfin, dans la Ville sainte. Et c’est là que vient la rupture, ce malheur incompréhensible et scandaleux causé par le mal, par les méchants, ce mal et ces méchants qui toujours rôdent autour de vous, vous menacent, et finalement vous atteignent.

C’est le premier jour des trois journées pascales. Et c’est comme une rupture d’alliance. Le monde vous était donné, il vous appartenait et vous lui apparteniez : amis du Nazaréen, vous étiez, avec lui, les Fils de Dieu tout autant que les Fils de l’homme, enfants du divin tout autant qu’enfants de l’humain. Vous jouissiez sans y trop penser de cette alliance avec le monde, avec la vie, avec Dieu. Et voilà que ce lien se perd, que ce fil casse, que tout est perdu. Tous vos rêves ont sombré. 

Vient alors le temps du deuil, parce qu’il n’y a plus rien d’autre à expérimenter, alors, que la mort. C’est le temps d’un parcours où l'on apprend – ou non – à se dégager de ses rêves à travers la révolte, la dépression, la régression, etc. Et tel est pour moi le sens de ce samedi saint de nos liturgies chrétiennes.

 

On retrouve aussi ce rythme dans les trois fêtes inaugurales de l’année liturgique juive, avant tout dans le choix des lectures bibliques qui les accompagnent. Roch ha-Chana, Kippour, Souccoth, avec leurs trois temps. Et peut-être sont-elles d’ailleurs la matrice spirituelle de nos liturgies chrétiennes de Pâques ?

Mais les évangiles inversent le sens du premier de ces temps, marqué dans la liturgie juive par un récit biblique qui insiste sur le refus final, par Dieu, du sacrifice du fils de son ami humain (Genèse 22) : pour les évangiles du vendredi saint, à l’inverse, les humains atteignent le Fils de Dieu de leur mal.

Ce vendredi-là est donc bien un Roch ha-Chana renversé, inversé, où les créatures humaines sacrifient le fils du dieu là où le dieu devait épargner le fils qu'ils lui offraient. Et l’on voit alors pourquoi les termes génériques liés au récit de la Genèse diffèrent, le Juif voyant cela illustré, lui, non par le « Sacrifice d’Abraham », mais par la « Ligature » (caqédâ) d’un Isaac échappant à la mort.

Dans le deuxième temps, au Yom Kippour, même si le sens de la fête est dans le pardon des péchés, cela signifie bel et bien que l'objet du mal est couvert, recouvert, comme un cadavre que l’on veille, que l'on enterre et que l'on pleure. Il a fallu pour cela que soit accepté un sacrifice, celui du fameux « bouc émissaire » du livre du Lévitique. Là est le centre de l’affaire, ce long temps d’un sacrifice sur lequel on ne peut que tenter de laisser tomber le voile de l’oubli, mais sans y parvenir. Au centre, en ce samedi, c’est le sacrifice. C'est la deuxième étape. Avant c'était l'Alliance et sa rupture possible. Après c'est la promesse d'une récolte. 

Car en effet, dans le troisième temps, enfin, les survivants, ces veilleurs, peuvent entrer dans la vie sous l’abri du Très-Haut, la soucca, l’abri, le tabernacle de la Loi de vie. C’est Souccoth, la fête des récoltes : une troisième étape, où l'on reçoit à nouveau le monde pour y vivre en harmonie, enfin libres : c’est la promesse d’une année faste.

 

Je ne peux éviter de relier ce schéma en trois temps à ce que j’ai vécu, enfant, à Paris, comme beaucoup d’autres, pendant quatre longues années de deuils et de sacrifices, entre 1940 et 1944. La Débâcle et l’Exode – l’Occupation – la Libération !

Aucun de ces trois temps n’est aboli dans ma mémoire. C’est tout autant et tout en même temps que je me remémore, et revis, chacun d’entre eux. Et chacun de ces trois-là se condense encore davantage au fur et à mesure que je vieillis, chacun prenant du poids, si bien que je souffre bien plus de la débâcle de 40 qu’il y a quelques décennies, parce que j’en mesure davantage les conséquences, à l’expérience, et qu’il en va de même de l’Occupation, ce long temps du deuil et de la macération... Longue période au cours de laquelle, en même temps, l’avant-guerre devenait dans les récits des vieux le temps béni de l’abondance et de la liberté. Car il n’y a pas de deuil sans tentation de rendre saint ce qui n’avait été, au mieux, que bon, ou même indifférent. Et c’est de la même façon que je revis l’exultation de la Libération, avec ses fêtes, ses bals, ses friandises yankees, ses rires, ses chansons, ces récits héroïques, ce jazz et ces zazous...

 

Et de la même manière, je ne peux évoquer ces trois temps sans me remémorer l’instant terrible où un coup de téléphone m’apprenait la mort subite de mon second fils, tué à seize ans par un chauffard ivre, et que j’avais quitté quelques heures auparavant, plein de vie, de rires et de projets. Beau, tendre et fort. Riche d’avenir.

Il y avait cet avant, ce juste avant où, alors même que nous venions de nous quitter pour quelques jours, sa présence m’habitait, comme celle de tous les miens, comme celles des proches qui habitent chacun d’entre nous sans que nous y prenions garde. Et il y avait cette rupture, ce temps dont on ne peut parler vraiment, parce qu’il est une sidération, vécue dans une sorte de torpeur. C’est ce mot (tardémâ, en hébreu) que les Écritures emploient lorsqu’il est question d’un moment où l’on occulte la révélation terrible, qu’elle soit faste ou néfaste. C’est un vide. Ce n’est pas en soi une rupture, une déchirure, mais l’espace vide entre les parties qui sont disjointes. Disparaît en un instant une alliance éternelle avec le monde.

Vingt-et-un ans ont passé. Il est vrai que ces moments de sidération sont devenus bien plus rares, mais ils demeurent. Des années de souffrance et de combats, mêlés aux travaux, aux combats et aux joies de l’existence, ont succédé à cette terrible journée, et si la douleur reste présente, menaçant toujours d’affleurer par vagues à l’occasion d’une image, d’une phrase, d’une musique qui, mystérieusement ou non, la font réapparaître comme un spasme, elle demeure le plus souvent enfouie, faisant place à la possibilité de vivre en fonction d’une espérance.

Vivre, ici, signifie agir, combattre, construire. Et parfois même : rire de plaisir. Ce sont les verbes de l’amour. Ils sont comme des paraboles de la libération, eux qui font entrevoir la possibilité d’un bonheur à venir, d’une libération de cette mort déjà vécue.

Ainsi, si j’entrevois peu ou prou le dimanche, et si le vendredi s’éloigne de moi, j’en reste pourtant au samedi.    

 

Je relie d’ailleurs ces trois temps, ces trois "journées" pascales, aux trois personnes de la Trinité. Car si le temps de la croix est le temps du Fils, et celui de la résurrection la manifestation de la toute-puissance du Père, le temps du samedi est celui de l’Esprit consolateur, entre malheur et bonheur, mort et résurrection : le temps du deuil qui est aussi celui de la petite fille Espérance.

 

Mais restent donc ensemble ces trois temps : la rupture, le deuil, la libération.

Et je crois qu’à la suite d’un malheur, chacun peut dire ces trois vérités : je ne me remettrai jamais de cette rupture – je souffre l’évasif et douloureux parcours supposé m’amener à me remettre de ce malheur – je me suis remis de ce malheur. J’expérimente ces trois temps dans le même temps de ma vie d’aujourd’hui. Et l’important, pour moi, c’est d’être capable de vivre les trois temps, les trois modes de vie, sans perdre un seul d’entre eux. 

 

–oOo–

 

Je ne me remettrai jamais de ce malheur.

C’est que ma chair le porte inscrit en elle. On n’oublie pas. Et le mot est faible, car il faudrait dire plutôt : on ne quitte pas. Si les morts ressuscitent, ont-ils fini pour autant d’être morts ? Autrement dit, est-ce encore pour eux une souffrance que d’avoir quitté notre histoire ? Je n’en sais rien. Mais au moins le souvenir doit leur en rester, faute de quoi ce n’est pas de leur résurrection qu’il s’agirait, mais de la naissance d’un autre qu’eux… En tout cas je sais que leur mort restera pour nous autres un malheur, serions-nous assurés de les savoir ressuscités dans ce que l’on appelle en hébreu "le monde qui vient", hâ-colam ha-bâ.

C’est, je le disais, que cela touche notre chair, ici et aujourd’hui. Un autre gros mot : la chair. Et c’est qu’on ne se remet jamais de ce qui a blessé la chair. La cicatrice reste. Tel changement dans la météo ranime la douleur passée, en cet endroit du corps qui garde la mémoire d’un temps mauvais.

Ce qu’on appelle la chair n’est rien d’autre que notre histoire, elle est faite du passé de toute l’espèce humaine depuis ses premiers temps. Depuis bien avant, sans doute. Depuis le premier "bang", s’il y en eut un qui fut le premier. Et jusque dans les tribulations de nos ascendants les plus proches. Et bien sûr jusque dans nos affects. 

La chair est faite de toute nos solidarités. Depuis les plus concrètes, comme nos liens avec l’eau ou le calcium dont notre corps, entre autres, est fait... jusqu’aux plus impalpables, comme ces impressions fugitives qui relieraient pour nous tel événement de notre passé à telle couleur du ciel. La chair est ainsi le lieu du souvenir, sous toutes ses formes. En fait elle n’oublie jamais, recouvrirait-elle la mémoire du malheur d’un voile miséricordieux. Afin que la chair, et l’histoire, et la vie continuent malgré tout.

La chair peut guérir d’une blessure, l’histoire peut guérir d’un malheur, mais on ne s’en remet pas. Car on tient à ce souvenir, on tient à cette cicatrice dont je parlais, à cette marque : mon cher malheur me tient au cœur. Sans sa présence en moi, mon passé serait mort, mon bonheur ou ma santé perdus seraient morts, mon mort serait mort-né.

Il y a là quelque chose que l’on préfèrerait tenir secret. De là vient la difficulté de répondre positivement à la question : Peut-on se remettre d’un malheur ? On aimerait, on devrait même affirmer : « Oui, bien sûr, on le peut, et même on le doit ». Mais ce serait mentir, car s’en remettre signifierait qu’il n’a rien fait de vous, ce malheur, que vous êtes resté impavide, minéral, que votre chair n’a pas été touchée, marquée, que vous n’avez donc pas d’histoire, de passé, ni d’avenir : que vous êtes mort ! Que vous n’existez pas. Mais la réalité est autre : vous ne tenez pas à vous en remettre, en un sens vous aimez, en vous, le rappel permanent que vous inflige cette cicatrice, qui reste encore douloureuse au moins selon les caprices du temps.

 

Nous sommes ici en résonance avec la liturgie du vendredi saint. Elle qui rappelle avec persévérance que c’est dans le passé de toute l’humanité que réside et se love le souvenir d’un Jour de colère et de ténèbres. Le grand malheur universel, originel, préexistant à toute notre histoire, et qui contribue à lui donner sens, et dont il ne faut en tout cas pas se remettre avant d’en avoir admis et reconnu toute la réalité... et peut-être la nécessité.

Et il s’agit alors d’aller jusqu’au bout de la douleur, d’en aligner les étapes dans la remémoration du bonheur perdu, et des circonstances de cette perte, de cette perdition. Un chemin de croix, une marche vers le Calvaire. Bien sûr, c’est à juste titre que l’on a craint le dolorisme d’un certain christianisme. Mais sans doute l’a-t-on craint trop longtemps, aujourd’hui, en faisant souvent de la joie pascale une trop légère et futile obligation.

 

Et qui parle de joie pascale ? Ce qui s’impose aujourd’hui, c’est plutôt la nécessité du bonheur, le devoir de joie... Souriez, vous êtes filmé ! Cachez ce pleur que je ne saurais voir... à moins que le spectacle organisé du malheur télévisé ne vous conforte, par contraste, dans la béate et servile acceptation du petit confort que l’on vous a consenti. On mesure le poids de cette obligation actuelle de sourire à la difficulté qu’ont les gens à se comporter simplement devant la douleur d’un autre : on ne trouve plus guère de langage commun avec lui, ou elle, car il s’agit de quelqu’un qui n’est plus dans le coup, qui a quitté pour un temps le monde commun. 

La théologie de la croix, la contemplation du crucifié : vieilles lunes ? Les messes de Bach, les Stabat Mater, le Requiem de Mozart, à la trappe ? J’en serais bien fâché. 

 

–oOo–

 

À moins que "s’en remettre" ne prenne un sens duratif et ne signifie plutôt entrer dans ce qu’on appelle trop facilement le travail du deuil. Ce qui signifie le chemin spirituel à prendre pour transformer sa vie. On pourrait dire cela ainsi : "Vouloir, savoir et pouvoir faire de son malheur un outil pour reconstruire"...

Or en un premier temps, il faut effectivement le vouloir. Dans l’aire du deuil, il y a des pulsions qui combattent ce bon vouloir parce qu’elles contribuent à installer durablement la mort dans l’être lui-même qui souffre. La mort, intériorisée, qui paradoxalement détruit la victime et redouble son malheur, avec sa séquelle de haine, de peur, de remord et de violence.

Tel est l’esprit de vengeance, par exemple. Il est difficile, dans les moments les plus durs du deuil, de le distinguer du besoin de justice. Il est devenu "évident", aujourd’hui, dans une société de plus en plus judiciarisée, qu’une victime ne trouvera une certaine paix que lorsque la justice aura rendu son arrêt. Parce que la vérité aura été dite, les faits objectivement établis et les responsabilités définies. Cela n’est pas niable mais comporte la possibilité d’un effet pervers. Ainsi dans le cas où la sentence rendue par la Cour, donc venue de l’extérieur de soi-même, remplace l’effort de purification intérieure au lieu de l’aider. Ce n’est pas dans un autre monde que celui-ci que cela est vrai : l’abandon de la haine, en soi-même, procure la paix. C’est le sens le plus pragmatique que l’on puisse donner au pardon des ennemis recommandé par le Christ.

 

Car voilà le savoir qui peut libérer et purifier : le pardon est la condition, la loi physique de la vie. Il s’agit d’une vérité dure à entendre et à accepter. Plus encore : invérifiable au sens scientifique du terme. Mais c’est pourtant une vérité liée à l’expérience multi-millénaire de l’humanité : à terme, sans ce pardon la vie s’arrêterait sur la terre humaine, parce que cette terre est pleine de violence, de malheur et d’injustice, et qu’elle n’est pas apte à supporter tout cela, qu’elle est toujours prête à s’effondrer sous le poids conjugué de toutes les agressions qu’elle et les siens subissent sans cesse. Cela n’est pas le slogan de quelque faction écologiste, mais l’enseignement des Prophètes. Sans la sagesse du pardon, la vie s’arrêterait, détruite par la violence de l’hubris humaine. Par ce comportement habituel d’une espèce qui toujours met ses pulsions au centre des choses, des vies et des rythmes de la création. 

Aussi, pour qui souffre une perte, quelle qu’elle soit, il n’y a pas de deuil véritablement accompli sans purification de ces pulsions qui toutes, d’une manière ou d’une autre, poussent la victime à se mettre au centre du drame, souvent au mépris de la simple objectivité.

Qui, en effet, dans telles circonstances dramatiques, n’a pas pensé ou dit : je suis responsable de ce qui est arrivé – je suis comptable de la rétribution à imposer au coupable – je suis désormais incapable de réparer mes erreurs passées vis-à-vis du disparu, endetté sans rémission vis-à-vis de lui ou d’elle... ?

C’est ainsi que l’on habite le mal. Et c’est ainsi que le premier des pardons à faire régner est celui qui vous touche vous-même. « Délivre-nous du mal », dit la prière chrétienne. Car coupables ou victimes, le mal nous tient prisonniers. « Délivre-nous, dit la prière, tiens-nous hors du pouvoir du mal, car nous sommes en plein dedans, souviens-toi Seigneur, jusqu’au cou ! Souviens-toi de nous, Seigneur, aie pitié de nous ! »

 

Or cette prière-là ne peut être dite, et par suite être suivie d’effet, lorsque la révolte prime. Voilà encore une façon, assez radicale, de se mettre au centre de toute l’histoire : « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour que cela me soit arrivé ? » Moi et Dieu. Dieu et Moi. Or cette question, qui rappelle la juste dénégation de Job, refusant de se reconnaître coupable de quoi que ce soit qui pourrait expliquer son malheur, appelle au fond une réponse semblable à celle que Dieu, finalement, lui donne : qui es-tu pour te mettre ainsi au centre de l’univers ?

Mais cette réponse est difficile à recevoir depuis que l’Occident auquel nous appartenons a, précisément, mis l’Homme au centre de toute chose. Un Occident qui a d’ailleurs bientôt répandu sa semence sur toute la terre. Aussi est-elle difficile à tenir, cette réponse, lorsque, dépassant mon cas personnel, je pose autrement ma question : « Qu’est-ce qu’il a fait au Bon Dieu pour subir pareille horreur, cet enfant sans défense, ce village misérable, ce peuple désarmé... ? » L’être humain peut-il, l’espèce humaine peut-elle, se remettre de tant de malheurs accumulés ? Où est Dieu ?

Ici, ce n’est plus seulement l’un de ces gros mots que je vais dire, mais une radicale grossièreté : il convient alors de pardonner aussi à Dieu...

Que voulez-vous, nous avons besoin de lui. C’est du moins mon cas. Et je me dis que ce Dieu dont nous parlons n’est sans doute pas autre que l’image que nous nous faisons de lui. Nous-mêmes, mais retournés en seigneurs tout-puissants. Or c’est au vrai Dieu que je me fie, cet Inconnu majuscule. Et je crois qu’il convient d’aimer l’Inconnu, et de le révérer, et de l’attendre avec espoir, puisque de toute façon c’est vers lui que nous allons, lui qui ne nous donne de lui, au bout du compte, que cette icône : un homme sur une croix.

Pardonner, alors, envers et contre tout, parce que l’essentiel, qui surpasse tout, c’est de se libérer, de se purifier de la colère. 

 

Vouloir s’en tirer, donc, et en savoir le secret. Certes, mais pouvoir y parvenir ? Voilà qui nous emmènerait plus loin que cette journée du Samedi Saint, plus loin que ce dur temps du deuil.

 

–oOo–

 

Je le disais, le dimanche de Pâques n’annule ni le vendredi ni le samedi saints. Ce qui me frappe dans ce dimanche, où il advient que des événements impossibles aient le pouvoir d’avoir lieu tout de même, c’est que l’objet même du malheur ait été renvoyé, non vers le passé, mais vers l’avenir. Le mort a disparu. Le crime a perdu sa victime. Le malheur est d’hier.

Dans le récit de Matthieu (28,1-8), deux femmes, ayant découvert que le tombeau est vide, vont avertir les disciples du mort. Alors imaginez-les, ces disciples-là, là-bas, serrés les uns contre les autres, tournés chacun vers le centre du groupe afin de mieux prier, de mieux pleurer, de mieux se lamenter sur leur conduite infâme de lâcheurs et de traîtres, ou sur leur malheur d'orphelins de maître, ou au mieux sur les souffrances injustes et cruelles de cet innocent qu'ils aimaient. « Arrêtez ! leur disent en arrivant les deux femmes essoufflées, pas de temps à perdre, vite, debout, en route, remuez-vous, il n'est plus dans le trou, il n'est plus dans la fosse, on l'a réveillé, il s’est relevé, il est parti devant, il faut le rattraper ! Il faut courir en Galilée ! » (c’est moi qui interprète...)

 

Or voyez-vous, il n’était pas rattrapable... Là est l’important.

C’est ce qui fait que l’on a tendance à en abandonner l’idée, à en négliger l’effort nécessaire. Un grand malheur n’a pas toujours pour conséquence l’achèvement du deuil qui seul aurait le pouvoir de le transmuer, non bien sûr en bonheur, mais au moins en une paix constructive. Certains y parviennent pourtant, et c’est, je pense, grâce à cet espoir – qu’ils ont su entretenir – que l’on peut marcher vers un avenir positif, vers une vie pleine, même si on ne rattrapera jamais tout cela, en tout cas en ce monde-ci.

 

Cet espoir tenace – ou devrais-je dire cette obstination ? – est pourtant ce qui permet à l’espèce humaine de perdurer, voire d’avancer, malgré toutes les causes d’abandon qui la frappent, à commencer par l’absence objective d’un sens à tout cela, d’un sens dont on puisse prouver l’existence et la validité.

Lorsqu’au soir de la mort de son unique frère, mon fils aîné, perdu de désespoir, m’a demandé : « Qu’est-ce que nous allons faire, maintenant ? », ce qui signifiait « comment allons-nous encore pouvoir vivre ? », je n’ai eu sur le moment que cette réponse, dont j’ai eu longtemps honte, tant sa teneur spirituelle me paraissait si faible : « Nous ferons comme nos ancêtres ont toujours fait, pendant des siècles, eux qui ont connu les premiers toutes les invasions, toutes les destructions venues de l’Est ; c’étaient de pauvres paysans illettrés, et pourtant ils ont toujours tout recommencé, tout rebâti, tout replanté. Parce qu’ils n’ont jamais accepté d’être détruits eux-mêmes. »

 

Je pense aujourd’hui que cette réponse en valait bien d’autres. Car des trois "journées" dont je parlais, le dimanche est pour moi, bel et bien, celle où l’on refuse passionnément, pour soi-même et pour le monde, la destruction.

C’est le temps où vous êtes enfin capable de renvoyer votre défunt vers son avenir à lui, le libérant de vous par amour. C’est le temps où votre santé perdue, votre corps détruit peuvent pourtant faire place à une image nouvelle et constructive de vous-même. Le temps où vous allez oublier un peu de votre moi pour vous tourner vers le monde et son insondable splendeur, et son insupportable violence, et son inébranlable espérance.  

Car il n’y a pas, à la vie, d’autre sens, ou pas d’autre absurde que ce qui se passe, et ce qu’on en fait, allant de toute façon vers l’avenir. Un avenir que l’on peut bâtir ou détruire, au choix. Pour lequel on peut se relever, ou devant lequel on peut au contraire se coucher.

 

C’est pourquoi le seul message utile que la foi chrétienne puisse nous communiquer est celui-ci : « Il s’est relevé, il s’est vraiment relevé ! » 

 

 

 

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