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C’est un nouveau feuilleton commencé le lundi 17 janvier
2022.
D.R.
Le lundi du pasteur
Roman policier
–oOo–
1
Noémi
Ce mardi-là, à dix heures du matin, le temple était plein. C’est
toujours comme ça pour les services funèbres. Le dimanche, on ne voit au culte
qu’une trentaine de personnes, mais lorsqu’il s’agit du décès de l’un de nos
concitoyens, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, sympathique ou
désagréable, chacun se pense tenu de venir lui rendre un dernier hommage. Comme
on dit. Quand le mort est protestant, ça se passe au temple, il est assez vaste
pour ça. À moi alors de tenir mon rôle. Je suis le pasteur.
Dans notre terroir du Poitou rural, beaucoup de gens se disent
protestants. Les dames portent souvent une croix huguenote. La plupart n’ont
pas mis les pieds dans un temple, le dimanche, depuis deux ou trois générations
mais ça n’y fait rien. Ils se voient de ceux qui ont tenu tête au roi Louis,
celui qui se prenait pour le soleil. Ceci posé, leur protestantisme s’arrête
là. Quant à leur foi chrétienne, n’y pensons pas.
Ce jour-là, on enterrait Marcel Bouldoire, un pilier du temple.
Agriculteur retraité, ancien président du Conseil presbytéral de notre
communauté, ancien conseiller municipal, mort quelques jours auparavant à
quatre-vingt douze ans. Un homme de bien. Ça existe.
Le dimanche précédent, dans l’après midi, j’avais préparé la cérémonie
au domicile de la famille. La veuve, Fernande, n’était plus depuis longtemps
tout à fait à même de participer mais les deux fils étaient venus, l’un de la
Rochelle, l’autre de Poitiers, avec leur femme et leurs enfants adultes. Tous
ensemble, après avoir prié, nous avions choisi les textes bibliques, défini
l’ordre des lectures et des interventions, le tout avec ce sérieux attentif
typique de nos parpaillots.
Un service funèbre, ça prend du temps. Ne serait-ce que pour les
déplacements des gens pour entrer comme pour sortir du temple, d’autant que
ceux qui n’ont pas pu entrer faute de place sont massés devant la porte grand
ouverte. Par chance, ou grâce à Dieu si vous préférez, il ne faisait pas froid
en ce matin de mars.
Bref, après la mise en terre dans un cimetière lui aussi bien peuplé
d’une foule attentive, après les derniers mots de consolation adressés à la
famille, je ne suis rentré au presbytère que vers midi et demie, un peu saoul
de paroles, de visages et de poignées de
main.
Je vis seul. Élisabeth, mon épouse, est morte depuis plus de dix ans,
et mes enfants, ma fille Abi – pour Abigaïl – et mon fils Lucas font leurs
études à Paris.
J’étais pressé de prendre un petit temps de répit, installé dans mon
fauteuil, de m’allumer une pipe et de feuilleter le journal avant de me faire
chauffer quelque chose. Mais je suis tout de même passé au bureau qui jouxte le
temple pour y signer le registre des services funèbres. Le presbytère est situé
à vingt mètres à peine.
En sortant, je me rends compte que la porte de la sacristie est
ouverte. Sur le moment, je ne pense pas à la bizarrerie de la chose : je
n’avais pas eu besoin de m’y rendre ce matin-là puisque j’avais tout préparé le
dimanche soir…
Il faut dire que, comme c’est le cas pour presque tous mes collègues
pasteurs, le lundi est mon jour de congé.
Donc, je longe le temple, j’entre dans la sacristie, une grande pièce
très claire meublée de tables, de chaises et de diverses étagères, et je
m’arrête, surpris, en apercevant dans un coin, sur le sol dallé, un gros tas de
quelque chose recouvert d’un tissu noir. Je m’avance un peu et je vois dépasser
le bout d’un pied. Un pied nu. Le tout immobile.
Je l’avoue, j’ai été tenté de me sauver, de fuir ce que j’avais compris
qu’il y avait sous ce tissu noir. Mais ce qui m’a arrêté, c’est le besoin de
savoir. Une sorte de curiosité instinctive : ce que j’ai vu, c’est le pied
de qui ?
Je vais jusqu’au tas, recouvert de ce tissu que je reconnais
presqu’aussitôt, la robe pastorale accrochée là à une patère depuis que je ne
la porte plus pour prêcher. La bonne vieille robe noire effrangée au bas, qui a
servi à des générations de prêcheurs. Un filet de sang – quoi d’autre ? –
dépasse de dessous.
On n’est pas pasteur depuis des années sans avoir vu un mort. Ça fait
partie du boulot. Je n’ai qu’à soulever la robe pour découvrir le corps,
pourquoi ai-je hésité ? C’est le pied d’une jeune fille. Manifestement. Et
je reconnais le vernis à ongle. Toujours mauve et toujours écaillé.
Et là j’ai un malaise, je tombe à genou. La petite Noémi.
Sans me relever, je tire la robe à moi, je ne regarde rien d’autre, je
la roule avec une sorte de tendresse et je la serre contre ma poitrine. Noémi…
Plus tard, je comprendrai qu’à ce moment-là je suis à l’ouest.
Puis je la jette, la robe, derrière moi et je regarde le corps. Le
corps d’une fille violée et étranglée. Ça saute aux yeux. Ce n’est plus Noémi,
c’est une chose molle et effondrée, comme une poupée de son, avec une bouche
ouverte et des yeux qui ne regardent pas. Elle est morte. C’est ce que je me
dis, comme pour m’en assurer.
Quelqu’un entre dans la pièce et s’arrête. Je me relève. C’est
Christine, la mère de Noémi. Elle voit et se met à crier, elle me regarde en
hurlant, le bras tremblant tendu, l’index pointé vers moi. Puis elle se met en
branle, elle court me rejoindre, les ongles en avant, et je n’ai que le temps de
lui saisir les bras avant d’avoir le visage déchiré.
Elle se débat, tente de se libérer, toujours hurlant, un cri strident.
Les yeux fous, elle se bat de toutes ses forces, elle se tord les bras pour que
je les lâche, au point que je dois les lui lever pour la maintenir contre moi.
Elle croit sans doute m’empêcher de faire du mal à sa fille…
Dans la rue, on a entendu ce raffut car deux personnes, le facteur et
Kévin Nolleau, le fils des voisins, arrivent en courant. Ils s’arrêtent,
horrifiés, puis Kévin se précipite pour m’arracher Christine pendant que le
facteur recouvre le corps en hoquetant. Alors Christine s’effondre en
sanglotant.
Mon amie Léa, la buraliste, entre dans la pièce au moment où le jeune
appelle les gendarmes. Il halète en criant : « C’est le pasteur, il a
violé une fille, il l’a tuée, c’est dans la sacristie, oui, au
temple ! »
–oOo–
2
Premier interrogatoire
Un quart d’heure plus tard, trois gendarmes étaient là, venus du
chef-lieu de la Communauté de communes. Ils recouvraient le corps d’une
couverture de survie, viraient tout le monde sauf moi, établissaient une zone
de crime inviolable et me mettaient les menottes.
Il y avait là un adjudant et deux pandores dont une jeune femme
d’origine maghrébine qui je connaissais, Nour, mon adversaire favorite au club
de go de la ville voisine. Elle était gradée, peut-être sergente, et se
conduisait avec moi sèchement, sans paraître m’avoir reconnu. Service service.
Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce n’était pas elle qui
s’occupait de Christine, mais un jeunot, un rouquin à peau rose et taches de
son. Il semblait plein de sollicitude. Il avait sorti une chaise pour elle,
l’avait entourée elle aussi d’une couverture de survie et il lui expliquait à
mi-voix qu’il lui fallait prendre sur elle en attendant l’arrivée du service
d’aide aux personnes.
Elle ne réagissait plus, plongée dans une sorte de catalepsie – je n’y
connais rien en ce domaine. Elle ne semblait plus penser à moi ni d’ailleurs à
rien d’autre, qu’il s’agisse de personnes ou de quoi que ce soit. Elle
gémissait doucement ou regardait vaguement le gendarme en lui répétant
« Où est ma fille ? »
Nour m’avait laissé debout, appuyé au mur car je tremblais et menaçais
de m’écrouler. De ses doigts gantés de vinyle bleu, elle plaçait ma sacoche
puis la robe pastorale dans deux sacs en plastique, sans doute antipollution.
Je me suis dit qu’il s’agissait de préserver les traces de mon ADN.
Tous ses gestes étaient emprunts de cette élégance qui m’avait fait la
remarquer. Aujourd’hui, je me souviens de cela avec surprise et je m’interroge
sur cette surprenante exception à mon état de stupeur, total par ailleurs.
Je suppose en effet que, dans la salle comme alentour, il devait y
avoir beaucoup de bruit, mais je ne m’en souviens pas. J’étais sonné. Je ne
pensais même pas à Noémi. Tout me semblait stagner ou se mouvoir dans une sorte
de lenteur fantomatique.
Puis les militaires spécialisés dans la recherche criminelle sont
arrivés. Il y avait là un commandant en civil du nom de Léger, un médecin
légiste et deux techniciens.
Je n’ai pas pu détailler le commandant à ce moment-là, il avait quitté
les lieux à peine arrivé, mais une fois assis en face de lui à la gendarmerie,
je l’ai regardé avec intérêt, et aussi quelque peu d’inquiétude. Il devait
avoir une petite cinquantaine d’années, il était grand et athlétique, et
regardait les gens – moi, en l’occurrence – d’un air à la fois affable et
rigoureux.
On m’avait enlevé les menottes, mené aux toilettes et donné un
sandwiche et une bouteille d’eau. J’ai mangé machinalement. Je n’avais pour
ainsi dire pas prononcé un mot. Toujours sonné.
Il devait être dans les quinze heures. J’avais plus ou moins retrouvé
ma lucidité et cela n’avait pas arrangé mon moral. J’avais en permanence devant
moi cette vision, le corps souillé et démantibulé de la petite Noémi. Et cette
saleté de robe pastorale… Ça n’allait pas plus loin, je n’étais pas capable d’y
réfléchir, j’étais juste en pleine horreur.
Je l’aimais, cette petite, je la connaissais depuis l’enfance. L’école
biblique, le catéchisme, elle devait faire sa première communion dans quelques
semaines, sa mère et moi étions amis… Et maintenant ça !
Après avoir constaté mon état-civil, le commandant a mis en place le
dispositif de l’interrogatoire. Micro, caméra, déclaration initiale. Puis il a
débité mon état-civil : Duthilleul Albert, Simon, René, né le 2 juillet
1976 aux Lilas, Seine-Saint-Denis. Veuf, deux enfants adultes. Profession pasteur,
résidant à Pannay, Deux-Sèvres.
Là-dessus, il me dit qu’au vu des premières constatations, et dans
l’attente du résultat des investigations techniques, je suis soupçonné de viol
et de meurtre sur mineur en la personne de Retailleau Noémi, quinze ans.
Il me demande de lui raconter en détail ma matinée, ce que je fais. Il
s’intéresse. Il m’interrompt de temps en temps pour obtenir une précision. Je
me demande d’ailleurs quel en est le but. Il veut savoir par exemple ce qu’il y
avait dans ma sacoche quand je suis revenu du cimetière. Il pense à quoi ?
Que j’avais pu y mettre des préservatifs dans l’idée de violer la
petite ?
Je découvre que ce genre d’exercice est un sport, on essaie de jouer le
jeu tout en tachant de deviner où le partenaire veut en venir. En même temps,
on fait en sorte de ne pas lui donner l’impression qu’on se méfie. Il pourrait
en déduire que l’on a quelque chose à cacher.
Je n’ai rien à cacher, je lui raconte tout sans rien oublier, sauf
quelque détail qu’il me demande de préciser. Des choses à mon avis sans
intérêt. N’empêche… on finit par se sentir un peu dans la peau d’un coupable.
Alors on se méfie, et ça, il le sent.
Il change de sujet. Il me demande en quoi ça consiste d’être pasteur.
En pratique, précise-t-il, mes opinions religieuses n’intéressent pas
l’enquête. Et quand j’en arrive au catéchisme, il m’arrête :
– Attendez. La victime a-t-elle participé à cet enseignement ?
– Eh bien oui, elle y participe depuis l’année dernière, cela dure au
moins deux ans et ça se termine en général vers quinze ans. Elle devait en
avoir fini à Pentecôte prochain. Elle déciderait alors de confirmer ou non les
vœux de son baptême et de communier pour la première fois. Si c’était oui, elle
devenait alors membre de l’Église.
– D’accord. Ce qui signifie que vous la voyiez toutes les semaines,
chaque mercredi ? Oui ?
Et là, pour la première fois, il se détend, appuie son dos contre le
dossier de son fauteuil et sourit. Il ne me dit qu’un seul mot :
« Seule ? »
Là, malgré mon trouble, je souris moi aussi. Gros malin, va ! Et
je dis que non, jamais seule, toujours en groupe, qu’ils sont neuf, cette
année, quatre garçons, cinq filles… Il me demande de lui donner les noms, ce
que je fais.
Là-dessus, il réfléchit un moment tout en me regardant, puis il me dit
tranquillement que, pour lui, je suis le suspect numéro un. J’ai tout contre
moi, du moins tant qu’on n’a pas les résultats des investigations
scientifiques. On m’a trouvé à genoux devant le corps dénudé, me rappelle-t-il.
Je ne réponds pas. À quoi bon ? Il lève provisoirement la séance
et m’envoie dans le couloir sous la garde d’un gendarme. Là, je repense à
Christine pour la première fois.
–oOo–
3
Garde à vue
À la suite de ce premier interrogatoire, je passe une demi-heure assis dans
un couloir de la gendarmerie, puis on me rappelle. Le commandant Léger me fait
signe de m’asseoir. Je vois à sa figure qu’il est content de lui et cela ne me
rassure pas.
« Que faisiez-vous hier
lundi, toute la journée ? Dites-le moi de façon détaillée », me
dit-il. Je ne vois pas où il veut en venir mais je sens à son attitude qu’il y
a un pépin en prévision pour moi…
– Hier… Je n’ai pas grand-chose à en dire. Vous ignorez sans doute que
le lundi est le jour de repos hebdomadaire des pasteurs ? Voilà. Eh bien,
je suis resté toute la journée chez moi, au presbytère, je ne crois même pas
être allé jusqu’au temple, au bureau ou à la sacristie. J’étais fatigué, j’ai
dormi tard le matin, un peu aussi après déjeuner. J’avais de quoi me faire à
manger. J’ai lu, et j’ai commencé à penser un peu à ma prédication de dimanche
prochain.
– Vous pouvez prouver ça d’une manière ou d’une autre ? Même
partiellement ?
– Non. Je crois que je n’ai reçu aucun message d’aucune sorte. Les gens
respectent mon jour de repos. Mes enfants ne m’ont pas appelé non plus. Et moi,
je n’ai appelé personne. J’avais envie d’être tranquille.
Le commandant sourit. Il murmure pour lui-même quelque chose comme
« On vérifiera tout ça », puis il me regarde et me dit
tranquillement : « Eh bien voilà, vous êtes en garde à vue à partir
de ce jour à dix-sept heures. Et il ajoute : « Vous pouvez appeler un
avocat. »
Bien sûr, je n’ai jamais eu besoin d’un avocat, je n’en connais aucun,
sauf peut-être de loin. Je le lui dis. « Dans ce cas, on va vous en
fournir un. En attendant, vous allez être mis en cellule. » Bon,
j’aimerais quand même en savoir un peu plus, je l’arrête au moment où il quitte
sa chaise :
– Je peux quand même savoir quel est le motif de cette garde à
vue ?
– Tout à fait, c’est celui que je vous signifiais tout à l’heure.
Suspicion de viol et de meurtre sur mineur. Les choses se sont précisées, nous
savons maintenant que la jeune fille est morte hier et que vous n’avez aucun
alibi.
Au fond je m’y attendais, je ne suis pas idiot. De quelque côté que je
me tourne, je dois reconnaître que je suis le suspect idéal. Et le seul à ce
jour.
Le seul ? Ça, ça commence à me faire gamberger. Si ce n’est pas
moi, qui d’autre ? Je passe en revue les éléments dont je dispose, mais je
ne me sens pas bien, dans ce rôle : au lieu de penser à moi, qui suis
encore intact, je devrais plutôt penser à Christine et à Blaise, son mari.
Alors je prie pour eux. Enfin.
Au bout de deux heures, une dame entre dans ma cellule. C’est
l’avocate. Me Corinne Le Meur. La quarantaine fière et décidée. Une belle femme
mince, très blonde du genre walkyrie et d’une élégance très executive woman. Elle n’est au courant
de rien et il faut que je lui raconte tout en détail. Elle m’écoute sans dire
un mot, toute à son notebook sur
lequel elle tapote avec virtuosité.
Lorsque j’ai terminé, elle me dévisage de l’air atterré du petit
chaperon rouge qui rencontre le grand méchant loup. Je suis tombé sur une
militante de la cause des femmes, manifestement. J’en rirais, en d’autres circonstances,
tellement tout cela est ridicule. Aucune femme ne m’a accusé, ni maintenant ni
jamais. Aucune n’a eu lieu de le faire. Surtout pas ma pauvre petite
Noémi !
Mais bon, elle se reprend et me dit d’un ton très pro que je suis dans
de sales draps, que l’accusation se tient, qu’elle ne voit pas ce qu’elle
pourrait faire là contre... J’en conviens et cela lui fait subitement penser à
quelque chose : « Vous êtes coupable ? » me demande-t-elle.
Je la regarde pendant un bon moment avant de lui répondre. Je sais
qu’elle ne me croira pas, qu’au mieux elle se forcera de faire comme si elle me
croyait. J’ai un peu pitié d’elle, elle se trouve face à une affaire qui va
faire parler, et elle ne voit pas comment elle pourrait s’en tirer devant un
tribunal. La presse voudra la crucifier, comme ils disent.
Je lui réponds ceci : « Je ne l’ai pas tuée. Ni violée. Tout
ce que je viens de vous dire est la vérité. Croyez-le ou non, c’est
ainsi. Je comprendrais que vous laissiez tomber.»
Elle me jette alors ces mots : « Je ne vais pas vous lâcher,
ce n’est pas le genre de la maison. » Et elle ajoute : « Mais
croyez bien que je ne suis pas près de croire facilement un ecclésiastique
accusé d’un crime sexuel. On sait ce qu’il en est ! Alors ça veut
dire que nous aurons à parler, tous les deux, jusqu’à ce que vous me disiez la
vérité vraie. Sachez-le. »
Là-dessus, le commandant fait son apparition. Il découvre Me Le Meur et
n’a pas l’air de le regretter. On voit qu’elle lui plaît. Il se fait donc très
gentleman en la priant de le suivre jusqu’à la salle d’interrogatoire –
« Je vous précède, Maître, pardonnez-moi. Etc. »
L’audition n’apporte évidemment rien de nouveau pour moi. Toutefois, le
fait qu’aucune trace de mon passage n’existe sur le corps de Noémi, quel que
soit le domaine, semble amoindrir les certitudes du commandant et laisse mon
avocate un peu rêveuse.
Pas une marque, pas un fluide, pas une trace d’ADN, si ce n’est la
possibilité d’en reconnaître une sur un endroit de la robe pastorale. Rien ne
me rattache au viol et au meurtre. D’ailleurs, pour la robe, j’ai dit moi-même
dès le début l’avoir tirée à moi lorsque j’ai découvert le corps, il serait
donc naturel que cette trace éventuelle me concerne.
Je sens alors que ma garde à vue devient très problématique. On n’a
plus rien contre moi, si bien que mon absence d’alibi n’apporte rien à
l’accusation. Me Le Meur, ma belle avocate, se fait donc un point d’honneur à
exiger ma remise en liberté et une déclaration du commandant me dédouanant de
toute mise en cause… à ce jour.
Ce qu’il fait lors d’une conférence de presse impromptue. À laquelle je
me garde bien d’assister. Il est alors dix-neuf heures, et une Nour un peu
gênée m’a d’ailleurs fait sortir de la gendarmerie par derrière, les
journalistes étant occupés à écouter l’officier.
Qu’à cela ne tienne, je les retrouverai très vite devant le presbytère…
–oOo–
4
Rencontre avec la presse
Je sors de la gendarmerie et c’est Josette Colombier, la présidente du
Conseil presbytéral, qui me ramène chez moi. Dans sa voiture, elle ne fait
aucun commentaire, c’est une taiseuse. Dans les soixante-dix ans, elle gère
encore une grosse ferme avec son mari, Roger, un de mes rares amis personnels.
Elle sait bien, la Josette, que tout s’éclairera bientôt. Je ne doute pas
qu’elle ait déjà convoqué un conseil extraordinaire à ce sujet.
J’ai donc tout loisir de consulter mes appels sur le portable. Il y en
a beaucoup. À ma stupéfaction, la presse régionale parle déjà du meurtre de
Noémi et me cite sans toutefois se mouiller. Ce qui fait que nombre de
connaissances ou de collègues m’ont appelé. Rien ne presse, je n’ai pas
grand-chose à leur répondre.
Mais ce qui me bouleverse, c’est l’inquiétude de mes enfants. Un de
leurs copains de lycée les a prévenus et ils cherchent à me joindre depuis des
heures. Il tient l’information de Kévin, qui m’enfonce. Pensant à ce qu’il a dû
raconter, je comprends leur émoi, ils me voient déjà accusé de viol suivi de
meurtre… et apparemment coupable !
Du coup je me demande quelle est la cause de cet empressement de Kévin
à m’accuser… Et plus j’y réfléchis, plus je comprends qu’il a tout contre lui,
lui aussi : il habite à côté du temple, il a donc pu surprendre le passage
de la gamine ; il ne fait pas partie, le pauvre, des gars que les filles
remarquent ; il n’est jamais invité aux soirées en boîte ; il se
comporte toujours dans la vie avec gaucherie, une sorte de rictus amer figé sur
le visage…
Supposons, je me dis, qu’il ait vu Noémi passer dans la cour du temple
en direction de la sacristie – mais qu’allait-elle y faire un lundi, je me le
demande. Il pouvait la voir depuis la fenêtre de sa chambre, il pouvait courir
la rejoindre pour lui demander de devenir sa copine, puis essayer de
l’embrasser et, sur son refus, aller plus loin, trop loin… C’est possible. Une
histoire de maladroit, de lourdaud qui ne sait pas s’y prendre.
Elle était jolie, Noémi, fraîche et appétissante, il faut dire. À
quinze ans, elle était déjà femme. Une petite rouquine vive et rieuse. Et ce
pauvre Kévin… Ça se tient, comme histoire, je trouve. Mais je suppose que les
flics vont y penser, et si c’est lui, il craquera tout de suite, le pauvre
gars. Mais là, je me raconte un roman.
Tout à ces réflexions, j’en oublie de répondre à mes enfants,
d’ailleurs il est trop tard, nous arrivons. Nous approchons du temple mais il
est impossible de parvenir jusqu’à lui. Effarés, nous trouvons la rue bouchée
et apercevons de loin la cour, changée en une sorte de barnum.
Toute la presse semble s’être donné le mot. Camions à antennes paraboliques,
SUV ou breaks couverts de logos célèbres. Il fait nuit mais on y voit comme
dans une rue de Niort un soir de Noël. On y entend un brouhaha de
conversations, d’appels et même de rires. Apparemment, ils n’étaient pas tous à
la conférence de presse, ils s’étaient répartis les tâches. Il est vrai que ce
sont des pros, bien plus au fait des habitudes que moi devant ce genre
d’affaire.
Josette me regarde et me dit, l’air sardonique : « Là, je ne
peux rien pour toi, il va te falloir affronter les fauves ! Je vais
t’abandonner lâchement. Courage ! » Elle est comme ça, mais le ton me
dit qu’elle m’aime bien.
Je sors de sa Captur, claque la portière et la regarde partir en marche
arrière. Pour la première fois depuis ce matin, j’ai la trouille. Je vais me
faire dévorer, c’est sûr.
Mais j’oublie qu’aucun des journalistes ne me connaît et que rien ne
leur dit que je ne suis pas l’un d’entre eux quand je traverse lentement leur
meute. Je me dis qu’arrivé près de la porte du presbytère, je n’aurai plus qu’à
foncer pour entrer, je ne ferme jamais à clé.
Mais au moment où je monte les trois marches qui mènent à cette porte,
un cri retentit, « C’est lui ! », vite recouvert par une bonne
vingtaine de voix excitées. Et là, je suis pris, je n’ai pas le temps d’ouvrir,
je suis déjà arrêté, le bras bien tenu par une jeune femme à l’aspect à vrai
dire agréable mais à la poigne ferme et au regard déterminé.
Alors je me dis que quand il faut y aller, il faut y aller, et je me
retourne vers la petite foule des journalistes. Le résultat est que je n’y vois
plus rien, aveuglé par les lampes et les flashes. Alors je me tais. D’autant
que parler serait inutile, ils ne m’entendraient pas, ils vocifèrent, tous en
même temps. Leurs questions, sous différentes expressions, se résument à
ceci : « Vous êtes mis en cause ? »
Je ne crois pas qu’ils puissent entendre cette réponse :
« Pas à ma connaissance, vous pouvez donc me laisser rentrer
tranquillement chez moi. » Qu’ils entendent ou non n’empêche rien,
ils continuent à hurler des questions qui s’affinent et se diversifient, et qui
reprennent dans le désordre tous les moments et tous les aspects de l’affaire.
Alors je prends le parti d’en rire, comme aurait dit Pierre Dac. Je
lève solennellement la main et tout ce bruit s’arrête. Je me dis que j’aurais
dû y penser plus tôt. Puis je regarde l’un d’entre eux, puis un ou une autre,
et ainsi de suite, comme j’ai l’habitude de le faire lorsque je prêche, et je
dis : « Mes amis, vous avez devant vous l’innocent idéal, ce que je
savais dès le début mais que la maréchaussée vient de découvrir… »
La jeune journaliste qui me tient le bras est stupéfaite, elle me lâche
pour mieux me regarder. J’en profite pour la repousser, me retourner, ouvrir la
porte et la franchir, puis, à peine entré, mettre le verrou. Le tout en un
battement d’aile de papillon. Je suis dans un tel état de gaîté que je pense
aussitôt à la catastrophe que ce battement d’aile va sûrement causer dans
l’Océan Pacifique.
Sur le moment, je fais Ouf ! Je souris des cris des journalistes.
Puis, au fur et à mesure qu’ils faiblissent, je reprends mon sérieux. Ou
plutôt, le sérieux de la situation me tombe à nouveau dessus. Tout à mon
plaisir de faire le malin, j’avais oublié Noémi…
Et là, je m’effondre, toute la fatigue de cette journée m’écrase, tout
ce drame me revient et cela me plie de douleur, j’ai peine à respirer. Cela
dure longtemps, jusqu’à ce que tout soit redevenu silence dans la cour et dans
la rue, la presse volatilisée dans la nuit. Ce calme libère le nœud de mon
angoisse et je me mets à gémir comme un enfant. Alors je me jette sur le canapé
du salon en sanglotant.
Une fois calmé, j’appelle mes enfants.
–oOo–
5
Deux appels
Le mercredi matin, j’ai à peine terminé mon petit-déjeuner que mon
téléphone sonne. Évidemment, je l’ai laissé dans la chambre et j’arrive trop
tard, je rate l’appel, mais cela me permet de voir qu’il provient de mon amie
Léa. Je me souviens alors qu’elle était présente la veille dans la sacristie
lors de mon interpellation.
Je me demande bien ce qu’elle faisait là, d’ailleurs, elle n’a aucun
lien avec notre Église, ni même avec la religion en général. Il existe pourtant
chez elle, qui s’appelle Lévi de son nom de jeune fille et Blumenfeld de son
nom d’épouse, un souvenir de famille qui fait le lien avec le temple. Une
histoire qui remonte à l’Occupation nazie. Il faut dire que dans ce coin du
Poitou protestant, mes lointains prédécesseurs et leurs paroissiens ont sauvé
pas mal de juifs en les cachant ou en leur faisant passer la ligne de
démarcation.
Je la rappelle. Ce qu’il y a, c’est qu’elle se faisait du souci pour
moi. Elle avait appris, bien sûr, que j’étais mis hors de cause, mais elle
s’inquiétait quand même pour moi, pour le résultat sur moi de tout ce stress
que je ne manquais pas d’avoir ressenti... Une amie, quoi, une vraie ! Je
l’imagine dans son arrière-boutique, le combiné à la main, colorant son accent
parigot d’une sollicitude véritable, la silhouette quasi-squelettique perchée
sur une longue jambe maigrelette, l’autre, pliée à la façon des échassiers,
appuyée sur un mur.
Je lui raconte comment ça s’est passé à la gendarmerie, puis la séance
du soir avec la presse dans la cour. Elle m’assure que ces gens sont des
chacals, et elle me plaint juste comme il faut quand on a vécu ça, qui n’est
pas non plus la fin du monde, comme elle me le rappelle pour finir. Je rétorque
que je ne me suis plaint de rien devant elle…
Ce souriant échange terminé, je lui demande pourquoi elle est arrivée
hier à point nommé pour me voir arrêter. Elle est un peu gênée. Elle m’avoue
qu’elle cherchait son mari, Simon, qui avait une fois de plus fait la java la
veille au soir avec ses potes du poker et qui n’était pas rentré.
– Tu comprends, elle me dit entre deux toux de fumeuse, j’ai l’habitude
de ses incartades du lundi soir, mais là, c’était la première fois qu’il
n’était pas de retour le lendemain après midi. J’ai donc pris la rue du Temple
pour aller voir s’il était encore en train de cuver son whisky chez Bonneau, le
plombier. Et juste en passant devant le temple, j’ai entendu du boucan. Voilà
pourquoi, mon grand.
Elle m’appelle mon grand, aucun respect pour les ecclésiastiques !
Il faut dire qu’elle a facilement vingt ans de plus que moi. Bon, je l’aime
bien, Léa, mais son histoire me paraît quand même un peu bizarre. J’aimerais en
savoir un peu plus :
– Tu l’as retrouvé, ton homme ?
– Chez Marcel, comme prévu. Je t’assure que ses clients, à celui-là,
n’ont pas eu du nez en le prenant comme plombier ! Ils étaient juste en
train de soigner leur gueule de bois, eux deux et Beaurobert, tu sais, le
marchand de grain ! Ils avaient joué toute la nuit, une nuit bien arrosée,
tu peux me croire !
Intéressant tout de même, ce poker, me dis-je in petto… Justement ce
lundi soir… Après quelques conseils supplémentaires venant de Léa, nous nous
faisons la bise téléphonique et j’attends qu’elle raccroche. C’est là que je me
rends compte d’une chose : elle n’a pas dit un mot à propos de Noémi…
J’ai à peine le temps de retourner à la cuisine, mon portable à la
main, qu’il sonne à nouveau. Cette fois-ci c’est Christine. Je m’assieds près
de la table et je réponds.
Les premiers mots échangés – « Bonjour, comment
vas-tu ? », enfin ce genre de propos, ineptes en l’occurrence – elle
s’effondre. C’est un long râle entrecoupé de plaintes déchirantes. Je ne sais
que lui dire, d’ailleurs elle n’entendrait pas. Et puis comment parler, au
téléphone, à une mère qui vient de perdre aussi brutalement son enfant ?
Quand elle arrive à s’exprimer, elle commence à s’excuser pour son
attitude d’hier matin. C’était le but de son appel. C’est important pour elle,
elle tient à me demander pardon, me dit-elle entre deux sanglots. Je la
rassure, je lui dis que j’ai parfaitement compris la raison de son
comportement, qu’elle ne pouvait qu’interpréter ainsi ce qu’elle avait sous les
yeux… Elle me dit que non, qu’elle aurait dû se souvenir de qui j’étais, son
ami, son pasteur, le pasteur de sa fille, un homme bon, un homme honnête, un
homme sensible…
Comment l’arrêter ? Ce n’est pas facile, d’autant que j’ai
moi-même la gorge nouée. J’attends que ça passe. Christine, c’est l’inverse de
Léa, dans la vie, toute en émotivité, ses rondeurs tressautant d’enthousiasme,
de tendresse, d’indignation, ou bien s’effondrant dans le pire marasme à la
moindre occasion. Alors bien sûr, ce n’est pas maintenant qu’on va la trouver
apaisée…
Mais elle change de sujet : « Albert, il faut que tu viennes.
Il faut que tu parles à Blaise, et surtout aux enfants, ils ont besoin que tu
leur parles. Viens nous voir à la maison. »
Pour faire le pasteur, je me dis, il te faut rester calme, prendre un
peu de distance, ne pas en rester à l’émotion. Tu as une parole à dire, ça
demande une écoute, Ce n’est pas facile mais c’est ton rôle dans la vie qui
veut ça.
Autre chose, je me dis encore, il faut que tu arrives à sortir de ce
rôle qu’on t’impose, là, celui du saint homme par profession. Ce n’est pas toi
qui comptes, ce ne doit pas l’être à leurs yeux. Je ne suis que le canal par où
parle Celui qui m’envoie.
Je me dis tout cela en deux clins d’œil, pas besoin de plus, il s’agit
de thèmes qui me sont familiers. C’est professionnel.
« Je viendrai en fin d’après-midi, après le catéchisme, tu sais
qu’on est mercredi. » Elle répond « D’accord » en reniflant et
raccroche. Aussitôt, je me sens coupable, on ne se conduit pas aussi sèchement
avec une amie qui vit ce genre d’horreur…
Bien des gens pensent que croire en Dieu, c’est chercher à se faciliter
la vie. Je voudrais les y voir…
Bon, il faut que je me mette au boulot, l’histoire du catéchisme, ce
n’était pas une excuse à la flan, c’est un entretien avec des ados, ça se
travaille en amont ou ça foire piteusement ! Je vais d’abord prier, me
recentrer, quémander un petit apport de paix et de lucidité.
N’empêche, j’y repense, que faisaient réellement les joueurs de poker
lundi soir ? Ou l’un d’entre eux quand les deux autres étaient
cuits ?
–oOo–
6
La violence des émotions
Ce mercredi après-midi, deux jours après la mort de Noémi, j’aurais pu
annuler le catéchisme, mais j’ai pensé qu’il valait mieux profiter de cette
séance pour donner aux jeunes la possibilité de se décharger de la violence de
leurs émotions. Ceci dit, je ne me sentais pas moi-même très en forme…
Bien sûr, j’ai exclu que la réunion puisse se tenir comme à l’habitude
dans la sacristie. J’ai rapidement disposé à cet effet la salle de séjour du
presbytère, une pièce assez vaste pour y réunir mes huit ados restants.
Ils s’y tenaient, assis en rond, chacun sur un de ces petits bancs
individuels liés à la discipline du zen, inclinés vers l’avant et très bas. Les
jambes sont repliées dessous. C’est une posture assurant un maintien qui
facilite l’attention, le calme et la concentration. Cela entraîne cependant un
inconvénient pour moi, qui suis obligé de me tenir ainsi alors que mes genoux
sont bien plus raides que les leurs…
Mais je m’égare, je parle boulot et ce n’est ni le moment ni l’endroit.
Il est vrai qu’à ce moment-là j’étais plutôt tourneboulé, moi aussi. Or j’avais
besoin de sérénité car avec les ados présents, on était en pleine sidération à
cause de cette mort incompréhensible et bouleversante. On ne verrait plus
jamais Noémi…
Cela posait plein de questions de fond. Dont nous avons parlé ensemble,
recourant à quelques textes de l’apôtre Paul, puis à la prière et au chant.
J’ai réussi, je crois, à éviter le pathos, à installer tout au moins de
la distance à son égard, et à permettre que la parole circule et qu’aucun
d’entre eux ne reste silencieux sur sa peine et sur sa peur.
Sur sa peur, bien sûr, parce que chacun, et surtout chacune, se voyait
aussi comme la victime potentielle d’un assassin inconnu et terrifiant errant
dans les environs. Mais ce qu’aucune ne dit, pensa sans doute, ou fut au bord
de le penser mais ne put l’exprimer, c’est : « Et si je le
connaissais bien, et s’il était un de mes proches ? » Car tout le
monde se connaît dans un village, et les liens familiaux y sont restés bien
plus étroits qu’ailleurs.
Le dernier chant terminé, ils sont sortis de chez moi mais sont restés
un moment ensemble dans la cour du temple, réunis en grappe comme on l’est si
facilement à leur âge. En passant près d’eux, j’ai volé au passage cette
phrase : « Vous savez pas c’est qui ? »
C’est Constance qui parlait
ainsi, avec son français de la banlieue parisienne. Ses parents, un couple
d’origine ivoirienne, viennent de s’installer par ici venant de Bagnolet. Lui,
Victor, technicien assez pointu dans les métiers du bois, a trouvé un poste à
la scierie, l’orgueil de la commune. Quant à Ermeline, sa femme, elle a pour
l’instant assez à faire avec ses quatre enfants.
Constance bénéficie d’une aura particulière aux yeux des autres. Elle
évoque pour eux les mystères et les dangers passionnants de l’inconnu et elle
en profite à fond ! La violence, leur signifie-elle, elle connaît !
On ne la lui fait pas : s’il y a crime, il y a criminel. « Ben c’est
qui ? Vous connaissez tout l’monde, vous d’vez bien vous
douter ! » doit-elle leur demander.
Et là, je flaire l’embrouille à venir. Qu’on imagine mes huit ados se
mettre en chasse dans la commune à la façon du Club des Cinq !
Dans l’immédiat, cependant, je laisse passer cette crainte et je prends
mon vélo pour aller faire un tour dans le parc municipal. Je dois me préparer à
rencontrer Christine et sa famille. Une fois là, j’essaie de me vider de mes
émotions en marchant et j’adresse au Seigneur une demande d’assistance. Ça ne
me tranquillise guère, il ne répond pas toujours, mais j’aurai fait le maximum.
Finalement, j’appelle Christine pour lui annoncer ma venue. C’est à un
quart d’heure à vélo, ils habitent une ancienne maison de ferme située dans un
village proche de Pannay.
Nous voilà réunis dans leur séjour, assis qui dans un fauteuil ou le
canapé, qui sur une chaise, tenant une tasse ou un verre. Inutile de dire que
l’atmosphère est lourde. Christine sanglote doucement, un mouchoir à la main,
et Blaise, un forestier costaud, fait ce qu’il peut pour se donner une attitude
en s’occupant de sa pipe, tout à coup difficile à bourrer. C’est presque
surjoué et je ressens une impression bizarre.
Blaise ne m’aime pas, j’ai senti cela dès mon arrivée dans la paroisse
il y a six ans. Par sa famille, il fait partie du mouvement des
libres-penseurs, et s’il accepte que sa femme et ses enfants soient proches du
temple, comme on dit ici, c’est surtout pour avoir la paix dans son ménage. Il
trouve surtout que sa femme en fait trop auprès de moi.
Dans ces conditions, il me sera interdit de rassembler la famille dans
la prière, je devrai m’en tenir à une lecture de la Parole de Dieu. Peu
importe, au fond, car dans ce premier temps du deuil, mon rôle est d’aider à
libérer la parole et à aider l’amour des uns pour les autres à se dire.
Les enfants m’y aident. Lydie, surtout, qui affecte de s’en tenir aux
faits, aux questions pratiques. Nous nous aimons bien, Lydie et moi, elle a été
il y a peu ma catéchumène la plus vive d’esprit et la plus offensive que j’aie
rencontré. C’est une intello de dix-huit ans qui s’apprête à entrer en hypokhâgne
à Poitiers. Elle veut faire de la philo. Avec ses yeux verts, sa tignasse
rousse et sa taille fine, elle pourrait être jolie mais elle ne semble pas s’en
préoccuper.
Quant à Élie, c’est ordinairement un gai luron plus intéressé par le
foot que par le collège ou le temple, mais cette fois-ci, il veut comprendre.
Il n’a que douze ans mais il se pose les questions que je viens d’entendre dans
la bouche des ados il y a une heure à peine. Je tente de lui répondre mais
finalement, sa souffrance finit par le faire éclater brutalement en
sanglots.
En les quittant, j’ai la pénible impression d’avoir failli à ma
mission. À ce moment précis, annoncer l’amour de Dieu me paraît une tâche
au-dessus de mes moyens…
Je suis déjà dans la cour quand j’entends Blaise s’écrier : « Tout
ça c’est d’la parlotte, moi j’vais trouver l’saligaud qu’a tué ma fille et
j’vais lui crever la peau ! » Mais ça sonne faux.
–oOo–
7
C’est le printemps
Sur mon vélo, en revenant à travers bois de chez les parents de Noémi,
je me suis aperçu tout à coup que ça y était, le printemps arrivait. C’est un
petit souffle taquin qui me l’a fait percevoir, et je me suis arrêté dans
l’herbe, au bord du routin, comme on dit ici d’une route étroite, pour en
profiter.
Juste à ce moment-là, un vol d’oies sauvages montait vers le Nord, haut
dans le ciel, comme dans la chanson de Michel Delpech. Le ciel était d’un bleu
très clair parsemé de légers voiles teintés de rose. Passé le bois, j’aurais
sûrement un magnifique coucher de soleil à admirer du côté de l’océan. Je suis
reparti.
Je suis un gars de la banlieue, je ne connais pas grand-chose sur les
plantes, les essences, les bêtes, même les saisons. C’est une pauvreté, mais je
suis quand même capable de ressentir les effets des changements, dans la
nature, et d’éprouver ce qu’ils créent de beauté. Heureusement !
Cela m’a ôté un peu du poids qui pesait sur
moi depuis la veille et jusqu’à cette séance chez les Retailleau. J’ai eu
l’impression d’y gagner en clarté d’esprit.
C’est ainsi qu’arrivé dans la rue du temple,
je repère mon Kévin devant l’entrée de sa cour, l’air peu inspiré comme
toujours. Disons qu’il glande. Et je pense d’un coup à ce que cela a pu lui
faire, à lui, de se trouver nez à nez avec un cadavre. Et le cadavre de la
fille qui lui plaisait.
J’appuie mon vélo contre le mur et je vais à
lui. Je me rends compte à quel point je l’ai laissé tomber, le pauvre
gars ! On a beau dire, on est vraiment enfermé dans ses limites mentales.
Kévin, il est d’une famille protestante mais il n’a participé, enfant, ni à
l’école biblique, ni au catéchisme. Il n’est pas de ma bande, comme le chantait
Renaud… Alors je n’ai pas pensé à lui. À lui en tant que lui. J’ai pensé aux
miens et à moi.
C’est moche.
Je l’aborde : « Salut Kévin,
comment tu vas ? » Il me regarde sans répondre, l’air du gars
concentré sur ce qu’il faut dire au pasteur quand il vous cause. Je me dis que
le mieux est d’y aller franco, sinon on n’avancera pas : « Tu dois être
triste, hein ? Tu l’aimais bien, Noémi. Tu as dû ressentir un gros choc.
Comment tu te sens ? » Il regarde ses pieds un grand moment et il lui
vient brusquement un gros sanglot. Nous sommes gênés tous les deux.
Que faire ? Je l’invite à me suivre au
presbytère. « On pourra causer. Tu penses bien que moi aussi je suis
triste. » Il me regarde d’un air stupéfait, un pasteur, dans sa tête, ça
ne peut pas avoir les mêmes sentiments qu’un homme normal. Puis il dit
« D’accord. »
Je me rends compte que mon bureau ou mon
séjour le mettraient mal à l’aise, nous nous installons donc à la cuisine, un
verre de mon jus de pomme à la main.
Je lui explique que je dispose d’un petit
verger à Saint-Blanquat, que j’aime les arbres, surtout les pommiers parce que,
ce que je préfère comme dessert, c’est la tarte aux pommes, et que, tous les
ans, avec des amis, nous portons nos pommes à la coopérative de Malassis pour
en faire du jus.
Aucun intérêt, en vérité, et je me dis que
j’ai vraiment un peu trop l’air de le prendre pour un gamin, mais ça
l’intéresse. Il me répond : « Le père à Noémi il fait pareil, mais il
va pas à Malassis pasqueu il est fâché avec le gérant, pasqueu le père à Noémi
c’est un coléreux, c’est même Noémi qui m’l’a dit, pasqueu moi et Noémi on est
des amis ! »
Et là il s’arrête, il me regarde franchement
pour la première fois, et il se met à pleurer. Je lui trouve un mouchoir et je
lui assure que c’est normal, de pleurer à cause de Noémi, qu’il n’y a pas à en
avoir honte.
Une fois calmé, il prend le temps d’observer
en détail le carrelage de la cuisine puis, tournant d’un coup la tête vers la
fenêtre qui donne du côté de la rue, il murmure, dans une sorte de ricanement,
quelques mots que j’entends mal. Là-dessus, il se lève brusquement, me dit
bonsoir et se sauve.
Je reste interdit. S’est-il passé quelque
chose que je n’ai pas perçu et qui lui a fait peur, ou l’a intrigué, ou qu’il
tient à cacher ? Dans la rue, peut-être. Je me demande bien si ce qu’il a
dit en partant, et qui semble n’avoir aucun sens, présente un rapport
quelconque avec notre conversation. Ou bien ai-je mal entendu ? J’ai cru
comprendre ces mots : « J’l’avais pas eu, l’bonhomme,
hein ! »… Mais je n’en suis pas sûr.
J’ouvre la fenêtre pour voir s’il se passe
quelque chose d’anormal dans la rue, mais non, des gens y marchent
tranquillement, comme d’habitude, une voiture passe, c’est tout. Il ne me reste
qu’à penser à autre chose, d’ailleurs je commence à avoir faim.
Je me sers un demi-verre de vin comme
apéritif et me prépare une salade et une omelette. La nuit est tombée depuis un
moment, j’allume la petite télé qui trône sur le buffet pour essayer de trouver
une chaîne d’info. Je ne devrais pas, quand on mange, on mange, et quand on
prend les nouvelles on prend les nouvelles… mais la situation est telle que je
suis pressé de savoir où en sont les enquêteurs.
Je tombe sur la 27, qui en parle justement.
La nouvelle, c’est que, curieusement, rien n’a été trouvé sur le corps de Noémi
ni sur la scène de crime qui permette d’orienter les recherches. Pas une trace
d’ADN, pas une empreinte, rien ! Je le savais déjà, mais cela laisse
entendre, ajoute le bavard qui explique tout cela à la présentatrice, que le
crime était prémédité, le modus operandi
soigneusement anticipé et préparé, la victime repérée à l’avance par le tueur,
ainsi que le moment. On aurait affaire à une sorte de rendez-vous…
J’éteins le poste et je médite là-dessus.
J’en tire dans l’immédiat deux enseignements. Le premier est que Kévin sera mis
hors de cause, il n’est pas capable d’une telle efficacité. La seconde est que
je suis un imbécile, j’aurais dû demander à Christine ce que devait faire sa
fille ce lundi en fin de journée. Mais je suppose que les enquêteurs y ont
pensé.
Demain soir, j’ai jeu de go à la médiathèque
de la ville, j’essaierai de tirer les vers du nez à Nour, la jolie gendarmette.
Elle me doit bien un petit service !
En gagnant mon bureau avant d’aller me
coucher, je me surprends à chantonner Aïcha
en imitant Khaled… Delpech, Renaud, Khaled, on dirait que c’est ma journée de
la chanson. Un peu léger vu la situation, mais quoi, c’est le
printemps !
–oOo–
8
Dans la rue du Temple
Josette Colombier m’appelle à neuf heures
pile ce jeudi matin. Elle me demande si je serais d’accord pour qu’une réunion
exceptionnelle du conseil presbytéral se tienne demain soir, elle a l’accord de
la plupart des autres membres.
Bon, si tout le monde est d’accord, je n’ai
rien à dire de plus… Je suppose qu’il convient de tenir au courant les
populations en général et les paroissiens en particulier, et de les rassurer.
Ceci dit, ça ne me plaît pas trop. Certains
membres du conseil n’ont pas une entière confiance en moi. Ils ont des raisons
pour cela. Ils me trouvent trop engagé dans diverses initiatives qui les
mettent mal à l’aise. Cela surtout depuis que je participe à l’accueil de
migrants dans la commune.
Je me rassure en me disant qu’ils ne vont pas
pour autant me soupçonner d’avoir fait du mal à Noémi. Ça me paraît exclu,
d’autant que j’ai été mis hors de cause. Mais une petite voix me dit que
ceux-là ne sont peut-être pas sûrs que cela soit définitivement acquis.
Je me souviens d’ailleurs de ce que me disait
justement mon ami Roger, le mari de Josette, il y a quelque temps :
« Tu sais que certains te surveillent ? Ils voient que tu es peut-être
trop bien, à leur goût, avec les jeunes, que les filles t’adorent, et que tu es
célibataire, après tout… »
Gauchiste et possiblement pédophile. Pas
mal ! Mais on n’en est pas là, on est encore loin de la rumeur,
apparemment ça reste confiné aux inquiétudes intimes de deux ou trois
personnes… bien intentionnées.
Enfin on verra… Tout cela est bien gentil
mais j’ai du travail. J’ai à préparer une réunion du groupe de lecture biblique
pour samedi et une prédication pour dimanche. Je me mets au boulot en espérant
qu’un service funèbre ne me tombe pas dessus en plus.
En fin de matinée, je fais une pause pour
aller voir une vieille paroissienne. C’est à côté, elle habite au début de la
rue du Temple. Elle est alitée, rien de vraiment grave mais elle est seule et
son moral décline. Elle voit s’approcher la relégation en EHPAD, comme elle dit… Nous nous
aimons bien, tous les deux, et nous tenons une bonne petite conversation, Dieu
aidant.
Parler ne l’empêche pas de tricoter, elle y
va de bon cœur : « Il s’agit de faire des carrés de couleurs variées,
voyez-vous, ensuite on les assemble pour faire des couvertures de laine. Il y
faut de la grosse laine et des points serrés. Ça va servir aux jeunes de
l’ancienne gendarmerie. » Elle fait allusion au petit centre d’accueil
destiné à de jeunes migrants célibataires, la plupart soudanais, ces temps-ci.
Elle s’active, donc, sa bonne figure tout
animée, un bout de langue qui pointe parfois, ou un petit grattage de cuir
chevelu à l’aide d’une aiguille. En même temps, elle évoque un verset et se
demande, l’air taquin, s’il a bien sa place dans la Bible, quand tout à coup
elle se fige, quelque chose lui a traversé l’esprit : « Dites-moi,
Albert, vous savez que la petite Noémi faisait des siennes ? Il ne faut
pas dire du mal des morts, mais je sais ce que j’ai vu. »
Là, je dresse l’oreille :
– Qu’avez-vous vu, Gilberte ? Dites, ça
peut s’avérer important !
– C’était en soirée. Il faisait quasiment
nuit. Je fermais mes rideaux quand je la vois passer vers le temple. Elle ne m’a
pas vue. Elle marchait vite. Je me suis demandée ce qu’elle faisait au bourg à
cette heure-là, elle qui habite – enfin, la pauvre – elle qui habitait à la
Colettière. Je n’ai pas eu l’impression que ses parents étaient au courant.
Enfin, c’est ce que je crois. Mais vous savez que j’en ai vu, je sais quand les
gamines font les folles…
Gilberte est une ancienne enseignante, au
collège elle a accompagné des générations de filles et de garçons de Pannay sur
la route du lycée.
– Vous vous souvenez du jour ?
– Oh ça devait être… Quand donc ?
C’était en tout cas avant le dernier week-end, bref, la semaine dernière.
Tenez : elle était habillée pour le sport, ça j’en suis sûre.
– Pour le sport ? Alors c’était mercredi
dernier, c’est le jour du foot, elle faisait du foot, la petite. L’entraînement
doit finir vers, je ne sais pas, peut-être vers dix-huit heures trente,
dix-neuf heures.
– Il était plus tard que ça quand je l’ai
vue, je dirais plutôt huit heures moins le quart, moins dix. Oui, voilà !
À la télé, c’était la publicité avant le vingt heures.
– Et elle remontait la rue alors qu’elle
aurait dû la descendre si elle rentrait chez elle depuis le stade ?
Ayant quitté Gilberte, je remonte tout pensif
le petit bout de rue qui sépare sa maison du temple. Je suis un peu perdu, là,
au sujet de Noémi. Il va falloir assurément que j’entreprenne Christine sur les
occupations de sa fille.
Mais bon, mes devoirs immédiats m’appellent.
Après avoir déjeuné sous l’œil intéressé de Crevette, ma petite chatte, d’une
côtelette de porc et d’une boite de petits pois-carottes (il va falloir que je
fasse des courses), je me remets au travail.
Ma prédication porte sur un passage
problématique de l’Évangile selon Luc. C’est le texte proposé pour ce dimanche
par la liste œcuménique des textes bibliques. Ce qu’on appelle communément le
texte du jour. Bien sûr, on n’est pas obligé de le choisir, mais je préfère le
faire, ça m’oblige à m’écarter parfois de mes dadas en matière de théologie.
Sinon, je tomberais toujours sur les mêmes thèmes.
Ce n’est pas un récit, genre que je préfère
commenter, mais une conversation entre quelques quidams galiléens et Jésus. Il
s’agit de savoir pourquoi des innocents ont à subir des catastrophes. Dieu
serait-il injuste ? Ou bien ces gens ont-ils payé ainsi pours des erreurs
passées ? Il faut bien un coupable, ou à tout le moins un
responsable…
Je n’y peux rien, cela me ramène à Noémi.
Était-elle si innocente que cela ? C’est la question : ce qui vous
tombe dessus obéit-il à une raison, bonne ou mauvaise ?
On peut aller plus loin, je me dis :
« Et Dieu, que faisait-il pendant qu’on assassinait Noémi ? »
Rien que d’y penser, je suis pris d’une angoisse qui me coupe la respiration.
Noémi est morte, ma petite Noémi, elle qui était dans la pleine vigueur de sa
jeunesse, et tellement vivante… Il me faut un bon moment avant de revenir à mon
sermon.
–oOo–
9
Le match
La réunion hebdomadaire du club de go, à la
ville voisine, se tient le jeudi soir. C’est une rencontre tout plein
débonnaire, les gens s’aiment bien, ils ne sont pas compliqués, on est là pour
jouer tout en faisant fonctionner son esprit de façon le plus logique possible.
Je propose une partie à Nour, et des sourires
entendus apparaissent sur certains visages. Je n’en tiens pas compte. Certes,
Nour me plaît, cela se voit et je le reconnais, mais ça ne va pas plus loin. Où
me mènerait une aventure avec une beurette, qui plus est membre de la
gendarmerie ?
On s’en tiendra au jeu. Nous voici donc très
vite face à face, Nour et moi, engagés dans une bataille pacifique, concentrés
sur le jeu. Du moins apparemment, car nous savons bien tous deux que le corps
violé et assassiné de Noémi se tient entre nous.
Elle joue mal, Nour, cette fois. J’ai même
l’impression qu’elle déjoue, comme si elle désirait faire de la place à cet
autre échange qu’elle attend. Je me rends compte alors qu’elle n’est pas
seulement une fonctionnaire de police, qu’elle aussi est atteinte par ce qui
s’est passé et dont elle a été en partie témoin.
Elle est une vraie personne, à côté de son
métier ou du jeu. Elle n’est pas insensible, elle est elle aussi un être qui
souffre, qui aime, qui désire, qui espère, sans doute. Et je me demande ce
qu’elle attend de moi.
Je l’envisageais en tant que témoin et acteur
en quelque sorte administratif d’une histoire sur laquelle je désirais obtenir
des informations, alors qu’elle était une personne impliquée totalement dans
une tragédie. Dans une histoire de sang et de sperme alliés à la violence nue.
Une jeune femme bouleversée.
J’ai honte de moi.
Elle me regarde et elle comprend. Mon Dieu
qu’elle est belle… Et vivante, dans son désarroi. Et forte. Je me rends compte
tout à coup qu’elle est forte, au sein même de ce désarroi. Cela me bouleverse.
Qu’attend-elle de moi ?
Alors tant pis pour les regards amusés des
autres joueurs, je lui propose de laisser là la table de jeu et de sortir,
d’aller prendre l’air. Pour parler, lui dis-je. Je n’ai pas besoin d’insister,
elle est d’accord. Elle prend sa parka, elle me précède et elle sort. Au moment
où je referme la porte, j’entends des rires et ces mots : « Vas-y,
pasteur, elle ne demande que ça ! »
Il fait froid, dehors, où aller ?
« Il y a un match, ce soir, à la télé, me dit-elle rapidement, le Café de
la Mairie doit être encore ouvert, ils ont un grand écran, on pourra parler,
personne ne s’intéressera à nous. Allons voir s’il reste une table
libre. »
Il y a une table libre, tout au fond, à côté
de la porte des toilettes, on n’y voit pas la télé mais on peut parler sans
être entendu vu le bruit que fait la foule des spectateurs du match et le
brouhaha environnant, dans le café. Il suffit que nous nous tenions tout près
l’un de l’autre…
Au moment où nous nous y installons, Nour me
dit : « J’habite tout près, en fait, je n’habite pas à la
gendarmerie. » Je ne sais comment interpréter cette déclaration mais la
serveuse arrive et nous commandons, elle un jus d’orange et moi un demi.
Je la regarde et je me rends compte que je ne
sais rien d’elle : elle doit être dans la trentaine, a-t-elle un
compagnon, habite-t-elle encore chez père et mère, entourée d’une kyrielle de
frères et sœurs, vit-elle seule, loin des siens, est-elle en colocation avec
des collègues ? Je me le demande en m’installant à côté d’elle, assez près
pour pouvoir lui parler.
Elle me rend mon regard, semble réfléchir,
hésite et dit finalement : « Tu sais, rien n’est fini. Pour toi, je
veux dire. » Un hurlement de joie éclate dans la salle et je n’entends pas
ce qu’elle dit, elle doit répéter.
Je suis surpris, je ne comprends
pas :
– Comment ça ? Je croyais que j’étais
mis hors de cause…
– Provisoirement. Aucune trace de toi,
d’accord, mais aucune trace de personne. Ça veut dire que tout le monde reste
en cause, toi compris. Surtout toi, vu que tu n’as pas d’alibi.
Je dois dire que je reste un peu sonné.
Évidemment qu’elle a raison ! J’aurais dû le comprendre. Puis je réalise
qu’elle vient de me communiquer un des éléments de l’enquête ! Mais elle
ajoute :
– Tout ça, tu aurais dû le comprendre, je ne
t’apprends rien de nouveau.
Elle se tait un moment, puis elle ne peut pas
s’empêcher d’ajouter en fixant son verre du regard : « Ta belle
avocate aurait dû te le dire. »
Et je me rends compte d’un coup qu’elle me
tutoie depuis un moment… Un peu surpris, je la contemple pendant quelques
secondes et je réponds :
– Ma belle avocate, comme tu dis, me croit
coupable. Elle attend sans doute que d’autres éléments à charge apparaissent
pour me contacter.
– Si c’est cela, elle n’est pas si maline que
ça, elle devrait comprendre que s’il n’existe pas de traces sur le corps, c’est
que…
Et là elle s’arrête, elle vient de se rendre
compte qu’elle est en train de me faire part de données importantes de
l’enquête.
Je ne dis rien, mais je comprends où ça nous
mène : pour faire disparaître à ce point les traces de l’agression, il
faut être drôlement malin, disposer de compétences qui sortent de
l’ordinaire !
– Donc, si je comprends bien, l’annonce qui
me présentait comme innocent était bidon…
– No
comment, je t’en ai déjà trop dit.
– Peut-être, mais toi, tu me crois
coupable ?
Elle me regarde et reste un moment
silencieuse. Puis elle me sourit en secouant la tête, ce qui veut aussi bien
dire « Non » que « Je ne dirai rien. » Et elle se lève
sans un mot, laisse un billet sur la table, me jette un regard énigmatique et
s’en va.
Je reste là un moment, ne sachant que faire,
puis je me lève, ma bière à la main, et je vais voir le match.
Il est tard quand je prends ma voiture pour
rentrer à Pannay. Je suis resté un bon moment avec quelques amis à commenter le
match ou à parler politique tandis que les jeunes s’égaillaient dans la ville
en criant « On a ga-gné ! » et en klaxonnant à tout rompre.
En roulant, je repense à cette conversation
avec Nour. Je me demande qui, dans les environs, est capable d’un tel tour de
force, violer et étrangler une fille sans laisser un seul indice ? Puis je
me dis que les enquêteurs n’en sont qu’au début de leurs recherches et que
peut-être, ils finiront par trouver quelque chose.
–oOo–
10
Du sang dans la rue du Temple
Vendredi matin et ma prédication reste
inachevée. Hier, j’ai eu tout juste le temps de préparer la réunion biblique
prévue pour demain ainsi que la liturgie du culte de dimanche. Pour le sermon,
ma réflexion tourne autour d’une question bien difficile. Où est Dieu quand des
malheurs indicibles nous arrivent ?
Après tout, Dieu n’est peut-être pas ce qu’on
croit…
Le téléphone interrompt cette méditation au
moment où j’entrevoyais un chemin à suivre. Neuf heures, et déjà dérangé !
C’est mon avocate, elle veut faire le point.
– Bonjour, Maître, le point sur quoi ?
Je ne suis plus hors de cause ? (je ne perds pas de temps en parlotes, je
vais droit au but, comme les footballeurs d’hier soir).
– Vous l’êtes pour le moment, tant qu’on n’a
pas d’éléments probants.
– Probants ? Prouvant quoi ? Que je
suis le meurtrier ?
– Ce qui, pour moi, n’est pas exclu. Vous en
présentez exactement le profil. Vous faites partie de ces gens qui vivent
reclus dans un presbytère, on sait ce que cela veut dire, et vous coudoyez
assidûment des adolescents… On connaît cela, sans parler des prêtres, on peut
penser à tous ces hommes dans la force de l’âge qui sont entraîneurs sportifs,
ou militaires, ou que sais-je, et dont, comme par hasard, on dit qu’ils comprennent
les jeunes.
– Je ne suis pas reclus dans mon presbytère,
j’exerce au contraire un métier très…
– Ça ne veut rien dire. Ça aussi on connaît.
Le bon compagnon, très ouvert, toujours jovial, le bel homme qui plaît aux
femmes, certes, mais qui s’envoie des fillettes en catimini, si vous me
permettez cette crudité.
– Je vois. Quoi qu’il arrive, je suis sur la
mauvaise case de l’échiquier… Bon. Ceci posé, qu’est-ce que je peux faire pour
vous ? Désolé, j’ai oublié ma tronçonneuse sur le corps de ma dernière
victime.
– C’est moi qui peux faire quelque chose pour
vous, inutile d’ironiser, je suis votre avocate, et tout ce que je veux c’est
vous défendre. Et pour le faire, je cherche seulement à trouver la vérité.
– Parfait, le bel homme vous remercie. La
vérité, je vous l’ai dite, je n’ai rien à ajouter. À moins que vous ayez des
questions plus pratiques à me poser. Savoir si je disposerais sans m’en rendre
compte de quelque indice utile. Car je crois que c’est le cas. Mais est-ce que
je vous dirai quoi que ce soit, puisque vous ne me croyez pas ?
Je me rends compte alors que la discussion
s’est envenimée, petit à petit. Au début, je croyais qu’elle voulait juste me
sonder, je m’en amusais presque, mais à la fin, le ton est monté. Surtout le
mien. Elle m’énerve, cette nana !
Ceci dit, je lui ai cloué le bec, elle reste
un moment silencieuse, ce qui me permet de me calmer. Puis elle enchaîne :
– De quoi parlez-vous ? Quel
indice ?
– Vous m’écouterez ? Vous ne me
renverrez pas à la case malfaiteur infâme ? Vous tiendrez compte de ce que
je vous dirai, vous le prendrez assez au sérieux pour le vérifier ?
– Pour qui me prenez-vous ? Bien sûr que
je vérifierai !
– Ben tiens ! Bon, eh bien voilà.
Et je lui répète ce que Gilberte m’a dit à
propos de Noémi et de sa sortie tardive, ajoutant les questions que je me suis
posées sur ses déplacements au cours du lundi : que faisait-elle dans la
sacristie ce jour-là alors qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle s’y
trouve ?
Ma belle avocate m’écoute avec attention mais
elle ne peut s’empêcher de revenir un temps à son obsession :
– Concernant cette dernière question, vous
pouvez parfaitement en connaître la réponse, et pour cause si vous êtes
l’assassin. Mais soyez tranquille, vous pouvez être sûr que les enquêteurs se
la sont posée et qu’ils lui trouveront une réponse. En revanche, les dires de
votre amie, s’ils sont authentiques, représentent effectivement une avancée.
Puis elle se ravise :
– À moins qu’en réalité, vous sachiez
parfaitement pourquoi la petite agissait ainsi et que vous me lâchiez cette
information dans le but d’avoir le beau rôle et de vous disculper ainsi à mes
yeux.
Là, je me fâche, je lui souhaite le bonjour
et je raccroche.
Il me faut un moment pour retrouver mon
calme. Je me sers une bière. Puis je me dis que je bois trop ces temps-ci, ce
qui ne me vaut certainement rien de bon. Puis je me dis que la question n’est
pas là, que ce souci est dérisoire au regard de la situation. « Noémi est
morte assassinée, me dis-je, tu comptes faire quoi ? »
Eh bien pour le moment, ce que je vais faire,
c’est me remettre à ma prédication. Après tout, mon rôle est de tenter de dire
aux gens une parole qui leur serve.
Je vais donc m’y mettre quand une pensée
m’effleure qui n’a rien à voir. Qu’est-ce qui explique cette agressivité à mon
égard que montre Maître Le Meur ? Un peu comme si elle se gendarmait pour
y arriver…
Et un souvenir me revient : je revois
son comportement au moment où elle est entrée pour me voir alors que je me
trouvais en garde à vue, pas rasé, en chemise fripée, sans cravate ni ceinture
ni lacet, apaisé néanmoins car je venais de prier. Elle a eu comme une sorte
d’affect, elle s’est immobilisée et m’a fixé toute secouée. Ça n’a duré qu’une
seconde, aussitôt elle s’est reprise et s’est présentée à moi avec toute la
rigueur professionnelle dont elle sait faire preuve.
Ça pourrait bien s’appeler un coup de foudre,
je me dis. Paf ! au premier regard…
Je dois le reconnaître, je suis tout souriant
en revenant à ma prédication.
Ensuite, ma journée et mon travail avancent
de conserve dans la plus pure tranquillité, juste interrompus par une dînette
sur le pouce sur le coup de midi, suivie d’une courte pause réparatrice.
Je termine mon sermon, l’imprime ainsi que le
texte complet de la liturgie, cantiques compris, c’est mon habitude, je pose le
tout sur mon bureau et je me mets à rattraper un peu mon retard de courrier.
À dix-sept heures, je sors enfin pour aller
faire un tour à la Maison de retraite. J’ai deux personnes à visiter et je ne
suis pas en avance, je risque de gêner le service.
Je marche tranquillement sur le trottoir,
quand au moment où je longe une grosse
voiture noire, vitre ouverte, dont le moteur ronronne doucement, quelque chose
en sort, instinctivement je me tourne vers elle, je vois une main gantée tenant
un pistolet et je m’écroule, une douleur atroce à la poitrine. J’ai juste le
temps de voir la voiture déboiter aussitôt et s’éloigner puis je sombre dans le
noir.
Je me réveille des heures plus tard, couché
dans un lit d’hôpital, branché de partout sur un gros machin hyper-technique
couvert de lumières clignotantes. Je me sens vraiment faiblard, je dois dire,
mais avant de replonger, j’ai le temps d’entrevoir deux personnes qui me
regardent, un toubib, manifestement, et le commandant Léger.
–oOo–
11
En danger
Je sens une présence, ou bien j’entends une
voix, je me sens très confus, j’émerge d’une sorte de profonde torpeur.
Quelqu’un est là, en tout cas, une grosse tache blanche, mobile. J’accommode et
je reconnais vaguement un médecin.
Le docteur me regarde. « Vous êtes
réveillé, à ce que je vois », me dit-il. C’est aller un peu vite. Il me
faut un moment avant de récupérer un minimum de lucidité.
« Vous avez eu de la chance, vous savez,
me dit l’homme en blanc, je ne comprends pas comment le tueur a pu vous
rater ! Vous avez dû bouger au moment où il a tiré. »
Je ne suis pas sûr de comprendre de quoi il
parle mais quelque chose se rappelle à moi, une douleur vive au côté, j’ai du
mal à respirer, puis tout s’éclaircit. Je suis à l’hôpital, ça c’est évident.
Pourquoi ?
« Vous vous souvenez de ce qui vous est
arrivé ? » À vrai dire je n’en suis pas certain. « Vous avez
fait l’objet d’une tentative de meurtre, on vous a tiré dessus, vous vous
rappelez ? » Ah oui, ça me revient, une grosse voiture… un gant… un
coup de feu… la douleur.
Je regarde ce brave homme. Grand, chevaux
blancs, lunettes sans monture, les yeux bleu, un air sérieux posé sur moi. Un
toubib. C’est ça. On m’a tiré dessus. Oui… Mais pourquoi ? Et qui ?
« Je vois que ça vous revient, dit le
docteur. À propos, je suis le docteur Bérulle, Vous êtes à l’hôpital de Niort,
je suis chirurgien et je vous ai opéré hier soir. Ça s’est bien passé. Je vous
le répète, vous avez eu beaucoup de chance, la balle a traversé votre corps,
elle a passé entre le poumon droit et l’artère axillaire en vous brisant une
côte, vous voyez ? Un centimètre plus à gauche, vous aviez le poumon
perforé. Un centimètre plus à droite, c’était l’hémorragie interne, vous y
passiez. Rien de grave, donc, mais votre état va quand même demander un bon
moment d’immobilisation et de soins. »
Je l’écoute, je comprends les mots, mais je
ne les associe pas trop bien. Ce que je retiens de tout ça, c’est juste qu’on a
voulu me tuer. Ça s’arrête là.
Le docteur sourit, je crois, mais moi je suis
en train de retomber dans l’oubli.
Un moment ou des heures plus tard, on me
réveille. Une jeune femme. « Bonjour ! Je viens pour les
soins », me dit-elle, et elle ajoute : « Vous avez eu de la
chance, vous savez ! » Puis elle s’y met. Là, du coup ça me réveille
pour de bon.
Tout en me charcutant, elle me dit qu’il va
bientôt faire nuit, que je dors depuis des heures, que je dois avoir faim,
qu’il faut que je boive, que la blessure n’est pas vilaine devant mais pas trop
jolie derrière, que j’aurai pas une belle cicatrice, que j’ai eu beaucoup de
chance parce que la balle… etc.
Elle est gentille mais elle me saoule. Ou
elle est bavarde de nature, ou elle manie une technique destinée à me faire
sortir du coaltar. Si c’est ça, c’est réussi : au bout d’un moment, je
commence à réagir, à me rendre compte. On a voulu me tuer et Noémi est morte.
Ça va ensemble, je me dis, sans aller plus loin.
Passe une petite heure et je reçois une
visite. C’est Josette, la présidente du Conseil presbytéral, elle a réussi à
obtenir l’autorisation de me parler cinq minutes, pas une de plus. C’est à
propos du culte de demain matin. « On est samedi soir, elle me dit,
comment on fait demain ? Déjà que la réunion biblique d’aujourd’hui a
été annulée. » Je rassemble mes souvenirs épars et il me revient que j’avais
tout préparé. Je le lui dis.
Rassurée, elle me dit que j’ai eu beaucoup de
chance et me demande qui c’est qui m’a fait ça. À quoi je réponds
« Bonjour, Josette ! » et ça l’agace.
– Tu ne me réponds pas, c’est
qui ?
– Ça doit être le curé, il est jaloux de nos
ornements muraux, dans le temple ! Laisse-moi tranquille, Josette, avec
tes questions.
Elle s’en va au moment où j’allais lui
demander comment s’est passée la réunion du Conseil presbytéral.
Apparemment, quelqu’un piaffait derrière la
porte, pressé d’entrer. Le commandant Léger. Une voix se fait entendre depuis
le couloir : « Cinq minutes ! » mais Léger ne semble pas
l’avoir entendue, il me saute quasiment dessus pour m’interroger. Bon courage à
lui !
Je suis déçu. Je m’attendais bien sûr à la
visite des flics mais j’espérais que Nour serait du voyage, or le commandant
est seul. Et impatient. Il n’a qu’une idée en tête, me faire dire qui m’a tiré
dessus, et pourquoi à mon avis. S’était-il passé quelque chose d’inhabituel qui
aurait pu inquiéter un assassin ?
« Bonjour commandant, je lui dis sans le
dérider, vous allez bien ? » Il grogne que ce n’est pas le moment de
plaisanter, que je ferais mieux de répondre à ses questions :
– Cette voiture ?
– Grosse et noire. Point. Je pensais à autre
chose en la longeant, je ne l’ai pas regardée, je ne pourrais pas vous dire la
marque, encore moins le numéro, c’est seulement quand le pistolet en est sorti
que je me suis tourné vers elle. Si j’ai bien compris, c’est ce geste qui m’a
sauvé la vie.
– Oui, bon. Et le type ? En fait,
c’était un homme ?
– J’ai eu l’impression que oui, sans être
sûr, je ne l’ai pas regardé, je n’ai vu que sa main, ou plutôt son gant.
– Quelle sorte de gant ?
– J’aurais dit un gant de cuisine, en
plastique, mais noir.
– Et l’arme ? Vous l’appelez un
pistolet, qu’entendez-vous pas là ?
– Ben ce n’était pas un revolver, genre Colt,
c’était une de ces armes qu’on recharge par la crosse, vous voyez ? Je
dirais assez lourd.
– Vous vous y connaissez, en armes ?
– Pas du tout. C’est juste que je regarde la
télé, les séries policières…
Il ricane. Je vois bien qu’il me tient en
piètre estime.
– Et avant de sortir, qu’avez-vous fait de
votre journée, quoi de particulier ?
Je lui raconte l’entretien avec l’avocate et
j’en profite pour le mettre au courant de ce que Gilberte m’a raconté à propos
de Noémi. Ça le fait sursauter : « Vous avez raconté ça à Maître Le
Meur ! Mais c’est à moi qu’il fallait le raconter ! Et vous n’en avez
parlé qu’à elle ? » Je fais signe que oui.
Il me regarde comme si j’étais un simple
d’esprit. « Vous vous rendez compte que si quelqu’un a connaissance de cet
élément-là, cela peut inquiéter le meurtrier ? Vous êtes en danger, mon
vieux. Il se reprend et montre mes pansements : « La
preuve ! D’ailleurs je vais mettre un gardien devant la porte de
cette chambre. Bon. Ce coup là, vous avez eu beaucoup de chance, vous savez. Eh
ben à bientôt, pasteur ! »
Ayant dit, il s’en va comme il est venu,
presque en courant, tout en marmonnant, « Maître Le Meur, hein… elle en
sait, des choses ! »
Moi je replonge.
–oOo–
12
Une mort de plus
Dimanche matin. Depuis mon lit de grand blessé,
je regarde vaguement le culte à la télé. En même temps, je ne peux m’empêcher
de penser à la situation. D’autant que la prédication me laisse sur ma faim.
C’est souvent le cas. Nous autres prédicateurs avons beaucoup de difficulté à
ne pas terminer notre propos par des paroles positives qui reviennent un peu à
cacher la merde au chat.
Je me dis que je n’oserais jamais employer
cette expression devant mes paroissiens. Pourtant, ce n’est pas l’expression
qui devrait être en cause mais bien ce qu’elle dit. À savoir que nous nous
payons souvent de trop belles paroles. Trop gentilles, au vu de la réalité.
Arrête, je me dis, les belles paroles ne sont
pas nulles pour autant. Elles sont vraies ou pas. Qu’est-ce que tu vas dire,
toi, lors du service d’action de grâce pour Noémi ?
Et tout à coup, je reviens sur terre, Noémi
est morte assassinée et moi je suis en danger. Et je serai encore à l’hosto,
sans doute, quand un collègue prêchera ce jour-là. Mon Dieu, comme je le
plains ! Que dire à des gens qui vivent cette horreur ? Qui se
trouvent au-delà de toute peine, plongés dans un malheur sans nom !
Le corps leur est-il enfin rendu ?
Le culte terminé, je m’assoupis mais ça ne
dure pas, j’ai trop à penser. Alors je décide de me secouer et de réfléchir à
tout ce qui s’est passé.
C’est très confus, dans ma tête. Je tourne en
rond. Je sens toutefois que quelque chose ne s’explique pas. Ça ne se passe pas
comme ça devrait. On m’a tiré dessus, d’accord, mais ça me paraît
disproportionné avec ce que j’imaginais. Je ne vois pas qui, dans mon
entourage, ou dans celui de Noémi, correspondrait à l’image qui me reste de mon
agresseur…
Ni quel rapport cette image peut avoir avec
celle de la gamine plutôt sage que je pensais connaître si bien. Quel lien
entre ces deux mondes ?
Au
moment où je m’assoupis à nouveau, j’entrevois comme un début de piste
mais je le perds et plonge dans la ouate.
Je suis brusquement réveillé par la visite de
Josette.
– Tu dors ? Je te réveille pas,
j’espère ? Comment vas-tu ? Tu sais que tu nous as fait peur ?
Tu as eu beaucoup de chance, tu sais ! »
– Bonjour, Josette !
J’aimerais le lui hurler mais je n’arrive
qu’à le balbutier. Casse pied, va !
Elle sort du culte, elle vient prendre de mes
nouvelles, preuve d’amitié, je le comprends bien, mais sa manière de le faire
m’agace. En réalité je l’aime bien mais il n’est pas question, avec elle, de
faire dans le sentimental. Je vais m’efforcer seulement de me montrer
sympa :
– Quelles nouvelles ? Comment ça va chez
toi ?
– Chez moi ça va pas trop bien, mes garçons
n’arrivent pas à acheter de la terre, nous sommes trop petits, il faudrait
s’agrandir mais les grands céréaliers beaucerons achètent tout et ils payent au
prix fort, nous ne pouvons pas suivre. Enfin, tu connais ça, on en a déjà
parlé.
Elle me le dit d’un trait, juste pour
répondre, elle a autre chose à m’apprendre :
– J’ai une mauvaise nouvelle. On vient de me
dire qu’on a trouvé Gilberte Bernaudeau morte chez elle. Ce matin même. C’est
le facteur. Hier, il avait un recommandé, elle a pas ouvert alors il s’est
inquiété, et ce matin, avant d’aller faire son tiercé, il s’est arrêté chez
elle. La porte était fermée mais pas barrée, alors il est entré et il l’a vue
là, par terre, juste dans sa cuisine.
Il est toujours là quand il y a un mort,
celui-là ! Tu sais que c’est lui qui t’a trouvé par terre sur le trottoir
et qu’a appelé les secours ?
Enfin bref, paraîtrait qu’elle a été
assommée, tuée très tôt ce matin. Il nous a raconté ça dans la rue à la sortie
du temple, il arrivait juste de chez elle. La pauvre Germaine, elle a dû avoir
un malaise et tomber. Ou quelque chose comme ça. Je sais que tu l’aimais bien…
J’en reste confondu. Gilberte. Un
malaise ? Je n’y crois pas. Quelqu’un cherche à faire le ménage. Quelqu’un
qui ne veut pas que les déplacements de Noémi dans la rue du Temple soient
connus. Cela m’apparaît clairement. Pauvre Gilberte, une crème de femme !
– Pourquoi tu fais cette tête-là ? Tu
sais bien qu’arrivé à un certain âge, on est à la merci…
– Non non, ce n’est pas ça. Je suis juste un
peu faiblard, tu vois, ces temps-ci. Mais tu as des précisions ? Tu sais
s’il y a une enquête ?
– Une enquête ? Pourquoi faire ?
Enfin, tu ne crois quand même pas qu’on fait une enquête chaque fois qu’une
vieille tombe par terre ! Tes aventures t’ont tourné la tête ! Toute
façon, je sais pas ce qu’a dit le docteur. Et tiens, je voulais te remonter le
moral et voilà de quoi je te parle ! Allez, je m’en vas, soigne-toi bien,
on m’attend pour le repas.
Je mets un moment à me remettre de cette
conversation quand un homme de service entre en poussant le chariot du repas de
midi. Je m’aperçois que j’ai faim. Noémi est morte, on a voulu me tuer, j’ai un
trou dans la poitrine, j’apprends la mort d’une amie… et j’ai faim. On est
drôlement fabriqués, nous autres.
L’homme de service est un jeune Maghrébin. Il
est tout sourire et plein de respect à mon égard, je me demande bien pourquoi.
Il me le dit : « Ma sœur vous salue, elle m’a demandé de vos
nouvelles, c’est Nour, ma sœur, elle est gendarme, moi je m’appelle Oussama, on
vit en coloc tous les deux. »
Je m’attendais à tout sauf à ça. Je suis
cerné ! Nour a même ses entrées à l’hôpital ! Je ne sais que lui
dire, à ce jeune, sauf cette question stupide :
– Vous travaillez ici ?
– Je fais les week-ends. Autrement je suis
étudiant. En prépa à Poitiers en Métiers de la sécurité. C’est lié à Science-Po
Paris. Nour, c’est ma grande sœur, c’est elle qui m’a poussé jusque là. Elle
est intelligente.
Je sais qu’elle est intelligente, et sympa,
mais je préférerais qu’en plus elle soit laide. Ça m’arrangerait.
Oussama est un garçon qui aime parler. C’est
un beau gars qui doit plaire aux filles. Grand et bien bâti. Il me sourit et,
sans honte, je n’ai pas de peine à lui tirer les vers du nez.
– Elle te parle de ses enquêtes ? Ça
doit être passionnant.
– Alors là, non ! Elle a pas le droit.
Mais je vois bien quand elle a un problème. Et en ce moment elle en a un. C’est
vous !
Il voit que je comprends autre chose que ce
qu’il voulait dire et se hâte de préciser :
– Votre agression ! Elle est pas
contente, ça se voit. Je l’ai entendue en parler au téléphone, je sais pas avec
qui. Elle disait qu’il y a quelque chose qui ne colle pas. Mais quand elle a vu
que j’écoutais, elle est sortie sur le balcon.
–oOo–
13
Un dimanche très occupé
La sieste dominicale me dure presque tout
l’après-midi. La douleur me réveille mais je n’ai pas le temps d’y penser car mon
téléphone vibre et je décroche avec plaisir car c’est Abi, ma fille, qui
m’appelle, et Lucas, son frère, avec elle. Ils sont évidemment très inquiets,
non seulement pour ma santé, mais aussi à cause de la situation dans laquelle
je me trouve. Ils ne sont pas idiots et avec eux, j’ai bien de la peine à
minorer le danger que je cours. Nous parlons longtemps, ils me racontent aussi
leurs petites histoires. Petites pour moi, vues de loin, mais sans doute
importantes pour eux. Lucas, d’ailleurs, me laisse entendre, mais sans rien
lâcher vraiment, qu’il s’intéresse à quelqu’un. Quant à Abi, elle me raconte
son dernier match, au rugby, et finit par m’avouer qu’elle a un poignet dans le
plâtre.
Puis l’infirmière arrive pour les soins et je
dois raccrocher.
Au fait, elle s’appelle Lilit, l’infirmière,
elle est arménienne, très brune, et son accent évoque un peu le basalte de son
pays.
Nous parlons de celui-ci pendant qu’elle
s’occupe de moi. Je lui dis que j’y suis allé, que j’ai fait partie d’un voyage
humanitaire destiné à aider des orphelinats. Cela l’attriste. Quel imbécile je
fais !
Néanmoins, cela la met aussi en confiance,
elle me pose des questions, nous échangeons et cela nous amène à mon agression
et à mon séjour dans ce service. Elle me dit qu’un policier se tient dans le
couloir, qu’il est assis juste à côté de la porte de ma chambre, qu’il lit des
manga et qu’il plaisante avec les femmes de service, que celles-ci lui
apportent à manger et à boire.
Cela ne la rassure pas, je le vois bien, elle
se dit sans doute qu’elle pourrait être victime d’un échange de coups de feu au
cas où le méchant surgirait… Je n’y pensais plus mais son inquiétude éveille la
mienne. C’est vrai, je suis en danger. Je sais quelque chose que je ne devrais
pas savoir…
Quoique maintenant, le meurtrier doit bien
avoir compris que, installé dans cette chambre, j’ai pu parler au commandant
Léger. Que celui-ci doit maintenant savoir ce que Germaine m’a raconté au sujet
des incartades de Noémi. Et que, par conséquent, il n’a plus aucune raison de
me tuer.
Puis je me dis que ça ne tient pas ! Car
c’est après mon arrivée ici que Germaine a été tuée… donc à un moment où
j’avais eu tout le temps de parler au policier. L’assassin m’avait tiré dessus
avant-hier…
Lilit a compris à mon silence subit que notre
entretien est terminé, elle remballe son attirail en silence et me quitte sur
un sourire triste. Pas drôle, la vie d’immigrée.
Une fois seul, je reprends ma réflexion. Le
meurtrier ne tue pas sans raison mais ce qu’il craint, ce n’est pas ce
témoignage qui pourrait peut-être aider à le démasquer. À moins qu’il ne soit
tranquille de ce côté-là, que ce témoignage ne présente pour lui aucun danger.
Mais alors, qu’est-ce qui l’a poussé à vouloir nous tuer, Germaine et
moi ?
Si toutefois la mort de Germaine n’est pas
tout simplement ce qu’en disait Josette, la conséquence d’une chute banale… Car
c’est moi qui suppose a priori, sans détenir aucun élément qui le prouve,
qu’elle a été assassinée. Mais je me dis que je suis trop impatient, que ça ne
sert à rien de gamberger tant que je n’ai pas de réponse à cette question. Si
toutefois l’on me fait la grâce de me tenir informé !
Mais je gamberge quand même…
En fin d’après-midi, revoilà Oussama pour le
repas du soir. Carottes râpées, boulettes de viande et purée de pommes de
terre, plus de l’ananas au sirop. La fête !
« Y a Nour qui vous souhaite le
bonsoir », il me dit, tout souriant. Ça me fait plaisir, je le confesse,
je vois qu’elle pense à moi pour d’autres raisons que l’enquête qu’elle a à mener…
Après avoir tout bien disposé, le jeune homme
reprend : « Elle m’a dit qu’elle comprend rien à votre histoire, elle
pense que votre agression n’a pas de sens. Je devrais pas vous le dire,
officiellement, mais j’ai bien vu qu’elle voulait que je vous le rapporte quand
même, mais sans le demander. Ben vous lui avez fait quoi, à ma
sœur ? »
Evidemment, je ne réponds pas, d’ailleurs mon
esprit est tourné vers autre chose, je constate que nos pensées vont dans le
même sens, à elle et à moi.
Presque en même temps arrive mon amie Léa,
toujours égale à elle-même sur ses pattes d’échassier : « Je te fais
pas la bise, j’aime pas les hommes branchés ! » Puis elle inspecte
mon assiette : « C’est ça qu’on t’donne ? Ben dis donc, tu vas
drôlement reprendre du poil de la bête, avec ça ! Pense à noter la
recette ! »
En fait, elle s’inquiète pour moi, elle a
bien compris que j’avais frôlé la mort et elle est assez fine pour comprendre
que le danger ne s’en est peut-être pas éloigné.
Elle a bien compris aussi que son homme,
Simon, risque d’être soupçonné. Après tout, la beuverie de lundi avec ses potes
du poker l’a mis sur la liste des suspects possibles. Elle me dit qu’elle l’a
questionné, je dirais même mis à la question, la connaissant. Elle m’assure qu’il
n’a pas bougé de la soirée ni de la nuit, incapable qu’il était de se souvenir
même de son nom tellement il était saoul.
Il me vient tout à coup une question :
« Et Beaurobert, là, au poker, le marchand de grain, il est
riche ? » Elle me répond que oui : « Il nage dans le
pognon, ce type-là ! Tu verrais sa bagnole, il l’a pas payée avec des
confettis, j’te l’dis ! »
Ce qui me laisse songeur. « Et Bonneau,
le plombier ? Il roule avec quoi ? » Léa me fixe d’un œil
sagace, elle vient de piger où je l’emmène. « Bonneau, il a pas un rond,
il est en train de bouffer son fond de commerce, tu peux me croire, il devrait
pas jouer, d’ailleurs, il va finir par se faire plumer. C’est un gars qui
finira mal, peut-être bien la corde au cou, tu vois… Sa voiture, c’est sa
camionnette du boulot, il en a pas d’autre. C’est pas lui qui t’a tiré dessus,
en tout cas. »
Quand elle s’en va, je suis rétamé, comme
elle dirait. J’ai juste le temps de repenser à la voiture de Beaurobert, puis
je sens que le sommeil n’est pas loin et que c’est le moment de la prière du
soir. Bien sûr, c’est d’abord le nom de Christine qui y est évoqué, ainsi que
ceux de ses enfants et de son mari.
Ayant terminé, je m’installe pour la nuit et
je m’endors.
–oOo–
Lundi matin
14
Un doute s’est installé
La matinée de ce lundi se passe en soins,
visite du chirurgien, contrôles en tous genres hyper-techniques dans plusieurs
services, pour aboutir à la décision de me débrancher. « Vous revoici un
homme libre ! » me dit le Dr Bérulle en souriant. Libre, si l’on
veut, car je suis incapable de quitter ce lit et cette perfusion de malheur, et
encore moins ma chambre.
Toutefois, on m’a rendu mon téléphone, tout
en me recommandant de surtout me reposer, de ne pas me stresser, etc. Comme si
c’était moi qui me stressais ! J’ai plutôt l’impression qu’une personne
inconnue et mal disposée à mon encontre s’ingénie à le faire à ma place !
À midi passé, on m’apporte mon repas. Ce
n’est pas Oussama, qui n’intervient que le week-end, c’est une jeune brune
courte sur pattes et plutôt enveloppée qui officie. Je la plaisante un peu sur
son accent, qui fleure bon la Provence. Je lui demande si elle a été déportée
de force dans le Marais poitevin. Elle me répond qu’elle a juste rejoint son
homme, qui est instructeur à l’École militaire de Saint-Maixent. « On ne
choisit pas son affectation quand on est un militaire », elle me dit.
Avant de me laisser, elle me demande si c’est pareil pour les pasteurs. Eh bé
oui et non.
Tout en prenant goulument mon repas ″gastronomique″
(je crevais de faim), je repense à Beaurobert, le marchand de grain amateur de
poker. Il est du pays et peut avoir repéré Noémi, il a les moyens d’agir, il en
a eu l’occasion lundi soir, il a une grosse voiture, pourquoi ne serait-il pas
un de ces types qui violent et tuent des gamines ?
Ouais… En fait je ne sais rien de lui. A-t-il
une famille, une femme, des enfants, une maîtresse ? Est-il célibataire,
héréro- ou bisexuel ? Est-il connu des Services de police ? Est-il
juste un brave homme qui aime se prendre une mufflée en faisant un poker avec
ses potes ?
Mon téléphone sonne au moment où j’allais me
remettre à la sieste. Ça faisait longtemps ! Je décroche, c’est Christine.
Elle semble avoir retrouvé un peu de stabilité et m’apprend que le corps de
Noémi va leur être rendu cet après-midi et que l’enterrement aura lieu mercredi
matin. « C’est pour que ses amis, filles et garçons, puissent y assister,
et même y participer, du moins celles du caté. » Elle m’apprend que c’est
Jonathan, mon collègue de la ville voisine, qui assurera le service au temple.
Elle me dit cela d’une seule coulée, comme si
elle n’avait pas trop envie que j’intervienne. Elle en reste au registre
informatif. Je suppose que ce faisant, elle cherche à éviter de craquer.
Quand elle a terminé, je lui demande comment
elle va, comment vont ses enfants, et si Blaise et elle réussissent à se
parler, à s’entraider. C’est là qu’elle craque. Au nom de Blaise, elle éclate
en sanglots et je comprends que son calme initial n’était qu’un verni.
Ses pleurs durent un moment sans que je
puisse intervenir. J’attends avec elle. Enfin, elle reprend son souffle, elle
renifle, se mouche et respire à fond. « Excuse-moi », elle me dit. Je
ne sais que répondre, moi aussi je ressens tant de douleur…
Puis elle semble vouloir répondre à ma
question sur elle et Blaise : « Tu sais, Albert, je me pose des
questions. Il est plus comme avant. Avec moi il est plus comme avant, on dirait
qu’il me déteste. » Elle se tait un long moment.
Quand elle reprend, j’ai le sentiment que je
me trouve avec quelqu’un qui vient de prendre une grande décision :
« Je vais tout te dire. Il y a quelque chose qui me fait très mal. Ça me
fait peur, j’ose pas y penser mais je peux pas m’en empêcher. » À nouveau
un long silence, puis un soupir :
– J’ai un doute. Je sais pas mais je me
demande… Et si des fois il aurait pas quelque chose de grave à se
reprocher ? Tu vois ? Très grave. Pasqueu… il est pas comme
d’habitude, mais alors pas du tout ! On dirait un autre, un étranger.
– Attends, Christine, tu ne veux pas dire…
Blaise aurait quelque chose à voir… Tu le soupçonnerais de l’avoir… Enfin, que
ce serait lui…
– Je sais pas. Ça s’est vu… Je devrais pas
penser ça. Pas ça de lui. Mais… Je sais une chose : il est pas net.
Un long silence s’installe entre nous,
j’avoue que je ne sais plus quoi lui dire, c’est tellement énorme…
Mais elle murmure tout à coup :
« Attends, je raccroche, il arrive. » Et je reste abasourdi,
complètement perdu.
Après un moment d’effarement, de peur, même,
je me décide à prendre sur moi. Je respire profondément, je vais passer du
temps à me relaxer, à faire les exercices qui m’amènent habituellement à une
paix relative, cela jusqu’à ce que je me sente en mesure de réfléchir posément.
Curieusement, ça ne prend pas beaucoup de
temps, mon cerveau se remet assez vite à fonctionner de manière à peu près
logique. Je me rends compte que je m’étais laissé subjuguer par l’hystérie de
Christine, ou tout au moins par son émotivité débordante. Mais qu’y a-t-il de
patent dans ses paroles ? Rien que je puisse vérifier.
Ah si ! Je peux au moins essayer de
trouver le moyen de répondre à cette question : Blaise dispose-t-il d’une
grosse voiture noire ? Ça, c’est du factuel.
Inutile de dire que l’idée de me mettre à la
sieste m’a complètement abandonné.
Je n’ai pas pu dormir, je n’ai fait que
tourner tout cela dans mon esprit, entre veille et rumination, sans trouver le
calme. Je ne sais que faire, qui appeler. Je suis dans cet état d’hébétude
quand le téléphone se remet à sonner.
Cette fois-ci, c’est Constance, ma petite
catéchumène ivoirienne, qui s’annonce avec son énergie et sa détermination
habituelles :
– Bonjour Pasteur Albert, c’est
Constance ! Comment ça va, vous ? On vous a tiré dessus, hein ?
Mais ça va mieux ? Vous savez c’est qui ? Pasqueu nous…
– Bonjour Constance ! (j’ai eu du mal à
lui couper la parole) Et toi comment vas-tu ? Dis-moi un peu ce que vous
faites, toi et les autres. Vous préparez quelque chose pour Noémi, pour
mercredi, on m’a dit ?
– Ouais, c’est avec Pasteur Jonathan, on se
réunit tt’à l’heure mais fallait y penser avant d’se voir. Ce qu’on veut dire à
Noémi… Euh, à tout le monde pour Noémi. Mais tout’ façon, on va pas rester à
rien faire, en plus ! Après la réunion, on va s’retrouver plus longtemps
pour savoir comment qu’on va faire.
Là, je commence à m’inquiéter :
– Pour faire quoi, Constance ?
– Ben pour chercher l’assassin !
–oOo–
15
Tour d’horizon
Ce lundi après midi, j’ai dû passer du temps,
presque jusqu’à l’heure du repas du soir, pour convaincre Constance, et
derrière elle, toute la bande des catéchumènes, de rester tranquille et de
laisser la chasse au tueur aux personnes compétentes. Elle a discuté ferme.
Elle ne voyait pas où se tenait le danger, dans cette affaire. Elles et ses
copains étaient plus malins que je ne le croyais, pensait-elle.
J’ai fini par faire acte d’autorité, j’ai
interdit de seulement y penser… sans être certain de l’efficacité de cette
facilité. Je crains de l’avoir plus vexée que calmée… Alors j’ai mis les
sentiments en avant, je lui ai demandé de laisser l’esprit de Noémi en paix et
de se contenter de penser à elle et aux siens. De prier pour eux ensemble.
Je me suis dit en tout cas qu’il me fallait
avertir les gendarmes à ce sujet, mais aussi les parents, je n’ai pas envie de
voir mes petits affronter de vrais méchants. Et là, je m’aperçois qu’en fait,
je les crois capables de déceler quelque élément réellement utile à l’enquête.
Comme Constance me l’a dit et redit, personne ne va se méfier d’eux…
Voire !
J’avais donc l’esprit tourmenté. On le serait
à moins. Alors j’ai tenté de réagir et de m’y mettre moi aussi pour de bon.
Certes, me suis-je dit, je suis bloqué dans ce lit, dans cette chambre, dans
cet hôpital, je ne peux rien faire
d’utile, mais je peux tenter de comprendre, du moins à partir des éléments dont
je dispose. Voyons voir…
Certains faits comme certaines réflexions me
sont parvenus au cours des diverses conversations que j’ai tenues ces jours-ci.
Il s’en dégage la possibilité de soupçons concernant quelques personnes citées
à un moment ou à un autre.
Après les soins et le passage de Lilit qui
apportait mon repas, j’ai fait la liste de ces gens.
Par ordre d’apparition, il y a d’abord Kévin.
En théorie, il a tout contre lui. Il vit sur place, il peut tout surveiller
sans quitter sa chambre et peut donc avoir aperçu la gamine arriver à la
sacristie ce lundi soir, or il était amoureux de Noémi mais n’avait aucune
chance auprès d’elle. Ceci dit, il n’est absolument pas capable d’avoir
organisé ce meurtre aussi minutieusement qu’il l’a été. Du moins je le pense.
Et il n’a pas de grosse voiture noire, son père roule encore avec une
deux-chevaux qu’il entretient amoureusement. Exit Kevin de la liste noire, me semble-t-il.
On trouve ensuite Me le Meur. Qu’elle ait
violé la petite et l’ait tuée en conséquence paraît peu plausible, quoique je
ne connaisse rien à la sexualité entre femmes, je l’avoue, il me semble qu’il
s’agit très clairement d’un crime d’homme… Mais une chose est sûre, elle est la
seule qui ait appris – par moi – les confidences de Germaine sur le
comportement surprenant de Noémi avant le meurtre. Or il est probable que cette
information soit à l’origine de mon agression et de la mort de la pauvre femme.
Voilà qui demande à être regardé de près. J’ai d’ailleurs eu l’impression que
le commandant Léger avait trouvé ça bizarre. L’avocate serait alors une
complice du tueur ? Ça devient vraiment tordu, cette histoire, mais il
existe tout de même un lien entre elle et lui, ou quoi ?
Je pense aussi à la bande des trois joueurs
de poker. Parmi eux, seul Beaurobert, que je ne connais pas, me paraît entrer
dans la catégorie des suspects possibles. Il est du pays et a pu rencontrer
Noémi, il avait l’occasion et le moyen, il a une grosse voiture. Dois-je mettre
Léger sur cette piste ?
Même si ça fait mal, je ne peux pas exclure
Blaise de la liste alors que sa femme elle-même le soupçonne ! On sait que
les crimes sexuels sont souvent commis au sein de la famille. Certes, mais
alors pourquoi justement dans la sacristie ? Ceci dit, je ne sais toujours
pas de quelle sorte de véhicule il dispose. Et je ne sais toujours pas non plus
ce que faisait la petite à cet endroit lundi soir, j’ai oublié d’en parler à sa
mère. Il faut que je la rappelle.
Je ne dois pas oublier non plus Lehobereau,
le facteur. Josette avait raison de me faire remarquer qu’il était toujours là
au bon moment, celui-là. Toujours au courant et parfaitement autorisé à l’être et,
en quelque sorte, par là-même, apte à demeurer hors du champ de vision des
enquêteurs. Je m’aperçois que je ne connais rien de la vie de Lehobereau, je
sais juste qu’il doit avoir dans les cinquante ans, qu’il est chauve et svelte
comme un jeune homme (forcément, le vélo toute la journée !) A-t-il
seulement une voiture ?
C’est tout ? Je n’en suis pas sûr, je
cherche plus loin. Je pense aux frères Bouldoire, Marc et André. Juste de
passage pour l’enterrement de leur père, voilà une circonstance qui leur
permet, à l’un ou à l’autre, de passer inaperçu, et après tout ils habitent
chacun à une heure de Pannay, qu’ils connaissent comme leur poche. Ces derniers
temps, ils sont passés souvent voir leur père mourant, ils auraient pu
remarquer Noémi, et il leur est possible à l’un ou à l’autre, de même, d’avoir
fait une visite éclair pour tuer Germaine… Mais comment auraient-ils su que
celle-ci m’avait parlé ?
Ne soyons pas naïf, la plupart de ces gens-là
sont des hommes mûrs capables d’avoir été tentés par la chair fraîche de la
petite… Pour finir, il faut en tout cas supposer que l’un ou l’autre de ces
personnages ait appris – par Me le Meur ? – ce que Germaine m’avait
confié.
Ceci posé, il est fort possible aussi que le
tueur soit en fait un inconnu parfait, juste venu par là pour faire le mal dans
un coin où il peut passer inaperçu ! Quelqu’un comme tout le monde et dont
on n’a aucune raison de se souvenir.
En fin d’après-midi et jusqu’au soir, j’ai
appelé les parents des catéchumènes pour les prévenir des intentions de ceux-ci
concernant la chasse au tueur. Ça m’a bien occupé ! Et bien sûr, cela m’a
valu nombre d’exclamations d’effroi, de réflexions sur le mal qui rôde, le
danger que courent les jeunes filles, la nécessaire fermeté et tout de même, beaucoup
de paroles amicales, voire d’inquiétude me concernant, de témoignages d’intérêt
sur mon sort et d’encouragement, toutes choses bonnes à prendre. Finalement, je
ne suis pas trop mal traité par les gens de la communauté. On se fait parfois
des idées... Mais c’est que l’on croit trop souvent les pasteurs protégés
contre la fatigue, le découragement, l’incertitude et toutes ces pensées et
émotions nuisibles…
Demain, j’appellerai le commandant Léger.
–oOo–
16
Un mari pas trop net
J’étais prêt à m’endormir, ce lundi soir, il
devait être dans les dix heures, quand mon téléphone a vibré :
Blaise !
J’ai tout de suite pensé à une catastrophe
survenue dans la famille endeuillée, le père de Noémi ne m’aurait jamais appelé
sans cela… mais je me trompais :
– Blaise ? Que se passe-t-il ? Tout
va bien ? (voix tendue).
– Si on veut, mais il n’est rien arrivé,
rassurez-vous, je vous appelle pour autre chose. C’est moi…
– Quoi, c’est moi ?
Là j’ai commencé à avoir peur, de quoi
s’accusait-il ? J’étais au bord de la nausée. Mais ce n’était pas ce que
je craignais et il a continué sans comprendre ce que j’avais d’abord cru
deviner :
– C’est moi qui dois vous dire quelque chose.
C’est pas facile… Il faut que je vous parle… C’est à cause de Christine, elle
m’a dit : « Je sais qu’il s’est passé quelque chose que tu veux pas
me dire. Alors si tu veux pas le faire, tu parles au pasteur ou je te quitte,
ça peut plus durer. Tu me caches quelque chose, tu n’es plus comme
avant », etc, etc… Vous la connaissez, quand elle monte sur ses grands
chevaux, elle est plus tenable. Alors finalement je me suis décidé. Je vais
tout vous dire. Mais je vois pas ce que vous pouvez arranger, c’est pas une
affaire qui vous regarde.
Pendant cette tirade j’étais tendu comme un
ressort, je n’y tenais plus :
– Blaise, si tu as quelque chose à me dire,
dis-le ! Arrête de tourner autour du pot !
– Excusez-moi, vous êtes peut-être déjà
couché, je vous dérange… Eh ben voilà (un silence) : j’ai une maîtresse.
Je trompe ma femme. Voilà, c’est lâché ! Je…
Arrivé là, j’ai dû souffler comme un pneu qui
se dégonfle. C’est terrible à dire, mais j’ai failli éclater de rire.
Heureusement, je me suis retenu. Moi qui m’attendais à l’aveu d’un des crimes
les plus terribles qui puisse exister, l’adultère de cet homme me paraissait
tout à coup une peccadille. Il n’était d’ailleurs pas le premier à se confier
ainsi à moi pour la même raison…
Après un long silence, il a compris que je ne
réagirais pas sans qu’il ne m’en dise plus. Il croyait sans doute qu’en me
taisant, je mettais en œuvre une technique d’interrogatoire.
– Vous vous en doutiez ? Ben j’ai bien
vu comment vous m’avez regardé, l’autre jour, vous aviez l’air pas franc…
L’autre jour, en fait, chez eux, nous venions
tous, la famille et moi, d’apprendre la mort brutale de Noémi, personne n’était
dans ses baskets… Mais il est vrai que lui paraissait bizarre plus que nature.
J’avais mis cela sur le compte de sa jalousie à mon égard. Ce n’était pas ça,
c’était de la culpabilité. C’est vieux comme le monde, cela, un malheur vous
arrive qui n’a rien à voir avec votre comportement, néanmoins vous vous sentez
coupable. Pour vous, vos propres fautes ont nécessairement à voir avec ce qui
vient de se passer.
– Vous ne dites rien ?
– Eh bien… Effectivement, je ne sais pas trop
quoi vous dire. Après tout, vous n’êtes pas membre de notre Église, je n’ai
rien à vous dire en tant que pasteur, si c’est cela que vous attendez… Et pour
la morale, eh bien je ne suis pas plus…
– Je ne vous demande pas de me faire la
morale, je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire, je vous demande
d’aller dire à ma femme ce qui se passe. Enfin, pas d’y aller, mais de lui
parler !
Je ne trouvais pas qu’il se conduisait comme
un grand garçon en passant par moi pour parler à sa femme mais je ne le lui ai
pas dit. Je suis resté longtemps silencieux, puis j’ai décidé de l’aider :
– Et je lui dis quoi, à votre femme ?
Elle va vouloir des détails, la connaissant, un nom, et peut-être même des
preuves !
– Eh bien tenez, vous allez comprendre
pourquoi je me sens très mal, le lundi soir où ma fille a été assassinée…
j’étais justement avec ma maîtresse. J’avais dit à Christine que j’allais boire
une bière avec des collègues mais en réalité…
Arrivé là, je me suis rendu compte de ce que
cela voulait dire. Il avait un alibi, mais sans comprendre qu’il en avait
besoin :
– Elle va vouloir savoir de qui il s’agit,
Blaise…
– C’est pas à vous de le savoir.
– Ce n’est pas à moi, c’est vrai, mais c’est
à la police ! Vous devriez savoir qu’elle soupçonne toujours les plus
proches, quand il y a eu un crime.
Il y a eu un blanc…
– Quoi ? On me soupçonne ?
Moi ? Mais c’est dégueulasse !
– C’est comme ça. Alors maintenant, vous avez
un alibi, du moins si votre amie confirme. Voilà.
Encore un blanc, puis :
– OK… Je vais tout dire à Christine. On
verra… Tâchez de la soutenir, ça va pas être facile pour elle. Pour mon amie,
ça ne vous regarde pas, c’est à Christine de voir. Bonsoir, pasteur.
Il a raccroché et j’ai reposé mon téléphone
en me disant que cet homme-là allait grandir plus vite, ces temps-ci…
J’ai dormi comme une souche, et ce mardi
matin, après avoir déjeuné et subi les soins de rigueur, j’étais en pleine
forme, la douleur au côté mise à part.
Il était neuf heures pétantes quand j’ai appelé
la gendarmerie. J’ai demandé à parler à Nour mais on m’a répondu que pour le
moment, le sergent Si-Mohamed était détachée au quartier-général de la
Gendarmerie Nationale à Paris. Alors, interloqué, j’ai demandé à parler au
commandant Léger. Coup de chance, il était là. Je lui ai déballé mes petites
affaires : la constitution d’une brigade d’adolescents emballés par l’idée
de pratiquer la chasse au tueur, et surtout l’histoire de Blaise. Toutefois, je
n’ai rien dit à propos de Beaurobert.
Le n’ai pas plaisir à jouer les informateurs
de la police, mais je tente d’éviter trop de stress supplémentaire à Christine.
Imaginez que les flics débarquent sans prévenir avec l’air de soupçonner le
papa en lui demandant un alibi ! Étonnant, d’ailleurs, qu’ils n’y aient
pas encore pensé !
Léger m’a écouté poliment puis m’a répondu
sur l’air d’avoir deux airs qu’il ne m’avait pas attendu pour savoir ce que
faisait Blaise le lundi en question.
– Dites-vous bien, Monsieur Duthilleul, que
nous avons nos méthodes. Nous avançons. Je peux même vous dire qu’un de nos
éléments est en chasse en ce moment-même à Paris…
Au moment où j’ai raccroché, j’étais entre
deux états d’esprit, la satisfaction de constater l’efficacité de la mise en
œuvre de l’enquête… et la déception de n’avoir pas pu entendre Nour.
En y repensant, il allait falloir que je
m’examine sérieusement à propos de cette jeune femme…
–oOo–
17
Une mission importante
Ça n’a pas tardé, Christine m’appelle dès ce
mardi matin. J’ai à peine raccroché après avoir parlé au commandant Léger que
mon téléphone vibre comme un cœur amoureux. C’est elle, pour une fois tout à
fait calme, ce qui m’inquiéterait plutôt.
Elle m’a à peine dit bonjour qu’elle se met
tranquillement à me raconter sa soirée d’hier. À peine les enfants montés dans
leur chambre, ils ont parlé, elle et Blaise. Il lui a tout dit. Il est certain
qu’elle en a pris plein la figure mais elle a préféré ça à l’incertitude et à
l’inquiétude qui la taraudaient. Ça l’a rassurée, m’a-t-elle dit. Bien sûr elle
a pleuré, un torrent de larmes qui lui partaient du ventre et se sont changés
en râles, puis en gémissements. Longtemps. Il attendait à côté d’elle,
désemparé.
Lydie, leur fille, l’a entendue, bien sûr,
elle était aux aguets depuis quelques jours, sentant que la crise menaçait,
fine comme elle est. Il lui a demandé de remonter dans sa chambre, il a juste
ajouté qu’elle saurait tout mais que ce n’était pas le moment.
Christine, elle, s’est reprise et elle a
commencé à poser calmement des questions. À partir de là, ils ont parlé presque
toute la nuit. Posément et, m’a-t-elle assuré, presque avec tendresse. Ce
n’était plus la Christine que je connaissais, elle se montrait très calme,
assurée, réfléchie.
Avant de raccrocher, elle m’a dit :
« Voilà, Albert. Nous te remercions de ce que tu fais pour nous mais à
partir de maintenant, tu dois comprendre que j’aie à prendre de la distance
avec l’Église… Avec toi, je veux dire. Je vais consacrer tout mon temps à
m’occuper de ma famille. De ce qu’il en reste. J’ai pas mal de choses à régler.
Tu sais que demain, on enterre Noémi. Après… on va tâcher de
surnager. »
Plus tard, dans la journée, je la rappelle.
Je sens bien que ce n’est pas le moment et je m’en excuse longuement, mais
quelque chose me pousse à chercher, à avancer dans l’enquête. Après tout je
suis directement concerné ! Or je ne lui ai toujours pas demandé ce que,
d’après elle, sa fille faisait dans la rue du temple le soir du vendredi avant
sa mort, ni pourquoi elle se trouvait dans la sacristie le lundi soir.
Je ne dirais pas qu’elle me répond de bonne
grâce, mais au début elle ne fait aucun commentaire, elle me dit seulement
qu’elle a déjà parlé de tout cela avec le commandant Léger. Puis, avec un peu
d’impatience, elle ajoute que le lundi soir, Noémi devait passer prendre un
pull qu’elle avait oublié le dimanche matin après le culte. Quant au vendredi
soir, elle, Christine, ne sait pas pourquoi sa fille, qui était censée
travailler dans sa chambre, se trouvait en fait au bourg ni ce qu’elle y
faisait. C’est pour elle un mystère et cela lui cause, ajoute-t-elle avec un
peu d’agacement, un gros poids de culpabilité. Pour terminer, elle me conseille
de laisser tomber car ce n’est pas à moi d’enquêter, et de la laisser tranquille,
de m’occuper plutôt de me remettre sur pied. Puis elle raccroche.
Je ne suis pas fier de moi, je dois le
dire.
Un peu plus tard encore, dans l’après-midi,
je repasse dans ma tête le film des mouvements de Noémi du vendredi au lundi.
Du moins pour ce que j’en connais. Christine est bien gentille mis je ne peux
tout simplement pas me détacher de cette histoire, je ne lâcherai pas.
J’essaie donc de visualiser les quelques
scènes dont je me souviens et tout à coup je sursaute. Il s’agit de la sortie
du culte. Je vois nettement Noémi, elle discute avec une copine et… elle porte
une veste. La veste grise à ceinture que je lui connaissais bien. Une veste,
pas un pull ! Christine a dû oublier ce détail quand sa fille lui a dit
qu’il lui fallait aller chercher ce pull inexistant le lendemain après les
cours.
Noémi mentait. Elle sortait le soir en
catimini pour revenir au bourg, et elle se dirigeait alors vers le temple, en
cachette, le vendredi comme le lundi. Pour retrouver quelqu’un ? Son
meurtrier ? Ou quelqu’un d’autre ? Un amoureux, peut-être, que le
meurtrier aurait devancé ? Ou suivi ? Qui aurait attendu que les
tourtereaux se séparent pour agresser la fille ?
En tout cas, compte tenu de son âge, Noémi
menait une existence cachée, probablement bien innocente, du moins je l’espère.
Mon premier mouvement est d’appeler Léger,
puis je me ravise. Une fois de plus, je risque de mettre mes pattes sur ses
brisées. Il y a fort à parier qu’il sait déjà tout cela. Quant au pull et à la
veste grise, il doit avoir déjà interrogé les gamines présentes à la sortie du
culte. Elles se souviennent sans doute très précisément des tenues de chacune
d’entre elles…
À moins qu’il n’y ait pas pensé ? Qu’il
en reste à la mention d’un pull. Eh bien, moi, je vais le laisser faire son
boulot, je n’ai pas envie de jouer le rôle du nullard une fois de plus.
Puis je me dis que c’est carrément puéril, et
je prends mon portable pour appeler quand justement il sonne :
– Bonjour Pasteur, c’est Constance !
Comment ça va, vous ? Moi ça va bien, je vous appelle pour vous dire
quelque chose !
– Bonjour Constance, que se passe-t-il ?
Tu ne vas pas m’apprendre que tu recherches une piste ? Tu te souviens de
ce que…
– Ah non, ah non, on a pas fait ça. On a
juste parlé, avec les autres, à la réunion pour Noémi demain. Eh ben y a Nelly
elle a dit un truc. È voulait pas en parler pasqueu è s’étaient fritées, avec
Noémi, à la sortir du culte, l’aut’ fois. Eh ben j’vous la passe, elle est là,
si vous voulez…
Je la coupe :
– Constance ! Passe-moi Nelly ! Si
elle a quelque chose à me dire, qu’elle le fasse !
Le téléphone change de main :
– Bonjour Nelly… Nelly ?
Silence. Je vois, elle ne sait pas comment s’y
prendre. Nelly, avec son petit visage de musaraigne, c’est une gamine timide,
effacée.
Enfin elle se lance :
– Bonjour… Je veux juste vous dire une chose,
pasqueu (brusque accélération) c’est Noémi ! Ce jour-là elle faisait sa
maline ! Elle a dit comme ça (ralentissement) qu’elle pouvait pas en
parler mais elle avait une mission. On parlait de ce que j’allais faire
l’après-midi, elle me dit (imitation de Noémi) : « Moi c’est pas
pareil, je suis en mission. Je dois pas en parler, c’est trop important… »
(reniflements). Ben je me suis moquée d’elle…
Et la petite éclate en sanglots.
–oOo–
18
Une piste
Noémi pensait avoir à assurer une mission.
Importante à ses yeux. On peut supposer que cela avait à voir avec les
activités secrètes qu’elle menait autour du temple et de la sacristie. Mais
quelle genre de mission et au service de qui ? Cette question m’a occupé
toute la soirée de ce mardi. Impossible de penser à autre chose.
Lilit est venue pour les soins, je lui ai à
peine dit deux mots. Je me le reproche maintenant, la pauvre a besoin de
soutien moral, manifestement, mais ce soir, rien de mon côté, je suis resté
concentré sur mon problème.
Pareil au moment du repas. Les gens qui
tournent autour de moi sont devenus inexistants. Ça devient préoccupant.
Mais qu’est-ce qui peut sembler une mission
importante aux yeux d’une gamine comme Noémi ? Je pense d’abord à quelque
chose comme un jeu d’aventure, il me semble que c’est assez dans l’air du temps
chez les ados. Avec un but à atteindre et diverses épreuves à réussir en lien
avec ce but, le tout dans une atmosphère de mystère… Ça se tient, je trouve. Il
doit bien y avoir des propositions de jeux de ce genre sur Internet, dans le
style tribu d’initiés, ce qui expliquerait que ceux de la bande du caté n’aient
rien su de cela.
C’est une piste, qui suppose d’avoir accès à
l’ordi ou au téléphone de la petite, d’une part, et d’autre part de chercher
dans ce sens sur le Net. C’est ce que je pense faire, car je doute que
Christine accepte de m’apporter les affaires de sa fille, et même de m’écouter
lui exposer mes réflexions à ce sujet. Elle me renverrait aux gendarmes.
Restons-en au Net, me dis-je.
À ce moment-là, concentré sur l’affaire comme
je le suis, déjà que je laisse tomber lectures bibliques et prière, je ne pense
pas un instant à contacter le commandant Léger, je suis la piste en solitaire,
faisant chauffer à blanc mon Smartphone.
Mon hypothèse, d’ailleurs, se renforce quand
je vois ce que l’on trouve à propos de ce type de jeux sur les réseaux sociaux.
Je me dis qu’il n’y manque sûrement pas de sales types capables de monter un
piège à minettes assez tentant pour attirer à soi des gamines en mal
d’aventures passionnantes…
Et je me dis aussi que je connaissais bien
Noémi et qu’il sera toujours assez tôt pour avertir les gendarmes quand j’aurai
trouvé le style de jeu qui aurait pu l’attirer. Bien sûr, j’ai un doute sur la
réussite de mon plan, je me rends compte du caractère aléatoire de cela, mais
je pense aussi que si quelqu’un peut obtenir un résultat en ce domaine, c’est
bien moi. À supposer que la piste des jeux d’aventure soit la bonne… Alors je
cherche.
Il doit être environ neuf heures du soir
quand je suis interrompu par un appel. C’est Nour.
D’emblée, elle cadre la conversation :
« Je viens prendre de vos nouvelles, comment allez-vous ? Vous vous
remettez bien ? Vous ne souffrez pas trop ? » Je lui réponds sur
ce ton et ça dure comme ça quelques minutes, puis je n’y tiens plus et lui
demande où en est l’enquête, avance-t-elle ? Elle dispose peut-être
d’éléments nouveaux puisqu’elle a été dépêchée à Paris pour cela… Sa réponse me
surprend :
– Ah non, pas du tout ! Je suis juste en
stage de perfectionnement, je n’ai plus rien à voir avec votre affaire, et même
si j’étais autorisée à le faire, je n’aurais rien de plus à vous dire.
– Mais je croyais que le commandant Léger…
Enfin, il m’a bien dit que vous étiez à Paris pour enquêter !
– Il vous a dit ça ? Rien à voir, en
fait, il a dû vouloir vous rassurer, peut-être pour éviter que vous vous mêliez
de l’affaire… Non… (hésitation de sa part) mais peut-être qu’il ne tenait pas à
m’avoir dans les pattes. Parce que… j’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas
trop que… je m’intéresse à vous… enfin, je veux dire, à votre cas.
– Il vous a éloignée, c’est ça ?
– Écoutez… je ne sais pas si je peux aller
jusque là… En tout cas, il voyait bien que j’étais très accrochée, très
désireuse de trouver qui avait fait ça ! Donc, j’aurais pu l’aider…Et puis
non. Je l’avoue, j’ai regretté. D’ailleurs, je n’ai pas complètement laissé
tomber.
– Que voulez-vous dire ?
– Ah, je ne sais pas si je dois vous en
parler, mais bon, vous êtes la seule personne qui a l’air de s’en soucier
vraiment, finalement ! La vérité, c’est que je fais des recherches en
sous-main, pour moi, pour en avoir le cœur net. Je suis bien placée pour ça,
mon stage concerne la quête d’info sur Internet. Et j’ai trouvé des choses en
comparant les modes d’action de crimes comparables. Il n’y en a pas beaucoup
qui soient semblables, très peu, et tous présents dans deux régions seulement
(son débit s’accélère, on sent qu’elle est à son affaire). Même processus, même
absence de traces, même type de victimes, etc. Donc j’ai trouvé ça mais le
commandant a dû le trouver aussi, bien sûr, ce n’est sûrement pas une
découverte exceptionnelle… (tout en parlant, elle s’était emballée, elle ne
retenait plus son débit, mais maintenant elle se tait un long moment). Mais je
ne vous en dirai pas plus, je vous en ai déjà trop dit.
– Peut-être, mais ça vous mène où ?
– Eh bien… il suffirait de se rabattre sur
ces deux zones, enfin ces trois zones en comptant Pannay, pour tenter de situer
un personnage qui a bougé de là à là, puis de là à là, au cours de la période
envisagée. Car il y a de fortes chances pour que ce soit le même type.
– Bon. Mais on peut penser que c’est ce que
Léger va faire.
– C’est probable. En tout cas s’il a fait la
recherche.
On arrive à de l’inconnu, on ne peut pas
aller plus loin dans ce sens, alors je change de sujet et je lui raconte
l’histoire du pull et de la veste grise, comme quoi Noémi a mené sa mère en
bateau. Mais là, elle décroche, elle doit penser que la conversation va trop
loin, elle me dit : « Très bien, je vois que ça avance. Allez
reposez-vous, je vous rappellerai de temps en temps pour prendre de vos
nouvelles. Bonsoir ! »
Je suis à la fois content qu’elle m’ait
appelé et un peu déçu du peu de contenu personnel échangé entre nous. Quant à
l’affaire elle-même, ce qu’elle m’a appris est intéressant mais pour ce qui me
concerne, ça ne débouche sur rien qui m’aide à comprendre. J’en reste à ronger
mon frein.
Je reviens donc à l’avenir immédiat,
c’est-à-dire au service funèbre de demain matin. Et là, je retrouve la
prière.
–oOo–
19
Une arrestation
Ma conversation d’hier soir avec Nour m’a
laissé une impression bizarre. Cela m’a tenu éveillé une partie de la nuit.
J’ai eu le sentiment qu’elle était juste un peu trop déconnectée de l’affaire
du meurtre de Noémi. Cela venait du ton, en quelque sorte évasif, du moins à un
moment précis, mais je n’arrive pas à me souvenir duquel. C’était comme si
certaines considérations évidentes ne lui venaient pas à l’esprit. Néanmoins,
je dois reconnaître qu’elle s’accroche, avec son histoire de tueur en série, et
que cette piste paraît très sérieuse.
Mais je me rends compte que cette inquiétude
ne me mène nulle part, du moins tant que je n’aurai pas à nouveau l’occasion
d’en parler avec elle. Pour le moment, en ce mercredi matin, ce qui compte
avant tout, c’est le service qui va se tenir au temple, le culte d’action de
grâce pour ma petite catéchumène.
Lorsque Jonathan, mon jeune collègue de la
ville voisine, me rend visite, il est presque quinze heures. Je me demandais
depuis près de deux heures ce qu’il fabriquait ! Le culte aurait dû se
terminer depuis longtemps, ainsi que l’inhumation au cimetière. J’ai tout de
suite compris, à le voir, que quelque chose d’anormal s’était passé.
D’habitude, c’est un garçon tranquille, posé, assez sûr de lui dans sa
trentaine sportive, pas le genre à s’émouvoir facilement, or là, il a l’air de
ne plus savoir où il habite !
Il est à peine entré que je me rends compte
de cela et que je l’interpelle sans attendre :
– Eh bien alors ? Ça s’est mal passé, ce
culte ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Il ne répond pas tout de suite, il vient
s’asseoir près de mon lit tout en faisant des gestes destinés à me calmer. Avec
son allure dégingandée et sa boule de cheveux carotte tout ébouriffée, il
ressemble à un pantin monté en graine. Mais il retrouve enfin la parole :
– Non, ce n’est pas ça, c’est pas le culte,
le culte s’est bien passé, enfin si on veut, c’était très tendu, l’assemblée
était saisie par l’émotion à un point… tu peux t’imaginer. Mais tout s’est
déroulé normalement, et les jeunes ont été parfaits, très dignes, très
concentrés. Ce qu’ils ont dit a beaucoup porté, c’était vraiment un beau
moment, on te donnera leur texte, tu verras. Et au cimetière, pareil, beaucoup
d’émotion, des pleurs, des gémissements, mais rien de plus, la famille a été
admirable de dignité, ce sont vraiment des gens bien. Non, ce qui a fait tout
déraper, c’est qu’à la sortie du cimetière, les gendarmes étaient là…
– Comment ça ? Qu’est-ce qu’ils
faisaient là, ceux-là ?
Il prend un temps, sans doute pour ménager
ses effets, et il lâche :
– Ils venaient arrêter un certain Lehobereau,
je crois que c’est le facteur. Là, devant tout le monde. Le chef a demandé aux
gens de s’arrêter, de rester à l’intérieur, et quand tout ces gens ont été
massés là – ça a pris du temps – tous se regardaient les uns les autres en
s’interrogeant, il a demandé s’il y avait parmi eux un certain Lehobereau
Julien. Il y a eu un silence et ce bonhomme s’est fait un chemin au travers de
la foule et il a dit : « C’est moi, qu’est-ce que vous me
voulez ? » Il semblait stupéfait. Mais le chef, je crois qu’il
s’appelle Léger, un grand type à l’air sévère, a répondu à haute voix, de
manière à être bien entendu par tout le monde : « Je vous arrête pour
le viol et le meurtre de la jeune Retailleau Naomi. »
– Quoi ? Mais comment ça ?
– Eh bien il n’a rien dit de plus. J’ai juste
été étonné de la façon dont ça s’est passé, pourquoi là ? Pourquoi à ce
moment-là ? Ça me paraît fou… Et donc, avant que cet homme ait pu dire
quoi que ce soit, deux gendarmes l’ont attrapé et lui ont mis les menottes.
Lui, il était sonné, la bouche ouverte, il n’a rien dit, les yeux ronds comme
des billes il fixait le chef, à la fois interrogatif, scandalisé, comme s’il se
demandait pourquoi on lui faisait des méchancetés. Bref, ils l’ont embarqué.
Après ça, je te raconte pas l’ambiance. Les
gens étaient comme fous, ils criaient, ils injuriaient les gendarmes, certaines
sanglotaient… Je n’arrivais pas à les disperser, ceci malgré l’aide de quelques
conseillers, les presbytéraux comme les municipaux… Quant à la famille… Comment
te dire… Je ne peux pas, c’était pitoyable, les gens les avaient oubliés. Eux,
ils se tenaient dans leur coin, serrés les uns contre les autres, paniqués,
abasourdis. Heureusement, le père s’est repris et il a emmené son monde sans
dire un mot à personne. Et puis voilà, au bout d’un moment, j’ai abandonné,
j’ai récupéré les jeunes et je les ai ramenés chez eux. Ils sont restés
silencieux, les uns comme les autres, choqués, mais que leur dire ?
Quand Jonathan est reparti, je suis resté
encore longtemps éberlué par ce qu’il venait de me raconter. Comment cela
était-il possible ? Toute sorte de questions se mêlaient dans mon esprit.
Comment Léger avait-il osé organiser ce cirque ? Dans quel but ? En
espérant obtenir quoi ? Et pourquoi Lehobereau ? Sur quelles preuves,
ou même sur quels indices ?
Je n’y comprenais rien. Lehobereau ne pouvait
pas être l’assassin puisque celui-ci roulait dans une grosse voiture lorsqu’il
avait tenté de me tuer. D’autre part, on m’avait raconté qu’il avait pu avertir
les secours juste après le départ de cette voiture…
Ceci dit, je devais convenir que je l’avais
pourtant inscrit moi-même sur ma liste des suspects potentiels. Mais, je
pouvais le reconnaître maintenant, cela n’avait été pour moi qu’une façon de me
montrer systématique, sans croire vraiment à cette possibilité concernant le
pauvre facteur.
J’en étais là quand Léger est entré dans ma
chambre.
– Bonjour Monsieur le pasteur, me dit-il
tranquillement en prenant place sur la chaise la plus proche, je suppose que
vous avez été tenu au courant des événements de la matinée ? Bien sûr.
Votre jeune confrère vous a sans doute fait son rapport.
Tout à ma surprise, je lui dis
sèchement que pour un pasteur, on ne dit pas « confrère », mais
« collègue ». Ça le fait rire. « Noté », me répond-il. Et
il ajoute : « Écoutez, il va nous falloir nous entendre, tous les
deux. J’ai beaucoup à vous dire, et surtout à vous demander. Je suppose que
vous êtes en rogne contre moi mais il va falloir passer par-dessus tout ça.
Croyez-moi, je n’ai pas agi sans de bonnes raisons. »
Et il me les détaille.
–oOo–
20
Comme dans un rêve
Le soir n’était pas loin en ce mercredi
après-midi. J’attendais avec impatience, non sans méfiance, ce que le
commandant Léger voulait me dire. Et me demander. Je ne voyais pas ce qu’il
pouvait attendre de moi.
J’étais particulièrement fâché contre lui à
cause de la façon dont il avait mené cette arrestation du facteur. Je n’en
voyais pas la raison. Mais il avait bien compris cela. C’est pourquoi il m’a
demandé un peu de patience tout en s’asseyant sur la chaise que Jonathan venait
de quitter. Puis il a commencé :
– Voyez-vous, Monsieur le pasteur, tout n’est
pas rose dans la vie d’un enquêteur de la gendarmerie. On a la hiérarchie
au-dessus de soi d’un côté, et le public autour de soi de l’autre côté. On ne
peut rien faire sans qu’un minimum d’accord, de soutien, si vous préférez, vous
vienne des deux côtés. Or je commençais à manquer de ce soutien. La population
locale s’impatientait, elle trouvait que nous manquions de résultats. Elle
commençait même, du moins chez certains non dépourvus de poids, à soupçonner
que nous faisions traîner volontairement cette affaire au nom de je ne sais
quel intérêt supérieur. Nous obéissions à des intérêts obscurs touchant des
gens de la haute. Complotisme et compagnie…
– Alors c’est Lehobereau qui en a fait les
frais, si je comprends bien !
– Pas du tout, pas du tout. Du moins, si vous
y tenez, en partie seulement. Pour le côté spectacle. Il me fallait ça. Les
gens ont été choqués, mais au moins, ils ne peuvent plus dire que nous lambinons.
C’était le but. J’ai joué la partie dans les deux directions, voyez-vous, du
côté de la hiérarchie puisque j’ai des résultats, et du côté du public puisque
il a eu son cinéma.
– Oui, mais Lehobereau !
– Lehobereau est notre coupable,
pasteur ! Je n’ai pas fait tout ça sans en être certain, croyez-le bien.
– Alors là ! Je ne vois vraiment pas
comment ! Lehobereau n’a pas de voiture ! Il n’a pas pu me tirer
dessus, voyons !
– Lehobereau n’a pas de voiture, ni grosse,
ni noire, en effet. Et pourtant il vous a tiré dessus.
– Alors expliquez-moi comment il a
fait !
– C’est très simple, il n’y a jamais eu de
voiture. Lorsque j’en suis venu à me dire cela, j’ai tout compris. Je reviens
d’une perquisition chez Lehobereau, j’y ai trouvé une pile de romans policiers
du genre thriller qui a fini de me convaincre, je vous dirai pourquoi, mais
bien sûr, il faut que je vous explique le coup de la voiture absente ?
Je commençais en effet à brûler d’impatience,
voire d’énervement à ce sujet. Enfin ! J’étais le premier à pouvoir
assurer qu’il y avait bien eu une voiture, d’où on m’avait flingué, en
plus ! Mais Léger me regardait en souriant.
– Écoutez, Duthilleul, je ne mets pas votre
sincérité en cause, croyez-le bien, mais la vérité, c’est que votre histoire de
voiture ne tient pas. Vous l’avez rêvée…
Là je suis resté bouche bée, incapable de
sortir un mot.
– Souvenez-vous. Vous prenez une balle dans
le corps, vous tombez dans une sorte de coma. Vous n’avez pas eu le temps de
voir qui a tiré. Bien. On vous emmène à l’hôpital où on vous opère, toujours endormi. Vous vous réveillez des
heures plus tard, gorgé de médicaments, sans savoir ce qui vous est arrivé, et
vous apprenez qu’on vous a tiré dessus. Comment ? Vous ne savez pas, vous
ne vous souvenez de rien. Alors il vous vient une image, celle qui provient
probablement de quelque film, ou téléfilm policier qui traîne dans votre
subconscient, je n’en sais rien. Vous êtes encore dans les vapes, mon vieux, à
ce moment là, et cette scène, vous en avez été témoin, vous l’avez vue, donc
vécue, vous y étiez, pour vous c’est l’évidence même, c’est votre
histoire ! Et donc le contenu de votre témoignage…
En voyant ma bobine, il s’arrête de parler et
me sourit. C’est que je dois avoir l’air complètement abasourdi. Je ne parviens
même pas à sortir un mot. Complètement déboussolé. Et plus le silence se
prolonge, plus je commence à me dire que son histoire se tient. Ou en tout cas
qu’elle peut être crue par n’importe quelle personne qui l’entendrait, par
exemple au cours d’un procès.
Léger a sans doute bien suivi ce cheminement
de ma pensée. Il estime probablement être parvenu à me faire douter, alors il
reprend :
– Comprenez bien que je ne vous accuse de
rien. Vous étiez sincère. Sincère, mais dans l’erreur. Il faut maintenant que
vous en conveniez. Car au pire, vous ne pouvez pas soutenir que ce que je dis
n’est pas plausible. Tout autant plausible que votre histoire de voiture noire.
Que l’on n’a jamais retrouvée, et qui n’existe probablement pas. Non, les faits
sont tout autres : vous marchez sur le trottoir, vous sentez que quelqu’un
vous suit, vous vous retournez pour voir qui c’est et vous le faites juste au
moment ou cette personne vous tire dessus. C’est ce mouvement brusque qui vous
sauve la vie. Vous vous écroulez alors sans avoir eu le temps de reconnaître
votre assassin. Et celui-ci empoche son pistolet et vient vous secourir en bon
Samaritain qu’il est. Puis il appelle les gendarmes. Point. Dans ce rôle, vous
verriez qui d’autre ?
– Vous avez interrogé les joueurs de
poker ? Pourquoi pas d’un d’eux ?
– J’ai interrogé les joueurs de poker. Comme
vous le savez sans doute, seul Beaurobert, le marchand de grain, aurait pu
correspondre au genre de types que nous avions en vue. Il est hors de cause,
j’ai des témoins. Fiables.
Entre temps, je commençais à reprendre le
dessus sur mon indécision :
– Tandis que pour Lehobereau, vous n’avez
rien ! Seulement votre intime conviction. Parce que moi, je ne vois rien à
son sujet. Je ne vois qu’une chose, c’est ma déposition. Sans elle, vous avez
un Lehobereau présent sur chaque scène de crime et seul à avoir pu me tirer
dessus. Avec elle, vous avez un autre tireur à chercher. Et si je comprends
bien, vous n’avez que ceci : le contenu de ma déposition serait le
résultat du rêve d’un type drogué et affaibli. Bref, tout dépend de savoir si
je la maintiens, ma déposition !
– N’en soyez pas si sûr. Que vous la
mainteniez ou non, elle reste sujette à caution. Votre histoire de grosse
voiture est la seule pièce du dossier qui ne tient pas. Lehobereau est le
coupable de viol de mineure, de deux meurtres et d’une tentative de meurtre. Et
je ne vous ai pas encore tout dit, le concernant.
Et il se met à le faire.
–oOo–
21
Une perquisition
À peine le commandant Léger commence-t-il à
me raconter ce qu’il a appris au sujet du facteur, que son élan est coupé par
l’arrivée du repas du soir. Mercredi : endives à la Béchamel… La
fête ! Léger me regarde manger ce délice avec quelque chose comme de la
pitié dans le regard, ce dont je lui sais gré.
Ma gelée de pruneau achevée, il reprend sans
autre :
– Je vous disais donc que j’ai fait une
perquisition chez Lehobereau. Instructif, je peux vous le dire. D’accord, je
n’ai pas trouvé l’arme, mais ce n’est pas surprenant, il a pu s’en débarrasser
n’importe où, on la trouvera. En revanche, je suis tombé sur une mine de romans
d’aventure, de policiers, de thrillers du genre extrême. Le bas de gamme, à
vrai dire, côté littérature, mais du violent, de la cruauté, du sadisme, sans
parler du sexe, bien sûr. Et là, j’ai le coup de chance, je tombe sur un volume
particulièrement abîmé, manifestement souvent manipulé, souvent lu et relu. Je
me suis dit qu’il valait le coup de m’y mettre et j’ai commencé à le lire.
C’est l’histoire d’un violeur qui défie toutes les polices des États-Unis. Sa
particularité ? Il ne laisse aucune trace de son passage… Vous
voyez ? Je ne suis pas allé plus loin, je suppose qu’à la fin il se fait
prendre mais peu importe, car ce qui m’a donné enfin la clé, c’est qu’on y
raconte comment il fait, ce type, pour ne rien laisser de derrière lui :
il nettoie méticuleusement sa victime ! Pas un pouce de peau, pas un
repli, pas un cheveu n’est laissé souillé, pas un poil tombé n’est abandonné.
C’est un maniaque. Et bien sûr, avant de quitter les lieux il fait de même avec
tous les endroits qu’il a pu toucher. Vous comprenez ?
Je comprends très bien. Léger tient en main
toutes les preuves nécessaires. Non seulement le coupable, mais les moyens dont
il s’est servi. Il suffit maintenant de savoir comment il a fait pour amener sa
victime à l’endroit exact qu’il avait choisi pour agir. Et là, c’est l’histoire
de la mission dont Noémi se croyait investie. Il a dû lui raconter des craques
assez crédibles pour qu’elle les gobe, la pauvre gamine. Et je me dis que ça
devait avoir à faire avec l’Église, avec la religion, puisque cela la menait à
la sacristie.
Léger m’avait concédé un temps de silence
afin que je m’imprègne de tout ce que sa découverte implique, mais il
reprend :
– Vous voyez ? Vous me demandiez en
quelque sorte des preuves de ce que j’avançais, je suppose que celle-ci vous
suffit ? Vous comprenez donc, je suppose, que votre histoire de voiture
noire ne tient pas ? Désolé, mais je vous ferais remarquer que tout cela
vous met totalement hors de cause, ce qui n’était pas le cas jusqu’à
maintenant.
– Je suis bien obligé de le reconnaître… Mais
Lehobereau… Jamais je n’aurais cru ça de sa part. Je ne serai pas le seul à
tomber des nues quand cela sera diffusé.
– Eh oui, eh oui, on ne sait jamais vraiment
à qui on a affaire. Mais bon, il va quand même falloir aller plus loin, trouver
tout ce petit matériel de nettoyage dont le facteur s’est servi, cela mettra
complètement fin à cette histoire. Nous allons nous y employer, croyez-le bien.
Et là-dessus, il me fait un grand salut plein
d’ironie, et il s’en va.
Je me rends compte alors de ceci : il ne
m’a pas interdit de parler de tout cela à quiconque. C’est surprenant. C’est un
peu comme s’il espérait que je le fasse, mais dans quel but ?
Raconter quoi, d’ailleurs ? Je suis
moi-même un peu perdu, j’ai besoin de faire le point. Je vais m’y employer.
Donc, si je comprends bien, Lehobereau est pris
du désir de violer Noémi, qu’il rencontre souvent dans les alentours du
collège. Ça lui vient d’où, ce désir ? C’est nouveau, pour lui, ou bien
est-il coutumier du fait ? Est-il un violeur en série ? Toujours
est-il qu’il est fasciné par ce genre d’histoires où se mêlent sexe et violence
extrême. Cela, on le sait à cause des thèmes de ses lectures. Voilà déjà une
chose difficile à avaler quand on a croisé le bonhomme pendant des années,
pourtant il le faut bien…
Le voilà donc qui prépare méticuleusement son
crime en suivant, semble-t-il, le mode d’emploi que lui livre un de ses romans
noirs. Il s’équipe, et peut-être même répète-t-il, le soir, chez lui ? Là,
je m’en rends compte, je me livre à mon imagination, j’essaie de suivre le
déroulement de ses actes mais je n’arrive pas à le voir comme quelqu’un qui
serait sûr de lui, ça ne colle pas avec son genre de personnage.
Ensuite, ou en même temps, il aborde la
petite et il lui confie une mission qui a pour lui l’avantage de la mener au
moment et au lieu choisis par lui pour la violer en toute tranquillité.
Apparemment, elle accepte, elle y est même à fond si l’on en croit le
témoignage de ses copines. Mais quel genre de mission pourrait convaincre ainsi
une gamine que je connaissais bien, que j’aimais bien, et qui était tout sauf
délurée. Elle était l’image même de la fille sage, Noémi, il fallait donc que
cette fameuse mission lui soit apparue comme absolument vitale ! Autrement
elle en aurait parlé à sa mère, ou même à moi. Or à la place, elle met toute sa
confiance dans qui ? Le facteur ! Un brave homme de facteur pas trop
futé, du moins apparemment… Mais qui la rejoindra le lundi, la violera,
l’étranglera et fera disparaître tranquillement toutes les traces de ses actes.
Ça ne colle pas. Je suis désolé mais ça ne
colle pas. Mais ce n’est pas fini : après ça, il comprend que la pauvre
Gilberte Bernaudeau a surpris Noémi au moment et à l’endroit où elle n’aurait
pas dû se trouver, elle le lui apprend innocemment, et elle ajoute qu’elle m’en
a parlé. Elle avait toujours besoin de parler à quelqu’un, la pauvre, et elle
n’avait pas beaucoup de chances de le faire. Résultat, il se rend compte du
danger que cela représente pour lui, il suffirait qu’on l’ait vu parler à la
petite et qu’on fasse le lien, alors il me tire dessus en plein jour et il tue
la pauvre vieille. Trois meurtres ou tentative de meurtre, les deux dernières
fois sans trop de raison. A-t-il commencé à perdre ses nerfs à ce moment là ou
est-il au contraire très sûr de lui et décidé à mettre toutes les chances de
son côté quoi qu’il en coûte ?
Mais le téléphone sonne, et la conversation
qui s’ensuit va ajouter encore à ma perplexité.
–oOo–
22
Les lectures du facteur
Ce mercredi n’en finit pas. Pour assurer les
soins et les repas, le personnel de l’hôpital a tout juste le temps de se
faufiler entre visites et conversations téléphoniques ! Je pensais
recevoir des appels venus de la paroisse, mais les fidèles ont dû se
recroqueviller chez eux après le coup de tonnerre de l’arrestation du facteur.
Ça viendra plus tard. Non, cette fois-ci c’est mon amie Léa, la buraliste. Elle
va droit au but :
– Dis donc, Albert, on t’a raconté pour
Lehobereau ? Bien sûr, je suis bête. Ben moi j’ai pas pu aller à
l’enterrement, boulot boulot, mais on m’a raconté, tu penses. Eh ben j’en
reviens pas ! Lehobereau… Tu y crois, toi ? Moi je le vois pas faire
ça, le pauvre gars. L’est pas assez malin. Qu’est ce t’en penses ?
– Je suis comme toi, j’ai du mal à y croire.
J’avais bien remarqué qu’il était toujours là au moment où il se passait un de
ces crimes, mais il m’a fallu la visite du commandant Léger pour accepter plus
ou moins la chose. C’est cette histoire de romans noirs trouvés chez lui…
– Des romans noirs chez Julien ? Tu
rigoles ! On a trouvé ça chez lui ?
– Oui, et lus et relus, semble-t-il.
– Alors là, non ! J’y crois pas. Julien
Lehobereau ? On parle bien de lui ? Mais Julien, il a jamais lu un
livre depuis qu’il est sorti de la communale ! Julien, sa seule lecture
c’est le journal à la page des courses. Ou l’adresse marquée sur le courrier
qu’il distribue. Et ça je peux te l’assurer, mon petit. Tiens, un jour je lui
dis, pour blaguer : « Dis donc Julien, tu lis quand même le reste du
journal ? » « Non, qu’il me fait, j’aime pas lire, ça sert à
rien, c’est que des conneries, j’ai autre chose à faire, sauf quand y a des
élections pasqueu là, je lis leur page, à chacun, avant d’aller voter, faut
bien se renseigner. »
Il y a eu un silence. Elle devait attendre
une réponse de ma part, mais j’étais trop stupéfait pour réagir immédiatement.
– Allo ! T’es là ?
– Oui, excuse-moi. Tu es sûre de ce que tu
dis ?
– Et comment ! Tu parles, si j’en suis
sûre. Julien Lehobereau n’a jamais lu un roman noir, mon pauvre, il est bien
trop couillon pour ça. Écoute, je le connais, depuis le temps. Julien, c’est
les courses, le loto, les gauloises brunes sans filtre et parfois un magazine
porno, si tu vois. Et ça m’étonnerait qu’il lise le texte… Conversation zéro,
sauf pour le foute. Tiens, va demander à Gaétan, le patron du Café des Sports.
Ah oui, c’est vrai, t’es pas encore sorti. Demain j’y ferai un tour, je lui
poserai la question. Je te rappelle, porte toi bien, fais pas l’andouille.
Et elle raccroche.
Ouf… elle a un de ces débits, la Léa ! ça
saoule. Il me faut un moment pour atterrir. Mais je dois reconnaître qu’elle
n’est pas idiote, loin de là, et que je l’ai toujours connue digne de foi.
Derrière la faconde parigote, c’est du solide. C’est du moins l’expérience que
j’ai des nombreuses circonstances à propos desquelles nous avons pu discuter.
Je l’ai toujours connue pertinente. Et c’est bien ce qui m’embête aujourd’hui.
Donc, si je l’en crois, Lehobereau n’a jamais
lu un livre, encore moins un roman noir. Dans ce cas, d’où est sortie cette
littérature nauséabonde trouvée par Léger à son domicile ? La réponse à
cette question ne peut être que celle-ci : quelqu’un d’autre les a mis là
pour le faire accuser. Quelqu’un, donc, qui savait que Léger allait l’accuser…
Mais ma journée d’enquêteur n’était pas
terminée car la sonnerie du téléphone a interrompu ma réflexion. Je réponds et
j’entends la voix désormais roucoulante de Maître Le Meur. Allons bon !
Que me veut-elle, celle-là ?
– Bonsoir, cher ami, me dit-elle tendrement,
comment vous sentez-vous ce soir ? Mieux ? Je l’espère. J’ai besoin
de m’entretenir avec vous. Vous avez sans doute appris ce qui s’est passé au
cimetière de Pannay ce matin ? Je n’y étais pas, mais le commandant Léger
m’a appelée avant de repartir pour la BAC de Poitiers, mission terminée.
C’était pour me tenir au courant. Je crois bien qu’il a un petit penchant pour
moi, celui-là. Mais enfin, il tenait à me faire savoir que mon cher client,
vous-même, étiez mis désormais hors de cause. C’est une excellente
nouvelle ! Et je tenais à la partager avec vous au plus vite.
Félicitations, mon cher !
– Merci, Maître.
– Je vous en prie, appelez-moi Corinne, nous
sommes amis !
– Eh bien je vous remercie… Je dois dire que
cela me rassure, je me sens un homme libre, sauf sur le plan médical,
évidemment, mais on me dit que je me rétablis rapidement.
– C’est que vous êtes une bonne nature !
– Euh… oui, peut-être. Dites-moi, il y a un
détail qui me travaille, dans cette histoire : c’est bien vous avez mis
Léger au courant à propos des dires de Madame Bernaudeau au sujet des curieuses
déambulations de la future victime ?
– De Madame Ber…naudeau ? Ah oui !
Oui, c’est bien moi, vous pensez bien que j’avais hâte de déposer cet éléments
au bureau des enquêteurs. Cela pouvait orienter leur questionnement.
Tu parles, je me dis, tu voulais surtout te
faire bien voir du commandant, d’autant qu’à ce moment-là tu me
détestais ! Toutefois, je lui réponds poliment sans rien lui révéler de
plus :
– Tout à fait. Mais je ne sais pas s’ils ont
suivi cette piste.
– Moi non plus, à vrai dire. Eh bien je vais
vous quitter, cher ami. J’espère avoir le plaisir de vous voir libre de
nouveau. Quand vous sortirez de hôpital ?
– Bien entendu. À bientôt.
Je dois avouer que comme hypocrite je me pose
là ! Mais sait-on jamais, cette enjôleuse pourra peut-être me faire
connaître des éléments qu’elle aurait grappillés chez Léger ? Ceci dit, je
me suis bien défendu, je trouve, je ne lui ai rien lâché, ni au sujet de mes
doutes concernant Lehobereau, ni de l’histoire de la mission dont Noémi se
croyait investie. Qui sait ce qu’elle en aurait fait ?
Mais assez : je penserai à tout cela
plus tard, le moment doit rester consacré au souci que j’ai porté toute la
journée, en retrait de ces affaires de police : la famille de Noémi. Je
comprends qu’il n’est pas séant pour moi de les appeler compte tenu de la
teneur de nos derniers entretiens, mais il me reste la prière et je vais m’y
consacrer. Non sans y ajouter ce pauvre Lehobereau, coupable ou non… Surtout
coupable.
Ceci fait je me couche et tombe dans le
sommeil à la façon d’un plomb dans l’eau.
–oOo–
23
L’assassin
Ce jeudi commence par une visite du médecin
plus fouillée que d’habitude, à la suite de quoi il m’annonce que tout va bien,
qu’il n’a plus besoin de m’avoir à sa disposition et que le mieux que j’aie à
faire, c’est de rentrer chez moi le plus tôt possible, qu’il a besoin du lit.
« Vous sortez cet après-midi, mon vieux », me dit-il avec cette
fausse sévérité qui le rend si sympa. Puis il ajoute : « Seulement,
il va falloir vous faire aider, pas question de forcer quoi qu’il arrive, je
n’ai pas envie de vous retrouver avant, disons, une quinzaine de jours. Et
d’ici là vous êtes en arrêt de maladie, je vous le rappelle. Pas d’excès de
zèle, hein ! Tenez, vous devriez vous installer ailleurs que dans votre
presbytère, trouvez-vous une bonne poire qui vous héberge, vous devez avoir ça
dans votre carnet d’adresse ! » Là-dessus, il s’en va en rigolant.
Bon. Eh bien c’est plutôt une bonne nouvelle…
Oui…? Alors pourquoi ça ne me réjouit pas autant que j’aurais cru ? Eh
bien oui, je vois bien pourquoi. Sortir de l’hôpital, parfait, pouvoir bouger,
circuler, d’accord, mais quitter aussi le presbytère, ça ne m’arrange pas.
C’est qu’à l’hôpital, malgré mon immobilisation, je restais au centre de
l’affaire, et en un sens j’étais autonome. Ç’aurait aussi été le cas au
presbytère, avec en plus la possibilité de recevoir ou de visiter les gens sans
aucun contrôle. Tandis que m’incruster chez quelqu’un… Non, à première vue cela
ne me paraît pas possible. Il va falloir que je réfléchisse à la question. Pour
le moment, en tout cas, je vais rentrer au presbytère le plus discrètement
possible.
La matinée se passe tranquillement en soins
et conseils divers, nombreuses recommandations, démarches, ramassage de mes
affaires, visites aux malades voisins, salutations, etc. Personne ne m’appelle,
comme si les gens savaient que j’étais occupé à autre chose qu’à discuter
paroisse ou assassinats avec eux.
Et me voilà enfin de retour à la maison. Je
me réinstalle, je me pose un moment pour dépouiller mon courrier personnel,
d’ailleurs sans intérêt (le courrier professionnel a été traité par Josette, la
présidente, ou par mon collègue Jonathan). Je laisse un message à mes enfants
et je passe un coup de fil à l’ami Pascal, dit Gros-Gibus, charcutier et
traiteur, pour qu’il me livre de quoi me nourrir jusqu’à demain, il ne dira à
personne que je suis rentré. Après son divorce, j’ai témoigné pour lui afin
qu’il bénéficie de la garde partagée de ses enfants : depuis, entre nous
c’est à la vie à la mort !
Ceci fait, je m’installe avec satisfaction
dans mon fauteuil, un verre de blanc sec à la main, et je me replonge dans
l’affaire du facteur accusé de meurtre.
Je repasse tout ce que je sais de cette
histoire. Elle commence au moment ou la petite Noémi se met à accomplir ″une
mission secrète″, ce qui va la mener à la mort. Elle se termine pour le
moment quand quelqu’un place une collection de romans noirs chez le facteur. Quelqu’un
qui sait que ce dernier sera arrêté incessamment…
Et je me dis : qui sait cela sinon
celui-là même qui va arrêter le facteur ? Et qui a l’autorité suffisante
pour entraîner une gamine dans une sombre histoire de mission secrète ?
Quelqu’un en qui une petite campagnarde aura toute confiance.
Et encore : qui sait que la vieille
Germaine raconte des choses gênantes pour le meurtrier ? Trois
personnes : Maître Le Meur, le commandant Léger et moi. Du coup on tente
de me tuer et on tue Germaine. Qui, Le Meur ou Léger ! Lequel des deux est
susceptible de viol suivi de meurtre d’une adolescente ? La réponse est
claire.
Il me reste juste à savoir si Léger dispose
d’une grosse voiture de couleur sombre. Ça reste à vérifier mais ça ne fait
aucun doute pour moi.
Enfin, qui éloigne le sergent Si-Mohamed, ma
copine Nour ? Le même. Et là, une question s’impose à moi : avant de
l’éloigner, Léger l’a-t-il informée du récit de la vielle
Germaine concernant les déambulations de Noémi ? Je parie que non. D’ailleurs,
je vais appeler la jeune femme pour m’en assurer.
Voilà donc tout ce que je sais, et voilà où
cela me mène : je sais qui est l’assassin.
Et là, je me rends compte de la difficulté
devant laquelle je me trouve : l’assassin, c’est l’enquêteur, celui qui a
toutes les cartes en main…
Et il me vient alors à l’idée qu’il peut se
douter que je sais, et que je suis seul à savoir. Autrement dit, dès qu’il
apprendra que je suis sorti, je dois m’attendre à sa visite… armée.
Ouais, je vois que ce n’est pas seulement pour
mon bienêtre qu’il me faut quitter ce
presbytère sans tarder…
Là-dessus, Pascal se pointe et m’amène de
quoi tenir un siège pendant une semaine ! Comme j’ai une petite faim,
malgré tout, je m’octroie un bon casse-croûte. Puis j’attends avec impatience
le moment où Nour doit être libérée de son boulot et je l’appelle sur Skype.
Elle répond aussitôt, et sans attendre, dès après le « Bonsoir, comment ça
va ? », je lui pose cette question : « Dites-moi, c’est
important, avant de vous envoyer à Paris, Léger vous a-t-il parlé des dires de
Madame Bernaudeau concernant les bizarreries de la petite Noémi ? »
Elle me répond que non, bien sûr, au sujet de la pauvre Germaine elle n’a
appris que sa mort suspecte, et cela par le journal. Cette réponse finit de me
convaincre. Si Léger a éloigné la sergente, c’est uniquement pour qu’elle ne
conçoive aucun doute sur sa façon de mener l’enquête.
Sûr de cela, je décide de mettre Nour au
courant de toute l’affaire, depuis les déambulations de Noémi jusqu’à
l’arrestation du facteur. Et bien sûr, je lui livre les conclusions que j’en ai
tirées.
Elle m’a écouté en silence jusqu’au bout.
Quand j’ai terminé, elle dit juste « D’aaacord ! » puis elle
reste un moment silencieuse. Elle est toujours aussi jolie. Enfin, elle
ajoute : « Ce que vous me dites ne me surprend pas, je suis arrivée à
la même conclusion. Voyez-vous, je recherchais un tueur en série et je l’ai
trouvé. C’est Léger. Les viols suivis d’assassinat dont je vous parlais,
présentant les mêmes caractéristiques, ont été commis au cours des temps dans
les régions et dans les périodes où il était en fonction. Le seul dans ce
cas. »
Elle ajoute : « Tu es en danger, il
faut te cacher. »
–oOo–
24
Nadjat
Vendredi matin, je me réveille dans une
chambre inconnue. C’est manifestement celle d’un jeune, peut-être d’un
étudiant ? Qu’est-ce que je fais là ? Puis je me souviens. Je suis
dans un appartement, dans une petite cité HLM des confins de Pelle, la ville
voisine, à côté d’une supérette. Et tout me revient.
Hier soir, sur Skype, Nour me conseillait de
me cacher, de préférence dans un endroit difficile à imaginer pour l’assassin.
C’est-à-dire pour le commandant Léger ! Cela fait, me disait-elle, nous
pourrions aviser, concevoir un plan destiné à faire éclater la vérité. J’étais
d’accord mais n’avais aucune idée qui soit praticable. Elle si, après
réflexion.
Sa mère. Je n’avais qu’à me planquer chez sa
mère, Nadjat. La chambre d’Oussama était vide, il était en stage dans l’Hérault
pour un mois. Qui pourrait imaginer que le pasteur de Pannay se cache dans un
trois-pièces HLM de Pelle, chez une veuve musulmane ?
J’y ai réfléchi, j’y voyais quelques
inconvénients. D’abord, dans une cité de cette nature, tout se sait, et même
brun comme je suis, je passerais difficilement pour un Maghrébin. De plus, je
serais coincé, tellement caché que je ne pourrais pas circuler…
Nour écoutait, elle semblait embarrassée,
puis un sourire bizarrement mutin est apparu sur son visage et elle m’a
regardé. Une sorte d’inspection. Enfin elle a eu un petit rire : « Le
seul Français de souche que ma mère pourrait héberger, c’est mon fiancé, venu
me rendre visite depuis Paris. J’ai terminé mon boulot ici, je rentre dimanche.
Tu ferais très bien l’affaire ! Et ce serait d’une correction indéniable,
nous serions toi et moi sous le regard bienveillant, oui, mais sourcilleux, de
toute la communauté. Barak Allah fina !*»
Je suis resté longtemps silencieux, avec sur
le visage ce qu’elle a appelé plus tard « un drôle d’air drôle. »
Elle a éclaté de rire. Je dois dire que j’étais à la fois gêné, content,
interrogateur et finalement confus. J’ai dit « Bon… Pourquoi
pas ? » Elle a rit à nouveau. Mais ce rire-là, qu’est-ce qu’il
voulait dire ?
Je n’ai pas eu le temps d’y penser car elle a
enchaîné avec toute sorte de questions pratiques dont la plus difficile
consistait à me trouver une autre voiture que celle que tout Pannay au moins me
connaissait. Sur le moment elle n’a pas trouvé et moi non plus. Mais au fond,
caché comme cela, nul besoin de voiture.
En revanche, elle m’a organisé tout un
système pour que Léger ne puisse pas trouver mon téléphone. J’allais y passer
des heures car je devais copier sur mon ordi portable toutes les données de mon
téléphone et jeter finalement celui-ci au fond du puits communal. Plus tard, sa
mère irait m’acheter un téléphone à carte.
Après quoi elle m’a laissé et a appelé sa
mère à qui elle a tout expliqué et qui a accepté de m’héberger. Puis elle m’a
rappelé : « Elle est très contente, cette histoire la passionne, mais
elle a bien compris qu’elle ne devait pas sortir de son rôle et qu’il lui
fallait en dire le moins possible. Ensuite elle m’a demandé (petit rire) si tu
es joli garçon… C’est une bonne nature, ma mère. Ne t’inquiète pas, elle
t’attendra quelle que soit l’heure de ton arrivée. »
Après avoir tout réglé, je suis donc parti
avec ma voiture, que j’ai laissée sur le parking du lycée de Pelle. Puis j’ai
rejoint à pied la cité de Nadjat, puisque Nadjat il y avait. Nous ne nous
étions évidemment jamais rencontrés.
Je trouve la cité, la bonne maison, je monte
au premier étage, je vois, simplement inscrit sur une porte :
« Si-Mohamed », et je sonne.
La porte s’ouvre aussitôt et une main me tire
à l’intérieur. C’est celle d’une petite dame rondelette habillée exactement
comme Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un soldat tué par Mérah. C’est Nadjat, et
elle est tout en rire et en paroles d’accueil en refermant la porte. Elle me
traîne jusqu’au salon, où s’aligne tout un long divan longeant un mur et elle
m’assoit dessus, devant une grande table basse où attend le service du thé à la
menthe et un plat couvert de pâtisserie au miel. Le plateau de la table est
tout en marqueterie incrustée de phrases dorées en arabe.
Nadjat a disparu en me disant
« Repose-toi, mon fils ! », ce qui n’est pas sans m’inquiéter.
J’apprendrai plus tard que c’est sa façon de s’adresser à tous les hommes plus
jeunes qu’elle. Pour les femmes elle dit « ma fille », bien sûr. Car
Nadjat est une mère. Point.
Je me suis réveillé tard, mais dès que
j’apparais, douche prise, Nadjat me fait la bise et me tire vers la cuisine où
m’attend un petit-déjeuner d’ogre. Pendant que je mange, elle me rappelle que
je n’ai pas le droit de sortir de la cité et que je m’appelle Marco. Ce que
j’ignorais jusqu’alors…
Il ne me reste plus qu’à attendre Nour, deux
jours à rester sans rien faire… Pour m’occuper, je n’ai que la conversation de
Nadjat, la télé et ma petite bible Segond écornée de partout. Je me plonge
dedans pour un petit culte personnel une fois que mon hôtesse est sortie pour
faire une course.
Lorsqu’elle revient, elle dépose devant moi
un téléphone à carte. Quand je lui demande combien je lui dois, elle me répond
qu’elle verra ça avec sa fille, qu’elle ne va pas faire payer un hôte !
Là-dessus, infatigable, elle me dit « Allez, on sort ! » et elle
m’entraîne dans la cité, c’est jour de marché, c’est moi qui porterai le
panier. À moi de devenir Marco, je suis le fiancé de Nour, comme Nadjat ne va
pas manquer de le faire savoir.
Deux jours se passent ainsi, ponctués de
coups de téléphone avec Nour. Puis c’est dimanche, elle arrive en fin
d’après-midi. La rencontre, devant sa mère toute réjouie, est un peu délicate,
nous sommes tous les deux gênés, mais Nour me demande en souriant comment j’ai
supporté sa mère et je lui réponds : « Oh très bien, elle est
tellement gentille. Elle m’a juste demandé comment je pouvais croire que Dieu
ait fait un fils, et avec qui d’après moi ? » et nous éclatons de
rire, laissant Nadjat quelque peu étonnée.
Après le souper, Elle nous abandonne le
séjour, mais au moment de nous quitter, elle nous recommande en souriant de
rester sages… Gêne de notre part !
Mais nous nous mettons au boulot, nous allons
enfin pouvoir concevoir un plan destiné à confondre Léger. Et pour commencer,
Nour achève de me mettre au courant de ce qu’elle a appris depuis vendredi.
* Que Dieu nous
bénisse !
–oOo–
25
Disparu
Hier soir, Nour et moi avions passé notre
temps à ourdir un plan destiné à confondre Léger. Ce n’était pas une tâche
facile car les preuves dont nous disposions restaient basées sur le
raisonnement plus que sur des preuves matérielles. Ce lundi matin, Nour avait
repris son service à la gendarmerie. Je l’attendais pour reprendre ce travail
avec elle.
Mais tout a été remis en question lorsque
Nadjat, la mère de Nour, est rentrée tôt des courses le journal à la main.
Elle était essoufflée, comme si elle avait
couru pour me l’amener, et à peine entrée, elle l’a jeté au milieu de la table
devant laquelle je buvais un café. En première page, on y voyait une photo du
presbytère protestant de Pannay surmontée de ce titre : « Le pasteur a disparu ! », et
en sous-titre : « Une absence
qui pourrait tout remettre en question ? ». En bas à droite, une
photo de moi.
Pour les photos, la quotidien avait fait ce
qu’il avait pu, le presbytère ne présentait pas grand intérêt et ma photo,
tirée sans doute d’un ancien article de presse, était assez floue pour que l’on
ne me reconnaisse pas en me croisant dans la rue.
En revanche, les deux articles, l’un en page
deux, l’autre à la page locale, étaient documentés et percutants. En résumé, on
y laissait entendre que je m’étais sans doute enfui… Ce qui, évidemment, me
désignait comme auteur possible du viol et des assassinats.
Le récit des faits ne manquait pas de
précision : le jeudi, j’étais sorti de l’hôpital dans l’après-midi et
étais rentré tranquillement chez moi. J’étais d’ailleurs toujours en arrêt de
maladie. Je m’étais fait livrer assez de nourriture pour plusieurs jours,
nourriture dont je n’avais consommé que peu de chose avant de disparaître.
C’est la présidente de la paroisse, Madame
Colombier Josette, qui avait découvert ma disparition en venant me voir le
dimanche matin après avoir essayé de me téléphoner sans succès le vendredi et
le samedi et laissé plusieurs messages restés sans réponse. En arrivant, elle
avait été surprise de trouver la porte d’entrée non verrouillée, était entrée
et avait pu constater les indices d’un départ précipité puisque divers objets
ou papiers avaient été laissé ici ou là en désordre. Elle avait donc appelé la
gendarmerie.
Sous la conduite de la sergente Si-Mohamed,
les gendarmes avaient constaté les faits et perquisitionné la maison sous l’œil
de la présidente. Celle-ci leur avait alors fait remarquer l’absence de
l’ordinateur portable du pasteur. Il semblait de même que quelques éléments de
toilette manquaient ainsi que quelques pièces de vêtement.
Les signes d’un départ précipité,
probablement dans la nuit du jeudi au vendredi, semblaient évidents, mais les
gendarmes n’avaient émis aucune conclusion. Il fallait attendre les résultats
de l’enquête.
Après cela, s’étendaient à longueur de
colonne toute une série de supputations dont il ressortait qu’il s’agissait,
soit d’un enlèvement, soit d’une fuite. Mais on voyait bien que la thèse de la
fuite l’empotait. Il faut dire qu’elle présente l’avantage de faire mousser
l’aspect scandaleux de l’histoire…
De tout cela, maintenant, deux éléments me
paraissent à retenir. Le premier est l’intérêt que présente pour moi le fait
que Nour soit chargée de l’enquête. Le second est moins réconfortant, car avant
de partir de chez moi dans la nuit de jeudi à vendredi, j’avais tout rangé dans
la maison, et j’avais verrouillé la porte d’entrée… Ce qui laisse entendre que
quelqu’un est passé, qui n’avait certainement pas d’excellentes intentions.
Léger, donc, est à ma recherche, me dis-je.
Il n’est pas venu pour boire un verre, il veut me tuer.
Je me lève du divan et, le journal à la main,
je me dirige vers la glace qui orne un pan de mur du séjour. Je me regarde et
compare mon image à la photo censée me représenter : non, je crois que je
ne risque pas que l’on me reconnaisse grâce à cette grisaille de papier
journal. Je dois donc éviter de croiser des gens qui me connaissent, et
m’astreindre à demeurer dans cette petite cité des confins de la ville, dans
les collines. Au fond, sur le terrain de ma sécurité, rien n’a changé.
C’est ce que Nour me confirme en passant à la
maison en coup de vent vers treize heures. Elle est déjà à même de préciser que
Léger n’a laissé aucune empreinte ni aucun indice de son passage, hormis le
léger désordre et la serrure en position d’ouverture. Ces deux éléments le
laissent penser, il a voulu que je sache qu’il était passé. Il tient à ce que
j’enregistre mon statut de gibier.
Ce n’est pas mal vu de sa part. Je ne suis
pas, il s’en doute, habitué à ce genre de situation, je n’ai rien d’un
guerrier. Je n’ai jamais tenu une arme, ni fait de sport de combat. Je n’ai
pour moi que nos deux têtes, à Nour et à moi, et son arme de service, dont je
ne sais si elle l’a seulement utilisée un jour…
Donc deux têtes ? Ce serait peut-être
suffisant si nous avions affaire à un type normal, mais Léger est bien
au-dessus de ce niveau. Tout son comportement démontre ses qualités de
réflexion, d’anticipation et de rapidité. Je parie ma pipe (que j’ai oubliée à
Pannay) qu’il est aussi un tireur hors pair.
Je suis mal, me dis-je, et je marine assez
longtemps dans cet état. Puis je commence à trouver cela un peu trop
débilitant. Cette façon de baisser les bras m’agace, tout à coup. Je me dis que
bon, il vaut la guerre ? C’est ça ? Il l’aura ! Et nous verrons
bien qui la gagnera. Pourquoi pas nous ? On va te le coincer, le superman !
Il finira en tôle ! Quelque chose, en moi, se réveille que je ne me
connaissais pas, le plaisir du combat. Voilà ce qu’il m’aura appris de moi,
Léger.
Ce lundi en fin de journée, j’en suis là,
plongé dans cet état guerrier, quand Nour rentre enfin de la gendarmerie. Elle
semble crevée, mais tranquille. En me voyant, elle me fait un sourire paisible
et elle file dans sa chambre puis à la douche. Je n’ai eu qu’à la voir pour
comprendre que j’ai là, avec moi et pour moi, une alliée sûre. Elle donne cette
impression, Nour, elle donne confiance.
Du coup, quand elle revient vêtue d’un simple
jogging, je me retiens de lui faire part de mes nouveaux instincts combatifs.
Je préfère éviter le ridicule.
Elle s’assoit à côté de moi et elle me
dit : « Eh bien voilà, on va se mettre maintenant à chasser le
chasseur, non ? » Et de nouveau, elle me sourit… Alors je n’y tiens
plus et je l’enlace. Elle me regarde un moment avec sérieux, puis elle pose sa
bouche sur la mienne. Je passe sur la suite.
–oOo–
26
Un piège ?
Au petit déjeuner, en ce mardi matin, nous
sommes attablés paisiblement, Nour et moi, devant nos bols de thé. Maman Nadjat
est debout devant l’évier, sur lequel elle s’appuie nonchalamment, une
cigarette à la main. Elle ne dit rien, elle nous regarde. Nour lui tourne le
dos mais moi je suis dans son aire de vision. Je fais semblant de ne rien voir
de son petit sourire ironique… Tendrement ironique.
Mais il me vient très vite des pensées moins
paisibles. Il y a maintenant deux semaines, je découvrais dans la sacristie du
temple le corps profané de Noémi. Aujourd’hui où en sommes-nous ? Un homme
a été arrêté, et selon les preuves assemblées il a tout contre lui. Le coupable
a été démasqué et justice sera rendue…
Voilà qui est beau comme l’antique… mais nous
savons que c’est faux et que le criminel véritable n’est autre que le
commandant Léger, chargé de l’enquête. Un homme qui, aux yeux de sa hiérarchie,
est un officier de gendarmerie modèle et un enquêteur hors pair. Pas facile, de
renverser cette image !
Que faire alors pour qu’éclate la
vérité ? Qui nous croira ? Certes, nous avons rassemblé, Nour et moi,
quelques indices sérieux qui vont dans le sens de la culpabilité du militaire,
mais nous sommes coincés, nous ne disposons d’aucune issue :
Nour n’a pas le droit d’enquêter sur un
collègue sans l’accord de sa hiérarchie. D’ailleurs, elle a déjà franchi la
ligne en commençant à le faire de sa propre initiative. Quant à moi, il y a
fort à parier que je me ferai descendre d’une manière ou d’une autre dès que je
sortirai de ma cachette…
Il nous faut un plan.
J’en ai un, mais je suis certain que Nour,
qui vient de sortir pour rejoindre son poste, ne l’acceptera jamais.
J’y ai pensé tôt ce matin. Je m’étais levé et
avais rejoint ma chambre et mon lit sans réveiller la belle. Je ne tenais pas à
ce que Nadjat me voie sortir en caleçon de la chambre de sa fille !
Allongé sur le dos, les mains croisées derrière la tête, j’ai soupesé
l’ensemble des possibilités qui nous étaient ouvertes pour me rendre compte qu’aucune,
sauf une, ne pouvait fonctionner. Il y avait donc une voie à suivre. Évidemment
c’était risqué, même très risqué, mais c’était faisable.
Étais-je prêt à prendre le risque ? me
suis-je demandé. J’avoue que j’ai hésité à me répondre « oui ». Je ne
suis pas un héros, je n’ai rien d’un guerrier sûr de ses aptitudes à braver le
danger, à surmonter sa peur et à saisir sa chance. Je crains la mort comme tout
un chacun. La foi n’a jamais empêché de la redouter. Après tout, elle est
l’ennemie de Dieu !
Bon, finalement je me le suis dit, ce
« oui ». Oui je le ferai. À moi désormais de convaincre mon
amoureuse, sans laquelle rien ne sera possible.
Je me suis mis alors à envisager les diverses
possibilités dont Léger peut disposer pour me contrer, lui qui cherche à me
tuer. De même, j’ai passé en revue les atouts dont nous bénéficions en retour.
Le plus important est celui-ci : Léger
ignore que sa subordonnée à la gendarmerie de Pelle est devenue son ennemie et
cherche à le confondre. Il y a aussi le fait qu’à mon avis, il ne peut pas
organiser un nouveau meurtre, le mien, sans mettre à mal sa théorie de la
culpabilité du facteur. Celui-ci est en prison, il ne saurait être suspecté
d’un crime de sang commis à l’extérieur.
Enfin, c’est ainsi que j’ai ruminé toute la
journée jusqu’au retour de Nour en fin d’après-midi. À ce moment-là, Nadjat
avait trouvé nécessaire d’aller voir une voisine. J’imaginais sans peine le
sujet de leur entretien… mais c’était bien vu, la brave femme tenait à nous
laisser seuls, sa fille et moi.
Sans doute imaginait-elle des effusions du
type torride, mais en fait, nous nous sommes mis à cogiter. C’est là que j’ai
exposé mon plan à Nour, qui s’est immédiatement dressée contre mon idée.
– Tu veux t’exposer pour que Léger tente de
te tuer ! Ah, en voilà une bonne idée ! Comme ça je n’aurai qu’à le
prendre sur le fait, c’est ça ? Génial ! Je lui dirai
gentiment : « C’est pas sympa, ce que vous faites, bonhomme,
rendez-vous et présentez vos poignets que je vous mette les
bracelets ! » Hein, c’est ça ? Gros malin, va ! Mais il te
descendra avant que je lui tombe dessus, et à ce moment-là il me descendra moi
aussi. Et nous voilà disparus tous les deux. Tiens ! Une idée : il
cache nos corps et il fait courir le bruit que nous nous sommes enfuis ensemble,
tourmentés par une folie amoureuse. Pourquoi pas ? Nous aurions braqué
d’abord une banque, une chose qu’il peut parfaitement réussir et nous mettre
sur le dos…
– Nour ! (je l’interromps) Tu ne crois
pas que tu exagères, là ? Tu inventes. Tu fabules. D’accord, tu ne manques
pas d’imagination, mais je préférerais que tu reviennes sur terre et que tu la
mettes au service de mon idée. Parce que tu vois…
Inutile, je l’ai vexée, bouleversée, et elle
s’est sauvée dans sa chambre.
J’apprends là que quand Nour boude, ça peut
durer longtemps.
Donc, j’attends. Une ou deux tentatives m’ont
démontré qu’il est inutile de tenter de la persuader d’ouvrir sa porte.
J’explique rapidement à Nadjat, de retour,
que sa fille me fait la tête, elle rigole et me souhaite bonne nuit en me
disant « Tu n’as plus qu’à attendre, mon fils ! »
Bon. Alors en attendant, je casse une croûte
et je descends une bière.
Et j’attends.
C’est aux approches de deux heures que j’ose
m’introduire dans sa chambre et la rejoindre à côté de son lit. Elle ne dort
pas, elle me regarde sans rien dire.
Puis elle tend les bras et elle m’attire à
elle.
Le lendemain matin, mercredi, nous ne sommes
pas très allants… Je me dis que mon plan a du plomb dans l’aile quand elle me
regarde et me souffle (Nadjat circule dans les environs) :
– J’ai réfléchi pendant que tu dormais.
D’ailleurs je te signale que tu as ronflé.
– C’est la bière et les clopes d’hier soir…
– Chut, écoute, ce n’est pas la
question ! J’ai réfléchi et je crois que j’ai trouvé un moyen de réaliser
ton plan sans trop de danger. Descends vers midi-une heure au parc de derrière,
je te rejoindrai et on grignotera quelque chose tout en discutant. Après tout,
y a pas de mal à ça, on est fiancés, non ?
Elle me fait une bise et elle se sauve.
Je dois dire que j’ai du mal à comprendre les
femmes.
–oOo–
27
Chamaillerie
Pour coincer le commandant Léger, le plan de
Nour était parfait mais il demandait néanmoins que soient réalisées un certain
nombre de conditions.
Il nous fallait par exemple un lieu qui
réponde à des nécessités précises, une température nocturne assez basse, du
matériel de diverse nature et donc un peu d’argent, la collaboration ponctuelle
d’une personne compétente en un certain domaine, etc.
De plus, nous devions veiller à exécuter le
programme avec une grande discrétion, du silence, de l’attention, de la
précision, etc.
Cela mis au point, nous nous sommes appliqués
à le mettre en œuvre. Rien ne nous pressait, la météo n’était pas encore
adaptée à nos besoins.
En préparant cela, j’avais en tête, et dans
le cœur, tous ces gens, toutes ces familles qui avaient cruellement souffert
des actes du commandant, et en particulier ma petite Noémi et les siens. Il
fallait que ce type-là soit mis hors de possibilité de nuire. Je vivais cela
dans la prière, afin d’être délivré de la tentation de la haine.
Un autre souci, plus personnel, me venait
aussi à l’esprit. Car pendant tout ce temps de préparation, Nour et moi
faisions beaucoup l’amour.
Je me demandais alors comment mes paroissiens
réagiraient en apprenant que leur pasteur occupait sa convalescence à forniquer
avec une femme musulmane…
D’où la question : quel type
d’engagement se tenait-il entre nous deux ? Y avait-il un avenir à notre
bienheureuse entente, si totale et si joyeuse ?
J’essayais d’entrevoir diverses possibilités.
Bien sûr, il était possible que, l’affaire terminée, nous nous éloignions
insensiblement l’un de l’autre puis que nous nous quittions. Je n’y tenais
vraiment pas !
Nous pouvions aussi envisager une relation
plus durable mais discrète, à l’écart de nos milieux de vie respectifs. Il
serait bien sûr acté, à la longue, que le pasteur entretiendrait une liaison
avec une fonctionnaire de police, et, réciproquement, que la gendarme verrait
régulièrement un pasteur protestant pour autre chose que la religion, ou encore
que la fille de Nadjat Si-Mohamed se fourvoierait avec un chrétien gaulois. On
respecterait plus ou moins cela sans l’approuver.
Cela ne me plaisait pas plus. Non seulement
pour moi, mais en pensant à Nour, à cette jeune femme qui aspirerait, me
disais-je, à fonder une famille et à enfanter.
Un soir, je n’ai pas pu m’empêcher de lui en
parler. Je savais que je pouvais lui donner l’impression de la forcer à
s’engager, mais j’avais tellement envie d’une réponse…
Tellement, que je me suis rendu compte qu’en
lui posant ma question, je découvrais en même temps que moi, oui, j’y avais
répondu. Je voulais l’épouser, ma merveille !
En fin de soirée, nous sommes assis sur le
divan, elle est dans mes bras, la tête sur mon épaule, nous semblons rêver… et
je lui dis :
– Tu vois quoi, toi, comme
avenir ?
– Moi ? Eh bien je vais rester dans la
gendarmerie, pourquoi ?
– Euh… je ne pensais pas vraiment à ça. Je
pensais à nous deux, tu vois…
– Ah d’accord. Là je tombe des nues… C’est
donc ça ? Depuis quelque temps je te trouvais soucieux, tu as peur que je
te quitte ?
– Mais non, je voulais juste savoir…
– Ce que je pense… de quoi ? Dis
clairement, ce que tu veux dire : tu veux savoir ce que nous allons faire
après tout ça ?
– Euh… oui. Comment nous allons continuer à
nous voir. Parce que je ne vais pas rester chez maman Nadjat toute ma vie. Et
toi, tu ne vas pas…
– Moi je ne vais pas quoi ? (ton aigu)
Laisse-moi parler de moi moi-même !
Bon, c’était mal parti. Elle s’était
redressée, s’était éloignée de moi et me regardait d’un air peu amène.
Qu’est-ce que j’avais dit pour la froisser ainsi ?
– Si tu es en train de me dire qu’après tout
ça, ça sera fini entre nous, que tu retourneras dans ton église et moi dans ma
gendarmerie, dis-le clairement !
Bien que ce soit dangereux, j’ai eu envie de
la faire marcher :
– Ben et toi ? Tu vois ça comment ?
Elle ne marche pas dans mon petit piège, elle
pleure. Doucement, en me regardant. Les larmes roulent sur son visage mais elle
ne bouge pas. Elle me regarde simplement en pleurant.
Mon Dieu que je suis con !
Je veux la prendre dans mes bras mais elle se
recule et continue à me regarder. Alors je lâche tout :
– Écoute-moi, Nour, mon amour, je voulais simplement
te demander si tu accepterais de m’épouser !
Elle ne me répond pas, elle se lève, trouve
un mouchoir, se sèche le visage, se regarde dans un des miroirs qui décorent le
mur d’en face. Et tourne finalement les yeux vers la fenêtre, le regard impénétrable.
Nour, ce n’est pas une midinette, à sa
manière c’est une guerrière, on ne la fait pas pleurer sans en payer le
prix.
Et ça dure longtemps. Nous sommes là tous les
deux, immobiles, chacun sur ses gardes. Ça dure tellement longtemps que je finis
par comprendre que rien de plus ne se passera et que je me dirige vers la porte
du couloir.
C’est alors qu’elle se tourne vivement vers
moi et me crie : « Attends ! » En un autre moment je me
dirais qu’elle me prend pour son chien, mais là, non. J’attends. Je me dis que
je vais me faire engueuler sévère !
« Tu veux bien me regarder ? »
elle me dit doucement. Elle attend que je me tourne vers elle, et de loin, elle
me demande : « Tu as si peu confiance en toi ? Et en moi ?
Tu croyais quoi ? Que je baisais avec toi le temps d’une saison ?
Bien sûr que je t’épouse, je suis une femme digne, j’ai mon honneur, que
croyais-tu ? Sinon je ferais quoi ? Tu n’avais pas compris
ça ? »
Et là, elle éclate en gros sanglots. Et moi
aussi je pleure, grand bêta grisonnant que je suis. Et je vais à elle, et nous
pleurons tendrement ensemble… au point de finalement éclater de rire.
Quelques temps plus tard, nous sommes tous
les deux à nouveau assis sur le divan, dans les bras l’un de l’autre.
Sans oser la regarder, je lui dis :
« Nour, m’épouser, c’est bien ton vœu ? Ne te fâches pas, attends la
fin. » Elle est un peu surprise, vu tout ce qui s’est dit auparavant, mais
elle se tourne vers moi et dit : « Oui, c’est mon vœu, pour
toujours. » Je la regarde en souriant : « Pour moi aussi,
c’est mon vœu pour toujours. »
Suivent quelques effusions sur lesquelles je
passe.
Puis je lui dis : « J’ai posé cette
question, et nous avons répondu « Oui » tous les deux. Alors pour
moi, nous sommes mariés. C’est fait. Le reste sera réglé plus tard : la
mairie, la mosquée, le temple, s’il y a, ce sont des conséquences. Je tenais à
te le dire : pour moi il n’y a pas d’autre condition. Elle me regarde et
elle dit : « Ça me plaît bien. »
–oOo–
28
La prise
Ce jour-là, nous n’avions pas choisi cette
date par hasard, il faisait frisquet. C’est Yann Le Cam, le rouquin, le plus
jeune des gendarmes de Pelle, qui était de service à l’accueil.
Le téléphone sonne, il est peut-être dix-sept
heures, Le Cam décroche, c’est une dame d’un certain âge, semble-t-il, qui
s’enquiert d’une oreille disponible car elle a une déclaration à faire. Elle
parle avec un fort accent poitevin.
Invitée à s’exprimer librement, elle s’y
consacre en éructant : « J’ai vu le pasteur, là, çui qui a disparu,
je l’ai vu ! Je sais où il s’est caché ! »
Le Cam n’en croit pas ses oreilles, il
demande des précisions :
– Vous êtes sûre ? Vous avez vu M.
Duthilleul, le pasteur de Pannay ? Vous êtes sûre que c’était lui ?
Vous le connaissiez ?
– Oui je le connais, bien sûr ! J’ai fait
le ménage chez lui, au presbytère, il n’y a pas trois mois, Maryse avait pris
ses vacances, c’est ma cousine, elle m’a dit « Tiens, je te présente, si
tu veux, tu pourras gagner trois sous. » Alors vous pensez bien ! Je
l’ai vu tous les jours pendant un mois, M. Duthilleul, il n’y a pas six
semaines de ça !
– Bon, alors où est-il, d’après vous ?
– D’après moi, d’après moi ! Sûr et
certain que je l’ai vu là ! C’était au bord de l’étang de
Saint-Quénard ! Il sortait d’une cabane de pêcheur. Vous voyez où c’est ?
Il avait l’air de se réveiller, on aurait dit, il faisait des mouvements des
bras. Faut dire qu’il n’était pas sept heures. J’allais au village prendre le
pain, j’étais en vélo. Quand je l’ai vu, j’étais encore assez loin, je me suis
arrêtée. J’ai bien regardé des fois que j’aie la berlue, mais non. Enfin pour
être sûre, j’ai avancé jusqu’à un buisson qui me cachait. J’avais bien compris
que s’il se réfugiait là, cet homme, c’est qu’il ne voulait pas se faire
voir !
– Vous dites que vous êtes sûre de l’avoir vu
près d’une cabane de pêcheur ? Laquelle ? Je connais l’endroit, il y
en a plusieurs.
– Ah vous connaissez ? Eh bien c’est
celle qui est vers le milieu, au-dessus d’une pente. Cela fait comme une petite
euh…
– Une petite dépression ?
– Oui, c’est ça ! Alors vous voyez que
je ne dis pas n’importe quoi !
Après avoir remercié cette dame et lui avoir
demandé de passer à la gendarmerie pour enregistrer et signer sa déclaration,
Le Cam s’est tourné, tout excité, vers la sergente et l’a mise au courant. Il
montrait une forte envie d’action :
– On y va, sergent ? On n’a qu’à le
cueillir tout de suite, après on appelle le commandant !
– Oh que non, Yann ! Si tu lui fais un
coup pareil, tu risques d’avoir des ennuis, et moi aussi. Non, tu appelles Poitiers
et tu en réfères à l’échelon supérieur. Et ce sera un bon point pour toi, brave
pioupiou ! Bref, c’est toi qui as l’info, c’est à toi de prévenir le
commandant Léger sur ordre de ta supérieure immédiate, moi-même, occupée, s’il
te le demande, à traiter une affaire de vol à la roulette.
Ce que fait incontinent le gendarme stagiaire
Le Cam. Comme prévu.
Vers dix-neuf heures, le commandant Léger,
vêtu en civil d’un imper gris foncé et coiffé d’un chapeau de pluie, gare sa
grosse voiture noire dans un chemin, à la sortie du village de Saint-Quénard,
et continue à pied jusqu’à l’approche de l’étang. Il quitte alors la route et
s’enfonce dans la broussaille jusqu’à trouver un endroit d’où il puisse
observer le bord de l’étang. Il fait déjà sombre et Léger tire de sa poche une
paire de jumelles de l’armée. Sans être prévue pour la vision de nuit, elle
permet d’y voir assez nettement en cas de faible luminosité.
Il vise la cabane du milieu quand, tout à
coup, la petite fenêtre de celle-ci fait apparaître une lumière. Il sourit,
l’info était bonne, sa cible est bien là. Sa joie redouble lorsqu’il voit un
homme sortir de la cabane et se diriger vers le bord de l’eau, dans le
renfoncement, une trousse et une serviette à la main.
Quelque temps plus tard, l’homme remonte
torse nu vers la cabane et y rentre. Aucun doute, c’est bien le pasteur.
« Pas frileux, le gaillard ! », se dit le commandant. « Eh
bien mon petit gars, à bientôt, je serai là pour toi cette nuit ! »
Là-dessus, il s’en retourne jusqu’à sa voiture et démarre.
De l’autre côté de l’étang, Nour, elle aussi
dissimulée dans les broussailles et munie d’un même type de jumelles, a suivi
de loin le comportement de Léger. Elle rempoche ses jumelles, sort une lampe de
son autre poche et adresse à la fameuse cabane trois appels lumineux.
Je sors alors de ma brève retraite et je
rejoins ma belle sur la route. Nous sommes contents. Jusque là, tout marche
comme sur des roulettes.
Vers trois heures, l’écran, jusque là resté
grisâtre, s’anime. Nous sommes au presbytère, ma fille Abigaïl et moi, tous
volets fermé, installés devant deux écrans. La première caméra, celle
d’extérieur, envoie des images vertes – caméra de vision nocturne – dans
lesquelles on peut reconnaître un homme de haute stature s’approcher de la cabane
et, après un temps d’attente, y pénétrer.
Puis c’est le tour de la caméra d’intérieur.
Elle montre ce même homme s’approcher d’un lit de camp sur lequel est étendu
une forme humaine.
L’homme, qui n’est autre que le commandant
Léger, tire quelque chose de sa poche. Une seringue. Il en dégage l’aiguille,
puis, se penchant lentement vers le dormeur, il enfonce prestement l’aiguille à
la base du cou de ce dernier.
C’est alors que la lumière éclate dans la
cabane et que je peux dire au tueur, dans mon micro, qu’il vient de signer la
preuve de ses crimes. Mes paroles résonnent dans la cabane, et, dans la lumière
crue, Léger, affolé, peut discerner aussi, ici où là, l’emplacement des caméras
et du haut-parleur qui l’ont piégé.
« Inutile de vous dire que les films
parviendront dès ce matin à vos supérieurs et que vous êtes cuit, mon vieux. Je
me ferai un plaisir de témoigner, au nom de la petite Noémi Retailleau, de
Gilberte Bernaudeau et même de ce pauvre Julien Lehobereau. Ceci dit,
inutile de tenter de sortir, les ouvertures sont barrées. D’ailleurs, les
gendarmes sont prévenus, ils arrivent. »
De la cabane, on entend au loin, se
rapprochant, la sonnerie de la voiture. Nour, cette fois en tenue, est à bord
et Le Cam conduit. Lucas, mon fils, les attend, tout fier d’avoir su enfermer
le tueur sans faire de bruit.
–oOo–
29
La fin d’un criminel
Le lendemain, en fin de matinée, à la suite
de cette nuit mémorable qui avait vu la mort du commandant Léger, la sergente
Nour Si-Mohamed et le gendarme stagiaire Yann Le Cam étaient au rapport devant
l’adjudant Yannick Louison-Marie, chef de poste de la gendarmerie de Pelle.
L’adjudant tenait dans sa main leur rapport
écrit, récit succinct des événements de la nuit. Il leur demanda de les lui
raconter oralement dans le détail.
La sergente expliqua que tout avait commencé
par un appel au secours anonyme reçu vers deux heures cinquante. Un homme y
annonçait la présence d’un intrus, accompagnée de lumières et de bruits, à
l’intérieur d’une cabane de pêcheur de l’étang de Saint-Quénard.
Arrivés sur place, les deux gendarmes
découvraient que les ouvertures de ladite cabane étaient barrées de l’extérieur
et qu’un homme les interpellait de l’intérieur en leur intimant l’ordre de
dégager la porte car il se promettait de sortir armé, et décidé à s’éloigner
sans être arrêté. À leur grande surprise, il s’agissait de la voix du
commandant Léger, qui semblait hors de lui et capable de se livrer à des excès.
Devant cette situation hors du commun, la
sergente ne savait comment se conduire, le forcené se trouvant être son
supérieur hiérarchique. Elle se décida à commencer par parlementer. S’ensuivit
un dialogue qu’elle tenta de reproduire aussi fidèlement que possible sous le
contrôle du seul témoin présent, le gendarme stagiaire Le Cam :
– Commandant, ici la sergente Si-Mohamed. Je
ne comprends pas la situation. Vous êtes armé et vous voulez vous enfuir ?
Que se passe-t-il ?
– Foutez-moi la paix, Nour, posez vos armes à
terre, dégagez cette porte et mettez-vous de côté. Je vais sortir armé et je ne
tiens pas à vous descendre. Ensuite, laissez-moi une heure d’avance, c’est tout
ce que je vous demande. Ne risquez pas votre peau, c’est un ordre !
– Expliquez-moi d’abord, commandant, je n’y
comprends rien, vous vous comportez comme un criminel. Si vous avez fait une
grosse bêtise, vous ne vous en tirerez pas en fuyant ! Vous n’avez aucune
chance ! Surtout vous !
Suivit un long silence.
La sergente prit alors sa résolution :
– Commandant ? Je vous prie de sortir
dès que la porte sera dégagée. Veuillez mettre les mains derrière la tête et
sortir, je vais ouvrir. Au moindre mouvement de votre part, je tire.
Au moment ou le gendarme stagiaire Le Cam
ôtait les barres qui bloquaient la porte, la sergente entendit le bruit d’un
objet métallique tombant à terre, puis une sorte de « han » sortant
de la bouche du commandant. Ensuite de quoi, elle l’entendit tomber lui-même à
terre.
Suivit à nouveau un long silence.
La sergente se décida alors à ouvrir la porte,
l’arme à la main, en position de tir. Elle découvrit le corps du commandant
Léger étendu à terre, une seringue plantée dans le cou. Il était mort.
Après avoir prévenu l’adjudant et appelé les
services compétents, la sergente inspecta les lieux. La pièce était sobrement
meublée d’une table, de deux chaises, d’une étagère et d’une couchette placée
contre le mur de droite. Elle y découvrit un mannequin couché, tourné vers le
mur en position de sommeil, et remarquablement semblable à un homme réel. Il
était vêtu de noir, d’un jean et d’un pull à capuche, celle-ci lui cachant la
tête. Plus tard, les fonctionnaires de scène de crime devaient découvrir sur
lui la trace d’une piqûre à la base du cou. Quelques gouttes d’un liquide
inconnu en sortaient.
Elle découvrit aussi assez rapidement deux
caméras numériques, l’une encastrée dans le mur au-dessus de la porte d’entrée,
l’autre sur le mur faisant face à la couchette du dormeur. Un appareil émetteur
sonore se tenait à côté de cette caméra.
Faisant le tour du bâtiment par l’extérieur à
la recherche d’autres caméras, elle en trouva une installée dans les branchages
d’un des rares bosquets présents sur le terrain. Elle couvrait l’espace situé
devant la porte de la cabane.
Elle comprit alors sans aucun doute que le
commandant avait été piégé.
Ce dernier élément du rapport de la sergente
se trouvait abondamment confirmé par les enregistrements vidéo et audio que les
gendarmes avaient reçus tôt le matin. Une rapide enquête de voisinage fit
comprendre qu’ils avaient été accrochés près de l’entrée par une gamine
inconnue circulant à bicyclette.
Les enregistrements vidéo montraient comment
le commandant Léger était entré de nuit dans la cabane, une lampe de poche
allumée mais à la lumière masquée par un tissu. Il s’était dirigé prudemment
vers la couchette et avait planté une seringue dans le cou d’un homme endormi.
Après quoi, il semblait avoir été interpellé par une source sonore invisible et
se montrait comme frappé de stupeur. Ensuite, il tentait de sortir mais la porte
était bloquée.
L’enregistrement audio contenait le message
qui avait été adressé au commandant dans la cabane après qu’il eut tenté
d’empoisonner le mannequin. La voix était celle du pasteur Duthilleul.
L’adjudant Louison-Marie ne put que féliciter
les deux gendarmes, avec une mention spéciale pour le courage et l’excellent
jugement démontrés par la sergente Si-Mohamed. « Pour le reste, dit-il en
péroraison, l’affaire sera évidemment portée à la discrétion des juges mais
tout démontre que Léger était bien le responsable des meurtres de Pannay, et en
ce qui le concerne, l’affaire est close. En revanche, le juge d’instruction
voudra très certainement convoquer le pasteur Duthilleul. Son comportement me
semble avoir contrevenu à plusieurs reprises à la légalité. »
Tout ceci, Nour me le raconta le soir même.
Elle ajouta qu’elle avait posé à l’adjudant la question de savoir s’il ne
serait pas judicieux de rechercher si d’autres crimes sexuels au modus operandi semblable n’auraient pas
été commis dans les régions où avait servi précédemment le commandant Léger.
L’adjudant l’avait à nouveau félicitée de cette suggestion et lui avait dit de
ne pas se faire de souci à cet égard car il en faisait son affaire. « Tu
comprends bien qu’il va présenter la chose comme si elle venait de
lui ! » me dit-elle en riant. Puis elle rejoignit sa chambre.
Ceci dit, je remerciai Nadjat pour son
hospitalité et je me disposai à regagner mon presbytère, où mes enfants
m’attendaient. Au moment où je quittais l’appartement, je vis Nour, un sac à la
main, me rejoindre en me disant : « Dis donc, tu n’oublierais pas
quelqu’un ? »
–oOo–
30
La question de fond
Inutile de dire que le dénouement de cette
affaire avait fait les gros titres et rempli des pages dans la presse
régionale. On y soulignait la perversité du commandant Léger, la lucidité de
l’adjudant Louison-Marie, le courage de la sergente Si-Mohamed, et quelques
apparitions de ma part au milieu de tout cela. D’abord soupçonné à tort, puis
obligé de me cacher pour sauver ma vie, j’avais été le collaborateur indirect
de la gendarmerie dans la prise héroïque et la fin dramatique du criminel. Bien
entendu, on taisait la plus grande partie des événements réels, minimisant mon
action au maximum pour magnifier celle des gendarmes… desquels provenait
l’info.
Cela m’arrangeait. Je ne tenais pas à
apparaître comme une sorte de détective privé aux yeux de mes paroissiens.
Après tout, j’avais réintégré le presbytère et m’apprêtais à célébrer le culte
dominical deux jours plus tard.
Néanmoins, c’est bien ainsi que certains, ou
certaines, commençaient à me voir. J’en ai eu la preuve lorsque la présidente
du Conseil presbytéral, Josette Colombier, est arrivée, l’air plutôt courroucé.
J’étais en train de me préparer à emmener mes
enfants à la gare de Saint-Marquant, ils rentraient à Paris. Je les avais
félicités une fois de plus pour l’efficacité de leur aide, et nous avions à
nouveau beaucoup ri à l’évocation de la prestation téléphonique d’Abi,
spécialiste, à l’époque du lycée, de l’imitation des vieilles paysannes
poitevines. Mais Josette a interrompu ce bon moment en me foudroyant du regard.
Comme je lui disais que j’étais sur le point
de partir, elle me dit qu’elle n’en avait que pour un instant… si toutefois
j’étais raisonnable !
J’ai laissé les enfants aller charger la
voiture et me suis tourné vers elle :
– Bon, dis-moi.
– Albert ! Le Conseil et moi, nous
pensons que tu devrais prendre un congé, le temps que ta situation soit
clarifiée.
– Comment ça ? Quelle situation ? Ma
situation n’a pas besoin d’être clarifiée, elle est claire, ma situation !
– Alors ça, c’est toi qui le dis ! Tu
trouves qu’être poursuivi bientôt par la Justice, c’est une situation pour un
pasteur ? Sans compter, parce qu’il faut bien en arriver au fait, hein,
sans compter la présence au presbytère d’une jeune femme dont on dit… Enfin, tu
vois ce que je veux dire…
– Je vois, mais tu ne devrais pas écouter les
on-dit…
– Ah oui ? Des on-dit ? Je l’ai
vue, de mes yeux vue, cette personne, pas plus tard qu’hier soir ! Oui,
parfaitement ! Je venais te parler de tout ça et quand j’ai vu par la
fenêtre, en arrivant, comment vous vous teniez tous les deux, cette personne et
toi, j’ai été fixé et j’ai préféré repartir ! C’est vrai ou c’est pas vrai,
Albert ? Et devant tes enfants !
– En parlant de mes enfants (j’essayais de
garder mon calme), je vais de ce pas les emmener à la gare, on se revoit
dimanche, Josette. On parlera de tout ça.
– Oh que non ! Dimanche, tu restes chez
toi ! Le conseil te demande de faire un break dès maintenant ! Je
suis claire ?
Son ton dépassait la mesure. Et cette
décision me laissait complètement sidéré. Si bien que, ne sachant que faire ni
que dire, je suis sorti, la laissant sur place, et que j’ai rejoint mes
enfants, déjà installés dans la voiture. Je me suis mis au volant et, comme
elle était sur le pas de la porte, je lui ai crié, avant de démarrer :
« Ma fiancée est dans le bureau, tu peux aller faire sa connaissance, elle
s’appelle Nour ! À dimanche ! »
À mon retour, j’ai trouvé Roger, son mari, un
ami à moi, devant la porte du presbytère. Josette était partie, me dit-il, elle
avait été sonnée par mes derniers mots et elle avait préféré s’en aller sans
chercher à rencontrer Nour.
Celle-ci est justement apparue à la porte,
contente de me voir revenir, et elle a vite compris que le moment était un peu
spécial.
Je les ai présentés l’une à l’autre en
précisant que Nour et moi devions nous marier sous peu. Il était très
embarrassé mais il nous a félicités.
« Tu comprends, Albert, me dit-il après
que Nour nous ait laissés seuls, Josette était tellement embarrassée par la
décision qu’elle devait te communiquer, qu’elle est arrivée ici comme un paquet
de nerfs. Du coup, vous vous êtes engueulés. Faut pas lui en vouloir. En plus,
quand elle a compris que cette jeune dame était ta fiancée, elle s’est trouvée
très bête. Alors elle est partie. Mais maintenant, elle est coincée, parce que
les conseillers ont pris cette décision et que tu n’as pas l’air d’avoir
percuté… »
Il était gêné comme tout, le pauvre
gars ! Je l’ai rassuré, après tout, je ne lui en voulais pas, à Josette,
je sais bien qu’elle est soupe-au-lait mais que c’est la meilleure personne du
monde. Je l’ai dit à Roger, ça l’a rassuré. Il a hésité, puis j’ai compris
qu’il avait encore quelque chose à me dire qui l’embarrassait. Mais il s’est
lancé : « Qu’est-ce que tu vas faire, dimanche ? »
Ah, c’était donc pour me poser cette question
que Josette l’avait envoyé en ambassade ! Je l’ai rassuré (j’avais
réfléchi en roulant) : « Dis-lui que Nour et moi, nous allons passer
le week-end à la mer, ou bien là où elle voudra. » Il a soufflé comme si
je lui annonçais la fin de la guerre en Ukraine, et il m’a serré les mains et
s’en est allé annoncer la bonne nouvelle à sa femme.
Nour a très bien compris ce que signifiait ce
week-end en amoureux, elle qui s’attendait à partager son premier culte
protestant et à subir les regards plus ou moins chaleureux de l’assistance.
Quant à moi, je me rendais compte de ma situation. Allais-je pouvoir, et vouloir,
demeurer le pasteur d’une communauté de cette nature ?
Non qu’elle soit particulièrement difficile,
cette paroisse. J’y avais été heureux. Certes, il se trouvait que quelques
grincheux, et grincheuses, y avaient pris une place un peu trop importante à
mon goût, mais c’était passager, cela ne mettait rien en cause qui soit
fondamental.
Non, ma question était en réalité liée à
cette nouveauté, mon amour pour Nour : comment partager une vie de prière
et de service avec une femme qui ne partageait ni notre culture, ni notre
histoire, ni notre foi ? Car je ne devais pas me mentir, Si Nour devait
habiter le presbytère de Pannay, elle devrait peu ou prou s’agréger à la
communauté. Avais-je le droit de lui imposer cela, même si, apparemment, elle
s’apprêtait à s’y essayer de toute sa bonne volonté ?
–oOo–
31
Parti pour de nouvelles aventures
Je me suis enfin décidé à vider et trier le
dernier carton de notre déménagement d’il y a déjà sept ans, celui sur lequel
est marqué « Archives Pannay 2 ». C’est que nous allons bientôt
partir à nouveau après sept années passées en Normandie.
Dans l’ensemble, rien de bien intéressant
dans ce carton, l’essentiel se trouvait dans le premier, vidé dès notre arrivée
ici. Je retrouve cependant, non sans émotion, un classeur comprenant ce
tapuscrit : « L’affaire Léger ». Je ne peux m’empêcher de le
relire, assis sur le sol poussiéreux du grenier du presbytère. Je dois dire que
cela réveille quelques émotions que je pensais évanouies.
Des visages parfois quasi-oubliés me
reviennent à l’esprit. Que sont-ils devenus, ces personnes qui m’importaient
alors au plus haut point ? Certaines d’entre elles ont maintenu avec moi
quelques liens, un coup de téléphone, une carte postale, une information
particulière… Mais la charge pastorale est telle que le temps m’a manqué pour
entretenir ces liens.
Me revient le dernier contact que j’ai eu
avec Christine, la mère de la pauvre petite Noémi. Elle était très maîtresse
d’elle-même pour m’annoncer que Blaise et elle avaient divorcé. J’ai pensé sans
le lui dire que cela arrive souvent chez les couples qui ont perdu un enfant.
Blaise avait rejoint sa maîtresse et semblait s’en trouver bien, me disait-elle
tranquillement. Une nouvelle Christine, en vérité. Quant à elle et aux enfants,
ils étaient restés dans leur maison, près de Pannay, les études avançaient
bien, et elle-même avait repris, à Pelle, un commerce de vêtements pour femmes.
Le rôle réel que nous avions joué dans cette
affaire, Nour et moi, avait évidemment fini par être connu des gens de Pannay,
et Christine n’en finissait pas de nous en remercier… sans toutefois chercher à
rencontrer ou à simplement contacter Nour. Il lui restait une ancienne
tendresse à mon égard.
D’autres m’ont appelé ou sont venus me voir
avant notre départ pour nous féliciter et nous remercier. Ils s’inquiétaient
pour moi, mais sans objet puisque mon cas avait été classé sans suite par la
justice.
Ce fut aussi l’état d’esprit du Conseil
presbytéral – je souris en y repensant – lors de la dernière réunion à laquelle
je participais. Tout le monde était content de moi, manifestement, certains
plutôt à cause de mon départ, bien sûr, mais après tout, puisqu’ils étaient
contents !
Un autre qui était content, c’était notre bon
facteur, Julien Lehobereau, qui, libéré, était venu me remercier de ce que
j’avais fait pour lui. Non sans humour, il m’apportait un cadeau, un roman
policier (Léa l’avait conseillé). Il m’avait annoncé à cette occasion qu’il
prenait sa retraite.
L’entrevue la plus émouvante, je m’en souviens
non sans avoir la gorge nouée, a été la dernière fois que Léa et moi avons fumé
une sèche ensemble, comme elle disait. Savait-elle que le cancer allait
l’emporter quelques mois plus tard ? En tout cas, loin de son habitude du
sarcasme, elle pleurait. Je n’étais pas loin de m’y mettre aussi.
Mais Nour m’appelait d’en bas, elle arrivait
de la Préfecture, et j’ai remisé ce récit dans son carton. Tout cela finirait à
la déchiqueteuse.
Ces sept dernières années, j’ai donc occupé
le poste de pasteur de la paroisse d’une grande ville. On avait pensé, chez les
responsables de l’Église, que ma situation familiale particulière serait mieux
acceptée dans l’anonymat d’une métropole. Il est vrai qu’il n’est pas commun de
voir un presbytère protestant occupé par une gendarme musulmane…
Mais vu les hauts faits de ma chère et
tendre, la question se posait d’une façon moins voyante puisque elle avait été
nommée à la Préfecture de notre nouvelle commune en tant que collaboratrice du
chef de la sécurité civile. On n’avait plus à craindre de la voir se déplacer
en uniforme dans le presbytère.
Sept ans ont donc passé.
Sept ans de bonheur. Déjà dans la paroisse,
composée pour beaucoup de fonctionnaires, d’intellectuels ou d’entrepreneurs de
toute catégorie. Il s’agit de ce qu’on appelle une paroisse de préfecture.
L’Église protestante s’efforce de pourvoir d’au moins un pasteur les
départements français qui n’ont pas connu la présence historique de protestants
mais qui en comptent pourtant, ici ou là, disséminés sur le territoire ou
présents dans le chef-lieu.
Ces parpaillots ne demandaient qu’à
participer à toute sorte de débats et à certains combats au caractère civique.
Cela m’allait bien.
Sept an de bonheur, aussi – ou surtout ?
– sur le plan de la vie privée. Notre amour ne s’était en rien amoindri au
cours des temps, d’autant qu’il avait donné naissance à deux petits gars pleins
de vie. Je me retrouvais jeune papa alors que j’étais par ailleurs déjà
grand-père. Un grand défi !
Bref, tout allait bien, j’allais rejoindre
sous peu, à Paris, un poste d’une nature fort différente puisqu’il s’agissait
de l’aumônerie protestante des hôpitaux.
C’est alors qu’un matin, très tôt, deux
policiers en tenue sont arrivés qui m’ont demandé, poliment mais sans explications,
de les suivre au commissariat. Le viol et l’assassinat d’une jeune fille
venaient d’être découverts, et je figurais sur les listes informatisées des
hommes ayant été mêlés à de tels événements...
J’ai vite compris que mes anciennes histoires
de poursuite d’un gendarme assassin n’impressionnaient en rien le commissaire
qui m’interrogeait. Pour lui, manifestement, j’étais un gros malin qui avais
réussi à tromper tout le monde, là-bas à la campagne, mais qui ne réussirais
pas à lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Pas à lui !
« D’ailleurs, ajoutait-il, vous autres gens d’Église, vous êtes connus
pour être un peu tordus… »
C’est donc dans l’attente un peu anxieuse de
ce qui va me tomber encore dessus, depuis une cellule que j’espère provisoire,
que je salue une dernière fois mes fidèles lectrices et lecteurs.
FIN
La
semaine prochaine
Reprise actualisée du feuilleton Conversion, ou les aventures en
France d’un couple irako-iranien converti au protestantisme.