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C’est un nouveau feuilleton commencé le lundi 17 janvier 2022. 

 

 

 D.R.

 

 

Le lundi du pasteur

 

Roman policier

 

–oOo–

 

1

Noémi

 

Ce mardi-là, à dix heures du matin, le temple était plein. C’est toujours comme ça pour les services funèbres. Le dimanche, on ne voit au culte qu’une trentaine de personnes, mais lorsqu’il s’agit du décès de l’un de nos concitoyens, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, sympathique ou désagréable, chacun se pense tenu de venir lui rendre un dernier hommage. Comme on dit. Quand le mort est protestant, ça se passe au temple, il est assez vaste pour ça. À moi alors de tenir mon rôle. Je suis le pasteur.

Dans notre terroir du Poitou rural, beaucoup de gens se disent protestants. Les dames portent souvent une croix huguenote. La plupart n’ont pas mis les pieds dans un temple, le dimanche, depuis deux ou trois générations mais ça n’y fait rien. Ils se voient de ceux qui ont tenu tête au roi Louis, celui qui se prenait pour le soleil. Ceci posé, leur protestantisme s’arrête là. Quant à leur foi chrétienne, n’y pensons pas. 

Ce jour-là, on enterrait Marcel Bouldoire, un pilier du temple. Agriculteur retraité, ancien président du Conseil presbytéral de notre communauté, ancien conseiller municipal, mort quelques jours auparavant à quatre-vingt douze ans. Un homme de bien. Ça existe.

Le dimanche précédent, dans l’après midi, j’avais préparé la cérémonie au domicile de la famille. La veuve, Fernande, n’était plus depuis longtemps tout à fait à même de participer mais les deux fils étaient venus, l’un de la Rochelle, l’autre de Poitiers, avec leur femme et leurs enfants adultes. Tous ensemble, après avoir prié, nous avions choisi les textes bibliques, défini l’ordre des lectures et des interventions, le tout avec ce sérieux attentif typique de nos parpaillots.

Un service funèbre, ça prend du temps. Ne serait-ce que pour les déplacements des gens pour entrer comme pour sortir du temple, d’autant que ceux qui n’ont pas pu entrer faute de place sont massés devant la porte grand ouverte. Par chance, ou grâce à Dieu si vous préférez, il ne faisait pas froid en ce matin de mars.

Bref, après la mise en terre dans un cimetière lui aussi bien peuplé d’une foule attentive, après les derniers mots de consolation adressés à la famille, je ne suis rentré au presbytère que vers midi et demie, un peu saoul de paroles, de visages et de  poignées de main.

Je vis seul. Élisabeth, mon épouse, est morte depuis plus de dix ans, et mes enfants, ma fille Abi – pour Abigaïl – et mon fils Lucas font leurs études à Paris.  

J’étais pressé de prendre un petit temps de répit, installé dans mon fauteuil, de m’allumer une pipe et de feuilleter le journal avant de me faire chauffer quelque chose. Mais je suis tout de même passé au bureau qui jouxte le temple pour y signer le registre des services funèbres. Le presbytère est situé à vingt mètres à peine.

En sortant, je me rends compte que la porte de la sacristie est ouverte. Sur le moment, je ne pense pas à la bizarrerie de la chose : je n’avais pas eu besoin de m’y rendre ce matin-là puisque j’avais tout préparé le dimanche soir…

Il faut dire que, comme c’est le cas pour presque tous mes collègues pasteurs, le lundi est mon jour de congé.

Donc, je longe le temple, j’entre dans la sacristie, une grande pièce très claire meublée de tables, de chaises et de diverses étagères, et je m’arrête, surpris, en apercevant dans un coin, sur le sol dallé, un gros tas de quelque chose recouvert d’un tissu noir. Je m’avance un peu et je vois dépasser le bout d’un pied. Un pied nu. Le tout immobile.

Je l’avoue, j’ai été tenté de me sauver, de fuir ce que j’avais compris qu’il y avait sous ce tissu noir. Mais ce qui m’a arrêté, c’est le besoin de savoir. Une sorte de curiosité instinctive : ce que j’ai vu, c’est le pied de qui ?

Je vais jusqu’au tas, recouvert de ce tissu que je reconnais presqu’aussitôt, la robe pastorale accrochée là à une patère depuis que je ne la porte plus pour prêcher. La bonne vieille robe noire effrangée au bas, qui a servi à des générations de prêcheurs. Un filet de sang – quoi d’autre ? – dépasse de dessous.

On n’est pas pasteur depuis des années sans avoir vu un mort. Ça fait partie du boulot. Je n’ai qu’à soulever la robe pour découvrir le corps, pourquoi ai-je hésité ? C’est le pied d’une jeune fille. Manifestement. Et je reconnais le vernis à ongle. Toujours mauve et toujours écaillé.

Et là j’ai un malaise, je tombe à genou. La petite Noémi.

Sans me relever, je tire la robe à moi, je ne regarde rien d’autre, je la roule avec une sorte de tendresse et je la serre contre ma poitrine. Noémi… Plus tard, je comprendrai qu’à ce moment-là je suis à l’ouest.

Puis je la jette, la robe, derrière moi et je regarde le corps. Le corps d’une fille violée et étranglée. Ça saute aux yeux. Ce n’est plus Noémi, c’est une chose molle et effondrée, comme une poupée de son, avec une bouche ouverte et des yeux qui ne regardent pas. Elle est morte. C’est ce que je me dis, comme pour m’en assurer.

Quelqu’un entre dans la pièce et s’arrête. Je me relève. C’est Christine, la mère de Noémi. Elle voit et se met à crier, elle me regarde en hurlant, le bras tremblant tendu, l’index pointé vers moi. Puis elle se met en branle, elle court me rejoindre, les ongles en avant, et je n’ai que le temps de lui saisir les bras avant d’avoir le visage déchiré.

Elle se débat, tente de se libérer, toujours hurlant, un cri strident. Les yeux fous, elle se bat de toutes ses forces, elle se tord les bras pour que je les lâche, au point que je dois les lui lever pour la maintenir contre moi. Elle croit sans doute m’empêcher de faire du mal à sa fille…

Dans la rue, on a entendu ce raffut car deux personnes, le facteur et Kévin Nolleau, le fils des voisins, arrivent en courant. Ils s’arrêtent, horrifiés, puis Kévin se précipite pour m’arracher Christine pendant que le facteur recouvre le corps en hoquetant. Alors Christine s’effondre en sanglotant.

Mon amie Léa, la buraliste, entre dans la pièce au moment où le jeune appelle les gendarmes. Il halète en criant : « C’est le pasteur, il a violé une fille, il l’a tuée, c’est dans la sacristie, oui, au temple ! »

 

–oOo–

 

2

Premier interrogatoire

 

Un quart d’heure plus tard, trois gendarmes étaient là, venus du chef-lieu de la Communauté de communes. Ils recouvraient le corps d’une couverture de survie, viraient tout le monde sauf moi, établissaient une zone de crime inviolable et me mettaient les menottes.

Il y avait là un adjudant et deux pandores dont une jeune femme d’origine maghrébine qui je connaissais, Nour, mon adversaire favorite au club de go de la ville voisine. Elle était gradée, peut-être sergente, et se conduisait avec moi sèchement, sans paraître m’avoir reconnu. Service service.

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce n’était pas elle qui s’occupait de Christine, mais un jeunot, un rouquin à peau rose et taches de son. Il semblait plein de sollicitude. Il avait sorti une chaise pour elle, l’avait entourée elle aussi d’une couverture de survie et il lui expliquait à mi-voix qu’il lui fallait prendre sur elle en attendant l’arrivée du service d’aide aux personnes.

Elle ne réagissait plus, plongée dans une sorte de catalepsie – je n’y connais rien en ce domaine. Elle ne semblait plus penser à moi ni d’ailleurs à rien d’autre, qu’il s’agisse de personnes ou de quoi que ce soit. Elle gémissait doucement ou regardait vaguement le gendarme en lui répétant « Où est ma fille ? »

Nour m’avait laissé debout, appuyé au mur car je tremblais et menaçais de m’écrouler. De ses doigts gantés de vinyle bleu, elle plaçait ma sacoche puis la robe pastorale dans deux sacs en plastique, sans doute antipollution. Je me suis dit qu’il s’agissait de préserver les traces de mon ADN.

Tous ses gestes étaient emprunts de cette élégance qui m’avait fait la remarquer. Aujourd’hui, je me souviens de cela avec surprise et je m’interroge sur cette surprenante exception à mon état de stupeur, total par ailleurs.        

Je suppose en effet que, dans la salle comme alentour, il devait y avoir beaucoup de bruit, mais je ne m’en souviens pas. J’étais sonné. Je ne pensais même pas à Noémi. Tout me semblait stagner ou se mouvoir dans une sorte de lenteur fantomatique.

Puis les militaires spécialisés dans la recherche criminelle sont arrivés. Il y avait là un commandant en civil du nom de Léger, un médecin légiste et deux techniciens.

Je n’ai pas pu détailler le commandant à ce moment-là, il avait quitté les lieux à peine arrivé, mais une fois assis en face de lui à la gendarmerie, je l’ai regardé avec intérêt, et aussi quelque peu d’inquiétude. Il devait avoir une petite cinquantaine d’années, il était grand et athlétique, et regardait les gens – moi, en l’occurrence – d’un air à la fois affable et rigoureux.

On m’avait enlevé les menottes, mené aux toilettes et donné un sandwiche et une bouteille d’eau. J’ai mangé machinalement. Je n’avais pour ainsi dire pas prononcé un mot. Toujours sonné.

Il devait être dans les quinze heures. J’avais plus ou moins retrouvé ma lucidité et cela n’avait pas arrangé mon moral. J’avais en permanence devant moi cette vision, le corps souillé et démantibulé de la petite Noémi. Et cette saleté de robe pastorale… Ça n’allait pas plus loin, je n’étais pas capable d’y réfléchir, j’étais juste en pleine horreur.

Je l’aimais, cette petite, je la connaissais depuis l’enfance. L’école biblique, le catéchisme, elle devait faire sa première communion dans quelques semaines, sa mère et moi étions amis… Et maintenant ça !

Après avoir constaté mon état-civil, le commandant a mis en place le dispositif de l’interrogatoire. Micro, caméra, déclaration initiale. Puis il a débité mon état-civil : Duthilleul Albert, Simon, René, né le 2 juillet 1976 aux Lilas, Seine-Saint-Denis. Veuf, deux enfants adultes. Profession pasteur, résidant à Pannay, Deux-Sèvres.

Là-dessus, il me dit qu’au vu des premières constatations, et dans l’attente du résultat des investigations techniques, je suis soupçonné de viol et de meurtre sur mineur en la personne de Retailleau Noémi, quinze ans.

Il me demande de lui raconter en détail ma matinée, ce que je fais. Il s’intéresse. Il m’interrompt de temps en temps pour obtenir une précision. Je me demande d’ailleurs quel en est le but. Il veut savoir par exemple ce qu’il y avait dans ma sacoche quand je suis revenu du cimetière. Il pense à quoi ? Que j’avais pu y mettre des préservatifs dans l’idée de violer la petite ?

Je découvre que ce genre d’exercice est un sport, on essaie de jouer le jeu tout en tachant de deviner où le partenaire veut en venir. En même temps, on fait en sorte de ne pas lui donner l’impression qu’on se méfie. Il pourrait en déduire que l’on a quelque chose à cacher.

Je n’ai rien à cacher, je lui raconte tout sans rien oublier, sauf quelque détail qu’il me demande de préciser. Des choses à mon avis sans intérêt. N’empêche… on finit par se sentir un peu dans la peau d’un coupable. Alors on se méfie, et ça, il le sent.

Il change de sujet. Il me demande en quoi ça consiste d’être pasteur. En pratique, précise-t-il, mes opinions religieuses n’intéressent pas l’enquête. Et quand j’en arrive au catéchisme, il m’arrête :

– Attendez. La victime a-t-elle participé à cet enseignement ?

– Eh bien oui, elle y participe depuis l’année dernière, cela dure au moins deux ans et ça se termine en général vers quinze ans. Elle devait en avoir fini à Pentecôte prochain. Elle déciderait alors de confirmer ou non les vœux de son baptême et de communier pour la première fois. Si c’était oui, elle devenait alors membre de l’Église.

– D’accord. Ce qui signifie que vous la voyiez toutes les semaines, chaque mercredi ? Oui ?

Et là, pour la première fois, il se détend, appuie son dos contre le dossier de son fauteuil et sourit. Il ne me dit qu’un seul mot : « Seule ? »

Là, malgré mon trouble, je souris moi aussi. Gros malin, va ! Et je dis que non, jamais seule, toujours en groupe, qu’ils sont neuf, cette année, quatre garçons, cinq filles… Il me demande de lui donner les noms, ce que je fais.

Là-dessus, il réfléchit un moment tout en me regardant, puis il me dit tranquillement que, pour lui, je suis le suspect numéro un. J’ai tout contre moi, du moins tant qu’on n’a pas les résultats des investigations scientifiques. On m’a trouvé à genoux devant le corps dénudé, me rappelle-t-il.

Je ne réponds pas. À quoi bon ? Il lève provisoirement la séance et m’envoie dans le couloir sous la garde d’un gendarme. Là, je repense à Christine pour la première fois.  

 

–oOo–

 

3

Garde à vue

        

À la suite de ce premier interrogatoire, je passe une demi-heure assis dans un couloir de la gendarmerie, puis on me rappelle. Le commandant Léger me fait signe de m’asseoir. Je vois à sa figure qu’il est content de lui et cela ne me rassure pas.

 « Que faisiez-vous hier lundi, toute la journée ? Dites-le moi de façon détaillée », me dit-il. Je ne vois pas où il veut en venir mais je sens à son attitude qu’il y a un pépin en prévision pour moi…

– Hier… Je n’ai pas grand-chose à en dire. Vous ignorez sans doute que le lundi est le jour de repos hebdomadaire des pasteurs ? Voilà. Eh bien, je suis resté toute la journée chez moi, au presbytère, je ne crois même pas être allé jusqu’au temple, au bureau ou à la sacristie. J’étais fatigué, j’ai dormi tard le matin, un peu aussi après déjeuner. J’avais de quoi me faire à manger. J’ai lu, et j’ai commencé à penser un peu à ma prédication de dimanche prochain.

– Vous pouvez prouver ça d’une manière ou d’une autre ? Même partiellement ?

– Non. Je crois que je n’ai reçu aucun message d’aucune sorte. Les gens respectent mon jour de repos. Mes enfants ne m’ont pas appelé non plus. Et moi, je n’ai appelé personne. J’avais envie d’être tranquille. 

Le commandant sourit. Il murmure pour lui-même quelque chose comme « On vérifiera tout ça », puis il me regarde et me dit tranquillement : « Eh bien voilà, vous êtes en garde à vue à partir de ce jour à dix-sept heures. Et il ajoute : « Vous pouvez appeler un avocat. »

Bien sûr, je n’ai jamais eu besoin d’un avocat, je n’en connais aucun, sauf peut-être de loin. Je le lui dis. « Dans ce cas, on va vous en fournir un. En attendant, vous allez être mis en cellule. » Bon, j’aimerais quand même en savoir un peu plus, je l’arrête au moment où il quitte sa chaise :

– Je peux quand même savoir quel est le motif de cette garde à vue ?

– Tout à fait, c’est celui que je vous signifiais tout à l’heure. Suspicion de viol et de meurtre sur mineur. Les choses se sont précisées, nous savons maintenant que la jeune fille est morte hier et que vous n’avez aucun alibi.

Au fond je m’y attendais, je ne suis pas idiot. De quelque côté que je me tourne, je dois reconnaître que je suis le suspect idéal. Et le seul à ce jour.

Le seul ? Ça, ça commence à me faire gamberger. Si ce n’est pas moi, qui d’autre ? Je passe en revue les éléments dont je dispose, mais je ne me sens pas bien, dans ce rôle : au lieu de penser à moi, qui suis encore intact, je devrais plutôt penser à Christine et à Blaise, son mari. Alors je prie pour eux. Enfin. 

Au bout de deux heures, une dame entre dans ma cellule. C’est l’avocate. Me Corinne Le Meur. La quarantaine fière et décidée. Une belle femme mince, très blonde du genre walkyrie et d’une élégance très executive woman. Elle n’est au courant de rien et il faut que je lui raconte tout en détail. Elle m’écoute sans dire un mot, toute à son notebook sur lequel elle tapote avec virtuosité.

Lorsque j’ai terminé, elle me dévisage de l’air atterré du petit chaperon rouge qui rencontre le grand méchant loup. Je suis tombé sur une militante de la cause des femmes, manifestement. J’en rirais, en d’autres circonstances, tellement tout cela est ridicule. Aucune femme ne m’a accusé, ni maintenant ni jamais. Aucune n’a eu lieu de le faire. Surtout pas ma pauvre petite Noémi !

Mais bon, elle se reprend et me dit d’un ton très pro que je suis dans de sales draps, que l’accusation se tient, qu’elle ne voit pas ce qu’elle pourrait faire là contre... J’en conviens et cela lui fait subitement penser à quelque chose : « Vous êtes coupable ? » me demande-t-elle.

Je la regarde pendant un bon moment avant de lui répondre. Je sais qu’elle ne me croira pas, qu’au mieux elle se forcera de faire comme si elle me croyait. J’ai un peu pitié d’elle, elle se trouve face à une affaire qui va faire parler, et elle ne voit pas comment elle pourrait s’en tirer devant un tribunal. La presse voudra la crucifier, comme ils disent.

Je lui réponds ceci : « Je ne l’ai pas tuée. Ni violée. Tout ce que je viens de vous dire est la vérité. Croyez-le ou non, c’est ainsi. Je comprendrais que vous laissiez tomber.»

Elle me jette alors ces mots : « Je ne vais pas vous lâcher, ce n’est pas le genre de la maison. » Et elle ajoute : « Mais croyez bien que je ne suis pas près de croire facilement un ecclésiastique accusé d’un crime sexuel. On sait ce qu’il en est !  Alors ça veut dire que nous aurons à parler, tous les deux, jusqu’à ce que vous me disiez la vérité vraie. Sachez-le. »

Là-dessus, le commandant fait son apparition. Il découvre Me Le Meur et n’a pas l’air de le regretter. On voit qu’elle lui plaît. Il se fait donc très gentleman en la priant de le suivre jusqu’à la salle d’interrogatoire – « Je vous précède, Maître, pardonnez-moi. Etc. »

L’audition n’apporte évidemment rien de nouveau pour moi. Toutefois, le fait qu’aucune trace de mon passage n’existe sur le corps de Noémi, quel que soit le domaine, semble amoindrir les certitudes du commandant et laisse mon avocate un peu rêveuse.

Pas une marque, pas un fluide, pas une trace d’ADN, si ce n’est la possibilité d’en reconnaître une sur un endroit de la robe pastorale. Rien ne me rattache au viol et au meurtre. D’ailleurs, pour la robe, j’ai dit moi-même dès le début l’avoir tirée à moi lorsque j’ai découvert le corps, il serait donc naturel que cette trace éventuelle me concerne.  

Je sens alors que ma garde à vue devient très problématique. On n’a plus rien contre moi, si bien que mon absence d’alibi n’apporte rien à l’accusation. Me Le Meur, ma belle avocate, se fait donc un point d’honneur à exiger ma remise en liberté et une déclaration du commandant me dédouanant de toute mise en cause… à ce jour.

Ce qu’il fait lors d’une conférence de presse impromptue. À laquelle je me garde bien d’assister. Il est alors dix-neuf heures, et une Nour un peu gênée m’a d’ailleurs fait sortir de la gendarmerie par derrière, les journalistes étant occupés à écouter l’officier.

Qu’à cela ne tienne, je les retrouverai très vite devant le presbytère…

  

–oOo–

 

4

Rencontre avec la presse

 

Je sors de la gendarmerie et c’est Josette Colombier, la présidente du Conseil presbytéral, qui me ramène chez moi. Dans sa voiture, elle ne fait aucun commentaire, c’est une taiseuse. Dans les soixante-dix ans, elle gère encore une grosse ferme avec son mari, Roger, un de mes rares amis personnels. Elle sait bien, la Josette, que tout s’éclairera bientôt. Je ne doute pas qu’elle ait déjà convoqué un conseil extraordinaire à ce sujet.

J’ai donc tout loisir de consulter mes appels sur le portable. Il y en a beaucoup. À ma stupéfaction, la presse régionale parle déjà du meurtre de Noémi et me cite sans toutefois se mouiller. Ce qui fait que nombre de connaissances ou de collègues m’ont appelé. Rien ne presse, je n’ai pas grand-chose à leur répondre.

Mais ce qui me bouleverse, c’est l’inquiétude de mes enfants. Un de leurs copains de lycée les a prévenus et ils cherchent à me joindre depuis des heures. Il tient l’information de Kévin, qui m’enfonce. Pensant à ce qu’il a dû raconter, je comprends leur émoi, ils me voient déjà accusé de viol suivi de meurtre… et apparemment coupable !

Du coup je me demande quelle est la cause de cet empressement de Kévin à m’accuser… Et plus j’y réfléchis, plus je comprends qu’il a tout contre lui, lui aussi : il habite à côté du temple, il a donc pu surprendre le passage de la gamine ; il ne fait pas partie, le pauvre, des gars que les filles remarquent ; il n’est jamais invité aux soirées en boîte ; il se comporte toujours dans la vie avec gaucherie, une sorte de rictus amer figé sur le visage…

Supposons, je me dis, qu’il ait vu Noémi passer dans la cour du temple en direction de la sacristie – mais qu’allait-elle y faire un lundi, je me le demande. Il pouvait la voir depuis la fenêtre de sa chambre, il pouvait courir la rejoindre pour lui demander de devenir sa copine, puis essayer de l’embrasser et, sur son refus, aller plus loin, trop loin… C’est possible. Une histoire de maladroit, de lourdaud qui ne sait pas s’y prendre.

Elle était jolie, Noémi, fraîche et appétissante, il faut dire. À quinze ans, elle était déjà femme. Une petite rouquine vive et rieuse. Et ce pauvre Kévin… Ça se tient, comme histoire, je trouve. Mais je suppose que les flics vont y penser, et si c’est lui, il craquera tout de suite, le pauvre gars. Mais là, je me raconte un roman.

Tout à ces réflexions, j’en oublie de répondre à mes enfants, d’ailleurs il est trop tard, nous arrivons. Nous approchons du temple mais il est impossible de parvenir jusqu’à lui. Effarés, nous trouvons la rue bouchée et apercevons de loin la cour, changée en une sorte de barnum.

Toute la presse semble s’être donné le mot. Camions à antennes paraboliques, SUV ou breaks couverts de logos célèbres. Il fait nuit mais on y voit comme dans une rue de Niort un soir de Noël. On y entend un brouhaha de conversations, d’appels et même de rires. Apparemment, ils n’étaient pas tous à la conférence de presse, ils s’étaient répartis les tâches. Il est vrai que ce sont des pros, bien plus au fait des habitudes que moi devant ce genre d’affaire.

Josette me regarde et me dit, l’air sardonique : « Là, je ne peux rien pour toi, il va te falloir affronter les fauves ! Je vais t’abandonner lâchement. Courage ! » Elle est comme ça, mais le ton me dit qu’elle m’aime bien.

Je sors de sa Captur, claque la portière et la regarde partir en marche arrière. Pour la première fois depuis ce matin, j’ai la trouille. Je vais me faire dévorer, c’est sûr.

Mais j’oublie qu’aucun des journalistes ne me connaît et que rien ne leur dit que je ne suis pas l’un d’entre eux quand je traverse lentement leur meute. Je me dis qu’arrivé près de la porte du presbytère, je n’aurai plus qu’à foncer pour entrer, je ne ferme jamais à clé.

Mais au moment où je monte les trois marches qui mènent à cette porte, un cri retentit, « C’est lui ! », vite recouvert par une bonne vingtaine de voix excitées. Et là, je suis pris, je n’ai pas le temps d’ouvrir, je suis déjà arrêté, le bras bien tenu par une jeune femme à l’aspect à vrai dire agréable mais à la poigne ferme et au regard déterminé.

Alors je me dis que quand il faut y aller, il faut y aller, et je me retourne vers la petite foule des journalistes. Le résultat est que je n’y vois plus rien, aveuglé par les lampes et les flashes. Alors je me tais. D’autant que parler serait inutile, ils ne m’entendraient pas, ils vocifèrent, tous en même temps. Leurs questions, sous différentes expressions, se résument à ceci : « Vous êtes mis en cause ? »

Je ne crois pas qu’ils puissent entendre cette réponse : « Pas à ma connaissance, vous pouvez donc me laisser rentrer tranquillement chez moi. » Qu’ils entendent ou non n’empêche rien, ils continuent à hurler des questions qui s’affinent et se diversifient, et qui reprennent dans le désordre tous les moments et tous les aspects de l’affaire.

Alors je prends le parti d’en rire, comme aurait dit Pierre Dac. Je lève solennellement la main et tout ce bruit s’arrête. Je me dis que j’aurais dû y penser plus tôt. Puis je regarde l’un d’entre eux, puis un ou une autre, et ainsi de suite, comme j’ai l’habitude de le faire lorsque je prêche, et je dis : « Mes amis, vous avez devant vous l’innocent idéal, ce que je savais dès le début mais que la maréchaussée vient de découvrir… »

La jeune journaliste qui me tient le bras est stupéfaite, elle me lâche pour mieux me regarder. J’en profite pour la repousser, me retourner, ouvrir la porte et la franchir, puis, à peine entré, mettre le verrou. Le tout en un battement d’aile de papillon. Je suis dans un tel état de gaîté que je pense aussitôt à la catastrophe que ce battement d’aile va sûrement causer dans l’Océan Pacifique. 

Sur le moment, je fais Ouf ! Je souris des cris des journalistes. Puis, au fur et à mesure qu’ils faiblissent, je reprends mon sérieux. Ou plutôt, le sérieux de la situation me tombe à nouveau dessus. Tout à mon plaisir de faire le malin, j’avais oublié Noémi…

Et là, je m’effondre, toute la fatigue de cette journée m’écrase, tout ce drame me revient et cela me plie de douleur, j’ai peine à respirer. Cela dure longtemps, jusqu’à ce que tout soit redevenu silence dans la cour et dans la rue, la presse volatilisée dans la nuit. Ce calme libère le nœud de mon angoisse et je me mets à gémir comme un enfant. Alors je me jette sur le canapé du salon en sanglotant.

Une fois calmé, j’appelle mes enfants.

 

–oOo–

 

5

Deux appels

 

Le mercredi matin, j’ai à peine terminé mon petit-déjeuner que mon téléphone sonne. Évidemment, je l’ai laissé dans la chambre et j’arrive trop tard, je rate l’appel, mais cela me permet de voir qu’il provient de mon amie Léa. Je me souviens alors qu’elle était présente la veille dans la sacristie lors de mon interpellation.

Je me demande bien ce qu’elle faisait là, d’ailleurs, elle n’a aucun lien avec notre Église, ni même avec la religion en général. Il existe pourtant chez elle, qui s’appelle Lévi de son nom de jeune fille et Blumenfeld de son nom d’épouse, un souvenir de famille qui fait le lien avec le temple. Une histoire qui remonte à l’Occupation nazie. Il faut dire que dans ce coin du Poitou protestant, mes lointains prédécesseurs et leurs paroissiens ont sauvé pas mal de juifs en les cachant ou en leur faisant passer la ligne de démarcation.

Je la rappelle. Ce qu’il y a, c’est qu’elle se faisait du souci pour moi. Elle avait appris, bien sûr, que j’étais mis hors de cause, mais elle s’inquiétait quand même pour moi, pour le résultat sur moi de tout ce stress que je ne manquais pas d’avoir ressenti... Une amie, quoi, une vraie ! Je l’imagine dans son arrière-boutique, le combiné à la main, colorant son accent parigot d’une sollicitude véritable, la silhouette quasi-squelettique perchée sur une longue jambe maigrelette, l’autre, pliée à la façon des échassiers, appuyée sur un mur.  

Je lui raconte comment ça s’est passé à la gendarmerie, puis la séance du soir avec la presse dans la cour. Elle m’assure que ces gens sont des chacals, et elle me plaint juste comme il faut quand on a vécu ça, qui n’est pas non plus la fin du monde, comme elle me le rappelle pour finir. Je rétorque que je ne me suis plaint de rien devant elle…

Ce souriant échange terminé, je lui demande pourquoi elle est arrivée hier à point nommé pour me voir arrêter. Elle est un peu gênée. Elle m’avoue qu’elle cherchait son mari, Simon, qui avait une fois de plus fait la java la veille au soir avec ses potes du poker et qui n’était pas rentré.

– Tu comprends, elle me dit entre deux toux de fumeuse, j’ai l’habitude de ses incartades du lundi soir, mais là, c’était la première fois qu’il n’était pas de retour le lendemain après midi. J’ai donc pris la rue du Temple pour aller voir s’il était encore en train de cuver son whisky chez Bonneau, le plombier. Et juste en passant devant le temple, j’ai entendu du boucan. Voilà pourquoi, mon grand.

Elle m’appelle mon grand, aucun respect pour les ecclésiastiques ! Il faut dire qu’elle a facilement vingt ans de plus que moi. Bon, je l’aime bien, Léa, mais son histoire me paraît quand même un peu bizarre. J’aimerais en savoir un peu plus :

– Tu l’as retrouvé, ton homme ? 

– Chez Marcel, comme prévu. Je t’assure que ses clients, à celui-là, n’ont pas eu du nez en le prenant comme plombier ! Ils étaient juste en train de soigner leur gueule de bois, eux deux et Beaurobert, tu sais, le marchand de grain ! Ils avaient joué toute la nuit, une nuit bien arrosée, tu peux me croire !

Intéressant tout de même, ce poker, me dis-je in petto… Justement ce lundi soir… Après quelques conseils supplémentaires venant de Léa, nous nous faisons la bise téléphonique et j’attends qu’elle raccroche. C’est là que je me rends compte d’une chose : elle n’a pas dit un mot à propos de Noémi…

J’ai à peine le temps de retourner à la cuisine, mon portable à la main, qu’il sonne à nouveau. Cette fois-ci c’est Christine. Je m’assieds près de la table et je réponds.

Les premiers mots échangés – « Bonjour, comment vas-tu ? », enfin ce genre de propos, ineptes en l’occurrence – elle s’effondre. C’est un long râle entrecoupé de plaintes déchirantes. Je ne sais que lui dire, d’ailleurs elle n’entendrait pas. Et puis comment parler, au téléphone, à une mère qui vient de perdre aussi brutalement son enfant ?

Quand elle arrive à s’exprimer, elle commence à s’excuser pour son attitude d’hier matin. C’était le but de son appel. C’est important pour elle, elle tient à me demander pardon, me dit-elle entre deux sanglots. Je la rassure, je lui dis que j’ai parfaitement compris la raison de son comportement, qu’elle ne pouvait qu’interpréter ainsi ce qu’elle avait sous les yeux… Elle me dit que non, qu’elle aurait dû se souvenir de qui j’étais, son ami, son pasteur, le pasteur de sa fille, un homme bon, un homme honnête, un homme sensible…

Comment l’arrêter ? Ce n’est pas facile, d’autant que j’ai moi-même la gorge nouée. J’attends que ça passe. Christine, c’est l’inverse de Léa, dans la vie, toute en émotivité, ses rondeurs tressautant d’enthousiasme, de tendresse, d’indignation, ou bien s’effondrant dans le pire marasme à la moindre occasion. Alors bien sûr, ce n’est pas maintenant qu’on va la trouver apaisée… 

Mais elle change de sujet : « Albert, il faut que tu viennes. Il faut que tu parles à Blaise, et surtout aux enfants, ils ont besoin que tu leur parles. Viens nous voir à la maison. »

Pour faire le pasteur, je me dis, il te faut rester calme, prendre un peu de distance, ne pas en rester à l’émotion. Tu as une parole à dire, ça demande une écoute, Ce n’est pas facile mais c’est ton rôle dans la vie qui veut ça.

Autre chose, je me dis encore, il faut que tu arrives à sortir de ce rôle qu’on t’impose, là, celui du saint homme par profession. Ce n’est pas toi qui comptes, ce ne doit pas l’être à leurs yeux. Je ne suis que le canal par où parle Celui qui m’envoie.

Je me dis tout cela en deux clins d’œil, pas besoin de plus, il s’agit de thèmes qui me sont familiers. C’est professionnel.

« Je viendrai en fin d’après-midi, après le catéchisme, tu sais qu’on est mercredi. » Elle répond « D’accord » en reniflant et raccroche. Aussitôt, je me sens coupable, on ne se conduit pas aussi sèchement avec une amie qui vit ce genre d’horreur…

Bien des gens pensent que croire en Dieu, c’est chercher à se faciliter la vie. Je voudrais les y voir…

Bon, il faut que je me mette au boulot, l’histoire du catéchisme, ce n’était pas une excuse à la flan, c’est un entretien avec des ados, ça se travaille en amont ou ça foire piteusement ! Je vais d’abord prier, me recentrer, quémander un petit apport de paix et de lucidité.

N’empêche, j’y repense, que faisaient réellement les joueurs de poker lundi soir ? Ou l’un d’entre eux quand les deux autres étaient cuits ?

 

–oOo–

 

6

La violence des émotions

 

Ce mercredi après-midi, deux jours après la mort de Noémi, j’aurais pu annuler le catéchisme, mais j’ai pensé qu’il valait mieux profiter de cette séance pour donner aux jeunes la possibilité de se décharger de la violence de leurs émotions. Ceci dit, je ne me sentais pas moi-même très en forme…

Bien sûr, j’ai exclu que la réunion puisse se tenir comme à l’habitude dans la sacristie. J’ai rapidement disposé à cet effet la salle de séjour du presbytère, une pièce assez vaste pour y réunir mes huit ados restants.

Ils s’y tenaient, assis en rond, chacun sur un de ces petits bancs individuels liés à la discipline du zen, inclinés vers l’avant et très bas. Les jambes sont repliées dessous. C’est une posture assurant un maintien qui facilite l’attention, le calme et la concentration. Cela entraîne cependant un inconvénient pour moi, qui suis obligé de me tenir ainsi alors que mes genoux sont bien plus raides que les leurs…

Mais je m’égare, je parle boulot et ce n’est ni le moment ni l’endroit. Il est vrai qu’à ce moment-là j’étais plutôt tourneboulé, moi aussi. Or j’avais besoin de sérénité car avec les ados présents, on était en pleine sidération à cause de cette mort incompréhensible et bouleversante. On ne verrait plus jamais Noémi…

Cela posait plein de questions de fond. Dont nous avons parlé ensemble, recourant à quelques textes de l’apôtre Paul, puis à la prière et au chant.

J’ai réussi, je crois, à éviter le pathos, à installer tout au moins de la distance à son égard, et à permettre que la parole circule et qu’aucun d’entre eux ne reste silencieux sur sa peine et sur sa peur.

Sur sa peur, bien sûr, parce que chacun, et surtout chacune, se voyait aussi comme la victime potentielle d’un assassin inconnu et terrifiant errant dans les environs. Mais ce qu’aucune ne dit, pensa sans doute, ou fut au bord de le penser mais ne put l’exprimer, c’est : « Et si je le connaissais bien, et s’il était un de mes proches ? » Car tout le monde se connaît dans un village, et les liens familiaux y sont restés bien plus étroits qu’ailleurs.

Le dernier chant terminé, ils sont sortis de chez moi mais sont restés un moment ensemble dans la cour du temple, réunis en grappe comme on l’est si facilement à leur âge. En passant près d’eux, j’ai volé au passage cette phrase : « Vous savez pas c’est qui ? »

 C’est Constance qui parlait ainsi, avec son français de la banlieue parisienne. Ses parents, un couple d’origine ivoirienne, viennent de s’installer par ici venant de Bagnolet. Lui, Victor, technicien assez pointu dans les métiers du bois, a trouvé un poste à la scierie, l’orgueil de la commune. Quant à Ermeline, sa femme, elle a pour l’instant assez à faire avec ses quatre enfants.

Constance bénéficie d’une aura particulière aux yeux des autres. Elle évoque pour eux les mystères et les dangers passionnants de l’inconnu et elle en profite à fond ! La violence, leur signifie-elle, elle connaît ! On ne la lui fait pas : s’il y a crime, il y a criminel. « Ben c’est qui ? Vous connaissez tout l’monde, vous d’vez bien vous douter ! » doit-elle leur demander.

Et là, je flaire l’embrouille à venir. Qu’on imagine mes huit ados se mettre en chasse dans la commune à la façon du Club des Cinq !

Dans l’immédiat, cependant, je laisse passer cette crainte et je prends mon vélo pour aller faire un tour dans le parc municipal. Je dois me préparer à rencontrer Christine et sa famille. Une fois là, j’essaie de me vider de mes émotions en marchant et j’adresse au Seigneur une demande d’assistance. Ça ne me tranquillise guère, il ne répond pas toujours, mais j’aurai fait le maximum.

Finalement, j’appelle Christine pour lui annoncer ma venue. C’est à un quart d’heure à vélo, ils habitent une ancienne maison de ferme située dans un village proche de Pannay.

Nous voilà réunis dans leur séjour, assis qui dans un fauteuil ou le canapé, qui sur une chaise, tenant une tasse ou un verre. Inutile de dire que l’atmosphère est lourde. Christine sanglote doucement, un mouchoir à la main, et Blaise, un forestier costaud, fait ce qu’il peut pour se donner une attitude en s’occupant de sa pipe, tout à coup difficile à bourrer. C’est presque surjoué et je ressens une impression bizarre.

Blaise ne m’aime pas, j’ai senti cela dès mon arrivée dans la paroisse il y a six ans. Par sa famille, il fait partie du mouvement des libres-penseurs, et s’il accepte que sa femme et ses enfants soient proches du temple, comme on dit ici, c’est surtout pour avoir la paix dans son ménage. Il trouve surtout que sa femme en fait trop auprès de moi. 

Dans ces conditions, il me sera interdit de rassembler la famille dans la prière, je devrai m’en tenir à une lecture de la Parole de Dieu. Peu importe, au fond, car dans ce premier temps du deuil, mon rôle est d’aider à libérer la parole et à aider l’amour des uns pour les autres à se dire.

Les enfants m’y aident. Lydie, surtout, qui affecte de s’en tenir aux faits, aux questions pratiques. Nous nous aimons bien, Lydie et moi, elle a été il y a peu ma catéchumène la plus vive d’esprit et la plus offensive que j’aie rencontré. C’est une intello de dix-huit ans qui s’apprête à entrer en hypokhâgne à Poitiers. Elle veut faire de la philo. Avec ses yeux verts, sa tignasse rousse et sa taille fine, elle pourrait être jolie mais elle ne semble pas s’en préoccuper.

Quant à Élie, c’est ordinairement un gai luron plus intéressé par le foot que par le collège ou le temple, mais cette fois-ci, il veut comprendre. Il n’a que douze ans mais il se pose les questions que je viens d’entendre dans la bouche des ados il y a une heure à peine. Je tente de lui répondre mais finalement, sa souffrance finit par le faire éclater brutalement en sanglots.  

En les quittant, j’ai la pénible impression d’avoir failli à ma mission. À ce moment précis, annoncer l’amour de Dieu me paraît une tâche au-dessus de mes moyens…

Je suis déjà dans la cour quand j’entends Blaise s’écrier : « Tout ça c’est d’la parlotte, moi j’vais trouver l’saligaud qu’a tué ma fille et j’vais lui crever la peau ! » Mais ça sonne faux.   

 

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7

C’est le printemps

 

Sur mon vélo, en revenant à travers bois de chez les parents de Noémi, je me suis aperçu tout à coup que ça y était, le printemps arrivait. C’est un petit souffle taquin qui me l’a fait percevoir, et je me suis arrêté dans l’herbe, au bord du routin, comme on dit ici d’une route étroite, pour en profiter.

Juste à ce moment-là, un vol d’oies sauvages montait vers le Nord, haut dans le ciel, comme dans la chanson de Michel Delpech. Le ciel était d’un bleu très clair parsemé de légers voiles teintés de rose. Passé le bois, j’aurais sûrement un magnifique coucher de soleil à admirer du côté de l’océan. Je suis reparti.

Je suis un gars de la banlieue, je ne connais pas grand-chose sur les plantes, les essences, les bêtes, même les saisons. C’est une pauvreté, mais je suis quand même capable de ressentir les effets des changements, dans la nature, et d’éprouver ce qu’ils créent de beauté. Heureusement !

Cela m’a ôté un peu du poids qui pesait sur moi depuis la veille et jusqu’à cette séance chez les Retailleau. J’ai eu l’impression d’y gagner en clarté d’esprit.

C’est ainsi qu’arrivé dans la rue du temple, je repère mon Kévin devant l’entrée de sa cour, l’air peu inspiré comme toujours. Disons qu’il glande. Et je pense d’un coup à ce que cela a pu lui faire, à lui, de se trouver nez à nez avec un cadavre. Et le cadavre de la fille qui lui plaisait.

J’appuie mon vélo contre le mur et je vais à lui. Je me rends compte à quel point je l’ai laissé tomber, le pauvre gars ! On a beau dire, on est vraiment enfermé dans ses limites mentales. Kévin, il est d’une famille protestante mais il n’a participé, enfant, ni à l’école biblique, ni au catéchisme. Il n’est pas de ma bande, comme le chantait Renaud… Alors je n’ai pas pensé à lui. À lui en tant que lui. J’ai pensé aux miens et à moi.

C’est moche.

Je l’aborde : « Salut Kévin, comment tu vas ? » Il me regarde sans répondre, l’air du gars concentré sur ce qu’il faut dire au pasteur quand il vous cause. Je me dis que le mieux est d’y aller franco, sinon on n’avancera pas : « Tu dois être triste, hein ? Tu l’aimais bien, Noémi. Tu as dû ressentir un gros choc. Comment tu te sens ? » Il regarde ses pieds un grand moment et il lui vient brusquement un gros sanglot. Nous sommes gênés tous les deux.

Que faire ? Je l’invite à me suivre au presbytère. « On pourra causer. Tu penses bien que moi aussi je suis triste. » Il me regarde d’un air stupéfait, un pasteur, dans sa tête, ça ne peut pas avoir les mêmes sentiments qu’un homme normal. Puis il dit « D’accord. » 

Je me rends compte que mon bureau ou mon séjour le mettraient mal à l’aise, nous nous installons donc à la cuisine, un verre de mon jus de pomme à la main.

Je lui explique que je dispose d’un petit verger à Saint-Blanquat, que j’aime les arbres, surtout les pommiers parce que, ce que je préfère comme dessert, c’est la tarte aux pommes, et que, tous les ans, avec des amis, nous portons nos pommes à la coopérative de Malassis pour en faire du jus.

Aucun intérêt, en vérité, et je me dis que j’ai vraiment un peu trop l’air de le prendre pour un gamin, mais ça l’intéresse. Il me répond : « Le père à Noémi il fait pareil, mais il va pas à Malassis pasqueu il est fâché avec le gérant, pasqueu le père à Noémi c’est un coléreux, c’est même Noémi qui m’l’a dit, pasqueu moi et Noémi on est des amis ! »

Et là il s’arrête, il me regarde franchement pour la première fois, et il se met à pleurer. Je lui trouve un mouchoir et je lui assure que c’est normal, de pleurer à cause de Noémi, qu’il n’y a pas à en avoir honte.

Une fois calmé, il prend le temps d’observer en détail le carrelage de la cuisine puis, tournant d’un coup la tête vers la fenêtre qui donne du côté de la rue, il murmure, dans une sorte de ricanement, quelques mots que j’entends mal. Là-dessus, il se lève brusquement, me dit bonsoir et se sauve.

Je reste interdit. S’est-il passé quelque chose que je n’ai pas perçu et qui lui a fait peur, ou l’a intrigué, ou qu’il tient à cacher ? Dans la rue, peut-être. Je me demande bien si ce qu’il a dit en partant, et qui semble n’avoir aucun sens, présente un rapport quelconque avec notre conversation. Ou bien ai-je mal entendu ? J’ai cru comprendre ces mots : « J’l’avais pas eu, l’bonhomme, hein ! »… Mais je n’en suis pas sûr.

J’ouvre la fenêtre pour voir s’il se passe quelque chose d’anormal dans la rue, mais non, des gens y marchent tranquillement, comme d’habitude, une voiture passe, c’est tout. Il ne me reste qu’à penser à autre chose, d’ailleurs je commence à avoir faim.

Je me sers un demi-verre de vin comme apéritif et me prépare une salade et une omelette. La nuit est tombée depuis un moment, j’allume la petite télé qui trône sur le buffet pour essayer de trouver une chaîne d’info. Je ne devrais pas, quand on mange, on mange, et quand on prend les nouvelles on prend les nouvelles… mais la situation est telle que je suis pressé de savoir où en sont les enquêteurs.

Je tombe sur la 27, qui en parle justement. La nouvelle, c’est que, curieusement, rien n’a été trouvé sur le corps de Noémi ni sur la scène de crime qui permette d’orienter les recherches. Pas une trace d’ADN, pas une empreinte, rien ! Je le savais déjà, mais cela laisse entendre, ajoute le bavard qui explique tout cela à la présentatrice, que le crime était prémédité, le modus operandi soigneusement anticipé et préparé, la victime repérée à l’avance par le tueur, ainsi que le moment. On aurait affaire à une sorte de rendez-vous…

J’éteins le poste et je médite là-dessus. J’en tire dans l’immédiat deux enseignements. Le premier est que Kévin sera mis hors de cause, il n’est pas capable d’une telle efficacité. La seconde est que je suis un imbécile, j’aurais dû demander à Christine ce que devait faire sa fille ce lundi en fin de journée. Mais je suppose que les enquêteurs y ont pensé.

Demain soir, j’ai jeu de go à la médiathèque de la ville, j’essaierai de tirer les vers du nez à Nour, la jolie gendarmette. Elle me doit bien un petit service !

En gagnant mon bureau avant d’aller me coucher, je me surprends à chantonner Aïcha en imitant Khaled… Delpech, Renaud, Khaled, on dirait que c’est ma journée de la chanson. Un peu léger vu la situation, mais quoi, c’est le printemps !  

 

  –oOo–

 

8

Dans la rue du Temple  

 

Josette Colombier m’appelle à neuf heures pile ce jeudi matin. Elle me demande si je serais d’accord pour qu’une réunion exceptionnelle du conseil presbytéral se tienne demain soir, elle a l’accord de la plupart des autres membres.

Bon, si tout le monde est d’accord, je n’ai rien à dire de plus… Je suppose qu’il convient de tenir au courant les populations en général et les paroissiens en particulier, et de les rassurer.

Ceci dit, ça ne me plaît pas trop. Certains membres du conseil n’ont pas une entière confiance en moi. Ils ont des raisons pour cela. Ils me trouvent trop engagé dans diverses initiatives qui les mettent mal à l’aise. Cela surtout depuis que je participe à l’accueil de migrants dans la commune.

Je me rassure en me disant qu’ils ne vont pas pour autant me soupçonner d’avoir fait du mal à Noémi. Ça me paraît exclu, d’autant que j’ai été mis hors de cause. Mais une petite voix me dit que ceux-là ne sont peut-être pas sûrs que cela soit définitivement acquis.

Je me souviens d’ailleurs de ce que me disait justement mon ami Roger, le mari de Josette, il y a quelque temps : « Tu sais que certains te surveillent ? Ils voient que tu es peut-être trop bien, à leur goût, avec les jeunes, que les filles t’adorent, et que tu es célibataire, après tout… »

Gauchiste et possiblement pédophile. Pas mal ! Mais on n’en est pas là, on est encore loin de la rumeur, apparemment ça reste confiné aux inquiétudes intimes de deux ou trois personnes… bien intentionnées.

Enfin on verra… Tout cela est bien gentil mais j’ai du travail. J’ai à préparer une réunion du groupe de lecture biblique pour samedi et une prédication pour dimanche. Je me mets au boulot en espérant qu’un service funèbre ne me tombe pas dessus en plus.

En fin de matinée, je fais une pause pour aller voir une vieille paroissienne. C’est à côté, elle habite au début de la rue du Temple. Elle est alitée, rien de vraiment grave mais elle est seule et son moral décline. Elle voit s’approcher la relégation en EHPAD, comme elle dit… Nous nous aimons bien, tous les deux, et nous tenons une bonne petite conversation, Dieu aidant.

Parler ne l’empêche pas de tricoter, elle y va de bon cœur : « Il s’agit de faire des carrés de couleurs variées, voyez-vous, ensuite on les assemble pour faire des couvertures de laine. Il y faut de la grosse laine et des points serrés. Ça va servir aux jeunes de l’ancienne gendarmerie. » Elle fait allusion au petit centre d’accueil destiné à de jeunes migrants célibataires, la plupart soudanais, ces temps-ci.

Elle s’active, donc, sa bonne figure tout animée, un bout de langue qui pointe parfois, ou un petit grattage de cuir chevelu à l’aide d’une aiguille. En même temps, elle évoque un verset et se demande, l’air taquin, s’il a bien sa place dans la Bible, quand tout à coup elle se fige, quelque chose lui a traversé l’esprit : « Dites-moi, Albert, vous savez que la petite Noémi faisait des siennes ? Il ne faut pas dire du mal des morts, mais je sais ce que j’ai vu. »

Là, je dresse l’oreille : 

– Qu’avez-vous vu, Gilberte ? Dites, ça peut s’avérer important ! 

– C’était en soirée. Il faisait quasiment nuit. Je fermais mes rideaux quand je la vois passer vers le temple. Elle ne m’a pas vue. Elle marchait vite. Je me suis demandée ce qu’elle faisait au bourg à cette heure-là, elle qui habite – enfin, la pauvre – elle qui habitait à la Colettière. Je n’ai pas eu l’impression que ses parents étaient au courant. Enfin, c’est ce que je crois. Mais vous savez que j’en ai vu, je sais quand les gamines font les folles…

Gilberte est une ancienne enseignante, au collège elle a accompagné des générations de filles et de garçons de Pannay sur la route du lycée.

– Vous vous souvenez du jour ?

– Oh ça devait être… Quand donc ? C’était en tout cas avant le dernier week-end, bref, la semaine dernière. Tenez : elle était habillée pour le sport, ça j’en suis sûre.

– Pour le sport ? Alors c’était mercredi dernier, c’est le jour du foot, elle faisait du foot, la petite. L’entraînement doit finir vers, je ne sais pas, peut-être vers dix-huit heures trente, dix-neuf heures.

– Il était plus tard que ça quand je l’ai vue, je dirais plutôt huit heures moins le quart, moins dix. Oui, voilà ! À la télé, c’était la publicité avant le vingt heures.

– Et elle remontait la rue alors qu’elle aurait dû la descendre si elle rentrait chez elle depuis le stade ? 

Ayant quitté Gilberte, je remonte tout pensif le petit bout de rue qui sépare sa maison du temple. Je suis un peu perdu, là, au sujet de Noémi. Il va falloir assurément que j’entreprenne Christine sur les occupations de sa fille.

Mais bon, mes devoirs immédiats m’appellent. Après avoir déjeuné sous l’œil intéressé de Crevette, ma petite chatte, d’une côtelette de porc et d’une boite de petits pois-carottes (il va falloir que je fasse des courses), je me remets au travail.

Ma prédication porte sur un passage problématique de l’Évangile selon Luc. C’est le texte proposé pour ce dimanche par la liste œcuménique des textes bibliques. Ce qu’on appelle communément le texte du jour. Bien sûr, on n’est pas obligé de le choisir, mais je préfère le faire, ça m’oblige à m’écarter parfois de mes dadas en matière de théologie. Sinon, je tomberais toujours sur les mêmes thèmes.

Ce n’est pas un récit, genre que je préfère commenter, mais une conversation entre quelques quidams galiléens et Jésus. Il s’agit de savoir pourquoi des innocents ont à subir des catastrophes. Dieu serait-il injuste ? Ou bien ces gens ont-ils payé ainsi pours des erreurs passées ? Il faut bien un coupable, ou à tout le moins un responsable… 

Je n’y peux rien, cela me ramène à Noémi. Était-elle si innocente que cela ? C’est la question : ce qui vous tombe dessus obéit-il à une raison, bonne ou mauvaise ?

On peut aller plus loin, je me dis : « Et Dieu, que faisait-il pendant qu’on assassinait Noémi ? » Rien que d’y penser, je suis pris d’une angoisse qui me coupe la respiration. Noémi est morte, ma petite Noémi, elle qui était dans la pleine vigueur de sa jeunesse, et tellement vivante… Il me faut un bon moment avant de revenir à mon sermon.

 

  –oOo–

 

9

Le match

 

La réunion hebdomadaire du club de go, à la ville voisine, se tient le jeudi soir. C’est une rencontre tout plein débonnaire, les gens s’aiment bien, ils ne sont pas compliqués, on est là pour jouer tout en faisant fonctionner son esprit de façon le plus logique possible.

Je propose une partie à Nour, et des sourires entendus apparaissent sur certains visages. Je n’en tiens pas compte. Certes, Nour me plaît, cela se voit et je le reconnais, mais ça ne va pas plus loin. Où me mènerait une aventure avec une beurette, qui plus est membre de la gendarmerie ?

On s’en tiendra au jeu. Nous voici donc très vite face à face, Nour et moi, engagés dans une bataille pacifique, concentrés sur le jeu. Du moins apparemment, car nous savons bien tous deux que le corps violé et assassiné de Noémi se tient entre nous.

Elle joue mal, Nour, cette fois. J’ai même l’impression qu’elle déjoue, comme si elle désirait faire de la place à cet autre échange qu’elle attend. Je me rends compte alors qu’elle n’est pas seulement une fonctionnaire de police, qu’elle aussi est atteinte par ce qui s’est passé et dont elle a été en partie témoin.

Elle est une vraie personne, à côté de son métier ou du jeu. Elle n’est pas insensible, elle est elle aussi un être qui souffre, qui aime, qui désire, qui espère, sans doute. Et je me demande ce qu’elle attend de moi.

Je l’envisageais en tant que témoin et acteur en quelque sorte administratif d’une histoire sur laquelle je désirais obtenir des informations, alors qu’elle était une personne impliquée totalement dans une tragédie. Dans une histoire de sang et de sperme alliés à la violence nue. Une jeune femme bouleversée.

J’ai honte de moi.

Elle me regarde et elle comprend. Mon Dieu qu’elle est belle… Et vivante, dans son désarroi. Et forte. Je me rends compte tout à coup qu’elle est forte, au sein même de ce désarroi. Cela me bouleverse. Qu’attend-elle de moi ? 

Alors tant pis pour les regards amusés des autres joueurs, je lui propose de laisser là la table de jeu et de sortir, d’aller prendre l’air. Pour parler, lui dis-je. Je n’ai pas besoin d’insister, elle est d’accord. Elle prend sa parka, elle me précède et elle sort. Au moment où je referme la porte, j’entends des rires et ces mots : « Vas-y, pasteur, elle ne demande que ça ! »

Il fait froid, dehors, où aller ? « Il y a un match, ce soir, à la télé, me dit-elle rapidement, le Café de la Mairie doit être encore ouvert, ils ont un grand écran, on pourra parler, personne ne s’intéressera à nous. Allons voir s’il reste une table libre. »

Il y a une table libre, tout au fond, à côté de la porte des toilettes, on n’y voit pas la télé mais on peut parler sans être entendu vu le bruit que fait la foule des spectateurs du match et le brouhaha environnant, dans le café. Il suffit que nous nous tenions tout près l’un de l’autre…

Au moment où nous nous y installons, Nour me dit : « J’habite tout près, en fait, je n’habite pas à la gendarmerie. » Je ne sais comment interpréter cette déclaration mais la serveuse arrive et nous commandons, elle un jus d’orange et moi un demi.

Je la regarde et je me rends compte que je ne sais rien d’elle : elle doit être dans la trentaine, a-t-elle un compagnon, habite-t-elle encore chez père et mère, entourée d’une kyrielle de frères et sœurs, vit-elle seule, loin des siens, est-elle en colocation avec des collègues ? Je me le demande en m’installant à côté d’elle, assez près pour pouvoir lui parler.

Elle me rend mon regard, semble réfléchir, hésite et dit finalement : « Tu sais, rien n’est fini. Pour toi, je veux dire. » Un hurlement de joie éclate dans la salle et je n’entends pas ce qu’elle dit, elle doit répéter.

Je suis surpris, je ne comprends pas : 

– Comment ça ? Je croyais que j’étais mis hors de cause…

– Provisoirement. Aucune trace de toi, d’accord, mais aucune trace de personne. Ça veut dire que tout le monde reste en cause, toi compris. Surtout toi, vu que tu n’as pas d’alibi.

Je dois dire que je reste un peu sonné. Évidemment qu’elle a raison ! J’aurais dû le comprendre. Puis je réalise qu’elle vient de me communiquer un des éléments de l’enquête ! Mais elle ajoute :

– Tout ça, tu aurais dû le comprendre, je ne t’apprends rien de nouveau.

Elle se tait un moment, puis elle ne peut pas s’empêcher d’ajouter en fixant son verre du regard : « Ta belle avocate aurait dû te le dire. »

Et je me rends compte d’un coup qu’elle me tutoie depuis un moment… Un peu surpris, je la contemple pendant quelques secondes et je réponds :

– Ma belle avocate, comme tu dis, me croit coupable. Elle attend sans doute que d’autres éléments à charge apparaissent pour me contacter. 

– Si c’est cela, elle n’est pas si maline que ça, elle devrait comprendre que s’il n’existe pas de traces sur le corps, c’est que…

Et là elle s’arrête, elle vient de se rendre compte qu’elle est en train de me faire part de données importantes de l’enquête.

Je ne dis rien, mais je comprends où ça nous mène : pour faire disparaître à ce point les traces de l’agression, il faut être drôlement malin, disposer de compétences qui sortent de l’ordinaire !

– Donc, si je comprends bien, l’annonce qui me présentait comme innocent était bidon…

No comment, je t’en ai déjà trop dit.

– Peut-être, mais toi, tu me crois coupable ?

Elle me regarde et reste un moment silencieuse. Puis elle me sourit en secouant la tête, ce qui veut aussi bien dire « Non » que « Je ne dirai rien. » Et elle se lève sans un mot, laisse un billet sur la table, me jette un regard énigmatique et s’en va.

Je reste là un moment, ne sachant que faire, puis je me lève, ma bière à la main, et je vais voir le match.

Il est tard quand je prends ma voiture pour rentrer à Pannay. Je suis resté un bon moment avec quelques amis à commenter le match ou à parler politique tandis que les jeunes s’égaillaient dans la ville en criant « On a ga-gné ! » et en klaxonnant à tout rompre.

En roulant, je repense à cette conversation avec Nour. Je me demande qui, dans les environs, est capable d’un tel tour de force, violer et étrangler une fille sans laisser un seul indice ? Puis je me dis que les enquêteurs n’en sont qu’au début de leurs recherches et que peut-être, ils finiront par trouver quelque chose.

 

–oOo–

 

10

Du sang dans la rue du Temple

 

Vendredi matin et ma prédication reste inachevée. Hier, j’ai eu tout juste le temps de préparer la réunion biblique prévue pour demain ainsi que la liturgie du culte de dimanche. Pour le sermon, ma réflexion tourne autour d’une question bien difficile. Où est Dieu quand des malheurs indicibles nous arrivent ?

Après tout, Dieu n’est peut-être pas ce qu’on croit…

Le téléphone interrompt cette méditation au moment où j’entrevoyais un chemin à suivre. Neuf heures, et déjà dérangé ! C’est mon avocate, elle veut faire le point.

– Bonjour, Maître, le point sur quoi ? Je ne suis plus hors de cause ? (je ne perds pas de temps en parlotes, je vais droit au but, comme les footballeurs d’hier soir).

– Vous l’êtes pour le moment, tant qu’on n’a pas d’éléments probants.

– Probants ? Prouvant quoi ? Que je suis le meurtrier ?

– Ce qui, pour moi, n’est pas exclu. Vous en présentez exactement le profil. Vous faites partie de ces gens qui vivent reclus dans un presbytère, on sait ce que cela veut dire, et vous coudoyez assidûment des adolescents… On connaît cela, sans parler des prêtres, on peut penser à tous ces hommes dans la force de l’âge qui sont entraîneurs sportifs, ou militaires, ou que sais-je, et dont, comme par hasard, on dit qu’ils comprennent les jeunes.

– Je ne suis pas reclus dans mon presbytère, j’exerce au contraire un métier très…

– Ça ne veut rien dire. Ça aussi on connaît. Le bon compagnon, très ouvert, toujours jovial, le bel homme qui plaît aux femmes, certes, mais qui s’envoie des fillettes en catimini, si vous me permettez cette crudité.

– Je vois. Quoi qu’il arrive, je suis sur la mauvaise case de l’échiquier… Bon. Ceci posé, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Désolé, j’ai oublié ma tronçonneuse sur le corps de ma dernière victime. 

– C’est moi qui peux faire quelque chose pour vous, inutile d’ironiser, je suis votre avocate, et tout ce que je veux c’est vous défendre. Et pour le faire, je cherche seulement à trouver la vérité.

– Parfait, le bel homme vous remercie. La vérité, je vous l’ai dite, je n’ai rien à ajouter. À moins que vous ayez des questions plus pratiques à me poser. Savoir si je disposerais sans m’en rendre compte de quelque indice utile. Car je crois que c’est le cas. Mais est-ce que je vous dirai quoi que ce soit, puisque vous ne me croyez pas ?

Je me rends compte alors que la discussion s’est envenimée, petit à petit. Au début, je croyais qu’elle voulait juste me sonder, je m’en amusais presque, mais à la fin, le ton est monté. Surtout le mien. Elle m’énerve, cette nana !

Ceci dit, je lui ai cloué le bec, elle reste un moment silencieuse, ce qui me permet de me calmer. Puis elle enchaîne :

– De quoi parlez-vous ? Quel indice ?

– Vous m’écouterez ? Vous ne me renverrez pas à la case malfaiteur infâme ? Vous tiendrez compte de ce que je vous dirai, vous le prendrez assez au sérieux pour le vérifier ?

– Pour qui me prenez-vous ? Bien sûr que je vérifierai !

– Ben tiens ! Bon, eh bien voilà.

Et je lui répète ce que Gilberte m’a dit à propos de Noémi et de sa sortie tardive, ajoutant les questions que je me suis posées sur ses déplacements au cours du lundi : que faisait-elle dans la sacristie ce jour-là alors qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle s’y trouve ?

Ma belle avocate m’écoute avec attention mais elle ne peut s’empêcher de revenir un temps à son obsession :

– Concernant cette dernière question, vous pouvez parfaitement en connaître la réponse, et pour cause si vous êtes l’assassin. Mais soyez tranquille, vous pouvez être sûr que les enquêteurs se la sont posée et qu’ils lui trouveront une réponse. En revanche, les dires de votre amie, s’ils sont authentiques, représentent effectivement une avancée.

Puis elle se ravise :

– À moins qu’en réalité, vous sachiez parfaitement pourquoi la petite agissait ainsi et que vous me lâchiez cette information dans le but d’avoir le beau rôle et de vous disculper ainsi à mes yeux.

Là, je me fâche, je lui souhaite le bonjour et je raccroche.

Il me faut un moment pour retrouver mon calme. Je me sers une bière. Puis je me dis que je bois trop ces temps-ci, ce qui ne me vaut certainement rien de bon. Puis je me dis que la question n’est pas là, que ce souci est dérisoire au regard de la situation. « Noémi est morte assassinée, me dis-je, tu comptes faire quoi ? »

Eh bien pour le moment, ce que je vais faire, c’est me remettre à ma prédication. Après tout, mon rôle est de tenter de dire aux gens une parole qui leur serve.

Je vais donc m’y mettre quand une pensée m’effleure qui n’a rien à voir. Qu’est-ce qui explique cette agressivité à mon égard que montre Maître Le Meur ? Un peu comme si elle se gendarmait pour y arriver…

Et un souvenir me revient : je revois son comportement au moment où elle est entrée pour me voir alors que je me trouvais en garde à vue, pas rasé, en chemise fripée, sans cravate ni ceinture ni lacet, apaisé néanmoins car je venais de prier. Elle a eu comme une sorte d’affect, elle s’est immobilisée et m’a fixé toute secouée. Ça n’a duré qu’une seconde, aussitôt elle s’est reprise et s’est présentée à moi avec toute la rigueur professionnelle dont elle sait faire preuve.

Ça pourrait bien s’appeler un coup de foudre, je me dis. Paf ! au premier regard…

Je dois le reconnaître, je suis tout souriant en revenant à ma prédication.

Ensuite, ma journée et mon travail avancent de conserve dans la plus pure tranquillité, juste interrompus par une dînette sur le pouce sur le coup de midi, suivie d’une courte pause réparatrice.

Je termine mon sermon, l’imprime ainsi que le texte complet de la liturgie, cantiques compris, c’est mon habitude, je pose le tout sur mon bureau et je me mets à rattraper un peu mon retard de courrier.

À dix-sept heures, je sors enfin pour aller faire un tour à la Maison de retraite. J’ai deux personnes à visiter et je ne suis pas en avance, je risque de gêner le service.

Je marche tranquillement sur le trottoir, quand au moment où je longe une  grosse voiture noire, vitre ouverte, dont le moteur ronronne doucement, quelque chose en sort, instinctivement je me tourne vers elle, je vois une main gantée tenant un pistolet et je m’écroule, une douleur atroce à la poitrine. J’ai juste le temps de voir la voiture déboiter aussitôt et s’éloigner puis je sombre dans le noir.

Je me réveille des heures plus tard, couché dans un lit d’hôpital, branché de partout sur un gros machin hyper-technique couvert de lumières clignotantes. Je me sens vraiment faiblard, je dois dire, mais avant de replonger, j’ai le temps d’entrevoir deux personnes qui me regardent, un toubib, manifestement, et le commandant Léger. 

 

–oOo–

 

11

En danger

 

Je sens une présence, ou bien j’entends une voix, je me sens très confus, j’émerge d’une sorte de profonde torpeur. Quelqu’un est là, en tout cas, une grosse tache blanche, mobile. J’accommode et je reconnais vaguement un médecin. 

Le docteur me regarde. « Vous êtes réveillé, à ce que je vois », me dit-il. C’est aller un peu vite. Il me faut un moment avant de récupérer un minimum de lucidité.

« Vous avez eu de la chance, vous savez, me dit l’homme en blanc, je ne comprends pas comment le tueur a pu vous rater ! Vous avez dû bouger au moment où il a tiré. »

Je ne suis pas sûr de comprendre de quoi il parle mais quelque chose se rappelle à moi, une douleur vive au côté, j’ai du mal à respirer, puis tout s’éclaircit. Je suis à l’hôpital, ça c’est évident. Pourquoi ?

« Vous vous souvenez de ce qui vous est arrivé ? » À vrai dire je n’en suis pas certain. « Vous avez fait l’objet d’une tentative de meurtre, on vous a tiré dessus, vous vous rappelez ? » Ah oui, ça me revient, une grosse voiture… un gant… un coup de feu… la douleur.

Je regarde ce brave homme. Grand, chevaux blancs, lunettes sans monture, les yeux bleu, un air sérieux posé sur moi. Un toubib. C’est ça. On m’a tiré dessus. Oui… Mais pourquoi ? Et qui ?

« Je vois que ça vous revient, dit le docteur. À propos, je suis le docteur Bérulle, Vous êtes à l’hôpital de Niort, je suis chirurgien et je vous ai opéré hier soir. Ça s’est bien passé. Je vous le répète, vous avez eu beaucoup de chance, la balle a traversé votre corps, elle a passé entre le poumon droit et l’artère axillaire en vous brisant une côte, vous voyez ? Un centimètre plus à gauche, vous aviez le poumon perforé. Un centimètre plus à droite, c’était l’hémorragie interne, vous y passiez. Rien de grave, donc, mais votre état va quand même demander un bon moment d’immobilisation et de soins. »

Je l’écoute, je comprends les mots, mais je ne les associe pas trop bien. Ce que je retiens de tout ça, c’est juste qu’on a voulu me tuer. Ça s’arrête là.

Le docteur sourit, je crois, mais moi je suis en train de retomber dans l’oubli.

Un moment ou des heures plus tard, on me réveille. Une jeune femme. « Bonjour ! Je viens pour les soins », me dit-elle, et elle ajoute : « Vous avez eu de la chance, vous savez ! » Puis elle s’y met. Là, du coup ça me réveille pour de bon.

Tout en me charcutant, elle me dit qu’il va bientôt faire nuit, que je dors depuis des heures, que je dois avoir faim, qu’il faut que je boive, que la blessure n’est pas vilaine devant mais pas trop jolie derrière, que j’aurai pas une belle cicatrice, que j’ai eu beaucoup de chance parce que la balle… etc.

Elle est gentille mais elle me saoule. Ou elle est bavarde de nature, ou elle manie une technique destinée à me faire sortir du coaltar. Si c’est ça, c’est réussi : au bout d’un moment, je commence à réagir, à me rendre compte. On a voulu me tuer et Noémi est morte. Ça va ensemble, je me dis, sans aller plus loin.

Passe une petite heure et je reçois une visite. C’est Josette, la présidente du Conseil presbytéral, elle a réussi à obtenir l’autorisation de me parler cinq minutes, pas une de plus. C’est à propos du culte de demain matin. « On est samedi soir, elle me dit, comment on fait demain ? Déjà que la réunion biblique d’aujourd’hui a été annulée. » Je rassemble mes souvenirs épars et il me revient que j’avais tout préparé. Je le lui dis.

Rassurée, elle me dit que j’ai eu beaucoup de chance et me demande qui c’est qui m’a fait ça. À quoi je réponds « Bonjour, Josette ! » et ça l’agace.

– Tu ne me réponds pas, c’est qui ? 

– Ça doit être le curé, il est jaloux de nos ornements muraux, dans le temple ! Laisse-moi tranquille, Josette, avec tes questions.

Elle s’en va au moment où j’allais lui demander comment s’est passée la réunion du Conseil presbytéral.

Apparemment, quelqu’un piaffait derrière la porte, pressé d’entrer. Le commandant Léger. Une voix se fait entendre depuis le couloir : « Cinq minutes ! » mais Léger ne semble pas l’avoir entendue, il me saute quasiment dessus pour m’interroger. Bon courage à lui !

Je suis déçu. Je m’attendais bien sûr à la visite des flics mais j’espérais que Nour serait du voyage, or le commandant est seul. Et impatient. Il n’a qu’une idée en tête, me faire dire qui m’a tiré dessus, et pourquoi à mon avis. S’était-il passé quelque chose d’inhabituel qui aurait pu inquiéter un assassin ?

« Bonjour commandant, je lui dis sans le dérider, vous allez bien ? » Il grogne que ce n’est pas le moment de plaisanter, que je ferais mieux de répondre à ses questions :

– Cette voiture ?

– Grosse et noire. Point. Je pensais à autre chose en la longeant, je ne l’ai pas regardée, je ne pourrais pas vous dire la marque, encore moins le numéro, c’est seulement quand le pistolet en est sorti que je me suis tourné vers elle. Si j’ai bien compris, c’est ce geste qui m’a sauvé la vie.

– Oui, bon. Et le type ? En fait, c’était un homme ?

– J’ai eu l’impression que oui, sans être sûr, je ne l’ai pas regardé, je n’ai vu que sa main, ou plutôt son gant.

– Quelle sorte de gant ?

– J’aurais dit un gant de cuisine, en plastique, mais noir.

– Et l’arme ? Vous l’appelez un pistolet, qu’entendez-vous pas là ?

– Ben ce n’était pas un revolver, genre Colt, c’était une de ces armes qu’on recharge par la crosse, vous voyez ? Je dirais assez lourd.

– Vous vous y connaissez, en armes ?

– Pas du tout. C’est juste que je regarde la télé, les séries policières…

Il ricane. Je vois bien qu’il me tient en piètre estime.

– Et avant de sortir, qu’avez-vous fait de votre journée, quoi de particulier ?

Je lui raconte l’entretien avec l’avocate et j’en profite pour le mettre au courant de ce que Gilberte m’a raconté à propos de Noémi. Ça le fait sursauter : « Vous avez raconté ça à Maître Le Meur ! Mais c’est à moi qu’il fallait le raconter ! Et vous n’en avez parlé qu’à elle ? » Je fais signe que oui.

Il me regarde comme si j’étais un simple d’esprit. « Vous vous rendez compte que si quelqu’un a connaissance de cet élément-là, cela peut inquiéter le meurtrier ? Vous êtes en danger, mon vieux. Il se reprend et montre mes pansements : « La preuve ! D’ailleurs je vais mettre un gardien devant la porte de cette chambre. Bon. Ce coup là, vous avez eu beaucoup de chance, vous savez. Eh ben à bientôt, pasteur ! »

Ayant dit, il s’en va comme il est venu, presque en courant, tout en marmonnant, « Maître Le Meur, hein… elle en sait, des choses ! »

Moi je replonge.

 

–oOo–

 

12

Une mort de plus

 

Dimanche matin. Depuis mon lit de grand blessé, je regarde vaguement le culte à la télé. En même temps, je ne peux m’empêcher de penser à la situation. D’autant que la prédication me laisse sur ma faim. C’est souvent le cas. Nous autres prédicateurs avons beaucoup de difficulté à ne pas terminer notre propos par des paroles positives qui reviennent un peu à cacher la merde au chat.

Je me dis que je n’oserais jamais employer cette expression devant mes paroissiens. Pourtant, ce n’est pas l’expression qui devrait être en cause mais bien ce qu’elle dit. À savoir que nous nous payons souvent de trop belles paroles. Trop gentilles, au vu de la réalité.

Arrête, je me dis, les belles paroles ne sont pas nulles pour autant. Elles sont vraies ou pas. Qu’est-ce que tu vas dire, toi, lors du service d’action de grâce pour Noémi ?

Et tout à coup, je reviens sur terre, Noémi est morte assassinée et moi je suis en danger. Et je serai encore à l’hosto, sans doute, quand un collègue prêchera ce jour-là. Mon Dieu, comme je le plains ! Que dire à des gens qui vivent cette horreur ? Qui se trouvent au-delà de toute peine, plongés dans un malheur sans nom !  

Le corps leur est-il enfin rendu ?

Le culte terminé, je m’assoupis mais ça ne dure pas, j’ai trop à penser. Alors je décide de me secouer et de réfléchir à tout ce qui s’est passé.

C’est très confus, dans ma tête. Je tourne en rond. Je sens toutefois que quelque chose ne s’explique pas. Ça ne se passe pas comme ça devrait. On m’a tiré dessus, d’accord, mais ça me paraît disproportionné avec ce que j’imaginais. Je ne vois pas qui, dans mon entourage, ou dans celui de Noémi, correspondrait à l’image qui me reste de mon agresseur…

Ni quel rapport cette image peut avoir avec celle de la gamine plutôt sage que je pensais connaître si bien. Quel lien entre ces deux mondes ?

Au  moment où je m’assoupis à nouveau, j’entrevois comme un début de piste mais je le perds et plonge dans la ouate.

Je suis brusquement réveillé par la visite de Josette.

– Tu dors ? Je te réveille pas, j’espère ? Comment vas-tu ? Tu sais que tu nous as fait peur ? Tu as eu beaucoup de chance, tu sais ! »

– Bonjour, Josette !

J’aimerais le lui hurler mais je n’arrive qu’à le balbutier. Casse pied, va !

Elle sort du culte, elle vient prendre de mes nouvelles, preuve d’amitié, je le comprends bien, mais sa manière de le faire m’agace. En réalité je l’aime bien mais il n’est pas question, avec elle, de faire dans le sentimental. Je vais m’efforcer seulement de me montrer sympa :

– Quelles nouvelles ? Comment ça va chez toi ?

– Chez moi ça va pas trop bien, mes garçons n’arrivent pas à acheter de la terre, nous sommes trop petits, il faudrait s’agrandir mais les grands céréaliers beaucerons achètent tout et ils payent au prix fort, nous ne pouvons pas suivre. Enfin, tu connais ça, on en a déjà parlé.

Elle me le dit d’un trait, juste pour répondre, elle a autre chose à m’apprendre :

– J’ai une mauvaise nouvelle. On vient de me dire qu’on a trouvé Gilberte Bernaudeau morte chez elle. Ce matin même. C’est le facteur. Hier, il avait un recommandé, elle a pas ouvert alors il s’est inquiété, et ce matin, avant d’aller faire son tiercé, il s’est arrêté chez elle. La porte était fermée mais pas barrée, alors il est entré et il l’a vue là, par terre, juste dans sa cuisine.

Il est toujours là quand il y a un mort, celui-là ! Tu sais que c’est lui qui t’a trouvé par terre sur le trottoir et qu’a appelé les secours ?

Enfin bref, paraîtrait qu’elle a été assommée, tuée très tôt ce matin. Il nous a raconté ça dans la rue à la sortie du temple, il arrivait juste de chez elle. La pauvre Germaine, elle a dû avoir un malaise et tomber. Ou quelque chose comme ça. Je sais que tu l’aimais bien…

J’en reste confondu. Gilberte. Un malaise ? Je n’y crois pas. Quelqu’un cherche à faire le ménage. Quelqu’un qui ne veut pas que les déplacements de Noémi dans la rue du Temple soient connus. Cela m’apparaît clairement. Pauvre Gilberte, une crème de femme !

– Pourquoi tu fais cette tête-là ? Tu sais bien qu’arrivé à un certain âge, on est à la merci…

– Non non, ce n’est pas ça. Je suis juste un peu faiblard, tu vois, ces temps-ci. Mais tu as des précisions ? Tu sais s’il y a une enquête ?

– Une enquête ? Pourquoi faire ? Enfin, tu ne crois quand même pas qu’on fait une enquête chaque fois qu’une vieille tombe par terre ! Tes aventures t’ont tourné la tête ! Toute façon, je sais pas ce qu’a dit le docteur. Et tiens, je voulais te remonter le moral et voilà de quoi je te parle ! Allez, je m’en vas, soigne-toi bien, on m’attend pour le repas.

Je mets un moment à me remettre de cette conversation quand un homme de service entre en poussant le chariot du repas de midi. Je m’aperçois que j’ai faim. Noémi est morte, on a voulu me tuer, j’ai un trou dans la poitrine, j’apprends la mort d’une amie… et j’ai faim. On est drôlement fabriqués, nous autres.

L’homme de service est un jeune Maghrébin. Il est tout sourire et plein de respect à mon égard, je me demande bien pourquoi. Il me le dit : « Ma sœur vous salue, elle m’a demandé de vos nouvelles, c’est Nour, ma sœur, elle est gendarme, moi je m’appelle Oussama, on vit en coloc tous les deux. »

Je m’attendais à tout sauf à ça. Je suis cerné ! Nour a même ses entrées à l’hôpital ! Je ne sais que lui dire, à ce jeune, sauf cette question stupide :

– Vous travaillez ici ? 

– Je fais les week-ends. Autrement je suis étudiant. En prépa à Poitiers en Métiers de la sécurité. C’est lié à Science-Po Paris. Nour, c’est ma grande sœur, c’est elle qui m’a poussé jusque là. Elle est intelligente.

Je sais qu’elle est intelligente, et sympa, mais je préférerais qu’en plus elle soit laide. Ça m’arrangerait.

Oussama est un garçon qui aime parler. C’est un beau gars qui doit plaire aux filles. Grand et bien bâti. Il me sourit et, sans honte, je n’ai pas de peine à lui tirer les vers du nez.

– Elle te parle de ses enquêtes ? Ça doit être passionnant.

– Alors là, non ! Elle a pas le droit. Mais je vois bien quand elle a un problème. Et en ce moment elle en a un. C’est vous !

Il voit que je comprends autre chose que ce qu’il voulait dire et se hâte de préciser :

– Votre agression ! Elle est pas contente, ça se voit. Je l’ai entendue en parler au téléphone, je sais pas avec qui. Elle disait qu’il y a quelque chose qui ne colle pas. Mais quand elle a vu que j’écoutais, elle est sortie sur le balcon.

 

–oOo–

 

13

Un dimanche très occupé

 

La sieste dominicale me dure presque tout l’après-midi. La douleur me réveille mais je n’ai pas le temps d’y penser car mon téléphone vibre et je décroche avec plaisir car c’est Abi, ma fille, qui m’appelle, et Lucas, son frère, avec elle. Ils sont évidemment très inquiets, non seulement pour ma santé, mais aussi à cause de la situation dans laquelle je me trouve. Ils ne sont pas idiots et avec eux, j’ai bien de la peine à minorer le danger que je cours. Nous parlons longtemps, ils me racontent aussi leurs petites histoires. Petites pour moi, vues de loin, mais sans doute importantes pour eux. Lucas, d’ailleurs, me laisse entendre, mais sans rien lâcher vraiment, qu’il s’intéresse à quelqu’un. Quant à Abi, elle me raconte son dernier match, au rugby, et finit par m’avouer qu’elle a un poignet dans le plâtre. 

Puis l’infirmière arrive pour les soins et je dois raccrocher.

 

Au fait, elle s’appelle Lilit, l’infirmière, elle est arménienne, très brune, et son accent évoque un peu le basalte de son pays.

Nous parlons de celui-ci pendant qu’elle s’occupe de moi. Je lui dis que j’y suis allé, que j’ai fait partie d’un voyage humanitaire destiné à aider des orphelinats. Cela l’attriste. Quel imbécile je fais !

Néanmoins, cela la met aussi en confiance, elle me pose des questions, nous échangeons et cela nous amène à mon agression et à mon séjour dans ce service. Elle me dit qu’un policier se tient dans le couloir, qu’il est assis juste à côté de la porte de ma chambre, qu’il lit des manga et qu’il plaisante avec les femmes de service, que celles-ci lui apportent à manger et à boire.

Cela ne la rassure pas, je le vois bien, elle se dit sans doute qu’elle pourrait être victime d’un échange de coups de feu au cas où le méchant surgirait… Je n’y pensais plus mais son inquiétude éveille la mienne. C’est vrai, je suis en danger. Je sais quelque chose que je ne devrais pas savoir…

Quoique maintenant, le meurtrier doit bien avoir compris que, installé dans cette chambre, j’ai pu parler au commandant Léger. Que celui-ci doit maintenant savoir ce que Germaine m’a raconté au sujet des incartades de Noémi. Et que, par conséquent, il n’a plus aucune raison de me tuer.

Puis je me dis que ça ne tient pas ! Car c’est après mon arrivée ici que Germaine a été tuée… donc à un moment où j’avais eu tout le temps de parler au policier. L’assassin m’avait tiré dessus avant-hier…

Lilit a compris à mon silence subit que notre entretien est terminé, elle remballe son attirail en silence et me quitte sur un sourire triste. Pas drôle, la vie d’immigrée. 

Une fois seul, je reprends ma réflexion. Le meurtrier ne tue pas sans raison mais ce qu’il craint, ce n’est pas ce témoignage qui pourrait peut-être aider à le démasquer. À moins qu’il ne soit tranquille de ce côté-là, que ce témoignage ne présente pour lui aucun danger. Mais alors, qu’est-ce qui l’a poussé à vouloir nous tuer, Germaine et moi ?

Si toutefois la mort de Germaine n’est pas tout simplement ce qu’en disait Josette, la conséquence d’une chute banale… Car c’est moi qui suppose a priori, sans détenir aucun élément qui le prouve, qu’elle a été assassinée. Mais je me dis que je suis trop impatient, que ça ne sert à rien de gamberger tant que je n’ai pas de réponse à cette question. Si toutefois l’on me fait la grâce de me tenir informé !

Mais je gamberge quand même…

 

En fin d’après-midi, revoilà Oussama pour le repas du soir. Carottes râpées, boulettes de viande et purée de pommes de terre, plus de l’ananas au sirop. La fête !

« Y a Nour qui vous souhaite le bonsoir », il me dit, tout souriant. Ça me fait plaisir, je le confesse, je vois qu’elle pense à moi pour d’autres raisons que l’enquête qu’elle a à mener…

Après avoir tout bien disposé, le jeune homme reprend : « Elle m’a dit qu’elle comprend rien à votre histoire, elle pense que votre agression n’a pas de sens. Je devrais pas vous le dire, officiellement, mais j’ai bien vu qu’elle voulait que je vous le rapporte quand même, mais sans le demander. Ben vous lui avez fait quoi, à ma sœur ? »

Evidemment, je ne réponds pas, d’ailleurs mon esprit est tourné vers autre chose, je constate que nos pensées vont dans le même sens, à elle et à moi.   

 

Presque en même temps arrive mon amie Léa, toujours égale à elle-même sur ses pattes d’échassier : « Je te fais pas la bise, j’aime pas les hommes branchés ! » Puis elle inspecte mon assiette : « C’est ça qu’on t’donne ? Ben dis donc, tu vas drôlement reprendre du poil de la bête, avec ça ! Pense à noter la recette ! »

En fait, elle s’inquiète pour moi, elle a bien compris que j’avais frôlé la mort et elle est assez fine pour comprendre que le danger ne s’en est peut-être pas éloigné.

Elle a bien compris aussi que son homme, Simon, risque d’être soupçonné. Après tout, la beuverie de lundi avec ses potes du poker l’a mis sur la liste des suspects possibles. Elle me dit qu’elle l’a questionné, je dirais même mis à la question, la connaissant. Elle m’assure qu’il n’a pas bougé de la soirée ni de la nuit, incapable qu’il était de se souvenir même de son nom tellement il était saoul.

Il me vient tout à coup une question : « Et Beaurobert, là, au poker, le marchand de grain, il est riche ? » Elle me répond que oui : « Il nage dans le pognon, ce type-là ! Tu verrais sa bagnole, il l’a pas payée avec des confettis, j’te l’dis ! »

Ce qui me laisse songeur. « Et Bonneau, le plombier ? Il roule avec quoi ? » Léa me fixe d’un œil sagace, elle vient de piger où je l’emmène. « Bonneau, il a pas un rond, il est en train de bouffer son fond de commerce, tu peux me croire, il devrait pas jouer, d’ailleurs, il va finir par se faire plumer. C’est un gars qui finira mal, peut-être bien la corde au cou, tu vois… Sa voiture, c’est sa camionnette du boulot, il en a pas d’autre. C’est pas lui qui t’a tiré dessus, en tout cas. »

Quand elle s’en va, je suis rétamé, comme elle dirait. J’ai juste le temps de repenser à la voiture de Beaurobert, puis je sens que le sommeil n’est pas loin et que c’est le moment de la prière du soir. Bien sûr, c’est d’abord le nom de Christine qui y est évoqué, ainsi que ceux de ses enfants et de son mari.

Ayant terminé, je m’installe pour la nuit et je m’endors.

 

   –oOo–

Lundi matin

  14

Un doute s’est installé

 

La matinée de ce lundi se passe en soins, visite du chirurgien, contrôles en tous genres hyper-techniques dans plusieurs services, pour aboutir à la décision de me débrancher. « Vous revoici un homme libre ! » me dit le Dr Bérulle en souriant. Libre, si l’on veut, car je suis incapable de quitter ce lit et cette perfusion de malheur, et encore moins ma chambre.

Toutefois, on m’a rendu mon téléphone, tout en me recommandant de surtout me reposer, de ne pas me stresser, etc. Comme si c’était moi qui me stressais ! J’ai plutôt l’impression qu’une personne inconnue et mal disposée à mon encontre s’ingénie à le faire à ma place !

 

À midi passé, on m’apporte mon repas. Ce n’est pas Oussama, qui n’intervient que le week-end, c’est une jeune brune courte sur pattes et plutôt enveloppée qui officie. Je la plaisante un peu sur son accent, qui fleure bon la Provence. Je lui demande si elle a été déportée de force dans le Marais poitevin. Elle me répond qu’elle a juste rejoint son homme, qui est instructeur à l’École militaire de Saint-Maixent. « On ne choisit pas son affectation quand on est un militaire », elle me dit. Avant de me laisser, elle me demande si c’est pareil pour les pasteurs. Eh bé oui et non.

 

Tout en prenant goulument mon repas ″gastronomique″ (je crevais de faim), je repense à Beaurobert, le marchand de grain amateur de poker. Il est du pays et peut avoir repéré Noémi, il a les moyens d’agir, il en a eu l’occasion lundi soir, il a une grosse voiture, pourquoi ne serait-il pas un de ces types qui violent et tuent des gamines ?

Ouais… En fait je ne sais rien de lui. A-t-il une famille, une femme, des enfants, une maîtresse ? Est-il célibataire, héréro- ou bisexuel ? Est-il connu des Services de police ? Est-il juste un brave homme qui aime se prendre une mufflée en faisant un poker avec ses potes ?

 

Mon téléphone sonne au moment où j’allais me remettre à la sieste. Ça faisait longtemps ! Je décroche, c’est Christine. Elle semble avoir retrouvé un peu de stabilité et m’apprend que le corps de Noémi va leur être rendu cet après-midi et que l’enterrement aura lieu mercredi matin. « C’est pour que ses amis, filles et garçons, puissent y assister, et même y participer, du moins celles du caté. » Elle m’apprend que c’est Jonathan, mon collègue de la ville voisine, qui assurera le service au temple.

Elle me dit cela d’une seule coulée, comme si elle n’avait pas trop envie que j’intervienne. Elle en reste au registre informatif. Je suppose que ce faisant, elle cherche à éviter de craquer.

Quand elle a terminé, je lui demande comment elle va, comment vont ses enfants, et si Blaise et elle réussissent à se parler, à s’entraider. C’est là qu’elle craque. Au nom de Blaise, elle éclate en sanglots et je comprends que son calme initial n’était qu’un verni.

Ses pleurs durent un moment sans que je puisse intervenir. J’attends avec elle. Enfin, elle reprend son souffle, elle renifle, se mouche et respire à fond. « Excuse-moi », elle me dit. Je ne sais que répondre, moi aussi je ressens tant de douleur…

Puis elle semble vouloir répondre à ma question sur elle et Blaise : « Tu sais, Albert, je me pose des questions. Il est plus comme avant. Avec moi il est plus comme avant, on dirait qu’il me déteste. » Elle se tait un long moment.

Quand elle reprend, j’ai le sentiment que je me trouve avec quelqu’un qui vient de prendre une grande décision : « Je vais tout te dire. Il y a quelque chose qui me fait très mal. Ça me fait peur, j’ose pas y penser mais je peux pas m’en empêcher. » À nouveau un long silence, puis un soupir :

– J’ai un doute. Je sais pas mais je me demande… Et si des fois il aurait pas quelque chose de grave à se reprocher ? Tu vois ? Très grave. Pasqueu… il est pas comme d’habitude, mais alors pas du tout ! On dirait un autre, un étranger.

– Attends, Christine, tu ne veux pas dire… Blaise aurait quelque chose à voir… Tu le soupçonnerais de l’avoir… Enfin, que ce serait lui…

– Je sais pas. Ça s’est vu… Je devrais pas penser ça. Pas ça de lui. Mais… Je sais une chose : il est pas net.

Un long silence s’installe entre nous, j’avoue que je ne sais plus quoi lui dire, c’est tellement énorme… 

Mais elle murmure tout à coup : « Attends, je raccroche, il arrive. » Et je reste abasourdi, complètement perdu.  

 

Après un moment d’effarement, de peur, même, je me décide à prendre sur moi. Je respire profondément, je vais passer du temps à me relaxer, à faire les exercices qui m’amènent habituellement à une paix relative, cela jusqu’à ce que je me sente en mesure de réfléchir posément.

Curieusement, ça ne prend pas beaucoup de temps, mon cerveau se remet assez vite à fonctionner de manière à peu près logique. Je me rends compte que je m’étais laissé subjuguer par l’hystérie de Christine, ou tout au moins par son émotivité débordante. Mais qu’y a-t-il de patent dans ses paroles ? Rien que je puisse vérifier.

Ah si ! Je peux au moins essayer de trouver le moyen de répondre à cette question : Blaise dispose-t-il d’une grosse voiture noire ? Ça, c’est du factuel.

Inutile de dire que l’idée de me mettre à la sieste m’a complètement abandonné.

 

Je n’ai pas pu dormir, je n’ai fait que tourner tout cela dans mon esprit, entre veille et rumination, sans trouver le calme. Je ne sais que faire, qui appeler. Je suis dans cet état d’hébétude quand le téléphone se remet à sonner.

Cette fois-ci, c’est Constance, ma petite catéchumène ivoirienne, qui s’annonce avec son énergie et sa détermination habituelles :

– Bonjour Pasteur Albert, c’est Constance ! Comment ça va, vous ? On vous a tiré dessus, hein ? Mais ça va mieux ? Vous savez c’est qui ? Pasqueu nous…

– Bonjour Constance ! (j’ai eu du mal à lui couper la parole) Et toi comment vas-tu ? Dis-moi un peu ce que vous faites, toi et les autres. Vous préparez quelque chose pour Noémi, pour mercredi, on m’a dit ?

– Ouais, c’est avec Pasteur Jonathan, on se réunit tt’à l’heure mais fallait y penser avant d’se voir. Ce qu’on veut dire à Noémi… Euh, à tout le monde pour Noémi. Mais tout’ façon, on va pas rester à rien faire, en plus ! Après la réunion, on va s’retrouver plus longtemps pour savoir comment qu’on va faire.

Là, je commence à m’inquiéter :

– Pour faire quoi, Constance ?

– Ben pour chercher l’assassin !  

 

–oOo–

 

15

Tour d’horizon

 

Ce lundi après midi, j’ai dû passer du temps, presque jusqu’à l’heure du repas du soir, pour convaincre Constance, et derrière elle, toute la bande des catéchumènes, de rester tranquille et de laisser la chasse au tueur aux personnes compétentes. Elle a discuté ferme. Elle ne voyait pas où se tenait le danger, dans cette affaire. Elles et ses copains étaient plus malins que je ne le croyais, pensait-elle.

J’ai fini par faire acte d’autorité, j’ai interdit de seulement y penser… sans être certain de l’efficacité de cette facilité. Je crains de l’avoir plus vexée que calmée… Alors j’ai mis les sentiments en avant, je lui ai demandé de laisser l’esprit de Noémi en paix et de se contenter de penser à elle et aux siens. De prier pour eux ensemble. 

Je me suis dit en tout cas qu’il me fallait avertir les gendarmes à ce sujet, mais aussi les parents, je n’ai pas envie de voir mes petits affronter de vrais méchants. Et là, je m’aperçois qu’en fait, je les crois capables de déceler quelque élément réellement utile à l’enquête. Comme Constance me l’a dit et redit, personne ne va se méfier d’eux… Voire !

 

J’avais donc l’esprit tourmenté. On le serait à moins. Alors j’ai tenté de réagir et de m’y mettre moi aussi pour de bon. Certes, me suis-je dit, je suis bloqué dans ce lit, dans cette chambre, dans cet hôpital, je ne peux rien faire d’utile, mais je peux tenter de comprendre, du moins à partir des éléments dont je dispose. Voyons voir…

Certains faits comme certaines réflexions me sont parvenus au cours des diverses conversations que j’ai tenues ces jours-ci. Il s’en dégage la possibilité de soupçons concernant quelques personnes citées à un moment ou à un autre.

Après les soins et le passage de Lilit qui apportait mon repas, j’ai fait la liste de ces gens.

 

Par ordre d’apparition, il y a d’abord Kévin. En théorie, il a tout contre lui. Il vit sur place, il peut tout surveiller sans quitter sa chambre et peut donc avoir aperçu la gamine arriver à la sacristie ce lundi soir, or il était amoureux de Noémi mais n’avait aucune chance auprès d’elle. Ceci dit, il n’est absolument pas capable d’avoir organisé ce meurtre aussi minutieusement qu’il l’a été. Du moins je le pense. Et il n’a pas de grosse voiture noire, son père roule encore avec une deux-chevaux qu’il entretient amoureusement. Exit Kevin de la liste noire, me semble-t-il.

 

On trouve ensuite Me le Meur. Qu’elle ait violé la petite et l’ait tuée en conséquence paraît peu plausible, quoique je ne connaisse rien à la sexualité entre femmes, je l’avoue, il me semble qu’il s’agit très clairement d’un crime d’homme… Mais une chose est sûre, elle est la seule qui ait appris – par moi – les confidences de Germaine sur le comportement surprenant de Noémi avant le meurtre. Or il est probable que cette information soit à l’origine de mon agression et de la mort de la pauvre femme. Voilà qui demande à être regardé de près. J’ai d’ailleurs eu l’impression que le commandant Léger avait trouvé ça bizarre. L’avocate serait alors une complice du tueur ? Ça devient vraiment tordu, cette histoire, mais il existe tout de même un lien entre elle et lui, ou quoi ?

 

Je pense aussi à la bande des trois joueurs de poker. Parmi eux, seul Beaurobert, que je ne connais pas, me paraît entrer dans la catégorie des suspects possibles. Il est du pays et a pu rencontrer Noémi, il avait l’occasion et le moyen, il a une grosse voiture. Dois-je mettre Léger sur cette piste ?

 

Même si ça fait mal, je ne peux pas exclure Blaise de la liste alors que sa femme elle-même le soupçonne ! On sait que les crimes sexuels sont souvent commis au sein de la famille. Certes, mais alors pourquoi justement dans la sacristie ? Ceci dit, je ne sais toujours pas de quelle sorte de véhicule il dispose. Et je ne sais toujours pas non plus ce que faisait la petite à cet endroit lundi soir, j’ai oublié d’en parler à sa mère. Il faut que je la rappelle.

 

Je ne dois pas oublier non plus Lehobereau, le facteur. Josette avait raison de me faire remarquer qu’il était toujours là au bon moment, celui-là. Toujours au courant et parfaitement autorisé à l’être et, en quelque sorte, par là-même, apte à demeurer hors du champ de vision des enquêteurs. Je m’aperçois que je ne connais rien de la vie de Lehobereau, je sais juste qu’il doit avoir dans les cinquante ans, qu’il est chauve et svelte comme un jeune homme (forcément, le vélo toute la journée !) A-t-il seulement une voiture ?

 

C’est tout ? Je n’en suis pas sûr, je cherche plus loin. Je pense aux frères Bouldoire, Marc et André. Juste de passage pour l’enterrement de leur père, voilà une circonstance qui leur permet, à l’un ou à l’autre, de passer inaperçu, et après tout ils habitent chacun à une heure de Pannay, qu’ils connaissent comme leur poche. Ces derniers temps, ils sont passés souvent voir leur père mourant, ils auraient pu remarquer Noémi, et il leur est possible à l’un ou à l’autre, de même, d’avoir fait une visite éclair pour tuer Germaine… Mais comment auraient-ils su que celle-ci m’avait parlé ?

 

Ne soyons pas naïf, la plupart de ces gens-là sont des hommes mûrs capables d’avoir été tentés par la chair fraîche de la petite… Pour finir, il faut en tout cas supposer que l’un ou l’autre de ces personnages ait appris – par Me le Meur ? – ce que Germaine m’avait confié.

 

Ceci posé, il est fort possible aussi que le tueur soit en fait un inconnu parfait, juste venu par là pour faire le mal dans un coin où il peut passer inaperçu ! Quelqu’un comme tout le monde et dont on n’a aucune raison de se souvenir.

 

En fin d’après-midi et jusqu’au soir, j’ai appelé les parents des catéchumènes pour les prévenir des intentions de ceux-ci concernant la chasse au tueur. Ça m’a bien occupé ! Et bien sûr, cela m’a valu nombre d’exclamations d’effroi, de réflexions sur le mal qui rôde, le danger que courent les jeunes filles, la nécessaire fermeté et tout de même, beaucoup de paroles amicales, voire d’inquiétude me concernant, de témoignages d’intérêt sur mon sort et d’encouragement, toutes choses bonnes à prendre. Finalement, je ne suis pas trop mal traité par les gens de la communauté. On se fait parfois des idées... Mais c’est que l’on croit trop souvent les pasteurs protégés contre la fatigue, le découragement, l’incertitude et toutes ces pensées et émotions nuisibles…

 

Demain, j’appellerai le commandant Léger.

 

 

 –oOo–

 

16

Un mari pas trop net

 

J’étais prêt à m’endormir, ce lundi soir, il devait être dans les dix heures, quand mon téléphone a vibré : Blaise !

J’ai tout de suite pensé à une catastrophe survenue dans la famille endeuillée, le père de Noémi ne m’aurait jamais appelé sans cela… mais je me trompais :

 

– Blaise ? Que se passe-t-il ? Tout va bien ? (voix tendue).

– Si on veut, mais il n’est rien arrivé, rassurez-vous, je vous appelle pour autre chose. C’est moi…

– Quoi, c’est moi ?

Là j’ai commencé à avoir peur, de quoi s’accusait-il ? J’étais au bord de la nausée. Mais ce n’était pas ce que je craignais et il a continué sans comprendre ce que j’avais d’abord cru deviner :

– C’est moi qui dois vous dire quelque chose. C’est pas facile… Il faut que je vous parle… C’est à cause de Christine, elle m’a dit : « Je sais qu’il s’est passé quelque chose que tu veux pas me dire. Alors si tu veux pas le faire, tu parles au pasteur ou je te quitte, ça peut plus durer. Tu me caches quelque chose, tu n’es plus comme avant », etc, etc… Vous la connaissez, quand elle monte sur ses grands chevaux, elle est plus tenable. Alors finalement je me suis décidé. Je vais tout vous dire. Mais je vois pas ce que vous pouvez arranger, c’est pas une affaire qui vous regarde.

Pendant cette tirade j’étais tendu comme un ressort, je n’y tenais plus :

– Blaise, si tu as quelque chose à me dire, dis-le ! Arrête de tourner autour du pot !

– Excusez-moi, vous êtes peut-être déjà couché, je vous dérange… Eh ben voilà (un silence) : j’ai une maîtresse. Je trompe ma femme. Voilà, c’est lâché ! Je…

Arrivé là, j’ai dû souffler comme un pneu qui se dégonfle. C’est terrible à dire, mais j’ai failli éclater de rire. Heureusement, je me suis retenu. Moi qui m’attendais à l’aveu d’un des crimes les plus terribles qui puisse exister, l’adultère de cet homme me paraissait tout à coup une peccadille. Il n’était d’ailleurs pas le premier à se confier ainsi à moi pour la même raison…

Après un long silence, il a compris que je ne réagirais pas sans qu’il ne m’en dise plus. Il croyait sans doute qu’en me taisant, je mettais en œuvre une technique d’interrogatoire.

– Vous vous en doutiez ? Ben j’ai bien vu comment vous m’avez regardé, l’autre jour, vous aviez l’air pas franc…

L’autre jour, en fait, chez eux, nous venions tous, la famille et moi, d’apprendre la mort brutale de Noémi, personne n’était dans ses baskets… Mais il est vrai que lui paraissait bizarre plus que nature. J’avais mis cela sur le compte de sa jalousie à mon égard. Ce n’était pas ça, c’était de la culpabilité. C’est vieux comme le monde, cela, un malheur vous arrive qui n’a rien à voir avec votre comportement, néanmoins vous vous sentez coupable. Pour vous, vos propres fautes ont nécessairement à voir avec ce qui vient de se passer.

– Vous ne dites rien ?

– Eh bien… Effectivement, je ne sais pas trop quoi vous dire. Après tout, vous n’êtes pas membre de notre Église, je n’ai rien à vous dire en tant que pasteur, si c’est cela que vous attendez… Et pour la morale, eh bien je ne suis pas plus…

– Je ne vous demande pas de me faire la morale, je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire, je vous demande d’aller dire à ma femme ce qui se passe. Enfin, pas d’y aller, mais de lui parler !

Je ne trouvais pas qu’il se conduisait comme un grand garçon en passant par moi pour parler à sa femme mais je ne le lui ai pas dit. Je suis resté longtemps silencieux, puis j’ai décidé de l’aider :

– Et je lui dis quoi, à votre femme ? Elle va vouloir des détails, la connaissant, un nom, et peut-être même des preuves !

– Eh bien tenez, vous allez comprendre pourquoi je me sens très mal, le lundi soir où ma fille a été assassinée… j’étais justement avec ma maîtresse. J’avais dit à Christine que j’allais boire une bière avec des collègues mais en réalité…

Arrivé là, je me suis rendu compte de ce que cela voulait dire. Il avait un alibi, mais sans comprendre qu’il en avait besoin :

– Elle va vouloir savoir de qui il s’agit, Blaise…

– C’est pas à vous de le savoir.

– Ce n’est pas à moi, c’est vrai, mais c’est à la police ! Vous devriez savoir qu’elle soupçonne toujours les plus proches, quand il y a eu un crime.

Il y a eu un blanc…

– Quoi ? On me soupçonne ? Moi ? Mais c’est dégueulasse !  

– C’est comme ça. Alors maintenant, vous avez un alibi, du moins si votre amie confirme. Voilà.

Encore un blanc, puis :

– OK… Je vais tout dire à Christine. On verra… Tâchez de la soutenir, ça va pas être facile pour elle. Pour mon amie, ça ne vous regarde pas, c’est à Christine de voir. Bonsoir, pasteur.

Il a raccroché et j’ai reposé mon téléphone en me disant que cet homme-là allait grandir plus vite, ces temps-ci…

 

J’ai dormi comme une souche, et ce mardi matin, après avoir déjeuné et subi les soins de rigueur, j’étais en pleine forme, la douleur au côté mise à part.

Il était neuf heures pétantes quand j’ai appelé la gendarmerie. J’ai demandé à parler à Nour mais on m’a répondu que pour le moment, le sergent Si-Mohamed était détachée au quartier-général de la Gendarmerie Nationale à Paris. Alors, interloqué, j’ai demandé à parler au commandant Léger. Coup de chance, il était là. Je lui ai déballé mes petites affaires : la constitution d’une brigade d’adolescents emballés par l’idée de pratiquer la chasse au tueur, et surtout l’histoire de Blaise. Toutefois, je n’ai rien dit à propos de Beaurobert.

Le n’ai pas plaisir à jouer les informateurs de la police, mais je tente d’éviter trop de stress supplémentaire à Christine. Imaginez que les flics débarquent sans prévenir avec l’air de soupçonner le papa en lui demandant un alibi ! Étonnant, d’ailleurs, qu’ils n’y aient pas encore pensé !

Léger m’a écouté poliment puis m’a répondu sur l’air d’avoir deux airs qu’il ne m’avait pas attendu pour savoir ce que faisait Blaise le lundi en question.

– Dites-vous bien, Monsieur Duthilleul, que nous avons nos méthodes. Nous avançons. Je peux même vous dire qu’un de nos éléments est en chasse en ce moment-même à Paris… 

Au moment où j’ai raccroché, j’étais entre deux états d’esprit, la satisfaction de constater l’efficacité de la mise en œuvre de l’enquête… et la déception de n’avoir pas pu entendre Nour. 

 

En y repensant, il allait falloir que je m’examine sérieusement à propos de cette jeune femme…

 

–oOo–

 

17

Une mission importante

 

Ça n’a pas tardé, Christine m’appelle dès ce mardi matin. J’ai à peine raccroché après avoir parlé au commandant Léger que mon téléphone vibre comme un cœur amoureux. C’est elle, pour une fois tout à fait calme, ce qui m’inquiéterait plutôt.

Elle m’a à peine dit bonjour qu’elle se met tranquillement à me raconter sa soirée d’hier. À peine les enfants montés dans leur chambre, ils ont parlé, elle et Blaise. Il lui a tout dit. Il est certain qu’elle en a pris plein la figure mais elle a préféré ça à l’incertitude et à l’inquiétude qui la taraudaient. Ça l’a rassurée, m’a-t-elle dit. Bien sûr elle a pleuré, un torrent de larmes qui lui partaient du ventre et se sont changés en râles, puis en gémissements. Longtemps. Il attendait à côté d’elle, désemparé.

Lydie, leur fille, l’a entendue, bien sûr, elle était aux aguets depuis quelques jours, sentant que la crise menaçait, fine comme elle est. Il lui a demandé de remonter dans sa chambre, il a juste ajouté qu’elle saurait tout mais que ce n’était pas le moment.

Christine, elle, s’est reprise et elle a commencé à poser calmement des questions. À partir de là, ils ont parlé presque toute la nuit. Posément et, m’a-t-elle assuré, presque avec tendresse. Ce n’était plus la Christine que je connaissais, elle se montrait très calme, assurée, réfléchie.

Avant de raccrocher, elle m’a dit : « Voilà, Albert. Nous te remercions de ce que tu fais pour nous mais à partir de maintenant, tu dois comprendre que j’aie à prendre de la distance avec l’Église… Avec toi, je veux dire. Je vais consacrer tout mon temps à m’occuper de ma famille. De ce qu’il en reste. J’ai pas mal de choses à régler. Tu sais que demain, on enterre Noémi. Après… on va tâcher de surnager. »   

 

Plus tard, dans la journée, je la rappelle. Je sens bien que ce n’est pas le moment et je m’en excuse longuement, mais quelque chose me pousse à chercher, à avancer dans l’enquête. Après tout je suis directement concerné ! Or je ne lui ai toujours pas demandé ce que, d’après elle, sa fille faisait dans la rue du temple le soir du vendredi avant sa mort, ni pourquoi elle se trouvait dans la sacristie le lundi soir.

Je ne dirais pas qu’elle me répond de bonne grâce, mais au début elle ne fait aucun commentaire, elle me dit seulement qu’elle a déjà parlé de tout cela avec le commandant Léger. Puis, avec un peu d’impatience, elle ajoute que le lundi soir, Noémi devait passer prendre un pull qu’elle avait oublié le dimanche matin après le culte. Quant au vendredi soir, elle, Christine, ne sait pas pourquoi sa fille, qui était censée travailler dans sa chambre, se trouvait en fait au bourg ni ce qu’elle y faisait. C’est pour elle un mystère et cela lui cause, ajoute-t-elle avec un peu d’agacement, un gros poids de culpabilité. Pour terminer, elle me conseille de laisser tomber car ce n’est pas à moi d’enquêter, et de la laisser tranquille, de m’occuper plutôt de me remettre sur pied. Puis elle raccroche.

Je ne suis pas fier de moi, je dois le dire. 

 

Un peu plus tard encore, dans l’après-midi, je repasse dans ma tête le film des mouvements de Noémi du vendredi au lundi. Du moins pour ce que j’en connais. Christine est bien gentille mis je ne peux tout simplement pas me détacher de cette histoire, je ne lâcherai pas.

J’essaie donc de visualiser les quelques scènes dont je me souviens et tout à coup je sursaute. Il s’agit de la sortie du culte. Je vois nettement Noémi, elle discute avec une copine et… elle porte une veste. La veste grise à ceinture que je lui connaissais bien. Une veste, pas un pull ! Christine a dû oublier ce détail quand sa fille lui a dit qu’il lui fallait aller chercher ce pull inexistant le lendemain après les cours.

Noémi mentait. Elle sortait le soir en catimini pour revenir au bourg, et elle se dirigeait alors vers le temple, en cachette, le vendredi comme le lundi. Pour retrouver quelqu’un ? Son meurtrier ? Ou quelqu’un d’autre ? Un amoureux, peut-être, que le meurtrier aurait devancé ? Ou suivi ? Qui aurait attendu que les tourtereaux se séparent pour agresser la fille ?

En tout cas, compte tenu de son âge, Noémi menait une existence cachée, probablement bien innocente, du moins je l’espère.

Mon premier mouvement est d’appeler Léger, puis je me ravise. Une fois de plus, je risque de mettre mes pattes sur ses brisées. Il y a fort à parier qu’il sait déjà tout cela. Quant au pull et à la veste grise, il doit avoir déjà interrogé les gamines présentes à la sortie du culte. Elles se souviennent sans doute très précisément des tenues de chacune d’entre elles…

À moins qu’il n’y ait pas pensé ? Qu’il en reste à la mention d’un pull. Eh bien, moi, je vais le laisser faire son boulot, je n’ai pas envie de jouer le rôle du nullard une fois de plus.

 

Puis je me dis que c’est carrément puéril, et je prends mon portable pour appeler quand justement il sonne : 

– Bonjour Pasteur, c’est Constance ! Comment ça va, vous ? Moi ça va bien, je vous appelle pour vous dire quelque chose !

– Bonjour Constance, que se passe-t-il ? Tu ne vas pas m’apprendre que tu recherches une piste ? Tu te souviens de ce que…

– Ah non, ah non, on a pas fait ça. On a juste parlé, avec les autres, à la réunion pour Noémi demain. Eh ben y a Nelly elle a dit un truc. È voulait pas en parler pasqueu è s’étaient fritées, avec Noémi, à la sortir du culte, l’aut’ fois. Eh ben j’vous la passe, elle est là, si vous voulez…

Je la coupe :

– Constance ! Passe-moi Nelly ! Si elle a quelque chose à me dire, qu’elle le fasse ! 

Le téléphone change de main :

       Bonjour Nelly… Nelly ?

Silence. Je vois, elle ne sait pas comment s’y prendre. Nelly, avec son petit visage de musaraigne, c’est une gamine timide, effacée.

Enfin elle se lance :

– Bonjour… Je veux juste vous dire une chose, pasqueu (brusque accélération) c’est Noémi ! Ce jour-là elle faisait sa maline ! Elle a dit comme ça (ralentissement) qu’elle pouvait pas en parler mais elle avait une mission. On parlait de ce que j’allais faire l’après-midi, elle me dit (imitation de Noémi) : « Moi c’est pas pareil, je suis en mission. Je dois pas en parler, c’est trop important… » (reniflements). Ben je me suis moquée d’elle…

Et la petite éclate en sanglots.   

 

–oOo–

 

18

Une piste 

 

Noémi pensait avoir à assurer une mission. Importante à ses yeux. On peut supposer que cela avait à voir avec les activités secrètes qu’elle menait autour du temple et de la sacristie. Mais quelle genre de mission et au service de qui ? Cette question m’a occupé toute la soirée de ce mardi. Impossible de penser à autre chose.

Lilit est venue pour les soins, je lui ai à peine dit deux mots. Je me le reproche maintenant, la pauvre a besoin de soutien moral, manifestement, mais ce soir, rien de mon côté, je suis resté concentré sur mon problème.

Pareil au moment du repas. Les gens qui tournent autour de moi sont devenus inexistants. Ça devient préoccupant.

 

Mais qu’est-ce qui peut sembler une mission importante aux yeux d’une gamine comme Noémi ? Je pense d’abord à quelque chose comme un jeu d’aventure, il me semble que c’est assez dans l’air du temps chez les ados. Avec un but à atteindre et diverses épreuves à réussir en lien avec ce but, le tout dans une atmosphère de mystère… Ça se tient, je trouve. Il doit bien y avoir des propositions de jeux de ce genre sur Internet, dans le style tribu d’initiés, ce qui expliquerait que ceux de la bande du caté n’aient rien su de cela.

C’est une piste, qui suppose d’avoir accès à l’ordi ou au téléphone de la petite, d’une part, et d’autre part de chercher dans ce sens sur le Net. C’est ce que je pense faire, car je doute que Christine accepte de m’apporter les affaires de sa fille, et même de m’écouter lui exposer mes réflexions à ce sujet. Elle me renverrait aux gendarmes. Restons-en au Net, me dis-je.

À ce moment-là, concentré sur l’affaire comme je le suis, déjà que je laisse tomber lectures bibliques et prière, je ne pense pas un instant à contacter le commandant Léger, je suis la piste en solitaire, faisant chauffer à blanc mon Smartphone.

Mon hypothèse, d’ailleurs, se renforce quand je vois ce que l’on trouve à propos de ce type de jeux sur les réseaux sociaux. Je me dis qu’il n’y manque sûrement pas de sales types capables de monter un piège à minettes assez tentant pour attirer à soi des gamines en mal d’aventures passionnantes…

Et je me dis aussi que je connaissais bien Noémi et qu’il sera toujours assez tôt pour avertir les gendarmes quand j’aurai trouvé le style de jeu qui aurait pu l’attirer. Bien sûr, j’ai un doute sur la réussite de mon plan, je me rends compte du caractère aléatoire de cela, mais je pense aussi que si quelqu’un peut obtenir un résultat en ce domaine, c’est bien moi. À supposer que la piste des jeux d’aventure soit la bonne… Alors je cherche.

 

Il doit être environ neuf heures du soir quand je suis interrompu par un appel. C’est Nour.

D’emblée, elle cadre la conversation : « Je viens prendre de vos nouvelles, comment allez-vous ? Vous vous remettez bien ? Vous ne souffrez pas trop ? » Je lui réponds sur ce ton et ça dure comme ça quelques minutes, puis je n’y tiens plus et lui demande où en est l’enquête, avance-t-elle ? Elle dispose peut-être d’éléments nouveaux puisqu’elle a été dépêchée à Paris pour cela… Sa réponse me surprend :

– Ah non, pas du tout ! Je suis juste en stage de perfectionnement, je n’ai plus rien à voir avec votre affaire, et même si j’étais autorisée à le faire, je n’aurais rien de plus à vous dire.

– Mais je croyais que le commandant Léger… Enfin, il m’a bien dit que vous étiez à Paris pour enquêter !

– Il vous a dit ça ? Rien à voir, en fait, il a dû vouloir vous rassurer, peut-être pour éviter que vous vous mêliez de l’affaire… Non… (hésitation de sa part) mais peut-être qu’il ne tenait pas à m’avoir dans les pattes. Parce que… j’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas trop que… je m’intéresse à vous… enfin, je veux dire, à votre cas.

– Il vous a éloignée, c’est ça ?

– Écoutez… je ne sais pas si je peux aller jusque là… En tout cas, il voyait bien que j’étais très accrochée, très désireuse de trouver qui avait fait ça ! Donc, j’aurais pu l’aider…Et puis non. Je l’avoue, j’ai regretté. D’ailleurs, je n’ai pas complètement laissé tomber.

– Que voulez-vous dire ?

– Ah, je ne sais pas si je dois vous en parler, mais bon, vous êtes la seule personne qui a l’air de s’en soucier vraiment, finalement ! La vérité, c’est que je fais des recherches en sous-main, pour moi, pour en avoir le cœur net. Je suis bien placée pour ça, mon stage concerne la quête d’info sur Internet. Et j’ai trouvé des choses en comparant les modes d’action de crimes comparables. Il n’y en a pas beaucoup qui soient semblables, très peu, et tous présents dans deux régions seulement (son débit s’accélère, on sent qu’elle est à son affaire). Même processus, même absence de traces, même type de victimes, etc. Donc j’ai trouvé ça mais le commandant a dû le trouver aussi, bien sûr, ce n’est sûrement pas une découverte exceptionnelle… (tout en parlant, elle s’était emballée, elle ne retenait plus son débit, mais maintenant elle se tait un long moment). Mais je ne vous en dirai pas plus, je vous en ai déjà trop dit.

– Peut-être, mais ça vous mène où ?

– Eh bien… il suffirait de se rabattre sur ces deux zones, enfin ces trois zones en comptant Pannay, pour tenter de situer un personnage qui a bougé de là à là, puis de là à là, au cours de la période envisagée. Car il y a de fortes chances pour que ce soit le même type.

– Bon. Mais on peut penser que c’est ce que Léger va faire.

– C’est probable. En tout cas s’il a fait la recherche.

On arrive à de l’inconnu, on ne peut pas aller plus loin dans ce sens, alors je change de sujet et je lui raconte l’histoire du pull et de la veste grise, comme quoi Noémi a mené sa mère en bateau. Mais là, elle décroche, elle doit penser que la conversation va trop loin, elle me dit : « Très bien, je vois que ça avance. Allez reposez-vous, je vous rappellerai de temps en temps pour prendre de vos nouvelles. Bonsoir ! » 

Je suis à la fois content qu’elle m’ait appelé et un peu déçu du peu de contenu personnel échangé entre nous. Quant à l’affaire elle-même, ce qu’elle m’a appris est intéressant mais pour ce qui me concerne, ça ne débouche sur rien qui m’aide à comprendre. J’en reste à ronger mon frein.

 

Je reviens donc à l’avenir immédiat, c’est-à-dire au service funèbre de demain matin. Et là, je retrouve la prière.   

   

–oOo–

 

19

Une arrestation 

 

Ma conversation d’hier soir avec Nour m’a laissé une impression bizarre. Cela m’a tenu éveillé une partie de la nuit. J’ai eu le sentiment qu’elle était juste un peu trop déconnectée de l’affaire du meurtre de Noémi. Cela venait du ton, en quelque sorte évasif, du moins à un moment précis, mais je n’arrive pas à me souvenir duquel. C’était comme si certaines considérations évidentes ne lui venaient pas à l’esprit. Néanmoins, je dois reconnaître qu’elle s’accroche, avec son histoire de tueur en série, et que cette piste paraît très sérieuse.

Mais je me rends compte que cette inquiétude ne me mène nulle part, du moins tant que je n’aurai pas à nouveau l’occasion d’en parler avec elle. Pour le moment, en ce mercredi matin, ce qui compte avant tout, c’est le service qui va se tenir au temple, le culte d’action de grâce pour ma petite catéchumène.

   

Lorsque Jonathan, mon jeune collègue de la ville voisine, me rend visite, il est presque quinze heures. Je me demandais depuis près de deux heures ce qu’il fabriquait ! Le culte aurait dû se terminer depuis longtemps, ainsi que l’inhumation au cimetière. J’ai tout de suite compris, à le voir, que quelque chose d’anormal s’était passé. D’habitude, c’est un garçon tranquille, posé, assez sûr de lui dans sa trentaine sportive, pas le genre à s’émouvoir facilement, or là, il a l’air de ne plus savoir où il habite !

Il est à peine entré que je me rends compte de cela et que je l’interpelle sans attendre :

– Eh bien alors ? Ça s’est mal passé, ce culte ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Il ne répond pas tout de suite, il vient s’asseoir près de mon lit tout en faisant des gestes destinés à me calmer. Avec son allure dégingandée et sa boule de cheveux carotte tout ébouriffée, il ressemble à un pantin monté en graine. Mais il retrouve enfin la parole :

– Non, ce n’est pas ça, c’est pas le culte, le culte s’est bien passé, enfin si on veut, c’était très tendu, l’assemblée était saisie par l’émotion à un point… tu peux t’imaginer. Mais tout s’est déroulé normalement, et les jeunes ont été parfaits, très dignes, très concentrés. Ce qu’ils ont dit a beaucoup porté, c’était vraiment un beau moment, on te donnera leur texte, tu verras. Et au cimetière, pareil, beaucoup d’émotion, des pleurs, des gémissements, mais rien de plus, la famille a été admirable de dignité, ce sont vraiment des gens bien. Non, ce qui a fait tout déraper, c’est qu’à la sortie du cimetière, les gendarmes étaient là…

– Comment ça ? Qu’est-ce qu’ils faisaient là, ceux-là ?

 

Il prend un temps, sans doute pour ménager ses effets, et il lâche :

– Ils venaient arrêter un certain Lehobereau, je crois que c’est le facteur. Là, devant tout le monde. Le chef a demandé aux gens de s’arrêter, de rester à l’intérieur, et quand tout ces gens ont été massés là – ça a pris du temps – tous se regardaient les uns les autres en s’interrogeant, il a demandé s’il y avait parmi eux un certain Lehobereau Julien. Il y a eu un silence et ce bonhomme s’est fait un chemin au travers de la foule et il a dit : « C’est moi, qu’est-ce que vous me voulez ? » Il semblait stupéfait. Mais le chef, je crois qu’il s’appelle Léger, un grand type à l’air sévère, a répondu à haute voix, de manière à être bien entendu par tout le monde : « Je vous arrête pour le viol et le meurtre de la jeune Retailleau Naomi. »

– Quoi ? Mais comment ça ?

– Eh bien il n’a rien dit de plus. J’ai juste été étonné de la façon dont ça s’est passé, pourquoi là ? Pourquoi à ce moment-là ? Ça me paraît fou… Et donc, avant que cet homme ait pu dire quoi que ce soit, deux gendarmes l’ont attrapé et lui ont mis les menottes. Lui, il était sonné, la bouche ouverte, il n’a rien dit, les yeux ronds comme des billes il fixait le chef, à la fois interrogatif, scandalisé, comme s’il se demandait pourquoi on lui faisait des méchancetés. Bref, ils l’ont embarqué.

Après ça, je te raconte pas l’ambiance. Les gens étaient comme fous, ils criaient, ils injuriaient les gendarmes, certaines sanglotaient… Je n’arrivais pas à les disperser, ceci malgré l’aide de quelques conseillers, les presbytéraux comme les municipaux… Quant à la famille… Comment te dire… Je ne peux pas, c’était pitoyable, les gens les avaient oubliés. Eux, ils se tenaient dans leur coin, serrés les uns contre les autres, paniqués, abasourdis. Heureusement, le père s’est repris et il a emmené son monde sans dire un mot à personne. Et puis voilà, au bout d’un moment, j’ai abandonné, j’ai récupéré les jeunes et je les ai ramenés chez eux. Ils sont restés silencieux, les uns comme les autres, choqués, mais que leur dire ?

 

Quand Jonathan est reparti, je suis resté encore longtemps éberlué par ce qu’il venait de me raconter. Comment cela était-il possible ? Toute sorte de questions se mêlaient dans mon esprit. Comment Léger avait-il osé organiser ce cirque ? Dans quel but ? En espérant obtenir quoi ? Et pourquoi Lehobereau ? Sur quelles preuves, ou même sur quels indices ?

Je n’y comprenais rien. Lehobereau ne pouvait pas être l’assassin puisque celui-ci roulait dans une grosse voiture lorsqu’il avait tenté de me tuer. D’autre part, on m’avait raconté qu’il avait pu avertir les secours juste après le départ de cette voiture…

Ceci dit, je devais convenir que je l’avais pourtant inscrit moi-même sur ma liste des suspects potentiels. Mais, je pouvais le reconnaître maintenant, cela n’avait été pour moi qu’une façon de me montrer systématique, sans croire vraiment à cette possibilité concernant le pauvre facteur. 

 

J’en étais là quand Léger est entré dans ma chambre.

– Bonjour Monsieur le pasteur, me dit-il tranquillement en prenant place sur la chaise la plus proche, je suppose que vous avez été tenu au courant des événements de la matinée ? Bien sûr. Votre jeune confrère vous a sans doute fait son rapport.

Tout à ma surprise, je lui dis sèchement que pour un pasteur, on ne dit pas « confrère », mais « collègue ». Ça le fait rire. « Noté », me répond-il. Et il ajoute : « Écoutez, il va nous falloir nous entendre, tous les deux. J’ai beaucoup à vous dire, et surtout à vous demander. Je suppose que vous êtes en rogne contre moi mais il va falloir passer par-dessus tout ça. Croyez-moi, je n’ai pas agi sans de bonnes raisons. »

Et il me les détaille.

 

–oOo–

 

20

Comme dans un rêve  

 

Le soir n’était pas loin en ce mercredi après-midi. J’attendais avec impatience, non sans méfiance, ce que le commandant Léger voulait me dire. Et me demander. Je ne voyais pas ce qu’il pouvait attendre de moi.

J’étais particulièrement fâché contre lui à cause de la façon dont il avait mené cette arrestation du facteur. Je n’en voyais pas la raison. Mais il avait bien compris cela. C’est pourquoi il m’a demandé un peu de patience tout en s’asseyant sur la chaise que Jonathan venait de quitter. Puis il a commencé :

– Voyez-vous, Monsieur le pasteur, tout n’est pas rose dans la vie d’un enquêteur de la gendarmerie. On a la hiérarchie au-dessus de soi d’un côté, et le public autour de soi de l’autre côté. On ne peut rien faire sans qu’un minimum d’accord, de soutien, si vous préférez, vous vienne des deux côtés. Or je commençais à manquer de ce soutien. La population locale s’impatientait, elle trouvait que nous manquions de résultats. Elle commençait même, du moins chez certains non dépourvus de poids, à soupçonner que nous faisions traîner volontairement cette affaire au nom de je ne sais quel intérêt supérieur. Nous obéissions à des intérêts obscurs touchant des gens de la haute. Complotisme et compagnie…

– Alors c’est Lehobereau qui en a fait les frais, si je comprends bien !

– Pas du tout, pas du tout. Du moins, si vous y tenez, en partie seulement. Pour le côté spectacle. Il me fallait ça. Les gens ont été choqués, mais au moins, ils ne peuvent plus dire que nous lambinons. C’était le but. J’ai joué la partie dans les deux directions, voyez-vous, du côté de la hiérarchie puisque j’ai des résultats, et du côté du public puisque il a eu son cinéma.

– Oui, mais Lehobereau !

– Lehobereau est notre coupable, pasteur ! Je n’ai pas fait tout ça sans en être certain, croyez-le bien.

– Alors là ! Je ne vois vraiment pas comment ! Lehobereau n’a pas de voiture ! Il n’a pas pu me tirer dessus, voyons !

– Lehobereau n’a pas de voiture, ni grosse, ni noire, en effet. Et pourtant il vous a tiré dessus.

– Alors expliquez-moi comment il a fait !

– C’est très simple, il n’y a jamais eu de voiture. Lorsque j’en suis venu à me dire cela, j’ai tout compris. Je reviens d’une perquisition chez Lehobereau, j’y ai trouvé une pile de romans policiers du genre thriller qui a fini de me convaincre, je vous dirai pourquoi, mais bien sûr, il faut que je vous explique le coup de la voiture absente ?

Je commençais en effet à brûler d’impatience, voire d’énervement à ce sujet. Enfin ! J’étais le premier à pouvoir assurer qu’il y avait bien eu une voiture, d’où on m’avait flingué, en plus ! Mais Léger me regardait en souriant.

– Écoutez, Duthilleul, je ne mets pas votre sincérité en cause, croyez-le bien, mais la vérité, c’est que votre histoire de voiture ne tient pas. Vous l’avez rêvée…

Là je suis resté bouche bée, incapable de sortir un mot.

– Souvenez-vous. Vous prenez une balle dans le corps, vous tombez dans une sorte de coma. Vous n’avez pas eu le temps de voir qui a tiré. Bien. On vous emmène à l’hôpital où on vous opère,  toujours endormi. Vous vous réveillez des heures plus tard, gorgé de médicaments, sans savoir ce qui vous est arrivé, et vous apprenez qu’on vous a tiré dessus. Comment ? Vous ne savez pas, vous ne vous souvenez de rien. Alors il vous vient une image, celle qui provient probablement de quelque film, ou téléfilm policier qui traîne dans votre subconscient, je n’en sais rien. Vous êtes encore dans les vapes, mon vieux, à ce moment là, et cette scène, vous en avez été témoin, vous l’avez vue, donc vécue, vous y étiez, pour vous c’est l’évidence même, c’est votre histoire ! Et donc le contenu de votre témoignage…

En voyant ma bobine, il s’arrête de parler et me sourit. C’est que je dois avoir l’air complètement abasourdi. Je ne parviens même pas à sortir un mot. Complètement déboussolé. Et plus le silence se prolonge, plus je commence à me dire que son histoire se tient. Ou en tout cas qu’elle peut être crue par n’importe quelle personne qui l’entendrait, par exemple au cours d’un procès.

Léger a sans doute bien suivi ce cheminement de ma pensée. Il estime probablement être parvenu à me faire douter, alors il reprend :

– Comprenez bien que je ne vous accuse de rien. Vous étiez sincère. Sincère, mais dans l’erreur. Il faut maintenant que vous en conveniez. Car au pire, vous ne pouvez pas soutenir que ce que je dis n’est pas plausible. Tout autant plausible que votre histoire de voiture noire. Que l’on n’a jamais retrouvée, et qui n’existe probablement pas. Non, les faits sont tout autres : vous marchez sur le trottoir, vous sentez que quelqu’un vous suit, vous vous retournez pour voir qui c’est et vous le faites juste au moment ou cette personne vous tire dessus. C’est ce mouvement brusque qui vous sauve la vie. Vous vous écroulez alors sans avoir eu le temps de reconnaître votre assassin. Et celui-ci empoche son pistolet et vient vous secourir en bon Samaritain qu’il est. Puis il appelle les gendarmes. Point. Dans ce rôle, vous verriez qui d’autre ?

– Vous avez interrogé les joueurs de poker ? Pourquoi pas d’un d’eux ?

– J’ai interrogé les joueurs de poker. Comme vous le savez sans doute, seul Beaurobert, le marchand de grain, aurait pu correspondre au genre de types que nous avions en vue. Il est hors de cause, j’ai des témoins. Fiables.

Entre temps, je commençais à reprendre le dessus sur mon indécision :

– Tandis que pour Lehobereau, vous n’avez rien ! Seulement votre intime conviction. Parce que moi, je ne vois rien à son sujet. Je ne vois qu’une chose, c’est ma déposition. Sans elle, vous avez un Lehobereau présent sur chaque scène de crime et seul à avoir pu me tirer dessus. Avec elle, vous avez un autre tireur à chercher. Et si je comprends bien, vous n’avez que ceci : le contenu de ma déposition serait le résultat du rêve d’un type drogué et affaibli. Bref, tout dépend de savoir si je la maintiens, ma déposition !

– N’en soyez pas si sûr. Que vous la mainteniez ou non, elle reste sujette à caution. Votre histoire de grosse voiture est la seule pièce du dossier qui ne tient pas. Lehobereau est le coupable de viol de mineure, de deux meurtres et d’une tentative de meurtre. Et je ne vous ai pas encore tout dit, le concernant.

Et il se met à le faire.

 

 –oOo–

 

21

Une perquisition  

 

À peine le commandant Léger commence-t-il à me raconter ce qu’il a appris au sujet du facteur, que son élan est coupé par l’arrivée du repas du soir. Mercredi : endives à la Béchamel… La fête ! Léger me regarde manger ce délice avec quelque chose comme de la pitié dans le regard, ce dont je lui sais gré.

Ma gelée de pruneau achevée, il reprend sans autre :

– Je vous disais donc que j’ai fait une perquisition chez Lehobereau. Instructif, je peux vous le dire. D’accord, je n’ai pas trouvé l’arme, mais ce n’est pas surprenant, il a pu s’en débarrasser n’importe où, on la trouvera. En revanche, je suis tombé sur une mine de romans d’aventure, de policiers, de thrillers du genre extrême. Le bas de gamme, à vrai dire, côté littérature, mais du violent, de la cruauté, du sadisme, sans parler du sexe, bien sûr. Et là, j’ai le coup de chance, je tombe sur un volume particulièrement abîmé, manifestement souvent manipulé, souvent lu et relu. Je me suis dit qu’il valait le coup de m’y mettre et j’ai commencé à le lire. C’est l’histoire d’un violeur qui défie toutes les polices des États-Unis. Sa particularité ? Il ne laisse aucune trace de son passage… Vous voyez ? Je ne suis pas allé plus loin, je suppose qu’à la fin il se fait prendre mais peu importe, car ce qui m’a donné enfin la clé, c’est qu’on y raconte comment il fait, ce type, pour ne rien laisser de derrière lui : il nettoie méticuleusement sa victime ! Pas un pouce de peau, pas un repli, pas un cheveu n’est laissé souillé, pas un poil tombé n’est abandonné. C’est un maniaque. Et bien sûr, avant de quitter les lieux il fait de même avec tous les endroits qu’il a pu toucher. Vous comprenez ?

 

Je comprends très bien. Léger tient en main toutes les preuves nécessaires. Non seulement le coupable, mais les moyens dont il s’est servi. Il suffit maintenant de savoir comment il a fait pour amener sa victime à l’endroit exact qu’il avait choisi pour agir. Et là, c’est l’histoire de la mission dont Noémi se croyait investie. Il a dû lui raconter des craques assez crédibles pour qu’elle les gobe, la pauvre gamine. Et je me dis que ça devait avoir à faire avec l’Église, avec la religion, puisque cela la menait à la sacristie.

Léger m’avait concédé un temps de silence afin que je m’imprègne de tout ce que sa découverte implique, mais il reprend :

 

– Vous voyez ? Vous me demandiez en quelque sorte des preuves de ce que j’avançais, je suppose que celle-ci vous suffit ? Vous comprenez donc, je suppose, que votre histoire de voiture noire ne tient pas ? Désolé, mais je vous ferais remarquer que tout cela vous met totalement hors de cause, ce qui n’était pas le cas jusqu’à maintenant.

– Je suis bien obligé de le reconnaître… Mais Lehobereau… Jamais je n’aurais cru ça de sa part. Je ne serai pas le seul à tomber des nues quand cela sera diffusé.

– Eh oui, eh oui, on ne sait jamais vraiment à qui on a affaire. Mais bon, il va quand même falloir aller plus loin, trouver tout ce petit matériel de nettoyage dont le facteur s’est servi, cela mettra complètement fin à cette histoire. Nous allons nous y employer, croyez-le bien.

Et là-dessus, il me fait un grand salut plein d’ironie, et il s’en va.

 

Je me rends compte alors de ceci : il ne m’a pas interdit de parler de tout cela à quiconque. C’est surprenant. C’est un peu comme s’il espérait que je le fasse, mais dans quel but ?

 

Raconter quoi, d’ailleurs ? Je suis moi-même un peu perdu, j’ai besoin de faire le point. Je vais m’y employer.

Donc, si je comprends bien, Lehobereau est pris du désir de violer Noémi, qu’il rencontre souvent dans les alentours du collège. Ça lui vient d’où, ce désir ? C’est nouveau, pour lui, ou bien est-il coutumier du fait ? Est-il un violeur en série ? Toujours est-il qu’il est fasciné par ce genre d’histoires où se mêlent sexe et violence extrême. Cela, on le sait à cause des thèmes de ses lectures. Voilà déjà une chose difficile à avaler quand on a croisé le bonhomme pendant des années, pourtant il le faut bien…

Le voilà donc qui prépare méticuleusement son crime en suivant, semble-t-il, le mode d’emploi que lui livre un de ses romans noirs. Il s’équipe, et peut-être même répète-t-il, le soir, chez lui ? Là, je m’en rends compte, je me livre à mon imagination, j’essaie de suivre le déroulement de ses actes mais je n’arrive pas à le voir comme quelqu’un qui serait sûr de lui, ça ne colle pas avec son genre de personnage.

Ensuite, ou en même temps, il aborde la petite et il lui confie une mission qui a pour lui l’avantage de la mener au moment et au lieu choisis par lui pour la violer en toute tranquillité. Apparemment, elle accepte, elle y est même à fond si l’on en croit le témoignage de ses copines. Mais quel genre de mission pourrait convaincre ainsi une gamine que je connaissais bien, que j’aimais bien, et qui était tout sauf délurée. Elle était l’image même de la fille sage, Noémi, il fallait donc que cette fameuse mission lui soit apparue comme absolument vitale ! Autrement elle en aurait parlé à sa mère, ou même à moi. Or à la place, elle met toute sa confiance dans qui ? Le facteur ! Un brave homme de facteur pas trop futé, du moins apparemment… Mais qui la rejoindra le lundi, la violera, l’étranglera et fera disparaître tranquillement toutes les traces de ses actes.

 

Ça ne colle pas. Je suis désolé mais ça ne colle pas. Mais ce n’est pas fini : après ça, il comprend que la pauvre Gilberte Bernaudeau a surpris Noémi au moment et à l’endroit où elle n’aurait pas dû se trouver, elle le lui apprend innocemment, et elle ajoute qu’elle m’en a parlé. Elle avait toujours besoin de parler à quelqu’un, la pauvre, et elle n’avait pas beaucoup de chances de le faire. Résultat, il se rend compte du danger que cela représente pour lui, il suffirait qu’on l’ait vu parler à la petite et qu’on fasse le lien, alors il me tire dessus en plein jour et il tue la pauvre vieille. Trois meurtres ou tentative de meurtre, les deux dernières fois sans trop de raison. A-t-il commencé à perdre ses nerfs à ce moment là ou est-il au contraire très sûr de lui et décidé à mettre toutes les chances de son côté quoi qu’il en coûte ?

 

Mais le téléphone sonne, et la conversation qui s’ensuit va ajouter encore à ma perplexité.  

 

–oOo–

 

22

Les lectures du facteur   

 

Ce mercredi n’en finit pas. Pour assurer les soins et les repas, le personnel de l’hôpital a tout juste le temps de se faufiler entre visites et conversations téléphoniques ! Je pensais recevoir des appels venus de la paroisse, mais les fidèles ont dû se recroqueviller chez eux après le coup de tonnerre de l’arrestation du facteur. Ça viendra plus tard. Non, cette fois-ci c’est mon amie Léa, la buraliste. Elle va droit au but :

– Dis donc, Albert, on t’a raconté pour Lehobereau ? Bien sûr, je suis bête. Ben moi j’ai pas pu aller à l’enterrement, boulot boulot, mais on m’a raconté, tu penses. Eh ben j’en reviens pas ! Lehobereau… Tu y crois, toi ? Moi je le vois pas faire ça, le pauvre gars. L’est pas assez malin. Qu’est ce t’en penses ?

– Je suis comme toi, j’ai du mal à y croire. J’avais bien remarqué qu’il était toujours là au moment où il se passait un de ces crimes, mais il m’a fallu la visite du commandant Léger pour accepter plus ou moins la chose. C’est cette histoire de romans noirs trouvés chez lui…

– Des romans noirs chez Julien ? Tu rigoles ! On a trouvé ça chez lui ?

– Oui, et lus et relus, semble-t-il.

– Alors là, non ! J’y crois pas. Julien Lehobereau ? On parle bien de lui ? Mais Julien, il a jamais lu un livre depuis qu’il est sorti de la communale ! Julien, sa seule lecture c’est le journal à la page des courses. Ou l’adresse marquée sur le courrier qu’il distribue. Et ça je peux te l’assurer, mon petit. Tiens, un jour je lui dis, pour blaguer : « Dis donc Julien, tu lis quand même le reste du journal ? » « Non, qu’il me fait, j’aime pas lire, ça sert à rien, c’est que des conneries, j’ai autre chose à faire, sauf quand y a des élections pasqueu là, je lis leur page, à chacun, avant d’aller voter, faut bien se renseigner. »

Il y a eu un silence. Elle devait attendre une réponse de ma part, mais j’étais trop stupéfait pour réagir immédiatement.

– Allo ! T’es là ?

– Oui, excuse-moi. Tu es sûre de ce que tu dis ?

– Et comment ! Tu parles, si j’en suis sûre. Julien Lehobereau n’a jamais lu un roman noir, mon pauvre, il est bien trop couillon pour ça. Écoute, je le connais, depuis le temps. Julien, c’est les courses, le loto, les gauloises brunes sans filtre et parfois un magazine porno, si tu vois. Et ça m’étonnerait qu’il lise le texte… Conversation zéro, sauf pour le foute. Tiens, va demander à Gaétan, le patron du Café des Sports. Ah oui, c’est vrai, t’es pas encore sorti. Demain j’y ferai un tour, je lui poserai la question. Je te rappelle, porte toi bien, fais pas l’andouille.

Et elle raccroche.

 

Ouf… elle a un de ces débits, la Léa ! ça saoule. Il me faut un moment pour atterrir. Mais je dois reconnaître qu’elle n’est pas idiote, loin de là, et que je l’ai toujours connue digne de foi. Derrière la faconde parigote, c’est du solide. C’est du moins l’expérience que j’ai des nombreuses circonstances à propos desquelles nous avons pu discuter. Je l’ai toujours connue pertinente. Et c’est bien ce qui m’embête aujourd’hui.

Donc, si je l’en crois, Lehobereau n’a jamais lu un livre, encore moins un roman noir. Dans ce cas, d’où est sortie cette littérature nauséabonde trouvée par Léger à son domicile ? La réponse à cette question ne peut être que celle-ci : quelqu’un d’autre les a mis là pour le faire accuser. Quelqu’un, donc, qui savait que Léger allait l’accuser…

 

Mais ma journée d’enquêteur n’était pas terminée car la sonnerie du téléphone a interrompu ma réflexion. Je réponds et j’entends la voix désormais roucoulante de Maître Le Meur. Allons bon ! Que me veut-elle, celle-là ?

 

– Bonsoir, cher ami, me dit-elle tendrement, comment vous sentez-vous ce soir ? Mieux ? Je l’espère. J’ai besoin de m’entretenir avec vous. Vous avez sans doute appris ce qui s’est passé au cimetière de Pannay ce matin ? Je n’y étais pas, mais le commandant Léger m’a appelée avant de repartir pour la BAC de Poitiers, mission terminée. C’était pour me tenir au courant. Je crois bien qu’il a un petit penchant pour moi, celui-là. Mais enfin, il tenait à me faire savoir que mon cher client, vous-même, étiez mis désormais hors de cause. C’est une excellente nouvelle ! Et je tenais à la partager avec vous au plus vite. Félicitations, mon cher !

– Merci, Maître.

– Je vous en prie, appelez-moi Corinne, nous sommes amis ! 

– Eh bien je vous remercie… Je dois dire que cela me rassure, je me sens un homme libre, sauf sur le plan médical, évidemment, mais on me dit que je me rétablis rapidement.

– C’est que vous êtes une bonne nature !

– Euh… oui, peut-être. Dites-moi, il y a un détail qui me travaille, dans cette histoire : c’est bien vous avez mis Léger au courant à propos des dires de Madame Bernaudeau au sujet des curieuses déambulations de la future victime ?

– De Madame Ber…naudeau ? Ah oui ! Oui, c’est bien moi, vous pensez bien que j’avais hâte de déposer cet éléments au bureau des enquêteurs. Cela pouvait orienter leur  questionnement.

Tu parles, je me dis, tu voulais surtout te faire bien voir du commandant, d’autant qu’à ce moment-là tu me détestais ! Toutefois, je lui réponds poliment sans rien lui révéler de plus :  

– Tout à fait. Mais je ne sais pas s’ils ont suivi cette piste.

– Moi non plus, à vrai dire. Eh bien je vais vous quitter, cher ami. J’espère avoir le plaisir de vous voir libre de nouveau. Quand vous sortirez de hôpital ?

– Bien entendu. À bientôt.

Je dois avouer que comme hypocrite je me pose là ! Mais sait-on jamais, cette enjôleuse pourra peut-être me faire connaître des éléments qu’elle aurait grappillés chez Léger ? Ceci dit, je me suis bien défendu, je trouve, je ne lui ai rien lâché, ni au sujet de mes doutes concernant Lehobereau, ni de l’histoire de la mission dont Noémi se croyait investie. Qui sait ce qu’elle en aurait fait ?

 

Mais assez : je penserai à tout cela plus tard, le moment doit rester consacré au souci que j’ai porté toute la journée, en retrait de ces affaires de police : la famille de Noémi. Je comprends qu’il n’est pas séant pour moi de les appeler compte tenu de la teneur de nos derniers entretiens, mais il me reste la prière et je vais m’y consacrer. Non sans y ajouter ce pauvre Lehobereau, coupable ou non… Surtout coupable.

 

Ceci fait je me couche et tombe dans le sommeil à la façon d’un plomb dans l’eau.

 

 –oOo–

 

23

L’assassin    

 

Ce jeudi commence par une visite du médecin plus fouillée que d’habitude, à la suite de quoi il m’annonce que tout va bien, qu’il n’a plus besoin de m’avoir à sa disposition et que le mieux que j’aie à faire, c’est de rentrer chez moi le plus tôt possible, qu’il a besoin du lit. « Vous sortez cet après-midi, mon vieux », me dit-il avec cette fausse sévérité qui le rend si sympa. Puis il ajoute : « Seulement, il va falloir vous faire aider, pas question de forcer quoi qu’il arrive, je n’ai pas envie de vous retrouver avant, disons, une quinzaine de jours. Et d’ici là vous êtes en arrêt de maladie, je vous le rappelle. Pas d’excès de zèle, hein ! Tenez, vous devriez vous installer ailleurs que dans votre presbytère, trouvez-vous une bonne poire qui vous héberge, vous devez avoir ça dans votre carnet d’adresse ! » Là-dessus, il s’en va en rigolant.

Bon. Eh bien c’est plutôt une bonne nouvelle… Oui…? Alors pourquoi ça ne me réjouit pas autant que j’aurais cru ? Eh bien oui, je vois bien pourquoi. Sortir de l’hôpital, parfait, pouvoir bouger, circuler, d’accord, mais quitter aussi le presbytère, ça ne m’arrange pas. C’est qu’à l’hôpital, malgré mon immobilisation, je restais au centre de l’affaire, et en un sens j’étais autonome. Ç’aurait aussi été le cas au presbytère, avec en plus la possibilité de recevoir ou de visiter les gens sans aucun contrôle. Tandis que m’incruster chez quelqu’un… Non, à première vue cela ne me paraît pas possible. Il va falloir que je réfléchisse à la question. Pour le moment, en tout cas, je vais rentrer au presbytère le plus discrètement possible.

 

La matinée se passe tranquillement en soins et conseils divers, nombreuses recommandations, démarches, ramassage de mes affaires, visites aux malades voisins, salutations, etc. Personne ne m’appelle, comme si les gens savaient que j’étais occupé à autre chose qu’à discuter paroisse ou assassinats avec eux.

 

Et me voilà enfin de retour à la maison. Je me réinstalle, je me pose un moment pour dépouiller mon courrier personnel, d’ailleurs sans intérêt (le courrier professionnel a été traité par Josette, la présidente, ou par mon collègue Jonathan). Je laisse un message à mes enfants et je passe un coup de fil à l’ami Pascal, dit Gros-Gibus, charcutier et traiteur, pour qu’il me livre de quoi me nourrir jusqu’à demain, il ne dira à personne que je suis rentré. Après son divorce, j’ai témoigné pour lui afin qu’il bénéficie de la garde partagée de ses enfants : depuis, entre nous c’est à la vie à la mort !

 

Ceci fait, je m’installe avec satisfaction dans mon fauteuil, un verre de blanc sec à la main, et je me replonge dans l’affaire du facteur accusé de meurtre.

Je repasse tout ce que je sais de cette histoire. Elle commence au moment ou la petite Noémi se met à accomplir ″une mission secrète″, ce qui va la mener à la mort. Elle se termine pour le moment quand quelqu’un place une collection de romans noirs chez le facteur. Quelqu’un qui sait que ce dernier sera arrêté incessamment…

Et je me dis : qui sait cela sinon celui-là même qui va arrêter le facteur ? Et qui a l’autorité suffisante pour entraîner une gamine dans une sombre histoire de mission secrète ? Quelqu’un en qui une petite campagnarde aura toute confiance.

Et encore : qui sait que la vieille Germaine raconte des choses gênantes pour le meurtrier ? Trois personnes : Maître Le Meur, le commandant Léger et moi. Du coup on tente de me tuer et on tue Germaine. Qui, Le Meur ou Léger ! Lequel des deux est susceptible de viol suivi de meurtre d’une adolescente ? La réponse est claire.

Il me reste juste à savoir si Léger dispose d’une grosse voiture de couleur sombre. Ça reste à vérifier mais ça ne fait aucun doute pour moi.

Enfin, qui éloigne le sergent Si-Mohamed, ma copine Nour ? Le même. Et là, une question s’impose à moi : avant de l’éloigner, Léger l’a-t-il informée du récit de la vielle Germaine concernant les déambulations de Noémi ? Je parie que non. D’ailleurs, je vais appeler la jeune femme pour m’en assurer.

Voilà donc tout ce que je sais, et voilà où cela me mène : je sais qui est l’assassin.

Et là, je me rends compte de la difficulté devant laquelle je me trouve : l’assassin, c’est l’enquêteur, celui qui a toutes les cartes en main…

Et il me vient alors à l’idée qu’il peut se douter que je sais, et que je suis seul à savoir. Autrement dit, dès qu’il apprendra que je suis sorti, je dois m’attendre à sa visite… armée.

Ouais, je vois que ce n’est pas seulement pour mon  bienêtre qu’il me faut quitter ce presbytère sans tarder… 

 

Là-dessus, Pascal se pointe et m’amène de quoi tenir un siège pendant une semaine ! Comme j’ai une petite faim, malgré tout, je m’octroie un bon casse-croûte. Puis j’attends avec impatience le moment où Nour doit être libérée de son boulot et je l’appelle sur Skype. Elle répond aussitôt, et sans attendre, dès après le « Bonsoir, comment ça va ? », je lui pose cette question : « Dites-moi, c’est important, avant de vous envoyer à Paris, Léger vous a-t-il parlé des dires de Madame Bernaudeau concernant les bizarreries de la petite Noémi ? » Elle me répond que non, bien sûr, au sujet de la pauvre Germaine elle n’a appris que sa mort suspecte, et cela par le journal. Cette réponse finit de me convaincre. Si Léger a éloigné la sergente, c’est uniquement pour qu’elle ne conçoive aucun doute sur sa façon de mener l’enquête.

Sûr de cela, je décide de mettre Nour au courant de toute l’affaire, depuis les déambulations de Noémi jusqu’à l’arrestation du facteur. Et bien sûr, je lui livre les conclusions que j’en ai tirées.

Elle m’a écouté en silence jusqu’au bout. Quand j’ai terminé, elle dit juste « D’aaacord ! » puis elle reste un moment silencieuse. Elle est toujours aussi jolie. Enfin, elle ajoute : « Ce que vous me dites ne me surprend pas, je suis arrivée à la même conclusion. Voyez-vous, je recherchais un tueur en série et je l’ai trouvé. C’est Léger. Les viols suivis d’assassinat dont je vous parlais, présentant les mêmes caractéristiques, ont été commis au cours des temps dans les régions et dans les périodes où il était en fonction. Le seul dans ce cas. »

Elle ajoute : « Tu es en danger, il faut te cacher. »  

   

  –oOo–

 

24

Nadjat

 

Vendredi matin, je me réveille dans une chambre inconnue. C’est manifestement celle d’un jeune, peut-être d’un étudiant ? Qu’est-ce que je fais là ? Puis je me souviens. Je suis dans un appartement, dans une petite cité HLM des confins de Pelle, la ville voisine, à côté d’une supérette. Et tout me revient.

 

Hier soir, sur Skype, Nour me conseillait de me cacher, de préférence dans un endroit difficile à imaginer pour l’assassin. C’est-à-dire pour le commandant Léger ! Cela fait, me disait-elle, nous pourrions aviser, concevoir un plan destiné à faire éclater la vérité. J’étais d’accord mais n’avais aucune idée qui soit praticable. Elle si, après réflexion.

 

Sa mère. Je n’avais qu’à me planquer chez sa mère, Nadjat. La chambre d’Oussama était vide, il était en stage dans l’Hérault pour un mois. Qui pourrait imaginer que le pasteur de Pannay se cache dans un trois-pièces HLM de Pelle, chez une veuve musulmane ? 

J’y ai réfléchi, j’y voyais quelques inconvénients. D’abord, dans une cité de cette nature, tout se sait, et même brun comme je suis, je passerais difficilement pour un Maghrébin. De plus, je serais coincé, tellement caché que je ne pourrais pas circuler…

Nour écoutait, elle semblait embarrassée, puis un sourire bizarrement mutin est apparu sur son visage et elle m’a regardé. Une sorte d’inspection. Enfin elle a eu un petit rire : « Le seul Français de souche que ma mère pourrait héberger, c’est mon fiancé, venu me rendre visite depuis Paris. J’ai terminé mon boulot ici, je rentre dimanche. Tu ferais très bien l’affaire ! Et ce serait d’une correction indéniable, nous serions toi et moi sous le regard bienveillant, oui, mais sourcilleux, de toute la communauté. Barak Allah fina !

Je suis resté longtemps silencieux, avec sur le visage ce qu’elle a appelé plus tard « un drôle d’air drôle. » Elle a éclaté de rire. Je dois dire que j’étais à la fois gêné, content, interrogateur et finalement confus. J’ai dit « Bon… Pourquoi pas ? » Elle a rit à nouveau. Mais ce rire-là, qu’est-ce qu’il voulait dire ?

 

Je n’ai pas eu le temps d’y penser car elle a enchaîné avec toute sorte de questions pratiques dont la plus difficile consistait à me trouver une autre voiture que celle que tout Pannay au moins me connaissait. Sur le moment elle n’a pas trouvé et moi non plus. Mais au fond, caché comme cela, nul besoin de voiture.

En revanche, elle m’a organisé tout un système pour que Léger ne puisse pas trouver mon téléphone. J’allais y passer des heures car je devais copier sur mon ordi portable toutes les données de mon téléphone et jeter finalement celui-ci au fond du puits communal. Plus tard, sa mère irait m’acheter un téléphone à carte.

Après quoi elle m’a laissé et a appelé sa mère à qui elle a tout expliqué et qui a accepté de m’héberger. Puis elle m’a rappelé : « Elle est très contente, cette histoire la passionne, mais elle a bien compris qu’elle ne devait pas sortir de son rôle et qu’il lui fallait en dire le moins possible. Ensuite elle m’a demandé (petit rire) si tu es joli garçon… C’est une bonne nature, ma mère. Ne t’inquiète pas, elle t’attendra quelle que soit l’heure de ton arrivée. »

 

Après avoir tout réglé, je suis donc parti avec ma voiture, que j’ai laissée sur le parking du lycée de Pelle. Puis j’ai rejoint à pied la cité de Nadjat, puisque Nadjat il y avait. Nous ne nous étions évidemment jamais rencontrés.

Je trouve la cité, la bonne maison, je monte au premier étage, je vois, simplement inscrit sur une porte : « Si-Mohamed », et je sonne.

La porte s’ouvre aussitôt et une main me tire à l’intérieur. C’est celle d’une petite dame rondelette habillée exactement comme Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un soldat tué par Mérah. C’est Nadjat, et elle est tout en rire et en paroles d’accueil en refermant la porte. Elle me traîne jusqu’au salon, où s’aligne tout un long divan longeant un mur et elle m’assoit dessus, devant une grande table basse où attend le service du thé à la menthe et un plat couvert de pâtisserie au miel. Le plateau de la table est tout en marqueterie incrustée de phrases dorées en arabe.

Nadjat a disparu en me disant « Repose-toi, mon fils ! », ce qui n’est pas sans m’inquiéter. J’apprendrai plus tard que c’est sa façon de s’adresser à tous les hommes plus jeunes qu’elle. Pour les femmes elle dit « ma fille », bien sûr. Car Nadjat est une mère. Point.  

 

Je me suis réveillé tard, mais dès que j’apparais, douche prise, Nadjat me fait la bise et me tire vers la cuisine où m’attend un petit-déjeuner d’ogre. Pendant que je mange, elle me rappelle que je n’ai pas le droit de sortir de la cité et que je m’appelle Marco. Ce que j’ignorais jusqu’alors…

Il ne me reste plus qu’à attendre Nour, deux jours à rester sans rien faire… Pour m’occuper, je n’ai que la conversation de Nadjat, la télé et ma petite bible Segond écornée de partout. Je me plonge dedans pour un petit culte personnel une fois que mon hôtesse est sortie pour faire une course.

Lorsqu’elle revient, elle dépose devant moi un téléphone à carte. Quand je lui demande combien je lui dois, elle me répond qu’elle verra ça avec sa fille, qu’elle ne va pas faire payer un hôte ! Là-dessus, infatigable, elle me dit « Allez, on sort ! » et elle m’entraîne dans la cité, c’est jour de marché, c’est moi qui porterai le panier. À moi de devenir Marco, je suis le fiancé de Nour, comme Nadjat ne va pas manquer de le faire savoir.

 

Deux jours se passent ainsi, ponctués de coups de téléphone avec Nour. Puis c’est dimanche, elle arrive en fin d’après-midi. La rencontre, devant sa mère toute réjouie, est un peu délicate, nous sommes tous les deux gênés, mais Nour me demande en souriant comment j’ai supporté sa mère et je lui réponds : « Oh très bien, elle est tellement gentille. Elle m’a juste demandé comment je pouvais croire que Dieu ait fait un fils, et avec qui d’après moi ? » et nous éclatons de rire, laissant Nadjat quelque peu étonnée.

Après le souper, Elle nous abandonne le séjour, mais au moment de nous quitter, elle nous recommande en souriant de rester sages… Gêne de notre part !

Mais nous nous mettons au boulot, nous allons enfin pouvoir concevoir un plan destiné à confondre Léger. Et pour commencer, Nour achève de me mettre au courant de ce qu’elle a appris depuis vendredi.

 

* Que Dieu nous bénisse !

 

  –oOo–

 

25

Disparu

 

Hier soir, Nour et moi avions passé notre temps à ourdir un plan destiné à confondre Léger. Ce n’était pas une tâche facile car les preuves dont nous disposions restaient basées sur le raisonnement plus que sur des preuves matérielles. Ce lundi matin, Nour avait repris son service à la gendarmerie. Je l’attendais pour reprendre ce travail avec elle.

 

Mais tout a été remis en question lorsque Nadjat, la mère de Nour, est rentrée tôt des courses le journal à la main.

Elle était essoufflée, comme si elle avait couru pour me l’amener, et à peine entrée, elle l’a jeté au milieu de la table devant laquelle je buvais un café. En première page, on y voyait une photo du presbytère protestant de Pannay surmontée de ce titre : « Le pasteur a disparu ! », et en sous-titre : « Une absence qui pourrait tout remettre en question ? ». En bas à droite, une photo de moi.

Pour les photos, la quotidien avait fait ce qu’il avait pu, le presbytère ne présentait pas grand intérêt et ma photo, tirée sans doute d’un ancien article de presse, était assez floue pour que l’on ne me reconnaisse pas en me croisant dans la rue.

En revanche, les deux articles, l’un en page deux, l’autre à la page locale, étaient documentés et percutants. En résumé, on y laissait entendre que je m’étais sans doute enfui… Ce qui, évidemment, me désignait comme auteur possible du viol et des assassinats.

 

Le récit des faits ne manquait pas de précision : le jeudi, j’étais sorti de l’hôpital dans l’après-midi et étais rentré tranquillement chez moi. J’étais d’ailleurs toujours en arrêt de maladie. Je m’étais fait livrer assez de nourriture pour plusieurs jours, nourriture dont je n’avais consommé que peu de chose avant de disparaître.

C’est la présidente de la paroisse, Madame Colombier Josette, qui avait découvert ma disparition en venant me voir le dimanche matin après avoir essayé de me téléphoner sans succès le vendredi et le samedi et laissé plusieurs messages restés sans réponse. En arrivant, elle avait été surprise de trouver la porte d’entrée non verrouillée, était entrée et avait pu constater les indices d’un départ précipité puisque divers objets ou papiers avaient été laissé ici ou là en désordre. Elle avait donc appelé la gendarmerie.

Sous la conduite de la sergente Si-Mohamed, les gendarmes avaient constaté les faits et perquisitionné la maison sous l’œil de la présidente. Celle-ci leur avait alors fait remarquer l’absence de l’ordinateur portable du pasteur. Il semblait de même que quelques éléments de toilette manquaient ainsi que quelques pièces de vêtement.

Les signes d’un départ précipité, probablement dans la nuit du jeudi au vendredi, semblaient évidents, mais les gendarmes n’avaient émis aucune conclusion. Il fallait attendre les résultats de l’enquête.

Après cela, s’étendaient à longueur de colonne toute une série de supputations dont il ressortait qu’il s’agissait, soit d’un enlèvement, soit d’une fuite. Mais on voyait bien que la thèse de la fuite l’empotait. Il faut dire qu’elle présente l’avantage de faire mousser l’aspect scandaleux de l’histoire…

 

De tout cela, maintenant, deux éléments me paraissent à retenir. Le premier est l’intérêt que présente pour moi le fait que Nour soit chargée de l’enquête. Le second est moins réconfortant, car avant de partir de chez moi dans la nuit de jeudi à vendredi, j’avais tout rangé dans la maison, et j’avais verrouillé la porte d’entrée… Ce qui laisse entendre que quelqu’un est passé, qui n’avait certainement pas d’excellentes intentions.

Léger, donc, est à ma recherche, me dis-je. Il n’est pas venu pour boire un verre, il veut me tuer. 

Je me lève du divan et, le journal à la main, je me dirige vers la glace qui orne un pan de mur du séjour. Je me regarde et compare mon image à la photo censée me représenter : non, je crois que je ne risque pas que l’on me reconnaisse grâce à cette grisaille de papier journal. Je dois donc éviter de croiser des gens qui me connaissent, et m’astreindre à demeurer dans cette petite cité des confins de la ville, dans les collines. Au fond, sur le terrain de ma sécurité, rien n’a changé.

 

C’est ce que Nour me confirme en passant à la maison en coup de vent vers treize heures. Elle est déjà à même de préciser que Léger n’a laissé aucune empreinte ni aucun indice de son passage, hormis le léger désordre et la serrure en position d’ouverture. Ces deux éléments le laissent penser, il a voulu que je sache qu’il était passé. Il tient à ce que j’enregistre mon statut de gibier.

Ce n’est pas mal vu de sa part. Je ne suis pas, il s’en doute, habitué à ce genre de situation, je n’ai rien d’un guerrier. Je n’ai jamais tenu une arme, ni fait de sport de combat. Je n’ai pour moi que nos deux têtes, à Nour et à moi, et son arme de service, dont je ne sais si elle l’a seulement utilisée un jour…

Donc deux têtes ? Ce serait peut-être suffisant si nous avions affaire à un type normal, mais Léger est bien au-dessus de ce niveau. Tout son comportement démontre ses qualités de réflexion, d’anticipation et de rapidité. Je parie ma pipe (que j’ai oubliée à Pannay) qu’il est aussi un tireur hors pair.

Je suis mal, me dis-je, et je marine assez longtemps dans cet état. Puis je commence à trouver cela un peu trop débilitant. Cette façon de baisser les bras m’agace, tout à coup. Je me dis que bon, il vaut la guerre ? C’est ça ? Il l’aura ! Et nous verrons bien qui la gagnera. Pourquoi pas nous ? On va te le coincer, le superman ! Il finira en tôle ! Quelque chose, en moi, se réveille que je ne me connaissais pas, le plaisir du combat. Voilà ce qu’il m’aura appris de moi, Léger.

 

Ce lundi en fin de journée, j’en suis là, plongé dans cet état guerrier, quand Nour rentre enfin de la gendarmerie. Elle semble crevée, mais tranquille. En me voyant, elle me fait un sourire paisible et elle file dans sa chambre puis à la douche. Je n’ai eu qu’à la voir pour comprendre que j’ai là, avec moi et pour moi, une alliée sûre. Elle donne cette impression, Nour, elle donne confiance.

Du coup, quand elle revient vêtue d’un simple jogging, je me retiens de lui faire part de mes nouveaux instincts combatifs. Je préfère éviter le ridicule.

Elle s’assoit à côté de moi et elle me dit : « Eh bien voilà, on va se mettre maintenant à chasser le chasseur, non ? » Et de nouveau, elle me sourit… Alors je n’y tiens plus et je l’enlace. Elle me regarde un moment avec sérieux, puis elle pose sa bouche sur la mienne. Je passe sur la suite.   

 

–oOo–

 

26

Un piège ?

 

Au petit déjeuner, en ce mardi matin, nous sommes attablés paisiblement, Nour et moi, devant nos bols de thé. Maman Nadjat est debout devant l’évier, sur lequel elle s’appuie nonchalamment, une cigarette à la main. Elle ne dit rien, elle nous regarde. Nour lui tourne le dos mais moi je suis dans son aire de vision. Je fais semblant de ne rien voir de son petit sourire ironique… Tendrement ironique.

 

Mais il me vient très vite des pensées moins paisibles. Il y a maintenant deux semaines, je découvrais dans la sacristie du temple le corps profané de Noémi. Aujourd’hui où en sommes-nous ? Un homme a été arrêté, et selon les preuves assemblées il a tout contre lui. Le coupable a été démasqué et justice sera rendue…

Voilà qui est beau comme l’antique… mais nous savons que c’est faux et que le criminel véritable n’est autre que le commandant Léger, chargé de l’enquête. Un homme qui, aux yeux de sa hiérarchie, est un officier de gendarmerie modèle et un enquêteur hors pair. Pas facile, de renverser cette image !

Que faire alors pour qu’éclate la vérité ? Qui nous croira ? Certes, nous avons rassemblé, Nour et moi, quelques indices sérieux qui vont dans le sens de la culpabilité du militaire, mais nous sommes coincés, nous ne disposons d’aucune issue :

Nour n’a pas le droit d’enquêter sur un collègue sans l’accord de sa hiérarchie. D’ailleurs, elle a déjà franchi la ligne en commençant à le faire de sa propre initiative. Quant à moi, il y a fort à parier que je me ferai descendre d’une manière ou d’une autre dès que je sortirai de ma cachette…

 

Il nous faut un plan. 

J’en ai un, mais je suis certain que Nour, qui vient de sortir pour rejoindre son poste, ne l’acceptera jamais.

J’y ai pensé tôt ce matin. Je m’étais levé et avais rejoint ma chambre et mon lit sans réveiller la belle. Je ne tenais pas à ce que Nadjat me voie sortir en caleçon de la chambre de sa fille ! Allongé sur le dos, les mains croisées derrière la tête, j’ai soupesé l’ensemble des possibilités qui nous étaient ouvertes pour me rendre compte qu’aucune, sauf une, ne pouvait fonctionner. Il y avait donc une voie à suivre. Évidemment c’était risqué, même très risqué, mais c’était faisable.

Étais-je prêt à prendre le risque ? me suis-je demandé. J’avoue que j’ai hésité à me répondre « oui ». Je ne suis pas un héros, je n’ai rien d’un guerrier sûr de ses aptitudes à braver le danger, à surmonter sa peur et à saisir sa chance. Je crains la mort comme tout un chacun. La foi n’a jamais empêché de la redouter. Après tout, elle est l’ennemie de Dieu !

Bon, finalement je me le suis dit, ce « oui ». Oui je le ferai. À moi désormais de convaincre mon amoureuse, sans laquelle rien ne sera possible.

 

Je me suis mis alors à envisager les diverses possibilités dont Léger peut disposer pour me contrer, lui qui cherche à me tuer. De même, j’ai passé en revue les atouts dont nous bénéficions en retour.

Le plus important est celui-ci : Léger ignore que sa subordonnée à la gendarmerie de Pelle est devenue son ennemie et cherche à le confondre. Il y a aussi le fait qu’à mon avis, il ne peut pas organiser un nouveau meurtre, le mien, sans mettre à mal sa théorie de la culpabilité du facteur. Celui-ci est en prison, il ne saurait être suspecté d’un crime de sang commis à l’extérieur.

 

Enfin, c’est ainsi que j’ai ruminé toute la journée jusqu’au retour de Nour en fin d’après-midi. À ce moment-là, Nadjat avait trouvé nécessaire d’aller voir une voisine. J’imaginais sans peine le sujet de leur entretien… mais c’était bien vu, la brave femme tenait à nous laisser seuls, sa fille et moi.

 

Sans doute imaginait-elle des effusions du type torride, mais en fait, nous nous sommes mis à cogiter. C’est là que j’ai exposé mon plan à Nour, qui s’est immédiatement dressée contre mon idée.

– Tu veux t’exposer pour que Léger tente de te tuer ! Ah, en voilà une bonne idée ! Comme ça je n’aurai qu’à le prendre sur le fait, c’est ça ? Génial ! Je lui dirai gentiment : « C’est pas sympa, ce que vous faites, bonhomme, rendez-vous et présentez vos poignets que je vous mette les bracelets ! » Hein, c’est ça ? Gros malin, va ! Mais il te descendra avant que je lui tombe dessus, et à ce moment-là il me descendra moi aussi. Et nous voilà disparus tous les deux. Tiens ! Une idée : il cache nos corps et il fait courir le bruit que nous nous sommes enfuis ensemble, tourmentés par une folie amoureuse. Pourquoi pas ? Nous aurions braqué d’abord une banque, une chose qu’il peut parfaitement réussir et nous mettre sur le dos…

– Nour ! (je l’interromps) Tu ne crois pas que tu exagères, là ? Tu inventes. Tu fabules. D’accord, tu ne manques pas d’imagination, mais je préférerais que tu reviennes sur terre et que tu la mettes au service de mon idée. Parce que tu vois…

Inutile, je l’ai vexée, bouleversée, et elle s’est sauvée dans sa chambre. 

 

J’apprends là que quand Nour boude, ça peut durer longtemps.

Donc, j’attends. Une ou deux tentatives m’ont démontré qu’il est inutile de tenter de la persuader d’ouvrir sa porte.

J’explique rapidement à Nadjat, de retour, que sa fille me fait la tête, elle rigole et me souhaite bonne nuit en me disant « Tu n’as plus qu’à attendre, mon fils ! »

Bon. Alors en attendant, je casse une croûte et je descends une bière.

Et j’attends.

C’est aux approches de deux heures que j’ose m’introduire dans sa chambre et la rejoindre à côté de son lit. Elle ne dort pas, elle me regarde sans rien dire.

Puis elle tend les bras et elle m’attire à elle.

 

Le lendemain matin, mercredi, nous ne sommes pas très allants… Je me dis que mon plan a du plomb dans l’aile quand elle me regarde et me souffle (Nadjat circule dans les environs) :

– J’ai réfléchi pendant que tu dormais. D’ailleurs je te signale que tu as ronflé.

– C’est la bière et les clopes d’hier soir…

– Chut, écoute, ce n’est pas la question ! J’ai réfléchi et je crois que j’ai trouvé un moyen de réaliser ton plan sans trop de danger. Descends vers midi-une heure au parc de derrière, je te rejoindrai et on grignotera quelque chose tout en discutant. Après tout, y a pas de mal à ça, on est fiancés, non ?

Elle me fait une bise et elle se sauve.

Je dois dire que j’ai du mal à comprendre les femmes.

 

–oOo–

 

27

Chamaillerie

 

Pour coincer le commandant Léger, le plan de Nour était parfait mais il demandait néanmoins que soient réalisées un certain nombre de conditions.

Il nous fallait par exemple un lieu qui réponde à des nécessités précises, une température nocturne assez basse, du matériel de diverse nature et donc un peu d’argent, la collaboration ponctuelle d’une personne compétente en un certain domaine, etc.

De plus, nous devions veiller à exécuter le programme avec une grande discrétion, du silence, de l’attention, de la précision, etc.

Cela mis au point, nous nous sommes appliqués à le mettre en œuvre. Rien ne nous pressait, la météo n’était pas encore adaptée à nos besoins.

En préparant cela, j’avais en tête, et dans le cœur, tous ces gens, toutes ces familles qui avaient cruellement souffert des actes du commandant, et en particulier ma petite Noémi et les siens. Il fallait que ce type-là soit mis hors de possibilité de nuire. Je vivais cela dans la prière, afin d’être délivré de la tentation de la haine.

 

Un autre souci, plus personnel, me venait aussi à l’esprit. Car pendant tout ce temps de préparation, Nour et moi faisions beaucoup l’amour.

Je me demandais alors comment mes paroissiens réagiraient en apprenant que leur pasteur occupait sa convalescence à forniquer avec une femme musulmane…

D’où la question : quel type d’engagement se tenait-il entre nous deux ? Y avait-il un avenir à notre bienheureuse entente, si totale et si joyeuse ?

J’essayais d’entrevoir diverses possibilités. Bien sûr, il était possible que, l’affaire terminée, nous nous éloignions insensiblement l’un de l’autre puis que nous nous quittions. Je n’y tenais vraiment pas !

Nous pouvions aussi envisager une relation plus durable mais discrète, à l’écart de nos milieux de vie respectifs. Il serait bien sûr acté, à la longue, que le pasteur entretiendrait une liaison avec une fonctionnaire de police, et, réciproquement, que la gendarme verrait régulièrement un pasteur protestant pour autre chose que la religion, ou encore que la fille de Nadjat Si-Mohamed se fourvoierait avec un chrétien gaulois. On respecterait plus ou moins cela sans l’approuver.

Cela ne me plaisait pas plus. Non seulement pour moi, mais en pensant à Nour, à cette jeune femme qui aspirerait, me disais-je, à fonder une famille et à enfanter. 

Un soir, je n’ai pas pu m’empêcher de lui en parler. Je savais que je pouvais lui donner l’impression de la forcer à s’engager, mais j’avais tellement envie d’une réponse…

Tellement, que je me suis rendu compte qu’en lui posant ma question, je découvrais en même temps que moi, oui, j’y avais répondu. Je voulais l’épouser, ma merveille !

 

En fin de soirée, nous sommes assis sur le divan, elle est dans mes bras, la tête sur mon épaule, nous semblons rêver… et je lui dis :

– Tu vois quoi, toi, comme avenir ? 

– Moi ? Eh bien je vais rester dans la gendarmerie, pourquoi ? 

– Euh… je ne pensais pas vraiment à ça. Je pensais à nous deux, tu vois…

– Ah d’accord. Là je tombe des nues… C’est donc ça ? Depuis quelque temps je te trouvais soucieux, tu as peur que je te quitte ?

– Mais non, je voulais juste savoir…

– Ce que je pense… de quoi ? Dis clairement, ce que tu veux dire : tu veux savoir ce que nous allons faire après tout ça ?

– Euh… oui. Comment nous allons continuer à nous voir. Parce que je ne vais pas rester chez maman Nadjat toute ma vie. Et toi, tu ne vas pas…

– Moi je ne vais pas quoi ? (ton aigu) Laisse-moi parler de moi moi-même !

Bon, c’était mal parti. Elle s’était redressée, s’était éloignée de moi et me regardait d’un air peu amène. Qu’est-ce que j’avais dit pour la froisser ainsi ?

– Si tu es en train de me dire qu’après tout ça, ça sera fini entre nous, que tu retourneras dans ton église et moi dans ma gendarmerie, dis-le clairement !

Bien que ce soit dangereux, j’ai eu envie de la faire marcher :

– Ben et toi ? Tu vois ça comment ?

Elle ne marche pas dans mon petit piège, elle pleure. Doucement, en me regardant. Les larmes roulent sur son visage mais elle ne bouge pas. Elle me regarde simplement en pleurant.

Mon Dieu que je suis con !

Je veux la prendre dans mes bras mais elle se recule et continue à me regarder. Alors je lâche tout :

– Écoute-moi, Nour, mon amour, je voulais simplement te demander si tu accepterais de m’épouser !

Elle ne me répond pas, elle se lève, trouve un mouchoir, se sèche le visage, se regarde dans un des miroirs qui décorent le mur d’en face. Et tourne finalement les yeux vers la fenêtre, le regard impénétrable.

Nour, ce n’est pas une midinette, à sa manière c’est une guerrière, on ne la fait pas pleurer sans en payer le prix.  

Et ça dure longtemps. Nous sommes là tous les deux, immobiles, chacun sur ses gardes. Ça dure tellement longtemps que je finis par comprendre que rien de plus ne se passera et que je me dirige vers la porte du couloir.

C’est alors qu’elle se tourne vivement vers moi et me crie : « Attends ! » En un autre moment je me dirais qu’elle me prend pour son chien, mais là, non. J’attends. Je me dis que je vais me faire engueuler sévère !

« Tu veux bien me regarder ? » elle me dit doucement. Elle attend que je me tourne vers elle, et de loin, elle me demande : « Tu as si peu confiance en toi ? Et en moi ? Tu croyais quoi ? Que je baisais avec toi le temps d’une saison ? Bien sûr que je t’épouse, je suis une femme digne, j’ai mon honneur, que croyais-tu ? Sinon je ferais quoi ? Tu n’avais pas compris ça ? »

Et là, elle éclate en gros sanglots. Et moi aussi je pleure, grand bêta grisonnant que je suis. Et je vais à elle, et nous pleurons tendrement ensemble… au point de finalement éclater de rire. 

Quelques temps plus tard, nous sommes tous les deux à nouveau assis sur le divan, dans les bras l’un de l’autre.

Sans oser la regarder, je lui dis : « Nour, m’épouser, c’est bien ton vœu ? Ne te fâches pas, attends la fin. » Elle est un peu surprise, vu tout ce qui s’est dit auparavant, mais elle se tourne vers moi et dit : « Oui, c’est mon vœu, pour toujours. » Je la regarde en souriant : « Pour moi aussi, c’est mon vœu pour toujours. »

Suivent quelques effusions sur lesquelles je passe.

Puis je lui dis : « J’ai posé cette question, et nous avons répondu « Oui » tous les deux. Alors pour moi, nous sommes mariés. C’est fait. Le reste sera réglé plus tard : la mairie, la mosquée, le temple, s’il y a, ce sont des conséquences. Je tenais à te le dire : pour moi il n’y a pas d’autre condition. Elle me regarde et elle dit : « Ça me plaît bien. » 

 

–oOo–

 

28

La prise

 

Ce jour-là, nous n’avions pas choisi cette date par hasard, il faisait frisquet. C’est Yann Le Cam, le rouquin, le plus jeune des gendarmes de Pelle, qui était de service à l’accueil. 

Le téléphone sonne, il est peut-être dix-sept heures, Le Cam décroche, c’est une dame d’un certain âge, semble-t-il, qui s’enquiert d’une oreille disponible car elle a une déclaration à faire. Elle parle avec un fort accent poitevin.

Invitée à s’exprimer librement, elle s’y consacre en éructant : « J’ai vu le pasteur, là, çui qui a disparu, je l’ai vu ! Je sais où il s’est caché ! »

Le Cam n’en croit pas ses oreilles, il demande des précisions :

– Vous êtes sûre ? Vous avez vu M. Duthilleul, le pasteur de Pannay ? Vous êtes sûre que c’était lui ? Vous le connaissiez ?

– Oui je le connais, bien sûr ! J’ai fait le ménage chez lui, au presbytère, il n’y a pas trois mois, Maryse avait pris ses vacances, c’est ma cousine, elle m’a dit « Tiens, je te présente, si tu veux, tu pourras gagner trois sous. » Alors vous pensez bien ! Je l’ai vu tous les jours pendant un mois, M. Duthilleul, il n’y a pas six semaines de ça !

– Bon, alors où est-il, d’après vous ?

– D’après moi, d’après moi ! Sûr et certain que je l’ai vu là ! C’était au bord de l’étang de Saint-Quénard ! Il sortait d’une cabane de pêcheur. Vous voyez où c’est ? Il avait l’air de se réveiller, on aurait dit, il faisait des mouvements des bras. Faut dire qu’il n’était pas sept heures. J’allais au village prendre le pain, j’étais en vélo. Quand je l’ai vu, j’étais encore assez loin, je me suis arrêtée. J’ai bien regardé des fois que j’aie la berlue, mais non. Enfin pour être sûre, j’ai avancé jusqu’à un buisson qui me cachait. J’avais bien compris que s’il se réfugiait là, cet homme, c’est qu’il ne voulait pas se faire voir !

– Vous dites que vous êtes sûre de l’avoir vu près d’une cabane de pêcheur ? Laquelle ? Je connais l’endroit, il y en a plusieurs.

– Ah vous connaissez ? Eh bien c’est celle qui est vers le milieu, au-dessus d’une pente. Cela fait comme une petite euh…

– Une petite dépression ?

– Oui, c’est ça ! Alors vous voyez que je ne dis pas n’importe quoi !

 

Après avoir remercié cette dame et lui avoir demandé de passer à la gendarmerie pour enregistrer et signer sa déclaration, Le Cam s’est tourné, tout excité, vers la sergente et l’a mise au courant. Il montrait une forte envie d’action :

– On y va, sergent ? On n’a qu’à le cueillir tout de suite, après on appelle le commandant !

– Oh que non, Yann ! Si tu lui fais un coup pareil, tu risques d’avoir des ennuis, et moi aussi. Non, tu appelles Poitiers et tu en réfères à l’échelon supérieur. Et ce sera un bon point pour toi, brave pioupiou ! Bref, c’est toi qui as l’info, c’est à toi de prévenir le commandant Léger sur ordre de ta supérieure immédiate, moi-même, occupée, s’il te le demande, à traiter une affaire de vol à la roulette.

Ce que fait incontinent le gendarme stagiaire Le Cam. Comme prévu.

 

Vers dix-neuf heures, le commandant Léger, vêtu en civil d’un imper gris foncé et coiffé d’un chapeau de pluie, gare sa grosse voiture noire dans un chemin, à la sortie du village de Saint-Quénard, et continue à pied jusqu’à l’approche de l’étang. Il quitte alors la route et s’enfonce dans la broussaille jusqu’à trouver un endroit d’où il puisse observer le bord de l’étang. Il fait déjà sombre et Léger tire de sa poche une paire de jumelles de l’armée. Sans être prévue pour la vision de nuit, elle permet d’y voir assez nettement en cas de faible luminosité.

Il vise la cabane du milieu quand, tout à coup, la petite fenêtre de celle-ci fait apparaître une lumière. Il sourit, l’info était bonne, sa cible est bien là. Sa joie redouble lorsqu’il voit un homme sortir de la cabane et se diriger vers le bord de l’eau, dans le renfoncement, une trousse et une serviette à la main.

Quelque temps plus tard, l’homme remonte torse nu vers la cabane et y rentre. Aucun doute, c’est bien le pasteur. « Pas frileux, le gaillard ! », se dit le commandant. « Eh bien mon petit gars, à bientôt, je serai là pour toi cette nuit ! » Là-dessus, il s’en retourne jusqu’à sa voiture et démarre.

 

De l’autre côté de l’étang, Nour, elle aussi dissimulée dans les broussailles et munie d’un même type de jumelles, a suivi de loin le comportement de Léger. Elle rempoche ses jumelles, sort une lampe de son autre poche et adresse à la fameuse cabane trois appels lumineux.

Je sors alors de ma brève retraite et je rejoins ma belle sur la route. Nous sommes contents. Jusque là, tout marche comme sur des roulettes.

 

Vers trois heures, l’écran, jusque là resté grisâtre, s’anime. Nous sommes au presbytère, ma fille Abigaïl et moi, tous volets fermé, installés devant deux écrans. La première caméra, celle d’extérieur, envoie des images vertes – caméra de vision nocturne – dans lesquelles on peut reconnaître un homme de haute stature s’approcher de la cabane et, après un temps d’attente, y pénétrer.

Puis c’est le tour de la caméra d’intérieur. Elle montre ce même homme s’approcher d’un lit de camp sur lequel est étendu une forme humaine.

L’homme, qui n’est autre que le commandant Léger, tire quelque chose de sa poche. Une seringue. Il en dégage l’aiguille, puis, se penchant lentement vers le dormeur, il enfonce prestement l’aiguille à la base du cou de ce dernier.

 

C’est alors que la lumière éclate dans la cabane et que je peux dire au tueur, dans mon micro, qu’il vient de signer la preuve de ses crimes. Mes paroles résonnent dans la cabane, et, dans la lumière crue, Léger, affolé, peut discerner aussi, ici où là, l’emplacement des caméras et du haut-parleur qui l’ont piégé.

« Inutile de vous dire que les films parviendront dès ce matin à vos supérieurs et que vous êtes cuit, mon vieux. Je me ferai un plaisir de témoigner, au nom de la petite Noémi Retailleau, de Gilberte Bernaudeau et même de ce pauvre Julien Lehobereau. Ceci dit, inutile de tenter de sortir, les ouvertures sont barrées. D’ailleurs, les gendarmes sont prévenus, ils arrivent. »

De la cabane, on entend au loin, se rapprochant, la sonnerie de la voiture. Nour, cette fois en tenue, est à bord et Le Cam conduit. Lucas, mon fils, les attend, tout fier d’avoir su enfermer le tueur sans faire de bruit.

  

–oOo–

 

29

La fin d’un criminel

 

Le lendemain, en fin de matinée, à la suite de cette nuit mémorable qui avait vu la mort du commandant Léger, la sergente Nour Si-Mohamed et le gendarme stagiaire Yann Le Cam étaient au rapport devant l’adjudant Yannick Louison-Marie, chef de poste de la gendarmerie de Pelle.

L’adjudant tenait dans sa main leur rapport écrit, récit succinct des événements de la nuit. Il leur demanda de les lui raconter oralement dans le détail.

La sergente expliqua que tout avait commencé par un appel au secours anonyme reçu vers deux heures cinquante. Un homme y annonçait la présence d’un intrus, accompagnée de lumières et de bruits, à l’intérieur d’une cabane de pêcheur de l’étang de Saint-Quénard.

Arrivés sur place, les deux gendarmes découvraient que les ouvertures de ladite cabane étaient barrées de l’extérieur et qu’un homme les interpellait de l’intérieur en leur intimant l’ordre de dégager la porte car il se promettait de sortir armé, et décidé à s’éloigner sans être arrêté. À leur grande surprise, il s’agissait de la voix du commandant Léger, qui semblait hors de lui et capable de se livrer à des excès.

Devant cette situation hors du commun, la sergente ne savait comment se conduire, le forcené se trouvant être son supérieur hiérarchique. Elle se décida à commencer par parlementer. S’ensuivit un dialogue qu’elle tenta de reproduire aussi fidèlement que possible sous le contrôle du seul témoin présent, le gendarme stagiaire Le Cam : 

  

– Commandant, ici la sergente Si-Mohamed. Je ne comprends pas la situation. Vous êtes armé et vous voulez vous enfuir ? Que se passe-t-il ?

– Foutez-moi la paix, Nour, posez vos armes à terre, dégagez cette porte et mettez-vous de côté. Je vais sortir armé et je ne tiens pas à vous descendre. Ensuite, laissez-moi une heure d’avance, c’est tout ce que je vous demande. Ne risquez pas votre peau, c’est un ordre !

– Expliquez-moi d’abord, commandant, je n’y comprends rien, vous vous comportez comme un criminel. Si vous avez fait une grosse bêtise, vous ne vous en tirerez pas en fuyant ! Vous n’avez aucune chance ! Surtout vous !

Suivit un long silence.

La sergente prit alors sa résolution :

– Commandant ? Je vous prie de sortir dès que la porte sera dégagée. Veuillez mettre les mains derrière la tête et sortir, je vais ouvrir. Au moindre mouvement de votre part, je tire.

Au moment ou le gendarme stagiaire Le Cam ôtait les barres qui bloquaient la porte, la sergente entendit le bruit d’un objet métallique tombant à terre, puis une sorte de « han » sortant de la bouche du commandant. Ensuite de quoi, elle l’entendit tomber lui-même à terre.

Suivit à nouveau un long silence.

La sergente se décida alors à ouvrir la porte, l’arme à la main, en position de tir. Elle découvrit le corps du commandant Léger étendu à terre, une seringue plantée dans le cou. Il était mort.

 

Après avoir prévenu l’adjudant et appelé les services compétents, la sergente inspecta les lieux. La pièce était sobrement meublée d’une table, de deux chaises, d’une étagère et d’une couchette placée contre le mur de droite. Elle y découvrit un mannequin couché, tourné vers le mur en position de sommeil, et remarquablement semblable à un homme réel. Il était vêtu de noir, d’un jean et d’un pull à capuche, celle-ci lui cachant la tête. Plus tard, les fonctionnaires de scène de crime devaient découvrir sur lui la trace d’une piqûre à la base du cou. Quelques gouttes d’un liquide inconnu en sortaient.

Elle découvrit aussi assez rapidement deux caméras numériques, l’une encastrée dans le mur au-dessus de la porte d’entrée, l’autre sur le mur faisant face à la couchette du dormeur. Un appareil émetteur sonore se tenait à côté de cette caméra.

Faisant le tour du bâtiment par l’extérieur à la recherche d’autres caméras, elle en trouva une installée dans les branchages d’un des rares bosquets présents sur le terrain. Elle couvrait l’espace situé devant la porte de la cabane.

Elle comprit alors sans aucun doute que le commandant avait été piégé.

 

Ce dernier élément du rapport de la sergente se trouvait abondamment confirmé par les enregistrements vidéo et audio que les gendarmes avaient reçus tôt le matin. Une rapide enquête de voisinage fit comprendre qu’ils avaient été accrochés près de l’entrée par une gamine inconnue circulant à bicyclette.

Les enregistrements vidéo montraient comment le commandant Léger était entré de nuit dans la cabane, une lampe de poche allumée mais à la lumière masquée par un tissu. Il s’était dirigé prudemment vers la couchette et avait planté une seringue dans le cou d’un homme endormi. Après quoi, il semblait avoir été interpellé par une source sonore invisible et se montrait comme frappé de stupeur. Ensuite, il tentait de sortir mais la porte était bloquée.

L’enregistrement audio contenait le message qui avait été adressé au commandant dans la cabane après qu’il eut tenté d’empoisonner le mannequin. La voix était celle du pasteur Duthilleul. 

 

L’adjudant Louison-Marie ne put que féliciter les deux gendarmes, avec une mention spéciale pour le courage et l’excellent jugement démontrés par la sergente Si-Mohamed. « Pour le reste, dit-il en péroraison, l’affaire sera évidemment portée à la discrétion des juges mais tout démontre que Léger était bien le responsable des meurtres de Pannay, et en ce qui le concerne, l’affaire est close. En revanche, le juge d’instruction voudra très certainement convoquer le pasteur Duthilleul. Son comportement me semble avoir contrevenu à plusieurs reprises à la légalité. »  

 

Tout ceci, Nour me le raconta le soir même. Elle ajouta qu’elle avait posé à l’adjudant la question de savoir s’il ne serait pas judicieux de rechercher si d’autres crimes sexuels au modus operandi semblable n’auraient pas été commis dans les régions où avait servi précédemment le commandant Léger. L’adjudant l’avait à nouveau félicitée de cette suggestion et lui avait dit de ne pas se faire de souci à cet égard car il en faisait son affaire. « Tu comprends bien qu’il va présenter la chose comme si elle venait de lui ! » me dit-elle en riant. Puis elle rejoignit sa chambre.

 

Ceci dit, je remerciai Nadjat pour son hospitalité et je me disposai à regagner mon presbytère, où mes enfants m’attendaient. Au moment où je quittais l’appartement, je vis Nour, un sac à la main, me rejoindre en me disant : « Dis donc, tu n’oublierais pas quelqu’un ? »

 

–oOo–

 

30

La question de fond

 

Inutile de dire que le dénouement de cette affaire avait fait les gros titres et rempli des pages dans la presse régionale. On y soulignait la perversité du commandant Léger, la lucidité de l’adjudant Louison-Marie, le courage de la sergente Si-Mohamed, et quelques apparitions de ma part au milieu de tout cela. D’abord soupçonné à tort, puis obligé de me cacher pour sauver ma vie, j’avais été le collaborateur indirect de la gendarmerie dans la prise héroïque et la fin dramatique du criminel. Bien entendu, on taisait la plus grande partie des événements réels, minimisant mon action au maximum pour magnifier celle des gendarmes… desquels provenait l’info.

Cela m’arrangeait. Je ne tenais pas à apparaître comme une sorte de détective privé aux yeux de mes paroissiens. Après tout, j’avais réintégré le presbytère et m’apprêtais à célébrer le culte dominical deux jours plus tard.

Néanmoins, c’est bien ainsi que certains, ou certaines, commençaient à me voir. J’en ai eu la preuve lorsque la présidente du Conseil presbytéral, Josette Colombier, est arrivée, l’air plutôt courroucé.

 

J’étais en train de me préparer à emmener mes enfants à la gare de Saint-Marquant, ils rentraient à Paris. Je les avais félicités une fois de plus pour l’efficacité de leur aide, et nous avions à nouveau beaucoup ri à l’évocation de la prestation téléphonique d’Abi, spécialiste, à l’époque du lycée, de l’imitation des vieilles paysannes poitevines. Mais Josette a interrompu ce bon moment en me foudroyant du regard.

Comme je lui disais que j’étais sur le point de partir, elle me dit qu’elle n’en avait que pour un instant… si toutefois j’étais raisonnable !

J’ai laissé les enfants aller charger la voiture et me suis tourné vers elle :

– Bon, dis-moi.

– Albert ! Le Conseil et moi, nous pensons que tu devrais prendre un congé, le temps que ta situation soit clarifiée.

– Comment ça ? Quelle situation ? Ma situation n’a pas besoin d’être clarifiée, elle est claire, ma situation !

– Alors ça, c’est toi qui le dis ! Tu trouves qu’être poursuivi bientôt par la Justice, c’est une situation pour un pasteur ? Sans compter, parce qu’il faut bien en arriver au fait, hein, sans compter la présence au presbytère d’une jeune femme dont on dit… Enfin, tu vois ce que je veux dire…

– Je vois, mais tu ne devrais pas écouter les on-dit…

– Ah oui ? Des on-dit ? Je l’ai vue, de mes yeux vue, cette personne, pas plus tard qu’hier soir ! Oui, parfaitement ! Je venais te parler de tout ça et quand j’ai vu par la fenêtre, en arrivant, comment vous vous teniez tous les deux, cette personne et toi, j’ai été fixé et j’ai préféré repartir ! C’est vrai ou c’est pas vrai, Albert ? Et devant tes enfants !

– En parlant de mes enfants (j’essayais de garder mon calme), je vais de ce pas les emmener à la gare, on se revoit dimanche, Josette. On parlera de tout ça.

– Oh que non ! Dimanche, tu restes chez toi ! Le conseil te demande de faire un break dès maintenant ! Je suis claire ?

Son ton dépassait la mesure. Et cette décision me laissait complètement sidéré. Si bien que, ne sachant que faire ni que dire, je suis sorti, la laissant sur place, et que j’ai rejoint mes enfants, déjà installés dans la voiture. Je me suis mis au volant et, comme elle était sur le pas de la porte, je lui ai crié, avant de démarrer : « Ma fiancée est dans le bureau, tu peux aller faire sa connaissance, elle s’appelle Nour ! À dimanche ! »

 

À mon retour, j’ai trouvé Roger, son mari, un ami à moi, devant la porte du presbytère. Josette était partie, me dit-il, elle avait été sonnée par mes derniers mots et elle avait préféré s’en aller sans chercher à rencontrer Nour.

Celle-ci est justement apparue à la porte, contente de me voir revenir, et elle a vite compris que le moment était un peu spécial.

Je les ai présentés l’une à l’autre en précisant que Nour et moi devions nous marier sous peu. Il était très embarrassé mais il nous a félicités.

« Tu comprends, Albert, me dit-il après que Nour nous ait laissés seuls, Josette était tellement embarrassée par la décision qu’elle devait te communiquer, qu’elle est arrivée ici comme un paquet de nerfs. Du coup, vous vous êtes engueulés. Faut pas lui en vouloir. En plus, quand elle a compris que cette jeune dame était ta fiancée, elle s’est trouvée très bête. Alors elle est partie. Mais maintenant, elle est coincée, parce que les conseillers ont pris cette décision et que tu n’as pas l’air d’avoir percuté… »

Il était gêné comme tout, le pauvre gars ! Je l’ai rassuré, après tout, je ne lui en voulais pas, à Josette, je sais bien qu’elle est soupe-au-lait mais que c’est la meilleure personne du monde. Je l’ai dit à Roger, ça l’a rassuré. Il a hésité, puis j’ai compris qu’il avait encore quelque chose à me dire qui l’embarrassait. Mais il s’est lancé : « Qu’est-ce que tu vas faire, dimanche ? »

Ah, c’était donc pour me poser cette question que Josette l’avait envoyé en ambassade ! Je l’ai rassuré (j’avais réfléchi en roulant) : « Dis-lui que Nour et moi, nous allons passer le week-end à la mer, ou bien là où elle voudra. » Il a soufflé comme si je lui annonçais la fin de la guerre en Ukraine, et il m’a serré les mains et s’en est allé annoncer la bonne nouvelle à sa femme.

 

Nour a très bien compris ce que signifiait ce week-end en amoureux, elle qui s’attendait à partager son premier culte protestant et à subir les regards plus ou moins chaleureux de l’assistance. Quant à moi, je me rendais compte de ma situation. Allais-je pouvoir, et vouloir, demeurer le pasteur d’une communauté de cette nature ?

Non qu’elle soit particulièrement difficile, cette paroisse. J’y avais été heureux. Certes, il se trouvait que quelques grincheux, et grincheuses, y avaient pris une place un peu trop importante à mon goût, mais c’était passager, cela ne mettait rien en cause qui soit fondamental.

Non, ma question était en réalité liée à cette nouveauté, mon amour pour Nour : comment partager une vie de prière et de service avec une femme qui ne partageait ni notre culture, ni notre histoire, ni notre foi ? Car je ne devais pas me mentir, Si Nour devait habiter le presbytère de Pannay, elle devrait peu ou prou s’agréger à la communauté. Avais-je le droit de lui imposer cela, même si, apparemment, elle s’apprêtait à s’y essayer de toute sa bonne volonté ?

 

–oOo–

 

31

Parti pour de nouvelles aventures

 

Je me suis enfin décidé à vider et trier le dernier carton de notre déménagement d’il y a déjà sept ans, celui sur lequel est marqué « Archives Pannay 2 ». C’est que nous allons bientôt partir à nouveau après sept années passées en Normandie.

Dans l’ensemble, rien de bien intéressant dans ce carton, l’essentiel se trouvait dans le premier, vidé dès notre arrivée ici. Je retrouve cependant, non sans émotion, un classeur comprenant ce tapuscrit : « L’affaire Léger ». Je ne peux m’empêcher de le relire, assis sur le sol poussiéreux du grenier du presbytère. Je dois dire que cela réveille quelques émotions que je pensais évanouies.

 

Des visages parfois quasi-oubliés me reviennent à l’esprit. Que sont-ils devenus, ces personnes qui m’importaient alors au plus haut point ? Certaines d’entre elles ont maintenu avec moi quelques liens, un coup de téléphone, une carte postale, une information particulière… Mais la charge pastorale est telle que le temps m’a manqué pour entretenir ces liens.

Me revient le dernier contact que j’ai eu avec Christine, la mère de la pauvre petite Noémi. Elle était très maîtresse d’elle-même pour m’annoncer que Blaise et elle avaient divorcé. J’ai pensé sans le lui dire que cela arrive souvent chez les couples qui ont perdu un enfant. Blaise avait rejoint sa maîtresse et semblait s’en trouver bien, me disait-elle tranquillement. Une nouvelle Christine, en vérité. Quant à elle et aux enfants, ils étaient restés dans leur maison, près de Pannay, les études avançaient bien, et elle-même avait repris, à Pelle, un commerce de vêtements pour femmes.

Le rôle réel que nous avions joué dans cette affaire, Nour et moi, avait évidemment fini par être connu des gens de Pannay, et Christine n’en finissait pas de nous en remercier… sans toutefois chercher à rencontrer ou à simplement contacter Nour. Il lui restait une ancienne tendresse à mon égard.

 

D’autres m’ont appelé ou sont venus me voir avant notre départ pour nous féliciter et nous remercier. Ils s’inquiétaient pour moi, mais sans objet puisque mon cas avait été classé sans suite par la justice.

Ce fut aussi l’état d’esprit du Conseil presbytéral – je souris en y repensant – lors de la dernière réunion à laquelle je participais. Tout le monde était content de moi, manifestement, certains plutôt à cause de mon départ, bien sûr, mais après tout, puisqu’ils étaient contents !

Un autre qui était content, c’était notre bon facteur, Julien Lehobereau, qui, libéré, était venu me remercier de ce que j’avais fait pour lui. Non sans humour, il m’apportait un cadeau, un roman policier (Léa l’avait conseillé). Il m’avait annoncé à cette occasion qu’il prenait sa retraite.

L’entrevue la plus émouvante, je m’en souviens non sans avoir la gorge nouée, a été la dernière fois que Léa et moi avons fumé une sèche ensemble, comme elle disait. Savait-elle que le cancer allait l’emporter quelques mois plus tard ? En tout cas, loin de son habitude du sarcasme, elle pleurait. Je n’étais pas loin de m’y mettre aussi.

 

Mais Nour m’appelait d’en bas, elle arrivait de la Préfecture, et j’ai remisé ce récit dans son carton. Tout cela finirait à la déchiqueteuse.     

 

Ces sept dernières années, j’ai donc occupé le poste de pasteur de la paroisse d’une grande ville. On avait pensé, chez les responsables de l’Église, que ma situation familiale particulière serait mieux acceptée dans l’anonymat d’une métropole. Il est vrai qu’il n’est pas commun de voir un presbytère protestant occupé par une gendarme musulmane…

Mais vu les hauts faits de ma chère et tendre, la question se posait d’une façon moins voyante puisque elle avait été nommée à la Préfecture de notre nouvelle commune en tant que collaboratrice du chef de la sécurité civile. On n’avait plus à craindre de la voir se déplacer en uniforme dans le presbytère.

 

Sept ans ont donc passé.

Sept ans de bonheur. Déjà dans la paroisse, composée pour beaucoup de fonctionnaires, d’intellectuels ou d’entrepreneurs de toute catégorie. Il s’agit de ce qu’on appelle une paroisse de préfecture. L’Église protestante s’efforce de pourvoir d’au moins un pasteur les départements français qui n’ont pas connu la présence historique de protestants mais qui en comptent pourtant, ici ou là, disséminés sur le territoire ou présents dans le chef-lieu.

Ces parpaillots ne demandaient qu’à participer à toute sorte de débats et à certains combats au caractère civique. Cela m’allait bien.

Sept an de bonheur, aussi – ou surtout ? – sur le plan de la vie privée. Notre amour ne s’était en rien amoindri au cours des temps, d’autant qu’il avait donné naissance à deux petits gars pleins de vie. Je me retrouvais jeune papa alors que j’étais par ailleurs déjà grand-père. Un grand défi !

Bref, tout allait bien, j’allais rejoindre sous peu, à Paris, un poste d’une nature fort différente puisqu’il s’agissait de l’aumônerie protestante des hôpitaux.

 

C’est alors qu’un matin, très tôt, deux policiers en tenue sont arrivés qui m’ont demandé, poliment mais sans explications, de les suivre au commissariat. Le viol et l’assassinat d’une jeune fille venaient d’être découverts, et je figurais sur les listes informatisées des hommes ayant été mêlés à de tels événements...

J’ai vite compris que mes anciennes histoires de poursuite d’un gendarme assassin n’impressionnaient en rien le commissaire qui m’interrogeait. Pour lui, manifestement, j’étais un gros malin qui avais réussi à tromper tout le monde, là-bas à la campagne, mais qui ne réussirais pas à lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Pas à lui ! « D’ailleurs, ajoutait-il, vous autres gens d’Église, vous êtes connus pour être un peu tordus… »

 

C’est donc dans l’attente un peu anxieuse de ce qui va me tomber encore dessus, depuis une cellule que j’espère provisoire, que je salue une dernière fois mes fidèles lectrices et lecteurs.

 

FIN

 

La semaine prochaine

Reprise actualisée du feuilleton Conversion, ou les aventures en France d’un couple irako-iranien converti au protestantisme.

 

 

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