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Vos
remarques : jean.alexandre2@orange.fr
théo-logie
Ce
texte est la retranscription par écrit, légèrement remaniée, d’une intervention
orale faite au cours du Synode régional de l’Église réformée de France (Région
parisienne) de 1974. Il a été repris sur le Cahier post-synodal – ERF-RP –
Paris, 1974, pp. 52-55.
J’avais un Dieu, je l’ai
perdu.
Je l'entends maintenant
qui marche dans les blés d'or
et chaque épi baise ses pas,
mais moi je ne le vois pas.
David Einhor
(traduit du yiddich par Joseph Milbauer)
Je rappelle d'abord qu'on m'a demandé ceci : poser des questions sur
les mots qu'on emploie quand on parle Évangile.
Je me demande pourquoi on a choisi ce terme de
"transmission", qui me semble si vague ; comme si l’on n'avait pas
voulu se mouiller. Je me dis : si l’on demande à quelqu'un, dans la rue :
"Comment va la transmission ?", il pense à sa voiture. S'il est militaire,
il pense au service des transmissions, à la rigueur. De toute façon, c’est du
domaine de la technique, des moyens de communication. On communique en
l'occurrence un mouvement dont la source n'est pas en cause (c'est le moteur de
la voiture) ; ou bien on permet d’élaborer des directives sans appel (les
décisions du Quartier Général). et on les communique aux exécutants.
En fait ce n'est pas si vague. Cela suppose un centre. Donc un sens
privilégié de la communication. D'ailleurs, ''transmission'', primitivement,
est un mot du vocabulaire juridique : c'est "remettre quelque chose à
qui de droit". En particulier "remettre un héritage aux héritiers
légitimes". Cela suppose un destinateur et un destinataire, tous deux
également légitimes. Il y a un sens et une légitimité.
Premier enseignement : "transmission'' n'est pas un mot
vague. Son choix n'est pas le résultat d'un hasard. Si je le traduis dans le
grec du Nouveau Testament, je lui trouve comme équivalent au plus près le mot parádosis
; qu’on traduit habituellement par "tradition".
La parádosis, la "tradition" suppose un système de
relations courtes, comme la transmission. On transmet, alors, de père en fils,
de frère à frère, d'oncle à neveu, de voisin à voisin, de maître à esclave, de
chef à subordonné, d'enseignant à disciple. C'est du moins l'ordre normal. Cela
se passe dans le domaine privé plus que dans domaine public.
Mais on transmet quoi ? Ce qui est antérieur, premier, primitif.
Des événements passés et leur sens. Toujours, cette transmission-parádosis
suppose un objet à transmettre qui lui soit antécédent. Elle est relative à
autre chose.
Or, dans le Nouveau Testament, c'est aussi d’une communication qu'il
s’agit : l’Évangile. Voilà encore un terme de communication : euaggélion.
C’était, en Grèce, ce que proclamait le héraut (kêrux), l'acte
d'accomplir une proclamation heureuse, de fêter (rendre heureuse) une
proclamation (kêrugma).
Mais cette communication-là n'était pas privée – au contraire, elle
était publique. Entièrement civique (latin civitas), politique (grec pólis),
et donc publique. Car que fait le héraut, venu d’ailleurs ?
Il se rend sur la place publique : l’agorá grecque, la
"Porte" sémitique. Puis il tient un discours.
Pour moi, on peut proposer un modèle simple (quoique susceptible de
nombreuses variations) à son discours. Ce modèle n'est pas seulement biblique,
il est lié aux conditions économiques, sociales et politiques des formations
sociales dites sub-asiatiques (Grèce mycénienne incluse), et ces conditions
ressemblent à ce que l'Occident désigne du nom de féodalité. Si bien que le
discours du héraut peut être compris – plus ou moins bien – tout autour de la
Méditerranée, de Mésopotamie en Scandinavie, de quelques millénaires avant le
Christ jusque vers le XVIIIème siècle de notre ère. Je parle par
simplification, je n'ai pas le temps de faire le détail.
Discours
du héraut :
Hommes de la Cité (et c'est une affaire d'hommes, non de femmes ni
d'enfants), voici : Le Grand Roi s'est approché ! Il vient vous visiter,
en majesté.
Vous auriez tout à craindre de sa venue, de ses armées, de sa
puissance, de sa colère.
Vos biens, vos femmes, vos jeunes gens, vos jeunes filles, vos
troupeaux, votre cité : il peut tout prendre, tout détruire, tout avilir. Et à
bon droit. Car vous l'avez forcément outragé…
Mais il est votre suzerain. Il tient à vous. Il vous fait grâce. Il
avance le sourire aux lèvres. Vous lui devrez tout. La vie, la prospérité, la
protection : le Salut en un mot.
Voici : une nouvelle ère de bonheur !
Répons de
la foule :
Sauve-donc, Seigneur, sauve-donc ! (Hosanna !)
Le héraut :
Venez accueillir votre roi. En ce jour, il guérira toute maladie (sinon
toutes, au moins l’une d’elles : que diriez-vous des écrouelles ?)
Venez lui présenter votre entière soumission et le tribut qu'il attend
de vous.
Venez recevoir de sa bouche la loi nouvelle, le renouvellement de
l'édit qui vous fit ses vassaux, toutes les prescriptions qui vous feront vivre
et non mourir !
Venez recevoir votre Salut.
Les hommes de ces cités n'étaient pas fous. Aliénés certes, pas fous. Leur vie avait un sens clair : ils étaient voués à être de bons serviteurs. Leur désir propre était déplacé, limité, inscrit dans des cadres fixés, orienté vers un centre obligé. Mais ils n'étaient pas fous. Chacun connaissait sa place – même s'il souffrait que ce soit celle-là et non une autre. À cette place, ils pouvaient se tenir plus ou moins aisément.
C'est au sein de cette idéologie (c'est-à-dire de ce système-là de
prescriptions imposées au désir) que le christianisme a fait irruption. Et il
n'a rien changé à cette idéologie.
Il n’a rien changé : il a repris l'image toute faite du Seigneur –
l'image toute faite de l'Alliance seigneuriale – l'image toute faite du Salut
conféré. Simplement, il a tout mis au singulier : un seul Seigneur, une
seule Alliance pour tous les hommes, un seul Salut.
En faisant de son Seigneur le Fils de Dieu, il n'a rien changé non plus
: les anciens seigneurs l'étaient aussi (''Moi, Thoutmès seigneur des
Deux-Égyptes, fils de Râ…''). Simplement, le Seigneur unique n'avait qu'un seul
Père : un seul Dieu.
Rien changé donc, sauf une chose, outre la mise au singulier : il a
introduit un paradoxe au sein de cette idéologie. Le Seigneur, c'était le bon
serviteur, non pas seulement du dieu (ou d’un seigneur plus élevé), mais de
tous. En cela, bouclant la boucle sociale, il accomplissait, portait à son
comble, le système ancien.
Et pour ces deux raisons (le système ancien n'était pas changé – le
système ancien était porté à son comble), le christianisme fut d'un coup
virtuellement universel – du moins dans les limites de la société impériale.
Universel, c'est-à-dire immédiatement compréhensible et immédiatement
désirable.
Cela à cause d'un paradoxe, d'une fructueuse contradiction : le
Seigneur, c'est le serviteur. Ces gens-là n'étaient pas fous.
Mais nous, nous sommes fous.
Parce que, ce que nous désirons être, nous ne pouvons pas l'être. En
aucune façon.
J’ai dit ailleurs que le désir – lui aussi déplacé, prescrit, obligé –
que nous connaissons, c'est d'être un rouage efficace et une marchandise. C'est
là la norme de notre société. C'est ce que "veut" l'homme
normal : l'homme abstrait des affiches publicitaires qui nous sert de
modèle.
Je ne m'étendrai pas là-dessus. Je me borne à dire de l'idéologie qui
nous régit qu'elle est universelle, plus largement universelle qu'aucune autre,
et qu'elle est en pleine expansion.
Elle apparaît au premier regard comme le mixte de deux systèmes bien
connectés entre eux, jouant de leur "fructueuse" contradiction : le
système du Capital et le système de l'État. Si nous devions parler comme les
hommes de l'Antiquité, nous nommerions ces deux systèmes des dieux.
"État" et "Capital" : les deux dieux de notre monde –
ceux que nous servons réellement.
On peut se demander lequel des deux englobe l'autre – ou s'il y en a un
qui englobe l'autre. Je n'en sais rien. L'important dans l'immédiat est pour
moi que l'idéologie qu'ils sécrètent est universelle et qu'elle rend fou.
Face à cela qui pour moi est un constat – il m'apparaît que l'ancien
discours évangélique n’a pas de pertinence, pour la plupart des gens, parce
qu'il renvoie à un système de références qui n'est plus compréhensible, plus
désirable.
Ou plutôt, qui n'est compréhensible et désirable que comme
"ailleurs", évasion, retour à une origine perçue comme heureuse mais
perdue : ventre maternel dont nous sommes irrémédiablement sortis.
Mais pour autant, cette Bible qui devient aujourd'hui un objet de
grande consommation, est-elle caduque ? N'est-elle plus, pour toujours,
qu'une marchandise religieuse offerte en spectacle – sous plastique – au désir
toujours insatisfait du rouage acheteur ?
Par expérience je sais que non. Mais le chemin est 1ong, et inconnu
encore, qui nous conduira à d'autres rapports avec l'Écriture.
Ce chemin, que je ne connais pas, que j'entrevois à l'occasion, je veux
seulement, ici, en faire l'objet d'une question.
Ma question :
Par quelle alchimie trouverons-nous ensemble le moyen de faire parler
l'Écriture ? Le moyen d'entendre parler notre dieu.
Merci !
1er
post-scriptum – après m’avoir entendu, certains m'ont reproché de ne pas avoir fait de
place au Saint-Esprit. Je ne sais ce qu'ils entendent, eux, par ce mot, mais ce
n'est pas moi qui l'ai oublié, c'est toute la théologie occidentale. Je pense
qu'on peut effectivement formuler ma question ainsi : qu'elle est l'image
que nous pouvons nous faire de l'Esprit. De quelle action s'agit-il ?
En ce domaine, les faux-semblants abondent.
2ème
post-scriptum – Le caractère de gravité que
j'ai voulu donner ma communication aura pu faire oublier une chose, que
rappelait sans cesse le mullah Nasr-ed-Dîn : "Il n'y a de grâce que dans
le rire".
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