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Vos remarques : jean.alexandre2@orange.fr

 

Mes réponses

 

 

théo-logie

 

 

La Lecture de la Bible

pour les enfants de tous âges

 

 

 

Ce texte est paru d’abord en 1978 dans la revue Dialogue (n° 79-80,

intitulé "Lire et écrire la Bible"), organe de la Section des Jeunes

du Mouvement chrétien pour la Paix (SJMCP). Il faisait partie de l’introduction

à ma traduction et à la transcription actualisante, due à Roger Parmentier,

du livre du prophète Amos. En le tirant hors de ce contexte,

j’ai dû le remanier légèrement.   

 

 

 

 

La Bible,

c’est dur, c’est dru, c’est rude ;

c’est fait pour des êtres libres.

Ce n’est pas notre cas.

 

Il y a bien des manières de lire.

 

Je peux lire avec ma tête. C'est la manière la plus courante, la plus connue, la plus enseignée. C'est celle de l'école. 

Dans ce cas, je cherche ce que ça veut dire : "Ce que je lis, qu'est‑ce que ça veut dire ?" ça vient de quelque part. ça va quelque part. Il y a un moyen, sûrement, de dire les choses autrement ; en plus logique, en plus compréhensible, en plus acceptable.

 

Mais si je fais cela, je me heurte à un gros inconvénient : je vais chercher autre chose que ce qui est écrit. C'est souvent le cas pour la Bible. Par exemple, si je prends l'histoire biblique de Caïn et Abel, je vais me demander qui a écrit cela, quand, où, pourquoi ? Et avec tout cela, quand j'aurai répondu à toutes ces questions, je connaîtrai les raisons qui ont fait écrire cette histoire‑là à quelqu'un. Je saurai ce que ça veut dire.

Par exemple, je saurai que Caïn tue Abel parce qu'il représente les agriculteurs qui suppriment les bergers (et c'est vrai que le passage des troupeaux détruit les récoltes…). C'est un exemple, on pourrait (on a pu) trouver bien d'autres raisons.

Quand je lis de cette manière, je cherche les raisons. L'inconvénient, c'est que je suis tenté de voir dans cette histoire, avant tout, le genre de raison qui m'intéresse moi, ou qui intéresse mon époque, mon milieu, mon éducation.

On dira : "Et pourquoi pas ?" Bien sûr, on a le droit. Mais franchement, si vous voulez lire un texte qui dise ce que vous pensez vous, pourquoi ne pas l'écrire ? 

Plus généralement, ce qu'on peut reprocher à ce genre de lecture, celle de la tête, c'est qu'elle s'intéresse à tout ce qui entoure ce qui est écrit, ce qui est avant, ce qui est du temps (l'histoire la culture, la politique, la religion de ce temps‑là), mais pas à ce qui est écrit !

 

C'est pourquoi, à cette attitude, s'oppose une autre, qu'on appelle souvent "littéraliste" ou "fondamentaliste", qui est outrée de cette ingérence de nos mentalités modernes au milieu de ces textes "fondamentaux", de ces textes sur lesquels il faut "se fonder", et qu'il ne faut pas "critiquer". Car la façon de lire exposée plus haut s'appelle "critique", d'après un mot grec qui signifie juger.

Pas de jugement ! De quel droit jugerions‑nous ces textes qui nous jugent, eux, bien plus justement que nous ne pourrions les juger ! Voilà le point de vue du fondamentaliste. Lui, il prend ces textes comme ils sont, il en dégage des règles intangibles : des fondements.

 

Et l’on voit que si le lecteur critique et le lecteur fondamentaliste s’opposent, c’est sur les mêmes bases, qui sont celles de la lecture intellectuelle. Tous les deux, ils cherchent "ce que ça veut dire" : les raisons, pour le lecteur critique, et les fondements pour le lecteur fondamentaliste. Ce qui est avant ce qui est écrit et l'explique, ou bien ce qui découle de ce qui est écrit et l'applique.

 

Oui mais ce qui est écrit dans les Écritures ?

 

André Breton, le poète surréaliste, écoutait un jour un brave homme qui cherchait à lui expliquer un poème : "Ce qu'il veut dire..." André Breton le coupa : "Non Monsieur. S'il avait voulu dire cela, il l'aurait dit !" Eh oui ! 

Mallarmé, autre poète, reçut un jour un homme qui avait bien du souci : il avait beaucoup d'idées de poèmes, mais il n’arrivait pas à les mettre en vers. Mallarmé sourit : "Mais Monsieur, la poésie ne se fait pas avec des idées, elle se fait avec des mots."

Et si la Bible était de la poésie ?

 

Mais cela nous entraîne vers une autre forme de lecture, la lecture sentimentale, ou plutôt émotionnelle. Parce que, chez nous, s'il ne s'agit pas d'idées, alors il s'agit d'émotions.

Et effectivement, il y a beaucoup de gens qui lisent la Bible avec "leur cœur". Ils pensent qu'ainsi ils ne risquent pas de se tromper. Mais comment être sûr qu'on ne projette pas ses propres émotions sur un texte qui n'en peut mais ? C'est le plus souvent ce qui se passe. Et là encore, on ne respecte pas les Écritures. On leur fait dire ce qui nous fait plaisir (et d'ailleurs, il y en a qui trouvent plaisir à se faire du mal, à se faire peur, en lisant la Bible). 

Alors on pourrait copier Mallarmé : "On ne fait pas de la poésie avec du sentiment, mais avec des mots". Un autre grand écrivain, André Gide, disait d'ailleurs : "On ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments".

 

C'est important, l'avis des écrivains ; ils savent ce que c'est que l'écriture parce qu'eux, normalement, ils écrivent. Or la Bible… c'est écrit !

Ce sont des choses comme ça, aussi bêtes, souvent, qui nous remettent les pieds sur terre : la Bible, c'est une écriture ; la Bible, ce sont des mots. C'est de l'encre sur du papier.

 

Vraiment ? Seulement ? Non. Ce n'est pas l'encre qui est importante, ni le papier. Ça, ce n'est que l'écriture. Et une écriture toute seule, sans lecteur, ce n'est rien. C'est mort.

Il y faut un lecteur. Ou plusieurs. L'écriture n'est rien en soi, ce qui est important c'est qu'on la lise. L'écriture, en réalité, c'est de la lecture. C'est pourquoi la tradition juive, là où nous disons "Les Écritures", dit : "Les Lectures".

Il faut comprendre ces mots au sens le plus simple, le plus con­cret, du moins en premier lieu. Il est frappant de constater qu'on explique la Bible, qu'on la commente, qu'on la prêche, qu'on l'analyse... mais en oubliant le premier pas : qu'on ne la lit pas.

Cela comporte une conséquence grave, c'est que tout cela est réservé à ceux qui savent expliquer, commenter, analyser, prêcher... C'est bien pour cela que le commun peuple, les gens comme tout le monde, s'en détournent. Lire la Bible ? Ah ! non ce n'est pas pour moi. C'est pour les grosses têtes ; c'est pour les grands cœurs. Ah ! misère…

 

Pour lire, il faut un lecteur, au moins. Ne l'oublions pas celui-là : c'est nous. Voyez‑vous, le Seigneur Dieu nous met sa Parole dans la bouche. La tête, le cœur, tout cela suivra, bien sûr. Mais seulement s'il y a d'abord la bouche. Vous avez bien dit "bouche" ? Oui.

On dira : "Si je lis en silence, je n'ai pas besoin de bouche !" Si. Mais d'abord les gens qui ont écrit la Bible ne reconnaissaient pas de valeur sociale à la lecture silencieuse (elle n'est devenue recevable, en Occident, qu'au IVe siècle de notre ère). Et puis de toute façon, même comme ça, la bouche joue son rôle : simplement, dans la lecture silencieuse,  la bouche amorce les gestes de la parole sans que nous y pensions. 

 

Qu'est‑ce que c'est, lire avec sa bouche ? C'est de la gymnastique. C'est du sport. C'est le travail des muscles. Comme ça, l'écriture vous passe dans les muscles. André Spire (encore un poète) disait : "Plaisir poétique, plaisir musculaire". Plaisir, oui, mais aussi : connaissance.

C'est avec les sens que je connais les choses. Oui, pas en premier lieu avec la tête ou le cœur, mais d'abord avec les sens.

La vue, l'ouïe, le toucher, l'odorat, le goût. Dans la parole, les sens qui fonctionnent en premier, ce sont le toucher et l'ouïe.

L'ouïe ça ne vous étonne pas, mais le toucher ? Eh bien quand j'articule, quand je bouge les muscles qui font parler, je sens par le toucher : mes lèvres se touchent, ma langue touche mon palais ou mes dents, etc. 

 

Et j'ai dit la bouche, mais pas seulement elle ; le souffle aussi. Ça, c'est encore un travail musculaire. Ce sont les muscles qui font travailler les poumons. Et là où il y a muscle, il y a sens : sensation du mouvement, de l'effort, du relâchement, du rythme. 

Si vous lisez, vous sentez. La lecture est en vous. Elle est vous. C'est pourquoi l’on peut dire, pour la Bible : la Parole de Dieu est en vous. Elle est vous. Sans vous lisant, pas de Bible.

 

Notez que si je dis "Parole de Dieu", pour la Bible, cela ne vaut que pour ceux qui croient que la Bible est la Parole de Dieu. Cet aspect de la question n'entre pas en considération pour la question de la lecture en elle‑même. Mais il y a une grande importance, inversement, pour ceux qui croient que la Bible est la Parole de Dieu, à s'apercevoir qu'en la lisant ils sont en quelque sorte la bouche de Dieu. Il peut sembler à beaucoup que cette affirmation est énorme : je la pose ici pour répondre à ceux qui disaient de moi que je fais de la "théologie humoristique". Mais ayant dit, je dois ajouter que cette affirmation n'a pas grand sens tant qu'on n'a pas précisé en quel sens on emploie le mot "dieu".

 

L'écriture lue, ce sont des sons et du rythme. C'est‑à‑dire quelque chose de physique. Tout à l'heure, je disais : des mots. Oui, mais c'est une façon de parler, car les mots tout seuls, comme ça, ça n'a pas de sens. Ce qui a du sens, c'est l'enchaînement des sons, des rythmes.

Alors il se passe une chose ; c'est que si vous prenez la lecture comme un acte physique, le sens de la lecture vous apparaît. Au sens le plus simple, il vous apparaît : vous voyez (enfin ça ressemble à la vue), vous voyez ce que vous dites. Les sens communiquent entre eux en quelque façon, on dirait. Vous voyez, ou vous entendez, ou les deux (ne cherchez pas à faire des étincelles, contentez‑vous d'entendre si c'est comme ça pour vous).

Ça n'est rien de plus, notez‑le bien ; après ça il faut encore comprendre ; après ça on peut s'émouvoir ou non. Ça n'est rien de plus mais enfin c'est fondamental. Si vous avez ça, on ne peut plus vous embobiner avec de beaux raisonnements, avec de bons sentiments.

 

Si ce que vous voyez, si ce que vous entendez, ça vous plaît, tant mieux. Sinon ma foi c'est raté. Lisez autre chose. Moi je fais confiance à la Bible. Je sais qu'elle parle fort et dru. Mais il y a beaucoup de raisons qui peuvent faire que ça rate. Surtout ne vous accusez pas : attendez que ça vienne.

Mais ça ne viendra pas tout seul, aussi ; il y faut un entraînement, comme pour tous les sports. Pourquoi ? C'est pourtant simple de parler ! Non ce n'est pas simple. C'est un acte très complexe, pas naturel du tout. C'est quelque chose que les humains ont acquis à la longue. Voyez comme les petits enfants ont de la peine à y arriver.

Et en plus de ça, nous vivons dans une société très intellectuelle et très émotive, sans beaucoup de place pour le physique, ou alors seulement vu du côté de la performance, du côté de la force, pas du côté de l'art du mouvement. Ou peu.

Aussi, il faut s'entraîner à acquérir le geste juste (entendez comme "geste" et "juste" se ressemblent !). C'est peut‑être parce que cet art vous manque que vous avez raté votre lecture.

 

Les Anciens – les gens par exemple qui ont écrit les écritures bibliques – eux, c'est plutôt de cette manière qu'ils concevaient la lecture : un geste. Un beau geste, bien fait. Mais ce n'est pas parce que c'étaient des Anciens (avec un grand A) qu'ils avaient raison. C'est parce que sans cela il n'y a pas de vraie communication, mais des relations tordues, biaisées... Et d'ailleurs, ce ne sont pas tous les Anciens, mais ceux qui ont su parler, du milieu de la foule des gens de leur temps, à tous les hommes de la terre. De grands artistes, parfois inconnus. 

C'est très beau, moi je trouve, ce lien physique tellement nu qui passe d'eux à nous, et de nous aux autres. Tellement dépourvu de bagages.

Et cependant tellement présent. Car si tu lis bien, tu es là, pas dans le ciel de tes idées, pas dans l'enfer de tes angoisses. Et si tu es là, la parole aussi, que tu dis, est là.

 

Les Anciens nous disent, pour la Bible : c'est la parole de Dieu. Eh bien il faut les prendre... au mot. Car une parole de Dieu, je ne sais pas bien ce que c'est, mais à coup sûr ça parle. Lisons on verra bien.

Ce n'est pas un dieu que tu entends ? Mais qu'est‑ce qu'un dieu ? Tu ne sais pas – et moi non plus. Nous avons des idées là‑dessus, des sentiments, des émotions... des angoisses. D'où vient tout cela ? Bouf ! 

Comment faire alors ? Écoute dans ta bouche la parole du dieu biblique. Voilà ce qu'est un dieu. En voilà au moins un. Ah ! pas comme tu l'avais supposé, peut­-être, mais enfin écoute‑le. Parle-le. Sois au plus près de toi‑même :

Parle‑t‑il juste ? 

Et après tout, compare donc. Tout le monde peut s'exprimer. Lis les autres paroles : au plus près de toi‑même. Parlent‑elles juste ?

Après cela prends la justesse qui te revient.

 

–oOo–

 

Or après avoir lu ces textes, certains diront : assez de ces écritures ! Des actes !

Et alors on verra naître bien des livres, écrits pour tirer des textes bibliques : des lignes de conduite. Et ces livres seront piétistes. Ou ils seront existentialistes ou marxistes. Ou encore thomistes. Ou autres encore. Mais ce seront des livres. Et, de plus, souvent ennuyeux.

 

Je pense que la lecture et l'exploitation des écritures bibliques est en soi un acte fort. C'est une pratique. Et de cette pratique naissent de nombreuses autres pratiques. Pratiques de libération.

On s'étonnera : parler, écrire, lire : des actes ? Oui. Car la langue est le premier outil de l'homme. La parole est son premier travail. Il est dévolu à tout être humain, à tout groupe, de faire son langage. S'il ne le fait pas, d'autres s'en chargeront et il sera l'esclave de ce langage, et ces autres seront ses maîtres. Mais Dieu n'est pas, en ce sens, un maître : il n'a pas d'esclaves.

Nous savons maintenant à quel point l'esclavage est commun, universel. Nous savons – nous devons savoir et comprendre – à quel point nous parlons à tout instant, plus ou moins malgré nous, la langue de nos maîtres, la langue de l'exploitation de l'homme par l'homme, la langue du dieu Mammon. Nous savons aussi que nous parlons, plus ou moins malgré nous, la langue de César, la langue de l'organisation étatique et bureaucratique, de la domination de l'homme sur l'homme.

Mais sachant tout cela, nous fuyons le plus souvent, oscillant entre César et Mammon, socialiste ou libéral, préférant l'un à l'autre, espérant améliorer le régime de celui qui des deux nous parait préférable. Ou bien nous croyons possible de nous tenir cachés entre : neutres, centristes.

Illusion totale car nous vivons dans le langage, et le langage n'est pas neutre : nos mots nous trompent. Non parce qu'ils seraient par nature mensongers, mais parce qu'ils disent les mensonges des dieux d'aujourd'hui. À cet endroit mystérieux et caché où naît et vit le langage, en chacun, au plus profond, déjà, la langue des maîtres est maîtresse. Ni trop exploiteur, ni trop exploité ? Ni trop dominateur, ni trop dominé ? Je participe cependant au mensonge, je fais corps avec lui, c' est lui qui me fait.

 

Contre tous ceux qui pensent que la vérité de la Bible est un éternel contenu dont les formes sont, ou bien sacrées, ou bien transitoires ; qui ont en commun le dualisme hérité des Grecs anciens, je dis que la parole de Dieu n'est pas avant nous, mais bien l' écriture, et que la parole est devant : à faire, à construire ensemble. Ainsi, nul centrisme, nulle neutralité, mais un combat, un travail, un plaisir.

Autrement dit, l'Écriture n'est pas à interpréter, au sens où il faudrait en tirer des vérités anciennes dites dans le langage d'aujourd'hui : c'est cela le dualisme de la forme et du contenu.

 

L'Écriture fut une construction datée, située, historique. Elle fut écrite par des gens qui faisaient paroles de Dieu leurs paroles : paroles de vie plus fortes que l'esclavage, que le mensonge, que la violence des maîtres. Paroles‑actes. Paroles d'esclaves en libération.

Aujourd'hui, pareille œuvre est à faire, mais nous, nous avons le fruit de ce travail, de cette histoire, de cette situation juste, de ce seul point de vue juste qui est : celui du plus dépourvu quand il a décidé de toucher à mort, au point le plus sensible, les œuvres de son esclavage.

Uniquement dans cette perspective, il devient vrai que l'esprit l'emporte sur la lettre : c'est bien le même vieux désir divin de liberté‑justice qui a écrit la Bible et qui aujourd'hui – et lui seul – peut la faire parler. 

Nul langage ne peut l'emporter sur lui éternellement, car il est l'esprit même de Dieu. Mais cela n'est encore que parole vaine, vent qui passe, s'il n'y a pas ce combat, ce travail, ce plaisir : bâtir à longue‑longue haleine un langage libre, au corps à corps avec l'Écriture, en son temps bâtie.

 

Cela seul compte, qui est utopie certes, et seule vérité.

 

 

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