Que dites-vous des Juifs ?
La
traduction de la poétique biblique par Henri Meschonnic
Ce texte est une version remaniée
d’un article paru sous le même titre
dans la revue Foi &
Vie
Si le sujet de cette étude est de dire et critiquer comment
Henri Meschonnic traduit la poésie biblique, il convient de préciser que
l’affaire dépasse la chronique désintéressée d’un éventuel amateur de belles
lettres religieuses, tout comme celle d’un possible croyant cherchant dans les
Écritures un ensemble de vérités spirituelles. Car le point de vue propre à
Meschonnic consiste, d’une part, à tenir que l’ensemble de la Bible hébraïque
est poème, à sa manière ; et d’autre part l’amène à développer une théorie
critique, historique et politique. Celle-ci suppose qu’en la matière chaque
discours est situé et daté, intéressé et militant – quoique le plus souvent cet
aspect soit dénié, mais non par lui –, et de plus dénué de point final. C’est
d’ailleurs pourquoi, disons-le d’emblée, Meschonnic ne traduit pas la Bible, il
la « retraduit », terme positif dans son langage et qui montre bien
qu’il est question aussi d’un combat.
Cela signifie que le lire et le critiquer suppose, pour être
à la hauteur, c’est-à-dire pour tenter simplement d’être pertinent, que l’on
dise ou avoue en premier lieu ce que l’on défend, cela retarderait-il l’étude
de la question posée. Or il s’agit ici, au fond, de bien plus qu’une manière de
traduire, mais bien de la relation que l’on peut, ou doit, entretenir avec la
Bible considérée en tant qu’écriture. Et de savoir en premier lieu de quelles
Écritures on parle, le flou habituel n’étant plus de mise.
Dans cet effort, on ne présentera ici, d’un point de vue
chrétien critique et d’une façon beaucoup moins théorisée que dans l’œuvre
d’Henri Meschonnic, que quelques enjeux directement liés à son travail de
traduction de la Bible hébraïque1. Ceci est déjà une manière d’avouer une incompétence,
face à une œuvre fondamentalement unifiée.
Meschonnic
combat pour le respect de l’écriture massorétique, celle qui fut définitivement
fixée par la synagogue au IXème siècle de l’ère courante. On peut du moins le
dire ainsi, mais cela va bien plus loin que le ferait le choix académique
visant à privilégier un texte établi au détriment de quelques autres – établis
ou artificiellement « rétablis » par la critique textuelle. L’enjeu
en est l’existence et la signifiance juive de ces écritures. En retraduisant
les livres de la Bible hébraïque, Meschonnic défend et illustre un judaïsme
laïque, il dit plutôt un hébraïsme, au caractère séculairement dénié, par
opposition à ce qu’il perçoit comme étant la nature du christianisme. Un
christianisme qui nierait par construction le Juif dans sa façon même
d’utiliser et trahir l’écriture biblique du canon hébreu.
Disons d’emblée qu’il y a là, pour un chrétien protestant
porté à l’autocritique sans rien concéder pour autant de la réalité historique,
à la fois de fortes vérités, seraient-elles dures à entendre, et un certain
nombre d’approximations nuisibles à la cause même défendue par l’auteur.
Commençons par celles-ci.
Une seule question, certes abrupte,
peut les rassembler : la Bible hébraïque est-elle chrétienne ?
Répondre « oui » ferait rire plus d’un Juif, Meschonnic compris. Il refuse que ces Écritures soient aussi des écrits chrétiens.
Or elles le furent pourtant dès les tout débuts de la piété ecclésiale, et le
restèrent, certes indépendamment de la tradition massorétique jusqu’à l’époque
de Luther, tant la foi des apôtres fut une des interprétations de la foi juive
de leur temps, entée sur les Écritures antérieures.
On
a le droit de s’en désoler, mais le judaïsme actuel et le christianisme sont
les deux enfants de la foi biblique de l’époque du Temple de Jérusalem. Sur le
plan du rapport au texte biblique, ils n’ont réellement et définitivement
divergé que lorsque, vers l’an cent de l’ère commune, les pieux rabbins de
Jamnia ont reconstruit le judaïsme autour d’un texte définitif, après la
destruction du sanctuaire, et ont définitivement exclu de la synagogue les
judéo-chrétiens avec les autres minnim, ces écoles non pharisiennes2. Avant cela, en particulier à l’époque évangélique, aucune
instance d’autorité n’avait fixé le texte avec autant de précision que l’ont
fait ces rabbins, poussés par la nécessité historique, et que l’ont poursuivi
leurs successeurs. Or l’un des traits constitutifs du christianisme primitif
est de s’être fondé, de son côté, sur la multiplicité des témoignages et des
lectures en rejetant le culte des ipsissima verba, et de s’être appuyé,
quant à son rapport aux Écritures antérieures, sur la diversité des langues et
des versions (hébreu, araméen, grec). Confondre cette liberté, à resituer, avec
la construction ultérieure et la pérennisation d’un christianisme impérial,
hellénistique, dualiste et par là-même non hébreu, anti-juif – ce qui pour
Meschonnic est le tout du christianisme –, c’est faire vertu de l’anachronisme.
La critique justifiée du déni du juif, en particulier dans l’usage chrétien du
texte massorétique, n’autorise pas cette généralisation, si elle a en revanche
le mérite de placer le christianisme devant l’une de ses tares
historiques.
Mais
ce rappel des faits conduit à cette banale constatation : il y a plusieurs
bibles juives ou, si l’on préfère, dans un langage chrétien aménagé, plusieurs
Premiers Testaments. Et le seul connu de nous qui soit en hébreu est la Bible
massorétique. S’il y eut un jour, avant Jamnia, un autre texte hébreu, il est
perdu, nous n’en avons que des versions, en particulier celle des Septante.
Mais il n’est même pas certain que ce texte hébreu ait jamais existé alors dans
une édition unique. Pas plus qu’il soit patent que les modalités de sa lecture
– vocalisation, accentuation, rythme et cantilation – aient été fixées comme
elles le furent plus tard par les Massorètes. Tout au plus pouvons-nous déduire
de certaines lectures faites par les anciennes versions que ce texte, ou l’un
de ces textes, comprenait à l’occasion des leçons différentes de celles que les
Massorètes ont établies. Certaines de ces leçons divergent justement du texte
massorétique sur des points cruciaux, aux yeux des premiers chrétiens comme aux
yeux des rabbins, si bien que l’on peut supposer, sans certitude, que ces
derniers ont corrigé le texte hébreu qu’ils connaissaient. Et pourquoi pas,
selon leur point de vue, puisqu’ils se posaient comme ses derniers
auteurs ?
L’exemple
le plus connu de ces différences se trouve dans le livre d’Ésaïe (7,14), où le
grec porte « la vierge (parthénos, sans doute pour l’hébreu betoulâ)
concevra » là où l’hébreu écrit « la jeune femme » (calmâ). On voit le problème
qu’ont pu rencontrer des opposants juifs à la doctrine de la naissance
virginale du Christ, et l’on peut supposer, en effet, qu’ils lui ont trouvé une
solution élégante en substituant calmâ à betoulâ, solution d’autant plus
pertinente que le sens obvie du texte grec d’Isaïe ne fait que renforcer, par
rapport à la leçon massorétique, l’aspect miraculeux du secours promis par Dieu
à l’Israël... du VIIIème siècle AC. Cette supposition est-elle fondée ? Meschonnic
l’écarte en tout cas. Mais les Septante connaissaient-ils moins bien l’hébreu
biblique que lui ?
Mais avec ce genre de
questions, nous sommes au cœur d’un des enjeux les plus centraux de ce débat,
et dans lequel Meschonnic peut paraître bien plus radicalement pertinent.
Nous
sommes en effet restés sur le terrain des mots : betoulâ ou calmâ ? Les mots hébreux
connus des anciens Juifs de langue grecque, ou ceux des rabbins de
Jamnia ? Mais les mots sont-ils les unités de sens qui conduisent la
lecture ? Qu’est-ce qui, en premier lieu, fait sens ? Et sens, pour
qui, et en vue de quoi ? On voit bien que l’enjeu du choix entre betoulâ
et ‘almâ est de nature doctrinale. On y est dans la théologie,
patristique ou rabbinique. Mais Ésaïe ? Il est dans le continu du récit,
de l’écriture, qu’il s’agisse du grec ou de l’hébreu :
Grec : idou hê
parthénos én gastri lêpsétai, kai téxétai huion, kai kaléséis to onoma autou
émmanouêl
– voici la vierge au
ventre prendra / et elle enfantera un fils / et tu appelleras son nom Emmanouel
Hébreu : hinné hâcalmâ // hârâ /
veyolèdhèth bén // veqârâth chemo / cimmânou él
– voici la jeune femme //
a conçu / et elle enfante un fils // et elle appellera son nom / Avec nous Dieu3
Certaines
différences nous sautent aux yeux : en ce qui concerne le lexique, outre
« vierge vs jeune femme », on trouve : « au ventre
prendra » vs « concevra », mais l’expression « prendre au
ventre » était courante en grec dans le sens de
« concevoir » ; « tu appelleras » vs « elle
appellera », où l’on voit que la vocalisation du texte hébreu connu des
Septante était sans doute différente de celle des Massorètes, les mêmes
consonnes pouvant être comprises des deux façons lorsque les voyelles ne sont
pas précisées ; et bien sûr « émmanouel » vs « Avec
nous Dieu », qui souligne le statut de traduction du grec, mais fait aussi
d’une proposition complète un nom unique. On remarque aussi des différences
dans la conjugaison : le grec est tout au futur, alors que l’hébreu suit
une progression chronologique : elle a conçu – elle enfante – elle
nommera. Pour l’hébreu c’est donc d’elle qu’il s’agit, c’est maintenant qu’elle
enfante, et c’est elle qui reçoit vocation à nommer.
Mais
à l’oreille et au souffle saute une autre différence, celle du rythme. Le grec
comprend trois propositions successives séparées par une virgule : c’est
suivre la logique grammaticale, recouvrant en l’occurrence une simple
consécution. La valeur, ici, est de l’ordre de l’information forte :
promesse et prédiction. C’est un énoncé. Il n’en est pas de même de
l’hébreu : les disjonctions et les conjonctions entre les groupes de mots
ne s’y rapportent pas à la grammaire, mais à la force de valeurs imagées, liées
par une progression dans le temps tout autant que soulignées par les suspens
irréguliers du souffle : il y a une jeune femme... et un fils... et un
nom. C’est une énonciation, dans laquelle on amplifie trois valeurs fortes en
une brève histoire à suivre – la troisième de ces valeurs comprenant le dernier
mot vers lequel on va : Dieu4.
On
y reviendra, mais disons qu’ici on est dans le poème, et dans le poème hébreu.
Alors qu’est-ce qui y fait sens ? Et que traduira-t-on ? Les mots mis
bout à bout dans le respect d’une syntaxe ? C’est la bouteille à l’encre,
comme ces trois exemples tentent de le montrer :
TOB :
Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils, et elle
lui donnera le nom d’Emmanuel.
Et
il vrai qu’être enceinte (un présent), c’est avoir conçu (un passé) ; mais
pour respecter la dynamique temporelle de l’hébreu (sans compter le simple
réalisme), il faudrait alors : « et enfantera un fils ». Du
point de vue du rythme, on trouve deux groupes majeurs seulement : une
information sur la naissance et une autre sur le nom. Par rapport au grec, promesse
et prédiction s’effacent quelque peu, et par rapport à l’hébreu que l’on
traduit, on a perdu le souffle, la succession des trois vagues à la fois
temporelles et imagées. On a perdu aussi quelque chose de la jeune femme, dont
la survenue n’est plus tonique (n’est pas à la tonique, présente sur la
dernière syllabe en hébreu ici comme en français).
Se
rattraperait-on alors en montrant le rythme ?
Bible
de Jérusalem :
Voici : la jeune fille est enceinte
Et va enfanter un fils
Qu’elle appellera Emmanuel.
Car
en effet, on le montre en changeant de ligne, mais on ne le traduit
pas ; tout remettre à la suite en fait la démonstration :
Voici : la jeune fille est enceinte et va enfanter un fils
qu’elle appellera Emmanuel.
Le
rythme massorétique est affaire de temps et de souffle, non de vue ; de
force, non d’information régie par une grammaire comme c’est le cas ici. En
passant à la ligne et en introduisant des majuscules, ce qui ne fait que
remplacer le système de ponctuation habituel par un autre, on ne change rien au
fait que la valeur ne se tient que dans l’information. On a utilisé un système
basé toujours sur la logique du signe, de la série discontinue des signes, de
l’énoncé en lieu et place de l’énonciation, non plus selon l’unité-mot mais
selon l’unité-proposition. Simplement, on a ainsi « fait poétique ».
De plus la valeur « enceinte » a remplacé « jeune fille » à
la tonique ; enfin on a rusé avec la succession temporelle :
« et va enfanter un fils ».
Mais
de ce dernier point de vue, on peut faire pire, en harmonisant les temps selon
cette antienne qui veut que la conjugaison de l’hébreu biblique n’aurait pas
grande valeur temporelle :
Second
(éd. de 1968) :
Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils,
Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel.5
Ici
comme en grec, tout est futur, et la jeune fille n’a pas encore conçu (est-ce
parce qu’elle ne le fera que huit siècles plus tard ?), mais cela importe
peu, elle n’est là que pour enfanter, à la différence de la valeur forte que
hébreu lui confère dans le déroulement de la parole.
L’un
des points communs à ces trois traductions est curieusement le suivant :
là où l’hébreu parle d’une jeune femme, d’un fils et de Dieu, elles soulignent
la promesse d’un fils et effacent le nom divin en l’incluant dans le nom de
l’enfant : Emmanuel. Il est intéressant de constater que les Septante ont
préfiguré ce type de lecture qui survalorise un messie – s’ils ne l’ont pas
inspiré ? –, ce qui laisse entendre qu’en leur temps il y eut Juifs et Juifs.
Mais en ce qui concerne le texte massorétique, non le texte grec, il est clair
que ces trois traductions présentent une interprétation souterrainement liée à
leur appartenance confessionnelle plutôt qu’une traduction.
Reste
qu’une question se pose aux chrétiens d’aujourd’hui : faut-il traduire
l’hébreu, le grec, ou un mixte « reconstitué » des deux ?
Ceci dit, cet exemple et
les remarques qui l’accompagnent avaient avant tout pour but de pointer l’un
des enjeux majeurs de l’œuvre de retraduction de Meschonnic. On y perçoit,
espère-t-on, que son choix de s’en tenir au seul texte massorétique correspond
à la pratique d’une certaine conception de la signifiance mise en œuvre dans la
Bible hébraïque, dans elle seule à notre connaissance, et dans laquelle le
rythme est partie prenante, avec la syntaxe et la prosodie, dans la tenue
permanente d’un continu du discours. Et que ce choix correspond au refus d’une
christianisation rampante, perçue comme déni du juif.
Cette conception est le
résultat, chez Meschonnic, d’un intense travail théorique et critique allié à
la pratique de la traduction. Ce travail n’est pas séparable de cette pratique,
et c’est aussi l’une des raisons qui poussent Meschonnic à parler de
retraduction plutôt que de traduction, signalant ainsi l’inachèvement
constitutif d’un tel effort, dans la mesure où il pose qu’il n’y a jamais en ce
domaine qu’un atelier où se correspondent, se répondent et se développent
mutuellement pratique, critique et théorie. Privée de cette dialectique, le
traduire ne peut que s’inféoder plus ou moins consciemment à l’idéologie
dominante – chrétienne le plus souvent dans le domaine biblique – dont l’outil
est la linguistique du signe, c’est-à-dire du discontinu.
La
pensée du signe est en effet celle qui s’en tient à la langue et à ses éléments
constitutifs – le mot, donc – non au discours spécifique de tel ou tel parler,
toujours à écouter dans son lien avec la pensée du parleur. Il y a donc deux
conceptions possibles : d’un côté celle de la forme et du fond, du mot et
de son sens, conception qui se décline de diverses manières en fonction des
intérêts du traducteur6, mais dont la théorie
est cependant toujours la même ; et de l’autre, celle qui respecte l’unité
indissoluble du dire. Si bien que l’on n’échappe au dualisme (corps/âme,
son/sens, forme/contenu, etc., y compris lire/vivre, écrire/vivre...) qu’en
épousant la matérialité de l’énonciation dans sa mouvante temporalité. Dans le
traduire, autrement dit, il y a d’un côté la succession discontinue des mots
d’une langue et de leurs équivalents dans une autre, ce qui rate le discours en
alignant les signes et en les juxtaposant, ou bien le déroulement continu de la
signifiance propre à une écriture – rythme, syntaxe et prosodie tenues ensemble
–, au risque de l’étrangeté langagière, ce qui dit la pensée dans son parler
(sensation, force, affects, concepts, unis dans un dire spécifique), et qui
fait de la traduction biblique... une langue française de la Bible.
Le
choix entre ces deux théories du traduire n’est pas indifférent, dans la mesure
où la première consiste toujours à passer de l’écriture première à son
interprétation, non à sa traduction. Les exemples précédents l’ont montré, on
l’espère. C’est que « rendre » le mot par un mot n’aide en rien à
traiter le discours, mais permet de caviarder sans fin le texte à traduire des
éléments d’une logique, au mieux purement grammaticale – et c’est la
ponctuation –, au pire venue d’un ailleurs doctrinal ou idéologique étranger à
l’original. C’est le cas, par exemple, lorsque l’on « rétablit » une
conjugaison plus « logique » que celle de l’hébreu, ou que l’on
« coupe » les groupes de mots autrement que lui pour créer des unités
syntactiques « correctes », sans percevoir que ses silences font sens
dans l’original, et y sont d’ailleurs des liens tout autant que des suspens de
la parole...
La
théorie la plus élaborée de la traduction biblique à laquelle Meschonnic
réserve ses critiques les plus vives est celle de l’équivalence dynamique,
exposée en particulier par Eugene A. Nida7 et inspiratrice principale du travail de l’Alliance biblique
universelle. Elle traite la Bible comme énoncé linguistique c’est-à-dire comme
fait de langue, et non comme texte littéraire et poétique. Si bien que Nida
peut écrire, dissociant signification et style : « Quand, par
conséquent, l’un doit être abandonné au profit de l’autre, la signification
doit avoir priorité sur les formes stylistiques ». On retrouve ici le
dualisme de la forme et du fond. À quoi Meschonnic répond : « Il a
raison pour un énoncé. Il a tort, là où la forme est sens »8.
Tout cela peut être dit
de façon bien plus simple – révérence gardée à Meschonnic : quand on
parle, on est dans le temps, on va vers une fin en modulant sa parole d’un
rythme, les groupes de mots se suivent de façon continue quoique irrégulière,
le souffle donnant du sens par ses fluctuations et les écarts qu’il instaure
par rapport à la syntaxe socialement admise. Écrire en fonction de cela, c’est
créer un parler spécifique, qui est de type poétique (poiéô :
faire, créer). On n’est plus dans la simple information, mais dans le dire d’un
sujet.
Exemple :
si je dis : « Madame, je vous dis que votre chien m’énerve »,
c’est une information. Mais si je dis : « Madame / je vous le dis /
moi // votre chien // il m’énerve », c’est mon dire propre, chargé à lui
tout seul de valeurs diverses dont le tout fera sa signifiance. Enfin si je
l’écris tout ainsi, dans le but que d’autres le lisent et en deviennent les
porteurs, les prennent dans leur parole, je suis dans le poétique, le thème en
soit-il aussi banal. Si quelque anglophone devait le traduire, il aurait le
choix d’écrire : « Madam, I myself tell you that your dog
irritates me », ou : « Madam / I tell you / me // your
dog // it irritates me », cette formulation serait-elle irrégulière en
anglais académique. Ce serait une tentative, qui manquerait peut-être quelque
aspect prosodique : « to you I tell » dirait, mieux que
« I tell you », que c’est ici le dire qui compte... Pour
revenir au premier cas, cet anglophone aurait traduit les mots un à un et
rétabli une syntaxe socialement admise par son propre milieu, et porteuse des
valeurs de celui-ci, sans faire intervenir les valeurs de sens d’un sujet
pourtant irréductible. Dans le second cas, il aurait tenté de traduire le tout
de la signifiance propre au pathos du sujet. Le signe traduit ne serait plus le
mot, puis le mot, etc., mais l’ensemble de l’énonciation : le poème. Et le
sujet parlant ne serait pas dénié...
C’est ainsi que traduire
l’écriture de la Bible hébraïque suppose, selon Meschonnic, que l’on traduise
conjointement sa rythmique, sa prosodie et sa syntaxe propres tout autant que
ses mots (la traduction desquels posant aussi quelques questions sur lesquelles
on reviendra rapidement dans la seconde partie). Faute de quoi l’on passe à
côté du porteur de ces écritures, qui est juif, en prenant finalement sa place.
Le
traducteur chrétien, pour ne parler que de lui, est donc sommé de dire quel
texte il traduit, quel texte, aussi, est inspiré. Meschonnic ne se soucie pas de
cela, dans la mesure où pour lui, la possibilité d’une Bible hébraïque
chrétienne n’existe pas, non plus que la question de l’inspiration de ces
Écritures, au sens théologique du terme, même en ce qui concerne l’aire
religieuse juive. Mais si les chrétiens prennent son travail au sérieux, ce
qu’il convient de faire selon le point de vue présenté ici, ils sont conduits,
quant à eux, à s’en préoccuper.
Il
leur est alors loisible de choisir le texte grec des Septante, ou tout autre
version de l’Antiquité. Dans le cas où ils traduiraient les Septante, ils
rapporteraient leur intérêt propre à une filiation spirituelle qui est celle
des Juifs hellénisés de l’époque dite intertestamentaire, contestataires du
tout-Jérusalem des écoles pharisiennes de leur temps. Ils peuvent aussi
« rétablir », à partir de la (presque) seule écriture hébraïque
existante, ceci par un travail textuel historico-critique ou par tout autre
méthode arbitraire, un texte de base qu’ils portent au rang d’écriture
inspirée, se faisant ainsi les récepteurs et détenteurs de cette inspiration –
et pourquoi pas, puisque c’est l’Église qui a fixé le canon biblique des
chrétiens ? Ils peuvent enfin choisir le texte massorétique, ce qui
signifie qu’ils reconnaissent pour inspiré le travail d’écriture de la
synagogue au long des neuf premiers siècles de notre ère. Mais dans ce dernier
cas, ils ne peuvent renoncer à la poétique propre à cette écriture sans en
trahir le sens.
La question posée aux
chrétiens par Meschonnic est donc bien celle-ci : que dites-vous des
Juifs ? À mon sens, le travail de Meschonnic, loin de se borner en effet à
proposer une certaine conception de la poésie biblique et de sa traduction,
pose aux chrétiens, de façon connexe, deux questions fondamentales.
Première question – Faut-il
que les chrétiens acceptent de ne tenir pour biblique, avec le Nouveau
Testament, que le canon massorétique, reconnaissant ainsi sa judéité –
actuelle, non antérieure et caduque ? Il y a là pour eux un enjeu de
nature proprement théologique, portant sur la question de l’inspiration des
Écritures. C’est un débat à mener. Pour ma part, je fais ce choix,
reconnaissant ainsi aux rabbins de Jamnia et à leurs successeurs, jusque dans
leur combat de l’idolâtrie d’un écrit toujours ponctuellement messianisé, le
ministère de porteurs de la Parole. Tout, ici, est dans le sens que l’on
attribue au terme « inspiration » : s’agit-il de la
communication d’un ensemble de vérités concédé aux écrivains bibliques par un
Esprit immatériel, ou bien du juste souffle qui porte la signifiance d’une
parole poétique, dont le référé est un Dieu critique en perpétuel devenir et
advenir historiques ?
La
messianité de l’Écriture hébraïque se trouve donc pour moi tout ailleurs que
dans telle ou telle citation supposée préfigurer la survenue de Jésus –
serait-ce le lieu où les écrivains du Nouveau Testament l’ont située, selon des
modalités qui furent celles de la culture qu’ils partageaient avec leur
entourage juif, et que les Massorètes ont bouleversée. Elle est dans la présence
permanente, toujours en devenir, d’un « je », d’un sujet personnel ou
collectif qui n’en finit pas, jusqu’à mourir (Jonas), de dire et d’interpeller
le Dieu qu’il adore, d’être dit et interpellé par lui. C’est ce sujet que Jésus
habite9, dans des Évangiles qui l’offrent à tout humain
dépourvu pour qu’il l’habite lui aussi.
Deuxième question (mais
c’est la même dite autrement) – Le choix de cette écriture hébraïque,
c’est-à-dire le choix de la signifiance plutôt que du signe ; de l’oralité
rythmée, poétique, plutôt que de la traduction interprétative ; du continu
plutôt que du discontinu ; du sujet parlant plutôt que de l’objet textuel
à éplucher, ce choix est-il foncièrement non chrétien ? Pour ma part, et
contre le christianisme impérial où Meschonnic voit par erreur le tout du
christianisme, je le reconnais au contraire comme totalement congruent à
l’annonce centrale des Évangiles, c’est-à-dire à leur référé : la personne
de Jésus de Nazareth reconnue comme vivante Parole de Dieu. En une formule
assez peu nouvelle, je dirai que je préfère la foi du Christ au christianisme.
Ainsi, si Henri
Meschonnic pointe à juste titre le détournement chrétien de l’inspiration des
Écritures hébraïques, jusqu’à l’époque moderne, sans doute ne perçoit-il pas
assez que l’histoire avance, et qu’une foi chrétienne post-moderne peut encore
surgir, portée par une Écriture dégagée de l’impérialisme du signe,
parallèlement au déploiement mondial de celui-ci et en débat critique avec lui.
Notes
1 Ce texte prend en compte les ouvrages de Henri
Meschonnic parus en 2001 : « Les Cinq Rouleaux » (Le Chant des
chants, Ruth, Comme ou les Lamentations, Paroles du Sage et Esther),
« Jona et le Signifiant errant », « Ovadia » (Abdias),
« Gloires » (Psaumes) et quelques fragments dispersés.
2 Voir sur ce point Étienne
Trocmé, « L’enfance du Christianisme », pp. 152-154. Noêsis, Paris,
1998.
3 Le système massorétique de notation du rythme est très complexe ; on le simplifie ici en rythmant ce demi-verset au moyen de deux seuls signes : deux barres obliques pour les disjonctions fortes (du segolta au rebia’) et une seule pour les plus faibles (du zarqa au telicha). Ces barres ont valeur d’un temps de silence.
4 « La fin d’une parole vaut plus que son
début » (Cohélèt).
5 Notons que ces trois versions « chrétiennes » s’accordent à suivre l’hébreu, non le grec, en traduisant « jeune femme » ou « jeune fille », et non « vierge »... même si « jeune fille » laisse entendre qu’elle n’est pas mariée.
6 La façon de Chouraqui, pour dépendre de la pensée du discontinu, n’en est pas moins différente de celles qui sont citées plus haut.
7 Eugene A. Nida, « Principles of translation as exemplified by Bible translating », dans On translation, éd. par Reuben A. Brower, N.Y., Oxford University Press, 1966. La citation suivante se trouve page 19.
8 « Les Cinq Rouleaux », page 12.
9 Éskênôsén én humin : il a habité parmi nous, d’une racine, skênê, qui fut choisie pour son homophonie relative avec l’hébreu chekinâ, demeure (de Dieu) en un lieu et un temps.
Foi & Vie, 2001
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