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théo-logie
Rencontrer l’Écriture hébraïque
comme poème
Pour Jean ALEXANDRE*, la poétique propre aux Écritures hébraïques réside
premièrement dans l’inscription d’une oralité. On n’y trouvera pas des figures
littéraires, comme l’improbable parallélisme, mais une mouvante façon de mettre
en œuvre une parole orientée vers sa fin. Dans cette optique, traduire ne
consiste pas à fixer la signification de l’écrit dans une langue d’arrivée déjà
réglée. Il s’agit plutôt de porter la signifiance d’une parole qui nous est
étrangère vers une langue d’arrivée à créer : celle de cette parole
étrangère.
À Andrew Dalby
Il est
proposé ici l’ouverture d’un débat qui porterait sur ce que j’appellerai
la prise en compte poétique de la Bible, si l’on entend par poésie l’art de
créer du langage marqué conjointement et fortement par les fonctions
sensorielle, émotionnelle, mentale et motrice de l’être humain.
J’aborderai
d’abord cette question sous l’angle de la traduction, pour envisager ensuite l’aspect
le plus fréquemment considéré comme le fait poétique biblique par excellence, à
savoir le parallélisme.
Pour
cela, je partirai d’une remarque du professeur Jean-Marcel Vincent 1. Il écrivait ces mots à propos de
la méthode que j’ai suivie en traduisant le livre de Jonas : « La
méthode […] qui consiste à traduire un signifiant hébreu par son signifiant
français (et non par un référent) et à reproduire la rythmique du texte hébreu,
a l’avantage de créer une certaine étrangeté (que l’original ne possède
pas !) qui fait réfléchir le lecteur francophone, mais risque aussi de
produire de fâcheux contresens. Au regard de la différence si marquée de style,
dans le livre de Jonas, entre le récit et le Psaume (Jon. 2, 3-10), le
recenseur ne peut que s’étonner de l’affirmation péremptoire selon laquelle
"les écritures ignorent totalement l’opposition entre prose et
poésie" (46). »
Je
me concentrerai sur deux remarques, l’une portant sur la question de
l’étrangeté et l’autre sur les formes littéraires. J’aimerais revenir sur
chacune d’elles, non pour faire l’apologie de ma méthode personnelle ou récuser
l’excellente recension mentionnée plus haut, mais plutôt pour partir de ces
deux remarques afin de tenter de faire avancer la question de notre relation à
la Bible hébraïque.
1. UNE INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ
Dans
ce but, je prendrai d’abord un exemple tiré d’une expérience que tout le monde
peut faire ou a faite en diverses occasions :
Mon
voisin et ami Andrew est un écrivain et un érudit anglais, ancien
bibliothécaire d’une très célèbre université d’Outre-Manche. L’anglais qu’il
parle et qu’il écrit porte la marque de cette éminente qualité culturelle et
universitaire. Il utilise aussi un excellent français. Lorsqu’il parle dans sa
langue, il ne suscite aucun effet d’étrangeté, si toutefois ce qu’il dit peut
être socialement et culturellement situé. Lorsqu’il parle français, en
revanche, son accent britannique crée, à l’oreille du francophone que je suis,
un subtil et plaisant effet d’étrangeté.
L’original
anglais de son discours n’a rien d’étrange, mais cela change lorsqu’il le
transpose en français. Et pour ceux de ses auditeurs qui ne pratiquent pas
l’anglais, les dires de mon ami Andrew sont toujours marqués par cet effet. C’est
que pour eux, sur le plan linguistique en tout cas, Andrew est bel et bien un
étranger…
On
aura compris que je transpose ce très simple exemple dans le domaine de la
traduction biblique, ou d’ailleurs dans celui de la traduction de tout texte à
forte valeur littéraire, en posant simplement cette question : qu’est-ce
qui gêne, dans le fait de tenir compte de la constatation selon laquelle ces
écrits, étrangers par leur langue comme par la culture et les valeurs qu’ils
véhiculent, devraient comporter nécessairement pour nous une part d’étrangeté
une fois traduits en français ? « La traduction est dépaysement
autant que rapprochement », écrivait fort justement Henri Meschonnic à ce
propos 2.
Certes,
Jean-Marcel Vincent se borne à noter l’absence d’étrangeté dans le texte hébreu
à traduire, sans avancer de jugement de valeur sur les traductions qui font
pourtant apparaître un tel effet en français, mais ce constat qu’il fait
devient une contestation fondamentale lorsqu’il est repris dans le cadre bien plus
large des milieux dominants de la traduction biblique. Il s’agit d’ailleurs de
la plupart de ceux qui disposent d’un important dispositif éditorial.
Seuls
échappent à cette contestation, parmi les traducteurs reconnus, des Juifs comme
André Chouraqui ou Henri Meschonnic qui, certes de façon fort divergente, ont à
cœur de souligner dans leurs traductions la marque particulière que les textes
doivent à leur origine hébraïque.
Mais
il s’agit là d’œuvres géniales dues à des personnalités fortes, non de la pratique
commune d’une institution organisée, qu’elle soit confessionnelle ou
éditoriale. En effet, dès qu’un éditeur entreprend de lui-même la publication
d’une traduction de la Bible, que ce soit pour son propre compte ou, bien plus
souvent, pour le compte d’un combinat confessionnel, on retrouve le refus de
cet effet, que l’on peut peut-être appeler alors, pour plagier Freud, une
inquiétante étrangeté.
Pour
moi, la question se pose ainsi : si le traducteur s’ingénie à ramener
l’écriture étrangère à notre langage habituel, c’est que, plus ou moins
consciemment, il pose en principe que ses lecteurs font partie du milieu,
spirituel ou culturel, au sein duquel cette écriture a été créée. Il s’agit de
leur langage. En ce qui concerne la Bible, les lecteurs de ces traductions sont
censés partager les valeurs et la culture des premiers écrivains.
En
revanche, si le traducteur pose d’emblée une distance entre le langage de l’une
et celui des autres, il met en valeur ce fait que les gens qui s’exprimaient au
moyen de ces écritures étaient réellement des étrangers. Ceci aussi bien en ce
qui concerne leur langue que leur culture, leur vision du monde, et peut-être
même… leur foi.
Mais
je reviendrai sur ce dernier point. Ce qui m’intéresse d’abord dans ces deux
attitudes, c’est qu’elles abordent différemment la dialectique de l’Autre et du
Même, et ceci en divers domaines.
Mais
prenons des exemples et comparons deux méthodes. Ainsi, Qo 1, 2 :
havél havâlîm – ‘âmar qohèlèth ––– havél havâlîm –
hakkol hâvèl
Ce
qui donne une fois traduit, au choix :
Vanité des vanités, dit le Maître, vanité des vanités, oui, tout est
dérisoire
(Bible du Semeur) ;
Buée de buées a dit le
Sage buée de buées tout est buée
(Meschonnic).
Il
est amusant de rappeler que, pour les défenseurs de la première méthode, dite
de l’équivalence dynamique, c’est la seconde qui fait preuve d’élitisme, ou
d’intellectualisme… Selon eux, la première serait plus à même d’être comprise
par les simples gens. Mais il ne m’apparaît pas que vanité soit plus
clair que buée. Ni le Maître, dont le champ sémantique est très
large, plus que le Sage. Ni même les virgules plus que les espaces,
surtout s’il est question d’oralité.
Ce
dernier point demande un développement : l’oralité, dans la lecture, c’est
le langage tel qu’on le pratique quand on parle normalement, sans lire de façon
scolaire en marquant les virgules et les points. Il suffit de comparer ce que
cela donne, pour une même personne, de dire directement ce qu’elle pense, ce
qui se fait toujours en marquant des pauses ou de petits silences, puis de le
lire une fois inscrit à la façon de l’école élémentaire. On constatera alors
que l’intellectualisme est du côté des virgules. C’est le rythme de la parole
en acte qui est du côté de l’expérience universelle.
Or
s’il n’y a certes rien de mal à être un intellectuel, l’intellectualisme, lui,
est un vilain défaut en ce qu’il fait dépendre toute pratique humaine de la
capacité qu’a le cerveau de manier les codes d’interprétation élaborés par des
institutions ad hoc. Il déplace alors la différenciation dans un autre registre
que celui qui s’imposait. D’un côté il laisse entendre que les écrivains
bibliques, pour ainsi dire, sont allés à l’école de la République (les
virgules), de l’autre il pose une différence de capacité culturelle entre eux
et leurs lecteurs : vanité, ce terme qui ne dit pas ce qu’on veut
dire quand on l’emploie habituellement, parce qu’il cherche à évoquer une chose
inutile et sans intérêt alors qu’on pense d’emblée à un petit orgueil. Ainsi,
l’écriture biblique devient le fait de gens de chez nous qui en imposent par
leur culture. Ce que sont justement les traducteurs…
D’autant
que le oui, tout est dérisoire de la traduction par équivalence
dynamique limite le champ sémantique de l’hébreu hakkol hâvél. En
passant du statut d’étranger à celui de même-que-nous-les-gens-cultivés,
l’écriture a perdu de sa substance. Car, par malheur, ce qui est dérisoire ne
s’évapore pas aussi facilement que la buée ! Si bien que le oui
qu’on ajoute… n’y ajoute rien. Ici, on n’est pas dans la traduction, mais dans
l’explication de texte.
Il
y avait un-étranger-qui-me-parle, voici donc maintenant
un-savant-qui-m’explique. Il y a toujours un Autre et un Même, mais les
relations entre les deux instances ont changé de mode. Et l’important pour moi,
c’est que l’étranger premier a disparu. Le voici assimilé. Mais sans que le
lecteur soit devenu pour autant son partenaire dans le dialogue.
Où il y a
poésie et poésie
Avant
d’aborder ma seconde remarque, qui porte sur la poésie biblique, je tiens à
préciser rapidement que l’usage consacré de l’expression livres poétiques
pour désigner Job, les Proverbes et les Psaumes, par opposition aux
« vingt-et-un » 3
autres livres du canon hébraïque, semble correspondre, dans le domaine
mélodique, au seul fait que leur système particulier de ponctuation a été conçu
pour noter des variations propres à une technique musicale très élaborée là où
l’autre système note seulement des variations musicales cantilées. Plutôt que poétiques,
il aurait sans doute été plus exact de qualifier les premiers de lyriques 4. Cette appellation de livres
poétiques ne correspond donc pas à ce qu’est réellement la poésie des
Écritures hébraïques.
Pour
aborder cette question de façon pratique, je reprendrai le court texte hébreu
cité plus haut, en notant qu’il obéit, comme on s’en est sans doute rendu
compte, à une rythmique fort serrée, et à une relative répétition dans
l’accentuation :
tatam tatatam – tatam tatamta –––
tatam tatatam – tatam tamta.
On
ne rencontre pas la même exactitude dans le chapitre 2 de Jonas, mais il est
vrai que, comme le note Jean-Marcel Vincent, on observe une différence entre ce
chapitre et le reste du livre, en ce qu’on y trouve un plus fort resserrement
prosodique. Mais cela suppose-t-il qu’il existe là une opposition entre
deux genres littéraires ? Je ne le pense pas.
S’agit-il
de dire que l’on a affaire, ici a un poème, là à de la prose ? C’est cette
distinction qui ne me semble pas pertinente, ce qui ne signifie pas pour moi
qu’une autre ne le serait pas. Que l’on appelle cette écriture comme on
voudra : elle est toute prose, ou toute elle est poème, ce qui revient au
même.
Je
le rappelle, il s’agit de prendre en compte le fait que toute l’écriture
biblique hébraïque est l’inscription d’une oralité. Qu’on me permette alors ce
truisme : dans l’oralité, il n’y a pas de genres littéraires. On
n’y trouve qu’une mouvante façon de mettre la parole en œuvre, en vue d’une fin
vers laquelle elle se dirige inéluctablement.
Traduire,
alors, ce n’est pas viser l’origine de la parole, entreprise à jamais vouée à
l’échec, mais porter la parole vers un avenir.
Ce
tout dernier point m’importe, car c’est tout ce que j’ajoute aux travaux
d’Henri Meschonnic, lui qui n’a pas à effectuer la dévolution d’une Parole
inspirée à une assemblée priante : l’importance du fait que la parole s’en va
vers sa fin, n’est pas réversible, ce qui la distingue absolument de l’écrit.
Dans ce qui est en question, il s’agit de lecture plutôt que d’écriture. On est
mis alors en face d’un avenir à faire. La Bible propose alors un avenir sans
retour. Elle vous met devant la vie qui vous reste avant votre mort. Quand elle
parle au passé, c’est pour transmuer ce passé en présent qui vous porte vers
demain. Car c’est dans l’aujourd’hui de votre lecture qu’elle parle alors.
C’est
en quoi la traduction des Écritures porte une spiritualité : on traduit
comme on croit.
Sur
le point en question, cela signifie qu’au cours de l’effectuation d’une lecture
publique du livre de Jonas, les passages – passage de la présentation par le
lecteur de ce qu’il va lire à sa lecture du récit, puis du récit du premier
chapitre à la prière du second, puis de cette prière au récit qui la suit – ne
se marqueraient que par un art plus ou moins grand dans l’usage des silences,
de la prosodie et du niveau de langue. J’ajoute qu’il en serait de même, à
l’intérieur du récit, des passages allant des laps de temps de la narration
proprement dite aux laps de temps du dialogue.
De
ce point de vue, ce qui distingue, dans Jonas, la narration du psaume, c’est
plus le niveau de langue que la rythmique ou la prosodie. À y regarder de près,
on constate alors que ce qui est supposé être une simple narration est en fait
composé sur un mode littéraire fort élaboré. Sur le plan littéraire, si l’on
n’y retrouve pas Racine ou Hugo, on n’est pas loin de Tardieu ou de Prévert.
Qui sont reconnus comme poètes… Si bien qu’il s’agit en premier lieu de
s’entendre sur ce que l’on appelle poésie.
Pour
ne parler que de lui, le premier chapitre du livre ne manque ni de répétitions
(v. 3a et 3b : millifnéy ‘ădhônâï ; v. 11 et 13 : kî
hayyâm hôlékh wesocèr), ni surtout d’allitérations (v.
2 : câlèyhâ kî-câlthâh râcâthâm ;
v. 4 : hichchevâh – lehichchâvér ; v.6 : wayyiqrav
‘élâyw – rav hahovél ; v. 13 : hâ’ănâchîm lehâchîv
‘èl-hayyabbâchâh ; v. 14 : ‘ânnâh ădhônâï ‘al-nâ’
no’vedhâh).
Il
est vrai cependant que l’on rencontre au chapitre 2 un exercice plus concerté
de ce qu’il est convenu d’appeler parallélisme, mais celui-ci est pour moi,
plutôt qu’une figure de style poétique, un mode particulier de la culture
hébraïque, comme je vais tenter de le montrer.
L’existence
et la fonction du parallélisme biblique sont choses tout à fait répertoriées,
au point que l’on semble évoluer à ce sujet dans le registre de l’évidence.
Mais qu’appelle-t-on parallélisme, et comment en use-t-on ? En y regardant
de plus près, il pourrait apparaître que, comme souvent, l’évidence est ici
matière à soupçon.
Ainsi
par exemple, il existe un point de vue selon lequel il n’y a tout simplement
pas de parallélisme dans la Bible hébraïque, ce qui peut surprendre mais qui se
comprendra bien si l’on constate que, justement, les deux termes d’un supposé
parallélisme ne sont jamais parallèles : il ne s’agit jamais d’une
répétition à l’identique. Pour y voir un parallélisme, il faut donc privilégier
le signifié, en d’autres termes préférer le sens à la forme, le contenu au
contenant, l’esprit à la lettre. Il s’agit par conséquent de s’en tenir de
toute façon à la linguistique du signe, qui découpe le parler et ne s’intéresse
qu’aux unités du langage ainsi délimitées. Or il conviendrait au contraire, du
moins dans cette optique, de privilégier une linguistique de la signifiance,
qui concerne plus justement le flux temporel du discours, dans le poème.
Autrement dit, c’est lorsqu’on s’en tient à la description du discontinu de
la langue au lieu de prendre en compte le continu du parler, du langage,
que l’on est conduit à l’emploi d’une métaphore spatiale, le parallélisme, là
où l’on est dans le temporel, dans le discours.
Si
l’on voulait définir ce fameux parallélisme, il conviendrait de noter que
l’emploi de ce terme se rapporte à la signification, non la signifiance, en
quoi il conforte nos habitudes intellectuelles propres, non nécessairement
celles des Écritures. En voici un exemple (Jon 2, 3-4) :
(wayyommèr
–––)
qârâthî miççârâ lî – ‘èl-ădhônây
– wayyacanénî
tamtata
tatamtatam – tatatam – tatatatamta
mibbètèn cheôl – chiwwactî
– châmactâ qôlî
tatamtatatam – tatamta – tatamtatatam
wattachlîkhénî meçûlâ / bilvav yammîm // wenâhâr
/ yesovvénî
tatatatamta
tatatam / tatam tatam // tatatam / tatatamta
kol-michbârèikhâ weghallèikhâ / câlay
câvârû
tatatatamta tatatamta / tatamtatamta
Soit :
(Et il a dit
–––)
J'ai crié de là où j'étouffais –
vers mon Seigneur – et il m'a répondu
du ventre de la Mort – j'ai imploré
– tu as entendu ma voix
Et un
gouffre m'a jeté – dans le cœur des mers ––– et un flot – m'environne
toutes tes
lames et tes vagues – sur moi ont passé
On constate
ici en premier lieu que le rythme n’a rien de parallèle (terme de toute façon
impropre ici puisqu’il désigne, on l’a dit, une figure spatiale appliquée à une
performance temporelle). En second lieu, s’il y a bien des termes qui se
correspondent de façon systématique, fait qui a pu être considéré comme un
parallélisme, leurs sonorités ne sont en rien similaires. Ce que l’on appelle
parallélisme est alors une façon de dire deux fois à peu près la même chose,
mais avec des mots différents. Une même signification rendue à peu de chose
près de deux façons.
Si l’on
considère, en revanche, la signifiance de ce passage, c’est-à-dire sa
façon de signifier, le mode de sa signification, on est amené à donner
toute son importance à son rythme, c’est-à-dire au fait que sa signification,
serait-elle dupliquée, ne peut être dissociée de la façon dont un corps humain
doit le porter vers autrui (ou vers soi-même) par son souffle et sa voix. C’est
là l’ambition d’une pratique de la traduction biblique respectueuse de la
condition de forme-sens de celle-ci.
Le terme sens ayant ici tout ses
sens…
Bien
entendu, dans une traduction qui voudrait tenir compte de cela, on perdrait les
sonorités de l’hébreu. Au mieux, leur importance dans la traduction tiendrait,
plus qu’aux sons proprement dits, à la possibilité de répondre à une
systématique (assonances, allitérations, rimes) du texte d’origine par une
systématique propre à la langue française, possibilité évidemment aléatoire
mais néanmoins offerte parfois (c’est ainsi qu’en Genèse 1, 2 on pourrait
traduire par exemple tόhû
wâvόhû par
« béance et turbulence » !).
Une différence dans la
fluidité
À mon sens,
ce qu’introduit le parallélisme du
chapitre 2 par rapport au reste du récit du livre de Jonas n’est pas lié à une
différence de genre littéraire mais à la gestuelle (et donc à la cénesthésie)
particulière qu’il implique. Cet aspect est bien connu depuis les travaux de
Marcel Jousse sur le substrat culturel des évangiles 5.
Le psaume
du chapitre 2 suppose une prise en compte du bilatéralisme humain plus
systématique que dans le reste du livre, où elle apparaît surtout dans la
lecture qu’en ont faite les Massorètes, comme ailleurs, en rythmant le verset
biblique en deux temps s’écoulant avant et après un ‘athnah (un
repos). Mais c’est dans les deux cas, c’est-à-dire dans ce psaume comme
ailleurs dans les Écritures, que l’alternance du geste des mains, le rythme
binaire de la marche, du balancement des bras, etc., voire du rythme cardiaque,
mariés aux suspens du souffle, commandent une gestion particulière du temps.
Il s’agit
ici du temps de la parole orale publique, fait d’un rythme mouvant allié à une
cadence plus régulière. Or une alternance plus resserrée, comme dans le
chapitre 2, introduit une cadence plus pressante à l’égard du rythme du
souffle. Le rythme de la lecture est par nature irrégulier, mouvant, puisque
lié à la nécessité de produire des suites de paroles de longueur variable, mais
il est alors amené à se moduler sur cette cadence resserrée.
Cela peut
signifier que le fameux parallélisme
consiste physiquement en un plus
grand resserrement de la parole, la rendant moins fluide, et par conséquent
plus à même de retenir l’attention ou de provoquer des affects. En quoi il
s’agit effectivement d’une modalité poétique propre à cette écriture. Pour
revenir à Jonas, je me bornerai provisoirement à souligner que l’introduction,
au sein d’un récit rythmé, d’une cadence plus affirmée au moment où le
protagoniste prend la parole, cela alors qu’il se trouve dans une situation
dramatique, est un effet oratoire particulièrement efficace, sans plus.
Bien sûr,
cela peut paraître contradictoire avec la thèse selon laquelle le psaume de
Jonas a été intégré tardivement à un récit qui ne le comportait pas
primitivement, ce qui est l’hypothèse retenue par la majorité des exégètes
quant à l’histoire de la rédaction. Je ne sais pas – personne ne le sait
vraiment – si cela s’est passé ainsi, mais même dans ce cas on peut observer
que le résultat final est particulièrement réussi ! Même alors, il
s’agirait dans ce collage d’un travail littéraire de qualité opéré par un rédacteur final que nos exégètes ont
parfois trop tendance à considérer comme un simple scribouillard. Pour ma part,
j’adhère alors pleinement à cet adage de l’Ecclésiaste : « Le bon d’une parole est dans sa
fin. »
3. PARALLÉLISME BIBLIQUE ET IMAGINAIRE
SOCIAL,
LA POÉTIQUE DU
PSAUME 23
En abordant
la question du parallélisme, j’y vois donc d’abord un usage lié à la
signifiance. Bien entendu, celle-ci correspond aussi à une façon d’avancer
dans la signification. Elle le fait d’abord en ce sens que le second
temps peut apporter un renforcement par rapport au premier, ou, plus
exactement, que la succession des deux temps peut porter un sens plus complet
que ne le comporterait la somme des deux pris isolément. Mais il y a plus, et
c’est avant tout que cette différenciation dans l’identité prend place au sein
d’un imaginaire, qu’elle contribue aussi à construire.
Une
réflexion de l’anthropologue britannique Mary Douglas recoupe, à partir
d’autres bases, ce point de vue. Elle écrit en effet : « Le
parallélisme, rappelons-le, n’est pas seulement une manière d’écrire, un simple
procédé stylistique. On ne peut écrire en parallélisme que si l’on pense ainsi,
ce qui est aussi une façon de vivre selon laquelle l’organisation n’est
possible qu’en termes de totalités faites de leurs moitiés, celles-ci étant
parfois égales, le plus souvent inégales. » 6.
Bien
sûr, on peut s’étonner de ces moitiés… qui n’en sont pas vraiment puisqu’elles
peuvent être inégales ! Mais il s’agit pour l’auteure de rendre compte
ainsi d’un fait, selon elle constitutif de la culture biblique. L’exemple
suivant, pris parmi bien d’autres possibles,
l’illustrera : Jacob et Ésaü sont frères jumeaux, deux éléments
d’une paire ; pourtant l’un des deux est l’aîné et l’autre le cadet ;
et surtout, si aucun des deux ne perd quoi que ce soit de concret dans
l’affaire, le vécu de l’un des deux est modifié puisqu’il est choisi. C’est
ainsi qu’il y a instauration d’une disparité dans la parité, d’une élection
particulière au sein d’un statut commun.
On
peut élargir cette façon de voir à d’autres catégories littéraires bien trop
souvent utilisées par les exégètes. Ainsi de la parabole biblique, qui loin
d’être purement et simplement un genre littéraire, est, elle aussi, une façon
globale de penser, et donc de parler. Il y a une façon de caractériser les
diversités littéraires de la Bible en fonction de catégories propres à notre
culture qui ne permet pas toujours d’entendre la voix de cette belle étrangère… ce qui jette un doute
sur la pertinence des théologies que nous faisons découler d’elle.
En
quoi la question de la traduction concerne, là aussi – et à mes yeux, d’abord
–, la foi, ou, plus précisément, le mode de croire du croyant.
Si
l’on reprend ces réflexions dans le cadre de la logique poéticienne exposée
plus haut, il peut devenir intéressant de supposer en effet que, de pair avec
l’effet cénesthésique dont il a été question, le ressac des reprises d’un
thème, dans l’écriture biblique, dit toujours plus que ce qui est dit, et que
c’est la raison même de ce ressac. Au lieu de la répétition liée à une figure
de style, terme statique éloquent en lui-même, on aurait chaque fois un
accroissement du sens, et plus précisément l’émergence d’un imaginaire propre,
que l’on appellera ici son horizon. Cela par la vertu d’une signifiance
proprement poétique que le traducteur, entre autres, devrait toujours garder
présente à l’esprit.
L’exemple
du Psaume 23 visera à mettre cela en œuvre de façon plus explicite.
Le psaume
traduit en tant que poème
On
en avance ci-dessous une traduction, que l’on présente en sorte que les
éléments d’un supposé parallélisme – que j’appellerai désormais redoublement – apparaissent nettement,
ce qui correspond d’ailleurs à l’organisation massorétique du verset en deux
temps. On appellera première et seconde les énonciations qui vont
ainsi par redoublement (en entendant
dans le terme seconde à la fois le
sens temporel de succession et le sens social d’un concours apporté !).
Chaque énonciation seconde explicite
en effet sa première, au moins
partiellement et à sa manière, tout en allant plus loin qu’elle, et le finale
est alors plus riche que la somme de ces deux temps :
Mon Seigneur me conduit
je ne
serai pas en peine.
Dans
des lieux d’herbe fraîche il me fera m’étendre
au-dessus d’une eau
tranquille il me fera me rendre.
Il me fera revenir
il me fera
venir par des chemins de justesse, à cause de son nom.
Même quand
je marcherai dans les ravins de l’ombre de la mort, je n’aurai pas peur du mal,
car tu es avec moi
ta crosse et ton bâton, ceux-là me donnent de
l’assurance.
Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs
tu
as inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.
Seuls,
bonheur et confiance me poursuivront tous les jours de ma vie
et je
demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.
Voici
d’abord quelques précisions quant à la traduction :
v.1 :
–
on traduit le tétragramme par « Mon Seigneur », selon le qeré,
‘ădhônâï ;
–
le terme roci (litt. « mon menant-paître » mais
aussi « me menant paître ») est le plus souvent traduit justement par
« mon berger », mais on a préféré le rendre ici par la forme verbale
« me conduit », qui marque le mouvement (ainsi plus loin :
« il me ramènera », « quand je marcherai ») ; c’est en
partie dans la même intention qu’on traduit les inaccomplis par des futurs.
v.2 :
–
la rime est dans l’hébreu ; le français est repris ici de Henri Meschonnic 7.
v.3 :
–
« il me fera revenir », litt. : « il fera revenir mon nèfèch » ;
–
« des voies », le macăgâl est plutôt une piste
où faire passer une căghâlâ, un chariot, ou encore un
troupeau de bovidés (céghèl)
–
« justesse », çèdèq, dont le sens est plus large que le terme
français « justice » utilisé habituellement.
v.4 :
–
« ta crosse » est une traduction a minima, il faudrait presque
entendre « ton sceptre », chèvèt impliquant le
pouvoir ; michcènèth (« bâton ») désigne
certes une simple canne, mais qui peut devenir aussi une arme défensive, un
gourdin, évoquant en tout cas appui et soutien (racine ch/c/n) ;
–
« l’ombre de la mort » veut rendre çalmâwèth, qui serait
appa-remment une écriture pleine de çalmûth (« image »,
« représentation ») mais évoque en fait la mort : çél mâwèth
(« ombre de mort ») ;
–
le sens précis du verbe yenâhém, piel d’une racine n/h/m,
est problématique : les dictionnaires proposent « conforter »,
« conso-ler », et les traductions souvent « rassurer »,
mais il faut sans doute entendre cela au sens fort, par rapport à un contexte
de danger et de violence ; c’est pourquoi je préfère comprendre ici
« donner de l’assurance », presque au sens de
« courage ».
v.5 :
–
ce « parfum » est plutôt une huile parfumée qui, au-delà de la simple
coutume consistant à accueillir ainsi un hôte, peut évoquer aussi une onction ;
– La question de la traduction des inaccomplis, dans ces deux derniers versets, sera reprise plus bas.
v.6 :
– cette « confiance », hèsèdh,
est le comportement attendu des deux parties d’un serment d’alliance.
Le psaume
comme élaboration dans le temps (poièsis) d’un imaginaire
Je me propose d’aborder dans l’ordre chacun de
ces redoublements :
– Mon Seigneur me conduit
je ne serai pas en peine.
Si
l’on part du principe que chaque redoublement
évoque une totalité qui englobe et dépasse chacun des éléments qui le
constituent, le premier redoublement
met en mouvement un (groupe) humain heureusement placé sous la conduite d’un
meneur caractérisé par la fusion de deux types de relation. Celui du berger et
du troupeau qu’il conduit, et celui du suzerain et des vassaux liés à lui par
serment. Le verbe technique r/c/c suppose en effet
le berger et son troupeau, alors que le nom propre du dieu, lu ‘ădhônâï,
littéralement « Mon Seigneur » 8,
suppose cette relation antique de vassalité qui englobe l’aire de survie d’un
serviteur dans l’aire de domination protectrice de son seigneur.
C’est
cette fusion des deux relations qui introduit le thème statique du contrat
seigneurial dans l’horizon d’un voyage, déplacement dont on ne connaît pas encore
la destination. Cette totalité suppose une théologie et une histoire : le
Seigneur de l’alliance conduit avec sûreté le troupeau fidèle de ses servants
vers un ailleurs nourricier. Elle est donc récit, portée par la signifiance
proprement poétique qui lie le berger et le seigneur dans le discours d’un
fidèle.
Celui
qui parle est alors, et lui-même, et le peuple de ces fidèles qui se voit à la
fois troupeau sûrement conduit et nourri, et tranquille troupe d’un chef très
sûr. L’effet de la seconde consiste en effet à placer ce
déplacement sous le signe de la tranquille assurance, ce qui annonce et colore
tout ce qui va suivre.
Toute
personne qui parle ainsi, qu’il soit un pèlerin faisant sa căliyâ
vers Jérusalem ou un simple lecteur adhérant à son dire, se constitue lui-même
en déplacement vers un but qui n’est pas dit, au sein d’un ensemble humain
mobile auquel il s’identifie totalement, placé sous la conduite protectrice
d’un seigneur lui-même mobile (cette mobilité n’étant pas un attribut habituel
ni nécessaire de la seigneurie).
L’horizon
culturel du pèlerin ou du lecteur croyant, autrement dit l’imaginaire de ce
dire-là, est-ce la migration légendaire de ces bergers guerriers de l’époque
patriarcale, ou encore la pérégrination des Hébreux dans le désert de
l’Exode ? Mais dans les deux cas, vers quel Canaan ? C’est ce qui
n’est pas dit, bien que ces images se fondent dans celle du pèlerinage, et ce
Canaan dans l’image du lieu saint à atteindre.
Le
deuxième redoublement est dépendant
du premier (et les deux, ensemble, constituent eux-mêmes un redoublement).
–
Dans des lieux d’herbe fraîche il me fera m’étendre
au-dessus d’une eau tranquille il me fera me rendre.
On
trouve là en effet une totalité bien moins ambitieuse, un voyage illuminé par
l’image édénique du lieu de l’arrivée : la dernière étape, déterminée par
l’alliance du végétal et de l’eau. Cette fraîcheur évoque l’heureux pacage
destiné au troupeau. Mais si la première évoque l’installation, la
seconde dit aussi qu’il reste encore à parvenir à ces lieux enchanteurs.
On
est ainsi maintenu dans le mouvement, autre caractéristique de l’ensemble du
psaume, on reste un voyageur, celui qui chemine sous la protection et la
conduite rassurantes du seigneur-berger. On sait de plus que l’on sera rafraîchi,
nourri, abreuvé et délassé par lui. C’est ainsi que l’on comprend qu’il est
aussi le maître de ces lieux du repos et de la satiété.
L’horizon
s’élargit donc, dans ce deuxième redoublement,
à l’aire de gouvernance d’un berger dont la seigneurie s’exerce en fonction
d’une heureuse finalité. Et pour reprendre la question posée plus haut, il
s’agit de laisser entendre que ce Canaan est une sorte d’Éden.
– Il me fera revenir
il me fera venir par les chemins de justesse,
à cause de son nom.
Le
troisième redoublement reprend ce
thème dans la perspective du mouvement et de sa raison d’être. Il donne d’abord
une indication supplémentaire au sujet du lieu d’arrivée : il
pourrait être celui d’où, à une certaine époque, on était parti (« il
me fera revenir »). Et la seconde va plus loin dans la
précision : le seigneur-berger, non content d’assurer la sécurité du
voyageur, est présent aussi au lieu d’arrivée, et c’est de là qu’il fait venir
à lui son peuple-troupeau. Il y a eu un temps où seigneur et troupe humaine se
rencontraient en un même lieu.
On est donc ramené vers ce lieu, déjà connu mais apparemment abandonné, ou perdu, et l’on y va par des voies déterminées de façon particulière. Il n’y a pas qu’un lieu à retrouver, en effet, il y a aussi la bonne façon de le faire.
Et
loin d’être seulement proposée au (groupe) fidèle, cette modalité est l’unique
cheminement, le bon moyen d’arriver, que le maître procure. Il s’agit de savoir
où cheminent troupe et troupeau (macăgâl, le chemin, la
voie, est apparenté, on l’a vu, à céghèl, le veau, et à căghalâ,
le chariot) en fonction de la justesse de la relation établie par celui qui le
mène. Le terme çèdèq a une valeur prégnante, il indique à la fois que le
chemin est adapté, que la direction est la bonne, que ce qui se passe au cours
du voyage est positif, et que l’ordonnateur est juste à l’égard des pèlerins,
bref, que ce déplacement s’exerce dans le cadre de la bonne observance d’une
alliance.
Ainsi,
dit le troisième redoublement, si le
lieu du bonheur est perdu, il est promis, et un chemin est donné pour y
parvenir. Si le berger qui mène le (groupe) fidèle est aussi un seigneur, il
est de plus celui du lieu d’arrivée, pressé de retrouver chez lui ses servants.
L’expression du point de vue de ceux-ci ne doit pas faire oublier celui du
berger : il a un but, lui aussi, lui le premier.
L’horizon
s’élargit donc à l’imaginaire d’un règne à venir pourtant déjà présent dans le
mouvement qui se fait. Il s’agit de la pérégrination d’un (groupe) fidèle
retournant au domaine seigneurial qu’il avait quitté, dirigé et protégé par le
seigneur agissant en tant que berger : maître à la fois du passé, du
présent et de l’avenir. Et c’est dans le mouvement de la marche, dans le
présent du discours, que cet imaginaire prend place, s’élabore en tant que
langage.
– Même quand je marcherai dans des ravins de l’ombre de la
mort, je n’aurai pas peur du mal, car tu es avec moi
ta crosse et ton bâton, ceux-là me donnent de
l’assurance.
Le
quatrième redoublement est dépendant
du troisième, de même que le deuxième l’était du premier, et l’on découvre
ainsi un système : les redoublements
marchent par deux, l’un exposant le thème et l’autre l’illustrant. Dans ces
deux premiers cas, c’est le premier des deux qui donne le thème. Les cinquième
et sixième redoublements ne
manqueront pas d’adopter la même logique, si ce n’est qu’ils adoptent un ordre
inverse : c’est le cinquième qui illustre le thème exposé par le sixième,
en sorte que celui-ci puisse se révéler comme un aboutissement.
Dans
ce quatrième redoublement, les
dangers réels que peut toujours courir un pèlerin comme les maux qu’il peut
endurer sont portés à l’absolu, et l’horizon du poème touche alors aux réalités
dernières : la marche vers les « verts pâturages » du seigneur-berger
prend le sens d’un défi porté au mal et à la mort, ces ennemis radicaux qui
rôdent, et qui menacent et enserrent toute vie. La marche en question inclut le
passage même de la vie à la mort, ultime goulet porteur d’angoisse.
Le
poème crée ici une fusion de ces trois niveaux : les dangers réels de la
marche, les dangers potentiels d’une vie de croyant au sein de ce monde,
l’angoisse éprouvée à l’instant de la mort. Le but final est alors à la fois le
lieu saint à atteindre, mais aussi ces figures portées par l’imaginaire propre
au poème : la désirable patrie édénique et la vie heureuse dans l’au-delà.
Face
à l’ensemble de ces représentations à la fois traumatisantes et rassurantes, la
peur, pourtant prégnante, est évacuée dans la première. La seconde
en donne les raisons, en évoquant le pouvoir (le sceptre, chèvèt)
du seigneur et la force (le gourdin, michcènèth) du berger.
C’est ainsi que ce maître fait revenir vers lui avec assurance ceux qu’il
conduit depuis le départ, non sans qu’ils aient à y aider par la confiance de
leur marche.
C’est
ainsi, aussi, que le poème fait du pèlerinage une parabole de l’existence du
croyant, étrennant ainsi une thématique qui traversera les siècles.
Abordons
maintenant les deux derniers
redoublements :
– Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs
tu as
inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.
– Seuls, bonheur et confiance me poursuivront tous les jours
de ma vie
et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour
l’étendue des jours.
Leur
traduction demande d’abord une précision quant à sa conjugaison des verbes à
l’inaccompli. On l’a dit, le Seigneur-berger auquel on se réfère agit dans le
présent du dire alors même que son règne est installé au bout du chemin du
pèlerin. Le poème est ici dans une phase d’anticipation, car le (groupe) fidèle
y est à la fois en marche vers ces accomplissements, et déjà, dans le cadre de
l’imaginaire créé par le poème, au bénéfice de ces derniers. Avec cette table
dressée, on est déjà dans la salle du festin royal qui attend le pèlerin ;
les opposants, quels qu’ils soient et quoi qu’ils aient pu espérer, sont déjà
déçus et mortifiés devant elle. Tout ceci est cependant de l’ordre de
l’inaccompli, et s’il avait voulu situer toute l’affaire dans le présent effectif,
le poète aurait pu inscrire cârakhtâ, tu as dressé, ou ‘attâ
corékh, tu dresses, au lieu de tacărokh,
comme il l’a fait : tu as dressé/dresses/dresseras une table devant
moi.
C’est
ce qui amène à penser que les éléments de ces paires sont à comprendre à la
fois au présent et au futur... ce que l’inaccompli hébreu permet de faire
entendre, mais non notre système verbal.
S’ils
sont traduits ici au futur, c’est pour qu’ils restent cohérents avec les futurs
des versets précédents et maintiennent avec ceux-ci la signifiance d’un
mouvement. Le présent pouvait également s’imposer dans les deux cas, cependant,
dans la logique de ce qui précède. C’est paradoxalement le passé tu as
inondé qui, rendant évidente l’inadéquation de notre compréhension
temporelle habituelle, tente (avec peine) de garder à ces futurs cette valeur
qui empile les temps en un seul moment, celui du dire du psaume. C’est dans ce
dire que tout ce qui est espéré se réalise et est réalisé.
Ceci
posé, ce qui importe est évidemment que le poème installe le (groupe) fidèle
dans l’accomplissement final du voyage. Ce tu dresses devant moi une table
inaugure l’apex de son imaginaire. Il apparaît pourtant qu’il n’énonce pas le
thème de ce double redoublement, mais
son illustration et son enrichissement. En effet, la logique du système qui
commandait les redoublements
précédents est inversée et le thème est exposé à la fin du psaume, dont il
est la conclusion, lui qui chante le temps heureux de l’accomplissement :
– Seuls, bonheur et confiance me poursuivront
tous les jours de ma vie
et je
demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.
On
note d’ailleurs que ce dernier s’organise aussi lui-même à l’inverse, en sorte
que le dernier mot soit laissé à la nomination du lieu final, celui de
l’arrivée, de la fin du voyage – qui est aussi un commencement, celui de
l’étendue des jours heureux à venir.
Voici
alors, évoqué par une anticipation qui fait suspens, ce qui illustre ce dernier
stade : une table et, la décrivant comme la table d’un riche festin, un
parfum et une coupe remplie :
– Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs
tu as
inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.
Dans ce redoublement,
il s’agit du festin des familiers du divin prince, au retour d’un long et
périlleux périple.
Périlleux,
puisque les menaces dont l’ombre planait prennent le visage concret
d’adversaires désormais réduits à contempler, sans pouvoir s’y opposer, le
bonheur et l’abondance que connaissent ceux qu’ils avaient tenus pour leurs
victimes. Mais tout le psaume respire la paix, et les oppresseurs, s’ils sont
humiliés et privés des biens évoquées, ne sont pas exterminés. Et en tout état
de cause, (grâce à l’inversion) ils n’ont pas le dernier mot !
Cette
double inversion finale est proprement poétique. En tant qu’instauration d’une
différence dans la marche habituelle du récit, elle peut être perçue comme l’un
des pendants narratifs possibles de cet élargissement rythmique que l’on peut
observer à la fin de nombreux autres psaumes.
Mais
elle permet surtout de donner réponse à cette question : comment imaginer,
de façon poétique, créatrice, un tel aboutissement et un tel passage dans une
ère à venir, par construction inconnue ? Certes, le lieu d’arrivée est une
projection dans le présent et vers l’avenir de cet autre lieu, ce lieu
abandonné d’avant, le lieu de la Rencontre fantasmée des temps anciens. Mais il
n’est pas possible de le représenter tel qu’en lui-même, sauf à se borner à la
désignation concrète du temple de Jérusalem, ce qui lui effacerait l’ensemble
et l’empilement des connotations évoquées jusque là par le psaume.
Or
si le choix de l’image qui l’évoque est celle du banquet festif, c’est qu’elle
le porte à la sensation, à la perception par la vertu des sens.
Que
fête-t-on alors ? Non seulement la fin heureuse de la quête, le bonheur
retrouvé du repos, de la tranquillité et de la satiété, mais aussi
l’élection : ce parfum, cette coupe, sont aussi les marques de l’élévation
du pèlerin au rang de commensal, de la reconnaissance par son Seigneur et son
dieu de son droit à bénéficier de tous ces biens. Voilà aussi ce que l’on fête,
et c’est ce que ce redoublement
antéposé a pour effet de souligner, ses deux temps créant ensemble, dans leur
ressac, une image complexe, d’une très grande richesse. Celle-ci peut aller
jusqu’à évoquer le rôle futur de ces fidèles attablés, celui de
serviteurs-ministres d’un grand roi universel.
On
a dit déjà cette évidence, que le dernier redoublement
est le dire de l’aboutissement. Mais celui-ci instaure donc plus qu’un lieu
d’arrivée, il évoque aussi des durées de temps. Avec la seconde (je rappelle que le redoublement
est inversé), cette durée correspond à la durée d’une vie : tous les jours de ma vie. On entend bien
ce que cela recouvre s’il s’agit de la vie d’une personne, mais c’est moins
clair si l’énonciateur est un groupe, voire la partie pérégrinante et priante
d’un peuple.
Mais
il s’agit là d’une conséquence, d’une application pratique et d’une relative
explicitation, bien nécessaires puisque la
première (et je demeurerai dans la
maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours) outrepasse ces
incertitudes en intégrant les temps de l’un comme de l’autre, du fidèle comme
de son peuple, dans le temps indéfini qui récapitule tous les temps.
Ce
n’est sans doute pas un temps hors du temps, il suppose une durée, mais
peut-être est-il quand même un temps récapitulatif, constitué de toutes les
temporalités : celle, actuelle, de la marche du pèlerin, celle de son dire
ou de la lecture du psaume, celle d’une vie de croyant au sein de ce monde,
celle de l’histoire d’une communauté ou d’un peuple, celle de l’étendue inconnue d’une vie divine,
celle de la prière. Toutes celles-là, peut-être, présentes en ce moment où est
évoqué l’accomplissement.
Soulignons-le,
quelle qu’elle soit, cette temporalité-là est celle que crée le dire du psaume.
C’est lui qui fait de la Maison de Mon
Seigneur un hier-aujourd’hui-demain : le lieu perdu à retrouver, le déjà-là
de la parole, l’absolu bonheur attendu. Le temps/hors temps de la prière.
On
est là dans cette pratique d’un langage qui, à coup d’allers et de retours
fluctuant dans le temps de l’énonciation, crée ainsi pas à pas son imaginaire à
partir de quelques images fortes (le berger, le seigneur, le banquet, etc.)
jusqu’à faire voir, pour ainsi dire,
un horizon de parole, l’évocation extrême du lieu et du temps de son désir.
Or
si ce faire voir, qu’un tel parler
permet mystérieusement, est l’objet final du poème, il est aussi celui du
traducteur…
4. DANS QUEL BUT
TRADUIT-ON ?
Il est
clair que mon point de vue contredit les efforts séculaires consentis pour
trouver dans la poésie psalmique des règles de versifications proches, suivant
le cas, des nôtres ou de celles de la cantilation proche-orientale. Outre
l’attention portée au parallélisme, et plus généralement, on a cherché des
régularités : des strophes, des vers, des systèmes d’accentuation…
Concernant
les strophes, s’il s’agit de dire que la succession de divers éléments de la
parole correspond à la succession de diverses réflexions, réactions ou
sensations dans un même poème, cela me paraît assez évident. Mais, mis à part
le genre alphabétique, on a assez rarement pu établir réellement l’existence de
cette régularité que suppose un système itératif de strophes dans un poème
biblique. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’y trouver une versification
comparable, même de loin, à celles de nos Classiques… Compter les syllabes vers
après vers suppose déjà en effet qu’il y ait des vers, alors qu’on ne trouve
que des versets aux durées fort variables.
En
français, l’effort le plus abouti, dans ces domaines, se trouve pour moi dans
le Psautier liturgique œcuménique établi sous la direction du regretté Joseph
Gelineau s.j. 9. Il suppose une
régularité relative des accents toniques permettant au traducteur d’organiser
le psaume en vers et en strophes. On notera le glissement : on ne prétend
pas que le psalmiste ait envisagé lui-même une telle organisation, mais qu’il a
pu jouer en tout cas sur la rythmique des accents toniques.
Le Père
Gelineau bénéficiait d’une bonne connaissance de la longue tradition de
cantilation chrétienne proche-orientale, araméenne, monodique et non mesurée.
Son effort a consisté à allier autant que possible cette tradition à celle de
la psalmodie occidentale, avec sa formule mélodique modèle comprenant stiques,
versets et strophes. Sur le plan de la traduction proprement dite, son mérite
est donc d’avoir défini clairement son objet : répondre à une demande de
piété liturgique présente dans nos Églises actuelles, en particulier chez une
Église romaine postconciliaire.
Cette
clarté se retrouve dans les traductions prosaïques dites de l’équivalence
dynamique qui envisagent leur destinataire comme celui que, dans un souci
missionnaire ou pastoral, on cherche à toucher ou que l’on a touché par un
message que l’on espère évangélique, alors qu’il ne saurait pas lire un
français trop élaboré.
Mais dans
les deux cas, on trouve un autre point commun, le fait que l’étrangeté biblique
est occultée autant que possible. Pour quoi, ou pour qui y traduit-on ?
Non pour cet autre, mais pour nous-mêmes. Bien sûr, il pourrait paraître
saugrenu de traduire un texte étranger avant tout pour lui-même : ne le
traduit-on pas justement pour ceux qui lui sont étrangers ? Néanmoins,
s’il n’est pas là, autant que faire se peut tel qu’en lui-même, dans cette
traduction, à quoi bon l’avoir traduit ? On risque de n’y retrouver que
soi. Sa façon bien à soi d’accepter de le recevoir ou de le transmettre.
Je crois
que c’est la poésie propre à ces écritures qui peut donner à un peuple la
chance de les rencontrer. Car c’est ainsi qu’elles parlent : à leur
manière, non à la nôtre. Oserai-je dire que quand elle parlent de Dieu, c’est
de leur Dieu qu’il s’agit, non du nôtre ? Oui, en vérité, car quand on dit
autrement les choses, on dit autre chose…
C’est bien
sûr ce que l’on fait chaque fois que l’on traduit. Faut-il néanmoins le
faire ou faut-il en rester à l’hébreu, comme le font les juifs ? Cela
supposerait de faire le choix d’une identité particulière, séparée sur ce point
de la diversité de la multitude. Le choix de proposer la Bible à tout vent
suppose une traduction. Pour moi la question se pose alors en ces termes :
faut-il ramener la langue biblique à la nôtre, et plus précisément à celles de
nos instituteurs ou de nos moines, ou viser à créer une langue française de la
Bible, une poésie française de la Bible ?
Lorsque
j’étais enfant, à l’école laïque de mon faubourg natal, on nous reprenait
souvent ainsi : « On ne dit pas cela ! ». C’était fort
étonnant, car à la maison, à l’atelier ou au café, où résonnait la langue
française du faubourg, on disait
justement cela…. Bien des Français ont connu cette expérience disqualifiante,
et l’on sait aussi que nos grands écrivains le sont devenus grâce à leur style
qui, souvent, n’est rien d’autre qu’une façon particulière de se rebeller
contre elle.
Même exilée
dans notre monde, une Bible qui dirait
cela, c’est-à-dire parlerait en français à sa manière plutôt que d’user de
la façon supposée normative de s’exprimer, deviendrait une Bible-sujet, parlant
à d’autres sujets.
Jean ALEXANDRE
SAINT-COUTANT
* Jean Alexandre est l’auteur d’essais sur la culture biblique et de recueils de poèmes.
Notes
[1] ÉTR, 2006/1, Parmi les livres, p. 117-119. La citation concernée se trouve p. 118, col. 1, et concerne Jonas ou l’oiseau du malheur. Variations bibliques sur un thème narratif, par Jean ALEXANDRE, Paris, L’Harmattan, coll. Sémantiques, 2003.
2 Henri MESCHONNIC, Les Cinq Rouleaux, Paris, Gallimard, 1970, p. 58.
3 C’est le nombre juif traditionnel, qui compte respectivement pour un seul les livres de Samuel, Rois et Chroniques.
4 Voir William WICKES, Two Treaties on the
Accentuation of the Old Testament (Prolegomenon de Aron DOTAN), New York, NY, Ktav Publishing House, 1970, p. 9 : “a
finer and fuller, more artificial and impressive, melody”.
5 Entre autres, Marcel JOUSSE s.j., L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974.
6
Mary DOUGLAS, L’anthropologue et la
Bible. Lecture du Lévitique, Paris, Bayard,
2004, p. 281.
7 Henri MESCHONNIC, Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, ad loc.
8 Dans la relation seigneuriale dont il s’agit, le seigneur (‘ădhôn) est celui qui a confié à son serviteur (cèvèdh) la nature propre et l’honneur de sa personne : son nom.
9 Le Psautier. Version œcuménique, texte liturgique, Paris, Cerf, 1977.
« Études théologiques et religieuses », 2010
/ 1, pp. 61 à 79
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