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théo-logie

 

 

 

Rencontrer l’Écriture hébraïque

comme poème

 

 

 

 

Pour Jean ALEXANDRE*, la poétique propre aux Écritures hébraïques réside premièrement dans l’inscription d’une oralité. On n’y trouvera pas des figures littéraires, comme l’improbable parallélisme, mais une mouvante façon de mettre en œuvre une parole orientée vers sa fin. Dans cette optique, traduire ne consiste pas à fixer la signification de l’écrit dans une langue d’arrivée déjà réglée. Il s’agit plutôt de porter la signifiance d’une parole qui nous est étrangère vers une langue d’arrivée à créer : celle de cette parole étrangère.

 

 

 

À Andrew Dalby

 

 

Il est proposé ici l’ouverture d’un débat qui porterait sur ce que j’appellerai la prise en compte poétique de la Bible, si l’on entend par poésie l’art de créer du langage marqué conjointement et fortement par les fonctions sensorielle, émotionnelle, mentale et motrice de l’être humain.

J’aborderai d’abord cette question sous l’angle de la traduction, pour envisager ensuite l’aspect le plus fréquemment considéré comme le fait poétique biblique par excellence, à savoir le parallélisme. 

 

Pour cela, je partirai d’une remarque du professeur Jean-Marcel Vincent 1. Il écrivait ces mots à propos de la méthode que j’ai suivie en traduisant le livre de Jonas : « La méthode […] qui consiste à traduire un signifiant hébreu par son signifiant français (et non par un référent) et à reproduire la rythmique du texte hébreu, a l’avantage de créer une certaine étrangeté (que l’original ne possède pas !) qui fait réfléchir le lecteur francophone, mais risque aussi de produire de fâcheux contresens. Au regard de la différence si marquée de style, dans le livre de Jonas, entre le récit et le Psaume (Jon. 2, 3-10), le recenseur ne peut que s’étonner de l’affirmation péremptoire selon laquelle "les écritures ignorent totalement l’opposition entre prose et poésie" (46). »

Je me concentrerai sur deux remarques, l’une portant sur la question de l’étrangeté et l’autre sur les formes littéraires. J’aimerais revenir sur chacune d’elles, non pour faire l’apologie de ma méthode personnelle ou récuser l’excellente recension mentionnée plus haut, mais plutôt pour partir de ces deux remarques afin de tenter de faire avancer la question de notre relation à la Bible hébraïque.

 

 

1. UNE INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ

 

Dans ce but, je prendrai d’abord un exemple tiré d’une expérience que tout le monde peut faire ou a faite en diverses occasions :

Mon voisin et ami Andrew est un écrivain et un érudit anglais, ancien bibliothécaire d’une très célèbre université d’Outre-Manche. L’anglais qu’il parle et qu’il écrit porte la marque de cette éminente qualité culturelle et universitaire. Il utilise aussi un excellent français. Lorsqu’il parle dans sa langue, il ne suscite aucun effet d’étrangeté, si toutefois ce qu’il dit peut être socialement et culturellement situé. Lorsqu’il parle français, en revanche, son accent britannique crée, à l’oreille du francophone que je suis, un subtil et plaisant effet d’étrangeté.

L’original anglais de son discours n’a rien d’étrange, mais cela change lorsqu’il le transpose en français. Et pour ceux de ses auditeurs qui ne pratiquent pas l’anglais, les dires de mon ami Andrew sont toujours marqués par cet effet. C’est que pour eux, sur le plan linguistique en tout cas, Andrew est bel et bien un étranger…

On aura compris que je transpose ce très simple exemple dans le domaine de la traduction biblique, ou d’ailleurs dans celui de la traduction de tout texte à forte valeur littéraire, en posant simplement cette question : qu’est-ce qui gêne, dans le fait de tenir compte de la constatation selon laquelle ces écrits, étrangers par leur langue comme par la culture et les valeurs qu’ils véhiculent, devraient comporter nécessairement pour nous une part d’étrangeté une fois traduits en français ? « La traduction est dépaysement autant que rapprochement », écrivait fort justement Henri Meschonnic à ce propos 2.

 

Certes, Jean-Marcel Vincent se borne à noter l’absence d’étrangeté dans le texte hébreu à traduire, sans avancer de jugement de valeur sur les traductions qui font pourtant apparaître un tel effet en français, mais ce constat qu’il fait devient une contestation fondamentale lorsqu’il est repris dans le cadre bien plus large des milieux dominants de la traduction biblique. Il s’agit d’ailleurs de la plupart de ceux qui disposent d’un important dispositif éditorial.

Seuls échappent à cette contestation, parmi les traducteurs reconnus, des Juifs comme André Chouraqui ou Henri Meschonnic qui, certes de façon fort divergente, ont à cœur de souligner dans leurs traductions la marque particulière que les textes doivent à leur origine hébraïque.

Mais il s’agit là d’œuvres géniales dues à des personnalités fortes, non de la pratique commune d’une institution organisée, qu’elle soit confessionnelle ou éditoriale. En effet, dès qu’un éditeur entreprend de lui-même la publication d’une traduction de la Bible, que ce soit pour son propre compte ou, bien plus souvent, pour le compte d’un combinat confessionnel, on retrouve le refus de cet effet, que l’on peut peut-être appeler alors, pour plagier Freud, une inquiétante étrangeté.

Pour moi, la question se pose ainsi : si le traducteur s’ingénie à ramener l’écriture étrangère à notre langage habituel, c’est que, plus ou moins consciemment, il pose en principe que ses lecteurs font partie du milieu, spirituel ou culturel, au sein duquel cette écriture a été créée. Il s’agit de leur langage. En ce qui concerne la Bible, les lecteurs de ces traductions sont censés partager les valeurs et la culture des premiers écrivains.

En revanche, si le traducteur pose d’emblée une distance entre le langage de l’une et celui des autres, il met en valeur ce fait que les gens qui s’exprimaient au moyen de ces écritures étaient réellement des étrangers. Ceci aussi bien en ce qui concerne leur langue que leur culture, leur vision du monde, et peut-être même… leur foi.

Mais je reviendrai sur ce dernier point. Ce qui m’intéresse d’abord dans ces deux attitudes, c’est qu’elles abordent différemment la dialectique de l’Autre et du Même, et ceci en divers domaines.

Mais prenons des exemples et comparons deux méthodes. Ainsi, Qo 1, 2 :

havél havâlîm – ‘âmar qohèlèth ––– havél havâlîm – hakkol hâvèl

Ce qui donne une fois traduit, au choix :

Vanité des vanités, dit le Maître, vanité des vanités, oui, tout est dérisoire

(Bible du Semeur) ;

Buée de buées     a dit le Sage            buée de buées     tout est buée

(Meschonnic).

Il est amusant de rappeler que, pour les défenseurs de la première méthode, dite de l’équivalence dynamique, c’est la seconde qui fait preuve d’élitisme, ou d’intellectualisme… Selon eux, la première serait plus à même d’être comprise par les simples gens. Mais il ne m’apparaît pas que vanité soit plus clair que buée. Ni le Maître, dont le champ sémantique est très large, plus que le Sage. Ni même les virgules plus que les espaces, surtout s’il est question d’oralité.

Ce dernier point demande un développement : l’oralité, dans la lecture, c’est le langage tel qu’on le pratique quand on parle normalement, sans lire de façon scolaire en marquant les virgules et les points. Il suffit de comparer ce que cela donne, pour une même personne, de dire directement ce qu’elle pense, ce qui se fait toujours en marquant des pauses ou de petits silences, puis de le lire une fois inscrit à la façon de l’école élémentaire. On constatera alors que l’intellectualisme est du côté des virgules. C’est le rythme de la parole en acte qui est du côté de l’expérience universelle.

Or s’il n’y a certes rien de mal à être un intellectuel, l’intellectualisme, lui, est un vilain défaut en ce qu’il fait dépendre toute pratique humaine de la capacité qu’a le cerveau de manier les codes d’interprétation élaborés par des institutions ad hoc. Il déplace alors la différenciation dans un autre registre que celui qui s’imposait. D’un côté il laisse entendre que les écrivains bibliques, pour ainsi dire, sont allés à l’école de la République (les virgules), de l’autre il pose une différence de capacité culturelle entre eux et leurs lecteurs : vanité, ce terme qui ne dit pas ce qu’on veut dire quand on l’emploie habituellement, parce qu’il cherche à évoquer une chose inutile et sans intérêt alors qu’on pense d’emblée à un petit orgueil. Ainsi, l’écriture biblique devient le fait de gens de chez nous qui en imposent par leur culture. Ce que sont justement les traducteurs…

D’autant que le oui, tout est dérisoire de la traduction par équivalence dynamique limite le champ sémantique de l’hébreu hakkol hâvél. En passant du statut d’étranger à celui de même-que-nous-les-gens-cultivés, l’écriture a perdu de sa substance. Car, par malheur, ce qui est dérisoire ne s’évapore pas aussi facilement que la buée ! Si bien que le oui qu’on ajoute… n’y ajoute rien. Ici, on n’est pas dans la traduction, mais dans l’explication de texte.

Il y avait un-étranger-qui-me-parle, voici donc maintenant un-savant-qui-m’explique. Il y a toujours un Autre et un Même, mais les relations entre les deux instances ont changé de mode. Et l’important pour moi, c’est que l’étranger premier a disparu. Le voici assimilé. Mais sans que le lecteur soit devenu pour autant son partenaire dans le dialogue.

 

Où il y a poésie et poésie

 

Avant d’aborder ma seconde remarque, qui porte sur la poésie biblique, je tiens à préciser rapidement que l’usage consacré de l’expression livres poétiques pour désigner Job, les Proverbes et les Psaumes, par opposition aux « vingt-et-un » 3 autres livres du canon hébraïque, semble correspondre, dans le domaine mélodique, au seul fait que leur système particulier de ponctuation a été conçu pour noter des variations propres à une technique musicale très élaborée là où l’autre système note seulement des variations musicales cantilées. Plutôt que poétiques, il aurait sans doute été plus exact de qualifier les premiers de lyriques 4. Cette appellation de livres poétiques ne correspond donc pas à ce qu’est réellement la poésie des Écritures hébraïques.

 

Pour aborder cette question de façon pratique, je reprendrai le court texte hébreu cité plus haut, en notant qu’il obéit, comme on s’en est sans doute rendu compte, à une rythmique fort serrée, et à une relative répétition dans l’accentuation :

tatam tatatam – tatam tatamta ––– tatam tatatam – tatam tamta.

On ne rencontre pas la même exactitude dans le chapitre 2 de Jonas, mais il est vrai que, comme le note Jean-Marcel Vincent, on observe une différence entre ce chapitre et le reste du livre, en ce qu’on y trouve un plus fort resserrement prosodique. Mais cela suppose-t-il qu’il existe là une opposition entre deux genres littéraires ? Je ne le pense pas.

S’agit-il de dire que l’on a affaire, ici a un poème, là à de la prose ? C’est cette distinction qui ne me semble pas pertinente, ce qui ne signifie pas pour moi qu’une autre ne le serait pas. Que l’on appelle cette écriture comme on voudra : elle est toute prose, ou toute elle est poème, ce qui revient au même.

Je le rappelle, il s’agit de prendre en compte le fait que toute l’écriture biblique hébraïque est l’inscription d’une oralité. Qu’on me permette alors ce truisme : dans l’oralité, il n’y a pas de genres littéraires. On n’y trouve qu’une mouvante façon de mettre la parole en œuvre, en vue d’une fin vers laquelle elle se dirige inéluctablement.

Traduire, alors, ce n’est pas viser l’origine de la parole, entreprise à jamais vouée à l’échec, mais porter la parole vers un avenir.

Ce tout dernier point m’importe, car c’est tout ce que j’ajoute aux travaux d’Henri Meschonnic, lui qui n’a pas à effectuer la dévolution d’une Parole inspirée à une assemblée priante : l’importance du fait que la parole s’en va vers sa fin, n’est pas réversible, ce qui la distingue absolument de l’écrit. Dans ce qui est en question, il s’agit de lecture plutôt que d’écriture. On est mis alors en face d’un avenir à faire. La Bible propose alors un avenir sans retour. Elle vous met devant la vie qui vous reste avant votre mort. Quand elle parle au passé, c’est pour transmuer ce passé en présent qui vous porte vers demain. Car c’est dans l’aujourd’hui de votre lecture qu’elle parle alors.

C’est en quoi la traduction des Écritures porte une spiritualité : on traduit comme on croit.  

 

Sur le point en question, cela signifie qu’au cours de l’effectuation d’une lecture publique du livre de Jonas, les passages – passage de la présentation par le lecteur de ce qu’il va lire à sa lecture du récit, puis du récit du premier chapitre à la prière du second, puis de cette prière au récit qui la suit – ne se marqueraient que par un art plus ou moins grand dans l’usage des silences, de la prosodie et du niveau de langue. J’ajoute qu’il en serait de même, à l’intérieur du récit, des passages allant des laps de temps de la narration proprement dite aux laps de temps du dialogue.

De ce point de vue, ce qui distingue, dans Jonas, la narration du psaume, c’est plus le niveau de langue que la rythmique ou la prosodie. À y regarder de près, on constate alors que ce qui est supposé être une simple narration est en fait composé sur un mode littéraire fort élaboré. Sur le plan littéraire, si l’on n’y retrouve pas Racine ou Hugo, on n’est pas loin de Tardieu ou de Prévert. Qui sont reconnus comme poètes… Si bien qu’il s’agit en premier lieu de s’entendre sur ce que l’on appelle poésie.

Pour ne parler que de lui, le premier chapitre du livre ne manque ni de répétitions (v. 3a et 3b : millifnéy ‘ădhônâï ; v. 11 et 13 : kî hayyâm hôlékh wesocèr), ni surtout d’allitérations (v. 2 : câlèyhâ kî-câlthâh râcâthâm ; v. 4 : hichchevâh – lehichchâvér ; v.6 : wayyiqrav ‘élâyw – rav hahovél ; v. 13 : hâ’ănâchîm lehâchîv ‘èl-hayyabbâchâh ; v. 14 : ‘ânnâh ădhônâï ‘al-nâ’ no’vedhâh).

Il est vrai cependant que l’on rencontre au chapitre 2 un exercice plus concerté de ce qu’il est convenu d’appeler parallélisme, mais celui-ci est pour moi, plutôt qu’une figure de style poétique, un mode particulier de la culture hébraïque, comme je vais tenter de le montrer.

 

 

2. PARALLÉLISME ET SIGNIFIANCE

 

L’existence et la fonction du parallélisme biblique sont choses tout à fait répertoriées, au point que l’on semble évoluer à ce sujet dans le registre de l’évidence. Mais qu’appelle-t-on parallélisme, et comment en use-t-on ? En y regardant de plus près, il pourrait apparaître que, comme souvent, l’évidence est ici matière à soupçon.

 

Ainsi par exemple, il existe un point de vue selon lequel il n’y a tout simplement pas de parallélisme dans la Bible hébraïque, ce qui peut surprendre mais qui se comprendra bien si l’on constate que, justement, les deux termes d’un supposé parallélisme ne sont jamais parallèles : il ne s’agit jamais d’une répétition à l’identique. Pour y voir un parallélisme, il faut donc privilégier le signifié, en d’autres termes préférer le sens à la forme, le contenu au contenant, l’esprit à la lettre. Il s’agit par conséquent de s’en tenir de toute façon à la linguistique du signe, qui découpe le parler et ne s’intéresse qu’aux unités du langage ainsi délimitées. Or il conviendrait au contraire, du moins dans cette optique, de privilégier une linguistique de la signifiance, qui concerne plus justement le flux temporel du discours, dans le poème. Autrement dit, c’est lorsqu’on s’en tient à la description du discontinu de la langue au lieu de prendre en compte le continu du parler, du langage, que l’on est conduit à l’emploi d’une métaphore spatiale, le parallélisme, là où l’on est dans le temporel, dans le discours.

 

Si l’on voulait définir ce fameux parallélisme, il conviendrait de noter que l’emploi de ce terme se rapporte à la signification, non la signifiance, en quoi il conforte nos habitudes intellectuelles propres, non nécessairement celles des Écritures. En voici un exemple (Jon 2, 3-4) :

(wayyommèr –––)

râthî miççârâ lî – ‘èl-ădhônây – wayyaca

tamtata tatamtatam – tatatam – tatatatamta

mibtèn cheôl – chiwwactî – châmactâ qô

tatamtatatam – tatamta – tatamtatatam

wattachlîkhénî meçû / bilvav yammîm // wenâhâr / yesov

tatatatamta tatatam / tatam tatam // tatatam / tatatamta

kol-michbârèikhâ weghallèikhâ / câlay câ

tatatatamta tatatamta / tatamtatamta

Soit :

(Et il a dit –––)

J'ai crié de là où j'étouffais – vers mon Seigneur – et il m'a répondu

du ventre de la Mort – j'ai imploré – tu as entendu ma voix

Et un gouffre m'a jeté – dans le cœur des mers ––– et un flot – m'environne

toutes tes lames et tes vagues – sur moi ont passé

On constate ici en premier lieu que le rythme n’a rien de parallèle (terme de toute façon impropre ici puisqu’il désigne, on l’a dit, une figure spatiale appliquée à une performance temporelle). En second lieu, s’il y a bien des termes qui se correspondent de façon systématique, fait qui a pu être considéré comme un parallélisme, leurs sonorités ne sont en rien similaires. Ce que l’on appelle parallélisme est alors une façon de dire deux fois à peu près la même chose, mais avec des mots différents. Une même signification rendue à peu de chose près de deux façons.

Si l’on considère, en revanche, la signifiance de ce passage, c’est-à-dire sa façon de signifier, le mode de sa signification, on est amené à donner toute son importance à son rythme, c’est-à-dire au fait que sa signification, serait-elle dupliquée, ne peut être dissociée de la façon dont un corps humain doit le porter vers autrui (ou vers soi-même) par son souffle et sa voix. C’est là l’ambition d’une pratique de la traduction biblique respectueuse de la condition de forme-sens de celle-ci. Le terme sens ayant ici tout ses sens…

Bien entendu, dans une traduction qui voudrait tenir compte de cela, on perdrait les sonorités de l’hébreu. Au mieux, leur importance dans la traduction tiendrait, plus qu’aux sons proprement dits, à la possibilité de répondre à une systématique (assonances, allitérations, rimes) du texte d’origine par une systématique propre à la langue française, possibilité évidemment aléatoire mais néanmoins offerte parfois (c’est ainsi qu’en Genèse 1, 2 on pourrait traduire par exemple hû wâvό par « béance et turbulence » !).

 

Une différence dans la fluidité

 

À mon sens, ce qu’introduit le parallélisme du chapitre 2 par rapport au reste du récit du livre de Jonas n’est pas lié à une différence de genre littéraire mais à la gestuelle (et donc à la cénesthésie) particulière qu’il implique. Cet aspect est bien connu depuis les travaux de Marcel Jousse sur le substrat culturel des évangiles 5.

Le psaume du chapitre 2 suppose une prise en compte du bilatéralisme humain plus systématique que dans le reste du livre, où elle apparaît surtout dans la lecture qu’en ont faite les Massorètes, comme ailleurs, en rythmant le verset biblique en deux temps s’écoulant avant et après un athnah (un repos). Mais c’est dans les deux cas, c’est-à-dire dans ce psaume comme ailleurs dans les Écritures, que l’alternance du geste des mains, le rythme binaire de la marche, du balancement des bras, etc., voire du rythme cardiaque, mariés aux suspens du souffle, commandent une gestion particulière du temps.

Il s’agit ici du temps de la parole orale publique, fait d’un rythme mouvant allié à une cadence plus régulière. Or une alternance plus resserrée, comme dans le chapitre 2, introduit une cadence plus pressante à l’égard du rythme du souffle. Le rythme de la lecture est par nature irrégulier, mouvant, puisque lié à la nécessité de produire des suites de paroles de longueur variable, mais il est alors amené à se moduler sur cette cadence resserrée.

Cela peut signifier que le fameux parallélisme consiste physiquement en un plus grand resserrement de la parole, la rendant moins fluide, et par conséquent plus à même de retenir l’attention ou de provoquer des affects. En quoi il s’agit effectivement d’une modalité poétique propre à cette écriture. Pour revenir à Jonas, je me bornerai provisoirement à souligner que l’introduction, au sein d’un récit rythmé, d’une cadence plus affirmée au moment où le protagoniste prend la parole, cela alors qu’il se trouve dans une situation dramatique, est un effet oratoire particulièrement efficace, sans plus.

Bien sûr, cela peut paraître contradictoire avec la thèse selon laquelle le psaume de Jonas a été intégré tardivement à un récit qui ne le comportait pas primitivement, ce qui est l’hypothèse retenue par la majorité des exégètes quant à l’histoire de la rédaction. Je ne sais pas – personne ne le sait vraiment – si cela s’est passé ainsi, mais même dans ce cas on peut observer que le résultat final est particulièrement réussi ! Même alors, il s’agirait dans ce collage d’un travail littéraire de qualité opéré par un rédacteur final que nos exégètes ont parfois trop tendance à considérer comme un simple scribouillard. Pour ma part, j’adhère alors pleinement à cet adage de l’Ecclésiaste : « Le bon d’une parole est dans sa fin. » 

 

 

3. PARALLÉLISME BIBLIQUE ET IMAGINAIRE SOCIAL,

LA POÉTIQUE DU PSAUME 23

 

En abordant la question du parallélisme, j’y vois donc d’abord un usage lié à la signifiance. Bien entendu, celle-ci correspond aussi à une façon d’avancer dans la signification. Elle le fait d’abord en ce sens que le second temps peut apporter un renforcement par rapport au premier, ou, plus exactement, que la succession des deux temps peut porter un sens plus complet que ne le comporterait la somme des deux pris isolément. Mais il y a plus, et c’est avant tout que cette différenciation dans l’identité prend place au sein d’un imaginaire, qu’elle contribue aussi à construire.  

 

Une réflexion de l’anthropologue britannique Mary Douglas recoupe, à partir d’autres bases, ce point de vue. Elle écrit en effet : « Le parallélisme, rappelons-le, n’est pas seulement une manière d’écrire, un simple procédé stylistique. On ne peut écrire en parallélisme que si l’on pense ainsi, ce qui est aussi une façon de vivre selon laquelle l’organisation n’est possible qu’en termes de totalités faites de leurs moitiés, celles-ci étant parfois égales, le plus souvent inégales. » 6.

Bien sûr, on peut s’étonner de ces moitiés… qui n’en sont pas vraiment puisqu’elles peuvent être inégales ! Mais il s’agit pour l’auteure de rendre compte ainsi d’un fait, selon elle constitutif de la culture biblique. L’exemple suivant, pris parmi bien d’autres possibles,  l’illustrera : Jacob et Ésaü sont frères jumeaux, deux éléments d’une paire ; pourtant l’un des deux est l’aîné et l’autre le cadet ; et surtout, si aucun des deux ne perd quoi que ce soit de concret dans l’affaire, le vécu de l’un des deux est modifié puisqu’il est choisi. C’est ainsi qu’il y a instauration d’une disparité dans la parité, d’une élection particulière au sein d’un statut commun.

 

On peut élargir cette façon de voir à d’autres catégories littéraires bien trop souvent utilisées par les exégètes. Ainsi de la parabole biblique, qui loin d’être purement et simplement un genre littéraire, est, elle aussi, une façon globale de penser, et donc de parler. Il y a une façon de caractériser les diversités littéraires de la Bible en fonction de catégories propres à notre culture qui ne permet pas toujours d’entendre la voix de cette belle étrangère… ce qui jette un doute sur la pertinence des théologies que nous faisons découler d’elle.

En quoi la question de la traduction concerne, là aussi – et à mes yeux, d’abord –, la foi, ou, plus précisément, le mode de croire du croyant.

 

Si l’on reprend ces réflexions dans le cadre de la logique poéticienne exposée plus haut, il peut devenir intéressant de supposer en effet que, de pair avec l’effet cénesthésique dont il a été question, le ressac des reprises d’un thème, dans l’écriture biblique, dit toujours plus que ce qui est dit, et que c’est la raison même de ce ressac. Au lieu de la répétition liée à une figure de style, terme statique éloquent en lui-même, on aurait chaque fois un accroissement du sens, et plus précisément l’émergence d’un imaginaire propre, que l’on appellera ici son horizon. Cela par la vertu d’une signifiance proprement poétique que le traducteur, entre autres, devrait toujours garder présente à l’esprit.

L’exemple du Psaume 23 visera à mettre cela en œuvre de façon plus explicite.

 

Le psaume traduit en tant que poème

 

On en avance ci-dessous une traduction, que l’on présente en sorte que les éléments d’un supposé parallélisme – que j’appellerai désormais redoublement – apparaissent nettement, ce qui correspond d’ailleurs à l’organisation massorétique du verset en deux temps. On appellera première et seconde les énonciations qui vont ainsi par redoublement (en entendant dans le terme seconde à la fois le sens temporel de succession et le sens social d’un concours apporté !). Chaque énonciation seconde explicite en effet sa première, au moins partiellement et à sa manière, tout en allant plus loin qu’elle, et le finale est alors plus riche que la somme de ces deux temps : 

 

Mon Seigneur me conduit

         je ne serai pas en peine.

Dans des lieux d’herbe fraîche il me fera m’étendre

         au-dessus d’une eau tranquille il me fera me rendre.

Il me fera revenir

il me fera venir par des chemins de justesse, à cause de son nom.

Même quand je marcherai dans les ravins de l’ombre de la mort, je n’aurai pas peur du mal, car tu es avec moi

         ta crosse et ton bâton, ceux-là me donnent de l’assurance.

Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs

        tu as inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.

Seuls, bonheur et confiance me poursuivront tous les jours de ma vie

et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.

 

Voici d’abord quelques précisions quant à la traduction :

v.1 :

– on traduit le tétragramme par « Mon Seigneur », selon le qeré, ‘ădhônâï 

– le terme roci (litt. « mon menant-paître » mais aussi « me menant paître ») est le plus souvent traduit justement par « mon berger », mais on a préféré le rendre ici par la forme verbale « me conduit », qui marque le mouvement (ainsi plus loin : « il me ramènera », « quand je marcherai ») ; c’est en partie dans la même intention qu’on traduit les inaccomplis par des futurs.

v.2 :

– la rime est dans l’hébreu ; le français est repris ici de Henri Meschonnic 7.

v.3 :

– « il me fera revenir », litt. : « il fera revenir mon nèfèch » ;

– « des voies », le macăgâl est plutôt une piste où faire passer une căghâlâ, un chariot, ou encore un troupeau de bovidés (céghèl)

– « justesse », çèdèq, dont le sens est plus large que le terme français « justice » utilisé habituellement.

v.4 :

– « ta crosse » est une traduction a minima, il faudrait presque entendre « ton sceptre », chèvèt impliquant le pouvoir ; michcènèth (« bâton ») désigne certes une simple canne, mais qui peut devenir aussi une arme défensive, un gourdin, évoquant en tout cas appui et soutien (racine ch/c/n) ;

– « l’ombre de la mort » veut rendre çalmâwèth, qui serait appa-remment une écriture pleine de çalmûth (« image », « représentation ») mais évoque en fait la mort : çél mâwèth (« ombre de mort ») ;

– le sens précis du verbe yenâhém, piel d’une racine n/h/m, est problématique : les dictionnaires proposent « conforter », « conso-ler », et les traductions souvent « rassurer », mais il faut sans doute entendre cela au sens fort, par rapport à un contexte de danger et de violence ; c’est pourquoi je préfère comprendre ici « donner de l’assurance », presque au sens de « courage ». 

v.5 :

– ce « parfum » est plutôt une huile parfumée qui, au-delà de la simple coutume consistant à accueillir ainsi un hôte, peut évoquer aussi une onction ;

– La question de la traduction des inaccomplis, dans ces deux derniers versets, sera reprise plus bas.

v.6 :

 – cette « confiance », hèsèdh, est le comportement attendu des deux parties d’un serment d’alliance.

 

Le psaume comme élaboration dans le temps (poièsis) d’un imaginaire   

 

 Je me propose d’aborder dans l’ordre chacun de ces redoublements :

 

– Mon Seigneur me conduit

        je ne serai pas en peine.

Si l’on part du principe que chaque redoublement évoque une totalité qui englobe et dépasse chacun des éléments qui le constituent, le premier redoublement met en mouvement un (groupe) humain heureusement placé sous la conduite d’un meneur caractérisé par la fusion de deux types de relation. Celui du berger et du troupeau qu’il conduit, et celui du suzerain et des vassaux liés à lui par serment. Le verbe technique r/c/c suppose en effet le berger et son troupeau, alors que le nom propre du dieu, lu ădhônâï, littéralement « Mon Seigneur » 8, suppose cette relation antique de vassalité qui englobe l’aire de survie d’un serviteur dans l’aire de domination protectrice de son seigneur.

C’est cette fusion des deux relations qui introduit le thème statique du contrat seigneurial dans l’horizon d’un voyage, déplacement dont on ne connaît pas encore la destination. Cette totalité suppose une théologie et une histoire : le Seigneur de l’alliance conduit avec sûreté le troupeau fidèle de ses servants vers un ailleurs nourricier. Elle est donc récit, portée par la signifiance proprement poétique qui lie le berger et le seigneur dans le discours d’un fidèle.

Celui qui parle est alors, et lui-même, et le peuple de ces fidèles qui se voit à la fois troupeau sûrement conduit et nourri, et tranquille troupe d’un chef très sûr. L’effet de la seconde consiste en effet à placer ce déplacement sous le signe de la tranquille assurance, ce qui annonce et colore tout ce qui va suivre.

Toute personne qui parle ainsi, qu’il soit un pèlerin faisant sa căliyâ vers Jérusalem ou un simple lecteur adhérant à son dire, se constitue lui-même en déplacement vers un but qui n’est pas dit, au sein d’un ensemble humain mobile auquel il s’identifie totalement, placé sous la conduite protectrice d’un seigneur lui-même mobile (cette mobilité n’étant pas un attribut habituel ni nécessaire de la seigneurie).

L’horizon culturel du pèlerin ou du lecteur croyant, autrement dit l’imaginaire de ce dire-là, est-ce la migration légendaire de ces bergers guerriers de l’époque patriarcale, ou encore la pérégrination des Hébreux dans le désert de l’Exode ? Mais dans les deux cas, vers quel Canaan ? C’est ce qui n’est pas dit, bien que ces images se fondent dans celle du pèlerinage, et ce Canaan dans l’image du lieu saint à atteindre.

 

Le deuxième redoublement est dépendant du premier (et les deux, ensemble, constituent eux-mêmes un redoublement).

– Dans des lieux d’herbe fraîche il me fera m’étendre

        au-dessus d’une eau tranquille il me fera me rendre.

On trouve là en effet une totalité bien moins ambitieuse, un voyage illuminé par l’image édénique du lieu de l’arrivée : la dernière étape, déterminée par l’alliance du végétal et de l’eau. Cette fraîcheur évoque l’heureux pacage destiné au troupeau. Mais si la première évoque l’installation, la seconde dit aussi qu’il reste encore à parvenir à ces lieux enchanteurs.

On est ainsi maintenu dans le mouvement, autre caractéristique de l’ensemble du psaume, on reste un voyageur, celui qui chemine sous la protection et la conduite rassurantes du seigneur-berger. On sait de plus que l’on sera rafraîchi, nourri, abreuvé et délassé par lui. C’est ainsi que l’on comprend qu’il est aussi le maître de ces lieux du repos et de la satiété.

L’horizon s’élargit donc, dans ce deuxième redoublement, à l’aire de gouvernance d’un berger dont la seigneurie s’exerce en fonction d’une heureuse finalité. Et pour reprendre la question posée plus haut, il s’agit de laisser entendre que ce Canaan est une sorte d’Éden.

 

– Il me fera revenir

 il me fera venir par les chemins de justesse, à cause de son nom.

Le troisième redoublement reprend ce thème dans la perspective du mouvement et de sa raison d’être. Il donne d’abord une indication supplémentaire au sujet du lieu d’arrivée : il pourrait être celui d’où, à une certaine époque, on était parti (« il me fera revenir »). Et la seconde va plus loin dans la précision : le seigneur-berger, non content d’assurer la sécurité du voyageur, est présent aussi au lieu d’arrivée, et c’est de là qu’il fait venir à lui son peuple-troupeau. Il y a eu un temps où seigneur et troupe humaine se rencontraient en un même lieu.

On est donc ramené vers ce lieu, déjà connu mais apparemment abandonné, ou perdu, et l’on y va par des voies déterminées de façon particulière. Il n’y a pas qu’un lieu à retrouver, en effet, il y a aussi la bonne façon de le faire.

Et loin d’être seulement proposée au (groupe) fidèle, cette modalité est l’unique cheminement, le bon moyen d’arriver, que le maître procure. Il s’agit de savoir où cheminent troupe et troupeau (macăgâl, le chemin, la voie, est apparenté, on l’a vu, à céghèl, le veau, et à căghalâ, le chariot) en fonction de la justesse de la relation établie par celui qui le mène. Le terme çèdèq a une valeur prégnante, il indique à la fois que le chemin est adapté, que la direction est la bonne, que ce qui se passe au cours du voyage est positif, et que l’ordonnateur est juste à l’égard des pèlerins, bref, que ce déplacement s’exerce dans le cadre de la bonne observance d’une alliance. 

Ainsi, dit le troisième redoublement, si le lieu du bonheur est perdu, il est promis, et un chemin est donné pour y parvenir. Si le berger qui mène le (groupe) fidèle est aussi un seigneur, il est de plus celui du lieu d’arrivée, pressé de retrouver chez lui ses servants. L’expression du point de vue de ceux-ci ne doit pas faire oublier celui du berger : il a un but, lui aussi, lui le premier.

L’horizon s’élargit donc à l’imaginaire d’un règne à venir pourtant déjà présent dans le mouvement qui se fait. Il s’agit de la pérégrination d’un (groupe) fidèle retournant au domaine seigneurial qu’il avait quitté, dirigé et protégé par le seigneur agissant en tant que berger : maître à la fois du passé, du présent et de l’avenir. Et c’est dans le mouvement de la marche, dans le présent du discours, que cet imaginaire prend place, s’élabore en tant que langage.

 

– Même quand je marcherai dans des ravins de l’ombre de la mort, je n’aurai pas peur du mal, car tu es avec moi

 ta crosse et ton bâton, ceux-là me donnent de l’assurance.

Le quatrième redoublement est dépendant du troisième, de même que le deuxième l’était du premier, et l’on découvre ainsi un système : les redoublements marchent par deux, l’un exposant le thème et l’autre l’illustrant. Dans ces deux premiers cas, c’est le premier des deux qui donne le thème. Les cinquième et sixième redoublements ne manqueront pas d’adopter la même logique, si ce n’est qu’ils adoptent un ordre inverse : c’est le cinquième qui illustre le thème exposé par le sixième, en sorte que celui-ci puisse se révéler comme un aboutissement.

Dans ce quatrième redoublement, les dangers réels que peut toujours courir un pèlerin comme les maux qu’il peut endurer sont portés à l’absolu, et l’horizon du poème touche alors aux réalités dernières : la marche vers les « verts pâturages » du seigneur-berger prend le sens d’un défi porté au mal et à la mort, ces ennemis radicaux qui rôdent, et qui menacent et enserrent toute vie. La marche en question inclut le passage même de la vie à la mort, ultime goulet porteur d’angoisse.

Le poème crée ici une fusion de ces trois niveaux : les dangers réels de la marche, les dangers potentiels d’une vie de croyant au sein de ce monde, l’angoisse éprouvée à l’instant de la mort. Le but final est alors à la fois le lieu saint à atteindre, mais aussi ces figures portées par l’imaginaire propre au poème : la désirable patrie édénique et la vie heureuse dans l’au-delà.

Face à l’ensemble de ces représentations à la fois traumatisantes et rassurantes, la peur, pourtant prégnante, est évacuée dans la première. La seconde en donne les raisons, en évoquant le pouvoir (le sceptre, chèvèt) du seigneur et la force (le gourdin, michcènèth) du berger. C’est ainsi que ce maître fait revenir vers lui avec assurance ceux qu’il conduit depuis le départ, non sans qu’ils aient à y aider par la confiance de leur marche.

C’est ainsi, aussi, que le poème fait du pèlerinage une parabole de l’existence du croyant, étrennant ainsi une thématique qui traversera les siècles.

 

Abordons maintenant les deux derniers redoublements :

– Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs

tu as inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.

– Seuls, bonheur et confiance me poursuivront tous les jours de ma vie

et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.

Leur traduction demande d’abord une précision quant à sa conjugaison des verbes à l’inaccompli. On l’a dit, le Seigneur-berger auquel on se réfère agit dans le présent du dire alors même que son règne est installé au bout du chemin du pèlerin. Le poème est ici dans une phase d’anticipation, car le (groupe) fidèle y est à la fois en marche vers ces accomplissements, et déjà, dans le cadre de l’imaginaire créé par le poème, au bénéfice de ces derniers. Avec cette table dressée, on est déjà dans la salle du festin royal qui attend le pèlerin ; les opposants, quels qu’ils soient et quoi qu’ils aient pu espérer, sont déjà déçus et mortifiés devant elle. Tout ceci est cependant de l’ordre de l’inaccompli, et s’il avait voulu situer toute l’affaire dans le présent effectif, le poète aurait pu inscrire cârakhtâ, tu as dressé, ou ‘attâ corékh, tu dresses, au lieu de tacărokh, comme il l’a fait : tu as dressé/dresses/dresseras une table devant moi. 

C’est ce qui amène à penser que les éléments de ces paires sont à comprendre à la fois au présent et au futur... ce que l’inaccompli hébreu permet de faire entendre, mais non notre système verbal.

S’ils sont traduits ici au futur, c’est pour qu’ils restent cohérents avec les futurs des versets précédents et maintiennent avec ceux-ci la signifiance d’un mouvement. Le présent pouvait également s’imposer dans les deux cas, cependant, dans la logique de ce qui précède. C’est paradoxalement le passé tu as inondé qui, rendant évidente l’inadéquation de notre compréhension temporelle habituelle, tente (avec peine) de garder à ces futurs cette valeur qui empile les temps en un seul moment, celui du dire du psaume. C’est dans ce dire que tout ce qui est espéré se réalise et est réalisé.

Ceci posé, ce qui importe est évidemment que le poème installe le (groupe) fidèle dans l’accomplissement final du voyage. Ce tu dresses devant moi une table inaugure l’apex de son imaginaire. Il apparaît pourtant qu’il n’énonce pas le thème de ce double redoublement, mais son illustration et son enrichissement. En effet, la logique du système qui commandait les redoublements précédents est inversée et le thème est exposé à la fin du psaume, dont il est la conclusion, lui qui chante le temps heureux de l’accomplissement :

 – Seuls, bonheur et confiance me poursuivront tous les jours de ma vie

et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.

On note d’ailleurs que ce dernier s’organise aussi lui-même à l’inverse, en sorte que le dernier mot soit laissé à la nomination du lieu final, celui de l’arrivée, de la fin du voyage – qui est aussi un commencement, celui de l’étendue des jours heureux à venir.

Voici alors, évoqué par une anticipation qui fait suspens, ce qui illustre ce dernier stade : une table et, la décrivant comme la table d’un riche festin, un parfum et une coupe remplie :

– Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs

tu as inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.

 Dans ce redoublement, il s’agit du festin des familiers du divin prince, au retour d’un long et périlleux périple.

Périlleux, puisque les menaces dont l’ombre planait prennent le visage concret d’adversaires désormais réduits à contempler, sans pouvoir s’y opposer, le bonheur et l’abondance que connaissent ceux qu’ils avaient tenus pour leurs victimes. Mais tout le psaume respire la paix, et les oppresseurs, s’ils sont humiliés et privés des biens évoquées, ne sont pas exterminés. Et en tout état de cause, (grâce à l’inversion) ils n’ont pas le dernier mot !

Cette double inversion finale est proprement poétique. En tant qu’instauration d’une différence dans la marche habituelle du récit, elle peut être perçue comme l’un des pendants narratifs possibles de cet élargissement rythmique que l’on peut observer à la fin de nombreux autres psaumes.

Mais elle permet surtout de donner réponse à cette question : comment imaginer, de façon poétique, créatrice, un tel aboutissement et un tel passage dans une ère à venir, par construction inconnue ? Certes, le lieu d’arrivée est une projection dans le présent et vers l’avenir de cet autre lieu, ce lieu abandonné d’avant, le lieu de la Rencontre fantasmée des temps anciens. Mais il n’est pas possible de le représenter tel qu’en lui-même, sauf à se borner à la désignation concrète du temple de Jérusalem, ce qui lui effacerait l’ensemble et l’empilement des connotations évoquées jusque là par le psaume.

Or si le choix de l’image qui l’évoque est celle du banquet festif, c’est qu’elle le porte à la sensation, à la perception par la vertu des sens.

Que fête-t-on alors ? Non seulement la fin heureuse de la quête, le bonheur retrouvé du repos, de la tranquillité et de la satiété, mais aussi l’élection : ce parfum, cette coupe, sont aussi les marques de l’élévation du pèlerin au rang de commensal, de la reconnaissance par son Seigneur et son dieu de son droit à bénéficier de tous ces biens. Voilà aussi ce que l’on fête, et c’est ce que ce redoublement antéposé a pour effet de souligner, ses deux temps créant ensemble, dans leur ressac, une image complexe, d’une très grande richesse. Celle-ci peut aller jusqu’à évoquer le rôle futur de ces fidèles attablés, celui de serviteurs-ministres d’un grand roi universel.

 

On a dit déjà cette évidence, que le dernier redoublement est le dire de l’aboutissement. Mais celui-ci instaure donc plus qu’un lieu d’arrivée, il évoque aussi des durées de temps. Avec la seconde (je rappelle que le redoublement est inversé), cette durée correspond à la durée d’une vie : tous les jours de ma vie. On entend bien ce que cela recouvre s’il s’agit de la vie d’une personne, mais c’est moins clair si l’énonciateur est un groupe, voire la partie pérégrinante et priante d’un peuple.

Mais il s’agit là d’une conséquence, d’une application pratique et d’une relative explicitation, bien nécessaires puisque la première (et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours) outrepasse ces incertitudes en intégrant les temps de l’un comme de l’autre, du fidèle comme de son peuple, dans le temps indéfini qui récapitule tous les temps.

Ce n’est sans doute pas un temps hors du temps, il suppose une durée, mais peut-être est-il quand même un temps récapitulatif, constitué de toutes les temporalités : celle, actuelle, de la marche du pèlerin, celle de son dire ou de la lecture du psaume, celle d’une vie de croyant au sein de ce monde, celle de l’histoire d’une communauté ou d’un peuple, celle de l’étendue inconnue d’une vie divine, celle de la prière. Toutes celles-là, peut-être, présentes en ce moment où est évoqué l’accomplissement.

Soulignons-le, quelle qu’elle soit, cette temporalité-là est celle que crée le dire du psaume. C’est lui qui fait de la Maison de Mon Seigneur un hier-aujourd’hui-demain : le lieu perdu à retrouver, le déjà-là de la parole, l’absolu bonheur attendu. Le temps/hors temps de la prière.

 

On est là dans cette pratique d’un langage qui, à coup d’allers et de retours fluctuant dans le temps de l’énonciation, crée ainsi pas à pas son imaginaire à partir de quelques images fortes (le berger, le seigneur, le banquet, etc.) jusqu’à faire voir, pour ainsi dire, un horizon de parole, l’évocation extrême du lieu et du temps de son désir.

Or si ce faire voir, qu’un tel parler permet mystérieusement, est l’objet final du poème, il est aussi celui du traducteur…     

    

 

4. DANS QUEL BUT TRADUIT-ON ?

 

Il est clair que mon point de vue contredit les efforts séculaires consentis pour trouver dans la poésie psalmique des règles de versifications proches, suivant le cas, des nôtres ou de celles de la cantilation proche-orientale. Outre l’attention portée au parallélisme, et plus généralement, on a cherché des régularités : des strophes, des vers, des systèmes d’accentuation…

Concernant les strophes, s’il s’agit de dire que la succession de divers éléments de la parole correspond à la succession de diverses réflexions, réactions ou sensations dans un même poème, cela me paraît assez évident. Mais, mis à part le genre alphabétique, on a assez rarement pu établir réellement l’existence de cette régularité que suppose un système itératif de strophes dans un poème biblique. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’y trouver une versification comparable, même de loin, à celles de nos Classiques… Compter les syllabes vers après vers suppose déjà en effet qu’il y ait des vers, alors qu’on ne trouve que des versets aux durées fort variables.

En français, l’effort le plus abouti, dans ces domaines, se trouve pour moi dans le Psautier liturgique œcuménique établi sous la direction du regretté Joseph Gelineau s.j. 9. Il suppose une régularité relative des accents toniques permettant au traducteur d’organiser le psaume en vers et en strophes. On notera le glissement : on ne prétend pas que le psalmiste ait envisagé lui-même une telle organisation, mais qu’il a pu jouer en tout cas sur la rythmique des accents toniques.

 

Le Père Gelineau bénéficiait d’une bonne connaissance de la longue tradition de cantilation chrétienne proche-orientale, araméenne, monodique et non mesurée. Son effort a consisté à allier autant que possible cette tradition à celle de la psalmodie occidentale, avec sa formule mélodique modèle comprenant stiques, versets et strophes. Sur le plan de la traduction proprement dite, son mérite est donc d’avoir défini clairement son objet : répondre à une demande de piété liturgique présente dans nos Églises actuelles, en particulier chez une Église romaine postconciliaire.  

Cette clarté se retrouve dans les traductions prosaïques dites de l’équivalence dynamique qui envisagent leur destinataire comme celui que, dans un souci missionnaire ou pastoral, on cherche à toucher ou que l’on a touché par un message que l’on espère évangélique, alors qu’il ne saurait pas lire un français trop élaboré.

Mais dans les deux cas, on trouve un autre point commun, le fait que l’étrangeté biblique est occultée autant que possible. Pour quoi, ou pour qui y traduit-on ? Non pour cet autre, mais pour nous-mêmes. Bien sûr, il pourrait paraître saugrenu de traduire un texte étranger avant tout pour lui-même : ne le traduit-on pas justement pour ceux qui lui sont étrangers ? Néanmoins, s’il n’est pas là, autant que faire se peut tel qu’en lui-même, dans cette traduction, à quoi bon l’avoir traduit ? On risque de n’y retrouver que soi. Sa façon bien à soi d’accepter de le recevoir ou de le transmettre.

Je crois que c’est la poésie propre à ces écritures qui peut donner à un peuple la chance de les rencontrer. Car c’est ainsi qu’elles parlent : à leur manière, non à la nôtre. Oserai-je dire que quand elle parlent de Dieu, c’est de leur Dieu qu’il s’agit, non du nôtre ? Oui, en vérité, car quand on dit autrement les choses, on dit autre chose…  

C’est bien sûr ce que l’on fait chaque fois que l’on traduit. Faut-il néanmoins le faire ou faut-il en rester à l’hébreu, comme le font les juifs ? Cela supposerait de faire le choix d’une identité particulière, séparée sur ce point de la diversité de la multitude. Le choix de proposer la Bible à tout vent suppose une traduction. Pour moi la question se pose alors en ces termes : faut-il ramener la langue biblique à la nôtre, et plus précisément à celles de nos instituteurs ou de nos moines, ou viser à créer une langue française de la Bible, une poésie française de la Bible ?

Lorsque j’étais enfant, à l’école laïque de mon faubourg natal, on nous reprenait souvent ainsi : « On ne dit pas cela ! ». C’était fort étonnant, car à la maison, à l’atelier ou au café, où résonnait la langue française du faubourg, on disait justement cela…. Bien des Français ont connu cette expérience disqualifiante, et l’on sait aussi que nos grands écrivains le sont devenus grâce à leur style qui, souvent, n’est rien d’autre qu’une façon particulière de se rebeller contre elle.

Même exilée dans notre monde, une Bible qui dirait cela, c’est-à-dire parlerait en français à sa manière plutôt que d’user de la façon supposée normative de s’exprimer, deviendrait une Bible-sujet, parlant à d’autres sujets.

 

Jean ALEXANDRE

SAINT-COUTANT

 

 

* Jean Alexandre est l’auteur d’essais sur la culture biblique et de recueils de poèmes.

 

Notes

 

[1] ÉTR, 2006/1, Parmi les livres, p. 117-119. La citation concernée se trouve p. 118, col. 1, et concerne Jonas ou l’oiseau du malheur. Variations bibliques sur un thème narratif, par Jean ALEXANDRE, Paris, L’Harmattan, coll. Sémantiques, 2003.

 

2 Henri MESCHONNIC, Les Cinq Rouleaux, Paris, Gallimard, 1970, p. 58.

 

3 C’est le nombre juif traditionnel, qui compte respectivement pour un seul les livres de Samuel, Rois et Chroniques.

 

4 Voir William WICKES, Two Treaties on the Accentuation of the Old Testament (Prolegomenon de Aron DOTAN), New York, NY, Ktav Publishing House, 1970, p. 9 : “a finer and fuller, more artificial and impressive, melody”.

 

5 Entre autres, Marcel JOUSSE s.j., L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974.

 

6 Mary DOUGLAS, L’anthropologue et la Bible. Lecture du Lévitique, Paris, Bayard, 2004, p. 281.

 

7 Henri MESCHONNIC, Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, ad loc.

 

8 Dans la relation seigneuriale dont il s’agit, le seigneur (ădhôn) est celui qui a confié à son serviteur (cèvèdh) la nature propre et l’honneur de sa personne : son nom.

 

9 Le Psautier. Version œcuménique, texte liturgique, Paris, Cerf, 1977.

 

 

 

« Études théologiques et religieuses », 2010 / 1, pp. 61 à 79

 

 

 

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