Envoyez-moi
vos réactions :
Lisez
mes réponses
théo-logie
La grande parabole
Avertissement
Ce
texte est paru dans le numéro de mai 2013 de la revue Évangile et Liberté.
En lisant
les réflexions de théologiens actuels, je me pose
souvent la question de leur rapport à la Bible. Je me demande quelle sorte de
réalité elle est pour eux, comment ils la considèrent et la pratiquent pour
tirer d’elle tel ou tel message. Pour ma part, je propose à ce sujet les
quelques réflexions qui suivent. Il est possible qu’on y voie l’expression d’un
biblicisme échevelé mais j’aimerais pourtant qu’elles puissent apporter une
clarification, et susciter aussi une extrême liberté dans l’exploitation des
Écritures. Tel est mon propos, et je ne demande pas mieux que d’en discuter la
pertinence.
Mon point
de vue est le suivant : la Bible tout entière n’est, ni un ensemble de
mythes ou de légendes comme certains le disent, ni la Parole de Dieu comme
d’autres l’affirment, mais une grande, complexe et signifiante parabole.
Encore
faut-il que j'expose ce que j'entends par là car le lecteur pourrait comprendre
à tort que, pour moi, ce que la Bible raconte est faux. Ce faisant, je vais
sans doute insister parfois sur des évidences : je l’assume, pour avoir eu
souvent l’expérience que dès que la religion s’en mêle, ce que l’on tient
habituellement pour évident peut se trouver occulté…
La
parabole : de l’encre sur du papier
Le
langage est l’un des moyens que l’être humain s’est donné pour communiquer des
informations et du sens à l’aide d’éléments fort divers, mais en l’occurrence,
avec la parabole il s’agit des éléments de la parole, serait-elle écrite. Je
rappelle alors que, de même que le tableau de Magritte représentant une pipe
n’est pas une pipe, ou que le mot couteau, par exemple, n’est pas un couteau,
le langage n’est pas de même nature que ce dont il parle. Nos outils et nos
éléments de parole ont pour point commun, entre autres, qu’ils ne doivent pas
être confondus avec les réalités que l’on nomme leur référent : ce à quoi ils
se réfèrent et qu'ils ont pour but de signifier, de faire connaître. Ce que je
dis en affirmant que la Bible est une parabole, c’est donc qu’elle ne doit pas
être confondue avec ce qu’elle vise à communiquer, à faire connaître, à
signifier.
Ainsi, il
est clair qu'elle vise – disons pour parler vite – à signifier la relation du
divin et de notre monde : Dieu et nous. Or je n’ai bénéficié personnellement
d’aucun contact direct avec le divin, du moins à ma connaissance, ceci même en
lisant la Bible ! Le divin dont j’ai connaissance et sur lequel je
m’appuie, sur lequel je fais fond, m’a néanmoins été signifié par celle-ci ou
par des gens qui l’avaient lue.
Un
premier point est donc que le dieu de la Bible n'est pas dans la Bible, mais
que celle-ci le signifie. Plus : le dieu qui figure dans la Bible est un
personnage littéraire dû à l’art de ceux qui en ont écrit. C’est pourquoi,
comme l’écrivait naguère le professeur Frank Michaëli, il est un « Dieu à
l’image de l’homme ». Un personnage assez multiple dans ses diverses
apparitions littéraires, et selon les multiples aventures qui y sont les
siennes, pour qu’il puisse évoquer, signifier, le Dieu tout-autre qu’aucun de
nous n’a jamais vu.
Prenons comme
exemple un récit que tout le monde s'accorde à appeler parabole, l’histoire du
fils prodigue et du fils obéissant (Lc 15,11-32). Il y apparaît clairement que,
au-delà du récit proprement dit, ce sont certaines relations entre Dieu et les
êtres humains qui sont signifiées. Néanmoins, Dieu n'est évidemment pas le père
des humains au sens où le père de la parabole est le géniteur de ses deux fils.
Il en va
de même pour l’ensemble des éléments que l’on trouve dans les Écritures. Ce
sont des écrits. C’est de l’encre sur du papier. Voudrait-on même que cela
devienne parole qu’il y faudrait un lecteur pourvu d’une voix et d’un souffle.
La parabole
vise à faire venir ce qu’elle parle
En second
lieu, la parabole est un récit, mais sa spécificité, par rapport à d’autres
types de récits, est radicale, ceci au point que l’on en est presque venu à
n’employer ce terme de parabole que dans le cadre de la littérature liée à la
Bible.
Bien sûr,
il s’agit d’une évidence, la parabole raconte une histoire. Elle a ce point
commun avec d’autres genres littéraires anciens comme le mythe, le conte ou la
légende. Mais si elle est un récit, elle n’est pas totalement compréhensible
pour le lecteur ou l’auditeur. Car si, la plupart du temps, le fil du récit est
facile à comprendre, le lien qu'elle entretient avec ce à quoi elle se réfère,
avec ce qu’elle semble vouloir signifier, n'est pas évident. Autrement dit, si
l'on comprend bien ce qu'elle raconte, on ne saisit pas toujours pourquoi elle
le fait, ou, si l'on préfère, de quoi elle parle. À ce sujet, on est souvent
ramené d’une manière ou d’une autre à ceci : "Si quelqu’un a des
oreilles pour entendre, qu’il entende !" (Mc 4,23).
D’ailleurs,
dans le récit même des évangiles, on voit que les paraboles ne visent pas à
donner une impression de clarté et de facilité. Ce qu’on y lit, c'est, suivant
les cas, ou bien que les savants comprennent aussi mal les paraboles que les
ignorants, ou bien que les ignorants comprennent aussi bien les paraboles que
les savants. Je m'explique : il y a deux situations possibles. Dans la
première, on a affaire à des gens qui, ignorants ou savants, sont en demande,
et donc en recherche. Dans ce cas, les savants peuvent avoir plus de mal dans
leur démarche. Peut-être parce qu'ils ont à lutter contre l'ensemble des
implications de leur savoir, ou parce que leur recherche elle-même est obérée
par le sentiment d’être des importants ?
Dans la
seconde, on a affaire à des gens qui ne sont pas en recherche, et dans ce cas
l'incompréhension est également répartie entre savants et ignorants.
Le
premier cas peut être illustré par cette parole dite à Nicodème : "Tu es
le docteur d’Israël et tu ne sais pas ces choses !" (Jn 3,10). Cette
parole est dite après la petite parabole du verset 8 : "Le vent souffle où
il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d'où il vient ni où il va.
Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit."
Le second
cas est illustré par la parabole du semeur. Dans Marc (4,3-20), cette parabole
suscite l'incompréhension générale, de la foule comme des disciples. C'est que,
dans cet évangile, les disciples ne sont pas meilleurs "compreneurs"
que les autres. Dans Matthieu (13,4-23), au contraire, les disciples sont en
situation de comprendre, mais pas la foule, et Jésus y résume la situation en
ces mots : "On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à
celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a."
Sans
l’ouverture d’un questionnement vital, d’une ouverture, d’une demande, d’un
désir, la parabole ne parle pas chez celui à qui elle est adressée.
Cet
exemple de la parabole du semeur vaut sur un plan plus général. Tous les
auditeurs y ont manifestement bien suivi le récit des aventures de la semence,
mais personne ne semble avoir compris à quoi il se référait. Pourquoi donc
Jésus raconte-t-il cette histoire ? Pour que seuls ceux qui cherchent vraiment
une réponse la trouvent. Autrement dit, en mettant en recherche son auditeur,
la parabole vise à faire de lui... la bonne terre où la parole porte du fruit !
Quel fruit ? De quelle sorte ? Il n’est pas important de le préciser.
Ce qui est important, c’est la mise en route de l’auditeur qui était en
demande. C’est ce que la parabole peut faire.
On risque
de voir là une illustration de ce que les spécialistes du langage appellent un
discours performatif, c’est-à-dire un langage qui fait ce qu’il dit, comme
lorsque l’on dit « La séance est ouverte ! », mais il n’en est
rien. La parabole ne fait pas ce qu’elle dit, elle le fait faire, ou plutôt
elle le fait venir et, dans une certaine mesure, inventer, créer. Elle ouvre
une histoire possible pour qui l’entend avec de vraies oreilles.
Je tire
de cet exemple l'extrapolation suivante, que j'érige en définition : la
parabole est ce récit qui vise à faire venir ce qu'il parle, alors même qu'il
ne dit pas ce dont il parle.
Ainsi, et
c’est fondamental, en affirmant que la Bible appartient à ce genre littéraire
que j’appelle parabole, je pose qu’elle ne dit pas Dieu dans son être, mais
qu’elle vise à le faire venir, à sa manière, au cœur de l'être humain et de
l'humanité.
Quand on
entre dans la parabole
J’insisterai
ensuite sur le fait que la parabole peut se composer d’éléments narratifs fort
divers, dont certains peuvent se rapportent à des faits réels, voire
historiques, et dont la plupart sont liés au contexte (culturel, social,
économique, politique) dans lequel elle est née. Tout n’est donc pas inventé,
imaginé, bien loin de là ! Et tout n’est pas purement et simplement
narratif.
Mais s'il
n'y a pas que du récit dans la parabole, si l'on peut également y trouver des
éléments appartenant à d'autres genres littéraires, ces éléments sont inclus
dans le cadre général de la narration. C'est en fonction de celle-ci qu'ils
prennent leur sens, les uns comme les autres étant subordonnés au mode général
de la parabole. C'est elle qui est importante. C'est elle qui qualifie chacun
des éléments qui la constituent en traits cohérents et significatifs de son
économie générale.
Ainsi en
est-il par exemple de la parabole des Vignerons homicides (Mt 21,33-44 et
récits parallèles), qui comprend la citation de deux textes du Premier
Testament, un oracle prophétique ("Il sera une pierre d’achoppement, un
rocher de scandale", Es 8,14) et l'extrait d'un psaume ("La pierre
qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle",
Ps 118,22). Bien que non narratifs, ces deux éléments littéraires sont pourtant
devenus des parties constitutives de la parabole racontée.
On peut
trouver cela en beaucoup plus ample dans la parabole du pauvre Lazare (Lc
16,19-31) : non seulement on y trouve Abraham, mais surtout on y est renvoyé à
presque toute la Bible hébraïque : "Ils ont Moïse et les Prophètes, qu'ils
les écoutent". On voit qu'ici, ce qui est inclus dans la parabole
rassemble, serait-ce sur le mode de l'évocation, des textes législatifs et
prophétiques tout autant que narratifs. Et non seulement elle les évoque, mais elle renvoie le public à leur
contenu en sorte que leur oubli ne permettrait pas de comprendre et recevoir la
parabole : ils font partie d’elle.
Je note
alors que l’on peut justement raconter toute la Bible, de la Genèse à
l'Apocalypse. C’est d’ailleurs une de ses spécificités, qui la distingue par
exemple du Coran. Mais au cours de la narration, il sera nécessaire de faire
intervenir dans le récit des éléments non narratifs : poétiques, légaux,
sapientiels, historiques, etc.
Il est
plus difficile de trouver un exemple de faits historiques dans les paraboles évangéliques.
Toutefois, on remarquera qu'elles contiennent nombre d'éléments de nature
historique, tout inventées qu'elles aient été. Ainsi, les évangiles n'inventent
pas, par exemple, le fait que les ouvriers agricoles palestiniens de l'époque
romaine attendaient le matin en un lieu dit que les sbires des propriétaires
terriens viennent les engager pour la journée (Mt 20,1-16). Ce fait était dû à
l’une des conséquences de la colonisation, créatrice d’un système
d’exploitation agricole de type latifundiaire dans lequel les petits paysans
étaient dépossédés de leur terre et devenaient des prolétaires.
Mais ce
que ce point suppose va beaucoup plus loin. Il permet de rendre compte du fait
que des récits inventés comme ceux de Job, d'Esther ou de Jonas aient été mis
sur le même plan, dans la Bible, que les récits plus ou moins historiques qu'on
peut trouver par exemple dans les Chroniques. Inversement, il permet aussi de
comprendre que certains événements historiques aient pu revêtir une valeur
parabolique.
Et c’est
sur ce mode que l’expérience humaine, existentielle, des divers protagonistes
va prendre sens. Je m’explique : la Bible comprend aussi des récits qui
rapportent les dits et les gestes d'hommes et de femmes qui ont voulu, ou bien
voulu, pour le dire ainsi de façon parabolique, figurer dans la parabole. Cela
va de soi à partir du moment où l'on accepte l'idée que l'ensemble de leur
existence était, selon eux, déjà signifiée dans l'aire de la grande parabole
biblique, et pourvue de sens en fonction du seul point de vue de celle-ci.
Entre autres, tels sont les prophètes.
Ainsi
certains prennent-ils place tout naturellement dans la narration qui est en
train de s'élaborer au cours des siècles. C'est ce qu'on appelle faire
l'histoire ! D'autres le voudraient qui n'y parviennent pas, et qu'on appelle
par exemple faux prophètes. Ceux-là n'ont pas saisi le mode d'agir de la
parabole, mode qui ne fait qu'un avec son sens.
Dans la
mesure où la parabole fait venir ce qu'elle dit, ou plutôt ce qu’elle parle, ce
qu’elle instaure par son langage, on peut, je pense, parfaitement comprendre
cette inclusion de la chair et des os, d'histoires personnelles ou collectives,
dans l'élaboration du récit. C'est ce que, dans un langage différent qui verse
trop facilement dans le dualisme de l’âme et du corps, on a appelé incarnation.
C’est en tout cas ce qui la distingue absolument du mythe, de la légende ou du
conte, dont personne n’a jamais désiré, sauf à l’occasion par jeu, devenir
membre actif !
C'est
ainsi que même un peuple a pu se constituer en tant que protagoniste du récit
biblique, non seulement en parole mais à grand renfort de sperme et
d'ovulations, de sueur et de sang.
C'est
également ainsi que, de l’homme Jésus, "l'esprit" du récit ait pu
dire : "Celui-ci est mon fils", reprenant ainsi la thématique
ancienne du lien paternel que Dieu était censé établir avec le roi d’Israël (Ps
2,7 repris par Mt 3,17 et textes parallèles).
Ce que
j’appelle ici l’esprit – l’Esprit – est une façon de percevoir l’ensemble des
implications de cette histoire en tant qu’elle signifie la possibilité d’une
relation positive des humains avec Dieu. Une histoire à faire pourra s’ensuivre
alors.
C'est
donc ainsi que des millions d'humains ont pu se dire fils de l'un des
personnages-clés de la parabole, Abraham, ou soumis, avec Moïse, à la Loi du
Seigneur de la parabole, ou bien d'autres, encore, se sentir enfants du Père de
la parabole, disciples et amis du Fils de la parabole, animés et consolés par
l'Esprit de la parabole.
Cette
parabole qui signifie précisément le lien qui unit le divin au monde de nos
perceptions. Le signifie, et le qualifie finalement comme un lien d'amour
unilatéral et premier.
Qui sort de
la parabole change de dieu
La
parabole biblique se limite donc à un certain type de langage humain dans le
but de signifier ce qui n’est pas de l’ordre du langage humain. En le faisant,
elle pose tout simplement que sortir de ce type de langage, de ce mode, tout en
gardant la même intention serait impossible. C’est une loi connue de tout
artisan du langage : quand il s’agit de création littéraire, on ne dit pas
la même chose quand on la dit autrement. Il est donc posé que cette réalité qui
n’est pas de l’ordre du langage humain est indicible… sauf à recourir au
langage parabolique. En termes plus simples : le Dieu dont parle la Bible,
le Dieu que la Bible parle, est le Dieu… biblique.
Elle en
dit long, ainsi, à qui est en recherche. Elle lui dit : « Quant à
Dieu lui-même, en son être, sache que la seule chose qui lui importe, c’est que
tu entres dans la parabole comme l’un de ses protagonistes, car lorsqu’on parle
de Dieu, dans ces Écritures, c’est de ton histoire à toi qu’il est
question. » Tant il est vrai que ce qui est important avant tout dans le
Livre, « ce n’est pas ce qu’il dit, mais ce qu’il fait et fait
faire », comme l’écrivait le philosophe Jean-François Lyotard à propos des
livres en général.
Mais si
la Bible se limite à son mode parabolique pour signifier le divin, cela
implique que l’on devra se contenter absolument de cette limitation, autorisé
et poussé que l’on est alors à créer librement du neuf à partir de la vieille
parabole. Il y a là un arbitraire en dehors duquel on n'est plus dans l'aire
biblique, dans la foi biblique. La chose est semblable à un jeu de société : si
l'on change l'arbitraire de la règle, on change le jeu, à moins qu'on ne le
détruise.
Cette
limitation, qui permet la signification du message, est la source première de
cette autre limite qu'est le canon biblique, c’est-à-dire la liste et le
contenu des livres qui composent la Bible. De même, elle représente l'origine
et la légitimation de la fixation arbitraire des textes par certaines
communautés humaines – Synagogue et Églises. Cette fixation est dite
arbitraire, non au sens où elle se serait opérée par oukase et caprice, mais au
sens où elle constitue une règle du jeu.
D'où la
nécessité d'un littéralisme qui n'est pas un fondamentalisme, tout au
contraire, mais qui consiste en une règle de lecture que les croyants
s'accordent à respecter ensemble afin d’en tirer librement ce qu’il leur
importe d’en tirer pour mieux vivre.
Un
corollaire de cela est que ce ne sont pas les résultats scientifiques de la
recherche biblique qui concernent en premier lieu les croyants, même s’ils
peuvent et doivent l’éclairer dans la libre exploitation qu’ils feront
ultérieurement de leur lecture. Il s’agit en effet de voir en celle-ci un
rapport direct, collectif de préférence, avec les Écritures. Car, telles cette
Jérusalem "dont toutes les parties vont ensemble" (Ps 122,3), elles
sont en elles-mêmes une œuvre littéraire concertée.
Les
Écritures ne sont, ni la somme des bribes d’information antérieures à leur
fixation récoltées par les spécialistes, ni le fonctionnement des structures
sous-jacentes que d’autres ont mis au jour, ni l’une ou l’autre des
reconstructions que les uns ou les autres auront élaborées, ni la suite de
leurs versets envisagés comme des règles à s’imposer à soi-même et encore moins
aux autres.
Être dans
la foi biblique, la foi d'Abraham, de Moïse, de David et de Jérémie, la foi de
Jésus, c'est se situer dans la parabole biblique et jouer son jeu.
Le Souffle
de la parabole
Ces
réflexions comportent une conséquence quant au langage que l'on peut tenir pour
désigner la Bible. Si elle est une parabole, elle n'est pas la Parole de Dieu,
elle signifie celle-ci. Elle le fait par les moyens pratiques de l'écriture.
C'est pourquoi il vaut mieux, pour les croyants, dire "Écritures
saintes" plutôt que "Parole de Dieu".
Lorsque,
d'écritures, les éléments bibliques deviennent paroles, c'est-à-dire lorsqu'ils
sont portés par la voix, le souffle, la présence, l’action ou encore les
institutions d'êtres humains vivants, il se peut alors qu'on assiste à
l'éclosion d'une Parole de Dieu. Mais il ne faut pas confondre les choses : une
parole est une parole, une écriture est une écriture. La confusion dans le
langage entraîne celle des esprits, des actions et des institutions.
Il n'est
pas de notre ressort de savoir par quels moyens il se trouve que les Écritures
saintes sont en mesure de signifier ce qui vient de Dieu. C'est juste affaire
de foi, c’est-à-dire de confiance absolue en cet arbitraire. En chacun de nous,
l’origine de cette confiance, si elle a
affaire avec l’Esprit de la parabole dont je parlais, reste pourtant un mystère
caché en Dieu. Mais pour ce qui nous concerne
hic et nunc, il est de notre responsabilité de croyants de faire éclore
la Parole de Dieu à partir des Écritures. "Mettre la Parole de Dieu en
pratique" ne signifie pas obéir aux diverses injonctions que l’on pourra
trouver dans la Bible, mais pratiquer celle-ci, c’est-à-dire faire d’elle, en
pratique, une Parole vivante, créer de la vie qui puisse coïncider avec la
Grande parabole de l’amour de Dieu. Certes, cela se fait, dit-on
traditionnellement, grâce à l'action du Saint-Esprit. Mais cet Esprit, pour
nous, c'est celui des Écritures... C’est ce que la pratique des Écritures crée
en nous, et non une sorte d’ectoplasme, qu’il soit de nature mentale ou
émotionnelle, surgissant des limbes pour nous dicter notre lecture. C’est le
souffle – comme on dit "avoir du souffle" – qui vous pousse à adhérer
à cette histoire et à y entrer. Esprit et souffle sont d’ailleurs un même mot
dans chacune des deux langues bibliques.
C'est
pourquoi le premier programme du croyant est de lire les Écritures. C'est son
premier service. C'est ainsi qu'il s'imprègnera de leur Esprit. Qu'il deviendra
instrument de cet Esprit pour parler, agir, se comporter selon l'Esprit. Pour
faire parler, agir, venir, la Parole.
On voit
que pour moi la Parole de Dieu n’est pas antérieure aux Écritures, mais
postérieure… et aléatoire.
Si on la
dépouille des diverses institutions dont elle s’est dotée au cours de son
histoire, ce qui reste de la communauté des croyants c’est qu’elle se fonde en
pratique sur une communauté de lecture, sur un pacte de lecteurs. La mise en
œuvre de ce pacte a connu bien des avatars, subi bien des avanies. Il n'est pas
certain qu'elle soit seulement perçue comme telle. Néanmoins elle est là, au
début de notre pratique. Et elle est toujours à réformer.
Dans la
ligne, précisément, de la Réforme, elle est à démocratiser. J'utilise ce terme
dans l'aire d'une pratique très précise : celle de l'exercice commun,
communautaire, populaire, échangiste et critique de ce travail-combat-plaisir
qui consiste à faire naître une Parole des Écritures. Parole de vie.
Il est
possible qu’une telle entreprise puisse rendre au peuple protestant le goût
pour la lecture de la Bible qu’il a manifestement perdu.
Il s’agit
donc de voir en la Bible une parabole. Un récit qui vise à faire venir ce qu’il
parle chez son auditeur. Il me semble que voir les choses ainsi, c’est
permettre aussi de dépasser de vieilles oppositions de doctrine portant sur le
mode de réception des Écritures. Ces débats me paraissent liés à des
conceptions dont le point de départ est toujours un dualisme de la forme et du
fond, affirmation qui supposerait un autre exposé. Or la parabole ne sépare pas
la forme du fond, son mode fait partie de son sens et inversement.
Mais là
n’est pas le point fondamental, qui touche plus profond :
Je crois
en Dieu, non en la Bible, néanmoins je ne connais Dieu que par la Bible.
C’est du
moins ce que j’affirme, même lorsque la réalité d’autres moyens de connaissance
du divin m’est opposée ou proposée. Je suis dans cet arbitraire, parce que
c’est pour moi la condition très pratique pour faire l’amour de Dieu. Du Dieu
que j’aime.
Pour les
Réformateurs du XVIème siècle, l'enjeu était de permettre à tous d'avoir accès
directement au Salut de Dieu offert en Jésus-Christ. La Réforme était la
conséquence d'une intériorisation radicale de Pâques. Aujourd'hui, l'enjeu
pourrait être de permettre à tous de faire vivre l’Esprit, et de devenir ainsi
metteurs en œuvre de ce salut opéré une fois pour toutes. Il s'agirait d'une
intériorisation radicale et collective de Pentecôte.
Peut-être
qu’alors, les protestants, libérés de l’ancienne nécessité de prendre les
Écritures comme un mode d’emploi au lieu d’un filon à faire produire,
recommenceront-ils à lire la Bible ?
Retour au haut de page