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Mes réponses

 

 

 

 

« Où sont mes gosses ? »

 

 

(Version de 2000 remaniée en février 2012 à la suite d’un nouveau témoignage)

 

 

 

 

Il m'a semblé que l'on frappait à la porte. Cinq coups vigoureux. D'habitude on sonne, mais là non : des coups... J'hésite, puis j'ouvre. Dans le noir du couloir se tient le fils aîné de mes voisins juifs, des Syriens, la calotte sur la tête, une bougie éteinte à la main. Un jeune homme habituellement peu disposé à frayer avec les goyim. Pas très sympa. Plutôt arrogant, en fait. Mais là il sourit. C'est une fête juive, pas le droit pour eux de faire du feu soi-même, et tel l'ami Pierrot il me faut lui allumer sa chandelle.

Les goyim. J'en suis un, un goy, c'est sûr. Mais j'aurais tellement de choses à lui dire, à leur dire, à mes voisins auxquels je ne dirai rien de tout cela, pourtant. Des souvenirs qui me remontent à la gorge.

Souvenirs de cette rue où je suis né et où j'habite à nouveau, dans un bel appartement, mon improbable presbytère, en ce jour de l’année 2000. Bribes qui remontent une à une, sans ordre ni beaucoup de raison, et qui te mouillent bêtement les yeux. Souvenirs très personnels, au moins certains d'entre eux, fétus de mémoire au sein de la grande Histoire.

Une histoire de protestants, aussi, mais qui étonnera sans doute nombre de parpaillots, peut-être même choquera certains d’entre eux pour ce qu’elle recèle parfois de crudité dans le sentiment et l’expression. C’est qu’il s’agit d’un protestantisme populaire dont on parle peu, dont on sait peu de choses et qui a d’ailleurs à peu près disparu avec l’ancien peuple des faubourgs de Paris.

 

***

 

Quelqu’un a frappé à la porte. Et c’est celle d’un deux-pièces cuisine au quatrième étage sans ascenseur, vingt-huit mètres carrés au total, on entre directement sur le séjour, les WC sont sur le palier, un pour quatre appartements.

On est en septembre 1945, un dimanche, dans le Faubourg de Charonne, Paris XXe. Et quelqu’un a frappé. C’est ma mère qui va ouvrir. Une femme entre, une femme brune, inconnue, fatiguée, très maigre, et elle ne dit que ces quatre mots : « Où sont mes gosses ? » Ma mère le lui dit. Il s’agit d’une ferme, quelque part en France. Et la femme repart sans rien ajouter.

C’est du moins ainsi que ma grand’mère racontait l’histoire. Cela se passait chez elle, où nous avions habité pendant toute la durée de l’Occupation. Mais ce jour-là je n’étais pas présent, j’étais en vacances à la campagne dans la famille de mon père, des ouvriers agricoles des environs de Meaux. J’avais huit ans. À cette époque l’école ne recommençait que le 1er octobre.

Je n’étais pas là mais je suis sûr que les choses ont dû réellement se passer ainsi. Peut-être un peu plus compliquées ? Ma mère a sans doute écrit le nom et l’adresse sur un bout de papier, quelque chose comme ça. Peut-être aussi un mot pour les fermiers. Mais l’essentiel de ce qui s’est passé réside dans l’histoire de ma grand’mère. Elle n’était pas très lettrée, mais elle savait rendre l’essentiel d’une histoire.

Cela se passait dans un temps et un milieu où l’on racontait beaucoup. Surtout chez nous, dans la famille de ma mère, puisque nous étions participants de la grande Histoire, nous autres descendants de Communards. Beaucoup de ces histoires de gens qui ont dit ceci ou qui ont fait cela, à tel moment précis, en tel temps mémorable, qu’il s’agisse de malheur ou de bonheur. Et que faire d’autre, au cours des longues soirées, en un temps où le courant était encore souvent coupé, ce qui nous privait de l’écoute des nouveaux programmes de la TSF, remplaçant depuis peu ceux de la Collaboration ? Parler, emplir notre petit espace du beau bruit de nos paroles, de notre parler parigot tournant vite à l’épique. Raconter.

Et l’essentiel de l’histoire que ma grand’mère racontait au sujet de cette femme brune, c’est qu’elle n’avait dit en tout et pour tout que ces quatre mots-là. Et, comme il convient quand on raconte, elle répétait : « Alle a dit : "Où sont mes gosses ?" Alle a pas seul’ment dit un mot d’plus. »

 

Ma mère avait alors trente-deux ans, elle était assez grande, svelte. Elle avait une magnifique chevelure d’un roux très foncé et la peau très claire, de celles qui craignent le soleil. L’ascendance normande. Les verres épais de ses lunettes ne parvenaient pas à l’enlaidir. Elle venait de retrouver son mari, mon père, après six ans d’absence. La guerre. Elle était de ces femmes du peuple plutôt réservées et souriantes dans les temps de paix, un pas derrière les hommes, et terribles combattantes quand on touche à leurs raisons de vivre. Elle était aussi très intelligente. Et maline à la façon du faubourg, ce qui est encore autre chose. Car cela aide, bien sûr, dans la difficulté, mais vous limite aussi au cercle de vos pareils. Et elle était honnête. Rigoureusement fidèle à ses engagements.

 

Son patron l’avait compris, trois ans plus tôt. Il était juif. Pas un de ces Juifs à barbe et papillotes, à cordons pendant sous la veste et à chapeau noir. Pas non plus un de ces militants communistes ou d’extrême gauche comme l’étaient le plus souvent les fils et les filles des Juifs pauvres de mon quartier, à peine disparu l’accent yiddish. Non plus l’intellectuel à lunettes, médecin ou psychanalyste, ou professeur. Plutôt le genre fils de famille à qui son père commerçant a donné, de guerre lasse, de quoi monter une petite affaire, dont chacun sait qu’elle va juste suffire à payer ses voitures et ses maîtresses. Un bon type, toujours gai, et assez futé pour laisser les responsabilités de la boîte à la sténo-dactylo qu’il a embauchée et qui, au bout du compte, va devenir la vraie patronne de l’affaire. Ma mère. Capable même de lui refuser de taper dans la caisse alors qu’il va falloir payer les ouvrières ou les fournisseurs. La seule personne qu’il respectait.

Aussi, à peine les lois "juives" publiées, il met l’affaire au nom de ma mère et il va se cacher. Tranquille au moins sur ce point : elle ne le volera pas, toute chiksé qu’elle soit. Le moment venu, elle lui rendra le tout, bénéfices compris s’il y en a. Ce qu’elle a fait, bien sûr. 

 

Ma mère n’était pourtant pas de ces protestantes puritaines obnubilées par la peur de mentir ou de tricher. Ou de se battre. Elle n’avait pas été élevée dans le faubourg pour rien. Enfant puis adolescente, elle avait su distribuer des baffes aux galopins ou aux boutonneux qui la bousculaient. Elle était du genre à préférer descendre les quatre étages sur la rampe plutôt que marche par marche. Elle était militante, aussi. Hésitant entre Blum et Thorez, parfois même un poil tentée par le discours des vieux anars à la grande culture qui restaient encore un peu, en ce temps-là, l’âme du quartier. En 36, elle et mon père avaient fait les manifs et les grèves du Front Populaire avec enthousiasme. Elle avait alors vingt-deux ans, elle faisait partie de ces bandes de jeunes femmes de nos quartiers qui approvisionnaient les grévistes, lors des occupations d’usine. Avec les copines, elle traversait en chantant les barrages de gendarmes mobiles, se moquant d’eux au passage, elle faisait passer les casse-croûtes au travers des grilles enchaînées, elle plaisantait avec les gars. Et bien plus tard, à soixante-dix ans passés, elle défilait encore bras dessus bras dessous avec les filles du MLF – dix pas en marchant, dix pas en courant – ou bien défendait contre un patron, devant les prud’hommes, tel immigré illettré.

 

Mais pour bien comprendre ma mère, il faut se représenter ce qu’était, dans son enfance et sa jeunesse, la vie d’une rue comme la sienne, dans ce quartier de Charonne tout chargé de l'histoire du peuple ouvrier de Paris. La vie dans un quartier comme celui-là, comme aussi dans un village, ou une cité, est faite de mille petits événements qui tous, plus ou moins consciemment, trouvent leur place dans la grande histoire du peuple, avec toutes ses vérités, ses légendes et ses contradictions.

La rue d’Avron, la rue de ma mère, s’arrêtait à la Porte de Montreuil, aux "fortifs", comme on les appelait, là où tous les gosses du quartier pouvaient se retrouver pour jouer, non sans courir quelques dangers. Ce n'était pas une rue tranquille, elle était même très animée. Dès trois heures du matin, la vie y commençait avec le passage des chariots de maraîchers qui descendaient des banlieues proches avec leur chargement de fruits et de légumes et passaient sous les fenêtres de la petite Lisette – ma mère se nommait Élise, mais enfant on l’appelait Lisette. Lorsqu’elle se réveillait la nuit, elle se sentait rassurée en entendant le pas tranquille des chevaux dans la rue. Le métro passait aussi, sous la maison, dont il faisait vibrer les vitres à chaque passage d’une rame. 

La rue n'était jamais déserte. Il y avait sans cesse un flot de passants, même le dimanche puisque, dès après la dite "Porte-Montreuil", s'étalait le marché aux puces. On y trouvait bien sûr de tout dans un pêle-mêle invraisemblable. On pouvait aussi s'y régaler d'une portion de moules marinière accompagnée de frites et arrosées d’un petit vin blanc. Le tout était servi sous des tonnelles, sur de longues tables qu’on dirait aujourd’hui conviviales. 

Même le soir, lorsque les ouvriers et les petits employés, hommes et femmes, étaient rentrés après avoir "fait leur journée", la rue était vivante, car en face de la maison se trouvait un cinéma, "Le Family", avec ses grandes affiches colorées. C’était là un des grands vecteurs de la culture populaire, avec ses mélos, ses burlesques et ses films historiques toujours appréciés. Dès qu’elle a commencé à travailler, Lisette allait au cinéma au moins une fois par semaine.

Le spectacle de la rue était donc permanent. Le soir elle était tout illuminée car il y avait des magasins dans chaque immeuble et beaucoup de bistrots. Dans un espace de cent mètres, il y en avait huit, dont un tabac. Ce nombre élevé ne s'explique pas seulement par les ravages de l’alcoolisme populaire, pourtant bien réels. Les gens étant logés à l'étroit, sans confort, le bistrot était pour eux un lieu de rencontre. Qui voulait retrouver des amis ou des voisins les invitait à prendre l'apéritif au café.

Cette simple portion de rue était en fait tout un village, et l’on y trouvait aussi des petits artisans, dans ces cours intérieures typiques qui abritaient des ferronniers, menuisiers, matelassiers, tapissiers, feutriers, etc., tous ces corps de métier qui fournissaient les ébénistes renommés du Faubourg Saint-Antoine voisin. 

Bien sûr, il y avait les fêtes populaires, avec leurs bals. Mais plus que d’autres, le 1er mai y était un jour remarquable, car la grève était effective. Il n’était pas férié, bien au contraire, les manifestations étaient interdites et réprimées sévèrement. Il y avait des batailles, des grilles d'arbres et des pavés arrachés pour servir de projectiles.

Dans ce coin de quartier ouvrier, il n'y avait pas besoin de SOS-Amitié par téléphone pour trouver à qui parler. On avait les voisins, on les trouvait à ses côtés dans les mauvais jours aussi bien que dans les jours de fête.

 

En fait, il s’agissait d’un peuple, à la fois dissemblable et cohérent comme le sont les peuples. Il y a d’ailleurs à ce sujet une légende fort répandue, qui voudrait qu’il n’y ait pas de Parisiens mais seulement des provinciaux installés là pour un temps. C’est oublier l’extrême capacité d’assimilation de cette population, capable de transformer en vingt ans un jeune Juif polonais en représentant typique de l’esprit parisien, comme le montre par exemple le parcours de l’auteur-compositeur et chanteur Francis Lemarque. Il convient sans doute d’insister là-dessus, dans la mesure où ce peuple a disparu. Plus d’un million de faubouriens ont dû quitter leurs quartiers pendant ce que l’on a appelé les Trente Glorieuses. Que l’on se promène dans les rues du faubourg et l’on pourra facilement se rendre compte de ce changement. C’était plus qu’un changement, d’ailleurs, mais quelque chose comme un exode invisible et silencieux. Et pourtant pénible à vivre, comme l’exprimait un charcutier s’exclamant devant quelques clients : « J’ai gardé ma boutique ici, mais moi, j’ai été déporté en grande banlieue, comme beaucoup de gens »... 

Les uns comme les autres ont pu provenir de toutes les régions françaises comme de nombreux pays plus ou moins lointains, ils n’en sont pas moins de bons faubouriens. Aujourd’hui encore, ce quartier est l’un de ceux où le dernier arrivé pose sa valise avant d’espérer trouver mieux. Il ne le quitte qu’en soupirant.

 

Et puisqu’il est question des activités de ma mère pendant l’Occupation, il convient de souligner la présence, à cette époque, de nombreux Juifs, originaires pour la plupart d’Europe de l’Est.

Je me souviens en particulier du vieux Monsieur Grinberg et de son savoureux accent yiddish. Il avait une petite boutique de tailleur en face de chez nous. Vétéran de la Grande Guerre, il avait mis son uniforme de capitaine de l’armée française dans la vitrine, avec toutes ses décorations. Il y avait ajouté l’étoile jaune. Il avait perdu deux fils à la guerre et il était veuf. Il portait toujours un costume noir de coupe militaire. Je l’aimais beaucoup. Quand ma mère et lui se rencontraient, ils ne manquaient jamais de tenir une petite conversation souriante. Les Allemands ont respecté la valeur militaire de Monsieur Grinberg. D’ailleurs, en passant devant la vitrine, les soldats vert-de-gris saluaient militairement. Quel peuple étrange ! 

Ainsi, cependant, allait le voisinage, et l’on saisissait le moindre prétexte pour se réunir : un mariage, un anniversaire, et on chantait, chacun "poussait" la sienne. Quand une mère de famille était malade ou avait un bébé – à cette époque les enfants naissaient à la maison – elle était soignée par les voisines qui se partageaient la tâche. Les dimanches d'été on allait en pique-nique ensemble, souvent au bois de Vincennes tout proche. Le soir, les voisins se rendaient visite, ils restaient un petit moment à parler de ce qui s'était passé dans la journée, des événements d'actualité, des souvenirs de guerre, de leur travail. Tout cela n’empêchait d’ailleurs pas que se livrent parfois dans la rue de terribles bagarres.

 

C’est ainsi que ma mère n’avait pas eu le temps de s’ennuyer. Elle avait eu une vie relationnelle bien remplie, comme on dirait aujourd’hui. Cependant, son univers était bien plus vaste que cela, à cause du fait exotique qu’elle était protestante. À l’époque où cette femme brune avait frappé à la porte pour demander ses enfants, ma mère avait déjà lu sa Bible plusieurs fois d’un bout à l’autre, de la Genèse à l’Apocalypse. 

Elle croyait d’ailleurs, naïvement, que sa foi protestante avait tout à voir avec l’histoire huguenote, les persécutions du roi Louis, le Désert et l’épopée des Camisards. C’est ce qu’on lui avait appris à l’École du dimanche, non sans une bonne dose d’anti-catholicisme... Tout cela ressemblait tellement à l’histoire de sa famille, toute cette éternelle histoire des vaincus et des pourchassés, fiers d’avoir résisté. En réalité, cependant, l’origine de son protestantisme, comme presque toujours dans les faubourgs de l’Est parisien, avait plutôt à voir avec le mariage du piétisme rhénan et du revivalisme anglo-saxon. 

Elle avait une pleine confiance dans la prière. Elle s’y sentait écoutée et conseillée. Sans le savoir, mais sans doute pour le même type de raisons, elle partageait la spiritualité des Noirs américains, plus portés à se confier à Jésus, l’ami fidèle et bon des petits, des fatigués et des chargés, qu’à Dieu le Père, qu’elle respectait et craignait de loin, à cause sans doute de cette histoire de Jugement dernier…

De cela, bien sûr, elle ne pouvait parler à la maison. Ses parents, au sens large, ne s’y intéressaient pas, non plus que son mari, un jeune homme révolté que sa fréquentation d’une Église catholique confite dans une dévotion quasi-superstitieuse avait dégoûté dès l’enfance de Dieu, de ses saints, de ses anges et de tout le saint-frusquin.

 

Mais cela se mêlait aussi, dans son esprit, avec ce qui lui venait directement de sa famille. Son père avait quitté l’école à neuf ans et son métier consistait à charrier des sacs de coke dans une charrette à cheval, montant parfois les sacs de cinquante kilos dans les étages ou les descendant dans les caves. Mais après s’être décrassé – sa femme était blanchisseuse, ils étaient, comme elle le disait en riant, bien assortis – mon grand-père se mettait à lire, chaque soir. Ensuite il racontait. Les Misérables, bien sûr, du grand Victor Hugo ; et le Zola de Germinal ou de L’Assommoir ; et Jules Vallès, et Henri Barbusse, ou encore Claude Tillier. Sans oublier Jehan Rictus. Et aux fêtes, lui ou ma grand’mère chantaient. Le temps des cerises, ou La Butte rouge, ou L’hirondelle du faubourg, et tout le répertoire de Fréhel ou de Bruant, toutes ces goualantes inspirées. On pouvait toutefois s’étonner de ce que la chanson préférée de mon grand-père, anarcho-syndicaliste puis cégétiste, ait été Le petit chapeau, évocation grandiloquente de l’épopée napoléonienne… Encore le grand Victor Hugo !

La religion de ma mère intégrait tout cela, qui était d’ailleurs en relation avec l’histoire de l’irruption, imprévisible, du protestantisme dans cette famille de prolétaires du genre révolté. Cette histoire, ma mère la connaissait et la chérissait. Sa grand’mère la lui avait racontée souvent. Enfant, la petite Lisette passait son temps libre chez cette grand’mère maternelle, à deux pas, dans une rue voisine, car on y disposait d’une cour intérieure. Elle y jouait avec les enfants de la maison, tous petits Cohen, Goldstein ou Blumenfeld. Sa grand’mère la gardait parfois à dormir, et elle lui racontait alors l’histoire, avec aussi beaucoup de ces autres choses qu’une grande fille doit savoir.

 

Elle lui donnait aussi bien des conseils. Par exemple, et surtout : aimer l’école, aimer apprendre. Et la petite Lisette aimait son école. Celle de la République. « Je peux dire que je lui dois tout », affirmerait-elle bien plus tard. Sa directrice, Mademoiselle Bergevin, était une femme extraordinaire, qui aimait les enfants de ce quartier à tel point que, proposée pour une très prestigieuse promotion, elle avait refusé cet avancement pour rester dans son école au milieu des gosses d'ouvriers plus ou moins pouilleux, et les aider à acquérir le plus de connaissances utiles possibles. Et surtout leur donner le goût et l'envie de continuer à s'instruire, même après leur entrée dans la vie active, comme on dit pudiquement maintenant – ma mère disait : se mettre au boulot. Souvent, les grands-parents ne savaient ni lire ni écrire, ou fort peu. Eux n'avaient pas eu l'école laïque gratuite et obligatoire jusqu'à douze ans ! Il n'y avait à leur époque que l'école religieuse, la catholique, et elle était payante.

Ma mère aimait souligner, non sans malice et quelque naïveté, qu’il avait été très difficile d’installer l'école laïque, en pratique : pour qu’elle puisse naître effectivement, les protestants avaient dû lui offrir leurs locaux et leur École Normale.

Les enfants comme ma mère et ses frères avaient donc été mis au travail très tôt, sans grande formation. Leurs parents n'en savaient pas beaucoup plus qu’eux, personne ne pouvait les aider pendant leur scolarité et il n'était pas question d'avoir des livres à la maison : trop cher… et où les mettre, quand on dispose de si peu d’espace pour loger cinq personnes ? Il était déjà difficile de faire les devoirs et d'apprendre les leçons à la maison quand on n’avait que les douze mètres carrés du séjour, là où toute la famille se tenait le soir, au milieu des conversations et des jeux des plus petits. Il fallait avoir envie de travailler.

C’est surtout sur cela, aussi, que cette grand’mère insistait, de toute son expérience et de tout son prestige. C’est pourquoi Lisette, après son certif et un an passé au "Cours supérieur", s’était mise au boulot à treize ans, en trichant sur son âge car elle en paraissait seize. Elle dut alors apprendre très vite la sténo et la dactylo. Aussi ses doigts d’adolescente s’étaient-ils déformés, les touches des lourdes machines à écrire de l’époque étant très dures. 

   

Et tout cela, bien sûr, a quelque chose à voir avec la visite de cette femme brune un jour de septembre 1945. Et encore avec d’autres événements de la vie agitée de ma mère au cours des années de ce qu’elle appellerait plus tard le Péril vert-de-gris, et plus précisément entre 42 et 45. Tout cela a à voir, parce que dans tout cela il y a matière à résister, à refuser l’adversité. Ou l’indignité.

 

Elle s’appelait Ernestine, sa grand’mère. Orpheline d’un Communard fusillé au Mur des Fédérés. Elle était donc la preuve vivante, selon l’opinion du faubourg, qu’il fallait se méfier des curés, eux qui s’étaient tant réjouis de la victoire des Versaillais – vingt-mille morts des nôtres – qu’ils en avaient édifié une basilique à Montmartre pour remercier le bon dieu. Le Sacré-Cœur, comme ils osaient l’appeler.

Elle était aussi la preuve vivante, du moins aux yeux des gens de notre milieu, qu’il convient de se méfier toujours des flics. Gardiens de la paix des riches. Son mari, en effet, était mort après avoir été malmené par quelques-uns d’entre eux pour avoir prétendu défendre un poivrot qu’ils tabassaient. Elle était restée veuve avec trois enfants et cela se passait vers 1890. Elle était blanchisseuse elle aussi.

Athée, anticléricale. En quelque sorte anarchiste, comme ceux de son entourage. Beaucoup refusaient, par exemple, de se marier à la mairie, encore moins à l'église. Leur engagement réciproque était pourtant réel et sérieux, ils restaient en général ensemble toute leur vie. C'est ce qui s'est passé pour les grands-parents paternels de ma mère, qui se sont mariés à la veille de la mort de son grand-père, si bien que, le pauvre ne pouvant plus se lever, ils ont dérangé le maire, le greffier, les voisins, puisque selon la loi, la cérémonie devait être publique, toutes portes et fenêtres ouvertes.

Cette génération, qui avait vécu la Commune de Paris à l'adolescence, qui avait assisté au massacre de parents, de voisins, d’amis, par les autorités constituées, avaient rejeté celles-ci pour toujours. Selon ma mère, quand son grand-père a décidé de se marier à domicile, c'était juste une petite vengeance ironique bien dans l’esprit du quartier. C’est pourquoi ma mère a pu assister au mariage de ses grands-parents. 

Ce grand-père et cette grand'mère anarchistes, les parents de son père, étaient tellement pauvres qu'on ne mangeait pas tous les jours à sa faim à la maison. Mais la grand'mère faisait en sorte que cela ne se voie pas. Par exemple, comme son homme et ses fils ne pouvaient posséder chacun qu’une chemise, elle n’achetait celles-ci que blanches et les colorait au lavage, chaque dimanche, d’une boule de couleur différente. 

On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que d’histoires misérabilistes : malheur et pauvreté. Erreur. Ces gens étaient gais, ils chantaient beaucoup ensemble, ils dansaient aussi, à toute occasion, et cette grand’mère, Ernestine, étaient renommée pour la pureté, la puissance et la beauté de sa voix, en vérité surprenante car elle sortait d’une toute petite bonne femme. 

 

L’autre grand’mère, Célina, était aussi de ce genre de personne, courageuse et gaie, quoique plutôt belle et forte femme, à la façon des Normandes. Or il y eut à son époque, dans le Paris des pauvres, une terrible épidémie de choléra, et ses voisins moururent, laissant trois orphelins. Elle les recueillit, agissant ainsi qu’il est écrit dans les poèmes fameux du grand Victor Hugo…

Mais elle n’avait qu’une chambre et il y avait là des garçons et des filles. Que l’on ne mélangeait pas, car les mœurs de ces pauvres était alors des plus exigeantes et des plus sévères. Que faire ? On lui dit qu’il existait près de là, dans le faubourg Saint-Antoine, une paroisse nommée Bon-Secours fondée par des Alsaciens qui n’étaient pas des catholiques – était-ce encore dans une ancienne chapelle de la rue de Charonne, ou déjà dans la rue Titon où son église se dresse aujourd’hui, je ne sais. Le pasteur, comme on disait, Monsieur Frédéric Dumas, avait fondé une école, un orphelinat et une "Maison des apprentis" dans lesquels il élevait, éduquait et formait des jeunes qui sortaient de là avec un bon métier, une bonne éducation, une excellente moralité. On disait qu’il allait en personne tirer les jeunes gens des bistrots innombrables où ils se détruisaient, ou encore les jeunes filles du trottoir où elles se prostituaient – l’histoire de Nini peau d’chien, la chanson d’Aristide Bruant, se passe à cette époque, dans ce quartier de Sainte-Marguerite…

Mon arrière-grand’mère alla trouver le pasteur Dumas. Elle était pauvre. À bon compte, il lui prit en pension ses garçons et lui donna de surcroît sa pratique. Cela exigeait qu’on fasse quelque chose en retour. C’est du moins ce qu’elle pensa. Aussi, comme elle le disait, elle mit ses enfants protestants. C’était pour elle, sans aucun doute, un acte de confiance en même temps que de reconnaissance, mais aussi une bien maligne façon de garantir à l’avenir la sécurité des siens…

Tout le protestantisme de notre famille vient de cet échange de bons procédés, d’ailleurs pratiqué sans l’intention du pasteur Dumas. Mais aucun de ces enfants-là ne sut jamais qu’ils devenaient ainsi luthériens, ni aucun ne crut nécessaire pour autant de croire dans le dieu des Écritures. Ils restèrent païens – mais protestants. Adeline, ma grand’mère, apprit néanmoins à lire et écrire dans l’école de cette paroisse. Puis elle travailla avec sa mère, se maria au temple réformé – la famille avait déménagé, quittant le faubourg Saint-Antoine pour celui de Charonne – et ne se soucia plus de cela jusqu’au moment où la retrouva une amie d’enfance devenue sœur diaconesse du côté de Reuilly.

Chaque dimanche, sœur Robert allait à pied de Reuilly au petit temple de Béthanie, rue des Pyrénées, où elle était assistante de paroisse. Au passage, elle s’arrêtait en bas de chez ma grand’mère et emmenait la petite Lisette à l’école du dimanche, puis au culte. Bien plus tard, ce fut mon tour. Ma mère est devenue ainsi la première pratiquante de la famille, tandis que ses frères préféraient adhérer au Parti communiste.

On peut se demander pourquoi cette paroisse s’est appelée Béthanie au lieu de prendre le nom de son quartier. C’est qu’au moment où le temple fut construit, lui donner le nom du quartier des apaches et de Casque-d’or, la prostituée célèbre, paraissait peu reluisant. Charonne, où les mauvais garçons attaquaient les fiacres en plein jour, comme les Indiens d’Amérique faisaient des diligences ? Charonne, aussi, où l’on rêvait du Grand Soir ou des "exploits" de la Bande à Bonnot ? On préféra le patois de Canaan.

 

***

 

Arrivèrent la guerre et l’Occupation, Pétain et les lois antisémites. Puis les grandes rafles. En juillet 42 ma mère avait vingt-huit ans. Un soir, elle rentrait du travail. En passant devant la loge de la concierge avant de monter à notre quatrième, elle a entendu deux hommes s’enquérir d’une famille juive qui logeait là. Au deuxième étage. Ma mère a compris tout de suite, elle est montée très vite, elle a frappé, la femme lui a ouvert, et ma mère a dit : « Ils sont en bas, donne-moi vite les enfants ».

Elles n’étaient pas amies mais elles se connaissaient assez pour se tutoyer, chacune d’elle avait son homme dans un stalag, sans savoir que celui des deux qui était juif n’en reviendrait pas. La jeune femme a compris, elle n’a rien dit, elle a poussé les enfants vers ma mère, qui est montée en hâte avec eux. À l’étage au-dessus, elle entendait déjà les sbires frapper à la porte de sa voisine.

Le lendemain à l’aube ma mère était au Vel’d’Hiv. On lui avait dit, un flic, qu’on les emmenait tous là-bas. Elle a longtemps cherché, au travers des grilles, à voir sa voisine, sans succès. Elle avait amené son livret de famille pour le lui faire passer, pour qu’elle puisse sortir de là en disant : « C’est une erreur, je m’appelle Élise Gehant épouse Alexandre, en voici la preuve ». Ma mère ne l’a pas trouvée, elle ne l’a pas vue, il y avait trop de gens. Elle a dû repartir, aller au travail.

Plus tard, elle a appris que les gens du Vel’d’Hiv étaient emmenés à Drancy pour être mis dans des trains en direction de l’Allemagne. Elle est allée trouver notre voisin de palier, un déménageur. C’était un Grec, un certain Korakis. Elle l’a persuadé de l’emmener à Drancy dans son unique camion, au cas où elle y retrouverait sa voisine. Elle espérait naïvement la libérer. Rien à faire, il y avait trop de soldats allemands et de gendarmes français, trop de personnes à dévisager de loin, on n’approchait pas. Ils ont dû rentrer.

Il lui fallut pourtant aller plus loin. Non que cela soit plus risqué, pas du tout, mais cela mettait bien plus en jeu sa responsabilité, à long terme, à l’égard de petits êtres à protéger. Lisette les a donc gardés, leur a ôté l’étoile jaune, et les a confiés à l’un de mes oncles, un réfractaire, comme on disait, qui partait se cacher à la campagne afin d’éviter le Service du Travail Obligatoire en Allemagne. Il pouvait les emmener là où ils seraient à l’abri, dans une ferme qui les accueillerait à la condition que leur pension soit payée. Les gens sont parfois ainsi : ils veulent bien risquer leur vie, pas leurs sous.

La maman des enfants raflée, embarquée, disparue, ma mère prit la pension en charge. Cela ne lui coûtait pas grand’ chose, elle avait de l’argent, elle recevait chaque mois, de la TCRP, la compagnie des Transports en Commun de la Région Parisienne, ancêtre de l’actuelle RATP, le salaire de mon père, normalement "machiniste" sur une ligne d’autobus… mais pour quelques années ouvrier agricole dans le Hunsrück en tant que Kriegsgefangener.

 

Il lui fallait alors agir. Faire quelque chose. Contrecarrer les ogres autant qu’il lui était possible. Mais comment ? Elle n’était qu’une petite jeune femme du faubourg, seule et chargée de famille, sans contacts, sans expérience, dans un pays dont l’État, sa police, ses milices, tous ses corps constitués collaboraient à l’œuvre engagée par la Puissance occupante, forte de ses armées et de sa redoutable Gestapo. La Kommandantur était d’ailleurs installée au poste de police d’une rue voisine. On entendait de loin le passage des bottes cloutées de l’ennemi, se baladant tranquillement dans la rue, s’installant à la terrasse du bistrot d’en face, korrekt jusqu’à la caricature.

Ma mère ne savait rien de la culture allemande, de l’Allemagne, de sa musique, de ses philosophes, de ses théologiens, de la beauté de sa langue. Encore moins de l’Église confessante et du Synode de Barmen. Elle ne connaissait que ce que racontait mon grand-père de son séjour en Poméranie en tant que prisonnier de guerre. Il lui avait souvent parlé de ce qui était pour lui l’aptitude imbécile des Allemands à obéir sans discuter. Ce qui, chez nous, était tout le contraire d’une vertu. Elle ne connaissait d’eux que les aboiements rauques des soldats boches, que les violences et les misères de l’Occupation, et que cette abomination, enfin, que jamais elle n’appela holocauste ni shoah. Elle répétait plus simplement ceci : « Ils arrachaient les enfants à leur mère et ils les tuaient ». Quoi de plus éloquent, pour elle ? Aussi n’avait-elle aucun remord à les espérer tous détruits, ainsi que leur pays, même s’il lui arriva, dans les moments les plus chauds de la Libération de Paris, de montrer de la pitié pour l’un ou l’autre d’entre eux parmi ceux qui fuyaient, race supérieure enfin déchue. Car elle n’était cruelle qu’en paroles. Aussi bien était-elle membre d’un petit peuple riche seulement de sa parole.

 

Une parole fort peu académique, à la riche faconde populaire, était toute sa culture, et elle ne savait, hors cela, que beaucoup lire et bien écrire. Mais ce petit savoir-là, se dit-elle, elle pouvait le mettre en œuvre pour protéger ceux qui devaient l’être. Elle n’avait en effet qu’à utiliser le bureau de son atelier pour fabriquer des vrais-faux-papiers…

Mentir, tricher, falsifier ? Des mots auxquels elle n’a jamais pensé, contrairement à ceux qu’ils inquiétaient, par exemple chez les cacheurs de Juifs du Chambon-sur-Lignon. On sait que le huguenot a horreur du mensonge. Mais son action à elle n’avait rien à voir avec sa justice personnelle devant Dieu. Elle pensait aux enfants, séparés de leur mère, convoyés dans ces wagons qu’elle avait vus à Drancy, et dont on lui avait dit qu’ils partaient chaque jours bondés, emportant leur cargaison au loin, loin vers l’Est. Elle savait aussi une chose, c’est que lorsqu’on traite ainsi les gens, c’est qu’on va les tuer, les uns comme les autres. Au vu de la façon dont les choses se passaient, il n’y avait rien d’autre à attendre. Elle l’a su dès cet été 42, d’un savoir certain venu des tréfonds de la mémoire collective des siens, et elle a agi en conséquence. Et aurait-elle sauvé un seul enfant au prix de la mort de tout un régiment allemand que cela lui aurait paru tout à fait approprié. Évident. Elle n’avait pas lu les prophètes pour rien. De plus elle était en colère.

Elle s’est bornée, cependant, à apprendre à faire ces faux. Cela supposait simplement, à cette époque, une certaine sûreté de main, un sens de l’imitation, quelques petites connaissances en matière de produits propres à dissoudre, effacer, restaurer, et que l’on sache bien sûr écrire en ronde, cette élégante écriture des gratte-papiers officiels. Il y fallait du temps et de l’application. Je me souviens de l’avoir vue s’y essayant, ses modèles étalés sur la toile cirée de la table familiale.

C’est ainsi que les Lévy, par exemple, devenaient des Leroy par la magie de ma mère. Quant à la clientèle intéressée, elle n’était pas difficile à trouver avec tous ces Cohen, Goldberg, Blumenfeld de son enfance…

Elle eut aussi à nouveau, en conséquence, à se charger d’enfants qu’elle alla cacher à la campagne, je n’ai jamais su où, et auxquels elle rendait régulièrement visite sous couleur de chercher à s’approvisionner. Une amie, qui était à la fois sa voisine, sa collègue et la mère de ma meilleure copine, racontait plus tard à quel point elle était effrayée quand ma mère lui disait ce qu’il y aurait à faire si elle ne revenait pas.

 

Il n’y a rien à dire de plus sur ces longues années où il lui fallait faire bonne figure, travailler, assurer le quotidien, choyer les siens, se préoccuper de la nourriture et de l’habillement malgré les restrictions, faire la queue, écrire au prisonnier, lire et prier… et dans le même temps mener cette activité secrète et quasi solitaire dont elle savait les risques. La prison, les camps ou le mur des fusillés.

      

Ma mère lisait sa Bible chaque jour : le passage indiqué par un éphéméride adapté à cet usage, dans l’Ancien Testament ou le Nouveau. Chaque dimanche, elle allait au culte à Béthanie. Le pasteur, Henri Barlet, y développait sans autre, dans des sermons droitement évangéliques, tout ce qu’il fallait penser de mal des principes racistes, antisémites et xénophobes qui régnaient alors. Il était de ceux, peu nombreux en dehors des gens de sa corporation, qui rappelaient ouvertement que le Seigneur des chrétiens était juif. On sait le rôle que joua le pasteur Marc Boegner, alors président de la toute jeune Eglise réformée de France, créée en 1938, pour appeler ses coreligionnaires à résister dès la promulgation des premières lois anti-juives.

Je ne suis pas sûr, pourtant, que tout cela ait joué pour ma mère un autre rôle que celui de confirmation, au mieux de validation, de ce qu’elle ressentait depuis toujours sans avoir eu d’abord à y penser. Car dans ce faubourg où nombre de familles ouvrières d’origine juive s’étaient installées, elle avait eu tout le temps de son enfance et de sa jeunesse, on l’a vu, pour prendre ces gens pour ce qu’ils étaient : ses voisins, parfois ses amis. Pour avec eux jouer, se lier, se réjouir ou se lamenter selon l’occasion. Pour faire partie de leur vie, comme eux-mêmes faisaient partie de la nôtre. Elle était peut-être simplement une jeune faubourienne particulièrement apte à la solidarité.

 

Aurait-elle d’ailleurs pensé se rallier à l’un de ces réseaux informels, particulièrement efficaces, que les protestants, de longtemps adaptés à la clandestinité, avaient tout naturellement constitués, qu’elle n’aurait pas su à qui s’adresser. Jamais elle n’aurait osé s’en ouvrir à son pasteur, personnage à ses yeux bien trop respectable, ressortissant d’une caste sociale inatteignable au regard de l’humble condition d’une petite ouvrière. Elle se trompait, bien sûr, Henri Barlet n’était pas, et de très loin, de ce genre-là. Mais l’erreur était due à ces distances inscrites au plus profond dans la société française de l’époque. C’est bien sûr dommage, puisque ce pasteur, comme bien d’autres, avait lui aussi quelque petit péché de sainteté à son actif. Il est possible que cela, entre autre, ait permis, par exemple, à l’enfant qui devait devenir plus tard le journaliste Ivan Levaï d’être préservé de la saleté mortelle des nazis.

De même, elle aurait pu apprendre que l’orphelinat de l’ancienne paroisse luthérienne de sa grand’mère, installé à deux rues de chez elle, cachait une quarantaine d’enfants juifs, sous la houlette de son directeur, Auguste Jaeger : un Jaeger (un chasseur, en allemand) qui savait les garder des chasseurs… Elle l’aurait pu, si toutefois le secret n’avait été évidemment, là aussi, la garantie de l’efficacité et de la survie.

Peut-être, encore, aurait-elle pu diriger ses amis pourchassés du côté des vieilles terres huguenotes, dans le Vivarais ou le Poitou, par exemple, là où l’on cachait assidûment les fugitifs, tâchant de les acheminer vers des séjours moins risqués pour eux que la France pétainiste. Elle ne savait pas. Elle était seule de son état, bien éloignée, dans l’esprit de sa culture propre, de ces milieux structurés de si longue date. Combien de fois n’a-t-elle pas regretté plus tard cet isolement. Elle pensait que sans lui, elle aurait pu faire bien plus, et bien mieux.

 

Mais à l’époque, elle ne savait qu’une chose : il fallait s’efforcer de sauver les enfants. Au moins eux. Sinon ils mourraient. Elle le savait, je l’ai dit, mais elle n’était pas la seule, dans ma famille tout le monde le savait, et pour les mêmes raisons que les siennes.

Je le savais aussi, rien de ce qui se disait dans ce séjour familial ne me restant inconnu. Le soir, quand les grands parlaient de tout et de rien, de tout cela aussi, ou lorsqu’ils écoutaient la radio de Londres et son « boum boum boum boum », j’étais couché sous la table entre leurs pieds, m’endormant paisiblement sous leur bonne garde. Je savais donc que mon copain Bébert était juif.

C’est pourquoi mon grand-père me prit un jour sur ses genoux et me parla comme à un grand. De Bébert, le fils de la voisine. Il s’appelait Albert, bien sûr, prénom « chrétien » choisi selon la coutume pour masquer le vrai prénom juif, celui que le rabbin avait prononcé lors de sa circoncision : Abraham. Abraham Bénichou.

Bénichou, le père, était lui aussi prisonnier de guerre. Il est revenu d'Allemagne au bout de cinq ans sans avoir jamais mangé un seul morceau de cochon. Pour les Allemands, Bénichou-Chou béni, c'était peut-être un nom bien français, ils connaissaient peu les Sépharades ; ou bien le fait qu’il soit né en Tunisie leur a-t-il fait penser qu’il était musulman ?

Donc mon bon grand-père me dit : "Tu l'sais qu'Bébert il est juif, hein ? Ben faut pas l'dire ! Jamais à personne ! T'as qu'cinq ans mais faut qu'tu sois grand, là, et qu'tu fasses attention avant d'parler ! Autrement, les Boches y pourraient l'savoir et y viendraient l'prendre. Ou mêm’ les flics. Après y s'rait mort. T'as bien compris Jeannot ?" J'avais compris. C'est resté mon secret total depuis 1942. C'est la première fois que je l'dis à tout l'monde.

 

***

    

Plusieurs décennies plus tard, un beau soir, j’ai emmené ma mère assister à une représentation de l’Antigone de Jean Anouilh. Je croyais qu’elle connaissait cette histoire mais il n’en était rien, ce qui fait qu’elle l’a reçue au premier degré. Je pensais aussi qu’elle se retrouverait un peu dans ce personnage. Antigone, en effet, place les lois qui assurent la dignité humaine au-dessus de celles de l’État. De plus, le ton général de la pièce évoque la période de l’Occupation au cours de laquelle elle a été écrite. Ma mère ne pouvait que vibrer à l’unisson de la jeune Thébaine. Nouvelle erreur. À la sortie elle me dit : « Quelle idiote, cette fille, à quoi bon faire toute cette histoire, alors que son frère était déjà mort ! » Ceux qui comptaient, c’était les vivants. Il aurait beaucoup mieux valu, selon elle, qu’Antigone soit intervenue avant la catastrophe dans le but d’éviter la mort de son frère… En serait-elle morte que cela, au moins, aurait eu un sens !

Que les vies soient sauvegardées, un point c’est tout, voilà ce qui expliquait le comportement de ma mère. Elle n’était pas protestante pour rien, elle n’avait plus rien à accomplir pour le bien de ses morts. Sauf à continuer leur combat avec ses pauvres armes. Ruse et simplicité, tels la colombe et le serpent de l’Évangile...

 

Lorsque la maman de deux enfants que ma mère cachait est rentrée des camps, elle a frappé, elle est entrée, elle a dit : « Où sont mes gosses ? » Ma mère était là et lui a répondu, rien de plus.

Quelques années plus tard, il s’est trouvé que cette famille habitait dans la même rue de banlieue que nous. Les deux femmes ne se sont jamais reparlé. Les deux garçons n’ont jamais connu le rôle que ma mère avait joué. Elle comprenait cela très bien. Mais quand elle voyait les gamins passer devant chez nous pour aller à l’école, elle était contente. Elle disait : « Ceux-là, au moins, ils les ont pas eus ». 

 

 

 

 

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