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exils

 

Un dieu qui nous appelle

à tant de ruptures

 

par Jean ALEXANDRE

 

 

Ces rÉcits sont tirÉs de ces deux livres :

 

exils

Éditions du Moulin

Poliez-le-Grand (Suisse), 2007, 90 pages, 12 euros.

Édition épuisée.

 

Retournements

Éditions Olivétan

Lyon, 2015, 112 pages, 13 euros

 

 

Exils... depuis la nuit des temps, nomadisme, invasions, déplacements de populations, exodes de réfugiés. Aujourd'hui plus que jamais.

Dans la Bible déjà, les gens n'arrêtent pas de bouger. Dieu lui-même est en mouvement. Loin d'être caché tout là-haut dans son temple, il se déplace continuellement.

Et pourquoi ? Pour tuer à la racine toute volonté de puissance. Et presser les hommes d'abandonner le désir d'une domination qui piétine et qui broie.

Dans ce petit livre, on trouvera restitués les déplacements de quelques personnages bibliques, d'Adam à Jésus en pasant par Abraham, Rébecca, Moïse, Ruth ou encore Paul.

Tous ont marqué l'histoire. Notre histoire agitée, mais sans cesse remise en route vers un avenir qui lui donne sens.

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

Avant-propos : la Bible des exils 

 

1 – Adam, ou la séparation fondamentale

 

2 – Pour être mère, Ève devait partir

 

3 – Caïn, le père des civilisations

 

4 – Quand Noé change de monde

 

5 – Où l’on devra quitter Babel

 

6 – Le départ d’Abram, ou la terre à venir

 

7 – Rébecca , une femme qui n’est pas d’ici

 

8 – Jacob traverse malgré l’obscurité

 

9 – Joseph, ou la victoire de l’exilé

 

10 – Moïse, ou le besoin de sortir

 

11 – Naaman va changer de peau

 

12 – Ruth émigre pour tenir parole

 

13 – Babylone, ou l’enseignement de l’Exil

 

14 – Jonas a dû partir pour Ninive

 

15 – La montée du pèlerin

 

16 – Paul, l’homme du vrai déplacement

 

17 – Marc et son Jésus qui bouge

 

18 – Montée de l’Égypte à Golgotha – Matthieu

 

19 – De la cité sainte à la ville-monde – Luc

 

20 – Jean, l’exil fécond de la Parole

 

Épilogue : Un dieu qui bouge  

 

 

 

 

 

avant-propos : la Bible des exils

 

 

Nous vivons dans un monde où des populations entières se déplacent, de gré ou de force. Ceci dans tous les sens, et selon les conditions les plus variées. Cela a toujours existé, ici ou là. Nomadisme, invasions, guerres de conquête, exodes de réfugiés, transferts forcés de populations, commerce des esclaves. Et aussi voyages d’exploration. Et colonisation, avec ses expatriations de de commerçants, de militaires, de fonctionnaires. Et aussi les missionnaires. Aujourd’hui, il faut ajouter à cette longue liste l’afflux permanent des touristes dans de nombreuses régions du monde, et surtout l’immigration massive qui pousse les braves gens des pays pauvres à chercher à s’installer dans les pays riches…

Or si vous prenez la Bible comme elle se présente, c’est-à-dire comme une longue suite de récits, de poèmes et de préceptes, vous vous apercevrez assez vite que les personnages qu’elle met en scène n’arrêtent pas de se déplacer : départs, retours, évictions, exils, exodes, migrations, voyages, circulations de toutes sortes y sont permanents. C’est même vrai, en premier lieu, du Dieu dont elle témoigne : il se déplace sans cesse, loin d’être caché tout là-haut dans son Ciel, ou tranquillement installé dans son Temple.

On a simplement essayé, ici, de suivre le parcours de certains de ces personnages, tel que les Écritures le livrent, mais on ne saurait nier que cette lecture obéit à un point de vue. Il est simplement le résultat, pour un homme de ce temps, de la rencontre de deux expériences, celle des errances de notre époque et celle du Livre.

Qu’on ne cherche pas autre chose, dans cet essai, qu’une ouverture éventuelle à la lecture des Écritures bibliques, destinée à susciter d’autres rencontres possibles avec elles. C’est d’ailleurs pourquoi il serait bon pour le lecteur d’aller voir d’abord dans les textes proposés ce qui s’y trouve.

 

 

1

 

Adam, ou la sÉparation fondamentale

Le Livre de la Genèse, chapitres 2 et 3

 

 

Les onze premiers chapitres du livre de la Genèse ont pour visée d’offrir un point de vue universel sur la condition humaine. Or cette condition est présentée comme celle d’un être radicalement séparé de son lieu d’origine.

C’est le cas d’Adam et Ève. Ils ne sont pas seulement chassés de l’Éden, ils sont mis devant plus qu’un simple exil : à cause d’eux, adama, la terre-mère, est maudite, aroura. Ce terme ne signifie pas qu’elle est elle-même punie, mais qu’elle est séparée d’eux pour toujours. C’est le début d’un grand voyage vers l’Orient, comme si les humains, ayant perdu le chemin de l’Éden, cherchaient à remonter le cours du temps, à l’inverse du parcours du soleil. À partir de là, l’histoire humaine sera une errance. L’être humain a perdu son origine et, par suite, n’a pas la capacité de se construire par lui-même une identité.

Aussi, toute idéologie qui lierait le salut de l’être humain, par nature, à un territoire, une patrie, une race, une nation, etc., se heurterait à ce premier énoncé biblique : tu es coupé de tes origines, ton passé est passé, va vers ton avenir, c’est à toi de le construire. Il n’existe pas d’autochtones, Dieu reprend la terre.

Comment en est-on arrivé là ? Contrairement à l’opinion reçue, c’est à cause d’une erreur

commise par Adam, non par Ève. C’est lui qui est, au sens propre, le responsable, celui qui doit répondre de ce qui arrive dans le domaine qui lui est concédé. Car le récit présente d’abord deux protagonistes, le Seigneur-Dieu et Adam. Pour lui, les autres sont de seconde zone, au grand dam des filles d’Ève… C’est qu’il s’occupe de la relation que le divin entretient avec l’espèce humaine.

Ne l’oublions pas, le mot hébreu adam signifie « être humain ». Mais pas de triomphalisme machiste, on verra plus loin comment, dans cette histoire, Ève prend sa place – et quelle !

 

Qu’il n’y a plus de roi !

 

Le Seigneur-Dieu dit donc à Adam qu’il est maître en son domaine, ce lieu de délices, Éden, le jardin merveilleux de mille et un contes. Là il est fait roi, et son seigneur lui donne des sujets, tous ces animaux sur lesquels il a pouvoir de nomination – nous sommes au temps où les animaux parlaient. Et comme d’innombrables petits rois de l’Antiquité sémitique, le roi Adam est lui-même vassal, serviteur d’un bien plus grand roi que lui, son Seigneur. C’est ainsi que les empires de ce temps-là trouvaient leur cohérence, d’inclusions de serviteurs au sein de plus grands serviteurs, de ces plus grands en plus grands encore, et de ces plus grands-là en maître impérial, tout là-haut. Telle est la relation entre le Seigneur-Dieu et Adam, relation d’alliance marquée par un sceau, un témoin, l’objet-du-maître que le servant ne touchera point, sauf à rompre le serment de fidélité réciproque qui fait tout tenir.

On le sait, c’est ce qui arriva ! Et ce récit nous dit bien plus : c’est ce qui est arrivé, qui arrive, qui arrivera, une rupture d’allégeance pour toujours, un lien cassé qui ne s’est pas (encore ?) renoué.

Tu étais sur la terre de Dieu, pleine et ferme au-dessous de toi. Tu étais tenu par le cordage de ton Seigneur, solide et fidèle au-dessus de toi. C’est coupé. C’est cassé. Par en haut comme par en bas. Tu es l’humain, seul, sans assise ni cordage : débrouille-toi. C’est à toi de jouer, à toi de chercher ta pâture, loin de ces origines, de ces matrices, de ces soutiens que jamais tu ne trouveras. Le retour est impossible, on ne se refait pas, personne ne revient à son berceau, tous vont vers leur tombeau.

Il n’y a pas de terre qui t’appartienne. Elle est matière à travail ; elle est l’espace de ton passage ; elle est le lieu de ta disparition. Adieu l’espèce humaine en majesté. Précarité bonjour. 

 

 

2

 

Pour Être mÈre, Ève devait partir

Genèse 2,22-4,1

 

Adam se tient dans une histoire de contrat, de domination, d'espace à gérer, de troupes à commander, de respect des paroles données. Il a un seigneur, il est lui-même seigneur, du moins l'était-il.

Dans la parabole biblique, Ève joue dans un autre registre. Elle n'a ni père ni mère, le Seigneur Dieu ne lui a pas parlé, ne s'est engagé à rien vis-à-vis d’elle, elle ne sort pas de la terre mère, elle n'est pas terrienne. Tout ce qu'elle est, son homme l'a clairement dit, c'est chair et os. Ce que complétera le dieu de son homme : tu seras désir.

Dans tout cet Orient qui va de la Méditerranée à l'Inde, la femme est en effet désir, chair faite pour l'amour, appel de la perte de soi dans la chair de la femme, terrible tentation. C'est de là, non du Coran, que viennent burkas et tchadors. Car elle serait bien capable d'être cause de la perte de règnes et d’empires ; il serait bien possible que par elle, Ève ou Hélène, la pomme de discorde fomente des guerres terribles, de celles qui feront mourir des héros pourtant invincibles. On la tiendra donc en sujétion.

De toute façon Ève est dans le noir, dans le déni, dans l'ignorance. Alors que perdrait-elle en partant, en causant la perte de son seigneur et maître, en bravant le maître des maîtres et ses oukases ? Elle le fait. Encore présente au sein du jardin merveilleux, elle est déjà dehors, partie, dans cette vision d'un avenir où toutes choses seront enfin devenues claires pour elle. Elle est alors cette adolescente qui vous brave et vous tient tête, et vous dit : « Je m'en irai ». Et qui le fait.

Ève en son départ, en sa sortie d'Éden, joue sa vie en liberté. Eve, alors, est un garçon manqué. Belle innocence du second rôle qui veut devenir vedette – et qui y réussit. Combien de départs à l'aventure, de fugues, mises en œuvre ou rêvées, sont inscrites déjà dans la geste rebelle de la femme d'Adam ! De l'adam femme. 

 

La vie aussi belle que terrible

 

Mais ce n'est qu'une phase, un temps, une naissance à autre chose. L'être humain, en la personne d'Ève, s'engrosse et devient mère, et se nomme « Vie », ‘havvâh.

Pour être mère, il fallait partir. Pour devenir partenaire du dieu, pour faire des hommes avec son Seigneur, il fallait d'abord s'en aller, quitter le bonheur du jardin aux mille et une fleurs, aux fruits très désirables. Il fallait passer de là aux douleurs. Concevoir, porter et donner jour à l'humain, dans le sang, quitter le rouge de la terre mère pour le rouge de la vie qui coule en toutes les veines, laisser passer en soi la vie qui n'est pourtant qu'à Dieu, laisser la vie sortir et s'en aller, et grandir, et se perdre dans le lointain des âges à venir, et courir tous les risques, et disparaître un jour, qui sait ?

Ève s'en va, et au travers de toutes les histoires de biens à gagner et à gérer, de luttes à mener, de rivalités à braver, de terres à conquérir et garder, au travers de toute cette histoire qu'Adam ne pourra s'empêcher de mener, l'espèce humaine, en la personne d'Ève la mère de tous les humains, va continuer à se reproduire. Elle passera de matrice en matrice. Il y aura toujours des matins de naissance à la vie et des soirs de départs vers la terre.

Ève n'est pas, dans ce conte, la figure d'une femme en sa faute, elle n'est pas seulement, non plus, l'éternel féminin des imbéciles, ni la mère au foyer, ni la ménagère de moins de cinquante ans. Elle est notre espèce vue sous l'aspect de sa confondante capacité à survivre à toutes les mortalités, toutes les catastrophes, toutes les guerres meurtrières, toutes les pandémies, tous les génocides – sinon à les surmonter. La vie. Tout aussi belle que terrible. La vie qui doit toujours sortir du cocon pour s'en aller se déployer puis disparaître.

Ave Eva, gratia plena ...

 

 

3

 

Caïn, le pÈre des civilisations

Genèse 4,1-22

 

Le récit suivant présente un meurtrier, Caïn, lui aussi errant et vagabond. Il l'est de la façon la plus paradoxale : en se fixant, en inaugurant le statut de citoyen, de citadin, en bâtissant la ville enclose dans ses remparts. En inventant l'État. En devenant père fondateur.

On oublie souvent qu'en ces récits il est le premier homme, le premier qui soit né d'un homme et d’une femme, qu'il ait fallu séparer de sa mère en coupant le cordon. Il est l'humain tel qu'en lui-même. Et le voici qui s'attache à la terre mère et qui la sert – c'est le sens littéral de son métier, non pas le « laboureur » ni le « cultivateur » de nos bibles habituelles, mais le « serviteur de la terre ». C’est la culture première et fondamentale, la condition incontournable de la ville. C'est le rappel de ce que toute cité humaine a la violence pour racine et la force pour loi, qu'aucune histoire n'est innocente.

L'autre condition est le meurtre, le sang versé, qui scelle la rupture évoquée déjà par la sentence qui visait Adam. Une coupure : désormais la terre est bel et bien séparée de ce visage-là de l'humain. L'autre visage est renvoyé pour toujours à l'éphémère, à la buée qu'évoque son nom, havél, Abel, une brume qui se disloque et se disperse et disparaît.

Abel rendait à Dieu, en ses sacrifices, le sang de vie qui vient de Dieu, tandis que Caïn rend le sang d'Abel non à Dieu, mais à la terre. D'où ce cri, ce sang qui crie : c'est comme un terrible court-circuit ; deux vies antagonistes, semblablement rouges mais de signe opposé, se rencontrent, vie venue de Dieu et vie de la terre. On est alors dans la folie d'une corruption mortelle, on est dans l'impur né de la rencontre de deux puretés.

Coupé de tout, coupé de la terre mère comme du Père céleste, l'homme à la lance (qaïn), une fois chassé, est aussi, en conséquence, celui qui va chercher à s'enraciner par ses propres moyens. À se fixer.

 

Des errants menacés par leurs frères

 

Caïn devient alors le fondateur d'une lignée qui crée, dans la cité, les métiers, les arts, bref la civilisation. Celle-ci naît sur la base du meurtre, elle est le fait d'un meurtrier exilé et menacé, elle comprend la nécessaire célébration de la guerre, comme le chante Lamek, le descendant de Caïn : Car un homme j'ai tué pour ma déchirure – et un enfant pour ma blessure.

Il a bien raison, Caïn, de nommer sa ville « Inauguration » (‘hanôkh), car il inaugure avec elle l'histoire politique de l'humanité, désormais totalement séparée d'une éventuelle histoire naturelle. Et ce faisant, il ouvre aussi la possibilité d'une définition de l'humain comme animal politique. Civilisation, citoyenneté, politique : nos mots le disent, c'est de la cité qu'il s'agit lorsqu'on parle de l'homme – cette cité serait-elle un modeste hameau.

On cherche aujourd'hui, dans les ossements desséchés de lointains hominiens, où trouver ce fait inaugural qui donnerait naissance à notre espèce. Mais Caïn nous renseigne : le premier animal qui un jour tua son semblable sans y gagner en nourriture, en pouvoir sexuel, en suprématie,
que sais-je encore, c'est lui l'homme, à cet instant même.

Telle est l'errance de Caïn. Un exil intérieur qui fait de lui l'étranger et l'ennemi de son frère, qui fait de tous les Caïns que nous sommes, ces êtres toujours inquiets, incertains de leur raison d'être là où ils sont, contraints sans cesse de se rebâtir une maison, de se délimiter un terroir, un territoire, une cité, une identité discutable.

Or la descendance de Caïn est promise à destruction, elle disparaîtra dans le Déluge, dont le récit évoque sa destinée inéluctable. Et comme il fallait bien tout de même que le récit continue, c'est une autre lignée qui aboutira à Abraham, celle de Seth.

 

 

4

 

Quand NoÉ change de monde

Genèse 6-9

 

En arriver à la saga d'Abraham est le but de ces récits des origines. Ils sont destinés à brosser un arrière-fond permettant de situer les raisons et les enjeux de son histoire. Mais avant d'y parvenir, les thèmes déjà abordés seront repris sous d'autres angles. Violence, corruption, démesure, empires... Car sur la terre, dit le Seigneur, l'humain a pourri son existence.

Il convient d'abord d'en observer les premiers indices : des monstres apparaissent, nés de la collusion du divin et de l'humain. À force de faire les imbéciles en se posant comme fils des dieux, les potentats suprêmes finissent sans doute par brouiller les distinctions nécessaires ! Se prennent-ils pour des géants, des demi-dieux ? Démesure. Les anciens rois pères de dynasties deviennent pour les aèdes des héros dont on raconte les aventures divino-humaines, ce qui légitime les rois vivants, serait-ce dans l'horreur sacrée que leur origine inspire alors.

Il n'y a dans tout cela, dit le Seigneur, que violence. ‘hâmas, plus précisément, un terme important qui qualifie cette violence, en précise la nature. Si bien sûr elle s'exerce physiquement sur tel ou tel, elle est avant tout l'exercice injuste et brutal de l'arrogance des puissants. On dira par exemple qu'elle s'exerce sur les veuves et les orphelins, ces éléments les plus faibles d'une société.

Point de tranquillité, donc ? Toute la terre habitée se pourrit-elle ainsi, pour finir par se défaire comme toute chose vivante promise à la mort ? Oui, dit le Seigneur, la fin est venue. Un nouveau court-circuit terrible va survenir, non plus celui qui mettait en contact la vie venue de Dieu et la vie de la terre, comme pour Caïn, mais la rencontre des eaux primordiales, celles d'en haut et celles d'en bas. C'est alors le monde entier qui va couler, se corrompre et disparaître.

 

Un passage vers l'inconnu

 

Tel qu'il est représenté alors, le monde connu des humains repose en effet sur l'abîme sans fond des eaux primordiales, impures, dans lesquelles il vaut mieux éviter de descendre comme le montrera le séjour que Jonas y fera. Et vers le haut, les eaux célestes sont retenues par une sorte de cloche, le firmament, qui isole totalement notre terre et la protège du danger d'être atteinte par la toute pureté d'en haut. Notre monde est une énorme bulle environnée de ces deux dangereux espaces. Qu'on imagine ce que représenterait la rencontre de ces deux mondes : non une simple inondation, serait-elle mortelle, mais un maboul, un désastre sans nom. Or c'est ce qui arrive. Fin du monde.

Non, pourtant, pas totale, on le sait, car la possibilité d'un nouveau monde est ouverte à cause de l'homme tranquille, le seul, Noé. Bien sûr, elle flotte, son arche, sous la pluie persistante, il faut bien que les images soient cohérentes, mais en réalité ce long parcours dans l'eau, sur l'eau, sous l'eau, est un temps entre les temps, entre les mondes. Une histoire se termine, celle de Caïn et des siens, une autre va commencer.

On ne passe pas comme ça de l'une à l'autre, tous ceux qui ont vécu ce passage, je veux dire un passage semblable, vers l'inconnu, vers une promesse qui n'est pas encore tenue, à laquelle il faut croire, par laquelle votre vie peut trouver sa chance, savent comme le temps vous dure et comme l'épreuve est difficile, qui met en jeu votre simple existence. Car sous la coque du bateau, combien de cadavres au fond qui pourrissent…

Ce n'est pas par hasard, simplement parce qu'il était connu des Anciens que l'Arménie du mont Ararat était terre de vignobles, que Noé, à peine débarqué, se soûle ! Bien sûr que c'est une ivresse de se trouver enfin sain et sauf, avec les siens, sur la terre nouvelle à laquelle tout son être aspirait, terre de délivrance !

 

 

5

 

Où l'on devra quitter Babel

Genèse 11,1-9

 

Après le Déluge, tout n'est pas encore dit, pourtant, des tendances suicidaires de l'espèce humaine. Ni de la volonté constante, montrée par le Dieu Seigneur des Écritures, de voir celle-ci se diriger vers la paix et le bonheur. Il reste à parler de ce que sont réellement ces constructions humaines qui se nomment « cité », au sens d'État, au sens d'empire. Il reste à dire ce qu'est réellement Babylone, Babel.

Ce nom signifie en akkadien, la langue du lieu, « Porte des dieux », ou « Porte de Dieu ». On retrouve là, dans un registre plus nettement historique, le discours du serpent d'Éden : Vous serez comme des dieux, ou comme Dieu.

Le Seigneur Dieu biblique n'est pas, comme on le dit parfois, opposé à la ville en soi, lui préférant le désert ou la steppe. Il est opposé à toute civilisation qui se présente comme divine. Serait-il jaloux ? L'enjeu est bien plus grave que cela, qui touche à la santé de l'être humain, aux conditions de son salut. Car qui se trompe sur soi va dans le mur.

Il est clair, selon la 1ogique des Écritures, que notre monde n'est pas 1e monde par excellence. Il est, pour elles, un monde dépendant. Il ne tient que par la volonté divine. Il ne tient pas par lui-même, par sa capacité propre, il n'est pas autonome. Seul l'est le monde divin. En d'autres termes, qui sont d'époque, le vassal n'est pas le suzerain, le serviteur n'est pas le seigneur. Oublier cela et agir en conséquence, c'est se défaire du seul environnement porteur qui tienne, celui qui vous englobe et vous protège. Vous seriez détruit, tombant en poussière.

Tel est l'enjeu de l'histoire biblique de Babel. Et elle montre comment il peut se faire qu'une telle erreur se produise. Car il y a des points de repères précis, faciles à reconnaître pour qui se trouverait dans une histoire semblable – pour qui s'y trouve, en effet, en quelque partie de notre monde.

 

La diversité au lieu du formatage

 

Le premier signal apparaît lorsque tel pouvoir se voit reconnaître seul, par tous, de gré ou de force, la capacité de parler (Genèse 11,6). Une seule langue, un seul langage pour tous. On ne parle pas ici de ces efforts consistant à créer une langue universelle, comme l'espéranto. Ni à la rigueur du fait qu'une de nos langues puisse servir de vecteur au plus grand nombre pour des échanges pratiques, connue c’est le cas de nos jours d'un anglais basique. Il ne s'agit pas de ce qui permet aux humains de s'entendre et de vivre ensemble au mieux. On parle de ce qui s'impose à tous ceux qui vivent sous un régime totalitaire.

Les Anciens auraient-ils déjà connu cela ? Et non seulement cela, mais aussi le refus concerté de cela ? Oui. L'histoire de Babel en témoigne. Tels étaient déjà les empires, c'est du moins le point de vue biblique qui s'oppose par exemple à nos égyptomanies actuelles. Car Pharaon, comme tout empire divinisé, a aussi été un système d'oppression. Ambiguïté de la civilisation…

Mais il y a un autre repère, et c'est cette histoire de briques, façonnées par ces gens-là. Car si les pierres sont dissemblables, les briques, elles, sont interchangeables. C'est avec elles que l'on peut bâtir et faire grandir – cet agrandissement qu'évoque en hébreu le migdal, la « tour » –, ce monde unifié où régnera la langue unique. Et l'on peut soupçonner que ces briques de Babel sont en réalité des têtes humaines formatées.

Le destin de ces mondes-là, c'est à terme la destruction et la dispersion. Plus la pomme est grosse, plus vite elle pourrit et se défait. Il existe à l'inverse une errance positive, aux yeux du Seigneur, celle qui choisit de s'en tenir à des systèmes horizontaux, mobiles, échangeables, dénués de prétention universelle, de propension à l'unification par en haut.

Errance ou nomadisme ? En tout cas, mobilité et diversité sur la terre des humains.

 

 

6

 

Le dÉpart d'Abram, ou la terre À venir

Genèse 12,1-3

 

Nous sommes dans la première moitié du second millénaire avant Jésus-Christ, en Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, dans l'une des grandes civilisations mondiales qui rivalise avec celle de l'Égypte, de l'Inde ou de la Chine d'alors. Les cités, les monuments, les écrits pour certains déjà
millénaires, le droit, tout cela a atteint un niveau qui donne à l'empire de Babylone un lustre éclatant.

C'est dans ce contexte qu'un homme, Abram, reçoit ce message : Toi, va-t'en, vers la terre que je te ferai voir.

Tel est le message inaugural adressé au premier d'une lignée de fidèles, le « Père des croyants », père de tous ceux qui ne croient plus... à ce qui fait la richesse, la puissance et la gloire, le savoir des autres. Car tel est bien sûr le premier mouvement de celui qui, en effet, va partir. L'empire n'est plus rien pour Abram.

Il Y a là, en ces deux seuls mots hébreu: lèkh lekhâ, « va-t'en, pour toi », la rupture fondatrice qui va créer l'homme de la Bible, les hommes et les femmes qu'on appellera à juste titre les Hébreux, parce que ce mot signifie à cette époque « ceux qui traversent » et dit bien ce qu'il en est de ceux-là.

Mais pourquoi faire un tel choix et partir ainsi ? Pourquoi le faut-il ? L'idée, c'est que l'ensemble des familles de la terre ne sauraient jouir de la bénédiction dans le cadre de l'empire. L'idée, c'est la bénédiction, les conditions de la bénédiction. Toutes les familles de la terre seront bénies en toi, dit le seigneur d'Abram à son ami humain. Et la bénédiction, c'est un autre mot pour dire l'accomplissement de la paix. Le don de la vraie paix pour les familles humaines. Avec ce qu'il faut d'honnête aisance pour y parvenir. Et n'est-ce pas le rêve de tout être humain démuni sous le soleil ? Or il y faut des conditions, et ce que ce récit nous dit, c'est qu'en un sens elles se résument à cela, mais qui est le plus dur : quitter, pour toujours, le désir d'empire.

 

La foi sans aucune sécurité

 

Car l'empire est désirable, il l'a toujours été. Il est la réponse la plus assurée, semble-t-il à première vue, à l'angoisse immémoriale de l'être humain : sécurité.

Sécurité qui assure, à long terme, la nourriture, l'habillement, le toit, les soins. Et pas seulement, car on y trouve aussi les conditions de la chaleur durable de l'amitié, de l'amour, de la famille. Les prolongements de soi dans l'histoire de ceux d'avant, et surtout dans l'arrivée de ceux d'après. Les conditions de la durée. Sur ce terrain se bâtissent les civilisations.

Or l'histoire du père de toutes les bénédictions, histoire nouvelle qu'Abram inaugure en circulant au travers des lieux civilisés, n'aime pas les sécurités du passé, c'est clair. Mais il y a plus grave : cette histoire n'aime pas non plus les sécurités promises pour l’avenir. Car si Abram a quitté son père, il va devoir se démettre aussi de son fils. Cela aussi lui est demandé. S'il y a pour lui un avenir, c'est celui seul que Dieu donnera.

Se peut-il, pourtant, qu'il existe une humanité qui refuse et le passé et l'avenir ? Qui refuse l'empire étale de la durée. Et la sécurité d'une installation ?

Telle est pourtant la visée de cette narratrice infatigable qu'on appelle la Bible. Elle vous raconte, avec l'histoire d'Abram, la parabole de ce désir. Le désir de tuer en soi le désir d'empire. Elle vous installe, avec Abram, dans l'espérance d'une terre de bénédiction... à venir.

C'est pourquoi ce récit inaugure la foi biblique. Celle-ci se tient dans l'aire de cette injonction qui porte le croyant vers la terre nouvelle que Dieu lui promet. On trouve là l'origine de paroles du Nouveau Testament telles que : Mon règne n'est pas de ce monde ou Cherchez premièrement le règne de Dieu.

 

 

7

 

RÉbecca, Une femme qui n’est pas d’ici

Genèse 24

 

Pourquoi part-elle, la jeune fille, avec le messager ? La raison en est bien simple : elle s’en va parce qu’elle est demandée en mariage et que cette demande a été acceptée. Elle est liée, c’est le sens premier de son nom, Rivqâh, Rébecca. C’est le lot des filles, du moins dans les sociétés patriarcales. Et les Écritures se situent dans l’aire d’une telle culture. Donc, elle part, la charmante. Pourquoi en faire toute une histoire ?

Il y a lieu de le faire. Abraham le dit à son serviteur : il ne faut pas qu’Isaac fasse la bêtise qu’Ésaü commettra plus tard, épouser une fille de Canaan, ce pays de petites cités-États toutes façonnées par ce désir de « civilisation » qu’Abram a quitté autrefois.

On sait ce que vaudraient ces filles de la ville, et comme leurs dieux, et les désirs qu’ils font naître, continueraient à les dominer une fois mariées. Voici donc, pour cette simple raison, la belle amenée à quitter la ville renommée de Na’hor, dans le Nord mésopotamien, pour les lointaines tentes de berger de son parent.

Oui, les femmes de ces temps et de ces lieux sont appelées à s’en aller. Toutes. Elles vont habiter chez les autres, sous leur coupe, contribuant à leurs destinées, non à celles des gens de chez elles. La femme, l’épouse, est toujours étrangère. Bien sûr qu’on ne va pas épouser une fille de sa propre maison. Et dans le cas de Rébecca, on est à la limite ; elle est tout de même cousine de son promis. Oui, mais elle est venue de loin, et si elle servait là-bas, éventuellement, d’autres dieux que celui de son mari, ils ne pourront plus la dominer, ils sont trop loin. On l’espère en tout cas, mais sans certitude, car plus tard sa bru Rachel saura bien les ramener avec elle, les petits bons dieux ! Voyez comme il faut s’en méfier. Mais Rébecca, elle, saura se montrer fiable.

 

Tellement fidèle, quoique venue de loin

 

Donc, la voilà partie. Et l’on tient à nous dire que ce départ n’est pas seulement celui d’une jeune fille qu’on marie. Il est le pendant féminin de cet autre départ, celui d’Abram au temps où il quittait ‘Harân. Et même plus, car la bénédiction prononcée sur Rébecca à ce moment-là est celle que Dieu avait dite à Abraham après que ce dernier ait failli sacrifier son fils. Voilà une jeune femme qui se lance dans la grande aventure du peuple des croyants, celle qui n’a pas de finalité avérée, qui vous prive d’assurance hors la bénédiction dite au nom du Seigneur.

Elle remplace donc Sara, mais en mieux. Car la belle-mère avait le rire plutôt sarcastique, même devant Dieu. Rébecca est sérieuse. Elle obéit, elle va même au-devant de la demande, elle est pressée d’obéir.

Du côté d’Isaac, le promis, ce sera une histoire d’amour. Il est d’une nature heureuse. Son nom le dit, Yiç’hâq, celui qui rit et qui prend son plaisir. Quant à elle, à son plaisir ou à son amour, on ne sait pas. On sait qu’elle sera fidèle, et plus que lui. Fidèle à son mari, mais aussi fidèle au Seigneur de son mari, ce dieu étrange, au point de diriger toute l’histoire de leur famille du côté que ce dieu-là aura voulu. Au point de tromper et spolier ceux – vieux mari ou fils aîné – qu’elle devait honorer.

Si bien que, plus que son homme, c’est elle l’Hébreu nomade dont on parle tant – Mon père était un Araméen errant. On a souvent tendance à oublier les mères.

S’il est une image de la saga des anciens Hébreux, c’est bien celle-ci, cette file de chameaux qui traversent la steppe, emportant vers la Promesse, et vers les grands troupeaux, et vers les tentes aérées des pères de la foi, la jeune fille qu’un homme attend, debout devant sa tente… jusqu’au moment où elle se voile.

Il y a des temps où, par miracle, la servitude séculaire de la femme se retourne pour une bénédiction.

 

 

8

 

Jacob traverse malgrÉ l’obscuritÉ

Genèse 32,23-33

 

Que le père des Hébreux – ceux qui passent – soit contraint de passer le gué ne saurait étonner. Pourtant, il s’agissait surtout de passer le barrage de la haine d’Ésaü. On oublie toujours celui-là ! Or Jacob le craint assez pour rester seul, bon dernier, avant de se risquer.

Ésaü n’est pas l’imbécile que l’on dit, mais bien l’homme du pays, l’époux des filles du pays, le coureur des bois du pays, avec au cœur toujours cette envie du terroir. Quelqu’un, ici – quelqu’un d’ici. Le désir d’Ésaü est le désir d’identité qui anime chacun. Il a sa carte, et ce qui va avec : les quatre cents hommes armés garants de son juste droit.

Pourquoi, se demande-t-il, est-ce toujours le transgresseur, le passeur de gué, qui attire le regard des femmes, à commencer par celui de la maman ? Et le regard de Dieu ? Et pourquoi l’autorité, paternelle ou non, naturelle en tout cas, est-elle restée aveugle ? Mettez-vous à la place d’Ésaü…

Jacob sait cela et il tremble. Mais il passe. Héritier marron d’Abraham, une promesse l’attire plus loin. Et pourtant il fait nuit. C’est un point important : cet homme va s’avancer dans le noir. Pour gagner sa vie : tout ce qui lui importe est devant, femmes, enfants, avoirs, et même patrie. Et même ce frère ennemi qu’il lui faut amadouer. Alors il va passer : « quoique de nuit – en une nuit obscure », écrivait saint Jean de la Croix.

C’est le grand mystère de cette nuit : on ne sait pas que l’on y gagnera bien plus que ce que l’on avait en vue. Jacob n’est pas voyant, il ne sait pas ce qui l’attend, il ne tient pas à rencontrer ce Quelqu’un – c’est le sens du mot hébreu îch, « homme », qui désigne un inconnu qui va lutter avec nuit la nuit entière.

On peut passer un gué de nuit sans rien risquer de plus qu’une luxation. Inversement, qui n’y va pas n’arrivera à rien. Mais seul celui qui va traverser malgré l’obscurité, malgré l’inconnu, l’angoisse, la mort possible… peut se trouver face à cet Autre qui veut l’amener rudement jusqu’à une autre rive, autrement plus prometteuse que celle qui était visée.

 

Qui est ce Quelqu’un qui l’attendait ?

 

Digne de son aïeul et fort de la promesse, Jacob a brûlé ses vaisseaux, il a coupé avec tout ce qui est devant. Il a peur, il est seul, et il ose. Et il gagne. Il rentrait aussi benoîtement que possible chez lui, et le voilà père d’un peuple. Est-il donc béni ? Pourquoi, alors, ce Dieu qu’il voit face à face tient-il tant à ce que Jacob, devenu Israël, en reste boiteux ?

Mais est-ce bien Dieu qui luttait avec lui ? Ce Quelqu’un ne serait-il pas l’image qu’il s’était faite de Dieu ? Jusqu’à ce que tombe cette image, le laissant à la fois ébloui devant la face du vrai Dieu, l’Innommé, et dépouillé de son sûr équilibre personnel, livré enfin, pour aller de l’avant, à la seule aide de Dieu. Boiteux.

Oui, si le croyant n’avait d’autre passage à franchir que le terrible fossé qui le sépare de lui-même, avançant vers ses frères sous la seule garde de Dieu. Semblable au petit enfant trébuchant qui fait ses premiers pas. Mais tourné pour le reste de ses jours vers celui qui l’attend en souriant, bras grands ouverts. Un Jacob qui a abandonné ses peurs pour marcher, sans marchander comme à son habitude, vers le père de toutes les miséricordes.

Et l’on comprend alors que l’image de Dieu, dans ce récit, plutôt que celle du père, est l’image sublime de l’ennemi mortel qui devient un frère. Car sur l’autre rive, c’est Ésaü qui ouvre les bras pour accueillir Jacob !

Et ce dernier ira vers lui, non comme un gagnant ni comme un pénitent, mais comme le rescapé qu’il est devenu. Pécheur pardonné.

Tel est le programme du peuple des croyants, qui devra toujours avancer vers Dieu de cette démarche-là.

 

 

9

 

Joseph, ou la victoire de l’exilÉ

Genèse 37–50

 

Le récit biblique le plus achevé qui concerne l’exil parle d’un homme que ses frères trahissent et livrent à la mort, mais qui s’en relève et finit par siéger à la droite du seigneur tout-puissant, apportant au passage à ses frères le pardon, la vie et le bonheur.

On reconnaît là le modèle des récits évangéliques qui présentent le parcours de Jésus. Pourtant ce récit biblique raconte les aventures de Joseph.

Fils préféré de son père, il était prédestiné à devenir le seigneur de ses frères, raison pour laquelle ceux-ci l’ont vendu comme esclave, dans leur jalousie. C’est ce qui l’amène dans un cul-de-basse-fosse égyptien, double symbole de mort pour les écrivains hébreux, l’Égypte étant l’une de ces Bêtes qu’ils redoutent, et la fosse un mot pour dire la mort. Une sorte de résurrection sociale fera pourtant de Joseph le grand vizir du Pharaon.

Joseph est donc l’exilé par excellence ; et il n’est pas sans portée théologique, pour les chrétiens, que le récit qui le concerne annonce le sort du Christ, faisant de celui-ci ce Fils de Dieu exilé dans le monde dont parlent saint Jean et saint Paul, chacun à sa manière.

L’exilé est à la fois celui qu’on a chassé, et celui que l’on attend. L’histoire de Joseph présente ainsi l’exil comme le résultat d’une trahison, certes, mais aussi, au bout du compte, comme la conséquence d’un envoi bénéfique. L’exilé est celui que les siens n’ont pas voulu, qu’ils n’ont pas pu, pas su garder parmi eux, mais cela peut devenir aussi pour eux une chance.

Ce double point de vue est important à percevoir pour ceux qui reçoivent l’exilé, car ils ont tendance à ne penser qu’à leur comportement vis-à-vis de lui. Or l’exilé est d’abord l’être humain des autres, qui l’ont poussé à partir. Et son sort a pour finalité à leurs yeux de leur apporter de la vie et du bonheur, soit qu’ils se débarrassent de lui, soit qu’ils l’envoient au loin pour qu’il leur fournisse en retour de quoi vivre et espérer.

 

L’accueil ambigu de l’Égypte

 

Dans l’histoire de Joseph, l’Égypte gère cela en douceur, puis, dans l’histoire de Moïse, elle le fera dans l’injustice et la violence, ce qui aboutira pour elle à une perte de puissance. C’est que la loi de justice et de justesse qui vient de Dieu s’applique aussi à elle : La terre est à moi, dit le Seigneur.

Il y aura toujours un étranger là où vous êtes, et le récit de Joseph enseigne que l’histoire de cet exilé est le fil rouge de l’histoire des peuples. Car c’est sur cet exilé que s’est concentrée la maladie de son peuple, et c’est par lui aussi que se révèlera la maladie de votre peuple.

L’un des grands secrets bibliques, rarement posé en toute clarté, mais toujours supposé, c’est qu’il n’y a ni juif, ni grec, ni nous-autres ni eux-autres. C’est que l’humanité, en conséquence, a pour réalité et pour avenir le compromis, l’accueil et finalement l’échange, l’écoute et même le métissage.

Ainsi, dans l’histoire de Joseph, on trouve Asénath, l’une de ces belles égyptiennes, de celles qui avancent de côté, comme on sait, mais qui vous font de beaux enfants ayant pour nom Manassé et Éphraïm, père de grandes, remuantes et puissantes tribus en Israël… C’est si vrai que Néhémie, bien plus tard, soucieux de pureté, interdira de tels mariages et inventera ainsi le ghetto sans le vouloir. On pense bien que de cruels ennemis des enfants d’Israël sauront s’emparer de cela, bien plus tard encore, pour faire le mal à leur idée.

Mais l’histoire de Joseph, lue à la lumière de son accomplissement en Christ, ouvre à l’universel. L’Égypte y devient une icône de la Terre nouvelle où seront accueillis les malheureux frères de Celui qui y règne à la droite du Père.

 

 

10

 

Moïse, ou le besoin de sortir

Deutéronome 34

 

Les Écritures racontaient, avec Abraham, la parabole de ce désir de détruire en soi le besoin d’empire. Au temps de Moïse, on retrouve cet abandon du vieux désir. Cette rupture est chose difficile, et les Hébreux, une fois seuls au désert, regrettait leur empire et leur vieux pharaon.

Il n’y a jamais eu d’esclavage en Égypte antique, tout égyptologue sérieux le confirmera. Le récit biblique, d’ailleurs, ne parle pas de cela mais de servitude. Au fond, il se peut que les Hébreux, en Égypte, n’aient jamais été que des Égyptiens comme les autres… Juste un peu différents à cause de leurs traditions propres, mais au service de l’empire comme les autres : dans la servitude inhérente à la condition de sujets d’un empire.

Et puis voilà que ce vieux désir d’empire a fait place, pour eux, au désir d’en partir. Pour un autre avenir, quelque chose comme une utopie, dans laquelle il n’y aurait plus de seigneurs humains, où l’on ne serait plus jamais les serviteurs d’un être humain, les sujets d’un système qui divinise un humain en sorte que les humains le servent. Plus jamais ça. Ce royal humain serait-il le descendant du dieu Râ.

Plus jamais, disent-ils, un humain ne se fera servir et adorer comme un dieu. Plus jamais un empire ne sera divin. C’est une utopie, tout bien considéré. Car de tout temps il a existé, il existe, il existera des humains qui tiendront dans leur main le sceptre et le foudre divins, de quelque nom que les dieux se nomment alors. Car nous avons des dieux, aujourd’hui, nous aussi… sauf qu’ils ne s’appellent plus comme ça, son moins repérables, et moins sculpturaux !

 

Un dieu toujours tendu vers l’avenir

 

C’est comme un désir d’enfant, chez Moïse, ce drôle d’Égyptien-là, habité par un appel venu d’ailleurs, un tel besoin de sortir, de prendre ses jambes à son cou, de prendre son destin à deux mains, de s’en aller et d’accepter des règles dans un domaine à soi, dans un domaine à faire, devrait-on en souffrir. Mais tel est cet Hébreu qui, une bonne fois pour toutes, va s’en aller.

Le nom de Moïse est égyptien et signifie « enfant ». Ramsès, lui, le pharaon, a pour nom « enfant du dieu Râ ». Mais ce dieu, comme tous ceux de l’Égypte, a disparu pour Moïse. Il les a quittés, les a abandonnés. C’est un autre dieu qui l’appelle, et qui n’a pas de nom.

Il y a là plus qu’une formule : la culture de l’empire est une culture des noms, des nominations, des dieux qui se targuent de leur nom, des institutions répertoriées. Une culture où tout ce qui est signifié est contenu dans les signes prévus pour ça. Une culture de la statue, de cette image taillée, immobile et inaltérable, aboutie, dont les Hébreux se défendront, puisqu’elle dit à cette époque la pérennité, la solidité, la puissance et la gloire des dieux de l’empire, de tous les empires. Et de toutes les servitudes.

Quant à la culture biblique, elle met en avant un sujet, elle aussi, ce Seigneur Dieu auquel elle se réfère, mais qui n’a pas de nom, car son nom est un verbe. Et, de plus, un verbe conjugué sous la forme de l’inaccompli, de ce qui est train de s’accomplir. Quand Moïse demande son nom à ce dieu, celui-ci répond en effet : "Je serai qui je serai, en hébreu èheyè achèr èheyè. Et depuis, ce fameux nom dont on ignore la prononciation – et pour cause – s’écrit à l’aide de quatre consonnes, YHWH, dont la première indique cette forme verbale.

Oui, une culture du verbe, de l’agir, du futur, de l’inaccompli, de ce qui s’accomplit, est en train de s’accomplir, ou s’accomplira. Pas de statue. Pas de nom. Pas de terme… Juste traverser pour aller plus loin, vers une promesse.

Voilà pourquoi il fallait que Moïse, tel le personnage d’une parabole signifiante, meure avant de toucher la terre promise…

 

 

11

 

NAAMAN vA CHANGER DE PEAU

2 Rois 5.1-19

 

Cela arrive, dans les Écritures, qu’Israël, avec son roi, oublie son rôle dans l’histoire, le service de la vérité qui rend libre, et préfère le mensonge, et avec lui la servilité à l’égard du puissant. Alors, chez celui-ci, il arrive que le vent tourne.

Ainsi en est-il au pays de la violence arrogante, chez les impurs, où une petite esclave sait d’où vient la liberté. On voit bien qu’elle est secrètement du côté de la libération des asservis – gamine, femme, étrangère, vaincue, prisonnière.

Et que le dieu du vaincu soit à même de guérir, paradoxalement c’est l’oppresseur qui va le croire – homme mûr, mâle, autochtone, vainqueur, grand personnage.

Belle parabole, où les méchants ne font pas exprès de l’être. Ils pourront butter sur un obstacle qui met en cause leur être même, et seront alors prêts à tout, même à changer leur mal en bien pourvu qu’une occasion s’y prête.

Cela fait plusieurs siècles que les méchants de ce récit, les rois d’Aram, cherchent à abattre cette enclave bizarre, Israël, au sein de leur monde impérialiste et autocratique, à faire taire la foi insupportable de ce peuple descendant d’esclaves, fichée au cœur de leur grandiose religion. Mais peu importe, pour eux, si Naaman peut être guéri par le ministère de cet ennemi-là, de cette foi-là.

Voyez l’inconscience : demander à celui qu’on veut détruire le moyen d’y parvenir en sauvant le grand général. Le maréchal Goering allant se faire soigner dans le ghetto de Varsovie, pour que les Juifs l’aident à sauvegarder sa capacité à tuer les Juifs…

C’est à la fois la pire des bêtises et le plus beau des témoignages. Mais ce sont là des gens qui ne reconnaissent pas leur droite de leur gauche. De temps en temps, des deux directions ils prennent la bonne.

 

Ah ! c’est une belle histoire juive

 

Dans la logique de ces récits, de ces paraboles, Israël sait guérir les lépreux. Le roi-messie n’a qu’un signe à faire pour guérir Naaman. Il l’a oublié. Il tremble, calcule, perd la face et se déshabille. C’est un comique.

Or il n’a qu’un signe à faire et vient le prophète serviteur du Seigneur.

Ah ! c’est une belle histoire juive, semblable à celle du livre d’Esther, que les Juifs, aujourd’hui encore, célèbrent par des rires : Naaman s’en retourne guéri, avec dans ses bagages la terre de cet Israël qu’il croyait pourtant avoir vaincu.

Mais avant cela, Naaman reçoit sa leçon : guéri sans fioritures, même pas reçu, trop petit personnage, vraiment, pour un serviteur du vrai et unique Roi sur toute la Terre. Guéri en échange de rien. On est grand prince. Ou mieux : guéri, malicieusement, pour le remercier de la guerre qu’il a menée contre le vrai Roi, contre le Seigneur-Dieu. En hébreu, on dirait : guéri à vide.

Et cela il le comprend : chaque fois qu’il sera devant le dieu de violence des Syriens, il n’aura pas foi en lui à cause d’un souvenir. Il est cassé, Naaman, en tant qu’ennemi à craindre. Lui le païen, le méchant, le violent, le malade atteint de cette maladie incurable, porteur de ce mal, la lèpre, qui défigure l’espèce humaine, il devient le misérable enfin guéri.

Il porte bien son nom : suavité, douceur, délices. Il est l’icône, Naaman, de l’humain de l’avenir, l’humain dont l’histoire, la chair, est enfin guérie.

 

 

12

 

ruth Émigre pour tenir parole

Le livre de Ruth

 

Certes, l’épouse est toujours étrangère, on ne va pas épouser une fille de sa propre maison, on le disait à propos de Rébecca. Mais Booz va bien plus loin. Lui qui a du bien et du poids en Israël prend pour épouse une étrangère, fille d’un peuple méprisé, même pas vierge, et païenne de surcroît. Du moins au départ. Sans compter que l’enfant qu’il aura d’elle ne sera pas le sien, mais celui d’un lointain cousin, Élimèlèk… C’est pousser loin la bonté.

Telles sont les réflexions que les gens de l’époque pouvaient nourrir, et l’on voit alors que le livre aurait dû s’appeler Booz plutôt que Ruth, puisque c’est lui, le personnage qui comptait à leurs yeux. Et puisque l’enjeu de tout cela est de savoir s’il acceptera de se montrer solidaire de sa cousine Noémie, qui n’a pas pu donner de descendance à son mari. Voilà une bonne question, pour la société qui est décrite là.

Mais ce qui se joue aux yeux des écrivains bibliques est tout autre, et le seul fait d’avoir mis la petite veuve moabite en avant le montre bien. C’est d’elle qu’on parle, mêlée à une histoire qui n’aurait pas dû la concerner.

Moabite habitant au pays de Moab, veuve, sans beau-frère qui la reprenne comme épouse, selon la coutume, pour donner un fils à son frère défunt, Ruth n’a vraiment plus qu’à faire comme sa belle-sœur, Orpa, qui, dans la même situation, s’en retourne dans son clan, même si c’est en pleurant. On pourra trouver pour celle-là un autre mari dans un clan voisin et ami.

Ruth choisit une autre voie. Non, comme ce pourrait être le cas chez nous, pour des raisons sentimentales, par amour pour la personne de sa belle-mère. On peut imaginer qu’elle ait eu ce sentiment, mais même alors, ce n’est pas lui qui l’aurait guidée.

 

On émigre parfois pour sauver son honneur

 

C’est une affaire de fidélité à ses engagements. L’épouse s’est engagée à donner des enfants à sa belle-famille. Quoi qu’il arrive. Et Ruth a failli à son devoir. La question n’est pas de savoir si elle en est responsable, le fait est là. Elle a une dette envers sa belle-mère, elle lui doit cet enfant qu’elle n’a pas.

Et la même dette, inversée, se retrouve du côté de Noémie, qui doit un mari à ses belles-filles. C’est ce manquement à la parole qui lie les deux femmes. Les deux dettes pourraient certes s’annuler, mais Ruth préfère s’en tenir à ce qu’elle doit. Si elle ne peut pas honorer son serment d’épouse, elle se donnera elle-même. Maigre compensation, pour l’époque, par rapport au fils qu’elle ne peut fournir.

Les deux femmes arrivent en Judée, et il leur reste à trouver le père de ce futur fils de deux autres pères restés sans descendance, Élimèlèk et Mahlôn. Qui voudrait écrire un roman à partir de cette histoire pourrait décrire une Noémie qui savait depuis le début ce qu’elle faisait, ayant déjà Booz dans sa ligne de mire. Ce qui est certain, c’est qu’elle fait tout pour que les choses aillent en ce sens, poussant sa belle-fille à des actes que la morale, la nôtre, réprouve. Car sur ses conseils, Ruth va vamper sans pudeur le brave type, jouant d’abord sur son bon cœur ! On l’a dit, l’Orient voit dans la femme une séductrice.

La fin de l’histoire est heureuse. Booz épouse Ruth qui donne naissance à Ovéd. Il ne pouvait sortir d’une telle histoire que du positif, on s’en doute. C’est le cas, puisque sans elle, le roi David ne serait pas né.

Mais ce qui importe avant tout, c’est que la toute première parole, la toute première alliance portant engagement – Ruth s’engageant à procréer pour le clan de son mari – ait été respectée. Car ce faisant, la jeune femme se pliait à l’essentiel, semblable en cela au Seigneur-Dieu lui-même, fidèle à sa Parole.

On émigre parfois pour sauver son honneur, pour honorer sa foi.

 

 

13

 

Babylone, ou l’enseignement de l’Exil

Ésaïe 56.1-8

 

L’Exil avec un grand E, c’est cette période de l’histoire du peuple d’Israël où ses milieux dirigeants ont été déportés à Babylone entre 597 et 538 avant notre ère. Il y a trois grands départs dans l’histoire biblique du peuple hébreu, trois articulations majeures de cette histoire, telle qu’elle a été finalement réécrite en fonction de visées théologiques. La Bible, on l’a dit, est une histoire de départs, d’exils, d’exodes, de mouvements vers un ailleurs encore inconnu.

Il y a d’abord le départ d’Abraham vers un pays inconnu, puis le départ de Moïse hors de la servitude d’Égypte, enfin le départ des Judéens pour l’Exil de Babylone.

Ce dernier a été la cause et le moyen d’un bouleversement de grande ampleur. Il a permis, au prix d’une terrible destruction et de grandes souffrances matérielles et spirituelles, d’ouvrir la pensée des écrivains bibliques à des nouveautés qui ont suscité ensuite deux des religions monothéistes actuelles, le judaïsme et le christianisme. Talmud et Évangile.

Israël fait là au moins trois découvertes.

D’abord l’ouverture à l’universel. Les grands de Jérusalem se sont trouvés insérés dans une immense et antique civilisation, ils ont pu prendre ainsi conscience de toute l’amplitude de l’histoire humaine.

Le rôle décisif de la famille restreinte aussi, en conséquence de leur dispersion parmi les autres nations de l’Empire, leur est apparu, par opposition à la fusion dans le groupe ethnique qu’ils connaissaient auparavant. C’était le premier pas dans la direction d’une prise en compte radicale de la personne humaine.

Mais surtout, la pensée de l’unicité d’un Dieu universel, créateur de toute chose et de toute vie mais aussi partenaire possible de chaque famille de la terre, s’est enfin précisée. Le Seigneur, libérateur de leurs ancêtres en Égypte, est resté pour eux le dieu qui propose la sainteté, cette justice-justesse, mais selon eux, il le fait désormais pour toute l’humanité.

 

Quand naissent des voies d’avenir

 

L’exil apporte, dans la violence et la souffrance, la perte d’une autonomie politique, d’une identité ethnique, d’une image de soi et des autres incluse dans les rapports de force entre peuples. Que faire alors ? Les prophètes habitent cette question. S’ils font de l’exil la rétribution de l’abandon de la justesse par leur peuple, ils proposent aussi des voies d’avenir.

Jérémie propose aux exilés de s’établir là où on les a menés et d’y reconstruire leur existence. L’avenir appartient à Dieu, qui gouverne tous les peuples.

L’école d’Ésaïe va appeler les peuples les plus lointains à rechercher la grâce divine en se tournant vers Jérusalem, où le dernier des serviteurs du Seigneur-Dieu souffre de toutes les trahisons et de toutes les violences, portant la maladie humaine jusqu’au sacrifice.

Ézéchiel inaugure un nouveau genre, le dévoilement d’un avenir heureux, dans lequel un peuple de morts se reconstitue dans l’exil et reçoit un avenir, pour construire enfin le temple universel.

L’exil est donc aussi, pour les prophètes, un apprentissage des diverses voies qui mènent à la victoire finale de la justice-justesse du règne de Dieu.

Cela représente une acceptation et un retournement. L’espoir de voir renaître un Israël politique ne s’éteint pas, mais en fait seuls deux piliers tiendront, le culte sacrificiel de Jérusalem et la piété née d’une réinterprétation normative des anciennes traditions, dans une visée liée davantage à la vie quotidienne des gens et à la nécessité de marquer sa différence.

L’exil, parfois, ouvre ainsi les esprits à la complexité du monde. Afin de mieux comprendre celui-ci et de s’y resituer, il pousse aussi à un recentrement des certitudes héritées.

 

 

14

 

Jonas a dÛ partir pour Ninive

Le livre de Jonas

 

Il s’appelait « Colombe », Yona, et tels les pigeons voyageurs de nos anciennes guerres, il était chargé de transmettre des messages. D’ailleurs il s’agissait bien d’une guerre, celle que le Seigneur-Dieu menait contre le mal, et notre pigeon y avait son rôle à jouer. Modeste, mais irremplaçable. Et là, il y a eu un malentendu. Car le Seigneur-Dieu voulait combattre le mal, et Jonas les artisans du mal.

Le plus souvent c’est la même chose, du moins en pratique. Mais il y a un cas où cela fait une différence, et c’est quand des artisans du mal cessent de faire du mal ! À partir de là, à quoi sert un prophète ? À rien. Il peut disparaître.

Inversement, si le mal règne, et si le prophète ne prévient pas les gens des risques que cela entraîne, bref, s’il ne fait pas son travail de prophète, à quoi sert-il ? À se trouver responsable des catastrophes qui vont survenir. Il vaut mieux alors qu’il disparaisse.

C’est ce qui arrive à Jonas quand il tourne le dos à son travail de prophète-messager. Il s’enfuit, il prend la mer, stupidement, car comme le dit la chanson c’est la mer qui prend l’homme. Mais les gens vont bien vite comprendre qu’il vaut mieux se débarrasser de lui, l’oiseau de malheur ! Tous dans la même galère, comme sont tous les humains sur la même planète, ils auraient aimé le garder avec eux, ils ont fait ce qu’ils pouvaient pour le sauver, mais ça n’a pas marché, tant pis. Ce sont des marins au grand cœur, des modèles d’êtres humains tels que le Seigneur-Dieu les voudrait toujours...

Dans sa tombe liquide, dans son poisson-cercueil, Jonas que l’on peut dire mort, se retourne et accepte de reprendre le voyage en sens inverse. Il va sortir de la fosse, c’est une résurrection. Il va renaître comme prophète. Et cette fois-ci, il va faire son travail. En grand. Il appelle la mort sur Ninive, le royaume du mal.

 

Et si le missionnaire ne servait qu’à mourir ?

 

Dans tout le Proche-Orient, on se souvenait de l’époque de la suprématie des Assyriens, de Ninive : guerres, conquêtes, destructions, incendies, viols, massacres, déportations, horreurs sans nom. Ce sont eux qui avaient fait disparaître le royaume d’Israël. Le mal. Jonas se souvient sans doute des victimes innombrables de Ninive la grande. Alors prononcer sur elle une parole d’absolue destruction, quoi de plus conforme à la justice ? Dieu est-il injuste ?

Les monstres ont fait amende honorable, ils ont changé de comportement ? Mais les faits sont là, le sang des morts crie depuis la terre. Tout ce qui a été détruit, les vies, les biens, les nations, tout cela restera-t-il oublié ?

Quel enfant ou peuple de victimes n’a pas rêvé de voir disparaître les bourreaux des siens ? Il faut que Ninive soit détruite, c’est le prix à payer pour le passé. Pas d’avenir autrement. Et d’ailleurs, voyant la ville se bien porter malgré le zèle qu’il a déployé, Jonas demande à mourir. À quoi sert un prophète, à quoi bon sa mission ?

À rien et à beaucoup.

À beaucoup. Sa parole amène la cité à prendre conscience et à se réformer. Si l’on fait une croix sur les victimes passées, les possibles victimes de demain seront en tout cas à l’abri. Il n’est pas si fréquent qu’un empereur descende de son trône, abandonne sa magnificence et, en signe de douleur et de remord, s’installe dans la poussière. Jonas a permis cela.

À rien, pourtant, car il n’a plus qu’à disparaître, qu’à vivre en paix au milieu de ces gens. En tant que prophète, il est mort. Heureusement. Et que vienne le temps où plus jamais on n’aura besoin de prophètes, leur office n’ayant plus de raison d’être !

Un temps où le Seigneur-Dieu pourra se réjouir de rassembler la multitude des humains et des bêtes, enfin paisibles…

 

 

15

 

LA MONTÉE DU PÈLERIN

Psaume 23 (22)

 

Ce psaume, qu’on lit souvent au chevet d’un mourant, que dit-il, sinon le cheminement du croyant au long de sa route, et jusqu’au bout de sa route ?

 

Mon Seigneur me conduit, je ne serai pas en peine.

Dans des lieux d’herbe fraîche il me fera m’étendre, au-dessus d’une eau tranquille il me fera me rendre.

Il me fera revenir, il me fera venir par des chemins de justesse, à cause de son nom.

Même quand je marcherai dans les ravins de l’ombre de la mort, je n’aurai pas peur du mal, car tu es avec moi, ta crosse et ton bâton, ceux-là me donnent de l’assurance.

Tu dresseras devant moi une table face à mes oppresseurs, tu as inondé de parfum ma tête, ma coupe est remplie.

Seuls, bonheur et confiance me poursuivront tous les jours de ma vie, et je demeurerai dans la maison de Mon Seigneur pour l’étendue des jours.

 

Qui parle, ici ? Ils sont au moins quatre, dont la marche est semblable. C’est la force du poème, il condense diverses voix en une parole unique. Ce pèlerin juif d’autrefois monte à Jérusalem pour célébrer la Pâque. Ce peuple disséminé d’autrefois monte se rassembler autour de son temple. Ce peuple de croyants de tous les temps avance vers un nouveau temps fort de son histoire. Ce croyant de tous les temps suit le chemin qui mène au Royaume.

Et de qui parlent-ils ? De deux personnes, de deux images qui n’en font qu’une. D’un berger et d’un seigneur. Du seigneur qui est ton berger, aujourd’hui, au long du chemin, et qui, dans le même temps, se tient dans son règne, au bout de ce chemin, et t’attend pour t’y réjouir.

Un berger conduit son troupeau avec sûreté, un seigneur convoque et protège le peuple qui dépend de lui. Sûreté du chemin, sécurité finale.

 

Poème et chanson qui allègent la marche

 

Quel est ce chemin ? À la fois marche vers un but qui n’est pas encore atteint, cheminement difficile, voire dangereux, mortel, mais aussi retour vers un espace et un temps qui furent abandonnés un jour – serait-ce en pensée, on n’est pas toujours fidèle – et que l’on voudrait tant retrouver. « Il me fera revenir ! » On se risque au loin, en même temps on rentre chez soi. Et l’on ne peut oublier qu’il y a là, autour, des ennemis qui veillent.

Un pèlerin monte vers Jérusalem dans l’obéissance, dans la fidélité aux commandements, assuré de celle de son Seigneur.

Un peuple voué à la sainteté se rassemble en cheminant vers le temple où se célèbre la rencontre d’alliance entre lui et son dieu, alliance de sang. Rappel des origines, autrefois qui redevient un présent.

Un peuple de croyants avance en chantant vers une fête, avance péniblement vers un rendez-vous, fête et rendez-vous qui lui seront assurés au jour de toutes les réparations et de toutes les réconciliations.

Un croyant avance, au travers de toute vicissitude, vers le bout de sa route, protégé bien que menacé, menacé bien que protégé… Sa route est dure, et tellement heureuse. Son but est le bonheur, la confiance est son viatique.

Et le secret de tout cela, au finale, c’est le désir. Pas d’avancée sans ce désir. On a tellement envie d’y parvenir, à cette fête, on a tant besoin de celui que l’on aime, on est si sûr de lui, de la sûreté de sa conduite et de la fraîcheur de sa maison…

Récit et images que l’on se dit en avançant, poème et chanson qui allègeront la marche.

 

 

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Le voyage comme vocation – Paul

2 Corinthiens 11.16-33

 

C’est sur une route que le Juif pharisien Chaoùl de Tarse a rencontré son maître. Une route : c’est bien de lui ! À noter qu’il est trilingue, originaire de Cilicie (à l’est de l’actuelle Turquie), séjournant en Judée, de la tribu de Benjamin mais citoyen romain, et qu’il va se fixer pour un temps en Syrie. Puis en Arabie. Puis à nouveau en Judée. Puis à nouveau en Syrie. Enfin plus nulle part, circulant de Chypre à Malte en passant par toutes les contrées d’Asie Mineure, de Grèce, de Macédoine et du Levant, jusqu’à sa prison de Rome. Peut-être même jusqu’en Espagne, qui sait ? Le verbe se fixer n’est pas adapté à son cas, et il est amusant de constater que son surnom grec, Paulos, peut évoquer l’arrêt et le repos…

À son sujet, il existe souvent chez les chrétiens une erreur de point de vue par rapport à ce qu’était l’Église de son temps. Car jusqu’à la destruction du Temple par les Romains en 70 de notre ère, la plupart des disciples du Christ Jésus sont tournés vers Jérusalem. C’est là que pendant tout le temps de l’action missionnaire de Paul, le groupe des Douze apôtres, puis Jacques frère du Seigneur, représentent l’autorité reconnue. Si bien que les communautés fondées par Paul sont alors très minoritaires, à la fois par le nombre des croyants et par la doctrine. Elles sont en effet les seules à comprendre en leur sein des anciens païens restés incirconcis.

Ce n’est que lorsque les chrétiens de Judée, avec la plus grande partie de la population juive, seront voués à la dispersion, à l’exil, et finalement à la disparition en tant qu’élément dominant, que les Églises pauliniennes deviendront quasiment le modèle unique. Cela sera renforcé encore lorsque les rabbins rassemblés à Jamnia à la suite de la même catastrophe, excluront définitivement les chrétiens de la communauté juive.

 

Un avenir pour le mobile et le léger

 

Ces deux faits, issus de la même cause, confèrent à Paul le statut de fondateur quasi-unique de la chrétienté d’Occident. C’est là aussi une histoire d’exil, de dispersion. Le groupe qui tenait le Centre et y siégeait a dû s’émietter et disparaître, alors que l’homme qui courait de-ci, de-là, jamais assis longtemps au même endroit, usant d’un dispositif léger, s’est trouvé plus à même de répondre au défi qu’on lui lançait.

Deux instances fort différentes s’opposent à lui, l’autorité religieuse de son peuple et l’autorité politique ; comme pour son maître et selon des mécanismes comparables à ceux qui ont conduit ce dernier à la croix : dénoncé par l’une comme fauteur de trouble, et en conséquence puni par l’autre.

Et même si ces deux instances étaient parfois elles-mêmes en conflit, l’Empire persécutant à l’occasion la synagogue, on voit bien comment, agissant dans les marges de l’une comme de l’autre, Paul met en mouvement un état d’esprit nouveau qui aura bien de l’avenir. Plus que le voyage permanent, le véritable déplacement est là. C’est un exil, en un sens, puisqu’il s’agit de sortir des déterminations naturelles, sociales ou ethniques qui font l’identité des gens.

Es-tu juif ou grec, homme ou femme, libre ou esclave, qui ou quoi ? Cela n’importe pas car tu es premièrement et fondamentalement, par vocation, un enfant adoptif du Dieu universel, un servant du Sujet universel qui t’a racheté, te libérant de tous ces liens. Il te libère aussi du profond malheur d’être de l’espèce humaine, et même de la mort. Par la grâce, ainsi révélée, de cet amour tout-puissant, tu es désormais justifié d’exister en tant que toi-même. Tu es libre pour toujours.

Que peut un Empire, à la longue, contre des gens qui ne le combattent même pas, mais qui pourtant sapent radicalement les bases sur lesquelles, de tout temps, les Empires furent construits ?

 

 

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Marc et son JÉsus qui bouge

Marc 1.32-39

 

Lisez d’un coup tout l’évangile selon Marc, à mi-voix, cela dure à peine une heure et demie, et vous connaîtrez cette sensation d’un Jésus imprévisible, insaisissable, toujours en mouvement. Et si l’on a fini par l’attraper, c’est parce qu’il l’a bien voulu.

Tenez, à peine baptisé, choisi, aussitôt l’Esprit le pousse au désert où il est tenté. On vous le dit en deux versets et le voilà déjà en Galilée, puis au bord du lac où il appelle aussitôt quatre disciples qui, aussitôt, le suivent. Et ça n’arrête pas, on va de la synagogue de Capharnaüm à la maison de Pierre, le voilà qui passe la nuit à guérir, et au petit matin il est déjà sur le départ. Il allait par toute la Galilée… Et on est encore qu’au chapitre premier !

Marc vous raconte tout cela en scènes brèves, pareilles à des séquences de film. Et dans chacune d’elles, un personnage inouï que l’on ne décrit pas circule, entre dans cette maison, dans cette synagogue, monte dans cette barque, traverse ce lac d’un côté pour le retraverser de l’autre, parle à l’un, regarde sévèrement les autres, guérit d’un mot, ou chasse tel démon. Quand il s’adresse aux foules c’est au bord de la mer, presque en marchant, ou depuis une barque prête à s’éloigner.

Quand il parle, ce n’est pas un discours, il raconte une histoire. Des personnages y bougent, eux aussi, des gens pratiques, soucieux de leurs récoltes, de leurs affaires. Et le voilà reparti. Près de Génésareth, à peine descendu de sa barque il envoie des démons dans des cochons qui s’enfuient en galopant pour tomber dans la mer. C’est presque du Mack Sennett… Cela fait peur aux gens.

Il parcourait les villages des environs. Cela ne lui suffit pas, il envoie ses amis faire comme lui, leur ordonnant de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton ; pas de pain, pas de sac, pas d’argent…

 

On ne l’a pas enfermé dans une image

 

Il n’enseignait pas comme les scribes ou les docteurs en Écritures saintes assis devant leurs disciples. Il ne fixait pas des normes comme les pharisiens. Il ne résidait pas dans les pourtours du temple comme les sadducéens. Il ne s’installait pas dans un phalanstère comme les esséniens. Il ne s’obstinait pas dans la révolte comme les extrémistes zélotes. Le Jésus de Marc était en mouvement. À lui seul il était un mouvement.

Cela suffisait à porter atteinte à toutes les positions bien assises, à toutes les institutions ayant pouvoir sur les corps, les têtes et les cœurs. On tue pour moins que cela. Ses paroles étaient des actes, ses actes des paroles. Et cela seul lui donnait son pouvoir. Car il était puissant, dans la Galilée de Marc. À faire peur, à saisir d’étonnement, à clamer de joie. Selon qui l’on était. Il nourrissait des foules à lui seul, ou calmait d’un mot la tempête.

Même cela il l’a abandonné. Quitté. C’était déjà une position, que le monde environnant commençait à reconnaître comme la sienne. Alors il s’insurge quand on lui demande de mettre sa puissance en pratique. Il parle de mourir, de renoncer à soi, de se faire serviteur. Certes, le voilà qui entre en roi dans la ville sainte ; le voilà, en grand prêtre, qui chasse du temple les marchands ; mais c’est pour annoncer pour bientôt, en prophète, la destruction de Jérusalem…

Le premier Jésus de Marc s’arrête là, à ce qu’il semble. Un autre récit commence, selon lequel il va suivre son chemin de croix. Il devient le Christ souffrant, mourant et se relevant qu’adore son Église. Mais là encore, on ne l’a pas enfermé dans une image. Les fidèles, où qu’ils soient rassemblés, pourront suivre en esprit son chemin, depuis l’onction à Béthanie en passant par la salle de la Cène à Jérusalem, et jusqu’à Golgotha… Puis au tombeau, puis plus rien, arrêt brusque, car même le tombeau était vide !

 

 

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MontÉe de l'Égypte À Golgotha – matthieu

Matthieu 2.13-23

 

Pour Matthieu, il fallait que Jésus, tout enfant, se réfugie en Égypte, et qu'il monte de là en Judée, même s'il devait d'abord résider en Galilée.

Lorsqu'il conte l'itinéraire de Jésus, il accompagne souvent ses récits d'un texte apparemment chargé de les authentifier : cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète Ésaïe, Jérémie, Osée ou Zacharie. Il voit ainsi dans certains tournants de la vie de Jésus le sens final d'événements de l'histoire du peuple d'Israël : depuis l'annonce de sa naissance jusqu'à son entrée dans la ville sur un âne, en passant par ses paraboles et ses guérisons. C'est ce qu’il cherche à faire admettre à ses lecteurs juifs, après la destruction du temple de Jérusalem par les Romains et la fin d'une entité nationale en Judée.

Ce n'est pas tant, pour lui, que tel fait de l'enfance de Jésus se réfère au séjour des Hébreux en Égypte et à l'Exode, c'est plutôt que ces événements du passé préfiguraient l'histoire finale du salut, la vraie, réalisée en Jésus. C’est en ce sens que Jésus, pour lui, est le Roi des Juifs.

Or il s'agit d'une histoire sanglante, on n'y est sauvé que par miracle, juste avant des massacres insensés. S'il y a salut, c'est qu'il y a tuerie. Cela s'est déjà passé avec Joseph, avec Moïse, avec d'autres encore. Et dire que l'on ne peut se tirer de là qu'en se cachant chez les adorateurs d'un règne abhorré et de divinités de néant, c'est montrer dans quel abîme on se trouve. On est dans le ventre de la Bête. Les Écritures ne connaissent pas beaucoup d'autres exils que l'exil dans ce ventre. C'est de là que l'on pourrait sortir vers une terre promise. Quand l'évangile parle de l'enfant Jésus, il est loin de nos Noëls de bergeries, il parle de la violence humaine, de la puissance des Empires et de la haine que nourrissent les potentats contre qui les met en péril.

 

Pour donner sens au non-sens de la violence

 

C'est quand Israël pleure ses nouveau-nés, quand Rachel pleure ses enfants, c'est quand quiconque, ici ou là sur cette terre, n'a plus comme chance de salut pour les siens que l'exil chez les riches, les puissants, les orgueilleux, face à la fureur des massacreurs, à l'avidité des marchands de vies humaines, aux destructeurs de moyens de subsistance... que prend place l'histoire de Celui qui va monter un jour de là pour donner sens au non-sens de la violence.

D'Égypte j'ai fait monter mon fils, écrit alors Matthieu à la suite du prophète Osée. Ce verbe monter est celui du pèlerinage à Jérusalem, cette aliya qui a suscité de si beaux chants présents parmi les psaumes. Où l'on voit que ce pèlerinage était aussi une façon de s'extraire de là, ne serait-ce qu'un temps, pour le fidèle qui résidait chez les impies.

Voilà donc une histoire, celle de Jésus, qui se déroule entre le départ de l'exil égyptien et la fin du pèlerinage à Jérusalem. L'histoire d'une montée. Et l'on sait sur quelle éminence elle trouvera son accomplissement. De l'Égypte à Golgotha, où mourra l’humain véritable voulu par Dieu, voici le programme qui donne enfin son sens à la furie universelle des humains.

C'est toute l'histoire : comment faire monter l'espèce humaine hors de ces exils où règne le malheur des humbles, hors de ces Empires à la César Auguste, de ces Égyptes à la Ramsès ou à la Cléopâtre, de ces Judées, même, à la Hérode, de ces Galilées aux foules fatiguées et chargées, de ces pays de l’ombre de la mort ? De ces misères globalisées d’aujourd’hui... Comment faire monter l'Humain de là, ne serait-ce qu'un seul pourvu qu'il connaisse le chemin ? Celui qu’on nommerait à bon droit fils de l’homme et fils de Dieu, roi et messie.

Comment montrer le chemin qui mène au règne véritable ? Désolé, il n’y en a qu’un, l’abandon de la puissance. Le chemin de croix.

Cette histoire juive va s’ouvrir ainsi à l’universel et les nations païennes en seront les témoins avisés. Aussi leurs représentants nomment-ils Jésus Roi des Juifs par deux fois, au début et à la fin de l’histoire. Question et réponse : « Où est le roi des Juifs ? », demandent les mages ; « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs », écrit Pilate.

 

 

19

 

DE LA CITÉ SAINTE À LA VILLE-MONDE – LUC

Luc 1 – Actes 28

 

Tout commence avec l’incrédulité d’un prêtre judéen. On comprendra vite, à lire l’œuvre de Luc, que ce Zacharie inaugural est pour lui l’archétype de ce qui constitue, alors, la religion du temple de Jérusalem. Tant en Judée que dans l’ensemble de l’Empire, et au-delà.

Tout commence là, en ce temple qui n’est plus la Maison du Dieu d’Israël puisque n’y réside plus la foi d’Israël. On y a oublié le souvenir de Dieu : on y porte un nom, Zacharie, dont le sens, « Mon Seigneur s’est souvenu », n’évoque plus la Visitation d’un Seigneur qui aime à s’approcher de son peuple.

On part de là. De cet oubli de soi et de Dieu dans le lieu même où se dit l’alliance de Dieu et de soi. On part de la cité de Dieu… et au finale, on n’y retournera plus.

Non que le peuple d’Israël soit disqualifié, bien au contraire, car c’est de lui qu’a surgi le surgeon vivace qui portera tant de fruits humains de par le monde connu, l’oikoumènè, cette maison commune. Des humains qui en parcourront, pour les transformer, toutes les merveilles comme toutes les noirceurs.

Car on termine, non dans un temple, mais dans une prison. On termine là le récit mais on n’achève pas l’histoire, on fait bien comprendre qu’elle se continuera jusqu’aux extrémités de la Terre.

On s’en va vers l’Occident, suivant la course du soleil. Toute la Bible, d’Adam à Esdras en passant par Abraham, ou Jacob, ou Jonas, enseigne, bien sûr par parabole, que la marche vers l’Est est régression, effort débile dont la visée est le retour aux origines perdues, ou bien triste obligation subie par les vaincus. On marchera donc vers l’avenir.

Non, Israël, quant à lui, n’est pas rejeté, dans son incrédulité d’alors, il est lui aussi transformé, transmué, tourné désormais vers cet avenir où il est attendu : le Règne.

 

Soigner la corruption du monde

 

Le Règne. L’avenir du monde déjà présent par avance par tant de signes prophétiques. Un monde où règnerait seul le Dieu d’amour et sa justice.

Le temple de pierre est mort, remplacé par le temple véritable, et véridique, temple de chair, seul humain accompli, trahi, supplicié, assassiné, puis dressé, vivant, présent, universel. Le Très-Haut est désormais, tout aussi bien, le Très-bas.

Les puissants sont jetés de leur trône, leur puissance et leur magnificence à terre : on ne désirera plus les servir. Et serait-on le dernier des derniers, parmi les humains, que l’on peut néanmoins devenir le temple de l’Esprit.

Car à l’inverse des règles habituelles, les petits, les faibles, les démunis sont devenus porteurs de cet avenir, héritiers du Règne, eux comme aussi les dames païennes, les soldats de l’Empire, les marins du port ou les esclaves en fuite. Que tout ce monde entre donc !

Alors, qui arrêtera la parole vivante, elle qui est déjà passée de cette Jérusalem la sainte à la Galilée des impurs ? Qui l’arrêtera quand elle va courir les routes, traverser la kyrielle des cités païennes et être portée jusqu’à la ville-monde – la puissante, la diverse, la multiple, la corrompue, la cruelle… et la belle ?

Et la violente. La fille de la Violence injuste, cette corruption du monde de Dieu.

Mais voici le jugement : la corruption de toute la Terre ne suscitera pas à nouveau un Déluge destructeur, mais l’offre d’un pardon universel et l’appel à un retournement. Le dieu de Luc est médecin.

Qui porte cette Parole et qui vit d’elle pâtira de tout cela, bien sûr, on ne renverse pas ainsi l’ordre des priorités sans voir se tourner contre soi tout ce qui est puissant, riche, savant, pieux… ou simple quidam pétri du profond désir malade de servir les Puissances.

 

 

20

 

Jean – l’exil fÉcond de la Parole

Jean 1.1-18

 

Un évangile comme celui de Jean ne pouvait être écrit sans qu’un certain nombre de figures préétablies, de thèmes, ne s’y entrecroisent pour en traduire la profondeur. L’auteur, ou sa communauté, avait trop à dire pour se satisfaire d’un seul fil pour tisser sa narration. On n’en citera que quatre ici.

Le premier est l’image de l’agneau pascal, dont le sang versé purifie les fidèles de leurs péchés. Cela se relie au souvenir de la libération des Hébreux hors de la servitude. Le sang de Jésus n’a pas été versé ainsi, on le sait, mais l’image est choisie pour rappeler que sa mort a la même efficacité que celle de l’agneau sacrifié lors de l’Exode, au moment où les bien-aimés du Dieu justicier ont été épargnés par lui (Exode 12.1-28).

Un autre thème, moins visible mais qui parcourt pourtant tout l’évangile, est celui de l’étroite collaboration d’un Père et de son Fils, comme dans l’atelier d’un bon artisan. Le Fils obéit totalement à son Père, dont il accomplit l’œuvre fidèlement. Une œuvre destinée à rassembler en lui tous ses bien-aimés.

Une série cohérente d’images a également pour but de traduire le lien vécu, vital, qui existe entre le Fils et ses amis : il est la vigne dont ils sont les sarments, le chemin sur lequel ils ont à marcher… Ancrage et voyage.

Enfin, on trouve dès le début de l’évangile, le thème de l’exil du Grand Parler, ce Verbe créateur de Dieu, préexistant à toutes choses, lumière qui vient dans ce monde de ténèbres pour l’illuminer et qui se voit pourtant refusé par le plus grand nombre.

Il convient à ce sujet d’écarter une lecture qui opposerait un pur esprit à une matière ou à une chair impures. Il y serait tombé par volonté d’éclairer ceux des humains qui seraient prêts à suivre son enseignement secret, et qui mériteraient ainsi de retourner avec lui dans le monde de l’éternité. C’est le gnosticisme et son dualisme délétère.

 

Le refus, la haine et la mort

 

Le Christ de Jean est chair en Jésus de Nazareth, non un pur esprit déguisé en humain. Aussi, bouleversé dans son être (12.27), il meurt vraiment. Son enseignement n’est pas ésotérique, l’évangile a pour visée de le répandre. Ceci malgré le refus qu’il rencontre, non l’incompréhension. Car chez Jean, tout est clair, la haine est là, sous ses multiples apparences, elle sait ce qu’elle veut, ce qu’elle fait. Les ténèbres n’ignorent pas la lumière, ils la refusent.

La venue du Verbe créateur dans le monde est néanmoins un exil dans la chair. Il faut s’entendre sur ces termes. Il ne s’agit pas du refus de notre humanité, mais de la condition funeste dans laquelle elle se trouve. La chair, dans les Écritures, est l’ensemble des conditions historiques dans lesquelles nous vivons, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes dans le temps et dans l’espace. Rien de mal à cela. Sauf que la chair est aussi le milieu où règne la mort, sous les apparences de la vie.

L’exil de la Parole, dans le parcours de Jésus, est ce temps de l’impossibilité, pour elle, de se faire entendre, accepter, accueillir. Celui qui vient de Dieu, qui est uni au Père céleste par une obéissance totale et unique, est voué au refus, à la haine et à la mort. Il est tellement cet autre qu’on ne saurait admettre…

Et là, on ne s’en sort pas en rêvant à un autre monde supposé exister dans l’éther. On s’en sort en s’attachant, se liant, contre l’éternel penchant qui vous mène, à Celui qui était un avec le Père et qui le reste envers et contre tout, relevé qu’il fut d’entre les morts…

Pour votre pèlerinage sur la terre, dit Jean, un seul point d’eau dans le désert, un seul chemin dans la sombre forêt, une seule étoile dans les ténèbres, un seul vivant dans l’univers des morts : le Fils, qui seul a su rester uni à la source de vie.

 

 

Épilogue

Un Dieu qui bouge

 

Le Dieu des Écritures, je veux dire le vrai, est fort peu accepté de nos jours. Ni dans nos contrées déchristianisées, sécularisées, ni dans les régions du monde où l’on affecte de l’adorer. C’est du moins mon opinion. Il est trop dérangeant. Il suppose trop de ruptures, de décentrements, de départs. Et cela dans des domaines qui engagent trop. S’il est aisé d’aller faire un tour dans les nuées d’une spiritualité désincarnée, avec les anges, il est moins amusant de se tenir appuyé sur ce Dieu pour traduire sa Parole en actes, elle qui parle de justice, de justesse et de pratique de la fraternité… ce qu’on appelle l’amour dans le langage évangélique, terme qui n’a rien à voir avec un excès d’affect sentimental.

Le dieu biblique n’accepte ni la domination des uns sur les autres, ni la violence interne des sociétés humaines, ni l’arrogance des grands, ni la démission des petits, ni l’accaparement de la terre et de ses ressources, ni la revendication chauvine et xénophobe d’une patrie, ni le refus des autres. Ni bien d’autres comportements nocifs qui peuvent encore se rencontrer. Il suffit de lire les prophètes pour s’en convaincre, le Seigneur-Dieu, dans la Bible, est férocement hostile à l’arrogance des humains.

Mais c’est là qu’on nous dit : cela est vrai dans l’Ancien Testament, bien sûr, mais le Nouveau Testament est parole d’amour, de pardon, de volonté bonne et de gratuité ! Or c’est une lecture à courte vue, et le Nouveau Testament n’est pas avare de condamnations ou d’annonces d’un jugement fort peu amène. On l’oublie, Jésus n’abolit pas la Loi, il l’accomplit. Il en fait toucher le nerf, à savoir le refus du refus de Dieu, de l’enroulement sur soi-même qui caractérise l’espèce humaine dans sa peur, de la violence mortelle qui naît toujours de ce comportement. Raison pour laquelle, au bout du compte, le Fils de Dieu sera exclu.

 

Le sablier de Dieu

 

Dieu, donc, on ne l’accepte pas, on le nie ou, de façon plus sournoise, on le remplace par un ersatz, au choix rassurant, moralisateur ou conservateur. Mais les Écritures témoignent de lui d’une façon fort différente. Elles le font comme en une grande parabole qui suit les aventures d’un Dieu changeant, qui s’adapte toujours aux réactions de ses créatures bien-aimées, dont il ne veut pas se laisser couper parce qu’il s’est engagé à leur égard. Ainsi Dieu bouge, il se déplace en permanence en fonction d’un grand désir qui l’habite.

Toute l’histoire humaine prend alors, suite à ses interventions, la forme d’un sablier : tout large au début, étranglé au centre, et à nouveau totalement élargi à la fin.

Au début, Dieu s’attend à l’amitié de toute l’espèce humaine, et il est déçu. Alors il limite pour un temps son ambition et se façonne un peuple témoin, au sein de l’humanité. Or ce peuple abandonne régulièrement la norme qui avait présidé à sa création. Alors Dieu veut garder pour lui, selon les prophètes, au moins un petit "reste" qui demeurerait fidèle. Mais ce reste se referme sur lui-même.

Si bien qu'enfin, Dieu suscite le dernier fidèle, l’Amen, le seul qui soit dépourvu de cette peur qui toujours sépare de Dieu, l'unique humain qui lui soit totalement attaché. Et cette histoire malheureuse qui, au travers de l'histoire du peuple d'Israël, concerne tous les humains, arrive à son terme avec Jésus : la violence des humains va arriver à son comble, l'unique être humain véritable, accompli, fils de Dieu, va mourir, victime de la haine que les humains se portent à eux-mêmes et qu'ils portent à Dieu.

À partir de là, par un acte de puissance créatrice de Dieu, l’histoire se retourne, afin que, de proche en proche, au cours des temps, cette affirmation de l’Amen véritable se vérifie : Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les humains. Voir enfin réunis les humains dans la fraternité est le désir de Dieu, son espoir, selon les Écritures.

 

 

 

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