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théo-logie

 

 

Des enfants et du pain

Deux récits de purification dans le cycle d’Élisée

II Rois 2,19-25 et 4,38-44

 

 

Ces deux récits de purification sont pourvus chacun d’un récit en écho, qui inverse les termes du premier au regard d’un même enjeu vital : suivant le cas, la procréation ou la nourriture. D’autre part ils font intervenir l’opposition du pur et de l’impur, non dans le domaine cultuel, mais dans l’aire de la vie quotidienne des simples gens. Enfin, ce sont des adjuvants triviaux qui accompagnent la Parole du Seigneur de l’Alliance dans la réalisation de son dessein. Derrière cela se profile ce choix radical : la vie ou la mort ? – Baal ou le Seigneur de l’Alliance ? 

 

 

 

Cette brève étude envisage le texte reçu des Écritures, non selon l’histoire de leur rédaction, mais dans leur achèvement d’œuvres littéraires. Les livres composant les Premiers Prophètes représentent alors dans leur ensemble le déroulement d’une unique narration aux nombreux épisodes. Si ceux-ci comprennent des éléments qu’aujourd’hui nous dirions plausibles, aussi bien que du merveilleux nous apparaissant comme d’origine mythique, chacun d’entre eux trouve d’abord son sens en fonction de l’ensemble du récit, en l’occurrence dans le cadre de la lecture de l’histoire qui lui est particulière. Ainsi, le récit porte une intention, voire plusieurs, en créant sa propre logique à partir d’un stock, daté et situé, de traits culturels variés. C’est le jeu des distinctions et des conjonctions instaurées par lui (par exemple : enfantement et nourriture, brousse ou haut-lieu, geste et parole, etc.) qui pourra nous dire quelque chose de ses visées, que celles-ci soient explicites ou non.

 

Le pur et l’impur au quotidien

 

L’opposition du pur et de l’impur se trouve à l’articulation du mythe et du rite, couple constitutif, entre autres éléments, des cultures premières. Mais dès qu’il s’agit de sociétés plus complexes, telles que celles dont le corpus biblique est témoin, cette opposition présente au moins deux aspects, selon qu’il s’agit de l’exercice codifié du culte sacrificiel célébré dans le temple ou les hauts-lieux, ou de l’usage qu’en font les gens de tous les jours pour dire leurs peurs ou leurs aises. Les récits choisis pour cette étude sont liés à la seconde catégorie.

Ils connaissent bien cette propension de l’impur à se propager partout et par tous moyens. Cette propagation insidieuse et mortifère constitue sa spécificité première, avant la qualité des objets ou des gestes contaminateurs. Certes, l’impur est lié le plus souvent au pourri, au décomposé, au sale, à l’infectieux, au dégoûtant, mais ceux de ces éléments qui deviennent, dans le récit ou le rite, marques de l’impur sont élus arbitrairement. Et comme ils peuvent affecter toutes choses, tout peut porter l’impur, ou le pur.

Le récit biblique peut alors s’emparer de ces éléments, à côté d’autres tout aussi quotidiens, pour signifier les enjeux qu’il a mission de porter, par exemple en un temps où, selon lui, le royaume du Nord est gouverné à la fois par l’attrait des cultes baaliques et par des dynasties toujours prêtes à défier l’Alliance du Seigneur-Dieu.

C’est pourquoi, dans les récits qui concernent Élisée, on est plongé dans ce mélange de merveilleux et de réalisme qui peut rappeler, en plus cru, les évangiles. C’est ce mélange qui pousse nos esprits à poser la question du sens de ce merveilleux et de son lien avec une compréhension de l’Histoire et une prédication liée à celle-ci.    

On trouve dans le cycle d’Élisée trois récits de purification : le prophète purifie l’eau de Jéricho (2,19-22), la soupe de disciples affamés (4,38-41), la lèpre du général syrien Naaman (5,1-19). Ces récits, qui s’intercalent dans la suite des démêlés du prophète avec les rois et les conséquences de leurs méfaits, présentent ce point commun : chacun d’eux est suivi d’une sorte de pendant, ou d’écho. L’eau de Jéricho appelle les ours meurtriers de Béthel, l’empoisonnement des disciples amène une multiplication des pains pour le peuple, la lèpre de Naaman se retrouve sur Guéhazi… Outre le merveilleux, cette construction dupliquée les apparente à des récits mythiques, où elle peut être l’indice d’un questionnement interne complexe. On se limitera à l’étude des deux premiers passages mentionnés, chacun accompagné de son écho.  

 

 

1 – L’eau de Jéricho purifiée

II Rois 2, 19-24

 

19 –  Et les hommes de la ville ont dit à Élichâ´ : « Assurément le séjour de la ville est bon, comme mon seigneur peut voir,     

– et l’eau est mauvaise et la terre est rendue stérile ».

20 – Et il a dit : « Amenez-moi un plat neuf, et mettez y du sel »,

– et ils le lui ont amené.

21 – Et il est sorti vers la sortie de l’eau, et il y a jeté du sel,

– et il a dit : « Ainsi a dit Mon-Seigneur 1 : J’ai assaini cette eau, de là il n’y aura plus mort et stérilité ».

22 – Et l’eau a été assainie, jusqu’à aujourd’hui,

– selon la parole qu’Élichâ´ a dite.

23 – Et il est monté de là à Béthel,

– et il monte sur le chemin et des petits garçons sont sortis de la ville, et ils l’ont insulté et lui ont dit : « Monte, chauve ! Monte, chauve ! »

24 – Et il a regardé derrière lui et les a vus, et il les a maudits au nom de Mon-Seigneur,

– et deux ourses sont sorties de la forêt, et elles ont déchiré parmi eux : quarante-deux enfants.

 

De Josué à Élisée

 

L’histoire commence en fait lorsque Josué profère une malédiction après avoir incendié la ville de Jéricho (Josué 6,26) : « Maudit soit devant Mon-Seigneur l’homme qui se lèvera pour rebâtir cette ville, Jéricho. C’est au prix de son aîné qu’il l’établira, au prix de son cadet qu’il en fixera les portes. » Cette malédiction trouve son accomplissement (I Rois 16,33-34) au temps du roi Akhab, qui agissait « de façon à offenser Mon-Seigneur, le Dieu d’Israël, plus que tous les rois qui l’avaient précédé ». « De son temps, Khiel, homme de Béthel, a construit Jéricho. Au prix d’Aviram, son fils premier-né, il l’a fondée, et au prix de Segouv, son cadet, il a fixé ses portes, selon la parole que Mon-Seigneur avait dite par Josué. » Le récit suggère une certaine hubris de la part de ce Khiel qui donnait à ses fils des noms évoquant l’élévation. 

C’est donc une histoire qui parle d’enfants, à propos de Béthel et de Jéricho. Quelque vingt ans se sont écoulés entre la reconstruction de Jéricho et la disparition d’Élie qui amène Élisée à prendre sa suite, mais la mort des deux frères n’a pas suffi à abolir tous les effets mortifères de la malédiction, car l’eau de l’oasis est cause de stérilité. La fin de cette ville inconsidérément rebâtie est programmée. La mort des deux frères, elle-même programmée par Josué, était là, sans doute, pour prédire le destin mortel de Jéricho, si Élisée n’était intervenu, peut-être encouragé par l’effort des habitants pour retrouver Élie (II Rois 2,15-18). On voit que cette intervention consiste à placer enfin Jéricho, ville ennemie et probablement vouée au culte du dieu Lune, dans la mouvance du dieu d’Israël.

 

Le sel assainit la source

 

On voit le plus souvent dans ce sel un moyen de purification, compte tenu de ses qualités en matière de conservation des aliments, ce qui suppose que la puissance abortive de l’eau de Jéricho soit une marque de l’impur. Ce n’est donc pas à prendre de façon pragmatique, mais comme rite. La valeur du sel comme le sens du geste seraient nécessaires à un récit de ce genre pour qu’il opère le passage de l’eau d’un état dans un autre, ou plutôt d’une valeur dans une autre : de l’impur dans le consommable vital.

Mais si l’on prend en considération l’enjeu de cette affaire pour le Josué du récit, il devient probable qu’il faille aussi rapprocher la mention du sel de la valeur qui lui est attribuée par ailleurs dans le contexte de l’établissement d’une alliance : permanence, perpétuité. C’est le sens de l’expression "alliance de sel" (Nombres 18.19). C’est pourquoi l’acte de purifier l’eau par le sel n’a d’efficacité qu’en lien avec la parole qui l’authentifie. Il s’agit alors de quelque chose qui s’apparente à ce que nous appelons un sacrement.

 

La parole et le rite

 

C’est ainsi que le sens d’une action située dans le registre de la purification rituelle a également valeur d’installation dans une allégeance "historique", celle d’un dieu qui est un suzerain ici-bas. Cette allégeance est la visée d’un récit qui s’exprime pourtant en partie dans le registre de l’opposition mythique entre pur et impur. On a depuis longtemps relevé que les récits du cycle d’Élisée se différencient de ceux du cycle d’Élie en ce qu’ils ajoutent un acte humain à la parole divine. C’est l’expression d’une volonté propre à ces récits, à mon sens, comme s’ils avaient besoin que la parole s’accompagne d’un rite. Et dans ce cas, ce n’est pas ou bien, ou bien : parole ou rite. Il ne s’agit pas de la conception selon laquelle les écrivains bibliques ont transformé une culture mythique préexistante en théologie de l’histoire par l’ajout d’une parole interprétative, car si l’on se fie à la chronologie de la narration plutôt qu’à celle de la rédaction, c’est l’inverse qui intéresse le récit. Il en a terminé avec cette efficace directe de la Parole propre au cycle d’Élie.

 

En avoir ou pas

 

Ce qui l’intéresse a rapport aux enfants, et c’est la raison de la contiguïté de l’épisode concernant l’eau de Jéricho et de cet autre, intrigant et dérangeant, qui touche les enfants mâles de Béthel.

On pourrait dire la chose ainsi : quand la Jéricho enfin établie dans l’Alliance de Mon-Seigneur est à même de procréer, il se trouve que des enfants meurent à Béthel. Dans les deux cas, c’est la parole de Mon-Seigneur, proférée par l’homme de Dieu, qui agit, accompagnée du versement du sel ou de l’intervention des ours. Ainsi, la duplication mentionnée plus haut est spéculaire : l’écho est inversé.

L’ensemble des deux récits donne alors une réponse à cette question : comment l’homme de Dieu peut-il obtenir que viennent des enfants ? Deux manières sont envisagées : l’une qui convient au Seigneur de l’Alliance, et c’est par sa parole accompagnée d’un geste ; l’autre selon la voie la plus ordinaire, le prophète devant entrer en érection. C’est ce que lui proposent par deux fois les enfants de Béthel, de façon grivoise et par provocation : « Monte, chauve ! » Que la calvitie du prophète soit associée à l’érection du membre viril n’étonnera que les prudes 2.

 

Béthel

 

Bien que son nom signifie "Maison de Dieu" pour le récit, Béthel n’est pas bien vu de lui : il la caractérise comme haut-lieu, certes consacrée au culte de Mon-Seigneur, mais en pratique à l’un des deux "veaux" voulus par Jéroboam (I Rois 12,29). C’est pour lui un détournement. De plus, ce sanctuaire est l’un de ces concurrents du temple de Jérusalem que les rois du royaume du Nord ont récupérés ; Amos, plus tard, le condamnera. Il n’est donc pas surprenant que ce soit un homme de Béthel qui ait rebâti Jéricho en dépit de la malédiction.

Jéricho la désormais "bonne" et judéenne supplante en valeur d’avenir la samaritaine et pécheresse Béthel. Si l’on oublie l’antique culte lunaire de Jéricho pour y faire régner désormais le dieu de l’Alliance, on ne saurait passer sur "l’érection" persistante, à Béthel, de ce jeune taureau qui évoque Baal, le grand dieu de Canaan, fils de ce dieu Él dont Béthel, béith-Él, était autrefois la "maison", c’est-à-dire le sanctuaire 3. Baal, un dieu plus que viril, aux nombreux enfants.

En mentionnant de façon évidemment improbable le nombre de quarante-deux enfants déchirés par les ours, le récit signifie sans doute en effet une prolifération : six fois sept. C’est une foule de garçons qui accueille le prophète au crâne rasé, homme seul et plus ou moins suspect d’insoumission aux édits royaux. De quelle fécondité peut-il se targuer, parviendrait-il à s’en donner les moyens sexuels ?

Les garçons sortent de la ville et n’y rentreront pas à cause de ces bêtes qui sortent de la forêt. L’opposition est claire : cité contre forêt, nature sauvage contre civilisation. Or, de même que la parole du dieu d’Élisée maîtrise ce qui "sort" de la terre à Jéricho, de même elle est maîtresse des créatures sauvages, de cette part de la création que l’homme n’a pas domestiquée, et d’où "sortent" deux ourses.

 

Deux ourses 

 

Pourquoi ce féminin ? On peut remarquer que le mot hébreu, en fait, est presque toujours, ou féminin, ou de genre indifférencié dans les Écritures. Il se pourrait donc que le mot "ours" soit plutôt un féminin en hébreu (comme "hyène" en français). Mais la forme plurielle est masculine alors que la conjugaison des verbes est au féminin : "deux ours sont sorties" ! C’est comme si comptait une indifférenciation de ces animaux. Cela correspondrait à l’indifférenciation de la nature sauvage, par définition hors cadastre, hors répartition tribale, ethnique ou sociale à la différence du partage de la terre dans le livre de Josué.

De plus, l’étymologie du mot dhôv (ours) peut évoquer à la fois le maladif et le furtif : il s’agit d’une présence néfaste qui se glisse, s’insinue, sur laquelle on n’a pas de prise. On pense à ces loups dont se plaignent aujourd’hui les bergers alpins, et qui déchirent eux aussi : c’est l’aspect pragmatique de l’affaire. Mais ici, le contexte associe plutôt cette forêt et ces ours à l’impur… que le Seigneur du pays est bien sûr à même d’instrumentaliser. 

C’est un rappel à l’ordre : sur le pays conquis par Josué, Mon-Seigneur ne laissera pas à Baal, supposé maître d’une nature féconde et fertile et bien réel atout des puissants du royaume, une quelconque suprématie sur le pays, ni la capacité de lui assurer un quelconque avenir. Ce pays lui appartient jusque dans ses zones les plus inhumaines, la vie de la cité s’éteint ou foisonne selon que l’on s’y fie ou non à la parole donnée : la parole domine le sperme. Il en va de Béthel comme de Jéricho : les enfants, l’avenir, cela dépend de la logique de l’Alliance du dieu Seigneur : bénédiction pour ceux qui s’y tiennent, malédiction pour ceux qui la refusent ou, comme à Béthel, la détournent.        

 

 

2 – La soupe et le pain

II Rois 4,38-44

                      

C’est cette valeur suréminente de la parole de Mon-Seigneur que l’on va retrouver dans le double récit de II Rois 4,38-44, cette fois-ci non dans le registre de la progéniture mais dans celui de la nourriture :

 

38 – Et Élichâ´ est retourné à Guilgal, et la famine est dans le pays, et les fils de prophètes sont assis devant lui,

– et il a dit à son garçon : « Prépare la grande marmite, et fais cuire un ragoût pour les fils de prophètes ».

39 – Et l’un d’eux est sorti dans les terres sauvages pour ramasser des herbes, et il a trouvé une vigne sauvage, et il y a ramassé des coloquintes sauvages plein son vêtement,

– et il est rentré, et il les a coupées dans la marmite du ragoût car ils ne savaient pas.

40 – Et ils ont servi à manger aux hommes,

– et il arriva quand ils ont mangé de ce ragoût qu’ils ont crié, et ils ont dit : « Homme de Dieu la mort est dans cette marmite ! » et ils n’ont pas pu manger.

41 – Et il a dit « Amenez de la farine ! » et il l’a jetée dans la marmite,

– et il a dit : « Sers le peuple et qu’ils mangent ! » et il n’y avait rien de mauvais dans la marmite.

42 – Et un homme est venu de Baal-Châlichâ, et il a apporté à l’homme de Dieu 4 du pain de prémices, vingt pains d’orge, et du blé vert dans son sac,

– et il a dit : « Distribue au peuple 5 et qu’ils mangent ! »

43 – Et son serviteur a dit : « Comment vais-je distribuer cela, pour cent personnes ? »

– et il a dit : « Distribue au peuple et qu’ils mangent, car ainsi a parlé Mon-Seigneur : Qu’on mange et il en restera ! »

44 6Et il a distribué pour eux et ils ont mangé et ils en ont eu de reste selon la parole de Mon-Seigneur : 

– !!!

 

La terre sauvage, l’impur et la mort

 

C’est à nouveau des zones non domestiquées par l’homme qu’un principe mortel provient, comme l’indique le triple usage du terme sâdèh. On a une opposition entre l’indéterminé de la terre sauvage, toujours passible d’être infectée d’impureté, et le comble du pur, le haut-lieu.

Ce dernier, Guilgal, est lié à Josué et se rapporte à la puissance du Seigneur de l’Alliance, manifestée lors des traversées miraculeuses de la Mer Rouge et du Jourdain (Josué 4,20-24). Néanmoins, il se présente aussi, à l’instar de Béthel, comme concurrent nordiste du temple de Jérusalem. La famine y règne à cause de la conduite mauvaise des rois de Samarie. Il y a donc du trouble à Guilgal, malgré la présence d’une confrérie de nevî’îm, ces "fils de prophètes" manifestement disciples de "l’homme de Dieu", Élisée. Ce trouble, manifesté ici par l’ignorance des disciples au sujet de l’impropriété nutritive de la coloquinte, sera une fois de plus annulé par la validité de la parole de Mon-Seigneur, associée cette fois-ci à de la farine. On retrouve la banalité des adjuvants employés par Élisée, sel ou farine, choisis évidemment pour qu’il ne soit pas possible de les rendre responsables par eux-mêmes du miracle.

Si la coloquinte de ce récit est impropre à la consommation, peut-elle être assimilée pour autant à un élément impur ? Oui, car si elle est facteur de mort aux dires des consommateurs, c’est en fonction de sa capacité à propager le mal. Méfions-nous de nos vues actuelles : nous sommes ici dans le registre de la mort par contagion d’un ferment inconnu, de l’ordre de l’infect, et qui ne saurait donc être autre, pour les protagonistes et pour le récit, qu’un élément impur.

 

La nourriture des dieux

 

D’ailleurs, le terme de "mort" (écrit mwt et prononcé mawéth), déjà rencontré à propos de l’eau de Jéricho, peut toujours évoquer, dans un contexte de lutte contre Baal, la putréfaction engendrée par cet autre dieu, Môt (également écrit mwt), la mort personnifiée, que Baal est censé combattre dans un cycle mythique où se succèdent et s’opposent les pluies et la chaleur fécondantes de l’été et l’engourdissement de l’hiver. Si le ba´al (le maître, le propriétaire) de Canaan et l’âdhôn (le seigneur, le suzerain) d’Israël sont en compétition, c’est qu’ils sont tous deux inscrits dans les termes d’une même culture. La question y est alors : lequel des deux est réellement apte à vaincre la mort ? Le Propriétaire des terres fertiles ou le Seigneur des traversées ? Le maître de serfs ou le suzerain par alliance ? Le mâle dominant ou le verbe ?

Cela peut se dire ainsi : lequel nourrit, en vérité ? De ce pain venu de chez un Baal (verset 42), Mon-Seigneur peut-il tirer de quoi nourrir le peuple de son Alliance ? La réponse est oui. Il le peut, et lui seul. 

 

Inversions

 

Il lui faut cependant un peu de farine, ou une vingtaine de pains et quelques épis. L’homme doit apporter quelque chose. Je rapprochais cela du sacrement – parole et espèces tenues ensemble. S’il fallait en tirer hâtivement une leçon, cela montrerait qu’ici, le "sacrement" va de pair avec la lutte contre les baals et leurs sectateurs. On s’y engage, faisant de lui une arme de combat sans doute nécessaire lorsqu’on ne dispose pas, à l’inverse d’Élie, d’une « pleine mesure de l’Esprit » de Mon-Seigneur.

Mais il y a peut-être une autre leçon à tirer de ces récits, car de même que lorsque Jéricho retrouve des enfants, Béthel en perd, de même, lorsque le corps constitué des prophètes manque de mourir à cause de son ignorance quant à la nourriture véritable, le peuple, lui, est nourri sans difficulté, et en surabondance.

« Méfiez-vous du levain des pharisiens », dit le Christ à ses disciples dans un contexte de distribution du pain aux foules (Matthieu 16,6). Les pharisiens, "séparés" du peuple comme leur nom l’indique, n’apportent que du levain, lequel, à l’opposé du sel, est facteur de pourriture, donc d’impureté. Si le sel évoque la pérennité de ce qui est pur, le levain est promesse de mort (aussi est-il question pour Élisée de pains de prémices, cuits sans levain).  

C’est le point commun de ces récits, dont la vérité n’est pas ternie par le merveilleux : dans l’âpre contexte d’une lutte pour la vraie vie, le peuple choisi par le Seigneur n’est pas toujours où on le croit. La putain lunaire de Jéricho devient maison de Dieu, une béith Él, et le peuple infecté de baalisme, bombardé de sexe, de violence et de fric (Amos), est finalement mieux nourri que les saintes congrégations.

C’est sans doute une utopie, mais à réaliser.

 

1 Mon-Seigneur – c’est la traduction proposée pour le tétragramme YHWH, lu adhônâï (litt. : Mes Seigneurs).

2 Sur ce point, voir C. Gaignebet, Le chauve au col roulé, revue Poétique, 8, 1971. 

3 Él, assimilé au Seigneur-Dieu biblique, était primitivement le dieu père du panthéon cananéen. 

4 La suite narrative assimile cet homme de Dieu à Élisée. Il a pu en être autrement dans une étape antérieure de la rédaction.

5 Le terme ´am (peuple, habitants) est souvent employé par opposition aux groupes éminents de la population.

6 Ce verset est rythmé d’une façon anormale, il n’a qu’un stique au lieu des deux stiques habituels, comme souvent lorsque le récit qui précède est particulièrement digne de révérence. On traduit cela par ces !!!. 

 

 

NOTA

On trouvera dans le livre de Wilhelm Vischer, L’Ancien Testament témoin du Christ, II, Les premiers prophètes, Neuchatel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1951, pp. 462-530, une description expressive et fouillée du style et du contenu du cycle d’Élisée. Des éléments plus récents et plus proches du thème de cette étude peuvent être trouvés dans Le « Livret noir » de Baal, par Dany Nocquet, Genève, Labor et Fides, 2004, et dans « Le pur et l’impur », in Jean-Pierre Vernant, « Mythe et société en Grèce ancienne », Paris, La Découverte–Poche, 2004. Plus généralement, voir le chapitre Prophètes de la récente Introduction à l’Ancien Testament, Thomas Römer, Jean-Daniel Macchi et Christophe Nihan éditeurs, Genève, Labor et Fides (Le monde de la Bible), 2004. Sur la méthode suivie ici, on peut se reporter à Éden – Huis-clos, par Jean Alexandre, L’Harmattan, Paris, 2002.

 

 

 

Foi & Vie, N° 4, 2005, pages 36 à 47

 

 

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