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Vos réactions : jean.alexandre2@orange.fr
Il
s’agissait d’un feuilleton hebdomadaire.
Il
s’est déroulé du lundi 11 février au lundi 16 décembre 2013.
Le
narrateur était déjà connu des habitués de ce site car il était également celui
du feuilleton précédent, Suzanne va bien. Les récits qui suivent se rapportent
à
une période antérieure, moins fastueuse, de la vie d’Élie, entre 1991 et 1997.
À
cette époque, ce livreur parisien vient de sortir de prison où l’avait amené
un meurtre involontaire. Il exerce les fonctions de
vigile et loge dans un Foyer
pour anciens détenus.
J’insiste
sur le fait que tout est inventé dans ces récits :
les personnages, les scènes, les situations,
ainsi que le comportement des entreprises et des
institutions évoquées.
Élie Carquois, vigile
1
Quand on se parle
un peu
Younous et
moi on débauchait ce soir-là vers vingt et une heures. Younous c’est un
collègue, on est souvent ensemble. M. Bernard, le patron de la boite où on
travaille, a vu qu’on s’entendait bien et qu’on faisait le boulot. Vigile, ça a
l’air de rien, les gens croient qu’il suffit d’être là juste pour impressionner
à cause de nos muscles, mais c’est pas ça, faut être
concentré en permanence sur ce qui se passe. Ce lundi-là, le boss nous avait
donc confié un boulot de surveillance intérieure dans une grande surface à la
Porte-de-Bagnolet, côté banlieue.
On est
sorti de l’hypermarché ensemble, on allait tous les deux vers la Porte. J’ai
une chambre à Pantin dans un foyer pour anciens taulards, d’habitude je prends
le PC puis le métro jusqu’à Église-de-Pantin. Younous, lui, il loge à Montreuil
avec des cousins, près des Puces. Montreuil, c’est la deuxième ville du Mali,
c’est bien connu, mais lui c’est pas un Malien, il est
Burkinabé, c’est un Mossi. Il prend aussi le PC mais dans l’autre sens. Bref,
d’habitude on se sépare sur la Place de la Porte-de-Bagnolet.
Ce soir-là
il a proposé une halte, il faisait doux, c’était fin avril, on s’est bu une
bière au comptoir. On était là tous les deux, côte à côte, costard et cravate
noirs, chemise blanche un peu moite, un mètre quatre-vingt dix,
quatre-vingt-dix kilos chacun, lui tout noir et moi blondasse.
C’était
plus la presse, l’heure de l’apéro était passée, on a pu causer. De temps en
temps ça fait du bien. Les types du foyer sont pas
intéressants, des pauvres types. Moi aussi, si on veut, mais j’ai fait des
efforts pour me tenir, pas eux. Et Younous c’est un type bien, on peut parler.
Oh pas grand chose, on est pas des bavards, ni des
mecs du genre à s’étaler, mais de temps en temps on aime bien discuter tous les
deux. Lui il me parle de son pays, il a laissé là-bas sa femme et ses gosses.
Il en a que trois, c’est leur choix. Il parle aussi des matches, il aime le
foot. Moi je lui rappelle une chose ou une autre qui s’est passée dans la
journée. Ma passion c’est étudier les gens, leur allure, leurs façons de se
comporter, leurs tics, leurs habits, enfin
leur manière d’être. En taule ça m’a beaucoup servi.
Au cours
d’une journée comme celle-là il arrive toujours quelque chose d’intéressant à
un moment ou un autre. Ce jour-là j’avais été touché par un petit vieux. Il me
rappelait un truc que j’avais lu, une pièce de théâtre avec deux clodos qui
attendent quelqu’un. J’allais en parler à Younous mais il m’a pris de
vitesse :
– Pourquoi
que t’as pas accepté le boulot qu’il proposait, ce matin ? Moi j’étais pas libre, j’avais autre chose, mais toi ? Je
me suis demandé.
J’ai pas
répondu tout de suite. Après tout c’était mes affaires. J’ai allumé une clope.
Mais il avait l’air de vouloir me comprendre, c’était sympa de sa part.
– C’est pas pour moi, ces trucs-là. J’ai déjà fait ça une
fois, défendre l’entrée d’une usine devant les ouvriers en grève. Ça m’a pas plu. On était une vingtaine, habillés en
combinaison grise, casque de chantier, matraque à la main, les gars nous
gueulaient dessus, ils crachaient sur nous, y en a même qui nous envoyaient des
cailloux ou même une ou deux fois une canette. Le pire, c’était les regards des
femmes. ça aurait pu mal tourner,
c’était que le début, mais heureusement les flics sont arrivés, c’est eux qui
ont fait le boulot. Un sale boulot, je trouve. Non c’est
pas pour moi. Tu vois, dans mon idée y a des choses qui se font pas.
– Ben si
t’avais des enfants au pays, peut-être que tu l’aurais fait quand même. Moi je sais pas. Parce que ça paye. Et ces gars-là, tu vois, tes
ouvriers, si tu les rencontrais en personne, ils te mépriseraient. Surtout moi.
– ça se peut, je dis
pas, mais c’est quand même des gens de chez moi, si tu veux bien regarder.
C’est des prolos, et nous qu’est-ce qu’on est ?
– Ben c’est pas avec des croyances comme ça que tu vas sortir de
la mouise, mon frère !
J’ai
haussé le ton :
–
Oui ? Alors je vais te dire, Younous : j’ai
jamais pensé sortir un jour de la mouise… Et toi pareil.
– J’ai dit
quelque chose qui fâche ?
Et c’est
vrai que j’étais mal à l’aise. Je me suis dit qu’il faudrait que j’y repense,
que c’était une question. J’avais réfléchi à pas mal de trucs dans le genre, au
ballon, fallait sûrement que je reprenne ces habitudes-là. J’ai secoué la
tête :
– Non
non ! C’est juste qu’on a pas les mêmes idées.
Toi tu t’en fous de taper sur des Blancs, qu’ils soient d’un côté ou de
l’autre. T’es là pour faire des sous pour envoyer chez toi.
–
Eh ! Attention ! Ces mecs-là, des fois, c’est des Noirs ou des
Arabes. C’est pas le problème. Le problème, c’est
qu’ils ont du boulot et pas moi. Ils aiment pas qu’on
les tape, je comprends ça. Mais que nous, on soit chômeurs à vie, ils s’en
foutent. Alors t’as raison, moi ce qui m’intéresse, c’est de faire des sous. Et
si moi je mange que des raviolis toute l’année, c’est
pas pour pleurer sur des gens qui se battent que pour leur pomme.
– Younous,
tu dérapes ! T’es pas au chômage, t’es vigile, tu bosses, même si c’est un
CDD.
Il m’a
regardé l’air sidéré. J’ai toujours admiré comment Younous, arrivé tout droit
de son désert, il a pu prendre les façons de chez nous.
– Je
bosse ? T’appelles ça bosser ? Quelques
heures ici ou là payées au SMIC ? Je t’assure, si
j’avais pas les suppléments, comme tes boulots de
casseur, eh ben j’aurais pas grand chose à envoyer au pays.
– ça se peut, mais c’est
pas une raison pour faire le boulot des patrons. Ceux-là, ils
pensent pas non plus à tes gosses, crois-moi !
–
Peut-être, mais eux, au moins, ils payent.
– Ils
payent et le jour où ils ont plus besoin de toi, ils te jettent à la poubelle,
mon frère ! C’est pas vrai ?
Il a
écarté les bras et il a tourné sur lui-même.
– En attendant
j’ai les sous. Écoute, Élie, me dis pas que tu vas rester toute ta vie dans ton
foyer. Le jour où tu vas en sortir ça sera pour un logement à toi, pas
vrai ? Ben ce jour-là tu seras comme moi, t’auras besoin de te faire du
fric, tu pourras pas continuer vigile, ou alors tu
feras des suppléments. Tu seras comme moi.
– Laisse
tomber, Younous, parlons d’autre chose.
J’ai
regardé le patron, derrière son comptoir, il nous a remis la même chose.
Younous a
pris sa bière et il a commencé à la siroter. À l’autre bout du comptoir, y
avait un barbu en calotte rouge qui le regardait l’air pas content. Mon copain
a levé son verre dans sa direction et il l’a salué de la tête. L’autre s’est
retourné et il est sorti.
– Un de
ces jours, j’ai dit, ils vont te prendre à plusieurs dans un coin sombre et ils
vont te faire comprendre ta religion…
– ça se peut, il a fait.
Là-dessus
il a posé son verre et il m’a donné une tape sur l’épaule.
On est
sorti ensemble et on est allé prendre chacun son bus.
Je l’aime
bien, Younous.
11 février 2013
2
Quand on y réfléchit
Ce qu’il
m’a dit, Younous, que je pouvais pas rester comme ça
dans un foyer toute ma vie, ça m’a fait réfléchir. Ça faisait presque un an que
j’étais sorti de taule, un an que je vivais comme ça, tout seul, juste le
boulot et de temps en temps une bière au bistrot avec un collègue. J’avais
cinquante-huit ans, je pouvais me dire qu’il me restait quelques années peinard.
Le foyer
où j’étais, c’était un ancien presbytère protestant. Tranquille. Ces gens-là,
les pasteurs qui s’en occupaient, ils étaient sympa, ils étaient proches sans
être envahissants. Côté religion ils demandaient rien, même pas par
sous-entendus. Ils voulaient juste que les choses se passent correctement dans
le foyer, et que les pensionnaires arrivent à se tirer plus ou moins d’affaire.
Pourquoi ils s’intéressaient au genre de types qui étaient là, j’en sais rien. Ils avaient pas l’air de voir que la plupart valaient pas un clou. Ou alors s’ils le voyaient ils
le cachaient bien.
J’ai donc
réfléchi. Il m’avait fallu un peu de temps pour m’y mettre, le temps de
réadaptation, comme ils disent, mais le moment était venu. J’allais faire quoi
?
J’étais
seul. Pas de famille, pas de petite amie, pas d’enfants, pas d’amis. J’avais aucune qualification pour un vrai boulot. Bon,
j’avais été chauffeur-livreur pendant une vingtaine d’années avant mes douze
ans de prison, mais je voyais pas quel patron allait
embaucher pour de bon un mec de plus de cinquante piges avec un tel palmarès.
Mais après
tout, vigile ça m’allait bien. J’étais bon, dans ce boulot-là. J’avais toutes
les compétences voulues. Patience, concentration, calme, qualités physiques. En
prison j'avais travaillé tout ça. C’était ça ou crever. Bien sûr j’aurais pu
faire aussi videur, dans les boîtes de nuit, mais j’aimais
pas. Ni l’ambiance ni le milieu.
On se rend pas
compte, mais un vigile, c’est quelqu’un qui peut aider les gens. C’est comme ça
que je le vois. Bien sûr c’est pas ce qui nous est
demandé, mais moi, ça me plaît de le faire quand je peux. Je
veux pas être qu’un rebut de la société, j’ai autre chose à fournir.
En
calculant bien, j’avais encore plusieurs années devant moi avant de prendre ma
retraite. Et je toucherais pas beaucoup à ce
moment-là. Alors autant m’habituer à vivre de peu. Et là, ce que me
rapportaient mes quelques heures de travail par jour feraient très bien
l’affaire ! Autant m’y habituer, je serai toujours du genre fauché ! Tout ce
qu’il me fallait, c’était de quoi payer un loyer. Un coin à moi pour faire mes
exercices, question forme. Et pour lire.
La
lecture, j’avais pris cette habitude en prison. Avant je lisais que des
illustrés, mais au bout de quelques mois de taule j’ai compris qu’il me fallait
autre chose. Je m’y suis mis, et petit à petit c’est devenu comme une drogue.
Autant les journaux m’intéressent pas, autant j’aime
lire des livres. J’ai lu de tout, mais alors de tout ! Et je continue. Ce qui
fait que je suis ce qu’on appelle un autodidacte, j’ai vérifié.
Conclusion
: j’allais garder autant que possible ce boulot de vigile, et j’allais me
chercher un petit coin pour m’installer.
J’ai
expliqué tout ça à mon conseiller, il me restait deux ans de contrôle
judiciaire, et surtout à Jean, le responsable du foyer. Un ancien artisan de
mon quartier devenu pasteur. On se comprenait. J’ai bien fait de lui en parler,
c’est lui qui m’a trouvé la combine. Je suis devenu responsable du foyer pour
la nuit. Un boulot de concierge au pair, logé gratos pour m’occuper des petites
choses, et surtout pour faire respecter les règles. Ca ne me coûte pas beaucoup
d‘efforts, juste quelques courses ou bricolages, et aussi, faut bien dire, une
ou deux baffes à distribuer à l’occasion.
Du coup
j’ai mon studio, avec mes bouquins, mes haltères, ma petite radio… et ma
tranquillité.
Mais pas
de femme. C’est pas qu’elles m’intèressent pas, mais
faut bien dire que je suis devenu un sauvage. J’ai pas
envie d’une femme pour me souffler dans les bronches. Célibataire, ça me va.
Sauf bien sûr pour le côté baise. On a tous ce problème-là. Mon pote Younous,
lui, il va voir les putes, mais moi je préfère lever de temps en temps une
vendeuse ou une cliente, dans les magasins. Quelques coups d’oeil appuyés,
c’est facile de voir celles qui seraient partantes, et à la sortie, hop, dans
un hypermarché y a des coins pour ça dans les réserves. Il m’est même arrivé de
tomber sur quelqu’un qui demandait pas mieux que de
passer un petit week-end dans mon palace, mais jamais pour longtemps.
Une fois,
ça s’est passé bizarrement. C’était justement au supermarché de la
Porte-de-Bagnolet, dans l’hyper. J’étais là à surveiller, A deux trois mètres
de la ligne des caisses. Il devait être dans les cinq heures du soir. Jusque
là, c’était tranquille, pas de gros pépins, juste un môme qui avait planqué des
Carambar sous sa casquette. Un petit malin. Et puis la presse a commencé, les
files s’allongeaient aux caisses, et il s’est trouvé que deux femmes se suivent
à la caisse numéro 9. Elles se ressemblaient assez, dans la cinquantaine, très
marquées, plutôt enveloppées, et manifestement méditerranéennes. Elles ont
commencé à s’embrouiller, le ton est monté, une histoire d’achats qui s’”taient
mélangés. C’était rien, mais les deux femmes étaient énervées, elles s’engueulaient de plus en plus fort, en plus ça bloquait
la file et les autres clients commençaient à plus plaisanter. La petite
caissière sahélienne était terrorisée. Fallait intervenir, d’ailleurs un
responsable du magasin se pointait.
Ce qui a
compliqué les choses, c’est que l’une des deux femmes portait au cou une Main
de Fatma, et l’autre une Etoile de David, ce qui a fait que les gens ont
commencé à prendre parti. Vu le type de population, on allait droit à la
castagne généralisée.
Dès que
j’ai vu que ça sentait mauvais, j’ai bipé les flics, bien sûr, et ma foi ils
sont arrivés assez vite, juste le temps, pour moi et le gars du magasin, de
séparer plus ou moins ceux qui tentaient de se foutre vraiment sur la gueule. ça m’a valu un ou deux gnons mais je suis resté calme.
Bref, les
flics sont venus, et parmi eux une Beurette qui m’a plu tout de suite. Ils ont
calmé le jeu en embarquant les deux dadames un peu dépeignées, et en faisant
juste les gros yeux aux plus excités. Quand ils sont partis, j’avais eu le
temps de demander son phone à la fliquette, qui me l’a donné en souriant. On
s’était mutuellement tapé dans l'œil. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé,
qu’on a fait affaire, et qu’on s’est revu de temps en temps. Elle a la
quarantaine bien sonnée, séparée, deux jeunes adultes à la maison, la vie pas trop
marrante.
On
s’entendait bien, Djémila et moi, mais nos genres de vie sont pas compatibles,
on a vite arrêté. Dommage, c’est sûr, mais d’un autre côté, c’est un avantage,
pour un gars comme moi, d’avoir un contact au commissariat !
C’est donc
comme ça que j’ai décidé de m’organiser. Un peu comme un moine, les femmes à
part. Je dirais pas que la vie est belle, mais j’ai
fait comme j’ai pu. J’en vois de pires tous les jours.
18 février 2013
3
Quand on a affaire à un sale type
Cette fois-là,
j’étais rue de Rennes, chargé de la surveillance dans un magasin célèbre de
« produits culturels », comme ils disent. J’étais en binôme avec
Boris, un Russe. J’ai rien contre les Popofs en général, mais Boris je l’aime
pas. Ancien de Tchétchénie, para dans les troupes spéciales, on voit le genre…
M.
Bernard, notre patron, n’arrête pas de lui rappeler que dans notre boulot,
c’est respect, sens du service, que les gens sont pas des ennemis, qu’on est là
pour aider, avec notre force et notre professionnalisme. Tout ce topo.
Et
pourtant, M. Bernard, c’est pas un mou. Je vous
donnerais son nom de famille, vous le retrouveriez facilement dans les pages
des magazines d’il y a quelques années. A la page des coups d’Etat en Afrique,
si vous voyez. Un baroudeur. Bon, maintenant il a pris du bedon, mais il reste
une référence pour ceux qui aiment ce genre. C’est pas
trop mon cas, mais c’est lui le patron !
Il a beau
parler, M. Bernard, faire entrer son discours dans la tête à Boris, il peut
toujours s’aligner, ça passe pas. Le Boris, il dit oui avec la tête, mais il
dit non avec le cœur. S’il a un cœur.
Bon
d’accord, l’allusion à un poème de Jacques Prévert qui parle d’un enfant à
propos d’un sale type comme Boris, c’est pas sympa,
mais j’ai pas pu m’en empêcher, c’est ça la culture, surtout pour quelqu’un qui
n’en a pas eu beaucoup au départ, on aime bien l’étaler. Faut que ça serve !
Enfin je l’aime pas, Boris, c’est tout. Et c’est réciproque. C’est
un méchant, pas une andouille, il a bien vu que je lui battais froid.
Expression recherchée, je le reconnais, et que j’ai donc recherchée dans le
dico pour être sûr.
N’empêche
que ce jour-là on était ensemble, Boris et moi, chargés de surveiller que ça se
passe bien à l’entrée quand, rapport aux attentats possibles, les gens doivent
montrer le contenu de leur sac aux petits étudiants que le magasin emploie pour
ça – d’ailleurs j’aimerais voir ce qui est marqué sur leur contrat d’embauche,
aux pauvres mômes !
Arrive un
type, la quarantaine, mince dans le genre athlétique, lunettes sans monture,
cheveux noirs très courts, yeux gris, regard froid. Il ouvre son attaché-case,
le jeunot regarde, hésite un peu, mais laisse passer.
On s’était
regardé, Boris et moi, on était d’accord. Au moment où le type passe devant
moi, je l’arrête d’un geste et je lui dis : Excusez-nous, Monsieur, vous
nous permettez une petite inspection ? » Il me regarde, il regarde Boris,
on l’encadrait et entre nous deux il faisait malingre. Il faut dire que Boris,
c’est du presque deux mètres sur cent-dix kilos de muscle. Alors il dit «
Faites. » Avec si peu de mots on pouvait pas
savoir s’il avait un accent ou non. Bien, alors Boris, très professionnel, le
palpe et me fait signe que non. Donc il dit au type « Montrrez votrre sac jié
vous prrie. » (l’accent russe, forcément).
« Pas question, répond sèchement le gars, je l’ai déjà ouvert, votre
collègue l’a déjà inspecté à l’entrée, maintenant laissez-moi passer ! »
Et il essaie d’y aller en force mais là, il me rencontre, j’ai la main sur sa
poitrine et je lui parle comme on nous l’a appris pour un cas comme celui-là
: « Monsieur, je vous en prie, je me demande si le jeune homme qui a
inspecté le contenu de votre mallette a bien fait son travail. Un peu
d’inattention ça arrive. Veuillez nous la montrer à nouveau, ça ne vous engage
à rien, et nous, nous aurons accompli notre tâche. » Il ne répond rien et
Boris lui arrache l’objet et l’ouvre. Dedans il y a des dossiers, une trousse
de toilette, mais aussi une petite sacoche de grosse toile dont le contenu ne
fait aucun doute pour des gens comme nous. Un flingue.
Je regarde
le type et je lui dis :
« C’est
ennuyeux, ça, Monsieur, je doute que vous puissiez entrer dans le magasin avec
cet objet.
–
D’accord, il me répond très calmement, indiquez-moi alors où laisser ma
mallette en sécurité avant d’entrer.
– J’ai
peur que ça ne soit pas aussi simple. Voyez-vous, dans un cas comme celui-là,
je suis tenu d’en référer à d’autres. Rien ne dit que vous ayez le droit de
porter cette arme, et rien ne m’autorise, moi, à vous demander une
justification. »
Jusque là,
le type était resté très calme, ce qui fait que les gens qui passaient ne
faisaient que nous jeter un regard intrigué sans s’arrêter. Mais il s’est mis à
crier que ça ne me regardait pas, que je devais faire attention à moi, qu’il
était de taille à obtenir mon renvoi, ce genre de choses.
Du coup un
attroupement s’est constitué. Pendant qu’il s’époumonait, on était de plus en
plus enserré par une petite foule qui grossissait. Chacun voulait en savoir
plus et poussait les autres.
Ça a
déstabilisé Boris. Il était toujours derrière le bonhomme, il l’a attrapé par
le cou et il l’a tiré, dans l’idée de le ramener dans la rue. Le type s’est
écroulé en arrière en râlant et Boris, effrayé, l’a lâché. Mais l’homme, pour se
dégager, a fait une sorte de roulé-boulé et il a chopé les chevilles de Boris
et les a attirées à lui. Du coup, le Russe est tombé lui aussi.
Ils
étaient là tous les deux par terre et la foule, au-dessus d’eux, les étouffait
presque. Moi j’étais resté à deux pas, debout, la mallette à la main, séparé
des combattants par quatre ou cinq personnes. Certains essayaient d’aider les
deux hommes à se relever, et d’autres en profitaient au contraire pour leur
foutre des coups de pied.
Il n’y
avait plus qu’une chose à faire, j’ai foncé dans le tas en renversant deux ou
trois personnes, et arrivé jusqu’aux deux zigotos, j’ai chopé le gus par le col
et je l’ai tiré jusqu’au dehors, dans la rue. Mais Boris était dans une rage
noire, il s’est relevé en jurant et il nous a rejoints. Il a attrapé le type
par l’épaule et il a commencé à le démolir. Côté professionnalisme, on était
dans la panade la plus complète. Quand j’ai vu ça, je me suis dit qu’il fallait
arrêter le massacre mais je n’avais qu’un moyen pour y réussir, immobiliser
Boris. Vaste entreprise.
« Vaste
entreprise », c’est une expression qu’on prète au Général de Gaulle. Il
paraît qu’il avait répondu ça à un mec qui lui disait « A bas les cons,
mon général ! » Cétait vraiment le cas.
Il y avait
un moyen et un seul, je me suis approché de Boris et je lui ai foutu un super
coup de pied dans les parties nobles. Il s’est effondré. J’ai regardé l’autre
type, il était salement amoché mais il tenait le coup. Il m’a rendu mon regard,
il s’est relevé et il a pas pipé, il m’a repris sa
mallette. Après il est allé s’appuyer contre le mur pour souffler. Boris était
toujours écroulé sur le trottoir, je l’ai laissé et je suis allé retrouver son
souffre-douleur. Je lui ai dit « Excusez juste une minute » et j’ai
appelé le boss. Je lui ai annoncé la catastrophe et qu’il fallait envoyer
quelqu’un chercher Boris avant que les poulets n’arrivent. Il
a pas dit un mot, juste OK.
Le type a
repris son souffle et il m’a dit « Je vous remercie, vous au moins vous
avez été correct. Efficace. Je m’en souviendrai. Tout est de ma faute, je
n’aurais jamais dû entrer dans ce magasin avec une arme, c’est une faute
professionnelle. Alors si vous voulez me rendre un service, on ne parle plus de
rien. Je retourne me soigner et vous ne m’avez jamais vu. »
En
partant, il m’a tendu une carte avec son nom, Gilbert Authier, un numéro de
téléphone et en dessous, Ministère de la Défense nationale. Il m’a dit
« Si vous avez besoin, vous pourrez toujours m’appeler à ce numéro, mais
si vous appelez le Ministère, on vous dira qu’il n’existe pas de fonctionnaire
à ce nom. « Il m’a souri en grimaçant un peu et il est parti.
J’ai
jamais revu Boris, du moins jusqu’à maintenant, mais je
serais pas étonné qu’il me réserve des crosses.
25 février 2013
4
Quand on roule en corbillard
Je me rase
toujours au rasoir jetable, le rasoir électrique m’empêcherait d’écouter la
radio. Pendant ce temps-là je me regarde dans la glace. Je vois un blond aux
yeux gris qui a été beau gosse il y a longtemps. Sauf les oreilles, elles sont
un peu décollées, on le voit bien parce que je garde les cheveux très courts.
J’écoute
donc les infos sur France-Inter et comme tous les matins j’ai un moment
d’étonnement. Pas de mécontentement, non, seulement d’étonnement. Pourquoi les
chansons sont en anglais, je me demande ? Personne comprend les paroles, on est
un pays francophone pas porté sur les langues étrangères, alors pourquoi ? Si
c’est pour pas comprendre les paroles, autant mettre
de la musique sans paroles, non ? Du classique ou du jazz. C’est
pas que c’est moche, souvent ça sonne plutôt bien, même, et j’ai rien contre
l’anglais, la question c’est le côté systématique. Et aussi, pourquoi pas
l’espagnol ou le russe ?
Et
pourquoi pas le français ? Y a des bons chanteurs français, non ? Des fois, je
me dis que les Français ne s’aiment plus. C’est une pensée trop profonde,
d’accord, pour un mec comme moi, ils diraient peut-être sur France-Culture,
mais je l’ai quand même. Allez vous faire voir !
La plupart
du temps, quand j’ai fini de me raser je pense à autre chose, mais là non, pas
aujourd’hui. Je reste planté devant ma glace en me disant que c’est pire sur
les radios commerciales, en plus de l’anglais il faut se farcir les
plaisanteries du présentateur. Et puis je me rends compte que j’ai du mal à me
concentrer sur la journée qui suit. Y a pourtant de quoi penser.
Aujourd’hui
je fais pas vigile, je fais garde du corps en binôme
avec Younous. C’est une offre exceptionnelle, Élie, il me dit le boss. Ben
c’est sûr que j’allais pas rater une occasion
pareille, la journée à 2000 francs plus le taxi, tout ça payé au noir.
Garde du
corps, c’est plus flatteur que vigile, c’est sûr, ça fait rêver, on imagine
qu’on va serrer de près un mannequin sublime ou une chanteuse américaine en
fourreau, ou alors, à la rigueur, accompagner les femmes d’un émir du pétrole
jusqu’à la Place Vendôme. Mais là, sûrement pas, parce que c’est un métier, Ça
suppose du savoir-faire, des armes, des téléphones haut de gamme, tout ça. C’est pas notre cas. Alors quand on embauche juste deux
malabars pas vraiment formés pour protéger quelqu’un, c’est que ce quelqu’un
n’est pas vraiment un gros bonnet. Ni une belle blonde de la haute.
Donc me
voilà dans le taxi. Le gars me demande si ça m’embête qu’il écoute la radio, je
lui dis « Pas de problème. » Et là c’est une chanson en français,
bonne chose, en théorie, maiss ce que ça raconte est tellement nunuche que des
fois, je me dis, l’anglais c’est mieux, on comprend
pas les paroles. Rester en ordre dans sa tête,
franchement, c’est pas toujours facile, avec tout ce qu’on nous y colle !
On se
retrouve, Younous et moi, dans le hall du Crillon. On a à peine eu le temps de
s’en serrer cinq que voilà notre gars. Le portier, un loufiat en uniforme de
général mexicain, nous glisse qu’on a affaire à un magnat du pétrole libyen.
Enfin, magnat, c’est lui qui le dit, si c’était vraiment un magnat il aurait
ses gorilles à lui. Là c’est qu’un sous-magnat, je trouve, mais prétentieux, un
petit gros à moustache accompagné de son secrétaire, un grand maigre, l’air
d’avoir deux airs, qui lui tient sa serviette et qui lui ouvre les portes. Le
genre croque-mort servile. C’est lui qui nous repère, le gros
nous voit même pas.
Un signe
nous fait comprendre qu’on n’a qu’à passer devant et sortir. Ce qu’on fait. Une
voiture de maître attend devant l’entrée, une berline de chez M. Otto Benz,
vitres fumées et chauffeur en casquette noire. Ça fait corbillard. Nous on sait pas trop quoi faire alors on inspecte le trottoir
des deux côtés avant que le grossium ne sorte. Du coup il nous pousse, l’air
énervé, et il va s’installer à l’arrière de la bagnole. Le croque-mort nous
fait signe de nous installer de part et d’autre de son patron. Lui, il s’assied
à l’avant, à côté du conducteur.
Et on
démarre. Jusque là, pas un mot n’a été échangé. Ça roule bien et on est à
l’aise, même à trois gros à l’arrière. Au bout d’un moment, je comprends qu’on
se dirige vers Roissy. Pas de problème, pourquoi pas ? Et puis tout à coup je
pige ce que je fais là, et Younous aussi : on est juste postés pour servir de
protection au mec en cas de tir… Supposez que des méchants (ou des gentils si
c’est lui le méchant) veuillent faire un carton sur lui, c’est l’un de nous
deux, mon pote et moi, qui morfle, le moustachu est sauf. Pas bête.
En plus ça
explique pourquoi ils ont pas besoin de
professionnels, ça serait un investissement inutile, il leur faut seulement de
la chair à canon.
Un truc
comme ça, ça vous fait comprendre ce que vous êtes pour la société. En tout cas
pour ces gens-là, les pourvus du compte en banque. Vous faites partie des
pertes autorisées, rien de plus. Vous êtes juste une cheville à planter dans un
trou ! Ça fait réfléchir : je suis rien, ou je
suis quelqu’un ? Ma vie à moi, elle coûte combien ? Mais j’ai la réponse, c’est
dans une pensée que j’ai lue, je l’ai notée dans un carnet pour m’en souvenir :
« La vie n’est rien, mais rien ne vaut une vie. » Je crois que c’est
d’un nommé Malraux, un type connu.
Je me dis
donc que si la voiture a l’air d’un corbillard c’est
pas pour rien. Ça pourrait réellement en devenir un pour nous si l’un des
fameux méchants (ou gentils) choisissait justement ce moment pour s’exercer au
tir.
En
attendant, le secrétaire me surveille par le miroir de courtoisie, pour savoir
si je me tiens correctement, je pense. Je lui réponds par un sourire de mépris,
du coup il détourne le regard et il se tasse sur son siège. Un pétochard, ce
type, il a la trouille devant un malabar, c’est bon à savoir au cas où.
Du coup je
me mets à rêver de la façon dont je le traiterais si on se trouvait tous seuls
après que les fameux tireurs aient fracassé la voiture et qu’il ne reste plus
que nous deux, en loques et en sang, mais vivants, plantés devant la carcasse
en flammes. Bon d’accord, c’est pas sympa pour
Younous, mais c’est juste pour la démonstration. Je vois la scène :
Le
type, il a réussi à sauver au moins la serviette de son boss, il la tient
serrée contre sa poitrine, alors moi je l’arrache et je la jette dans la
fournaise. Là, il devient fou, il s’approche des flammes, il crie, il sanglote,
et moi je me marre. Et puis il se retourne et il se jette sur moi, une lame à
la main, mais je lui fais à lui aussi le coup de la botte dans les parties et
il s’écroule. Alors je lui assène le tranchant de ma main derrière le crâne et,
pour le compte, un bon coup de latte dans les côtes. Et puis j’entends les
secours qui arrivent et je fais semblant de l’aider à se relever, le salopard.
Ça fait du
bien, des rêveries comme celle-là. On s’ennuie pas.
D’un autre côté ça montre juste ce que je suis : impuissant. Dans la vie, je ne
peux m’en tirer qu’en imagination. C’est pas gai. Et
puis je me rappelle le jour où j’ai aidé la petite Maïa. Là, c’était du réel,
et ça me fait du bien d’y repenser. Faudra que je raconte ça à Jean.
Enfin la
voiture s’arrête devant une des portes du terminal, on descend les premiers,
Younous et moi, le gros et son porte-serviette aussi, le chauffeur nous attend
tous les deux pendant qu’on accompagne les deux Libyens jusqu’à leur entrée en
salle d’embarquement, et on rentre à Paris. Personne n’a tiré sur personne,
mission accomplie, on est toujours vivant.
Quand on
se retrouve enfin sur le trottoir devant le Crillon, Younous me regarde. Pas
besoin de parler, on se comprend. Il avait pigé, lui aussi. Il met la main dans
sa poche et il en sort un surin. « C’est çui du secrétaire, il me fait,
les poches de son trench fermaient mal. »
4 mars 2013
5
Quand on croise les super-croyants
Cet hyper
de la Porte-de-Bagnolet, j’y suis abonné ! Cette fois-là, c’était un samedi
après-midi et je me trouvais dans l’allée centrale du Niveau 2. Il y avait
beaucoup de monde qui circulait, on était en hiver, les gens préféraient venir
là, à l’abri, pour faire leurs courses ou se balader et rencontrer du monde.
À un
moment, j’ai vu venir vers moi une jeune fille d’origine africaine qui avait
l’air inquiète, elle regardait derrière elle et elle accélérait la marche. C’était
le genre qu’on croise dans ces endroits-là, tresses africaines, blouson en cuir
rouge, minijupe et hauts talons.
Effectivement,
un groupe d’une douzaine de jeunes gars la suivaient. Surtout des Maghrébins et
un ou deux Noirs. En fait ils la poursuivaient, mais sans courir pour pas faire
de vagues au milieu de la foule.
Et paf,
ils la rattrapent juste devant moi et ils l’encerclent. Ils la serraient de
près et la petite avait l’air paniqué. Et puis ils se
sont mis à l’engueuler, ils lui criaient dessus : « Salope ! T’es qu’une pute !
Sale vendue ! » J’en passe, d’ailleurs je comprenais
pas tout, y avait de l’arabe.
Jusque là,
ils n’avaient fait que crier. Comme je savais pas pourquoi, je
suis pas intervenu, je me suis juste approché pour voir ce qu’ils lui
voulaient. Et là j’ai compris. D’abord, y en avait un qui portait cette barbe
que les islamistes commencent à mettre à la mode. Ensuite, comme la fille se
tournait de mon côté, j’ai vu qu’elle portait une chaîne fine avec une petite
croix en or. Et là-dessus j’ai l’œil, depuis le temps que j’en côtoie, je
voyais qu’elle venait d’un pays du Sahel, genre Mauritanie ou Mali, et qu’elle
aurait dû être musulmane.
L’histoire
prenait forme, je comprenais la raison de la colère des types, eux ils étaient
des musulmans pratiquants et elle, c’était une convertie au christianisme.
Sûrement dans une Église évangélique, je me suis dit, on en trouve de plus en
plus, de ces gens-là, en Seine-Saint-Denis, surtout des Africains.
J’ai
compris ça en trois secondes. La religion.
Moi la
religion, franchement, je reste au bord.
En taule
j’ai eu l’occasion de toutes les rencontrer, forcément. J’ai vu les aumôniers
chrétiens, d’une Église ou d’une autre, des gens qu’on peut avoir plaisir à
rencontrer pour discuter un peu de choses sérieuses, sans pour autant
s’engager. Mais j’ai vu aussi les Asiatiques, bouddhistes ou quoi, j’en sais
trop rien. Le genre à pas trop communiquer mais tranquilles. Pareil pour les
Juifs.
Et
surtout, j’ai vu les Barbus, dans la cour, toujours groupés, eux tous seuls
contre le reste du monde. ça m’a pas donné envie, et
pourtant ils ont essayé de me convertir, comme tous les autres. Mais sans
succès.
Un jour,
t’es dans ton coin, le dos contre un mur, une sèche à la main, et deux mecs
viennent te parler. Ils t’expliquent que si t’es là c’est parce que t’as pas
suivi la volonté d’Allah, ou un truc comme ça. Eux, avant, ils
savaient pas non plus, mais maintenant ils ont trouvé.
C’est
toujours le même truc, et d’ailleurs c’est la même chose chez les convertis des
sectes de super-chrétiens. Ceux-là aussi ils étaient là, à te refiler des
brochures et à te dire qu’ils priaient pour-toi-mon-frère !
C’est
Jean, mon copain pasteur, au Foyer, qui m’a expliqué que ces gens-là, les uns
ou les autres, ils sont tellement mal dans leur peau, ils ont tellement mal,
tellement peur, ils sont tellement paumés, que des paroles toutes simples,
comme « Avant j’étais loin de Dieu et j’étais malheureux, et maintenant je suis
heureux parce que j’ai rencontré Jésus (ou qui que ce soit du genre) ». Ça
marche pour eux, ça leur fait du bien, faut pas juger.
Peut-être qu’il faut pas juger, mais en tout cas ils sont pénibles, je
trouve, parce que souvent, ils ont l’impression d’être les seuls à savoir, ils
sont des élus, et ils te lâchent pas, ils veulent que tu les rejoignes. C’est
connu.
Parfois
ils deviennent violents. C’était le cas, ça commençait à mal tourner. À force
de serrer la fille de près y en a un, le barbu, qui l’a attrapée et qui l’a
tournée sèchement vers lui. Il l’a prise d’une main par le cou et il a posé son
front contre le sien. Il lui parlait tout bas mais on voyait que c’était pas des mots d’amour, loin de là. Elle tremblait, et
lui ça lui faisait plaisir.
Les gens
passaient de part et d’autre du groupe, ils jetaient un œil mais sans
s’arrêter, pas fous, ça sentait la baston, ils préféraient
pas s’en mêler. Moi, au contraire, je me suis rapproché. Après tout, ça faisait
partie de mon boulot.
Et là j’ai
vu que le gars avait l’intention de lui arracher sa croix, à la petite, c’est
ce que lui criaient les autres. Alors je suis intervenu. J’ai poussé de côté
les gars qui me gênaient et j’ai touché le barbu à l’épaule, juste une petite
tape. Il s’est retourné à moitié, sans lâcher la fille, et il m’a dit
« Quoi ? » Je lui ai fait signe que non, de la tête, et il a compris
que j’étais pas d’accord avec lui. Du coup il a laissé
la fille et il m’a fait face. Alors les autres se sont écartés, comme si ils
avaient dans l’idée qu’on allait se battre.
J’ai dit
« Laisse tomber, mon frère, cette petite elle est à moi. » Il m’a
regardé, un peu surpris, et il s’est marré. Il voyait bien que j’étais juste un
vigile. Il m’a dit « C’est pas beau, de mentir,
mon frère, tu vas aller en Enfer. » Il insistait sur les mots « mon
frère », en fait il se foutait de ma gueule.
J’ai rien
dit, je l’ai poussé de côté, j’ai pris la main de la fille et je l’ai emmenée
vers l’escalator. Pendant qu’on traversait le groupe ils nous ont crié dessus
mais j’ai pas fait attention, je tirais la fille
derrière moi et elle me suivait en sautillant sur ses hauts talons. Les autres
sont restés où ils étaient, et moi j’ai été trouver mon compère de ce jour-là,
heureusement c’était pas Younous, parce que Younous, c’est quand même un
musulman, j’aurais pas voulu lui faire un affront.
Non, là c’était un Yougo du Kossovo, Karel, pas un marrant non plus mais qui me
respectait. Je lui ai demandé d’avoir l’œil parce que moi je devais m’absenter
cinq minutes, il a fait « OK, pas de problème. »
J’ai
emmené la petite au snack du Niveau 1. On s’est assis et j’ai commandé des
boissons chaudes, elle un chocolat, moi un café.
Elle
s’appelait Mériem, c’était une belle fille.
« Faut
pas se balader toute seule ici avec une croix, mon petit, j’ai dit, pour une fille
comme toi c’est dangereux, tu le sais bien. Moi à ta place je changerais
d’endroit. Tu les connaissais, ces types-là ?
– Oui, ils
sont de ma cité. Ils font la police de la religion. Et ils surveillent les
filles. Moi je veux plus, je préfère plus les voir.
– Et tes
parents ?
– Mes
parents ils ont peur parce que j’ai choisi Jésus. Ils m’ont dit que puisque
c’est comme ça, je n’ai qu’à aller trouver mon pasteur pour qu’il me protège,
pour me cacher. Que eux, ils veulent plus me voir
parce que j’ai fait la honte à ma famille. Eux ils voulaient me marier avec un
bon musulman, au pays, et moi, déjà, j’ai pas voulu.
C’est pour ça que j’ai été avec les chrétiens, À la Briche. La Briche c’est à
Saint-Denis, et le dimanche y a plein d’Églises et…
– Je sais,
je sais ! »
Leurs
Églises, ça me fatigue. « Il ne faut pas chercher Dieu ailleurs que
partout », comme disait un auteur qui s’appelait Gide. Mais bon, la
petite, elle fait ce qu’elle peut, j’ai pensé, et je lui ai dit d’aller le
trouver, son pasteur ! Mais elle a sursauté :
« Oh
non, surtout pas lui ! Je veux plus y aller, je veux plus le voir, il a essayé
de me… Il m’a dit que j’étais l’enfant chérie de Dieu et que je pouvais lui
faire du bien parce qu’il avait besoin de mon amour.
– Qui ça ?
Dieu ?
– Non ! Lui
! Il voulait que je couche avec lui, c’est tout, il m’avait emmenée dans son
bureau et il commençait à me peloter, alors moi je me suis sauvée et je suis
venue ici… Je savais plus où aller. »
C’était pas son
jour, à cette petite ! J’ai réfléchi pendant qu’elle sirotait son chocolat
en reniflant. Au bout d’un moment j’ai dit « Je vais t’emmener voir des
gens plus raisonnables, tu veux ? » Elle a fait oui de la tête et elle
s’est mouchée.
Je lui ai
dit de m’attendre, et après le boulot je l’ai emmenée chez Jean, il l’a
planquée chez une vieille dame qu’il connaît, Faubourg Saint-Antoine.
11 mars 2013
6
Quand on perd cinquante balles
Ce
jour-là, on était Cours de Vincennes, Younous et moi, tout près de la Place de
la Nation. Le magasin du Printemps avait besoin de nos services à la suite de
la visite de casseurs. Tous les deux, on était plantés tranquillement entre
l’entrée et les caisses. Une autre équipe surveillait la sortie côté rue de Lagny.
C’était tranquille, y aurait eu des zozos chatouillés par l’envie de jouer les
terreurs, suffisait qu’ils nous voient et l’envie leur passait. Pas plus
compliqué.
C’est le
genre de boulot facile, mais on en vient vite à s’embêter. Sans compter qu’on reste
debout pendant des heures. Dans tout ce que j’ai lu, y a une réflexion qui dit
juste le contraire de ma situation de ce jour-là : « Plaisir poétique,
plaisir musculaire ». C’est un nommé André Spire, un poète, qui a écrit
ça. Ce que ça veut dire, j’en sais rien, mais ça
montre bien que mon emploi n’est pas trop poétique. Après quelques heures, mes muscles connaissent pas le plaisir ! Plutôt les crampes.
Enfin je vais pas me plaindre, j’ai du boulot, c’est
déjà ça.
Vers la
fin de notre service j’avais tendance à jeter des coups d’œil du côté de
l’avenue, de l’autre ccôté de la vitrine du magasin. Ça me changeait les idées.
C’est là
que j’ai vu le gamin. On devait être à un quart d’heure vingt minutes de la fin
de notre service, vers dix-sept heures. Il avait quoi, dans les treize ans, ce
môme, et il avait pas l’air dans son assiette. Il
avait pleuré. Il voulait pas que ça se voie, il
faisait comme s’il regardait les trucs exposés dans la vitrine, mais il se
rendait pas compte qu’on voyait sa bouille depuis l’intérieur. C’était pas grave, d’ailleurs, personne prenait garde à lui
dans tout ce monde qui entrait, qui sortait, qui auscultait les rayons, qui se
poussait devant la caisse, qui reluquait la caissière, qui payait en fouillant
dans son larfeuille, tout ce monde-là.
Tous sauf
moi. Il m’intéressait, le gamin. Faut dire que j’ai jamais eu d’enfants, des
fois ça me manque. Je me demande si j’aurais fait un bon père. En fait je crois
que oui. Mais voilà, ça risquait pas de se produire et
de toute façon j’avais plus l’âge.
Quand
l’équipe de relève est arrivée, je suis sorti avec Younous, on s’est serré la
main et il est parti à pied côté Porte-de-Vincennes. Moi j’ai allumé une sèche,
et mine de rien j’ai regardé le petit. Il était toujours là mais il s’était
assis par terre et faut bien le dire, ça n’avait pas l’air d’aller. Alors je me
suis approché et je suis resté à côté de lui. Il a levé la tête en se demandant
ce que je lui voulais. J’ai dit « Ça va pas, mon gars ? » Il a pas répondu, il s’est relevé comme pour partir. Il
devait se dire que j’avais des mauvaises intentions. J’ai dit très vite
« N’aie pas peur, j’ai juste vu que t’étais mal en point, je te regarde
depuis un bon moment, depuis l’intérieur. Tu veux pas
me dire ce qui se passe ? Des fois que j’aie le moyen de t’aider. On sait
jamais, y a pas que des salauds. »
Il s’est
effondré, il s’est mis à pleurer. J’ai mis mon bras sur ses épaules et je lui
ai tendu mon mouchoir. Il était propre. Et puis j’ai attendu.
C’était un
maigrichon, et un pas trop déluré à ce qu’il me semblait. Plutôt mal habillé,
pas à la mode des jeunes. Un peu trop de cheveux châtains tous raides et une
figure étroite. Les yeux, je les voyais pas trop, ils
étaient rouge.
« Allez,
dis-moi ce qui se passe », j’ai fait. Et là il a craqué, il m’a tout
raconté.
Il pouvait pas
rentrer chez lui à cause de son vélo. Normalement il rentrait à Montreuil en
vélo. Son collège était pas loin, de l’autre côté de la place. Tout le monde
connaît pas la Place de la Nation, alors je dirais qu’elle est plutôt grande et
qu’il faut du temps, déjà, à pied, pour aller de l’autre côté.
« Ben
il est où, ton vélo ?
– Il est
au collège, là-bas, mais je peux pas le reprendre, parce que j’ai
pas les sous qu’ils me demandent.
– Qui ça ?
Tu dois des sous à des gens, c’est ça ?
– Ben non
! Ils m’ont pris mon vélo et ils veulent pas me le
rendre, sauf si je leur refile cinquante francs. Mais je les ai pas, les sous,
et je vais pas aller demander à ma mère, elle me fout
dehors, si je fais ça ! Et quand mon père va arriver, si j’ai
pas mon vélo, il va me tuer.
– Tu sais
comment que ça s’appelle, ça, mon petit pote ? Ça s’appelle du racket, ça
t’envoie en prison direct. C’est qui, les gars qui t’ont fait ce coup-là ?
– Ben
c’est des garçons de ma classe. Ils font comme une bande, avec un chef. À la
sortie des cours j’ai pris mon vélo et une fois dehors ils m’ont encerclé et le
chef il m’a dit « Si tu veux ton vélo, file-moi cinquante balles. »
Et ils étaient quatre, alors j’ai rien pu faire. Et maintenant non plus. »
Ça m’a
foutu en rogne, ce truc. Je lui ai dit « Tiens, prends ces cinquante
balles et va chercher ton vélo. » J’avais déjà mon idée. Il a dit qu’il voulait pas, mais en fait il s’est vite laissé
persuader, et le voilà parti faire le tour de la place.
Y avait du
monde, c’était l’heure de pointe, j’ai pu le suivre facilement sans qu’il s’en
aperçoive.
Je me
disais que les voyous n’avaient pas dû attendre après leur cinquante balles,
après tout ils avaient le vélo, ça devait leur suffire, ils devaient être partis.
Mais je me trompais. Devant le collège, sur le trottoir, en fait c’est plutôt
une petite esplanade, y avait bien un petit groupe de gamins qui avait l’air
d’attendre, et l’un d’eux tenait un vélo, un vieux clou à un seul plateau et à
guidon droit, la couleur partagée entre le bleu et la rouille.
Le gars
qui le tenait avait pas l’air spécialement méchant, à
première vue. Avec son jean, ses baskets et son blouson de toile il était dans
la norme du quartier. Pas plus grand que mon asticot pleurnichard mais plus
râblé. Cheveux bruns frisés. Quand il a vu son souffre-douleur traverser la rue
pour le rejoindre, il s’est marré et j’ai vu de loin qu’il disait des trucs à
ses copains, je suppose que c’était du genre « Tiens, vous voyez qu’il
arrive, l’autre andouille ! » En tout cas les autres se marraient aussi.
Le
maigrichon s’est approché de lui, il lui a tendu sans un mot mon billet de
cinquante, l’autre lui a rendu son vélo, il est monté dessus et il a filé.
À ce
moment-là j’étais déjà à une dizaine de mètres du groupe, et j’ai vu que le
petit caïd montrait le billet à ses copains en rigolant, l’air de dire
« Et voilà, pas plus compliqué que ça ! »
J’ai foncé
et je me suis arrêté pile devant lui. J’ai juste tendu la main et il a compris,
il rigolait plus, il m’a tendu le billet. J’ai dit « Petit salaud ! »
Il s’est pas démonté, il m’a répondu « Vous êtes malpoli, Monsieur
! » Je lui ai renvoyé du tac au tac « Je suis malpoli et toi t’es
malhonnête. » Là il a rougi, j’ai vu que j’avais marqué un point.
Pendant ce
temps-là, les autres avaient foutu le camp, bien sûr, si bien qu’on restait là,
tous les deux, à se regarder sans plus rien dire. Et
quoi dire de plus ? Alors j’ai empoché mon billet et je suis parti, j’ai
retraversé la rue et une fois de l’autre côté je me suis arrêté et je me suis
retourné. Le gars s’était assis sur une sorte de marche le long du mur du
collège. Il avait l’air embêté.
Moi aussi,
j’étais embêté, je dois dire. Parce que ce môme, il me plaisait. Alors je suis
revenu vers lui. Quand il m’a vu il a eu peur, il devait se dire que j’allais
lui claquer la fiole, il s’est levé, mais j’étais sur lui avant qu’il puisse se
sauver, je le tenais déjà par le bras.
« Pourquoi
tu fais des trucs comme ça, mon gars, j’ai dit, ça te fait plaisir, de foutre
la honte à ton copain de classe ?
– C’est pas ça, Msieur ! Enfin si, un peu, lui c’est le
nullard de la classe, alors on est tous après lui…
– Ben
tiens ! Ça vous rend plus intelligents, plus forts, hein ? S’en prendre au plus
faible, c’est héroïque, c’est ça ?
– Non
Msieur, c’est vrai, c’est con. »
Il me
plaisait de plus en plus, il avait un vrai fond de type bien, malgré tout. Je
voyais qu’il avait agi comme un caïd, d’accord, mais qu’il était capable de
réfléchir à ses actions.
« T’as
quand même pris le fric, je lui ai dit.
– J’étais
obligé, Msieur, il me les fallait, les cinquante balles, parce que regardez,
mon blouson, derrière, il est déchiré. C’est un grand qu’a fait ça. Si j’arrive
comme ça chez moi, ma mère elle va plus savoir quoi faire de moi. Elle
travaille tout le temps, j’ai pas de père. Alors j’ai
pensé que si j’amenais des sous en disant que le gars qu’avait fait la
déchirure il m’avait remboursé… »
Il me
disait ça comme ça, sans chercher à m’attendrir, c’était juste la vérité, il
pensait que j’avais le droit de la connaître. C’était déjà quelqu’un, ce gamin.
Je me suis
assis à côté de lui et on a discuté longtemps. Et alors c’est vrai, c’est bête,
mais je lui ai rendu les cinquante balles.
18 mars 2013
7
Quand on discute amicalement
Je
discutais avec Younous et un autre collègue, Désiré, qui est natif du Congo
Kinshasa. C’est l’ancien Congo belge. On était début août 94, et ça bardait
dans toute l’Afrique, surtout au Rouanda, bien sûr, mais aussi dans d’autres
pays, Gambie, Nigeria...
C’était
notre pause de onze heures, on était assis peinard dans un coin du snack du
niveau 1, à l’hyper de la Porte-de-Bagnolet, toujours lui. Il faisait plus
frais que dehors mais on se buvait quand même une bière. Même Younous.
On
discutait vaguement, par à-coups, en regardant passer les gens, surtout les
femmes, forcément. À un moment j’ai entrepris Younous :
« Un de
ces jours, mon pote, à boire de la bière tu vas te faire remonter les bretelles
par tes frères, là, les barbus. Je te l’ai déjà dit, tu devrais faire gaffe. Y
en a qui n’ont pas l’air content, au passage, quand ils te voient en train de
picoler.
–
T’inquiète. Je sais me défendre.
–
N’empêche que d’après moi, y a comme une tension, côté religion, qui n’existait
pas avant. Surtout chez vous, je trouve, sans vouloir te vexer.
– Ouais
mais c’est rapport au chômage, tu vois. Quand les types tournent en rond parce qu’ils trouvent pas de boulot, je vais te dire, ils
cherchent à s’occuper l’esprit autrement. En plus ils sont
pas contents de la France, ils mettent ça sur le dos des coutumes d’ici, pas
religieuses, même pas morales, si on veut. D’après eux, je parle, hein ?
–
D’accord, mais ça explique pas pourquoi c’est pareil dans vos pays de là-bas. Tu vas pas me dire que ça se passe bien ! »
À ce
moment-là, Désiré est intervenu :
« Ben
regarde, en Afrique du Sud ça se passe bien. Même très bien, avec Mandela
qu’est élu président, tu te rends compte ? Un Noir ! Paraît qu’ils ont même
changé le drapeau du pays, maintenant, avec toutes les couleurs, tout ça...
C’est la liberté, mon pote ! Alors parle pas mal de l’Afrique.
– Parle
pas mal de l’Afrique ? Et le Rouanda ? T’appelles ça comment ? À coup de
machette, ils s’exterminent ! »
Younous
s’est marré :
« À coup
de machette, hein ? Ben je vais te dire : mon grand-père, il a fait
quatorze-dix-huit, eh ben les Blancs, avec quoi ils s’entretuaient ? Hein ? C’était pas des machettes, c’était des baïonnettes ! Alors
hein ! Si tu vas par là on est tous pareil. »
Là, je
dois dire qu’il m’avait cloué le bec. » En plus de ça, il a ajouté, au
Rouanda ils sont pas musulmans, ils sont tous
chrétiens, c’est comme les Français et les Boches, pareil ! »
Désiré il était pas d’accord :
« Ah
non c’est pas pareil, parce que je vais te dire : au
Rouanda ils sont peut-être tous chrétiens mais ils sont pas pareils, ils sont
différents. Y a les Tutsi et les Hutu. Excuse-moi mais j’en connais plus que
toi sur la question parce que j’ai des parents dans le coin, à la frontière.
Ils ont foutu le camp de chez eux et ils sont venus dans l’Ouest parce que ça
bardait. Eh ben je vais te dire… »
Je l’ai
interrompu, fallait pas me la faire, je suis tout le temps en train de lire ou
d’écouter la radio, alors forcément je suis au courant :
«
Qu’est-ce que tu racontes, qu’ils sont pas pareils ? Raconte pas n’importe
quoi, ils sont du même pays, ils ont la même religion et même, eh, je l’ai lu
dans un journal pas plus tard que la semaine dernière, ils ont la même langue !
Alors je te demande un peu pourquoi ils seraient pas
pareils ? »
Le pauvre
gars, il a pas su quoi répondre, il a juste fait la
tronche.
Là-dessus
on s’est calmé, on n’est pas des accros de la discussion politique. Younous m’a
tap’ une sèche et moi j’ai laissé traîner mon regard du côté de l’allée. Désiré disait rien.
Et puis
tout à coup je me suis dressé sur ma chaise, je venais de voir passer Maïa.
Maïa, un
jour je vous raconterai, c’est quelqu’un qui m’intéresse, vous
pouvez pas savoir comme ! Sa petite frimousse de gamine ! Quand je la
vois, j’ai mon cœur qui fait un bond. C’est de la tendresse. Je l’ai déjà dit, j’ai pas eu d’enfants, alors cette gamine-là, j’aurais aimé
en avoir une comme elle.
Elle est
passée, elle m’a pas vu, elle était avec une copine, une petite Beurette à
l’air bien gentil, elles riaient ça faisait plaisir à voir. La petite brune et
ma blondinette. Elle avait grandi, mais c’est qu’elle allait sur ses quoi,
maintenant ? Dix-onze ans ?
« Tu vois,
a repris Younous, tous ces Africains-là, ils sont pas
comme moi. D’abord ils sont pas musulmans, ils ont été
amenés à abandonner la religion pour aller derrière les Blancs, ils ont cru que
ça leur rapporterait mais tu parles ! Les Blancs ils sont
pas fous, ils en ont profité. Normal. Tout le monde en profite quand il peut,
hein ? »
Je
comprenais pas de quoi il parlait, Younous. J’ai vu que Désiré non
plus.
«
Qu’est-ce que tu dégoises ? Que des Noirs ont changé de religion ? Quels Noirs
? »
Il m’a
regardé comme si j’étais une andouille et il a posé sa clope sur le bord du
cendrier.
« T’es
pas au courant ? Toi qui sais tout parce que tu le vois dans tes livres. Je te
parle des Noirs qui sont chrétiens.
– Eh ben
quoi, ils sont chrétiens, et alors ?
– Et alors
? Ils ont pas toujours été chrétiens ! C’est les
Blancs qui les ont convertis, d’accord ?
– Ben oui,
et alors ? Et ceux qui sont musulmans, c’est les Arabes qui les ont convertis,
c’est pareil.
– Ah ben
non, c’est pas pareil. Parce que bon, avant ils
étaient des… Comment tu dis ? Des païens, c’est ça ? Et après ils avaient trouvé
la religion. Mais après, ils sont retombés, les autres, ils ont changé, ils
sont devenus chrétiens. Tu parles ! Crétins, plutôt ! »
Là, Désiré
s’est levé et il est parti sans un mot. Juste un petit salut, la main à la
casquette, l’air pas content du tout. Déjà que je l’avais vexé, ce coup-là il
préférait se tirer, il voulait pas s’engueuler avec
Younous. Il me l’a expliqué quelques jours après, il m’a dit que Younous il
avait exagéré.
Mais sur
le moment, j’ai essayé de bien comprendre ce que Younous voulait dire. J’avais
cru le suivre, mais ça m’avait l’air complètement débile.
« Attends
Younous, t’es en train de me dire que les Africains chrétiens, avant ils
étaient musulmans ?
– Ben !
Bien sûr ! Ils pouvaient pas être chrétiens avant
l’arrivée des Blancs. »
En disant
ça, il me regardait comme si j’avais cinq ans et qu’il fallait tout
m’apprendre.
« Alors
écoute, Younous : ce que je vais te dire maintenant, tu pourras demander à un
imam si c’est vrai, mais moi je l’ai lu, quand j’étais en taule, dans un livre
d’histoire.
– Dis
toujours, tu m’intéresses. »
Mais je
voyais bien qu’il avait déjà des doutes.
« Un
jour, Younous, le prophète Mohammed a eu des ennuis avec les gens de la Mecque.
C’était à ses débuts, il était pas encore le prophète
reconnu qu’il a été plus tard, et quelques-uns de ses disciples ont dû
s’enfuir. Il les a envoyés en Afrique noire, en Éthiopie.
– Ouais ?
Et alors ?
– Alors il ont été accueillis par le roi d’Éthiopie, à Addis-Abeba.
Et il était quoi, le roi, d’après toi ? Il était chrétien. C’est lui qui a
protégé les envoyés du prophète de l’islam, Younous. Parce que tu vois, des
chrétiens, y en avait déjà plein en Afrique noire, même avant l’islam. Pigé
? »
Il a rien
dit, il secouait la tête, pas pour me contredire, mais l’air de dire que ça
dépassait tout. Le pauvre gars, je lui cassais sa baraque.
Plus tard
j’ai réfléchi. J’ai compris un truc, c’est que pour le musulman moyen, sa
religion c’est la seule. Les gens qui n’y croient pas sont
juste pas informés. Alors j’espère que les imams sont
pas tous comme ça !
Et je me
suis rappelé un passage d’un bouquin qui s’appelle Kim. C’est un Anglais qui
l’a écrit. Ça se passe aux Indes et y a un moine bouddhiste qui parle d’un
prêtre d’une autre religion. Il dit « Ses dieux ne sont pas les Dieux mais
ses pieds foulent la Voie. » Ça m’a plu.
25 mars 2013
–oOo–
8
Quand on a l’air de quoi ?
Un jour,
en fin de matinée, Djémila est passée au Foyer en coup de vent. C’est ma copine
flic, on se voit toujours, mais en copains. On s’apprécie.
C’était
déjà le mois d’avril, soleil et petit vent frisquet, et elle m’amenait des
plantes pour la plate-bande du devant, entre la maison et la grille.
« Cadeau ! » elle me dit. Une bise plus tard elle était déjà repartie
dans sa Ford Fiesta rouillée.
J’étais
interloqué. Je restais là, planté devant la grille, cinq pots en plastique noir
dans les bras, à la regarder s’éloigner. Son pot d’échappement fumait bleu,
signe d’huile dans le carbu, faudrait que je la prévienne.
La petite
mère Delnomdedieu, une voisine, passait justement sur le trottoir d’en face,
son sac à provision à la main. Une gentille petite dame, retraitée des PTT. Son
mari aussi, mais lui il sort jamais, il paraît qu’il s’intéresse qu’à sa
collection de timbres : forcément, la Poste ! Elle s’arrête et elle me
regarde. Avec son reste d’accent du Midi, elle me dit « Bonjour Monsieur
Élie, c’est le printemps ? » Elle me fait un grand sourire et elle
continue sa route.
J’ai vu
que j’étais planté là comme une andouille et j’ai repensé à la chanson de
Brassens : avec mes petits pots, j’avais l’air d’un con. » Je suis rentré.
La maison
était vide, tous les résidents étaient sortis, soit pour aller au boulot, soit
pour profiter du beau temps. Quoique là, j’avais pas
beaucoup d’espoir qu’ils soient allés faire une petite ballade à pied du côté
du Fort, au-dessus de notre rue. Si j’avais à les chercher, j’avais plus de
chance de les trouver accoudés au zinc, au tabac de la Place de l’Église.
D’ailleurs c’était jour de marché, ils pouvaient essayer de draguer la ménagère
esseulée.
Et moi,
qu’est-ce que j’allais faire ? C’était pas une journée
à se prélasser à l’intérieur, même avec un bouquin. Je suis ressorti, j’ai
regardé la fameuse plate-bande. En fait c’est une bande de terre d’environ deux
mètres de large qui fait toute la largeur du Foyer. Côté rue, une murette en
briques rouges, comme celles de la maison, avec une grille en fer forgé plutôt
rouillée.
La terre
était noire et elle avait l’air dure comme tout, avec
juste, ici et là, des espèces de petits buissons maigrelets tout secs, du genre
à avoir fait la guerre 14-18.
J’avais
laissé les pots à Djémila dans l’entrée, je suis retourné les chercher et je
les ai déposés sur le rebord de ma fenêtre. J’allais en faire quoi ? Je suis pas un spécialiste, je suis d’un pays où il pousse
que des lampadaires… Déjà, la proche banlieue, pour moi, avec ses petits bouts
de jardin, c’est plus vert que nature, mais j’ai toujours eu envie de sortir
plus loin, là où ça pousse de partout.
Quand
j’aurai pris ma retraite, je crois bien que j’irai m’installer à la campagne,
ou même en forêt. J’ai pas peur de la solitude. Ou
même en bord de mer, si ça se trouve. La pleine nature, la mer d’un côté, la
forêt de l’autre, de l’herbe entre les deux. Même des dunes.
Je pensais
à tout ça en grattant un coin de terre du bout de ma chaussure, histoire de
voir si des fois ça se creusait facile. C’était pas le
cas.
J’ai levé
le nez et j’ai vu qu’on me regardait. Un coin de rideau était relevé à une
fenêtre de la maison d’en face, au premier étage. « Encore celle-là ! je me suis dit, elle peut pas s’empêcher de surveiller ce
qui se passe, il faut qu’elle vienne renifler, avec son vilain nez, cette
enquiquineuse ! »
Et il faut
bien dire que la mère Dutreuil, cette vieille rombière, elle nous avait fait
que des ennuis depuis que le presbytère était devenu un Foyer pour ancien
taulards. Au début, elle passait chez tout le monde pour faire signer des
pétitions, et puis comme ça ne marchait pas, que les autorités devaient les
foutre à la poubelle, elle avait organisé une fois une sorte de manif, un
rassemblement devant la maison, pour crier « Pas de ça chez nous ! »
ou « Les bandits, en prison ! » Pas même une vingtaine, ils étaient,
mais ils criaient fort.
J’avais
donné consigne aux gars de pas bouger, de laisser crier, pensant que ces
gens-là s’en iraient quand ils seraient fatigués, mais un des nôtres, un petit
rouquin nerveux surnommé Gueule-en-Or, un gars plus fragile des nerfs que
méchant, est sorti quand même un marteau à la main. En
fait, pas fou, il était resté à l’intérieur du petit jardin, bien à l’abri des
grilles, et il se contentait d’engueuler les manifestants, mais il a une voix à
réveiller un mort, on l’entendait de loin, et comme ça ne faisait qu’exciter
les autres, qui se sont mis à hurler encore plus fort, les flics ont fini par
se pointer.
Je raconte
pas la suite, d’ailleurs y en pas eu, mais même si les autorités ont été
compréhensives, ça ne nous a pas aidés à nous faire bien voir du voisinage. Il
a fallu deux-trois ans pour que les gens se rendent compte qu’en fait, rien ne
les gênait dans leur petite vie, du moins à cause de nous. Y a même un petit
couple de jeunes qui a employé deux de nos résidents pour refaire sa cuisine.
Mais tous
ces ennuis étaient venus de cette punaise de mère Dutreuil. Celle-la même qui
me zyeutait ce jour-là depuis sa fenêtre, la venimeuse !
Je lui ai
tourné le dos et je suis revenu à mon problème : j’allais faire comment, pour
planter ces fleurs qui n’étaient même pas encore sorties ? Y avait que des
branches courtes couvertes de petites feuilles. Je savais
même pas ce que c’était comme plantes, Djémila était partie trop vite.
« Faut
faire des trous, je me suis dit, après ça je les mets dedans, je rebouche et
puis j’arrose. » Imparable, à condition d’avoir les outils nécessaires !
Une
demi-heure plus tard, j’étais à genoux sur cette fichue terre dure, et je
m’efforçais d’y creuser un trou à l’aide d’un petit burin et d’un marteau. C’est
tout ce que j’avais trouvé. Je peux dire que j’étais comme Adam après sa sortie
du paradis, vu que je travaillais à la sueur de mon front !
Je
tournais le dos à la rue, je me suis pas aperçu qu’on m’observait, il a fallu
que j’entende une sorte de raclement de gorge, du coup je me suis retourné. Je
me suis relevé d’un coup, pas trop content : c’était la mère Dutreuil. Et puis
je me suis rendu compte qu’elle était équipée. Elle tenait un outil dans chaque
main, une pioche et une bêche, et elle me regardait d’un sale œil.
« Vous
comptez y arriver comme ça, elle me fait, ou vous jouez au mini-golf ? Vous
m’avez l’air d’un drôle d’agriculteur ! Tenez, je vous ai amené de quoi faire,
je peux entrer ? »
Je savais pas si
c’était du lard ou du cochon. Elle était là devant moi, l’air toujours aussi
revêche, toujours aussi osseuse, avec son chignon maigrelet, ses petites
lunettes perchées sur le bout de son long nez, son menton en galoche, serrée
dans une vieille veste en laine grise à motifs de bateaux bretons, les coudes
en cloque, un truc tricoté avant guerre, et une jupe écossaise qui godait
autour de ses guibolles de héron variqueux. La vision !!!
Du coup
j’ai rien dit, la bouche ouverte comme un poisson pêché de la veille, et elle,
elle est entrée et elle m’a cloqué d’autorité ses deux instruments dans les
mains. Et puis elle s’est intéressée direct à mon esquisse de trou, et là, elle
m’a re-regardé et elle a hoché la tête : « Vous y arriverez pas comme ça,
votre terre, elle est morte, attendez, je vais voir ce que j’ai. » Et elle
est repartie chez elle à toute allure. Je suis resté là, planté comme une
plante, justement, les outils à la main. Et j’ai repensé à la chanson de
Brassens…
Quand elle
est revenue, elle portait un gros sac en plastique. « Tenez, quand vous
aurez fait vos trous, vous mettrez de ça dedans, bien mélangé avec votre terre.
Et pleurez pas la quantité ! »
J’ai
regardé dans le sac, c’était une espèce de poudre noire qui sentait la forêt en
automne.
« Allez-y,
elle me fait, et après vous pourrez installer vos œillets.
– Ah bon,
j’ai dit bêtement, c’est des œillets ? »
Elle m’a
regardé avec un de ces airs de pitié, j’en étais rouge de honte.
« Je
croyais qu’on était ennemis, j’ai bafouillé, vous avez plus peur de nous ?
– Mon
pauvre garçon, elle a fait de sa voix de girouette rouillée, vous apprendrez
que les gens peuvent changer, qu’ils peuvent tenir compte de l’expérience.
C’est mon cas : quand j’ai vu ce que vos garçons ont fait chez mes neveux, pour
leur cuisine, et comment ils se sont comportés, j’ai compris que je vous avais
mal jugés. Même une vieille enseignante comme moi peut reconnaître ses
erreurs. »
C’est
comme ça que j’ai su qu’elle avait été instit. C’est aussi comme ça que plus
tard, elle est venue aider un ou deux zozos du Foyer à apprendre à lire. Et
c’est comme ça qu’on est devenu copains, elle et moi… et que j’ai pu piller sa
bibliothèque, à l’amie Angèle.
1er avril 2013
–oOo–
9
Quand on a mal aux mains
La dame qui
avait posé délicatement sa main sur ma manche, à l’entrée de ce grand magasin
proche des Champs-Élysées, me regardait bizarrement. Avec son sourire
interrogateur, elle avait l’air d’attendre quelque chose de moi. Une dame
brune, coiffée très sage, maquillée de même, mince, plutôt élégante dans le
genre discret. Elle approchait de la cinquantaine. Qu’est-ce qu’elle me voulait
?
« Vous
ne me reconnaissez pas, elle me dit, l’air pas trop étonné de le constater. Je
m’appelle Janice. Il est vrai que cela fait plusieurs années ! »
Et tout
m’est revenu d’un coup. La vieille dame affolée qui courait en gémissant dans
l’avenue Montaigne. Le vieux colonel aux regards égarés. La femme squelettique
et quasiment tondue, serrée dans un imperméable d’homme bien trop grand pour
elle, grelottant, pieds nus, sur le trottoir mouillé.
Je sortais
du boulot, il était près de huit heures du soir, et j’allumais tranquillement
la première sèche de la journée. Cette vieille folle m’est passée devant en
s’efforçant de courir. Deux mètres plus loin elle perdait le souffle et
s’accrochait à un réverbère. « Je peux vous aider ? » je lui ai dit.
Elle a fait signe qu’elle ne pouvait plus parler, trop essoufflée, tout en me
montrant la direction de l’Alma. Elle avait l’air désespéré, terrorisé.
De loin on
aurait dit une dame âgée de la bonne société, bien mise et tout, mais de près
on se rendait compte qu’elle était négligée, les cheveux d’un blanc jaunâtre,
pas lavés, qui pendaient en mèches grasses, les fringues bouffées aux mites,
fripées et pas du tout raccord. Mais quand elle a pu parler, c’était avec
l’accent du Faubourg Saint-Germain.
« Aidez-moi,
Monsieur, je vous en prie, je cherche à rejoindre mon mari, il s’est sauvé.
Vous savez, il perd un peu la tête. J’ai réussi à le suivre jusqu’ici, mais il
m’a distancée et je l’ai perdu de vue.
– Vous
avez une idée de l’endroit où il pourrait aller ?
– Oh oui,
hélas ! Il croit savoir où se cache notre fille. Elle a disparu depuis des
années. On l’aurait vue dans un immeuble de l’avenue, plus bas. Mon mari fait
faire des recherches depuis des mois. Il doit être là-bas, maintenant, et je
crains un impair, je ne suis même pas sûre qu’il s’agisse du bon endroit.
Et voilà.
Je lui ai proposé de l’accompagner jusque là, elle a accepté, bien sûr, et je
l’ai aidée à avancer. Elle sentait mauvais.
Nous nous
sommes arrêtés devant un portail très classe, et là, un homme qui en sortait
nous est rentré dedans, c’était le mari. Un très vieux complètement égaré, plié
en deux, le visage couvert d’ecchymoses, une oreille en sang. Il était grand et
mince, très sec, tête nue, les quelques mèches qui lui restaient en bataille,
mais la boutonnière ornée d’une dizaine de rubans. Il pleurait.
Il a vu sa
femme, il l’a toisée, et il a fait le geste de la repousser, comme si tout ça
était une affaire d’hommes, et il s’est tourné vers moi.
« Elle
est là, je l’ai vue, mais le type m’a tabassé. Ensuite il m’a chassé. »
Tout ça
n’était pas clair. Je voyais bien que je tombais en plein drame, mais je savais pas trop quoi faire. En plus, les gens
commençaient à se retourner, en passant, même à ralentir, et à tous les coups
ça allait finir en attroupement. Un couple de vieux en pleine cata et un balèze
qui les serre de près… Bref, je les ai entraînés tous les deux dans le hall de
l’immeuble, et là on a causé.
Lui
c’était un colonel en retraite, ils habitaient à Saint-Germain-en-Laye, ils
avaient une fille, unique, et elle s’était sauvée de la maison quand elle était
encore ado, ça faisait plus de trente ans. Ils l’avaient cherchée eux-mêmes, ils voulaient pas que ça se sache, une affaire de famille à
ne pas ébruiter, etc, etc. Et puis ils avaient laissé tomber, mais quand le
vieux avait compris, au travers de son marasme intellectuel, qu’ils ne
pouvaient plus durer comme ça, qu’ils avaient désespérément besoin de leur
fille, il s’était adressé à une agence de recherche de personnes disparues.
Après des mois à casquer sans résultats ils avaient failli renoncer et paf, il
y avait eu cette piste, et c’était la bonne.
« Si
tu l’avais vue, se lamentait le vieux, ma pauvre chère amie, si tu l’avais vue
! J’ai d’abord pensé à une erreur. J’ai sonné, et une femme m’a ouvert. C’était
elle, c’était Janice, et c’est elle qui m’a reconnu ! Elle a poussé un cri
et un homme est venu voir. Entre temps je l’avais moi aussi reconnue et j’ai
fait mine d’entrer. Alors l’homme a compris que je venais pour elle et il m’a
tiré violemment à l’intérieur en claquant la porte, puis il lui a asséné un
coup sur la tête et comme elle tombait, il l’a bourrée de coups. Il s’est
tourné alors vers moi et m’a frappé à plusieurs reprises. Il me disait
« C’est une pute, je l’ai ramassée sur le trottoir, elle me doit tout
! » Ensuite il m’a poussé dehors en m’injuriant et en me menaçant. Il m’a
dit de ne jamais revenir sinon il la tuerait.
Je résume
ses paroles parce qu’en fait, il était beaucoup moins clair que ça, il
s’arrêtait pour pleurer un coup, il tremblait, il se répétait, mais en gros ça
a donné ça. Il faut dire que sa femme ne l’aidait pas parce qu’elle lui criait
sans arrêt « Comment est-elle ? Comment est-elle ? » Et finalement il
lui a répondu. Il lui a décrit leur fille et franchement, c’était
pas du beau. En l’entendant, la femme se pliait en deux en gémissant, j’ai cru
qu’elle allait y passer. Leur fille, elle était pratiquement à poil, même pas
une culotte, juste une espèce de jupe courte et un tablier. Il a tout vu quand
elle est tombée. En plus elle était très maigre, même plus que ça, et elle
était à moitié tondue. Il a dit qu’elle avait l’air d’une sauvage, et même, à
un moment, qu’elle ressemblait à une sorte de bête.
Mais moi
j’ai compris, on lit ça dans les journaux : une esclave.
« Il
ressemble à quoi, le type en question ? » j’ai demandé au vieux. Il a mis
du temps à me répondre, il était plus vraiment avec moi, complètement choqué,
et la vieille aussi. Et puis d’un coup il me dit « D’abord, il y avait
aussi une femme, une dame assez forte, comme lui, d’ailleurs, et ils avaient
l’air d’étrangers, des Levantins, peut-être. Elle est couverte de bijoux et lui
se parfume, il sentait une sorte de patchouli. »
Il m’a
regardé fixement : « C’est notre fille, Monsieur, c’est Janice, il faut la
tirer de là ! » C’était le colonel qui parlait. C’est bizarre, il
passait directement de la faiblesse, même du gâtisme, à la lucidité. Par
moments, bien sûr.
Alors je
suis monté, j’ai frappé fort et le type a ouvert, je l’ai poussé et je suis
entré. J’ai vu une espèce de créature d’enfer lovée sur la moquette. En sang.
Elle ne gémissait pas, j’aurais dit, elle poussait une sorte de grognement bas,
continu, comme un râle, et le type avait une cravache à la main. Alors je me
suis tourné vers lui et j’ai cogné.
J’ai cogné
comme jamais j’ai cogné sur un homme. J’aurais pu le tuer, ç’aurait été mon
deuxième et il m’aurait renvoyé en taule, le saligaud, mais tant pis, je me
suis arrêté que quand il a plus fait de bruit et qu’il est tombé sans plus
bouger. Sa femme, par contre, elle, elle hurlait, alors je l’ai fait taire
d’une baffe qui l’a envoyée elle aussi par terre.
Après quoi
j’ai ramassé la fille, je l’ai mise sur mon épaule comme un sac de linge sale,
je l’ai ramenée vers la porte, et comme j’ai vu un imperméable d’homme accroché
à un perroquet, je l’ai chopé, et arrivé sur le palier, je l’ai habillée avec.
Y avait deux trois personnes qui nous regardaient mais ils ont pas bougé, ils avaient pas l’air rassuré.
J’ai
descendu la fille jusqu’au hall en la soutenant, et ses parents se sont
précipités sur elle, alors j’ai poussé tout ce monde dehors et j’ai refermé la
porte de cet immeuble de malheur.
C’est
comme ça qu’ils se sont retrouvés en grappe sur le bord du trottoir. Il avait
plu et la fille était pieds nus. J’ai dit « Restez là, j’arrive. N’ayez
pas peur, personne ne va descendre pour vous embêter. » Alors je suis allé
leur chercher un taxi et je les ai fourrés dedans, direction
Saint-Germain-en-Laye.
Il faisait
nuit. Je suis resté sur le trottoir, je me frottais les mains, elles me
faisaient mal.
Je les ai
jamais revus, jusqu’à ce jour où la main d’une dame s’est posée sur mon bras.
Elle m’a
dit « C’était donc vous. Vous savez, mon père est mort, depuis, et je vis
avec ma mère. Elle est très âgée, elle a besoin d’aide, et moi j’apprends à
vivre. » Je lui ai répondu que j’en étais bien content pour elle, ce genre
de truc, et qu’elle continue ! Elle a compris, elle est partie, et comme
je la regardais s’éloigner, elle s’est retournée et elle m’a fait un grand
sourire et le geste d’un baiser. À ce moment-là, elle avait l’air d’une jeune fille.
Des fois,
je suis bête.
8 avril 2013
10
Quand on essaie de calmer le jeu
C’est
vrai, quand j’y pense, j’ai souvent été amené à frapper quelqu’un. Je méditais
là-dessus en arpentant l’allée principale de l’hyper. Dans mon boulot, y a beaucoup
de temps morts, du moins à certaines heures. On reste en éveil, machinalement,
mais on peut réfléchir à des choses. C’est l’histoire de Janice et du couple
esclavagiste, qui m’était revenue à l’esprit.
Du coup, je
me rappelais des bagarres. Faut dire que pour un gars comme moi, costaud et
tout, c’est la solution facile. Tu rencontres un gus pas content, un qui t’en
veux pour une raison ou pour une autre, ou qui la ramène, qui te fait de
l’ombre, et paf, tu lui claques le beignet, après ça t’es tranquille.
Ou alors
c’est toi qui cherches des embrouilles, on est pas plus blanc-bleu que les
autres. T’as les nerfs, tu les passes sur le voisin.
En taule,
c’est comme ça que ça se passe, du moment que les matons tournent le dos. Et
quoi faire d’autre ? Y a plein de raisons de s’en prendre à ceux qui
t’entourent. Tu le ferais pas que tu passerais pour
une brebis, et les brebis, on les tond. Tu serais le souffre-douleur. C’est pas vivable.
« Bon,
mais toi, Élie, » je me disais, tout en gardant un œil sur les quelques
zonards qui circulaient dans l’allée, « t’es quand même pas une grosse
brute, t’es pas un salopard, t’as jamais fait ça pour t’amuser, t’as jamais
cogné quelqu’un sans raison ! T’as jamais frappé un vieux ou un môme. T’as
jamais frappé une femme, même celle qui t’a largué vite fait quand t’avais
vraiment besoin d’elle. »
Et c’est
vrai, je suis plutôt le mec pacifique. N’empêche. Je suis
pas allé en taule pour rien, j’ai quand même tué un homme. C’était
pas calculé, ça s’est trouvé comme ça, si on veut, je peux même dire qu’à ce
moment-là j’étais en danger, mais en réalité, mon réflexe, ça a été de cogner,
et fort. C’est ça la vérité.
Quand j’ai
parlé de ça à mon pote Younous il s’est marré :
« Eh
! Élie ! On est pas au paradis d’Allah ! Y a des
méchants, mon vieux, faut pas se laisser faire, si tu baisses ton froc c’est
eux qui profitent de toi.
–
D’accord, d’accord, mais si tu réponds comme eux, si tu fais comme eux, c’est
toi qui va être le méchant. Un de ces jours, tu vas devenir le caïd et tu feras
les mêmes saloperies que tes méchants, là.
– Ah ben
non, c’est pas pareil, ah non ! (il a plissé le front
un moment, signe de réflexion.) Tiens, je vais te raconter une histoire qu’est
arrivée chez moi, dans mon pays, tu vas voir. T’as le temps ?
– Vas-y,
je lui fais.
C’était
pendant une pause, on était à une table du snack, un peu à l’écart, tout au
fond. On avait pris un café. Younous s’en est allumé une, histoire de prendre
le temps de bien raconter. Après deux taffes, il a commencé :
– Eh ben
figure-toi qu’y avait un gamin qui gardait les chèvres de son village, dans la
brousse, assez loin de chez lui. Un Mossi, comme moi. Les Peuhls sont arrivés. Ça leur plaisait pas, qu’il soit là, avec son troupeau. Pour
eux, c’était leur territoire. T’es peut-être pas au courant, mais les Peuhls,
c’est des éleveurs, ils ont beaucoup de bêtes, ils ont toujours besoin de plus
de pâturages. C’est pour ça que c’est toujours la guerre, entre eux et les
agriculteurs. C’est dans la coutume, tu comprends, ça dure depuis des temps et
des temps.
Ceux-là,
ils ont chopé le petit, un môme qu’avait peut-être onze-douze ans, et ils l’ont
renvoyé dans son village avec ses chèvres. Mais avant, pour bien se faire
comprendre, ils lui ont coupé une main. Tu vois le tableau ? Le gamin qui
rentre en courant et en pleurant, avec son bras qui saigne, sans sa main ? T’imagines comment il est reçu ? Le village ? Pas seulement
la famille, tu piges ? C’était une affaire de tout le village, ça.
Bon. La
nuit suivante, les hommes du village sont arrivés sans faire de bruit au
campement des Peuhls. Ils avaient leur machette. Ils les ont surpris dans leur
sommeil. Ils en ont tué plusieurs, après ça ils sont rentrés au village. Les
Peuhls, ils ont quitté le secteur dès le lendemain sans rien demander de plus.
Tu vois ?
Eh ben les
types qu’ont fait ça, quand ils en parlent, ils sont pas fiers, ils sont pas non plus honteux, eux ils ont fait ce qui
devait être fait, c’est tout. C’était ça ou, à la longue, partir de chez eux,
et pour aller où ?
Younous
est resté longtemps à me regarder sans rien dire. Pour lui, tout était clair,
dans cette histoire. Il attendait ma réaction. Moi je réfléchissais. Puis j’ai
dit :
– Et
pourquoi que les Peuhls ont jamais eu l’idée d’aller discuter avec le chef d’un
village comme çui-là ? Comment ça se fait que personne a
jamais essayé la discussion, pour les pâturages ? Au lieu de la guéguerre
éternelle ?
– Élie ! Tu peux pas discuter avec un Peuhl ! D’où tu sors ? Eux ils
voient que leurs vaches, mon pote !
– Et vous,
vous voyez que vos plantations, non ?
– C’est pas pareil ! Nous on est toujours là ! On bouge pas, on est chez nous ! Eux ils vont, ils viennent,
un jour ils sont là, un autre jour ils sont ailleurs, ils ont
pas un pays, ils s’en foutent, ils sont aussi bien en Mauritanie, ou au Mali,
ou au Niger, où tu voudras.
La
discussion devenait compliquée, pas moyen d’amener Younous à revenir sur la
question, il était parti sur les Peuhls, l’ennemi héréditaire, et il en sortait
plus. Je suis sûr qu’avec un Peuhl j’aurais eu le même résultat, mais juste en
sens inverse.
Je
repensais donc à ça, un œil sur deux zozos, des jeunots qui restaient un peu
trop longtemps à mater la petite vendeuse yougo, une blondinette qui disposait
des parapluies sacrifiés, sur un étal, à l’entrée de la supérette. C’est vrai
qu’elle était mignonne, mais ils avaient un peu trop l’air de penser à lui
faire des choses. Pas de ça ! D’où elle venait, la petite, elle en avait
sûrement assez vu.
Ils sont allés
traîner plus loin, j’ai continué.
Cogner.
Frapper. Et c’est vrai qu’on a pas toujours les moyens
de discuter avant de s’empoigner. Moi j’aurais eu le temps de dire aux gars qui
m’encerclaient pour me tabasser, juste parce que j’étais supporteur de l’autre
équipe, « Attendez les gars, j’ai rien contre vous, je suis comme vous, un
gars qu’aime le foute, je méprise pas votre équipe,
elle joue bien, vous avez des bons joueurs, je reconnais ! Nous aussi, dites
pas le contraire ! » Eh ben j’aurais eu le temps de leur dire tout ça, ils
auraient peut-être arrêté. Sauf que j’ai pas eu le
temps, et que même, je l’aurais eu qu’ils auraient rien entendu vu qu’ils
gueulaient tous comme des ânes, on s’entendait pas, rien à faire. Résultat, je
suis devenu un meurtrier.
« On
s’entendait pas. » C’est marrant, j’avais jamais entravé que ça veut dire
deux choses. Je fais gaffe à ces trucs-là, maintenant, depuis que je me suis
mis à la lecture.
Cogner,
j’en parlais à Jean, le directeur du Foyer. Comme j’ai dit, c’est un pasteur
protestant. Il m’a raconté une histoire, Caïn et Abel. C’est dans la Bible. Il
me la raconte et il me dit « Tu vois Élie, les deux premiers humains sont
frères. Mais il y a un différend entre eux, et l’aîné va trouver le cadet pour
s’expliquer avec lui. Seulement, au lieu de parler, il frappe. Pourquoi, on ne
le saura jamais, d’ailleurs c’est juste une histoire. L’histoire de la violence
entre les humains. On n’en est jamais sorti. Il y avait pourtant moyen de bien
faire, non ? »
C’est pas moi
qui lui donnerai la solution. Moi tout ce que je sais, c’est que dans le drame,
j’ai tendance à cogner d’abord au lieu de discuter. C’est tout. Il m’a fallu la
taule pour m’en rendre compte. Parce que hein ! Cette fois-là, avec ces
imbéciles de supporteurs, j’avais qu’à me mettre à courir, et à courir vite, et
je m’en tirais, et le gars que j’ai tué, il continuait à vivre. Comme le con
qu’il était, d’accord, mais quand même : si on tuait tous les cons, il resterait pas grand monde.
J’ai
réfléchi à ça, et j’ai vu que je suis pas moins con
que les autres. J’essaye juste de faire baisser la dose.
15 avril 2013
–oOo–
11
Quand on
prend une décision importante
Rester des
heures debout sans presque pas bouger, c’est pas bon
pour les pieds. Faut des bonnes chaussures. Justement, ce jour-là j’avais rien d’autre à faire que d’aller m’acheter des
godasses. Si j’aurais su, comme disait le petit Gibus
dans La Guerre des boutons, j’aurais pas venu.
J’aime
bien ce bouquin, je l’ai lu plusieurs fois, je l’ai même carrément piqué à
Angèle, ma voisine. Et là, surprise, cette phrase-là est pas dans le livre,
c’est Yves Robert qui l’a inventée pour le film. Bonne pioche !
Donc, ce
jour-là, j’aurais su, j’aurais pas venu dans ce
magasin. J’aurais évité un cas de conscience. Parce que j’avoue que j’ai été
tenté !
Pour les
chaussures, pas de problème, le petits gars qui m’a conseillé – un Maghrébin
avec l’accent de la banlieue – il a très bien fait son boulot, je me suis
retrouvé avec la paire de grolles qu’il me fallait, au prix qui me convenait.
Jusque là, tout allait bien.
Mais
j’étais à peine sorti que le jeune type m’a rattrapé par la manche. Il avait
l’air embêté, même plus que ça, il en tremblait presque. J’ai d’abord cru que
c’était au sujet de mon chèque, un truc comme ça. C’était
pas ça, il voulait me demander quelque chose. J’ai dit « Qu’est-ce qui y
a, mon gars ? » C’était un petit mec très pâle, tout mince, les cheveux et
les yeux vraiment noirs. Il était fringué un peu en croque-mort, petit costard,
chemise blanche et cravate terne. Il a bafouillé, il osait
pas me regarder mais il a réussi à dire « Escusez-moi, Msieur, vous êtes
célibataire ? »
« Manque
pas de culot, le petit gars », j’ai pensé ! Je l’ai regardé, il avait
l’air sérieux mais vraiment paumé, j’ai senti que c’était grave. Je comprenais pas pourquoi son problème avait à faire avec
ma situation de famille, mais je voyais que c’était du lourd. En plus, il
regardait vers la porte de la boutique, la peur de se faire piquer par son
patron, alors j’ai dit « Oui, et alors ? » Il a bredouillé à toute
vitesse « Je débauche dans un quart d’heure, vous
pourriez pas m’attende dans ce bistrot, là ? Je vous en prie, Msieur
! » Carrément suppliant. J’ai dit « D’ac ! » et il a même pas
pris le temps de dire merci, il est retourné à son boulot à toute allure.
Ça
commençait à me plaire, cette histoire. C’est pas tous
les jours qu’il y a du surprenant dans mon existence, faut dire. Alors je suis
allé m’installer dans ce bistrot.
Il était
dans les midi et demie une heure, c’était le moment de
la jaffe, le couvert était mis sur les tables, les gens en étaient au
steak-frites, je suis allé au fond et comme y avait une table pour deux
qu’était libre, je m’y suis installé et j’ai fait signe au loufiat que
j’attendais quelqu’un.
Pile à une
heure le minot est entré. Il m’a repéré et il est venu s’asseoir en face de
moi, l’air toujours effaré. On s’est pas parlé, le serveur est venu aussitôt
pour la commande et il est revenu presque tout de suite avec nos assiettes et
tout ce qu’il faut. On a commencé à manger tous les deux, lui un steak haché
salade, moi une entrecôte. Je lui ai offert du vin, il a refusé. Normal. Arrivé
au fromage, les tables d’à côté étaient libérées, on pouvait causer. Je lui
fais « Alors ? » Et là, il a déballé son histoire, mais sans me
regarder :
« Msieur,
faut pas m’arrêter tout de suite, c’est pas facile à
espliquer, surtout que vous êtes pas… Vous êtes un Français normal… Enfin, un
chrétien, je veux dire, vous êtes pas…
– Attends,
attends, je suis le mec normal, si on veut, mais je suis
pas chrétien, tu piges ? Je suis pas croyant, alors si
c’est une histoire de religion… »
– Non
Msieur ! C’est pas pour vote religion, c’est pas la
religion… Enfin, si, si vous voulez, mais alors c’est pour la mienne, ma
religion, vous inquiétez pas pour vous. Je vous
esplique. »
Il
commençait à m’énerver, avec sa façon de tourner autour du pot !
« Bon,
ben alors accouche ! »
Il a avalé
sa salive et finalement il s’y est mis :
« Voilà,
j’ai une chose à vous demander. Un service. Quèque chose de vraiment important.
Pas pour moi, remarquez ! C’est pour ma sœur. Un service pour ma sœur. Une
question de vie ou de mort. »
Là il
s’est arrêté et il m’a regardé pour voir si je suivais, si j’allais pas foutre
le camp immédiatement, s’il m’avait pas foutu la
trouille avec son histoire de vie ou de mort. Mais moi j’étais vraiment
accroché, ça m’intriguait, je voulais savoir la suite. Il a continué :
« Vous
savez, Msieur, chez nous, l’honneur des filles c’est sacré. Mon père il a trois
filles en plus des garçons, eh ben il plaisante pas
là-dessus. Il veut les marier au bled, et elles ont intérêt à rester vierges
jusqu’à là. Là-dessus, il est capabe de tout.
– Bon.
T’as une sœur qu’a fauté, c’est ça ?
– C’est
ça, Msieur.
– Ben
c’est embêtant pour elle, mais qu’est-ce que je peux y faire ? C’est pas moi le responsable ! »
Et là,
j’ai compris. J’ai à peine fini de parler que j’ai pigé. Il voulait que je
porte le chapeau, ce petit con !
« Non
mais tu m’as pas regardé, mon gars ! C’est ça, que tu veux me demander comme
service ? Aller voir ton père pour lui dire que j’ai couché avec sa fille ? Non
mais tu vas où, là ?
– S’agit
pas d’aller voir mon père, ça je m’en charge, avec mon grand frère, s’agit
juste de l’épouser, ma sœur. Mon père sera en colère, ça c’est vrai, même
vraiment furibard, ça sera terribe pour lui, mais à vous il vous fera rien du
moment que le mariage aura eu lieu. Écoutez, Msieur, je vous demande pas de
faire un vrai mariage, si ça vous embête, je vous demande même pas de
reconnaîte l’enfant…
–
Reconnaître l’enfant ! Parce qu’il y a un enfant ? Elle est en cloque ? »
Il avait pas
besoin de répondre, la tête qu’il faisait suffisait. Je l’ai regardé.
Longtemps. Il se taisait mais il attendait ma réponse, ce pauvre type. Il se
disait peut-être qu’il avait trouvé le pigeon idéal, le genre à faire le
bien ?
Finalement,
voyant que je m’étais un peu calmé, il a repris :
« Ma
sœur, Msieur, elle est jolie, elle est gentille. Avec quéqu’un qui lui aura
sauvé la vie, elle sera à ses pieds, vous trouverez
pas mieux, comme épouse. Vous serez heureux avec elle, elle sera
soumise. »
Il me
faisait l’article ! Dans une autre situation, je l’aurais traité de maquereau,
mais là, je comprenais bien qu’il cherchait à sauver sa frangine, le pauvre
gars. Et aussi son père.
« Elle
a quel âge, ta sœur ?
– Elle a
vingt ans, Msieur. En plus elle a son bac...
– Et moi
j’ai quel âge, à ton avis ? Tu la vois se marier avec un vieux comme moi ? Ça
te paraît raisonnable ?
– Y a rien
de raisonnabe là-dedans, Msieur, y a que du danger pour elle. Et y a que du
plaisir pour vous. Et vous savez, si elle serait mariée au Maroc, son mari
serait pas un jeune type, ça serait peut-être un vieux comme vous. »
J’ai
rigolé.
« Un
vieux comme moi ? T’es pas trop poli. Écoute moi : je te
réponds pas tout de suite, je veux la voir d’abord.
– Oh
alors, vous allez pas être déçu, vous savez, elle est
belle belle belle, vous verrez ! Bien sûr qu’on va venir vous voir avec
elle. »
Il était
content, il était certain, maintenant, que l’affaire était dans le sac.
Là-dessus
on a pris rendez-vous.
Je peux
dire que ce soir-là j’ai réfléchi longtemps.
Le
lendemain soir ils étaient là, dans ce bistrot, deux garçons et la petite. Et
c’est vrai qu’elle était belle. La plus belle femme berbère qu’un homme peut
imaginer dans ses rêves. Et prête à tout pour se tirer du danger. Y avait pas de quoi hésiter.
J’ai dit
au gars « Laissez-la avec moi et tirez-vous. » Ils sont partis après
m’avoir embrassé comme un héros, mais sans dire un mot à la fille.
Quelques
jours plus tard, grâce aux relations, encore une fois, de mon ami Jean, elle
était planquée en secret dans une autre ville, chez un couple de braves gens.
Je le savais pas mais ça existe, y a des groupes qui arrangent ce genre de cas.
Du coup je
suis resté célibataire.
22 avril 2013
–oOo–
12
Quand on
frôle l’état de guerre
C’est pas
étonnant, je me disais, si y a tant de folingues dans nos quartiers, vu que
c’est le monde entier qui est dingue !
C’était après
cette histoire, ce délire. Je pensais à ça pendant que les pompiers ramassaient
les débris et les derniers éclats et que l’ambulance du SAMU s’ébranlait en
musique. Je me demandais si c’était vraiment le quartier qui voulait ça. Parce
que le quartier, s’il était comme il était, ça lui était pas venu tout seul. Il avait pas choisi.
J’allais
pénétrer dans cette supérette de la rue Belgrand, près de la Porte-de-Bagnolet.
Une dame, pour passer devant moi, me pousse légèrement de côté, l’air
indifférent à ce qui l’entoure. Elle entre, elle fait quelques pas dans l’allée
centrale et elle s’arrête. Pas prévenu, je lui rentre dedans. « Je
m’excuse », je lui fais. Elle se retourne et elle me toise. Et elle me
répond : « Ce n’est pas à vous de vous excuser, c’est à moi de le
faire et je n’en prends pas le chemin ! »
Elle avait
beau être grande, je la dépassais d’une tête en hauteur et j’en faisais deux
comme elle en largeur, mais elle avait pas peur. Elle
avait l’habitude de remettre les lourdauds à leur place. C’est moi qui ai eu
l’air de ce que chantait Brassens.
J’avais
été sidéré par l’accent. Plus que par le contenu. C’était du pur
Neuilly-Auteuil-Passy. Elle s’est retournée sans s’occuper de moi davantage et
elle a avancé, le menton et le nez levé pour mieux observer l’endroit et ce
qu’il recelait.
Pour une
belle dame c’était une belle dame. Une de la haute. Habillée, coiffée et
parfumée chic mais discret. Je lui aurais donné dans les quarante ans, mais
allez savoir, elle devait disposer des moyens de garder cet âge-là pendant
longtemps.
Moi je suis pas du genre à critiquer les gens sur leur mine, ni
sur leur milieu. C’est pas parce que t’es né du côté
de l’avenue Foch que t’es un sale esclavagiste. Et c’est
pas parce que tu viens d’Aubervilliers que tu vas faucher le porte-monnaie des
mémères. C’est plus compliqué que ça. Donc, j’avais
rien contre la dadame. J’étais même pas vexé : le
savoir-vivre dépend aussi du quartier où tu vis.
En
contournant cette personne et en la devançant, je me suis étonné. Je me demandais
pourquoi elle ne bougeait pas. J’ai vite compris en l’entendant parler. Sûre
d’elle, elle interpellait à voix haute un petit jeune en blouse gris-vert qui
rangeait des paquets de biscuits sur une gondole : « Dites-moi jeune homme
! Allez donc me chercher une demi-bouteille d’Évian. »
C’était un
petit rouquin maigrelet, à grosses lunettes et dents de lapin. Il s’est
retourné d’un coup, comme piqué par une guêpe. Il a regardé la dame qui le
regardait. Il a vu qu’elle était sérieuse et il s’est mis à rougir. Il a avalé
sa salive et il a réussi à lui dire : « Vous trouverez les bouteilles
d’eau au fond du magasin à gauche, Madame. » Et il s’est retourné pour
continuer son boulot.
Le chignon
élégant s’est mis à vibrer, c’était impressionnant à voir :
« Dites
donc, malappris ! Allez-vous faire votre travail ou faudra-t-il que je me
plaigne de vous auprès de la direction ?
– Allez-y
si vous voulez, j’en ai rien à faire ! »
Il disait
ça sans même se retourner, juste un petit mouvement de la tête. Le genre impertinent.
Alors la
belle dame a trépigné. C’était intéressant, pour moi, parce que j’avais pas vu quelqu’un trépigner depuis l’école primaire,
une fille qu’on embêtait, à la récré. Pareil !
Elle a
crié « Eh bien j’y vais de ce pas, mon cher ! » Mais elle a pas eu besoin de le faire, un sous-chef s’était déjà
pointé, un moustachu menacé par la calvitie, lui aussi en blouse gris-vert, un
type long et maigre. « Qu’est-ce qui se passe ? », il fait, et la
dame lui explique, l’air courroucé.
Pendant ce
temps-là, pas inquiet du tout, le jeune type continuait tranquillos à ranger
ses paquets de petits Lu, grimpé sur un escabeau. Le responsable a eu l’air
embêté :
« Mais
Madame, ici c’est un libre-service, les clients se servent eux-mêmes !
– Comment
cela !? Vous plaisantez, je suppose ! Ça ne se passera pas comme ça, je veux
voir votre employeur ! »
C’est à ce
moment-là que j’ai compris. Elle n’avait jamais mis les pieds de sa vie dans un
magasin de ce type. Elle devait se faire livrer, ou plutôt, elle avait des
domestiques pour s’occuper de ce genre de choses. Et là, devant une situation
qu’elle n’avait jamais imaginée, elle faisait front, elle rassemblait son
courage, un peu affolée tout de même. Elle était devant l’inconnu et ses lèvres
tremblaient. Si son masque d’autorité tombait, elle était perdue, après avoir
trépigné, elle allait se mettre à chialer.
Le
sous-chef a pigé ça, c’était quand même un pro, il a dit au rebelle :
« Bon, Denis, allez-y, allez chercher ce que Madame désire, ça ne va pas
vous tuer. » Le petit gars s’est redressé d’un coup. Tellement vite, qu’il
est tombé de son escabeau et qu’il s’est étalé par terre. C’est de là qu’il
s’est mis à gueuler : « Non j’irai pas ! Non j’irai
pas ! Alle a pas à m’donner des ordres ! Chuis pas
payé pour ça ! J’irai pas, z’avez qu’à y aller
vous-même ! »
On a tort
de pas se préoccuper du moral de ce genre de petits gars, qu’on emploie à la
demande ou qu’on emploie pas, qu’on paye avec un lance-pierre, qu’on traite
comme un balai à chiotte. Je sais ce que je dis, j’ai été dans ce cas-là quand
j’étais jeune. Ça marche, ça marche, ils ont pas le
choix, mais un jour ça peut craquer. C’était ce qui se passait ce jour-là pour
celui-là. Il en était au point où il s’en foutait de perdre sa place, où il en
pouvait plus. Et d’ailleurs il s’est mis à pleurer, il est resté par terre à
sangloter.
Y avait là
une petite Beurette, une vendeuse, elle s’en est prise au moustachu, elle lui a
carrément volé dans les plumes, elle s’est mise à lui taper sur la poitrine à
coup de poing en criant : « Foutez-lui la paix ! Grand dégoûtant ! Ça
vous plaît, hein, d’embêter les petites gens ! C’est comme quand vous venez
peloter les filles dans la réserve, hein ! » Elle aussi, elle trépignait,
y avait un sacré climat de tension, dans cet établissement !
Le type
essayait juste de maîtriser la gamine, de lui attraper les mains pour qu’elle
arrête. En même temps il regardait de tous les côtés, paniqué de voir que les
clients commençaient à s’attrouper et que les autres vendeuses arrivaient pour
voir ce qu’on faisait à leur copine. Se voyant encerclé, d’un coup sec il a
envoyé promener la fille contre une gondole, qui s’est effondrée.
Fatalitas
! Tout a dégringolé, les pots de confiture ou de compote, en tombant,
explosaient, les gens criaient, des éclats de verre se plantaient dans les
jambes, une jeune maman s’est mise à hurler parce que son gamin, un petit dans
les trois ans, avait le front qui saignait. Le vrai grand bordel !
C’est
alors que le jeune type s’est relevé et a foncé sur son chef, l’escabeau à la
main qui tournoyait au-dessus de sa tête, et qu’il l’a jeté sur le pauvre
bonhomme, qui s’est effondré lui aussi. Le volume des hurlements est passé au
maximum, les gens ont accouru de toute part.
Le patron
aussi, un monsieur bedonnant, est arrivé, il essayait de se faufiler entre les
gens qui formaient maintenant une foule encombrée de caddies qui se heurtaient.
Ça devenait dangereux, une panique a enflé, les gens se sont mis à se pousser
pour se dégager, si bien que d’autres étagères se sont écroulées, tombant sur
les gens, le coup des dominos, une étagère en entraînant une autre.
Moi
j’étais resté à côté de la dame BCBG, ahuri comme elle, à vrai dire, mais je
m’occupais pas d’elle parce que j’essayais d’arriver jusqu’au pauvre homme qui
avait pris l’escabeau sur la tête. J’ai pas pu, un
groupe de vendeuse me barrait le passage, elles me repoussaient pour pouvoir
continuer à piétiner le type, complètement échevelées, rouges de sueur, le rire
sauvage.
J’ai
réussi à sortir de l’établissement au moment où la grande glace éclatait dans
un bruit de tonnerre et que des milliers de bouts de verre étaient projetés
vers la rue.
J’ai fait
quelques pas sur le trottoir et je me suis retourné : la dame sortait de là,
majestueuse, les cheveux couverts d’éclats de verre. Ça lui faisait comme une
tiare resplendissante. Elle m’a regardé et elle m’a dit : « Voilà qui
évoque un état de guerre, n’est-ce pas Monsieur ? »
29 avril 2013
–oOo–
13
Quand on se fait embarquer
Le boss
m’avait convoqué, je me suis demandé pourquoi. C’est
pas que j’avais mauvaise conscience, j’avais rien à me reprocher côté boulot,
mais j’étais pas idiot, M. Bernard, le patron, quand il te convoque à part des
autres, c’est qu’il a un truc pas clair à te proposer, et ce truc, c’est jamais
le genre renforcer le service d’ordre de la CGT… À mon avis, il aurait plutôt
tendance à pencher de l’autre côté. Ça n’a pas raté. « Prends-toi une
chaise, il me fait en me tendant sa boite de ninas, j’ai quelque chose à te
dire. C’est entre nous. » Là, j’avais déjà compris, c’était bien ce que je
pensais.
Il m’a
bien regardé, l’air de peser le pour et le contre, de chercher à savoir s’il
devait aller plus loin. Quand il est comme ça, immobile, on dirait tassé mais plutôt
ramassé, en fait, avec ses verrues et son double menton, il ressemble à un gros
crapaud qui surveille une mouche bleue qui s’approche, l’innocente.
« J’ai
une affaire pour toi, il me dit finalement.
– Quel
genre ? »
Il
continuait à m’inspecter un moment avant de cracher le morceau :
« Dans
quinze jours c’est le 1er-Mai. T’es au courant. Ce jour-là y a des manifs. Qui
dit manif dit service d’ordre. Qui dit service d’ordre dit balèzes formés et
disciplinés. D’accord ? »
J’ai hoché
la tête pour dire oui. Oui, du moins, jusque là. Mais pour le reste, pas besoin
d’attendre la suite, j’avais déjà compris : le 1er-Mai, y a deux sortes de
manifs, les syndicats et le Front national… Et le choix du boss, à mon idée, ça pouvait pas être les syndicats. J’ai voulu lui montrer
que j’étais au parfum :
« Vous
avez pensé à moi pour aller applaudir la statue de Jeanne d’Arc ?
– Ne fais
pas le mariole, je ne rigole pas. Le FN m’a demandé de lui trouver des gars
sérieux. Capables. Responsables. Comme toi. »
Il s’était
redressé et il martelait les mots. L’ancien officier habitué à se faire obéir
de ses hommes tout en leur passant de la pommade. La vieille ficelle. En mon
en-dedans, comme disait ma grand-mère, je me marrais : on me l’avait fait
souvent du temps de l’Algérie, ce truc, Ça prenait plus. Mais j’ai attendu la
suite.
Il s’est
allumé un cigarillo. Pas moi. Je préfère les bonnes vieilles gauldos mais là
j’avais pas envie de fumer, je voulais pas faire
ami-ami, cloper ensemble comme deux vieilles badernes camarades de combat.
Il a
compris le message. Il a attaqué sec :
« Tu
aurais peut-être préféré la CGT ? C’est ça ? La chienlit, comme disait le Vieux
? Tu as oublié d’être un Français ? Tu tournes le dos à la patrie ? Tu es un
rouge ? Un nostalgique du Goulag ? »
Savoir
s’il y croyait, à son baratin, je me le demandais. Peut-être un peu, ou
peut-être juste l’idée d’essayer ça avec moi ? Mais il avait exagéré dans le
ton. Et aussi, il s’était coupé en faisant allusion à de Gaulle, l’ennemi juré
des fachos. Et aussi des Pieds noirs. Il me prenait pour un nullard, il savait pas que j’avais tout lu sur l’histoire du Grand
Charles et sur celle du Maréchal, et aussi sur l’Algérie, et tous ces trucs.
Mais y
avait autre chose. Parce que, un type de plus ou de moins pour le service
d’ordre du FN c’était pas aussi grave que ça. Des mecs
capable de le faire et en plus d’accord, il en manquait pas. Qu’est-ce qu’il
avait, le boss, à vouloir à toute force me foutre là-dedans ? À me faire le
grand jeu du patriotisme modèle culotte de peau ? Pourquoi à moi ?
« Je
suis pas un coco, patron, j’ai dit, et je suis pas non
plus pour Le Pen. Ces trucs-là c’est pas pour moi.
Vous savez ce que je suis, alors c’est pas à moi de la
ramener. En plus j’ai passé l’âge. Cherchez ailleurs, Ça ira mieux. »
Et c’est
vrai, je me sens pas de m’engager, comme ils disent. Je suis qu’un ancien
taulard, c’est comme si j’avais plus le droit de penser à ces choses-là. Hors
course, quoi. En théorie je suis redevenu comme tout le monde, avec tous mes
droits, la plupart des gens me le diraient, mais dans ma tête y a un blocage. Ça sera plus jamais pareil, je suis marqué.
« Dommage,
dommage » il a repris.
Et puis il
a hésité :
« Ou
peut-être pas. Si tu n’es ni l’un ni l’autre, tu pourrais faire l’affaire. Je
ne t’ai pas dit la vérité, c’était pour te tester. Tu m’aurais dit « Banco
pour le FN » je n’aurais rien dit, je t’aurais branché sur eux et c’est
tout. Tu m’aurais dit que tu étais à fond pour les gauchistes, j’aurais fait
pareil, j’ai des contacts. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit.
J’avais
donc bien vu, il me menait en bateau depuis le début. Qu’est-ce qu’il allait
encore me sortir ?
« Tu
vois, Élie (voilà qu’il m’appelait Élie, ça devenait chaud), j’ai confiance en
toi. Je n’en ai pas l’air mais je te suis depuis le début, depuis que tu
travailles ici, je vois comment tu réagis, je sais que tu es correct, même si
je n’ignore pas d’où tu viens. Parce que ça, ça ne veut rien dire : même en
taule, un mec bien reste un mec bien. »
Ouh là là
! Où il m’emmenait, lui, avec son baratin ? Mais il a continué :
« Moi
qui te parle, Élie (encore !), je ne suis pas ce que tout le monde croit,
tu vois. Je ne suis pas seulement le patron de cette boite. Je ne suis pas
seulement l’ancien chien de guerre qu’on croit connaître. Je suis aussi autre
chose. Mais pour t’en parler, parce que j’avais dans l’idée de t’en parler,
j’ai besoin de savoir si je peux le faire, si tu es capable de me dire oui ou
non sans aller dégoiser partout. D’accord ? »
Là je dois
dire qu’il m’avait impressionné. Franchement, j’ai senti qu’on en arrivait au
dur, que c’était du sérieux, qu’il fallait pas s’y
tromper. Je sais pas, il y avait quelque chose en
plus, chez lui, tout d’un coup...
« Parlez
toujours, patron, je la fermerai, vous avez ma parole. »
Il a dû
voir que j’étais sérieux parce qu’il a continué. Et là, il m’a soufflé :
« Gilbert
Authier, ça te dit quelque chose ? »
J’ai pas eu à
faire effort pour voir de qui il parlait. Ça ne remontait qu’à quelques
semaines. C’était le gars du Ministère de la Défense nationale, le type au
flingue planqué dans son attaché-case, à l’entrée du magasin de la rue de
Rennes, celui que Boris voulait fracasser ! Il m’avait donné sa carte.
Comment le boss pouvait connaître le nom de ce type ? Et pourquoi il m’en parlait
?
La tête
que j’ai faite a renseigné le patron.
« D’accord.
Tu vois qui c’est. Bon. Écoute, c’est lui qui m’a joint. Certaines
circonstances ont fait que je suis devenu, disons, un de ses contacts. Je te le
dis et tu l’oublies aussitôt, d’accord ? Voilà, tu pourrais lui rendre un
service. À ce qu’il m’a fait savoir. Pas à lui, à son Service, tu comprends
? »
J’étais
trop abasourdi pour réagir, ça l’a fait rigoler :
« La
République a besoin de toi, mon gars ! Il paraît que tu pourrais l’aider, Ça
t’en bouche un coin, non ? Alors voilà : si tu es partant, tu me le dis. Si tu
ne marches pas tu me le dis. Et dans ce cas, on ne s’est même pas vu
aujourd’hui. OK ?
– OK. Et
la réponse, c’est pour tout de suite ?
– Ah oui !
Immédiate ! »
Il en
avait de bonnes, lui ! Moi ce que j’entrevoyais, c’était de gros ennuis,
plutôt. Les Services, je sais pas trop ce qu’ils
magouillent, en général, mais je me disais que ça devait pas être du banal.
Surtout, je voyais pas ce qu’un type comme moi pouvait
avoir à faire avec eux. D’un autre côté, j’étais flatté. Ben oui, autant
l’avouer. J’étais peut-être pas qu’un rebut de la
société, finalement.
« D’accord,
j’ai dit, mais pourquoi il m’a pas contacté directement ? Ça
devait pas être compliqué pour lui de me retrouver sans passer par
vous !
– Tu lui
demanderas. Appelle-le, tu as sa carte. Mais ce que j’en pense, c’est qu’il
doit avoir besoin que nous soyons branchés tous les deux. Pourquoi, je n’en
sais encore rien. Il me le dira quand il t’aura vu, sans doute. Au cas où tu ne
ferais pas l’affaire. »
Et là, en
l’entendant, j’ai eu un petit frisson qui me courait dans le dos : si je faisais pas l’affaire, qu’est-ce qui m’arrivait ? Avec
ces types-là, on pouvait se le demander.
Mais bon,
j’ai appelé Authier. Il m’a filé un rencard, on s’est vu dès le lendemain.
C’était du
lourd.
6 mai 2013
14
Quand on n’est pas à la hauteur
Authier
m’avait donné un rencard Boulevard Voltaire, dans le XIème, au métro
Boulets-Montreuil. Y a un bistrot juste devant la sortie.
Il m’attendait
là, assis en terrasse, toujours raide mais habillé comme moi, je sais pas comment il avait deviné : jean, blouson et
casquette. La sienne avait un pompon. Quand il m’a vu il s’est levé, il m’a
serré la main avec entrain comme s’il était content de revoir un vieux copain,
puis il m’a pris par le bras et il m’a entraîné tranquillement vers la rue
Bouvier, juste à côté, une petite rue où y a pas grand chose, un long mur
aveugle à gauche, et à droite quelques immeubles d’habitation et une sorte de grand
atelier sur deux niveaux.
On y est
entré, on est monté à l’étage et on a pénétré dans un hall désert. Y avait
juste des instruments de musique classique installés un peu partout, cinq ou
six pianos de toute sorte, des contrebasses et des violoncelles, ce genre de
trucs. Y avait même un petit orgue. Certains instruments avaient l’air en
mauvais état, d’autres étaient vieux mais tout proprets. Ça faisait un peu
comme la réserve d’un réparateur. Sur la droite, on devinait l’existence d’une
autre salle, peut-être un atelier, mais on entendait
pas un bruit.
Y avait
une table sur tréteau et trois chaises, Authier m’en a montré une, il en a pris
une autre, et on s’est assis. Il a attaqué tout de suite.
« Merci
d’être venu. Bernard m’a dit que vous seriez peut-être, disons, disposé à
rendre un petit service aux gens qui m’emploient. »
Il m’a
regardé pour voir si je confirmais, et moi j’ai donc plus ou moins hoché la
tête. Bon, j’étais partant, mais à mes conditions quand même. J’attendais de
voir. Il a paru comprendre le message.
« Voilà
de quoi il s’agit : parmi vos collègues, il y a un certain Sélim. » Il m’a pas dit le nom de famille.
Il m’a
regardé à nouveau pour voir si je savais de qui il parlait. Je voyais.
Sélim,
c’était un gars de la boite. Le genre Maghrébin blond, comme y en a. Les yeux
foncés quand même. Un grand escogriffe toujours très soigné de sa personne,
mince mais pas faiblard, loin de là, plutôt costaud. Le type sérieux, qui fait
des giries à personne. Pas trop causant mais pas distant non plus. L’Algérien
qui fume pas, qui boit pas, qui ramène pas de nanas sur le pas de la porte de
l’agence comme y en a… Juste normal, même un poil effacé. Il
serait pas blond, on aurait de la peine à le distinguer d’un tas de gars
qui se baladent sur les boulevards.
Authier a
vu que je savais de qui il parlait mais que j’avais
pas grand chose à en dire. J’avais haussé un peu les épaules mais lui c’était
un pro, dans son genre, il lisait carrément dans mes attitudes. Ça me plaisait pas trop.
« Disons
que nous aimerions en savoir plus, sur ce Sélim. Disons qu’il y a chez lui
quelque chose de pas clair. Dans son histoire. L’histoire qu’il raconte à son
sujet. Vous n’avez pas à connaître les raisons de notre… suspicion serait trop
fort, disons plutôt notre indécision. »
(Il aimait
bien répéter « disons », y a des gens comme ça, j’ai remarqué.)
J’avais
pigé le truc, il a pas eu besoin de me donner beaucoup d’explications, il
voulait que j’espionne le Sélim en question, que je me rapproche de lui autant
que possible, que je le fasse parler, que je l’observe de près, que je ramène
un maximum de renseignements sur lui, tout ça sans avoir l’air d’y toucher.
C’était pas le
genre à me plaire. J’ai demandé pourquoi je ferais ça, qu’est-ce qu’il avait
fait pour qu’on le surveille. Bref, qu’est-ce qu’on lui voulait.
« Je
ne suis pas autorisé à vous en dire beaucoup plus, mon cher Élie (tiens, lui
aussi !), mais disons que cette enquête a à voir avec certains événements qui
se passent en Algérie depuis quelques années. Votre collègue pourrait
entretenir des liens, disons inquiétants, avec une certaine mouvance que nos
collègues algériens combattent. »
Bon, ça y
étais, j’avais compris, y avait de l’islamisme dans l’histoire, et ils avaient
dans l’idée que Sélim était peut-être mouillé là-dedans.
Je sais pas
vraiment pourquoi j’ai accepté. Ça devait être plus ou moins lié, dans ma tête,
à la situation de mon pote Younous rapport à la religion. Si y avait une taupe
extrémiste dans notre groupe de collègues, ça pouvait devenir dangereux pour
lui, cette andouille qui suivait pas leurs règles, à
eux-autres. La religion. Le truc le plus dangereux pour un mec un peu libre
après la vérole ou le sida. À mon avis.
Quand il a
vu que j’étais partant, Authier m’a refilé deux-trois tuyaux supplémentaires :
« Tenez,
essayez donc de savoir, disons, si ses cheveux sont vraiment blonds. Ça
pourrait déjà constituer un indice de, disons, son degré de… vous voyez. »
Il avait
l’art de la litote, ce gus, comme on dit dans les bouquins savants sur la
littérature. J’aime bien ce genre d’expressions à sortir pour se faire mousser,
par exemple devant une nana. Ou juste pour soi, pour se faire marrer soi-même.
Ça n’a pas
été long. Faut dire que j’ai eu de la chance. Dès le lendemain soir j’avais
pigé ce que magouillait le gars Sélim et j’avais réagi en conséquence.
Je l’avais
croisé à l’agence. En regardant bien j’ai vu que la racine de ses tifs était
noire. C’est ça qui m’a vraiment décidé. Du coup, comme il avait fini son
service et moi aussi, je l’ai suivi.
On s’est
retrouvé, moi cinquante mètres derrière lui, dans un quartier pourri du vieux
Montreuil, derrière les Puces.
Il s’est
faufilé dans une ruelle étroite, sombre et mal pavée et j’ai
pas osé le suivre. Je savais pas trop quoi faire,
arrivé là. Je me suis dit que j’allais attendre un peu, au cas où il
ressortirait, et je me suis planqué derrière un tas de vieille ferraille. La
nuit était tombée.
Ça n’a pas
duré cinq minutes, tout à coup je l’ai vu sortir de là en courant, deux barbus
armés de couteaux à ses trousses. Il a dû voir qu’il ne leur échapperait pas
car il s’est arrêté et il s’est retourné, prêt à se battre. Eux aussi se sont
arrêtés, ils lui faisaient face, les surins pointés sur lui.
J’ai vu
qu’il n’avait aucune chance, tout seul, alors j’ai attrapé deux barres de fer,
une pour lui et une pour moi, et je l’ai rejoint. Ça a suffi, les types ont
détalé, ils sont retournés dans la ruelle. On a respiré un coup.
Sélim m’a
regardé :
« Qu’est-ce
que tu fais là ? T’es flic ?
– Pas de
danger, je passais par là et j’ai tout vu. Moi qui croyais que t’étais plutôt
comme ceux-là, j’ai l’impression que je me suis foutu le doigt dans l’œil !
– Tu
passais par là ? Tu me prends pour qui ? Qu’est-ce que tu ferais ici ? T’habites à Pantin !
– Bon ben disons que je te suivais parce que j’avais un doute. Tes
cheveux. Ça m’a intrigué, c’est tout. Pourquoi tu te les teins ? T’as peur de
quoi ?
– Ça te
regarde ? »
Il avait
raison, Ça me regardait pas. D’un autre côté, ce que
je comprenais de lui ça me plaisait. Alors au lieu de m’en aller, je l’ai mis
au parfum, tant pis, j’avais bien vu qu’il était pas
islamiste.
– Écoute,
Sélim. Y a des gens qui pensent que t’es un agent du Front islamique planqué
chez nous pour nuire. Tu vois le tableau. Peut-être que t’es pas en règle et
que ça les inquiète, je sais pas, mais ils t’ont dans
la ligne de mire. Peut-être que tu devrais disparaître, changer d’air.
Il
m’écoutait attentivement. Je me suis tu et au bout d’un moment il a souri :
« C’est
à cause d’eux, les barbus, que j’ai quitté l’Algérie. Je me cache d’eux. T’as
raison, Élie, je vais me planquer, peut-être même partir ailleurs. »
On peut pas être
bien vu de tout le monde. Trois jours plus tard, comme Sélim
avait pas reparu, le Boss m’a convoqué.
« C’est
toi qui l’a mis au courant ? »
Je lui ai
tout raconté, il m’a regardé comme un minus.
« Mon
pauvre Élie, tu n’es vraiment pas fait pour ce genre d’affaire. Qu’est-ce qui
te prouve que ce gars-là ne t’a pas endormi ? Qu’il n’a pas fait semblant pour
te faire parler ? Et du coup il aura compris qu’il était repéré. Je vais te
dire : oublie tout ça ! N’en parlons plus, tu n’as jamais entendu parler de
cette histoire. »
C’est
comme ça que j’ai arrêté une fois pour toute d’aider la France.
13 mai 2013
–oOo–
15
Quand on se balade au bord de l’eau
Ce
dimanche-là j’étais de repos. Pas de mission pour le Boss, pas de problème dans
le Foyer, pas de ménage dans ma piaule, même pas de courses à faire. Et pas non
plus de petite copine à inviter.
Le vide.
Des fois,
célibataire, c’est lourd à porter. Tu t’embêtes.
Mais là,
il faisait beau, on était en mai, le quartier tout entier était en fleur, Ça
débordait sur la rue depuis les jardinets et les courettes, par dessus les
grilles ou les murets. Ça peut aussi être ça, la banlieue, sous cette lumière
toute fraîche qu’on ne trouve à cette saison qu’en Île-de-France.
Ça me
faisait tout drôle, cette ambiance, cette douceur de l’air, cette profusion,
ces odeurs. Et ces femmes en robes légères ! Moi le lourdingue, je me
sentais devenir poète.
Je dis ça
mais je sais que poète, c’est pas forcément les
petites fleurs et les petits zoziaux. J’ai lu Prévert ou Tardieu, je suis pas un illettré. Enfin, je le suis plus tout à fait
! N’empêche, quand tu te sens comme ça, t’as envie de le dire à quelqu’un, tu
souris sans t’en rendre compte, tu chantonnes, tu fais le jeunot.
Justement,
en me rasant, je me suis aperçu que je murmurais une chanson, celle de
Brassens, La chasse aux papillons, ça m’a donné envie de sortir, de me balader
sans but, sans penser à rien, juste pour profiter de ce petit air frais.
J’avais les jambes un peu en coton, et en même temps prêtes à gambader.
La chasse
aux papillons… Est-ce qu’on en trouvait encore, des papillons, dans mon
quartier ? Ça valait le coup d’aller voir.
C’est
comme ça que je me suis retrouvé sans y avoir pensé sur les bords du Canal de
l’Ourcq. Normal, c’est pas loin de chez moi. D’un
autre côté, j’aurais pu monter au contraire jusqu’au Fort de Romainville. Mais
ça grimpe dur, tandis que pour se retrouver au bord du canal, ça descend
doucement.
C’est
comme ça que les choses arrivent, sans qu’on l’ait fait exprès.
Arrivé au
canal, j’ai donc suivi la piste cyclable qui le longe. Bien sûr direction
Meaux, j’allais pas retourner sur Paris.
C’est une
chouette balade, quand il fait soleil, pas fatigante, c’est pour ça qu’on y
rencontre des gens qui sont pas pressés. En fait c’est le début d’un GR au
départ de Paris, on y voit des gens entre deux âges sac au dos, bien chaussés,
qui s’en vont savoir où, mais en tout cas sûrs de leur parcours. Ils ont déjà
adopté le pas du marcheur. La classe moyenne déterminée.
Mais y a
aussi les jeunes mamans qui lambinent derrière un landau ou une poussette. Ou
les retraités, seuls ou par deux. Pépère a mis sa casquette de toile et mémère
sa robe à petites fleurs. Ça marche à petits pas et ça ne rate pas une occasion
de tailler une bavette avec qui voudra. De loin en loin, un petit père du genre
optimiste est assis sur le bord, une canne à pêche devant lui qui fait des
ronds dans l’eau. Deux trois pré-ados passent en vélo en se lançant des vannes
débiles, ça me rajeunit.
J’étais
donc là à me balader, tranquillos, tête nue, avec mes baskets fatigués, mon jean
pas neuf et mon pull marine juste posé sur les épaules. Je profitais.
Y avait
pas trop de monde, on était tranquille, personne gênait personne.
Et puis
l’accident, le truc qui devait pas arriver, un vélo qui dérape, qui tombe sur
une jeune mère qui s’écroule, et une poussette qui dérive vers le bord et qui
tombe à l’eau, avec une petite toute bouclée qui reste attachée par la ceinture
de sécurité et qui disparaît dans la flotte.
Ce genre
de catastrophe, ça se passe en trois secondes.
La jeune
femme se relève, se met à hurler, court vers le bord et se jette à l’eau, avec
sa robe légère qui lui fait comme une corolle, mais là, rien de poétique. De
son côté, le gamin au vélo se tient penché au-dessus de l’eau, il a peur, il ose pas sauter aussi, il se borne à geindre, et ses
copains, derrière lui, sont complètement pétrifiés.
J’étais pas loin,
j’ai vu tout ça, j’ai couru, mais tout ce que j’ai pu constater, c’est que la
poussette avait coulé, qu’on la voyait pratiquement plus, et que la mère était
en train de se noyer en se débattant pour arriver à voir ce qui se passait au
fond.
L’eau
était pas très claire mais du haut de la berge on pouvait constater qu’elle
avait aucune chance de s’en tirer, encore moins de repêcher sa petite fille.
C’est que le canal est profond, il a été creusé pour les lourdes péniches
chargées de blé qui ralliaient les Grands Moulins, autrefois.
J’ai quand
même ôté mes baskets et je me suis mis à l’eau, je pensais pouvoir aider au
moins la mère, mais une fois dedans j’ai aperçu une forme claire qui venait
doucement vers nous. La petite fille remontait tranquillement. Du coup j’ai
attrapé la jeune femme et je l’ai soutenue en attendant que son enfant nous
rejoigne. Tout ça s’est passé très vite, en fait, mais sur le moment, ça m’a
paru une éternité. Enfin, la petite est arrivée, elle nageait comme un petit
phoque, d’une façon naturelle, sans gestes inutiles, la bouche et les yeux
fermés.
Je l’ai
prise et je l’ai passée au gamin. Il était maintenant entouré d’une petite
foule, mais j’ai pensé qu’il devait prendre sa part du sauvetage. Après, ça a
été plus difficile de tirer la femme hors de l’eau, il a fallu que plusieurs
types s’en mêlent, elle était comme folle, entre deux goulées de flotte qu’elle
devait recracher, elle criait « Ma fille, ma fille ! » et elle
gigotait dans tous les sens pour essayer de récupérer la gamine avant même de
pouvoir s’en tirer elle-même.
Ensuite
deux braves gars m’ont donné la main pour m’aider à remonter sur la berge.
Quand j’ai émergé, la femme était accroupie, son enfant serrée dans ses bras,
et elle sanglotait comme une perdue. La petite, elle, bien tranquille, gardait
les yeux fermés. Elle avait l’air de profiter paisiblement du giron de sa mère,
un petit sourire satisfait au coin des lèvres.
J’ai eu le
temps de bien la regarder avant que le SAMU se pointe et l’emmène avec sa mère.
C’était une belle petite fille brune bien potelée. Elle devait avoir dans les
deux ans et elle avait l’air en pleine forme, même pas spécialement choquée,
juste fatiguée.
Bien plus
tard, j’ai appris que les enfants de cet âge pouvaient pratiquer naturellement
une sorte de nage réflexe. Ça leur permettait de rejoindre le sec pourvu que ça
ne dure pas trop longtemps. Je dois dire que sur le moment, j’étais plutôt
stupéfait qu’elle ait réussi à s’en tirer toute seule. Il avait sans doute
suffi, par chance, que l’attache qui la maintenait assise sur sa poussette se
relâche pour qu’elle puisse s’en dégager et remonter.
Mais sur
le moment, je restais là, trempé et transi, entouré de braves gens qui me
tapaient dans le dos, que ce soit pour me réchauffer ou pour me féliciter, j’en savais rien. J’avais refusé de monter dans l’ambulance,
j’étais pas malade, juste mouillé. Mon seul réflexe a
été de sortir mon porte-feuille de ma poche arrière. Évidemment il était
trempé, avec tout ce qu’il contenait, papiers et billets. J’ai fait la grimace.
Bon, j’avais pas perdu mes clés dans l’affaire,
c’était déjà ça !
Là-dessus,
les flics sont arrivés, il a fallu leur raconter tout ça en détail, heureusement
ils m’ont mis une couverture sur les épaules. J’ai dû leur fournir mon identité
complète, adresse incluse, et comme un journaliste, un petit jeunot qui devait
faire les chiens écrasés, les avait suivis, du coup j’ai eu ma photo dès le
lendemain dans le Parisien, je m’en serais bien passé. La légende disait
« Un ex-détenu sauve une petite fille et sa mère de la noyade ».
J’osais plus sortir, en fait j’avais rien fait.
Deux trois
jours après, on sonne à la porte du Foyer, il devait être dans les six heures
du soir, je venais de rentrer. Y avait un jeune couple devant la porte, la
jeune femme un paquet de gâteaux à la main, et le type la petite fille dans les
bras. Ils lui avaient mis un gros nœud rouge dans les cheveux. Je passe sur la
suite, j’étais gêné.
Mais c’est
comme ça que je me suis fait des amis avec des gens que j’aurais
jamais rencontrés autrement. Anne-Laure et Bertrand. Un ingénieur en BTP et sa
femme provisoirement au foyer, vu la petite à élever. Bérénice, pauvre môme,
elle s’appelait, tu parles d’un prénom ! Eh ben, Bérénice ou pas, je suis son
parrain, moi qui fout jamais les pieds à l’église ! On
l’a baptisée y a pas trois mois, pendant les vacances d’été, j’avais l’air
cloche, avec mon costard neuf, au milieu de tous ces gens bien qui me faisaient
fête.
Comme quoi
j’aurai tout vu, dans ma vie.
20 mai 2013
–oOo–
16
Quand on n’est pas aux normes
Je
discutais avec Babacar, l’un des résidents du Foyer. C’est le gars tranquille,
sans problème, du moins pour moi. Pour lui c’est pas
pareil, des problèmes il en a. Bon, c’est sûr, il a fait des bêtises, ici on en
est tous là, mais lui c’était pas du lourd, juste une histoire d’impayés à
répétition. Il a fait son temps, il est sorti de taule et il est là juste le
temps de se retourner. Il a le temps, lui, il a pas
trente-cinq ans. C’est un bon mécanicien, on en manque, il va retrouver du
travail et il pourra se loger. Là-dessus il s’en fait
pas.
Son
problème, ou plutôt ses problèmes, c’est les femmes. Les siennes, je veux dire.
Parce que Babacar, s’il a fait des dettes, c’était pour envoyer des sous à ses
femmes au Sénégal… et aussi pour faire le beau devant la femme blanche qui
vivait avec lui ici. Ça faisait beaucoup ! Beaucoup de femmes et beaucoup
d’argent.
C’est de
ça qu’il me parlait.
« Josiane,
il me disait, quand elle a vu que j’étais présenté au tribunal et après ça
envoyé à Fresnes, elle a pas eu longtemps à réfléchir,
elle m’a largué vite fait bien fait. Bonjour Monsieur, en revoir Monsieur.
– Je
connais ça, mon vieux, j’ai donné. Mais bon, ça te fait une femme de moins,
t’auras moins de fric à trouver ! »
Je lui
disais ça pour le faire marcher, je savais bien que pour lui c’était pas aussi
simple, c’était pas la première fois qu’il
m’entretenait sur le sujet, cette femme-là il y tenait, c’était son idéal
féminin. Une fausse blonde grassouillette, j’avais vu la photo, toujours bien
habillée.
« Rigole
pas avec ça Élie, il répond, tu connais mes sentiments. Josiane, je veux
qu’elle revienne. J’ai déjà essayé de lui expliquer. Dès que je suis sorti j’ai
été à son travail, elle marne dans un atelier du Sentier, elle est comptable.
– Ah bon,
elle est juive ? Tu me l’avais pas dit.
– Pourquoi
tu dis ça ?
– Ben le
Sentier, à Paris, c’est connu, c’est le quartier des tailleurs et des fourreurs
juifs ! Remarque y a aussi les Chinois, mais si elle est blonde…
– Arrête !
Qu’est-ce que ça peut foutre ? Oui elle est juive, mais elle
s’occupe pas de la religion.
– Comme
toi alors. Tu t’en occupes pas non plus, de la
religion.
– Ici je
m’en occupe pas, mais là-bas, au pays, je m’en occupe, je suis bien obligé.
Mais c’est pas de ça que je te cause ! Je te cause de
Josiane ! Je l’aime ! Juive, je m’en fous ! Elle est belle, elle est pas
compliquée, elle a pas besoin de sous vu qu’elle a un
boulot, c’est la femme idéale. Avec moi elle était contente, je lui faisais
plein de cadeaux, c’est ça qui lui plaît, et aussi le restau, si tu vois, les
sorties, tout ça. Et puis que je sois élégant, elle aimait ça, les costards,
les belles pompes… Si j’avais pas eu mes histoires
avec la justice elle serait encore avec moi. Mais là, non !
– Et tes
autres femmes ?
– Ah ben
là c’est pas pareil, chez nous c’est pas pareil. Ici
c’est l’amour, tu comprends, c’est ça qui compte, faut du sentiment. Là-bas c’est pas ça, t’es pas obligé, on te trouve une femme comme
il faut, et puis voilà. C’est ça, mon vieux, c’est pas
comme ici. Après t’es un homme marié, tu vas être bon avec ta femme, tu vas lui
faire des enfants. C’est important, elle est fière. L’argent, tu lui donnes si
t’en as. Si t’en a pas elles te font la guerre, elles crient, même elles te
chassent ! Avant, au village, les maris étaient toujours près de leurs femmes,
ils suivaient bien la religion, et la coutume. Mais dans les villes c’est pas pareil, les hommes sont pas aussi sérieux, oh non
! Ils ont pas de travail, souvent, alors ils
circulent. Mais chez nous, les femmes elles se débrouillent, elles font des
travaux de femme. Alors t’es pas obligé d’être toujours là.
– Du coup
tu cours les filles ?
– Je cours
les filles, je cours les filles, pas forcément ! Juste comme ça. Arrête, je vais pas passer pour un pédé ! Même les pédés ils font comme
ça, mon vieux, autrement ils se feraient repérer. Mais moi, c’était
pas mon truc, quand j’étais au pays, courir les filles. Moi je voulais être
quelqu’un, avoir des sous, faire construire, avoir plusieurs femmes. C’est pour
ça que je suis venu ici. Comment j’aurais gagné ma vie autrement ? Je suis pas
le premier et je suis pas le dernier, hein !
– Et alors
y a Josiane !
– Ben
tiens ! Un homme peut pas se passer de femme ! Et puis
c’est pas ça, ici c’est la France, mon vieux, moi je
vis comme en France, alors avec les femmes c’est l’amour, si t’es pas amoureux
t’as rien. Une femme seulement, pas deux ! Et si tu lui dis pas « Mon
amour », « Ma chérie », ou surtout « Je t’aime », t’es
foutu ! Mais Josiane, elle veut pas comprendre, elle dit que si je l’aimais je devrais pas aller en prison. Elle veut plus entendre
parler de moi.
– Elle a
quelqu’un d’autre ?
– Mais non
! C’est pas ça ! Elle sort avec ses copines, elle veut
plus s’occuper d’un homme, quand elle va en boite elle se fait draguer mais
elle donne même pas suite, alors tu vois ! Mais moi, si elle veut plus de
moi, je te le dis, Élie, ça va pas aller !
– Tu feras
quoi ?
– Je ferai
quoi, je ferai quoi, j’en sais rien ! La vie ira pas,
mon vieux, la vie ira pas ! »
Je
l’écoutais me raconter tout ça et à la fin j’ai compris une chose. Babacar, il
est comme moi, il est même comme plein de gens, il sait
pas bien où il est. Il a pas la clé. Peut-être même qu’il sait pas où est la serrure ! Il vivote. Il bricole. Il
fait comme il peut.
Un coup
sénégalais, musulman et tout et tout. Autant qu’il peut mais paumé quand même,
son village est loin de lui, maintenant, il est plus de ce monde-là. D’un autre
côté il est pas non plus arrivé à se faire une vie
dans les faubourgs d’une grande ville comme Dakar. On l’a pas attendu pour lui
faire fête, il est pas le seul paumé à traîner ses
tongs dans la poussière. Il a des enfants mais il sait
pas comment faire le père.
Alors
l’Europe. Mais comme il peut, avec ses idées d’Africain, son mental qui vient
d’ailleurs. Il se débrouille, il trouve à se loger chez des parents, il trouve
du travail – au noir, d’accord, mais qui c’est qui va refuser un mécano
débrouillard comme lui. Babacar, il sait peut-être pas
bien lire, mais démonter et remonter un moteur sans le mode d’emploi, ça il
sait faire. Au moins, il peut envoyer de l’argent là-bas.
Et comment
on fait pour vivre sans personne pour se donner un peu de chaleur ? On trouve
une Josiane, une blonde qu’on comprend pas, elle aussi
paumée, pas bien dans ses ballerines... Juive ou pas juive, dans sa tête ? Et
allez, c’est parti, on est sur le toboggan : assurer pour l’argent, c’est faire
des dettes et encore heureux que Babacar soit pas un voleur.
Tout ça
pour dire que moi c’est pareil. On est cousins ! Tous les deux sur le côté de
la rue. Le côté ombre. Les gens qui parlent des marginaux ils savent ce qu’ils
disent, c’est le bon mot. Les marginaux, regarde dans un dico, c’est les gens
comme moi, ceux qui vivent dans une marge, comme sur les cahiers d’école. Sur
la page t’as les paroles qui comptent, et sur les bords, t’as la marge, la
colonne où on marque les fautes. Juste au crayon noir pour ce qui est pas important, ou en rouge quand c’est grave. Comme
pour moi.
Alors on
se débrouille, on fait vigile, on trouve un copain ici, une copine là, par
moment, on est pas regardant mais ça compte quand
même. Un temps d’amitié, un peu de tendresse. Je sais ce que c’est, quand on a
que ça on est déjà bien content. C’est juste assez pour faire un petit bonheur,
comme il chantait, l’autre Canadien, là, Félix Leclerc. Deux trois souvenirs
pour plus tard.
« Eh
! T’es toujours avec moi, me dit Babacar, ou tu rêves ?
–
Scuse-moi, je pensais à des choses. Bon alors, des mômes, t’en as combien ?
Avec toutes tes femmes !
– Parle
pas de ça, Élie, c’est une chose qu’on peut pas en
parler, Ça me fout dans la tristesse, j’ai envie de rentrer, tu peux pas
savoir… J’en ai quatre. Là dessus y en a deux que j’ai
jamais vus. Et j’ai même pas de quoi pour le voyage, et pour les cadeaux encore
moins. Je sais pas.
– T’en es
où, dans ta tête, alors ? T’es avec Josiane ou t’es avec tes gosses ?
–
Lâche-moi, Élie, c’est mes affaires. Et toi, d’abord, t’en es où ? »
J’ai rien
répondu. J’en suis où ?
27 mai 2013
–oOo–
17
Quand on joue à la poupée
« Je
m’appelle Maïa ! Et toi, comment tu t’appelles ? »
C’était
une blondinette dans les quoi ? Huit-neuf ans ? Elle m’avait attrapé la manche
et elle me contemplait d’en-bas. J’ai baissé la tête et je l’ai regardée sans
répondre, j’avais pas envie de discuter comme ça avec
une gamine, surtout pendant le boulot.
Ce samedi-là,
je montais la garde – cheveux très courts, costard noir, chemise blanche et
nœud pap’ – dans un grand hôtel parisien. C’était pas
mon emploi de m’occuper des mômes, j’étais là pour surveiller tout autour sans
me laisser distraire, y avait du lourd, dans l’assistance, côté bijoux et
porte-feuilles garnis. C’était une présentation de collection. Deux types
maigrichons – jean, santiags, veste de smoking sur tee-shirt, catogan, ce genre
– avaient invité du beau linge pour exposer leurs dernières créations. Des
stylistes. Colifichets et compagnie. C’était bien ou c’était pas bien, ce
qu’ils faisaient, j’en savais rien, d’abord j’avais pas à m’en occuper, ensuite
j’aurais pas été capable de le dire.
« Toi
aussi tu t’embêtes ? Moi je m’embête ! Ici on s’embête… »
Sa
frimousse était à la hauteur de mon avant-bras. De la main, juste en bougeant
les doigts, je lui ai fait signe de s’éloigner. Elle a
pas bougé, elle a juste lâché ma manche. Je l’ai regardée en fronçant les
sourcils, elle m’a rendu mon regard comme pour dire « Allez, sois sympa
! »
Elle avait
des taches de son sur le nez et les pommettes, les yeux bleu foncé et une
couette claire de chaque côté. Au naturel elle était craquante mais on l’avait
habillée genre "Barbie est la fiancée du cow-boy", gilet et jupe
courte en denim indigo et bottes de cuir fauve. Manquait
que le stetson. Par contre, les bijoux manquaient pas,
j’ai eu le temps de m’en rendre compte, deux petits diamants à chaque oreille,
une fine chaîne en argent au cou avec un petit cœur en platine bordé de
brillants en pendentif. Les gens sont dingues, mettre ça à une petite fille !
On est
resté comme ça un bon moment, l’un à côté de l’autre, sans bouger. Moi je
surveillais, elle je sais pas, je la regardais pas.
« T’es
fort, hein ? T’es costaud ? C’est pasqueu t’es grand et pis t’as des muscles,
c’est ça ? »
J’ai pas
bougé, pas répondu.
« Moi
j’aimerais bien être forte comme toi. Mais moi je suis une fille, c’est pas pareil. Je sais pas…
Peut-être que garçon c’est mieux. Mais je crois pas pasqueu
les garçons ils sont bêtes même si ils sont forts. Dans mon école y a des
garçons, eh ben ils sont bêtes. Ils se bagarrent. Même, ils se traînent par
terre dans la cour. Toi tu faisais ça quand t’étais petit ? Moi j’aime pas ça. Marianne elle dit que c’est
pas correct. »
Elle a
pris tout à coup l’intonation d’une dame très Auteuil-Neuilly-Passy : « Ce
n’est pas correct, mon petit, vous devez vous en défendre. J’espère bien qu’à
l’avenir vous vous en abstiendrez ! » Elle a conclu d’un petit pet des lèvres.
Elle s’est
tue un temps puis elle a repris : « Dans ma cité on
parle pas comme ça. »
Là, je
dois dire, j’ai sursauté. Quoi, dans sa cité ? Quelle
genre, de cité ? Elle avait pas une touche à vivre
dans une cité ! Du coup je me suis penché vers elle, et elle m’a fait un
grand sourire.
« C’est
quoi, ta cité ?
– Ben
c’est la cité où que j’habite, tiens ! C’est à Bagnolet, tu
connais pas ? »
J’allais
lui demander des précisions, mais j’ai perçu le coup d’œil de notre chef
d’équipe, Adrien. C’est le genre bouledogue, il avait
pas l’air content, je me suis redressé et j’ai plus rien dit à la petite.
Mais dans
mon crâne, ça carburait.
« Alors
tu vas me parler, maintenant ? » J’ai fait signe que oui, Adrien avait
ordonné le changement d’équipe, j’étais libre et la petite aussi. Les gens de
l’assistance étaient occupés à vider le buffet et personne s’occupait d’elle.
« Pourquoi
que t’es habillé en noir comme ça ? Ça fait triste. T’es triste ?
– Et toi,
pourquoi t’es habillée comme ça ?
– Ben
c’est Marianne qui m’a habillée comme ça. Marianne elle veut
pas que je garde mes habits à moi.
– Et c’est
qui, Marianne ?
– Tu la connais pas ? Elle est là, regarde : la dame, là,
qu’est dans une robe blanche qui la serre complètement, et pis un machin en
fourrure au cou ! La rousse, là ! »
La rousse
en question, une dame dans la quarantaine, était accompagnée d’un monsieur très
bien, plutôt élancé, juste le crâne un peu dégarni. Une flûte à la main, elle
s’adressait avec animation à l’un des deux héros de la séance. Elle avait pas l’air de s’intéresser du tout à la petite,
mais alors pas du tout, elle l’avait complètement oubliée, même.
J’ai
regardé Maïa. Elle était mignonne. Mignonne et proprette comme une poupée, et
j’ai compris d’un coup. Son rôle dans l’histoire, c’était ça, justement, faire
la poupée.
« Tu
y vas souvent, chez Marianne ?
– Ben
tiens, j’y vais souvent, surtout le ouiquenne. C’est
Ali qui vient me chercher, il m’emmène chez son mari, à Marianne. C’est le
chauffeur. Pas son mari, eh ! Lui il est, chais pas, un gens riche. Il
s’appelle Monsieur Rouleau, alors tu vois.
– Mais
pourquoi ils te font venir ? »
Avec tout
ce qu’on raconte, je commençais à avoir des doutes sur le genre de séances
qu’ils lui réservaient. Mais non, c’était pas ça. Je
devais d’ailleurs m’en rendre compte plus tard.
« C’est
pasqueu Marianne, elle a pas d’enfants, alors elle
m’emprunte à ma mère. Pasqueu ma mère elle en a, des enfants. Cinq. Alors ma
mère elle a pas de sous pasqueu elle est que femme de
ménage, ça paye pas, et pis mon père, eh ben il est parti, enfin tu vois… Alors
ma mère elle me prête à Marianne, comme si que j’étais sa fille. Le ouiquenne, je suis sa fille. Elle m’habille comme ça
pasqueu elle voudrait avoir une fille comme moi qui s’habille comme ça. Après,
elle m’emmène sortir. On va chez des gens, ou on va comme ici, ou des fois on
va à la campagne et on mange dehors avec un barbequiou. Tout ça, quoi !
– Et ça te
plaît, tout ça, à toi ? Parce que là, tu joues à la princesse. »
Elle a pas
répondu tout de suite. Elle regardait par terre, en frottant le pied droit sur
sa botte gauche. Et puis elle a levé le nez :
« Tu
le sais bien. Ça me plaît pas, j’aime pas ça. Je peux même pas y jouer, à la princesse, je m’embête tout le temps.
Je peux pas aller jouer avec les autres, le ouiquenne,
en bas dans la cité. Je l’ai dit à ma mère mais il faut que je sois grande,
elle m’a fait. Pour les sous. Elle m’a dit, ma mère, « Tu sais Maïa, faut
que tu sois grande », alors je vais pas faire ma
petite merdeuse. »
Elle est
restée pensive un moment, l’air de se demander, et puis elle m’a regardé, bien
observé, comme pour savoir si elle pouvait me dire le fond de sa pensée, et
enfin c’est sorti :
« Et
pis je les aime pas, Marianne et Monsieur Rouleau. »
Je l’ai
souvent revue, ma princesse Maïa. J’allais rôder dans sa cité, le week-end,
pour la voir jouer avec ses copines, en bas de la tour où elle habite. Elle
avait l’air heureuse. Libre. Et de fil en aiguille, on
s’est mieux connu et on a fait plein de trucs sympas ensemble, elle et moi.
Sa mère
était d’origine polonaise, une fille du Nord. Elle était encore très bien
physiquement, très blonde comme sa fille, la quarantaine plutôt sexy pour une mère
de cinq enfants. J’étais allé la voir. Elle m’a bien reçu, c’était une femme à
hommes. J’ai vite compris que « prêter » sa fille aux Rouleau n’était
pas le seul service qu’elle leur rendait. C’était un arrangement à trois.
Madame fermait les yeux sur les rendez-vous de son mari avec la belle blonde,
et elle, elle bénéficiait de l’avantage d’avoir une jolie petite fille à
pomponner pendant les week-ends.
Alors je
suis allé voir aussi le couple de bourges. J’ai expliqué, discuté, même pas
menacé directement, mon allure suffisait, et quand je les ai quittés on s’était
mis d’accord. Maïa sortait de l’arrangement.
3 juin 2013
–oOo–
18
Quand on passe pour un ange
J’étais en
train d’explorer la bibliothèque à Angèle.
Enfin,
c’est une façon de parler, chez Angèle on a pas une
bibliothèque, on a une palanquée d’étagères en bois blanc installées contre les
murs un peu partout dans la maison, du garage au grenier.
Une autre
différence avec une bibliothèque, c’est que les bouquins d’Angèle sont serrés
les uns contre les autres sans aucun ordre. On peut voir un volume de la
Pléïade à côté d’un vieux poche tout crado. On trouve
tout ce que Proust a écrit, mais les livres de La Recherche du
temps perdu peuvent très bien être séparés par un polar de Daeninckx ou
un Guide du routard année 1988.
Ce qui me
tue, c’est que malgré ça, Angèle sait exactement où se trouve le livre que tu
lui as demandé !
Bref, ce
jour-là je cherchais rien de spécial, j’étais parti à l’aventure et j’en étais
à renifler un vieil exemplaire de Août 14, de
Soljénitsyne, quand Angèle s’est pointée derrière moi sans bruit, elle se
balade chez elle dans des chaussons en grosse laine tricotée.
Elle m’a
fait sursauter, avec sa voix éraillée de fumeuse de Gitanes :
« Dis
donc, mon vieux, hier soir je pensais à toi. À tes histoires. Tes façons de
t’occuper d’un tas de gens qui ne t’ont rien demandé. Je me disais ce gars-là,
ce n’est pas un être humain, à force d’être humain, c’est plutôt quelque chose
comme un ange descendu du ciel, auréole en moins ! Hein ? Qu’est-ce que tu en
penses ? Tu es là pour faire le bonheur de l’humanité ? »
Elle se
foutait de moi, bien sûr, mais elle m’a fait quand même marrer. Moi, un
ange ! Avec mon pedigree ! Elle a continué :
« Tiens,
tu as droit à un café, viens dans la cuisine. Et Août 14, ce pavé,
je ne te le conseille pas, c’est interminable, et de plus ce n’est pas terminé,
ce n’est qu’un premier tome, un premier nœud, comme il disait, le vieux
slavophile. »
On s’est
installé et elle m’a servi une tasse de ce qu’elle appelle du café, une sorte
de liqueur épaisse, genre bitume mais explosif. Elle te propose ni sucre ni
lait, débrouille-toi avec ta gorge râpée.
J’étais jamais
entré dans sa cuisine mais j’ai pas été étonné de voir que là aussi y avait une
étagère à bouquins, juste au-dessus du micro-ondes.
« Vous
parlez d’un ange ! Vous trouvez que c’est mon style ?
– Au
premier abord, non. Mais au second rabord, ça se tient ! »
Côté
plaisanterie, elle date, évidemment, mais elle s’en rend pas compte, ou alors
elle s’en fiche, donc elle m’a regardé pour voir si j’avais souri.
J’avais
souri, faut être bon avec les vieilles instits.
« À quoi
vous voyez ça ? »
J’avais
très bien compris ce qu’elle avait voulu dire mais je sentais qu’il fallait lui
permettre de continuer. Et puis on est pas moins
prétentieux qu’un autre…
« À
quoi je vois-ça ? Eh bien tiens, ton histoire d’hier, à la Gare de Lyon ! Tu
crois qu’un autre que toi se serait comporté comme tu l’as fait ?
– J’en sais rien. J’ai peut-être été juste plus rapide qu’un
autre. J’ai vu le premier ce qui se passait, c’est tout.
– Et
pourquoi est-ce toi qui l’a vu ? »
Le Boss
m’avait envoyé à la gare pour escorter un grossium qui prenait le train pour la
Suisse. Mon bonhomme – un petit mec bien mis avec une grosse valise – une fois
en place dans son compartiment de Première, j’avais rejoint tranquillement le
grand hall et j’essayais de me faufiler au travers de la foule.
Arrive
face à moi une jeune blonde et j’ai sursauté, c’était l’horreur absolue, les
yeux fous, écarquillés, la bouche grande ouverte, elle gémissait en avançant,
sans s’arrêter, sans prendre garde à personne.
On voyait
bien que c’était une fille de la rue, une jeune SDF. Son visage tanné, ses
habits : un pull déchiré et un pantalon de jogging sans forme.
Elle m’a
croisé et je me suis retourné. Là j’ai compris, son fond de pantalon était
tartiné d’une diarrhée verdâtre. La pauvre fille avait tout lâché, elle devait
être malade, avec les saloperies que les gens comme elle trouvent à manger.
J’ai pris
d’un coup dans la tronche que ce qui lui arrivait, c’était le pire, question
dignité, qu’elle avait aucun moyen de s’en tirer. Elle était au fond du trou.
Pas de sous, pas de rechange, personne pour l’aider, seule au milieu d’une foule
de gens bien habillés, et de toute façon pas intéressés.
Alors
c’est vrai, je l’ai rattrapée et je l’ai prise par le bras. J’avais vu qu’elle
se dirigeait vers les toilettes mais j’ai compris que personne, là-bas,
n’aurait de quoi lui venir en aide. Alors j’ai essayé de l’entraîner vers le
poste de secours. Dans mon boulot c’est le genre de truc qu’on connaît, dans
une gare.
Sur le
coup elle s’est débattue sèchement, elle avançait comme une mécanique, à toute
allure, en continuant à gémir la bouche ouverte, elle m’a même pas regardé,
j’ai dû la freiner, Ça a été difficile mais elle s’est arrêtée et elle m’a
dévisagé, l’air halluciné.
Je lui ai
parlé tout doucement en la prenant dans mes bras. Je raconte
pas l’odeur. Je lui ai expliqué : le poste de secours, pas les toilettes. Elle
a sangloté et elle m’a suivi.
Je passe
sur la suite. Les gens du Poste ont réussi à la tirer d’affaire. Au moins sur
ce coup-là, parce que pour le cours de sa vie c’était
pas leur boulot, forcément. Ni le mien. Quand j’ai vu qu’elle était entre
bonnes mains, je suis parti. Pas fier.
« Explique-moi,
Élie, pourquoi c’est à toi que ces choses-là arrivent. Il y avait dix mille
personnes, dans cette gare, pourquoi toi ? Pourquoi t’es-tu retourné sur cette
fille ? »
Je lui
avais rien demandé, à Angèle, non mais ! Il allait encore falloir que je me
justifie, en plus !
« Réponds-moi,
Élie. J’ai vraiment envie de te comprendre, sois gentil. »
Elle
m’énervait.
« Je
me suis retourné parce que j’ai vu la tête qu’elle faisait. J’ai vu la tête
qu’elle faisait parce qu’elle arrivait juste devant moi, il a fallu que je
fasse un écart pour la laisser passer, je pouvais pas
la rater ! Et la tête qu’elle faisait, je te raconte pas, c’était… Je sais pas, moi. C’était comme le truc des Grecs, là, la Gorgone
ou je sais pas quoi. Tu piges ? Une tête qui faisait
peur. Du coup je me suis retourné.
– Toi
seul. Et non seulement tu t’es retourné, mais tu lui as couru après. Et la
suite. Élie, tu te rends compte que tu ne réagis pas comme tout le monde ?
– Un
dingue, c’est ça ? Bon vous m’énervez, je me barre, salut ! »
Je suis
rentré chez moi furieux, sans avoir seulement pris un livre.
Une fois
installé dans mon fauteuil, une ruine que j’avais trouvée aux Puces et qu’un
résident du Foyer m’avait retapée, je me suis calmé peu à peu. J’ai réfléchi.
Sur moi et aussi sur Angèle.
J’ai
repensé à des choses. À des situations. Par exemple le couple de petits vieux,
dans une cité de Montreuil, qui étaient descendus en robe de chambre de leur
appart’, vers les deux-trois heures du matin, pour s’interposer dans une
bagarre au sang entre deux gangs de jeunes sauvages. Ils les avaient calmés en
leur faisant la morale, et le pire c’est que ça avait marché, les jeunes
s’étaient excusés et ils étaient partis. C’est Jean, mon pote pasteur, qui m’a
raconté ça.
C’est
vrai, pourquoi y a des gens qui réagissent comme ça ? Des gens qui pensent pas
tout de suite aux emmerdements que leur comportement va leur créer ? Comme ceux
qui planquaient des Juifs pendant la Guerre.
Moi c’est pas pareil, je sais bien, c’est juste que j’en ai
assez bavé dans ma vie pour me représenter les ennuis des autres. Et puis je
sais bien que j’ai une dette. Mais des fois, les gens qui font ça, ils n’ont
aucune raison de le faire ! Ils sortent de leur monde en papier de soie, et ils
risquent leur vie. Ou en tout cas leur tranquillité.
Voilà, je
pensais à ça, et je me suis dit que tiens, doit y avoir quand même du bon dans
l’espèce humaine. Même si je l’ai pas beaucoup
rencontré, ce bon-là. Ça m’a fait tomber la tristesse.
Du coup
j’ai donc repensé à Angèle.
Elle était quand
même pas amoureuse de moi ? Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, que je sois
comme ci ou comme ça ?
Je l’ai
appelée. Elle a décroché et je lui ai posé la question. Elle a pris un moment
avant de répondre, et puis elle a juste dit « Ce qu’il y a avec les gens
comme toi, Élie, c’est qu’ils me donnent de l’espoir. » Et elle a
raccroché.
10 juin 2013
–oOo–
19
Quand on attire l’amitié
Ses
histoires, à Angèle, que je lui donne de l’espoir, qu’elle me prend pour un
ange, ces trucs-là, ça m’a fait réfléchir. Ça m’a rappelé plein de choses. Sur
moi. Des belles et des pas belles. Donc ce jour-là je
réfléchissais :
J’ai
jamais pu piffer l’école. J’étais déjà un solitaire, je
marchais pas dans la combine. C’est pas que
j’étais rebelle, non, j’étais pas là, c’est tout, j’attendais juste l’heure de
la sortie. Ben malgré ça, les maîtres m’aimaient bien, je m’en rends compte
maintenant. Ils essayaient de me ramener sur terre, comme ils disaient. Bien
sûr c’était pas possible, ils étaient bien obligés de
faire le programme, et moi ça m’intéressait pas, sauf des fois, quand une
parole ou une image me tombait dessus.
J’avais
quelque chose qui attirait, même des copains d’école que j’avais
pas trop remarqués. Je me rappelle d’une fois, dans la rue, un gros lourdingue
était tellement content, en me voyant passer devant chez lui, qu’il est sorti
en trombe pour traverser et me rejoindre en courant. Du coup il m’est rentré
dedans et on s’est étalé tous les deux. Sa mère a vu ça de loin, elle l’a
engueulé, elle croyait qu’il m’avait attaqué. Ce gars-là, je
lui avais jamais parlé avant.
J’ai
retrouvé ça en prison, les gars m’avaient à la bonne.
Pourquoi
je pense à ça, je me le demande. C’est la faute à Angèle.
Si
elle m’avait vu en Algérie elle aurait peut-être eu un autre avis.
Un
jour, on participait à un ratissage. On a cerné une mechta, on y est entré et
on a rassemblé tous les habitants, hommes, femmes et enfants. Une trentaine de
personnes. Il s’agissait de les embarquer dans les camions, eux et leurs
affaires, et de les regrouper avec d’autres près de notre camp. Comme ça, les
fells pourraient plus se ravitailler chez l’habitant, et nous, on aurait un
bouclier humain pour nous protéger en cas d’attaque.
Pas
joli, le regroupement. J’aime mieux pas donner de
détails. Des gueulements, des coups, des pleurs, des enfants terrorisés… Pour
nous, c’était juste une fois parmi d’autres, la routine.
Y
avait pas beaucoup d’hommes en âge de se battre, dans ce
hameau. Tous au maquis. Moi j’ai participé qu’une fois, en 59, à des grandes
opérations. En Kabylie. C’était ça, en réalité, ma guerre : ramasser des
vieillards et des femmes sans défense, et essayer d’échapper aux embuscades des
rebelles.
Cette
fois-là comme les autres, ces pauvres gens on les a déversés, y a pas d’autre
mot, dans les préfas prévus pour eux.
Il
a fallu les faire descendre des camions, et pour les vieux ou les enfants c’était pas commode. Y avait une vieille femme toute ridée,
juste au-dessus de moi, au bord du camion, avec son foulard noué serré sur le
front et ses tatouages, sa robe bariolée et son châle. Elle tenait un petit
morveux par la main, il devait avoir dans les trois ans. Elle me regardait.
J’ai pris le gamin dans mes bras pour le faire descendre, mais il m’a jeté un
tel regard que je l’ai rendu à la vieille et que je suis parti. Ce gamin, il voulait rien de moi. Rien.
Il
faisait froid et y avait pas de chauffage dans les baraquements, mais au moins,
on leur a distribué de l’eau et de la bouffe. Ils faisaient la queue au cul du
camion, un copain et moi on surveillait. Là, j’ai revu la vieille et son môme.
J’avais tellement honte que j’ai pas pu soutenir son
regard, à cette femme, j’ai détourné les yeux. Un peu plus tard je l’ai quand
même regardée. Elle aussi. Et elle m’a souri… Un sourire édenté. Un sourire
triste, compréhensif. C’était comme si elle me disait qu’elle comprenait. Elle
avait sans doute un ou deux gars à elle dans l’autre camp, peut-être pas plus
va-t-en-guerre que moi. Oui, elle comprenait.
J’ai
pas osé regarder le petit.
C’est
pas drôle, de repenser à tout ça. Mais c’est les histoires d’un type comme les
autres. Y en a qui se croient au-dessus de la mêlée. Connerie. La plupart des
gens que je connais, ils suivent le mouvement, ils sont dans le jeu et c’est pas eux qui jouent, c’est le jeu qui joue à eux. Bien
obligés. Surtout la masse des gens. Bien sûr, dans le tas, y en a qu’arrivent à
en sortir, ils créent des choses, ils deviennent importants.
Je
suis pas jaloux. Ils ont eu la chance de pouvoir
choisir, c’est pas donné à tout le monde, c’est sûr,
mais parmi eux, d’un autre côté, y en a qui ont su aussi la saisir, la chance.
Ils l’ont voulu, c’est du courage. À côté de ça, tu as un tas de fils à papa
qui sont juste restés des fils à papa, couillons comme devant.
Pourquoi
je rumine comme ça ? C’est pas bon, je ferais mieux de
bouquiner.
Ce
jour-là, en fait, je n’ai pas eu le temps de m’y mettre, Younous est arrivé. La
fenêtre était ouverte, il m’a appelé depuis la rue :
« Élie,
t’es là ? J’ai besoin de ton aide ! »
Et voilà !
Les gens ont besoin de moi ! Peuvent pas me foutre la
paix ! Qu’est-ce qu’il me veut, encore, ce zozo-là ? Je vais te le recevoir, il
va voir comme !
« Qu’est-ce
qui t’arrive, encore ?! »
Je faisais
le méchant, mais en fait, j’étais content qu’il se soit pointé, mon pote
Burkinabé.
Il est
entré.
« Faut
que tu me planques, Élie, les barbus sont après moi.
– Manquait
plus que ça ! Assieds-toi Younous. Raconte.
– C’est
sûr, j’ai fait l’imbécile. Ça faisait longtemps qu’ils me surveillaient. Tu
sais pourquoi ? C’est parce que chez nous, chez les Mossi de Montreuil, je veux
dire, je suis considéré. Alors bien sûr, y a des rumeurs comme quoi j’ai une
mauvaise influence, surtout sur les jeunes. Vu que je suis
pas la religion comme il faut.
– Ça je le
sais, Younous. Rappelle-toi que je t’ai souvent fait la remarque. Que tu
courais des risques si tu continuais. Parce que tu te contentes pas de pas suivre les règles, tu pousses les autres à faire
pareil. Tu vois pas que c’est dangereux ? Qu’est-ce
que t’as dans la tête ?
– Eh ! Tu vas pas me faire la leçon avec la religion ! Tu vas quand
à la messe, toi ?
– Moi c’est pas pareil, chez nous y a personne qui va t’obliger à
pratiquer, on irait où, là ?
– Eh ben
justement ! Moi je trouve que c’est très bien comme ça, je
vois pas pourquoi des types m’obligent. La religion, mon vieux, c’est
personnel. Tu y crois ou tu y crois pas.
– Bon, ben
va dire ça à tes petits copains de la mosquée.
– De la
mosquée, tu parles ! C’est pas une mosquée, c’est un
garage.
– Oui ben
c’est pas de leur faute s’ils ont pas les moyens d’en
construire une vraie.
– C’est
ça, y a plus qu’à les plaindre ! En attendant, ils me cherchent, et c’est pas pour me féliciter. Du coup, j’ai lâché le boulot.
–
Qu’est-ce que t’as fait, ce coup-ci ?
– Ben
rien, pour des gens normaux. J’ai juste été vu au bistrot en train de boire une
bière avec mon jambon-beurre. C’est pas la première
fois, mais là, j’avais deux jeunots avec moi, des Marocains de mon quartier. Je
commerce un peu avec eux. Alors bien sûr, on a dit que je les avais poussés,
que j’avais une mauvaise influence. L’imam il a rien dit, mais y a des énervés.
Ça fait qu’on m’a prévenu, des copains du pays, ils m’ont dit « Fais-toi
pas voir pendant quèques temps, ça vaudra mieux pour toi, nous on t’a rien
dit. » Alors voilà. »
J’ai
réfléchi un moment.
« Ben
oui mais si tu te planques chez moi, comme ils savent qu’on est potes ils vont
finir par te trouver. Et moi avec, note bien. »
Il a rien
dit mais il m’a regardé comme si j’étais en train de le lâcher.
« Attends,
j’ai fait, j’ai peut-être mieux. »
Et j’ai
appelé Angèle. Elle a dit oui tout de suite. Depuis, il crêche chez elle. Ça me
fait marrer, parce que Younous, côté bouquins, y a mieux !
J’ai
encore réfléchi, et j’ai appelé Djémila, au commissariat. Je l’ai mise au
parfum, elle m’a dit qu’elle et ses collègues patrouilleraient dans le coin, au
cas où y aurait plus de barbus que d’habitude. « Solidarnosc ! »,
elle m’a dit.
Les
copains… Ça, c’est du solide. Je me suis retrouvé tout joyeux.
17 juin 2013
–oOo–
20
Quand on
part à la chasse
Ce
gars-là, René, c’était pas un méchant bougre, bien au contraire.
Juste un peu limité. Pas plus bête qu’un autre, si on veut, mais quoi, il avait pas eu toutes ses chances au départ. À l’arrivée
non plus. Remarquez que moi c’est pareil, mais bon, j’ai eu le temps d’évoluer,
j’ai eu que ça à faire pendant des années, c’était ça ou crever. Lui, il avait
suivi son pauvre petit bonhomme de chemin jusqu’au jour où il avait réussi à se
faire embaucher par le Boss. Vigile.
C’était un
gros blond dans les quarante-cinquante ans. Un Normand. Bouille ronde, épaules
tombantes, l’air inoffensif. Fallait pas trop s’y
fier, c’était un tas de muscles cachés sous la graisse, avec des paluches comme
des battoirs. À sa manière il avait de la jugeote, au moins dans la vie
courante, mais pour le reste, donc, il était pas
finaud. Surtout pour les grandes idées, la religion, la politique, ce genre de
choses. Juste sérieux au boulot, autrement c’était tiercé et bandes dessinées
pour adultes.
Tous les
deux on avait pas grand chose à se dire mais on se
respectait. Y avait pas de raison de faire le
contraire. C’est comme ça qu’on se retrouvait de temps en temps devant le zinc
du Ninas, un rade tranquille en face de l’agence.
Un jour
qu’on y était, c’était un soir après une mission qu’on avait assurée ensemble,
il me dit « Élie, si ça te branche, je t’emmène faire un viron à la
campagne. C’est un copain à moi qui vient de s’installer du côté de Provins, il
a un terrain avec un étang et il arrange des parties de chasse. Il commence à
se faire une clientèle, genre gros commerçants ou même gérants ou huissiers, si
tu vois. Moi j’y vais, il m’invite gratos. Il m’a dit d’inviter mes potes si je
veux. »
Être
considéré comme un pote par René, je sais pas si
c’était une référence, mais ça partait d’un bon mouvement. J’étais tenté. En
plus, qu’il ait un copain dans ce genre-là, et assez lié pour être invité chez
lui, ça me surprenait un peu.
« Tu
l’as connu comment, ce mec ?
– Comme
ça, tu sais… »
Il avait
l’air gêné, il restait dans le vague, ça m’a intrigué un peu plus. Du coup j’ai
dit « D’accord, prendre un peu l’air ça me fera pas de mal. »
C’est
comme ça qu’on s’est retrouvé, René et moi, dans une ancienne ferme un peu
délabrée, près de Bray-sur-Seine. Le patron, le fameux copain de René,
s’appelait Germain. Il devait pas être loin de la soixantaine, mince et nerveux, l’air du type qui sait où il va, qui te regarde
d’un peu haut, qui t’évalue… et qui fait rien pour rien. Tout de suite il m’a
eu à la bonne, du moins c’est l’impression qu’il m’a faite. Sa femme,
Jacqueline, était beaucoup plus jeune que lui, à peine la quarantaine. Elle
était brune et sèche comme un pruneau mais pas laide, seulement un peu l’air
sauvage. Elle aurait pu être gitane, mais la suite m’a fait comprendre qu’elle aurait pas apprécié qu’on lui dise ça.
On était
arrivé un samedi soir, pour le dîner, et on en a profité pour faire
connaissance. Ça s’est bien passé, ambiance correcte, repas bien arrosé, tout
baignait. Les clients de Germain, cinq mecs grisonnants habillés sport sont
arrivés le dimanche matin vers dix heures. On a pris les fusils et on est allé
vers l’étang pour tirer quelques canards. Germain m’avait prêté un fusil, il en
avait plusieurs à distribuer pour ceux qui arrivaient démunis. Ce qui m’a
surpris, c’est qu’il m’a pris à l’avant dans la camionnette, René accompagnait
Jacqueline dans sa Méhari, et les clients ont suivi dans la voiture de l’un
d’entre eux, une Land Rover louée pour l’occasion. Ça faisait safari chez les
notaires.
Mais on est pas allé loin. À quelques centaines de mètres, une
petite route surplombait un pré en pente, et cinquante mètres plus bas, guère
plus, se trouvait un étang grand deux fois comme le bassin du Luxembourg. On
est tous descendu de voiture et Germain a installé tout le monde dans le pré, à
mi-pente. Il nous a alignés là, fusil au creux du bras, le long d’un sentier
qui traversait la prairie.
Là-dessus,
il est remonté jusqu’à la camionnette et il en a sorti des cages grillagées
pleines de canards serrés comme des sardines – oui, je sais, ça fait bizarre
comme image ! Il a libéré les canards d’une des cages et à peine sortis
ils se sont envolés, mais comme ils ont avisé tout de suite le plan d’eau, ils
ont volé dare-dare vers lui. Du coup, ils survolaient les chasseurs à pas dix
mètres, et pam-pam-pam, ils se sont tous fait dézinguer avant d’arriver à
l’eau. C’était ça la chasse à Germain. Comme tout le monde avait pas eu sa
bestiole, il a lâché une nouvelle escadrille et ça a recommencé comme devant.
Après quoi on est rentré à la ferme, chacun son canard mort sous le bras, et on
s’est bu l’apéro.*
Après le
repas – gibier décongelé et patates sautées –, le café et le pousse-café,
c’est-à-dire vers trois-quatre heures de l’aprème, on est retourné au champ de
tir. Là, c’était plus des canards mais des perdreaux et on restait sur la route.
Germain a lâché les oiseaux dans le pré, ils étaient totalement désorientés, et
le temps qu’ils réalisent le danger et se dirigent vers les haies,
re-pam-pam-pam, on avait qu’à les tirer. Ça tombait comme à Gravelotte, les
bestioles n’avaient aucune chance, elles ont toutes été tuées dans les trois
premières minutes. C’était trop court, c’est pourquoi les invités se sont mis à
scander « Des canards ! Des canards ! » Ça leur avait plu, le
massacre des canards. Germain et René sont remontés à la ferme pour ramener des
cages de canards et l’histoire du matin a recommencé.
Au bout du
compte, les types sont rentrés chez eux avec chacun sa paire de canards et ses
trois-quatre perdreaux. Combien ils avaient payé pour ça, je
l’ai jamais su, mais le Germain leur a sûrement pas fait de cadeau.
On est
resté à la ferme, René et moi. On a aidé à ranger, et puis on s’est fait un
petit tour dans les environs, histoire de fumer une sèche en prenant notre
temps. C’est là que René m’a demandé « C’est quoi, Gravelotte ? ».
J’étais tout fiérot de lui raconter un bout d’Histoire de France, souvenir de
mes lectures. Il faisait doux, on a regardé le soleil disparaître à travers les
arbres, grosse boule rouge coupée de nuages fins, c’était chouette.
Et puis
Jacqueline nous a appelés pour le repas. C’est là que ça s’est gâté. Parce que j’ai pas tardé à comprendre que le gars Germain, il avait
une idée à mon sujet. J’avais pas été invité pour
rien, juste pour passer un week-end à la campagne, non, il était plutôt
question de me recruter.
Ça a
commencé par la discussion bateau : la politique, le gouvernement – c’était
Mitterrand deuxième période, avec Fabius –, l’incurie généralisée, les
affaires… Et puis tout doucement on a dérivé sur comment remettre de l’ordre, rendre
sa grandeur à la France, pas comme de Gaulle, le traître, mais pour de bon, et
sans se laisser ramollir, façon bonne âme, non, mais foutre toute la racaille à
la mer, les bougnoules, les francs-macs, et surtout les pires, les
youpins ! C’est Jacqueline qui y allait le plus fort, là, elle était prête
à zigouiller tout ça, à liquider toute cette saloperie, elle l’affirmait.
Je parle
comme eux pour me faire comprendre, mais sur le moment je sentais la rage qui
me remontait de la poitrine à la tête, j’étouffais de plus en plus. Finalement, arrivé au dessert, j’ai pas tenu, j’ai gueulé.
Je les ai engueulés. Je suis peut-être un repris de justice, mais j’ai été
élevé dans l’esprit de la sociale. Chez moi, mes vieux, pendant l’Occupation,
ils étaient du genre FTP, et à table, le soir, ils parlaient du Front popu, du
Mur des Fédérés, tout ça. Et voilà que je me retrouvais à tu et à toi avec les
pires fachos !
Donc j’ai
gueulé. Tellement, que ça a failli mal tourner, le ton a monté, un peu plus je
me faisais casser la gueule, même pire vu la tête que faisait cette vipère de
Jacqueline, sauf que René, bonne poire, m’a dit « Fous le camp, Élie, ça
va mal tourner, j’aurais pas dû t’amener. » J’ai
compris qu’il avait raison et je les ai laissés en plan, je me suis barré. Je
leur ai laissé mes canards et mes perdreaux, après tout je
les avais pas payés.
Il faisait
nuit, j’ai marché jusqu’à un village, le Petit-Peugny, pas loin de Bray, et là
j’ai trouvé une grange pour dormir. Le lendemain je suis rentré à Paris en stop,
ça m’a pris la journée.
Quand je
suis arrivé à l’agence, M. Bernard, le Boss, était pas
content, j’étais censé travailler l’après-midi. Il m’a dit « Qu’est-ce que
t’as fait au gros René ? Il veut plus faire équipe avec toi. » J’ai rien
répondu. C’est que le Boss, c’est un ancien casseur de révolutions, en Afrique…
24 juin 2013
* Cette scène des canards
est authentique, à cela près que cela se passait en Languedoc.
–oOo–
21
Quand on parle plants et semences*
Ce dimanche
matin, on était en mai, j’étais allé au marché faire mes petites courses pour
la semaine.
C’est pas
que je manque d’occasions pour les faire les autres jours, vu le nombre de
supermarchés où je suis obligé de passer des heures à cause de mon travail,
mais le marché c’est autre chose, c’est plus vivant, c’est plus libre, et quand
il fait beau, comme ce matin-là, c’est presque les vacances, l’air est léger,
les robes des femmes aussi, y a de la couleur et y a du rire.
Le marché
de Pantin, le dimanche, c’est Place de l’Église. Je sais
pas si ça fait plaisir à Monsieur le Curé, vu le bruit, mais ça arrange ses
paroissiennes, parce qu’elles ont déjà le filet à la main quand elles sortent
de la messe.
Bref,
j’étais au marché et je venais de m’arrêter devant l’étal de Gégène, mon
maraîcher préféré. Je l’appelle Gégène à cause de l’écriteau au-dessus de son
étal : « Chez Gégène y a pas de gêne ». Côté poésie c’est pas du Mallarmé, mais ça montre bien le genre de ce
type-là, plutôt bon gars, et pas compliqué.
On
taillait une bavette entre deux clientes à servir. On plaisantait, je suis pas un Parigot pour rien. C’est devenu un pote à
moi, et des fois, avant de remballer, il m’accompagne au troquet pour un petit
gorgeon.
Ce
jour-là, comme c’était la saison, il avait ramené des plants de tomates de son
terrain. Ça se vendait bien et ça lui coûtait pas
grand chose. Il en avait déjà placé une bonne dizaine. Y a encore quelques
jardins, derrière les pavillons, où des retraités cultivent deux-trois légumes.
Il lui en restait plus que deux, des plants.
À côté de
moi, devant l’étal, y avait un mec à lunettes qui regardait ça. Tout d’un coup
il dit à Gégène « Vous les sortez d’où, vos plants ? » Gégène, tout
fiérot, lui répond « Ben de chez moi, ça vient direct de mon terrain,
c’est moi qui les ai plantés et c’est moi qui les ai soignés, vous pouvez avoir
confiance ! » L’autre avait pas l’air convaincu,
loin de là. Il a pas répondu au sourire de Gégène. Au
contraire, il a pris un ton sec pour lui faire sa réponse, et franchement, on s’attendait pas à la question qui est arrivée :
« Vous
avez votre carte du GNIS ?
– Hein ? a
fait Gégène, pas sûr d’avoir bien entendu, c’est quoi votre truc ?
– Mon
truc, comme vous dites, c’est le Groupement national interprofessionnel des semences
et plantes, G, N, I, S. Vous ne connaissez pas, ce qui signifie que vous n’êtes
pas adhérent. Et moi, je suis agent de la Répression des fraudes, voici ma
carte professionnelle. C’est en cette qualité que je vous demande votre carte.
À partir du moment où vous vendez des plants, vous avez l’obligation de me
présenter votre carte du GNIS. Donc pas de carte ? Cela va vous coûter une
amende, Monsieur. Et ce n’est pas tout ! »
Fallait
voir la tête de Gégène en entendant ça. Il en gardait la bouche ouverte
tellement il était baba.
« Ouais
mais, dites, là c’est pas mon cas. Moi, mes tomates,
mes plants, ça vient de chez moi, je vends pas des
trucs volés ou quoi. Je vous ll’ai dit, c’est moi qui les ai plantés. Avec mes
graines à moi. Que je récolte d’une année sur l’autre. Sans blague. Vous voyez
bien !
– Cher
Monsieur, c’est justement ce qui vous est reproché : vous utilisez des semences
qui ne sont pas homologuées. Vous êtes incapable de produire les papiers de vos
tomates, Monsieur ! Oui ou non ?
– Les papiers
de mes tomates ? Les papiers de mes tomates ? »
Là, Gégène
était devenu tout rouge. On lui demandait les papiers
de ses tomates ! Il m’a regardé comme un fou, les yeux sortis des orbites, les
lèvres tremblantes, puis il s’est tourné vers le type :
« Vous
déconnez ou quoi ? C’est une blague ?
– Non
Monsieur, ce n’est pas une blague, et je vous prierai de surveiller votre
langage, en tant qu’assermenté je serais en droit de vous causer des ennuis si
vous persévériez dans cette voie. Je vous demande les papiers de vos tomates
pour la raison suivante : il existe, figurez-vous, un catalogue officiel des
plants de tomates autorisés. Si vos plants n’y figurent pas, vous êtes en
infraction. Ce qui signifie que vous devez régler l’amende fixée par la règlementation. »
J’ai
interrompu le type en lui posant ma menotte sur l’épaule. Il s’est tourné vers
moi et il a levé la tête pour me regarder. Je lui ai fait un beau sourire :
« Ils
viennent d’où, les plants autorisés ? »
Je venais
de lire un article sur les grands groupes industriels qui se débrouillent pour
que, petit à petit, leurs semences soient les seules autorisées. Pas celles des
paysans. Simple question de sécurité sanitaire, qu’ils disent. J’avais pas forcément tout compris, c’est Angèle qui m’avait
filé le magazine alors forcément ça dépassait mes compétences, mais quand même,
j’avais vu le truc : monopole et compagnie, donc gros bénefs à la clé pour les
uns, et plus de semences gratos pour les paysans.
J’ai pas de
raison d’avoir de la tendresse pour les paysans, je me rappelle comment ils
arnaquaient les citadins affamés pendant l’Occupation, mais bon, c’est quand
même la masse des pauvres contre deux-trois grandes compagnies mondiales, cette
affaire-là, alors faut savoir choisir son camp.
Le type a
très bien compris ce que je voulais dire en posant ma question. Le ton que
j’avais employé était pas trop amène mais il a pas été
impressionné. Pourtant il a mis un moment à me répondre. Il savait que je
soulevais un lièvre.
« Peu
importe d’où ils viennent, Monsieur, ces plants, ils sont autorisés et les
autres non, pour moi c’est tout ce qui compte. Pour le reste, voyez plus haut,
adressez-vous aux autorités compétentes et laissez-moi faire mon
travail. »
Il a
enlevé ma main de son épaule et il s’est tourné vers Gégène :
« Dans
votre cas, Monsieur, c’est une amende de 450 euros qu’il vous sera demandé de
payer. »
À ce
moment-là, j’ai aperçu mon pote Younous, il se baladait, l’air peinard, dans la
même allée du marché. Younous, on le changera pas, il
a les barbus de chez lui aux fesses pour cause de religion, mais il arrive pas
à comprendre qu’il ferait mieux de se cacher au moins pour un temps. Rien à
faire. Donc je le vois et il me voit. Alors je lui fais signe et il s’approche.
« Younous,
mon ami, tu sais pas ce que j’apprends ? Figure-toi que maintenant, on peut
plus utiliser les semences si on les a pas achetées à un industriel. Ici c’est
comme ça. Et un jour ça sera pareil au Burkina, je te le dis.
– Ah bon,
qu’il fait, pourquoi tu me dis ça ? »
Je lui
explique l’histoire des plants de tomates à Gégène et je lui montre le type,
qui est en train de remplir des papiers. Younous me regarde l’air effaré, juste
comme Gégène un moment plus tôt :
« Les
papiers des tomates, il demande, ce mec ? Tu rigoles ! Qu’il vienne chez moi,
tu verras comment il sera reçu. Payer des semences ! Mais on les a, les
semences, Ça fait des temps et des temps qu’on les a. Moi je peux te dire, mon
père, eh ben les semences il les trie, comme il a fait son père, il les soigne,
je peux te le dire. Ou alors il les trouve chez des voisins, ils se les
échangent, les semences, pasqueu je vais te dire, faut pas les remettre au même
endroit. »
Et voilà
mon Younous, fils de paysan, qui se met à me faire carrément un cours sur les
semences : les bonnes, les mauvaises, les bons moments, les mauvais moments. Il
s’adresse aussi à l’agent assermenté, il l’attrape par le bras pour être plus
convainquant. Gégène, du coup, est intéressé lui aussi, il fait le tour de
l’étal et il commence à discuter avec Younous. Ça attire deux dames qui
sortaient de l’église, la mère et la fille. Elles militent pour l’écologie, ces
dames-là, elles se mêlent à la discussion, et puis l’une d’entre elles, la
mère, appelle un petit gros entre deux âges qui s’avançait innocemment :
« Père
Luc ! Père Luc ! Venez voir, nous parlons écologie avec ces messieurs ! (elle
se tourne vers moi, qui suis juste à côté) : C’est notre prêtre, il était
missionnaire à Madagascar, il connaît bien la question, vous savez, c’est son
sujet favori, l’histoire des semences, parlez-lui de Monsanto, tiens ! Il vous
en dira long… »
Je vous
passe la fin de l’histoire, elle se résume à ça : en voyant l’attroupement,
l’agent des fraudes a compris qu’il valait mieux pour lui qu’il s’en aille.
Avant de partir, il a tout de même dit à Gégène : « Plus de plants
interdits, hein ! »
1er juillet 2013
* Cette histoire est inspirée d’une
information du numéro de Basta! (www.bastamag.net) du 5 juin dernier relayée par
Le Canard enchaîné du 19. Depuis, la règlementation a changé.
–oOo–
22
Quand on agit normalement
Parrain,
c’est une responsabilité. C’est pour ça que je vais voir ma filleule, Bérénice,
au moins une fois par mois. Cette fois-là, elle allait sur ses trois ans. Je
lui ai amené un livre, faut commencer tôt. Il est en plastique, il risque pas de se déchirer et en plus il va dans l’eau.
C’est l’histoire d’une petite ourse, celle qui a un
gros nœud rouge entre ses oreilles marron genre peluche, Bérénice avait le même
nœud le jour où je l’ai vue pour la première fois. C’est dire si j’avais étudié
la question avant de choisir mon cadeau !
Bérénice,
elle est jolie, je peux le dire, c’est pas parce que
c’est ma filleule. Les cheveux noirs très fins, bouclés naturellement, la peau
très claire et les yeux bleu foncé, si vous voyez le genre. Une vraie poupée.
En plus elle est presque toujours souriante, sauf en cas de caprice, et elle
est très vive côté comprenette.
Quand
j’arrive, j’ai qu’à me pencher elle me saute dans les bras, j’ai droit à plein
de sourires et de bisous, tout ça !
Donc
j’étais là-bas, je sirotais un scotch avec ses parents pendant qu’elle faisait
un discours à sa poupée. Tout baignait. Ils ont un joli petit pavillon à
Chelles, pas loin de la Marne. C’est une grande banlieue encore tranquille.
Mais là
j’ai parlé trop vite parce que justement, on a entendu un grand bruit, genre
ferraille qui s’écrase, bris de verre et cris de femme, suivi de la musiquette
d’une voiture de flics qui approche à toute allure.
J’étais
déjà dehors, sur la pelouse, pour voir, quand une femme s’est précipitée dans
le jardin avec un enfant dans les bras :
« Entrrrer
missieu, entrrrer j’ai tite fille cacher. »
Elle me
montrait la fourgonnette encastrée dans le muret de clôture, le type qui en
sortait le front en sang, et la voiture des flics qui arrivait.
Je n’ai
pas réfléchi, je l’ai fait entrer et j’ai refermé la porte d’entrée sur moi.
Les parents de Bérénice étaient à la fenêtre du salon, mais quand ils nous ont
entendus arriver tous les trois, la femme, l’enfant et moi, ils ont couru
jusqu’à l’entrée et là, ils sont restés complètement figés. Ils étaient
éberlués, Anne-Laure en gardait la bouche ouverte et Bertrand répétait bêtement
« Mais, mais, mais… »
C’est
seulement là que j’ai regardé vraiment la jeune femme et la petite fille
qu’elle tenait dans ses bras : aucun doute, il s’agissait de Tziganes. Ou de
Roms, comme on dit maintenant. Je les ai fait entrer dans le salon et je suis
retourné dans le jardin pour voir ce qui se passait.
Les flics
avaient arrêté le type et ils fouillaient le fourgon, un vieux machin tout
rouillé qui avait dû user plus que sa part d’asphalte. Ils étaient trois et ils
avaient l’air d’avoir trouvé le pot aux roses, ils se tapaient sur l’épaule en
se montrant l’intérieur de l’antiquité sur roues. Du coup ça m’a intrigué et je
suis allé voir : l’arrière de la fourgonnette était plein de morceaux de cuivre
en tout genre, depuis les tuyaux classiques de plombier, du tout neuf au très
vieux, jusqu’aux sections de câbles de toute sorte savamment cisaillés. Vol de
métaux. Le type était bon pour un séjour aux frais de la République.
Bertrand
m’a rejoint et il a constaté lui aussi le corps du délit, puis les dégâts
occasionnés par le choc de la voiture sur son mur de clôture. Le flic le plus
ancien dans le grade le plus élevé lui a assuré qu’il pourrait porter plainte
dès qu’il le voudrait mais Bertrand a dit qu’il n’y avait pas grand chose à déclarer,
que le muret était fait de bons gros vieux blocs de pierre de taille sans
crépi, que ça remontait à l’ancien domaine sur lequel tout le quartier était
bâti.
Ce n’était
pas ça qui le tracassait, en fait, il avait autre chose en tête. Je me suis dit
qu’il allait parler de la femme et de sa petite et j’ai vu qu’il a hésité à le
faire, mais finalement il n’a rien dit, il a juste demandé aux agents si
c’était à lui d’appeler une dépanneuse. Les flics ont répondu que non, que
celle de la police arrivait, et ils ont rien ajouté. J’ai compris alors que ces
messieurs des forces de l’ordre présents sur le terrain n’avaient rien vu
d’autre que ce fourgon et son conducteur. J’étais soulagé.
Bertrand
m’a regardé, je l’ai regardé et on s’est compris. C’est depuis ce moment-là que
Bertrand, tout BCBG qu’il soit, il est devenu vraiment mon pote. On a salué les
flics et on est rentré.
À
l’intérieur, Anne-Laure avait installé la femme sur le canapé du salon. La
petite fille était assise sur le tapis à côté de Bérénice, qui jouait
tranquillement avec sa poupée, style « Moi j’ai une belle poupée, tralala
! ». La petite Tzigane observait la poupée avec la plus grande attention.
Le regard d’une affamée devant un hamburger, en fait.
Elle
devait avoir elle aussi dans les trois ans mais elle était beaucoup plus petite
que ma filleule. Très brune et très jolie elle aussi, mais dans un genre
différent, plus exotique, avec ses yeux et ses cheveux d’un noir super-luisant.
Au moment
où on entrait, Bertrand et moi, Anne-Laure a eu le geste qui me l’a fait aimer
pour toujours, elle aussi, elle est allée chercher dans un coffre une autre
poupée, une belle blonde avec robe à froufrou et chaussures de bal, pour la
donner à la petite. Cendrillon.
La dame
rom pleurait, c’est tout ce qu’on voyait d’elle à part ses vêtements colorés à la romanichel, foulard compris. Elle
avait pas arrêté depuis son entrée sur la pelouse et en fait, elle
devait continuer pendant des heures, jusqu’à ce que les deux jeunes bourges
l’installent dans la chambre d’amis pour la nuit.
Anne-Laure
et Bertrand, avant ça je les connaissais pas, en fait.
Eux-mêmes, ils me l’ont dit plus tard, ils savaient pas comment ils réagiraient
dans un cas comme celui-là, ils s’étaient même jamais posé la question, c’était pas le genre de choses qu’étaient censées leur
arriver. D’un côté, ils se sont étonnés eux-mêmes, d’un autre côté ils ont
pensé après coup que ce qu’ils avaient fait, c’était juste naturel. Normal.
Mais moi
je savais que c’était pas la réaction de tout le
monde. Que dans la plupart des cas, la jeune femme, avec sa môme, aurait été
foutue dehors vite fait bien fait à peine entrée. Que les flics auraient été
chargés de règler l’affaire. Et que personne aurait
pensé à la suite, à ce qui allait lui arriver. « Malheur aux vaincus
! » comme disait Brennus.
(Oui, je
sais, en citant Brennus je fais genre pédant, en plus je suis pas sûr que ça
tombe vraiment à propos, mais je regrette pas : c’est
pas tous les anciens taulards qui seraient capables de le faire.)
Je sais même
que dans certains cas la bonne femme, après avoir refermé sa porte, se serait
demandé si elle allait pas faire désinfecter son
salon. Et même que le type aurait pu lui dire « Tu vois Cocotte, je me
demande si faut pas que j’achète un flingue, on sait jamais, si des fois on
était attaqué »
La jeune
femme s’appelait Rosa, et sa petite fille Rosina. En fait elle était venue de
Roumanie et maintenant elle voulait y retourner. Elle avait
plus aucun moyen de rester dans ce pays. Dans les jours qui ont suivi, Bertrand
l’a ramenée à leur camp, le long du Périf, pour chercher ses affaires.
Anne-Laure et lui s’étaient posé plein de questions mais ils
avaient pas vu d’autre solution, ils allaient lui payer le voyage de
retour. Ils pouvaient pas garder chez eux une personne qui
avait pas les bons papiers et qui devait être recherchée par la police.
Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était lui éviter l’arrestation, le placement
en centre de rétention, l’expulsion. Ç’aurait été trop dur pour la petite.
On en a
beaucoup discuté. Je leur disais qu’ils étaient obligés à rien, que c’était pas
leur faute si c’était comme ça, si les pauvres devaient toujours payer plus
cher que les autres, dans la vie, que c’était pas eux qui avaient inventé
toutes ces choses qui vont pas. Mais eux, ce qu’ils voyaient, c’est que sur le
tapis de leur salon y avait deux petites filles qui jouaient à la poupée, une
qui avait une vie normale devant elle, avec tout ce qu’il fallait pour être
heureuse si tout se passait comme prévu, et l’autre qui était née du mauvais
côté, qui allait connaître la galère toute sa vie, et qui avait rien fait pour
mériter ça. Et ils me disaient que pour eux ça ne passait pas. Ils avaient dans
l’idée que c’était pas juste.
Alors au
bout du compte ils les ont accompagnées jusqu’au car qui faisait la Roumanie.
Une ligne plus ou moins régulière bien connue des migrants. Ils ont installé la
mère et la fille, avec leurs bagages, ils ont payé le voyage au chauffeur, et
ils sont descendus. Je les attendais sur le trottoir, c’était sur un boulevard
des Maréchaux, côté nord-est, bien sûr, le côté de la Ville lumière où y a de
l’ombre.
Au moment
où le car a démarré, la petite Rosina leur a fait des bisous et la poupée
Cendrillon aussi.
8 juillet 2013
–oOo–
23
Quand on
joue au privé
Younous
est venu me voir au Foyer. Il avait l’air embêté. ça
se voyait bien, il a pas voulu la bière que je lui proposais. Younous qui
refuse une bière, c’est pas courant. Il me dit bonjour
et il commence à aller et venir dans ma carrée.
C’était
vers midi-une heure, je m’étais assis à table histoire de lui faire comprendre
que j’avais pas que lui à m’occuper. Au bout d’un
moment, je l’ai interrompu dans ses déplacements :
« Eh
Younous ! Allo ! Ton pote Élie est à l’écoute. »
Il s’est
quand même arrêté, il m’a regardé l’air de se demander quoi faire, il
ressemblait à une truie qui doute.
(« Je
suis comme une truie qui doute », c’est un livre de Claude Duneton que
j’ai trouvé chez Angèle, une histoire de prof.)
Il a fini
par me répondre :
« Je
sais pas quoi faire. D’un côté, je sais que je dois rester caché, rapport aux
barbus qui me cherchent pour me faire ma fête. Bon. D’un autre côté, je me dis
que c’est pas correct. Y a des moments où il faut être
correct. Surtout avec la famille. Après ça t’es plus respecté. Si t’es pas correct. Dans ta famille ou ton village ou quoi
t’es plus respecté. T’as fait honte à tout le monde. »
Je voyais
que l’affaire était grave, en tout cas dans la tête à Younous, mais je comprenais toujours pas de quoi il s’agissait. Fallait un
gros cas de conscience pour qu’il oublie tout simplement de dire de quoi il
parlait.
Quand il
m’a eu expliqué, j’ai pensé d’abord qu’il se faisait toute une histoire d’une
affaire de rien du tout, mais après j’ai compris que ça ferait du bruit chez
lui, en Afrique, pour lui mais aussi pour sa famille, au cas où il se
déroberait. Affaire d’honneur. Mais sur le moment, j’ai commencé par le
chambrer, façon pédant comme pas deux :
« Tu sais
à quoi ça ressemble, ton histoire ? On dirait les stances du Cid ! D’un côté,
de l’autre côté, et moi au milieu… Tu me fais marrer !
– Arrête
ton charre, mec ! J’en ai rien à faire, des existences
de ce mec, là, ton Sidi. Je rigole pas. Écoute-moi : j’ai
un cousin, un Mossi comme moi, pas très proche, c’est un Yameogo, ça te dira
rien, mais dans ma famille on leur doit beaucoup, tu piges ? Bon. Eh ben il a
un problème. Il demande de l’aide. Genre baston, si tu vois. C’est lui qui
s’est fait bastonner. Et aussi voler. »
Il m’a
bien regardé, en hochant la tête, pour voir si je suivais.
Je
suivais.
« Mon
cousin il a une supérette. Comme gérant, hein, pas proprio. Eh ben il s’est
fait racketter. Des mecs qui lui demandent du pognon pour être protégé. Faut qu’il
paye, autrement au lieu de le protéger c’est eux qui le punissent. Tu captes ?
Ils viennent une fois par semaine et ils palpent le fric. L’autre fois il en a
eu marre il a pas payé. Pasqueu tu comprends, il pouvait pas prendre dans la caisse, alors il les payait
sur ses sous à lui. Il a dit aux gars « Faites comme vous voulez moi je
paye plus, faut que je rende des comptes au patron, si je
paye pas à lui je suis viré, qu’est-ce que vous y gagnez ? » Il a
dit ça, mais eux ils en avaient rien à foutre. « Nous
aussi on a un patron, ils ont dit, si on ramène pas le blé on
est pas que virés, en plus on est tailladés. Alors tu casques ou nous on
casse. » Toute façon, ces gars-là, c’est pas des
génies, hein, ils font ce qu’on leur dit et c’est tout, ils voient pas plus
loin.
– Alors il
t’a demandé de venir l’aider, faire comprendre à ces types-là qu’il avait de la
ressource, c’est ça ?
– Ben oui.
– Et pourquoi qu’il a demandé qu’à toi ? Parce
que t’es pas le seul Mossi dans le secteur, il pourrait aller voir du côté de
la Porte-Montreuil, il en trouverait, des gars qui seraient d’accord pour aider
un compatriote.
– Tu crois
ça ? Ben tu te trompes. Personne bougerait. C’est plus
compliqué que ça. Les gars ils diraient « Va d’abord demander à ta
famille, t’as pas de famille ou quoi ? » La honte. »
J’ai
compris qu’on tournait en rond, et j’ai compris aussi ce que Younous était venu
me dire, en fait, mais sans avoir l’air de le dire, juste en attendant que je
pige et que je dise ce qu’il attendait que je dise :
« Bon
d’accord, Younous, je vais aller le voir, ton cousin, il est où ? »
Il tenait
cette petite supérette de la rue Belgrand. Je la connaissais bien, pendant
longtemps c’était une famille de Kabyles qui la tenait. Ça dépend d’une
enseigne connue et ça se résume à une salle parcourue de rayons étroits qui
font comme un labyrinthe. Tu entres et t’as pas à réfléchir pour savoir où
aller, tu suis le parcours en remplissant ton panier, à la fin t’as le choix
entre deux caisses.
Ce
jour-là, comme on était en milieu de matinée, une seule caisse fonctionnait et
une jeune fille qui devait être une Mossi elle aussi se trouvait derrière,
l’air de pas avoir dormi ni mangé depuis longtemps. Il y en avait une autre
dans les rayons. Une boulotte, cette fois. Le type qui est venu à ma rencontre
en voyant que je restais devant l’entrée sans bouger était peut-être un Mossi,
mais pas du même gabarit que mon pote Younous, le modèle nettement en dessous,
genre nabot. Il avait l’air harassé. Cette supérette, c’était peut-être la chance
de sa vie, mais lui et ses filles, si c’était ses filles, ils payaient cher son
ambition et l’énergie qu’il avait dû déployer pour en arriver à devenir gérant.
Je me suis
présenté et on s’est mis d’accord : au jour et à l’heure où les gars devaient
venir chercher les sous, j’attendrais dans la rue, assis sur un banc public
façon chômeur désabusé. Après qu’ils soient sortis tout contents, c’était à moi
de jouer. Facile à dire.
Ces deux
types, je les ai reconnus facilement, ils avaient le physique de l’emploi et la
tenue attendue, sweat à capuche et froc de jogging. Y avait un petit nerveux
blondasse avec des tatouages agressifs suivi d’un malabar, une sorte de
catcheur au crâne rasé. C’était des jeunots.
Quand ils
sont ressortis, j’ai pris le parti de les suivre sans me faire repérer. Je
voulais voir à qui ils allaient remettre l’enveloppe. Ils étaient sûrs d’eux, ils se méfiaient pas. Ils avaient tort, mais à première vue c’était pas le QI qui devait faire leur force.
Ils m’ont
amené tranquillement jusqu’à un rade de la rue des Pyrénées, au coin de la rue
Alexandre-Dumas, au-dessus de Gambetta. Ils y sont entrés et moi, en passant
tranquillos devant le café j’ai eu le temps de voir qu’ils remettaient quelque
chose au barman. Par prudence j’ai tourné dans la rue Alexandre-Dumas, et j’ai
bien fait car ils ont remonté la rue en traversant le carrefour, le feu était
au vert, sans jeter un regard de mon côté. Du coup je me suis pointé dans le
bistrot et j’ai commandé un demi au comptoir.
Celui qui
m’a servi était pas un employé, ça se voyait, c’était le patron. L’air du brave
type, genre pépère dans la bonne cinquantaine, un peu déplumé, petite bedaine
et gros pif empourpré. Il a retiré la sèche qui pendait au coin de sa bouche
pour m’entreprendre sur la météo, rien de personnel, j’avais
pas l’air de beaucoup l’intéresser. Par contre, le type qui est entré un quart
d’heure plus tard a changé la donne, mon bonhomme lui a tout de suite fait un
signe de tête qui voulait dire « Oui ».
Le gars,
un grand Noir, s’est installé comme moi au comptoir, à l’autre bout, et il a
commandé un demi lui aussi. Je le voyais dans la glace. Il m’a pas vraiment
regardé, juste un coup d’œil vite fait, si bien qu’il m’a pas reconnu,
heureusement, mais moi si. Je l’avais déjà croisé, sans plus, et je savais que
c’était un copain à Younous, un Mossi comme lui.
J’ai pas eu à
bouger la tête pour apercevoir le geste du marchand de Kro qui lui faisait
passer une enveloppe.
J’ai payé
et je suis parti. L’affaire me regardait plus. Je devinais une histoire bien
plus compliquée qu’une banale affaire de racket. En rentrant à pied jusqu’à
Porte-des-Lilas, je réfléchissais. Est-ce que je devais en parler à Younous ?
Est-ce que ça serait pas plus intelligent de lui dire que j’étais toujours sur
l’affaire mais que ça prendrait du temps ? Parce que là, je flairais du vilain,
y avait du sang à la clé, j’en étais sûr. Cette fois-ci, le choix cornélien
c’était pour moi.
Finalement
je suis allé le voir chez Angèle pendant qu’elle était à sa gym et je lui ai tout
dit. Il m’a regardé, il a fait « Ah ? », il est resté silencieux un
moment et puis il m’a dit « Merci Élie, t’as plus à t’en faire,
maintenant, sois tranquille, tu veux une bière ? » J’ai fait non de la
tête et je suis parti.
Sur le pas
de la porte je me suis retourné et j’ai juste dit « Fais gaffe à toi,
Younous. » En fait, j’étais sûr d’avoir encore à m’en mêler.
15 juillet 2013
–oOo–
24
Quand on évoque des sauvages
Ça n’a pas
manqué ! J’avais bien averti Younous qu’il allait vers les ennuis, mais il en a pas tenu compte. Ou bien il a
pas voulu, ou bien il a pas pu, mais quelques jours plus tard ça lui tombait
dessus. Et gravement.
C’était un
lundi de janvier. Comme souvent, j’étais de service à l’hyper de la
Porte-de-Bagnolet. Là, j’étais en double avec René, le gros Normand, c’était
avant l’histoire de la chasse aux canards, lui et moi on travaillait en bonne
entente.
Younous,
on le sait, avait disparu de la circulation rapport aux barbus qui le
recherchaient pour lui apprendre le bon islam, mais à leur manière. Il était
censé se trouver à l’abri chez ma copine Angèle. En fait il y était pas, il
était retourné du côté de la Porte-Montreuil, chez des cousins à lui, mais il
m’en avait rien dit, évidemment, et Angèle croyait que j’étais au courant.
Bref, je
reçois un appel, peut-être vers les onze heures du matin. C’était lui. J’ai
compris tout de suite que quelque chose était arrivé, il avait perdu sa voix,
il chevrotait et on aurait dit qu’il avait du mal à respirer :
« Élie,
amène-toi ! Ça va pas, je suis blessé, je perds mon sang, faut que tu me sortes
de là ! »
Et voilà !
C’était reparti.
J’ai
appelé le Boss pour lui dire qu’il fallait me remplacer tout de suite, que René
allait rester seul parce qu’il fallait que je me tire, question de vie ou de
mort ! M. Bernard, il comprend ces choses-là, il connaît ses gars, il sait
que nous autres on est pas des anges, qu’on est voué
aux avaros, qu’on peut toujours avoir à disparaître subitement. Il a dit
seulement « OK. Fais gaffe à toi, Élie ! » Juste ce que j’avais dit à
Younous.
J’ai donc
prévenu René qu’il serait seul le temps que mon remplaçant arrive et je suis
parti.
Younous
m’avait dit où il était, c’était pas compliqué à
trouver, une impasse où il m’avait déjà amené, derrière les Puces. C’était un
coin pourri, bien sûr, que des maisons en fin de vie, mais normalement on y
voyait toute une petite foule d’Africains de tous âges mais d’une seule
condition, celle du sans-papiers qui se planque ou du travailleur au noir.
Habituellement, les dames en turban et boubou multicolores, pieds nus dans des
savates, faisaient régner l’ordre dans cette cour des miracles, et une colonie
de vacances permanente composée de moutards aux cheveux crépus s’y défoulait à
grand cri. Mais là, personne, tout le monde s’était carapaté ou planqué.
Tout le
monde sauf un, Younous, écroulé sur le pavé, adossé à un mur qui avait dû en
soutenir beaucoup d’autres, un Younous en sang. Ça coulait, il avait les deux
mains serrées sur le ventre pour l’empêcher mais le sang continuait à pisser.
Il avait aussi une coupure au menton mais ça n’avait pas l’air trop grave. À
côté de lui, par terre, une machette à la lame toute rouge.
Bagarre à
l’arme blanche.
Tout ce
que je peux dire, c’est qu’il avait vraiment pas l’air
bien ! Je suis même pas sûr qu’il ait compris que
quelqu’un s’agenouillait près de lui ni qu’il m’ait reconnu. Il geignait.
Je savais
pas quoi faire, j’étais seul, j’avais rien pour l’aider, nettoyer
ses blessures, le bander, le relever, l’emmener quelque part. Et où ? Alors
appeler le SAMU ? Peut-être, mais quoi dire aux personnels ? À tous les coups,
en le voyant comme ça ils appelaient les flics. Je pensais
pas qu’il aurait aimé.
C’est une
vieille dame qui m’a aidé à m’en sortir. Elle habitait là, elle est sortie de
son antre et elle crié quelque chose dans une langue africaine. Le ton était
tel qu’un jeune gars s’est pointé lui aussi, l’air apeuré. Ils ont eu un
échange et j’ai bien vu qu’elle lui ordonnait de faire quelque chose mais que
lui, il était pas emballé. Alors elle s’est mise à
l’enguirlander comme pas deux et finalement il est parti, poursuivi par les
récriminations de la vieille.
Deux
minutes plus tard, une 4L qui avait dû faire la guerre s’est pointée, et avec
le jeune gars on a enveloppé Younous dans une couverture que la femme avait
amenée et on l’a trimballé jusqu’aux aux urgences de l’hôpital Tenon.
« Pas
beau à voir ! » a juste dit l’interne. Je lui ai expliqué que
Younous s’était fait ça en tombant sur une hache et il m’a répondu
« D’accord, et moi je suis l’empereur de Chine. » Il a ajouté
« Vous en faites pas ! » et il est parti à la suite du chariot. Il
rigolait.
En fait,
Younous s’était pris un bon coup de machette dans le ventre. Il m’a expliqué
plus tard qu’il avait participé à une explication violente entre deux groupes
issus de son coin, là-bas, au Burkina. « Cherche pas à savoir pourquoi,
Élie, c’est pas des choses que tu peux comprendre, c’est des trucs qui nous regardent,
des histoires plutôt compliquées. Chez nous, d’habitude, ça se règle par le
palabre, plus ou moins, avec le temps, et aussi la sagesse des anciens, mais
ici ça marche plus comme ça, on est plus dans la coutume. On est perdu. Alors
des fois ça éclate. »
Il avait
jamais été aussi lucide, il avait fallu ce drame-là pour qu’il réfléchisse à
tout ça. Mais moi, je dois dire que cette histoire m’avait plutôt tourneboulé.
D’autant plus que j’avais appris qu’il y avait eu un mort, au bout du compte.
Quelques
jours plus tard, je parlais de tout ça avec Jean, mon pote pasteur, au Foyer.
Il était passé avec un collègue à lui, un nommé Marcel, il voulait lui montrer
la maison et aussi lui expliquer le boulot qu’il faisait avec les gars. L’autre
avait dans l’idée de faire pareil dans le coin où il exerçait, dans le Midi.
On a bu un
coup ensemble, du jus de fruits, Jean est à la Croix Bleue, il croit qu’il va
aider les alcooliques à arrêter parce que lui il boit
pas… Enfin, si ça marche au moins pour un ou deux, pourquoi pas ?
Donc on
discutait, et je leur raconte mon histoire. À la fin, je sais
pas ce qui m’a pris, je dis « S’entretuer à la machette en plein Paris,
vous avouerez quand même que ces types-là c’est des sauvages ! »
C’est
comme si une vipère avait piqué Marcel, il a sursauté et il s’est tourné vers
moi, l’air furibard :
« Des
sauvages ? Ils seraient des sauvages ? Parce qu’ils font ça à la machette ? À
l’arme blanche ? Et alors ? Et nous, en 14 ? La baïonnette, ça ne te dit rien ?
Tiens, je vais t’en parler, moi, des sauvages ! »
Et il
s’est mis à nous raconter ça* :
Tenez,
mon grand-père, le père de mon père, s’appelait Auguste, il était l’aîné de
dix-sept enfants, des gens de la campagne, des ouvriers agricoles attachés à la
ferme du maître. C’est dans leur village briard qu’avait eu lieu la Bataille de
la Marne, en 1914.
En
1916, il était dans le même régiment que son frère Alfred, en Lorraine. Ce
jour-là ils descendaient du front après plusieurs jours de combat. Ils avaient
dû charger plusieurs fois. à la baïonnette. L’enfoncer
dans des ventres, la retirer sèchement, rouge de sang, et repartir en courant
vers l’avant.
Alfred
était en tête de colonne et Auguste en queue. Ils n’étaient pas mécontents de
retrouver un peu de calme. C’est alors qu’un tir de shrapnells leur est arrivé
dessus, et qu’un éclat a coupé Auguste en deux. On est allé devant chercher
Alfred. On lui a dit : « Viens voir ton frère, il est mort. » Il est
venu et il l’a vu comme ça.
Quelques
temps après, il s’est porté volontaire comme nettoyeur de tranchée et sa
demande a été acceptée. Il a fini la guerre ainsi, pendant deux ans.
Vous
savez ce que c’était, nettoyeur de tranchée ? Ça consistait à passer dans les
tranchées allemandes après un combat, quand elles venaient dêtre prises, et à
achever les blessés ennemis à l’arme blanche.
Quand
Alfred est revenu au pays, il n’a jamais retrouvé ce qu’on appelle un état
normal. D’ailleurs, dans un cas pareil ce serait quoi, je vous le demande, un
état normal ? Il est mort fou, encore assez jeune.
Voilà
ce que c’est, ces gens qui se battent à l’arme blanche. Et baïonnette ou
machette, quelle différence ? Blancs ou noirs, tous des sauvages. Ou tous des
pauvres gens à qui on a raconté des histoires. Des êtres humains. Ma famille.
Marcel
s’était tu. On voyait qu’il était ému, que cette histoire, elle le travaillait
depuis longtemps. Depuis toujours, sans doute. Une histoire comme tant
d’autres, pourtant. D’ailleurs elle m’a rappelé des choses pas très jolies non
plus de ma guerre en Algérie. Alors je me suis souvenu du poème d’Aragon :
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
2 juillet 2013
* Cette histoire est celle
de l’un de mes grands oncles. Lorsque j’étais enfant, je l’ai entendue raconter
ainsi
par ceux de ses frères qui avaient survécu.
–oOo–
25
Quand on repère un trafic
Quand je
suis en poste dans un magasin, j’aime bien regarder les gens. Celui où on
m’envoie le plus, c’est un Monoprix, À Ménilmontant. Du coup je connais un tas
de gens, de ceux qui y passent, sans leur avoir jamais parlé. Y a rien de tel
pour piger comment vit un quartier de Paris, que de se tenir devant les caisses
d’un établissement comme celui-là pendant des heures. En plus ça me plaît. On y
voit de tout.
On voit
des gens des classes moyennes. Le genre petite jeune
femme bien assurée dans la vie, souvent avec un môme ou même deux. Queue de
cheval plutôt que chignon, tenue propre sur soi, bien lisse. On
est pas fauchée mais quand même regardante sur les prix. On passe à la
caisse sans trop s’intéresser à la caissière, juste le petit sourire
automatique, pour dire qu’on est pas esclavagiste. Et
pas question, pour le petit qui suit, de trépigner pour avoir un des paquets de
ces bonbons qui sont là pour le tenter pendant que maman sort sa carte de
crédit.
Quand
c’est le mari qui fait les courses, soit le genre sportif, tennis plutôt que
golf, cheveux courts, ou au contraire décontracté, cheveux longs ou catogan,
les gosses discutent plus et souvent ils gagnent un petit quelque chose, au
bout du compte, sucette ou chewing-gum.
Mais on
voit aussi les mamas africaines, qu’elles soient encore en boubou ou déjà en
pull et pantalon. Là, évidemment, on compte plus d’enfants par grande personne
et la dispute est quasi-permanente – mais jamais brutale, juste bruyante. Ah le
rire de ces femmes ! Ça vous réjouit le cœur. La plupart du temps, elles
viennent à plusieurs, deux ou trois, et elles mènent la conversation d’un bout
à l’autre de la queue, ou d’une caisse à une autre, que ce soit en français ou
dans leur langue quand elles sont de la même origine.
Leurs hommes viennent pas, sauf pour se rendre au rayon bricolage,
et seuls. Par contre, les Maghrébins préfèrent souvent faire les courses pour
la semaine, les femmes sortent pas souvent. Je parle de ceux qui sont là depuis
longtemps, c’est le cas dans ce quartier la plupart du temps. Les plus jeunes,
au contraire, ils viennent à deux. Et si on voit une femmes
seule, une fois sur deux c’est une Kabyle, je me suis renseigné. Ou ça peut
être une belle grande fille en tenue bien moulante, genre « Regarde si tu
veux mais pas touche. » Des fausses délurées.
Y a aussi
pas mal de vieux Parigots. C’est ceux-là que je préfère, pas pour leur origine,
mais parce que souvent, ils sont seuls dans la vie. D’ailleurs, dans le tas je
compte des vieux Nord-Africains, de ceux qui ont émigré pour le boulot dans les
années cinquante-soixante et qui ont pas pu retourner au pays. Des vieux
célibataires à calotte en feutre rouge, secs et parcheminés, aux yeux tristes,
souvent, ou pleins de sagesse. Des hommes dignes.
Mais des
vieux, ou des vieilles, y en a de toute sorte. L’autre jour, je suivais des
yeux un vieux tout maigrichon, avec sa casquette en toile, une grise à
carreaux, les charentaises au pied et son sac à provision en toile cirée. Il avançait pas sûr de lui, château branlant, en cherchant
son porte-monnaie dans sa poche. Évidemment il l’a laissé tomber, et un jeune
Beur en sweat à capuche s’est précipité pour le ramasser. J’ai eu le réflexe de
m’avancer, déjà moralisant, mais le jeunot a rendu son bien à l’ancêtre avec un
beau sourire. J’ai eu honte de moi.
Oui, des
vieux, solitaires, restés là dans la grande ville sans personne pour s’occuper
de savoir où ils en sont. Je me rappelle une vieille, on causait au marché,
elle me dit « Vous savez, j’habite dans un immeuble, eh ben le jour où je
serai morte, mes voisins s’en apercevront qu’à l’odeur. » Pas gai, tout
ça. Comment on peut en arriver à se retrouver comme ça sans personne ? Et
comment on peut oublier complètement ses vieux, dans une famille ? Ça me dépasse.
Pour en
revenir à mon histoire de magasin, bien sûr y a aussi les caissières, à
regarder. C’est souvent un joli spectacle, des petites jeunes toute charmantes,
le sourire aux lèvres. Faut pas s’y fier, à ce sourire, bien sûr, il est
commandé par la situation : tu souris pas à la
clientèle, tu te fais virer. Les « Bonjour Madame – Merci Madame – Au
revoir Madame, bonne journée ! », c’est juste de la mécanique. Des fois,
pourtant, on sent que ça leur monte du cœur, c’est quand la cliente est assez
sympa pour leur dire un petit mot en souriant elle aussi, même leur poser une
question sur elles, comme ça, juste pour montrer qu’elles font partie de
l’espèce humaine. Ça tient chaud, ces petites choses-là, malgré tout.
Mais celle
que je préfère regarder, chez les caissières, c’est
pas une jeune et jolie, c’est une dame dans la cinquantaine, plutôt enrobée,
double menton et cheveux teints. Elle a une de ces présences ! On dirait
qu’elle joue dans une pièce de théâtre. Elle trône sur son siège devant des
clients qui se bornent pourtant à lui refiler leurs achats pour qu’elle les
passe au lecteur laser. Mais elle, c’est une reine, elle les accueille avec
bienveillance, le sourire aux lèvres. Un sourire amène (j’ai vérifié dans le
dico, le terme est juste).
Pendant
longtemps, j’ai pensé qu’elle était gauloise pur beurre, faubourienne ou
banlieusarde, rapport à l’accent, et puis je me suis aperçu que certaines
petites vieilles l’appelaient Fatma. Sur le moment, ça m’a juste renseigné sur
ses origines, à vrai dire pas trop apparentes – père algérien ? –, et puis
quand je me suis rendu compte que ça arrivait souvent, et toujours de la part
d’un certain type de vieilles femmes du quartier, Ça m’a posé une autre
question : pourquoi celles-là l’appelaient par son prénom ? Qu’est-ce qui les
reliaient à elle ?
D’ailleurs,
elles se bornaient pas à ça, elles lui tenaient une petite bavette chaque fois
que c’était possible, au risque de mécontenter les personnes qui faisaient la
queue. Certaines, même, l’attendaient à la fin de son service, à deux ou trois,
et c’était le début d’une longue discussion, entre elles, mais j’étais pas assez proche pour entendre ce qu’elles se
disaient, ni même pour saisir de quoi elles parlaient. Ça m’intriguait.
C’est sûr,
si j’avais pas eu à rester là pendant des heures à
surveiller, je me serais pas posé ce genre de question, je m’intéresserais pas
à tout ça. Comme quoi, faut bien le dire, on commence surtout à s’intéresser
aux autres quand on s’embête soi-même !
Enfin
voilà qu’un jour, je vois ma Fatma refiler en douce un paquet à une des
vieilles en question. Du coup je l’ai surveillée encore plus, et j’ai vu que ça
lui arrivait régulièrement. J’ai commencé à la regarder autrement. Et en
ruminant, j’en suis arrivé à cette conclusion : ma brave femme de caissière, en
fait, elle avait bien l’air de mener un trafic ! Et avec des personnes âgées
qu’elle devait dominer d’une manière ou d’une autre.
Ça m’a
posé une question grave : que faire ? La dénoncer à la direction ? La signaler
aux flics ? Vous auriez fait quoi ?
Au bout du
compte, j’ai préféré la coincer dans un renfoncement, un soir à sa sortie, et
lui annoncer carrément que j’avais tout vu et que j’exigeais des explications
sous peine de la traîner chez les bourres.
Elle était
dos au mur et je la maintenais par les épaules tout en lui répétant que je
l’avais vue, qu’il était pas question qu’elle me raconte des histoires, que
c’était dégueulasse de mêler des pauvres vieilles à ses manigances, qu’elle
devrait avoir honte, que je pouvais pas laisser passer ça...
Vu ce que
j’avais eu le temps d’apprendre d’elle, je m’attendais à ce qu’elle réagisse de
façon plutôt sèche, mais non. Ce qui s’est passé, c’est qu’elle a éclaté de
rire. J’en suis resté tout bête.
« Mon
pauvre gars, elle m’a dit, t’es un marrant, toi ! Tu vas trop au cinoche ! Tu
te racontes des belles histoires ! »
Elle s’est
arrêtée, elle pouvait plus parler tellement elle rigolait. Puis elle a repris :
« Écoute,
t’es trop sympa, de t’occuper comme ça de mes petites copines, je vais tout
t’expliquer, mais ça risque d’être long, tu devrais plutôt me payer un verre au
bistrot du coin. » Ça m’a paru correct.
Une fois
installée devant une bière blanche, elle m’a tout raconté :
« Alors
voilà : ces vieilles femmes, là, elles sont comme tout le monde, elles ont
besoin de savoir à quoi ça rime qu’elles soient là sur terre, tu piges ?
Autrement c’est trop triste, toutes seules comme ça. Alors je me suis demandée
ce qu’elles pourraient bien faire pour se donner de l’importance. Mais voilà,
qu’est-ce qu’elles savent faire, dans la vie ? Réponse : elles savent tricoter.
Question de génération. Alors j’ai monté l’affaire dans ma tête, tu vois, et ça
a donné ça : je leur refile de la laine que je récupère un peu partout, et
elles, elles tricotent pour un centre social, à Belleville. Les plus habiles
font des carrés et les autres les cousent ensemble. Ça fait des jolies
couvertures bien chaudes, pour l’hiver. Pas plus compliqué que ça, mon pote
! En plus, elles ont de quoi parler entre elles.
Elle a
éclaté de rire à nouveau, mais moi j’avais la larme à l’œil. Parole !
29 juillet 2013
–oOo–
26
Quand on parle serbo-croate
Ce
jour-là, en passant devant la supérette, au second niveau de l’hyper, j’ai jeté
un œil pour voir si la petite Yougo était toujours là. Je me souvenais qu’elle
était parfois embêtée par des jeunes lascars qui la baratinaient et qui
cherchaient à la coincer pour la peloter. J’avais déjà eu à intervenir.
C’était le
genre de petite qui attire les ennuis. Pas qu’elle soit une beauté, au
contraire, c’était une petite nature, chétive, un peu maladive, avec ses
couettes maigrelettes et les cernes qui lui prenaient la moitié de sa petite
figure osseuse. Elle n’avait pour elle que ses grands yeux marron bordés de
longs cils. Cette fille-là devait avoir plus de dix-huit ans, puisqu’elle avait
trouvé du travail, mais on lui en donnait pas plus de
quinze ou seize.
Laide,
triste et craintive, savoir pourquoi je la trouvais attachante ? Mais
malheureusement pour elle, c’est justement parce qu’elle était ce qu’elle était
que les petits durs à la mie de pain du quartier avaient pris l’habitude de la
molester. Et c’est aussi pour ça que le gérant de la supérette, un Turc genre
bibendum, la traitait comme une esclave. Tout ce que je savais d’elle, c’était
qu’elle venait de l’ex-Yougoslavie, vu que tout le monde l’appelait la Yougo.
Donc,
comme je passais, circulant dans l’allée comme le voulait mon service, je jette
un œil dans la boutique et je la vois passer, le seau, le balai-brosse et la
serpillière à la main. Elle avançait pliée en deux, pâle comme la mort.
Il a fallu
que ce soit justement à ce moment-là qu’elle s’écroule sans un bruit. Je me
suis précipité, je suis entré et je l’ai relevée, mais elle était dans les
vapes, les yeux retournés, toute molle, genre poupée de son.
Le Turc
est arrivé le ventre en avant et il a commencé à l’engueuler, et comme je le
regardais d’un air… peu amène, il m’a engueulé moi aussi.
« Ferme-la
et appelle les secours », je lui ai dit.
Le ton
devait être assez net, car il est reparti vers son semblant de bureau, et dix
minutes plus tard, les pompiers étaient là.
J’avais
aidé à contenir l’attroupement qui s’était formé, c’était mon boulot, du coup j’ai pas pu savoir comment allait la petite quand elle a été
enfournée dans le fourgon rouge. J’avais juste eu le temps de demander à un
pompier où ils l’emmenaient. « Aux urgences de Tenon, à Gambetta »,
il m’a dit.
Je suis
comme ça. Angèle, ma voisine, me l’a déjà dit, j’ai tendance à aider.
« Élie, tu es un ange ! » C’est pas le cas,
mais j’aime pas laisser les gens crever sans rien faire. C’est
pas dans mes habitudes, c’est tout.
Bref, on
l’aura deviné, à peine mon service terminé, j’ai foncé à Tenon. Aux urgences,
elle était toujours en attente dans la salle des arrivées. On l’avait juste
transférée de sa civière sur un chariot d’hôpital. Elle était là, couchée en
chien de fusil sous une couverture de survie. Elle avait les yeux ouverts.
Je me suis
approché et je lui ai fait un grand sourire style rassurant mais elle a pas eu l’air de me reconnaître. Elle me regardait
sans vraiment me voir. Je me suis assis à côté d’elle. Une de ses mains sortait
de sous la couvrante, je l’ai prise et je me suis penché au-dessus de sa
figure. Je savais pas quoi lui dire, en fait on se connaissait pas, y avait pas
de raison que je sois là, mais je voulais juste la rassurer, lui donner
l’impression qu’elle était pas toute seule, là, dans
la panade.
Ça m’a
donné une idée. J’avais appris un peu de serbo-croate, en taule, avec un des
plus célèbres cambrioleurs de l’époque. C’était un Yougo, on partageait la même
cellule et on avait passé le temps comme ça. Je perfectionnais son français, si
on peut dire vu mes capacités limitées, et lui, il m’apprenait à parler sa
langue. J’avais eu le temps de pouvoir me débrouiller, du moins si on en
restait aux affaires courantes. Alors j’ai commencé à parler à la petite, à lui
dire qu’elle ait pas peur, que ça allait s’arranger,
des trucs comme ça.
Elle me
regardait mais elle répondait pas. Elle avait l’air de
se demander ce que je lui racontais. J’ai commencé à avoir des doutes sur mon
serbo-croate, après tout ça faisait un moment que je l’avais
pas pratiqué. Et puis un interne s’est pointé, papiers à la main : « Véra
Krasic ? » Mais il a pas attendu de réponse, il
s’est tourné vers moi : « Vous êtes de la famille ? » J’ai répondu
que j’étais juste, disons, un collègue, et que j’essaierai de prévenir chez
elle. Il a dit qu’ils allaient l’emmener pour des examens et que je revienne la
voir le lendemain si je voulais.
C’est ce
que j’ai fait. Je l’ai trouvée dans une chambre pour deux, en médecine interne.
L’infirmière m’a juste dit qu’elle était tout simplement à bout de forces et
qu’ils allaient la retaper mais qu’il faudrait qu’elle change son mode de vie !
Tu parles !
Donc
j’entre dans la chambre. La petite y était seule à ce moment-là. Je lui dis
bonjour en serbo-croate, toujours ma méthode d’approche, et elle me répond, en
bon français mais avec un drôle d’accent :
« Que
dites-vous ? Quand vous parlez, je ne comprends rien. Vous ne savez pas le
français ? Je crois vous reconnaître mais qui êtes-vous ? »
Ça faisait
deux questions.
« Je
suis le vigile qui t’a ramassée, hier, rappelle-toi, je passe souvent devant
l’endroit où tu travailles. Je t’ai même aidée une fois ou l’autre, quand des
andouilles t’embêtaient, tu te rappelles pas ? Ben je
croyais que tu parlais serbo-croate, Véra.
« Ah
oui ? Eh bien non, je ne parle pas le serbo-croate. »
Elle m’a
longuement regardé, l’air de se demander, puis elle s’est lancée :
« Vous
ne direz rien ? Je ne suis pas Véra Krasic, mes papiers sont faux. Vous vous
asseyez ? »
Et c’est
vrai que j’en étais resté comme deux ronds de flan, planté là sans savoir quoi
dire. Mais j’ai vu qu’elle me faisait confiance et je me suis assis.
On a
parlé, Rozanne et moi. Car elle s’appelait Rozanne, avec, après ça, un nom
bizarre en -ian. On a fait connaissance, et puis
l’infirmière est venue me dire de m’en aller, qu’il fallait
pas la fatiguer, et je suis parti. Mais je suis revenu le lendemain et les
jours d’après.
On
s’entendait bien, tous les deux, ça s’explique pas. On
passait notre temps à nous raconter notre vie. Je me rends bien compte que ça
peut paraître bizarre, un fille de même pas vingt ans
et un vieux comme moi ! Donc elle m’a raconté, elle m’a dit pourquoi elle
était arrivée en France avec des faux papiers. Elle les avait achetés là-bas au
garde du corps d’un gros trafiquant de tapis orientaux. Elle avait payé avec les
bijoux de sa grand-mère. Mais j’ai compris qu’il lui avait fallu coucher, en
plus. C’était pas du très gai, son histoire.
C’était
une Arménienne de Bakou, en Azerbaïdjan. À l’époque de l’Union soviétique, les
deux peuples vivaient ensemble sans problème, ils s’étaient même un peu
mélangés. Mais après l’indépendance, ils avaient commencé à se bouffer le nez,
et là, tout à coup, c’était la guerre. Une guerre civile, en un sens, puisque
des voisins se mettaient à s’entretuer, à se massacrer, même.
C’est ce qui
était arrivé à la famille de Rozanne, elle avait vu arriver pour les liquider
des voisins de toujours, des Azéris armés de fourches. Le père et un frère
avaient été tués et le reste de la famille s’était enfui comme il pouvait. Ils
avaient été rattrapés sur la route par l’armée, les chars, et l’autre frère
avait été écrasé sous les chenilles. Ne restait en vie que les vieux et les
femmes, alors les chars les avaient laissés, et finalement ils avaient pu
rallier le Haut-Karabagh, une enclave arménienne. Là, les autorités d’Érivan
les avaient rapatriés et ils avaient été logés dans un village azéri vidé de
ses habitants, qui avaient connu la même histoire, mais dans l’autre sens, et
avaient fui vers l’Azerbaïdjan.
Rozanne se
trouvait donc installée là avec sa mère et ses grands-parents, sans ressources,
loin de tout, dans la montagne, entre le lac Sévan et la frontière. Des obus
passaient de temps en temps, dans les deux sens, au-dessus de leur tête.
C’est là
que la grand-mère, qui était l’âme de la famille, avait dit à sa petite-fille,
sa dernière descendante : « Prends mes bijoux et va à Érivan. Là, essaie
de partir en France. Il y a beaucoup d’Arméniens dans ce pays-là. Va ! »
Enfant,
Rozanne avait appris le français dans une école soviétique, ça faisait partie
des langues que les Arméniens préféraient. Elle la parlait bien, tout n’était
pas pourri en URSS, l’enseignement des langues y était très au point. En
arrivant, elle avait donc pu se débrouiller dans l’immédiat, planquée en
Seine-Saint-Denis, mais elle n’avait pas encore rencontré d’Arméniens.
Là encore,
ça s’est arrangé grâce à mon ami Jean, qui connaît des pasteurs d’origine
arménienne. Quand elle est sortie de l’hosto, elle a été prise en charge et je l’ai plus jamais revue.
J’espère
quand même, un jour peut-être ?
5 Août 2013
–oOo–
27
Quand on est sentimental
C’est
vrai, c’était le printemps, mais j’étais loin de me douter de ce qui allait
m’arriver ce jour-là en sortant du Foyer.
D’autant
plus que j’étais en rogne. J’avais eu la visite de deux flics qui venaient
m’interroger, ils cherchaient Younous. C’était rapport à la rixe de l’autre
fois, y avait eu un mort, ça pouvait pas passer comme ça, tranquille, du point
de vue de ces messieurs.
Du mien
non plus, en fait, j’avais pas digéré les explications
de mon pote, pour lui ça regardait personne, et en plus le mort l’avait bien
cherché. Younous, des fois, je peux plus l’encadrer. Après sa sortie de
l’hôpital, j’étais allé le voir dans sa planque, du côté de Meaux. En rentrant,
j’étais plutôt mal à l’aise.
L’attitude
des flics me plaisait pas non plus. Toujours à
suspecter, à questionner, à pinailler. Forcément ! Avec mon pedigree je suis la
cible obligée, ils vont pas chercher ailleurs : si mon
pote a disparu en laissant un macchabée derrière lui, je suis dans le coup
d’une manière ou d’une autre !
« Nous
raconte pas d’histoires, petite tête, tu sais où il est, tu sais ce qu’il a
fait, t’as plus qu’à nous le dire et nous, on te laisse peinard. Autrement on
peut t’embastiller, tu vois, vu que tu fais obstacle à la justice
! »
Ça,
c’était le plus vieux, le plus jeune avait pas le même style :
« Monsieur
Carquois, je suis certain que vous vous êtes amendé et que vous avez désormais
à cœur de vous comporter en bon citoyen. Monsieur Ouédraogo Younous est votre
ami, nous savons à quel point vous êtes liés, vous et lui… »
Et
blablabla et blablabla.
Finalement
j’ai rien dit, j’ai fait l’andouille, et ils sont partis sans rien, mais je
sais bien qu’ils vont revenir et qu’ils vont me pourrir la vie.
Bref, j’étais pas content. J’en voulais à la terre entière. On a pas les flics chez soi, dans mon cas, sans qu’un tas de
misères vous remontent à la conscience. Amertume, nous voilà !
Et c’est
parce que j’avais la tête à tout ça, en marchant dans la rue, que j’ai pas vu le caddie que tirait une petite grand-mère et
que je me suis étalé de toute ma hauteur après avoir buté dedans. La grand-mère
a rien eu, heureusement, mais moi j’avais l’épaule gauche en rideau.
Je me suis
assis sur le bord du trottoir, et là, ça s’est mis à tourner, j’ai failli
partir dans les bégonias (c’est une expression du faubourg, en fait y avait pas
de bégonias, bien sûr, juste les pavés du trottoir).
Ça faisait
vachement mal. La vieille, une dure qui avait dû en voir de toutes les
couleurs, m’a tiré d’affaire. Elle m’a dit « Bougez pas, on va appeler les
secours, vous êtes pâle comme la mort. » Et elle est allée frapper au
carreau de la maison voisine. Trois minutes plus tard, le pin-pon de
l’ambulance se faisait entendre.
C’est
comme ça que je me suis retrouvé un peu plus tard dans une chambre d’hôpital,
l’épaule bandée, une infirmière à côté de moi qui venait prendre ma
température. J’avais une double fracture, omoplate et clavicule, et un
déchirement musculaire. Enfin, ce genre de trucs. D’après le toubib, j’en avais
pour plusieurs semaines.
Le type du
lit à côté, un gros brun pileux dans les quarante piges, me faisait des signes
pas corrects à propos de cette femme pendant qu’elle lui tournait le dos, vu
qu’elle était, faut dire, vraiment bien tournée, quel que soit le côté par
lequel on la regardait. Et jolie de visage.
Elle était pas toute
jeune, en fait, mais plus que bien conservée. Peut-être dans les quarante-cinq
ans. J’ai su plus tard que c’était une fana de sport. « Quel sport
? » j’ai demandé alors. « Tous les sports ! Mais surtout le hand, le
jogging et l’aïkido », elle m’a répondu. En plus elle sentait bon.
Je vais pas faire
l’innocent : dès que je l’ai vue à côté de moi avec son thermomètre, j’ai été
pris. Le coup de foudre. Ça s’explique pas.
C’est
comme ça que ça a commencé, entre nous. Elle s’appelait Violaine. J’ai dû lui
plaire aussi parce que je suis devenu très vite son malade préféré, celui qui
avait droit à son plus beau sourire.
Mauduit,
le malotru du lit voisin, en bavait de jalousie. Lui, il avait des tringles
dans la jambe et un pied en l’air tenu par un étrier, il
pouvait pas se lever, il me jalousait. Moi j’ai très vite manœuvré pour
me trouver toujours sur le passage de la belle, dans un couloir ou un autre.
J’ai fini par tout connaître de ses horaires, de ses habitudes
professionnelles, et même, à la faveur d’habiles petits pièges dans la
conversation, de pas mal de choses de sa vie privée. Elle était divorcée de
fraîche date, seule avec deux enfants déjà grands, elle habitait au
Pré-Saint-Gervais, pas loin de chez moi, et elle aimait la mer comme moi.
Je crois qu’elle était pas dupe. Elle me regardait faire en souriant,
un sourire moqueur, l’air de dire « Tes ruses, mon coco, elles sont fines
comme des pattes d’éléphant, mais tu m’amuses. »
Malgré
tout, je rêvais pas, j’avais bien vingt ans de plus
qu’elle, un passé pas net et pas non plus d’avenir très clair. Je savais donc
que j’avais rien à espérer.
Et puis
est arrivé ce que j’attendais pas. Elle avait pris un
service de nuit pour une semaine, un remplacement. J’étais seul dans la
chambre, Mauduit était parti pour un centre de rééducation et personne avait encore pris sa place. Elle m’a rejoint dans
mon lit. Pourtant c’était pas la fille facile.
« C’était plus fort que moi », elle a dit.
Le
lendemain elle m’a expliqué que bon, fallait pas croire à du sérieux, que
c’était pas possible entre nous, qu’elle avait déjà donné, côté bonshommes, et qu’elle avait pas envie de recommencer les problèmes.
La nuit
suivante elle était de retour.
Après ça,
rien n’a pu nous calmer. Quand elle a repris son service de jour, c’était plus
difficile, mais on se voyait quand même, on se bécotait entre deux portes, on
se retrouvait clandestinement dans des endroits discrets de l’hôpital, des
réserves, cette sorte de coins peu fréquentés. Attention, c’était
pas que physique, entre nous, y avait du sentiment, c’était une vraie passion.
Une passion comme j’en avais jamais connue, et elle non plus, elle me l’a dit.
Seulement
ce genre de truc, qui te consume totalement, ça peut se consumer tout seul
aussi, au bout du compte. J’ai lu un bouquin qui raconte une histoire comme ça,
il s’appelle Belle du Seigneur, c’est d’Albert Cohen, Angèle me l’avait
conseillé peu de temps auparavant, et je me demande bien si c’est
pas d’avoir lu cette histoire-là qui m’a poussé à me jeter dans une aventure
semblable ? Parce que moi, je suis plutôt le mec tranquille, ni un fou du
sexe ni un romantique à deux balles.
Dans notre
cas, les choses ont pas duré aussi longtemps que dans
le bouquin. Au bout de quelques semaines, j’ai compris que Violaine était moins
partante, et j’ai vu aussi que de mon côté, je devais me l’avouer, je me
lassais. Si bien qu’après ma sortie, on a réussi à se voir que deux ou trois
fois, et finalement ça s’est terminé comme ça, sans bruit, sans dispute, juste
par absence d’envie.
On s’était
donné rendez-vous à une terrasse de bistrot, à République. C’était l’été. On avait pas grand chose à se dire, on se regardait. Alors
au bout d’un moment j’ai dit « Bon, ben je crois qu’on est sur la même
ligne, hein ? On arrête ? » Elle a juste cligné des yeux pour dire
« Oui ». Elle a pleuré un peu, moi j’avais la gorge nouée, alors j’ai
payé et je l’ai laissée, j’ai pris le métro. Je l’ai
jamais revue.
Juste
avant, j’avais parlé de tout ça avec Anne-Laure, la maman de Bérénice, ma
filleule. C’est marrant, c’est cette jeune femme qui m’avait paru la plus
capable de m’écouter, sur ce coup-là. Je venais de sortir de l’hosto, j’étais
allé les voir, elle et son mari. Il s’était absenté une heure ou deux je sais
plus pour quoi faire, j’en avais profité, j’avais tout déballé, on avait parlé.
Elle me
l’avait dit : « Élie, à vous entendre, j’ai l’impression que vous vous
êtes aventuré dans une histoire qui ne débouche sur rien. Allez-vous vous
lancer dans une vie à deux avec une femme bien plus jeune que vous ? Et
avez-vous pensé à ses deux ados ? »
Et tout
d’un coup, je me suis rendu compte que j’avais même
pas parlé à Violaine de mon passé de taulard ! Alors j’ai réalisé que tout ça
n’était qu’un rêve, comme si j’étais quelqu’un d’autre, celui que j’aurais
voulu être, le type fringant qui dispose d’une vie toute neuve à offrir.
Anne-Laure
l’a compris, elle m’a dit gentiment « Allez, Élie, vous la trouverez un
jour, la femme qui vieillira avec vous. »
12 Août 2013
–oOo–
28
Quand on part en vacances
Le jour de
mes soixante piges, Jean, mon pote pasteur, m’a fait un chouette cadeau. Sans
blague :
« Élie,
il me fait, tu ne pars jamais en vacances ? Tu as tort, il faut changer d’air
de temps en temps, mon vieux ! D’autant que tu as des congés à prendre. Tu
devrais partir quelques jours.
– Ben pour
aller où ? Et payer comment ? Tout le monde a pas les
moyens de ses ambitions !
– C’est justement
pourquoi j’y ai pensé. En un sens, je suis moi aussi ton employeur, non ? Je te
dois donc des congés. Que dirais-tu d’un petit séjour en bord de mer aux frais
de l’association ?
– Tu
rigoles ?
– Pas du
tout. Je peux retenir une chambre pour toi dans une maison familiale de
vacances. Il ne tient qu’à toi de l’occuper. C’est à Sète, en bord de mer. Deux
semaines, ça te conviendrait ? »
J’étais
complètement ahuri. Je l’ai regardé comme un dingue. C’est vrai, des mecs comme
lui, t’en a pas beaucoup à la surface de la planète. J’allais lui dire un grand
merci et commencer à penser à comment j’allais m’équiper pour la plage, et puis
je m’y suis vu, sur la plage, et j’ai réfléchi.
Il a rien
dit mais il a quand même été un peu étonné de mon silence :
« Il y
a un problème, Élie ?
– Écoute,
je sais pas quoi te dire, t’es vraiment sympa, ça me touche, je peux que te
dire merci, mais tu vois, je pense pas que ça soit
possible.
– Et
pourquoi pas ?
– Ben je me vois pas passer quinze jours assis sur une plage, tout
seul, à regarder passer les baigneurs, tu comprends… Je vais m’emm… m’embêter. J’ai pas l’habitude. »
Il a hoché
la tête plusieurs fois sans rien dire, l’air de carburer du ciboulot.
« Euh,
eh bien, Élie, à vrai dire, ce serait une chambre à deux lits, tu vois, alors…
Eh bien… »
Y a des
sujets qui le font rougir, ce brave garçon, il savait
pas comment s’expliquer mais il a quand même fini par sauter le pas :
« Peut-être
connais-tu quelqu’un qui pourrait t’accompagner ? On doit pouvoir aller jusqu’à
deux personnes.
– Tu veux
dire un copain ? »
Je l’avais
dit en rigolant, et là, quand même, il a souri. On se comprenait.
On est
donc parti à deux pour la bonne ville de Sète, la patrie à Brassens, mais
c’était ni avec un copain, ni avec une copine. J’étais allé voir la mère à
Maïa. Je lui avais proposé d’emmener sa fille avec moi à la mer et elle avait
dit « Oui » tout de suite. Ça m’avait un peu surpris qu’elle pose pas plus de question que ça :
« Vous
avez pas peur que je sois un pédophile ?
–
Inquiétez-vous pas ! La petite, elle sait se défende ! Prenez-la avec vous, ça
vous fera une compagnie, et elle, elle prendra des couleurs. De toute façon,
pour elle c’est ça ou le parking de la cité, alors franchement… »
Celle-la,
comme mère, c’est vraiment une petite tête avec de l’air dedans.
Donc on a
passé deux semaines là-bas, la petite et moi. Elle allait sur ses dix ans, à ce
moment-là. Toujours aussi vive et rigolote, avec ses taches de son et ses
couettes en mouvement perpétuel.
J’ai pris
sur mes économies et je lui ai payé l’équipement complet pour môme à la plage,
tout le bastringue : shorts, chemisettes, sandalettes en plastoc, bitos en
paille avec ruban, lunettes de plongée pour mater les crevettes sous l’eau,
épuisette pour les choper, pelle à château de sable, maillot de bain deux
pièces, serviette de plage, parasol, crème solaire, et j’en oublie.
Elle était
contente, tout lui faisait plaisir, elle sautait sur place en battant des
mains, rien que pour ça j’aurais vidé mon compte en banque.
La chambre
lui a plu, elle a sauté sur les deux lits avant de choisir le sien. Arrivée sur
la plage, elle s’est mise à courir en criant « Ouai-ai-ais… »
On s’est
installé, les deux serviettes bien étalées côte à côte, et elle est partie se
mouiller les pieds dans la chanson à Charles Trenet. Elle
était pas encore sûre d’oser se tremper là-dedans pour de bon.
« C’est
votre fille ou votre petite-fille ? Elle est mignonne comme tout. »
La dame de
la serviette d’à côté, à pas deux mètres, souriait en me posant cette question.
Je l’avais repérée, elle était dans la même Maison familiale que nous. Elle
avait une jolie voix, un accent chantant et un bel embonpoint. Elle avait tout,
aussi, d’une grand-mère à petits-enfants en vacances. Je me suis dit que je
pouvais avoir confiance et je lui ai répondu la vérité, ou presque :
« Non,
Madame, c’est la fille d’une amie. Elle me l’a confiée pour les
vacances. »
J’ai bien
vu que cette vérité-là inquiétait la brave dame. Elle s’est rembrunie, elle a
regardé vers la mer, puis elle s’est retournée vers moi et elle m’a carrément
inspecté des pieds à la tête. Elle était pas sûre de
ce qu’elle devait penser, encore moins dire.
« Elle
doit avoir une grande confiance en vous, alors ! »
Le ton
était plus sec. J’ai décidé d’aller au bout de la franchise :
« Je crois pas qu’elle se soit beaucoup posée la question,
vous savez. C’est plutôt qu’elle a la tête ailleurs.
Alors du moment que je la débarrasse… Moi, cette petite, je l’aime beaucoup.
Vous savez, j’ai jamais eu d’enfants. Mais je
comprends qu’on pourrait penser à mal. Je vais vous dire : l’opinion des gens
compte moins pour moi que le plaisir de la petite. Regardez-là ! C’est la
première fois de sa vie qu’elle sort de sa cité pourrie, et croyez-moi, elle va
savoir en profiter ! »
À ce
moment-là, la petite est arrivée vers moi en courant et elle s’est jetée sur sa
serviette en disant « Élie, j’ai la dalle ! C’est quand, qu’on goûte
? »
Avec tout
ça, j’y avais pas pensé, au goûter, je suis pas
habitué à faire parent, faut dire ! Mais la dame a assuré qu’elle avait ce
qu’il fallait, que je m’inquiète pas, que ses deux garnements allait pas tarder
à venir réclamer eux aussi.
Elle avait
deux petits-fils en garde, onze et neuf ans, deux petits bruns bronzés comme
des pruneaux et vifs comme des cabris. Patrice et Hervé. Ils sont arrivés et
Maïa a partagé leur goûter comme si ça allait de soi.
À partir
de cette date, Mariette et moi on s’est retrouvé tous les jours avec nos petits.
On a fait famille. On mangeait à la même table, on faisait les mêmes activités,
tout ça. La plage, bien sûr, mais aussi des balades, et même une excursion en
car organisée par la Maison familiale.
J’avais
bien vu que la brave dame avait questionné la gamine à fond la fois où je la
lui avais laissée pour deux heures. Ça m’embêtait pas : j’avais fait exprès de
m’absenter pour qu’elle puisse se rendre compte !
Le soir de
ce jour-là, une fois couchée, la môme m’a dit « Tu sais ce qu’elle voulait
savoir, Mariette ? » J’ai dit « Oui, t’inquiète pas, c’est
normal, tu sais, qu’elle se pose la question, maintenant elle est
tranquillisée. » Elle a réfléchi : « Personne a essayé avec moi, mais
j’ai des copines qui y sont passées. »
Elle
disait ça comme ça, sur le ton de la conversation, ça faisait partie de son
monde, à cette petite. Ça m’a foutu le bourdon. Elle a continué :
« Heureusement, ma mère elle m’a expliqué, elle connaît ça, son père lui a
fait, alors elle m’a dit de jamais me laisser approcher, de toujours faire
gaffe et de hurler si jamais un vicelard essayait avec moi. Paraît que ça les
refroidit. En plus ça attire l’attention des gens. Tu parles d’un truc, on est jamais tranquille. » Elle a réfléchi un moment,
et sur le ton d’une sagesse hors d’âge : « Tu sais, ma mère, elle a pas eu de pot. »
Là-dessus,
elle s’est mise à bailler, elle s’est retourn’e le nez dans l’oreiller et une
minute plus tard elle dormait. Pas moi.
Mais ça a
été des vacances formidables. Y avait la mer, le soleil, les pins. Et aussi
l’amitié. On se quittaitàplus, Mariette, les deux zozos, Maïa et moi. Et puis
il a fallu rentrer : larmes à tous les étages, on s’écrirait, on resterait en
relation, À la vie à la mort !
On s’est jamais
revu mais ça reste un grand souvenir.
19 Août 2013
–oOo–
29
Quand on trouve un point de chute
J’ai pu
partir une autre fois en vacances. C’était pendant l’été 96, en juillet, deux
mois avant de prendre ma retraite. Mais cette fois-là, c’était
pas le même genre qu’à Sète avec Maïa.
J’avais
emprunté sa voiture à un de nos résidents, au Foyer. Une Méhari. Ça s’est fait
un peu par force, à cause de Younous. En France, il était brûlé, fallait qu’il
quitte le pays. Mais comment faire, avec des faux papiers et recherché ?
Il m’a
demandé de l’aider à passer en Angleterre, c’était la mode, tous les réfugiés
qui arrivaient en France voulaient passer en Angleterre, ils se regroupaient à
Calais ou dans les environs. C’était le début d’un mouvement qui a pris de
l’ampleur par la suite, jusqu’au scandale bien connu de Sangatte, des années
plus tard.
On est
donc parti là-haut, sur la côte, en espérant trouver un chauffeur de
poids-lourd qui prendrait mon pote, ni vu ni connu, et
qui l’emmènerait à Londres. Mais on est tombé pile au moment où les Anglais
venaient de refouler des Tziganes qui avaient réussi à passer. Du coup, à moins
de patienter, d’attendre que ça se tasse, il fallait plus y penser, les
contrôles avaient jamais été aussi tatillons, à ce que nous ont dit plusieurs
personnes, sur place.
Y a même
une bonne sœur qui nous a carrément engueulés : « Vous êtes complètement
fous ! Vous allez au devant des pires ennuis, je vous le dis ! Fichez le camp
d’ici, vous allez vous faire repérer au premier contrôle d’identité, il n’y a
que ça, en ce moment. Au moindre coin de rue. Vous pensez avoir l’air de
vacanciers ? »
On l’a
écoutée, la frangine, on est parti de là. Mais pour aller où ? On a roulé un
peu au hasard, le temps de réfléchir. Younous tenait à son idée, moi je lui
disais que pour l’Angleterre c’était râpé, qu’il fallait changer de
destination. Finalement il a été d’accord et on s’est demandé dans quel pays il
pourrait se trouver le plus en sécurité.
Il fallait pas
penser à la Belgique, c’était trop près de toute cette excitation. Sur la question
de l’immigration, les autorités étaient aussi énervées là-bas que chez nous.
Alors on s’est vu d’abord partir pour l’Italie, on
connaissait pas et Younous, tant qu’à faire, préférait la chaleur. Mais
pour aller de la Mer du Nord jusqu’aux Alpes du Sud, il aurait fallu traverser
toute la France, et là, vu la qualité des faux papiers de mon pote, on était à
la merci du moindre contrôle un peu sérieux.
Imaginez
deux types comme nous, des baraqués, dont un Noir, qui circulent dans une
voiture immatriculée en Seine-Saint-Denis et qui demandent une chambre dans le
premier hôtel venu, ou simplement qui se font intercepter par deux pandores à
un carrefour… Il valait mieux chercher autre chose. Alors on a pensé à
l’Espagne, suffisait de suivre la côte direction le Sud.
On a opté
pour cette solution-là. Elle avait un avantage, on se mêlait à la foule des
estivants qui venaient se tremper dans la Manche ou dans l’Atlantique. On se
disait aussi qu’en chemin, on trouverait peut-être un bateau qui parte pour
l’Angleterre, entre Calais et Biarritz c’est pas les
ports qui manquent !
C’était
bien vu, on a pas eu de problème, on a roulé peinard
de port en port. Au bout d’un moment, on a même commencé à trouver que ça nous
faisait des belles vacances. À condition de pas faire les andouilles, on
circulait incognito dans des coins plutôt plaisants, on passait de bonnes
soirées dans des bistrots pleins de gens décontractés, que ce soit des
vacanciers ou des gens du pays. Surtout des retraités, ils avaient le temps de
blaguer.
Bref, on
prenait notre temps, l’Espagne était loin, Younous et moi on
était pas pressés de se séparer, on se disait qu’après ça, y avait peu
de chance qu’on se revoie un jour et ça nous poussait pas à accélérer.
N’empêche,
dans chaque port on cherchait à voir si y avait pas moyen de le faire embarquer
pour Portsmouth ou pour Brighton, mais rien à faire. Dès qu’on commençait à
aborder la question, les types se méfiaient et ils changeaient de sujet de
conversation. Y en a même un, à Granville, qui nous a pris à part, comme on
sortait d’un bar, pour nous mettre en garde. C’était un Hollandais genre
hippie, un plaisancier qui cabotait tranquillement, avec sa copine. Ils
suivaient la côte normande sur une sorte de petit cotre qu’il avait rafistolé
lui-même. Je l’avais appelé le Hollandais volant, en pensant au pirate de la
légende. Pour ceux qui connaissent pas, c’est une espèce de spectre qui erre
éternellement sur la mer dans son voilier fantôme, y a plein d’histoires
là-dessus, et même Victor Hugo parle de lui dans La Légende des siècles, j’ai
lu ça y a une paye.
Bref, le
gars nous a dit qu’il avait bien compris où on voulait en venir mais que
c’était pas la peine d’essayer, d’après lui c’était
pas pensable qu’on soit pas repéré pendant la traversée de la Manche. Personne prendrait le risque.
Ça nous a
refroidis et pendant longtemps on a continué sans plus rien demander à
personne. On s’en était remis sans problème à la solution de l’Espagne. On a
marché comme ça jusqu’aux Sables-d’Olonne, en Vendée, où on s’est arrêté dans
l’idée d’y rester deux-trois jours. On avait trouvé une piaule dans un gîte
tenu par une gentille petite dame. Madame Renaud Henriette. La chambre à deux
en demi-pension. Son mari, un ancien cuisinier de marine, avait eu des
problèmes de santé, il avait dû faire un petit séjour à l’hôpital, alors elle avait pas encore ouvert malgré la saison, on était les
premiers, les autres chambres étaient libres.
Elle nous
a rien demandé et elle nous a gâtés comme pas possible. Du coup on est resté la
semaine. On approchait de la fin juillet et je commençais à penser à rentrer
bientôt pour reprendre le boulot début août, je voulais
pas laisser un mauvais souvenir à Monsieur Bernard, mon patron, vu que j’allais
prendre ma retraire fin septembre.
Ce soir-là
je parlais de tout ça à Monsieur Renaud, qui se remettait paisiblement. Il est pas idiot, ce vieux-là, il m’a posé la question à
mille balles : « Et votre copain, il va où, lui ? » Je sais pas pourquoi j’ai eu confiance : « Oh lui, il
arriverait à passer en Angleterre, il serait content. » Il m’a regardé
longtemps sans rien dire. Après ça on a parlé d’autre chose.
Le
lendemain matin, Monsieur Renaud nous a emmenés sur le port. Il était dans les
neuf heures. « J’ai quelqu’un à vous présenter », il a dit. Et de fait,
il nous a conduit jusqu’à un petit voilier hors d’âge, un bateau de pêcheur
typique de la côte vendéenne. Assis sur un pliant au bord du quai, y avait un
autre vieux. « Je vous présente mon frère, a fait Renaud, il est d’accord
pour emmener Monsieur Younous. Mais attention, Ça prendra du temps, faudra
remonter toute la côte en cabotant, et sans se faire repérer. Mais ça lui
va. »
Je passe
sur l’étonnement, les remerciements, tout ça, et puis les préparatifs. Deux
jours plus tard, à l’aube, Younous était à bord et me faisait des signes
d’adieu. Je l’ai plus jamais revu lui non plus, à croire que mes vacances,
elles finissent toujours comme ça.
En
revenant au gîte avec Renaud je lui ai demandé pourquoi son frère faisait ça.
« Oh vous savez, ça lui fait plaisir, il commençait à s’encroûter. Mon
frère, il a surtout vécu de la contrebande, alors quand il s’agit de faire la
nique aux douaniers, il est content. »
Il me
restait quelques jours avant de rentrer, je me suis promené dans les environs,
j’ai suivi un peu la côte, elle est pas aussi
touristique que d’autres mais elle a du charme, et surtout, y a des plages
immenses avec presque personne dessus. C’est ce que j’aime.
Et puis je
suis arrivé, un peu par hasard, en flânant, à un point de la côte, du côté de
Jard-sur-Mer, et là j’ai été bouleversé, j’ai pas
honte de le dire.
Ça
s’appelait Le Creux, c’était une dizaine de maisons, au plus, tout au bout
d’une route étroite qui débouchait sur l’océan, passée la forêt. Quelques commerces
de base et un hôtel-bar-tabac-épicerie ouvert plus ou moins toute l’année. Chez
Nino.
J’ai vu
qu’il y avait possibilité de louer un petit appartement à l’année, hors saison,
dans un immeuble pour touristes. Ses balcons donnaient directement sur l’océan.
Une plage à perte de vue de chaque côté.
C’était
dans mes prix alors j’ai retenu un deux-pièces-cuisine pour octobre.
Je savais
enfin où j’allais finir mes jours. J’avais trouvé mon point de chute.
26
Août 2013
–oOo–
30
Quand on cherche des témoins
S’il y a
des personnes que je peux pas piffer, c’est bien les
bonnes sœurs ! Je dis pas, y en a qui sont utiles, je suis
pas borné, mais je me demande à quoi ça rime de se faire nonne. C’est pas naturel.
Si je dis
ça, c’est parce que je sors d’une aventure pas banale avec une frangine du
genre pénible. Attention, quand je dis aventure, faut
pas se faire des idées salaces, rien de tel. Je fais
pas partie des branques qui font une fixation sur les bonnes sœurs. Le jour où
on me verra tomber amoureux de l’une d’entre elles, même défroquée, tenez, ce
jour-là n’est pas arrivé !
Non, je
parle du genre d’aventure qui me rend furibard. La grosse colère.
L’histoire
a commencé avec Manu, quand il est venu me parler de ses histoires de cœur.
Manu, c’est un des résidents du Foyer. Un jeune.
Il avait
fait six mois pour harcèlement moral. Une histoire idiote : il était magasinier
dans un garage et il avait pris l’habitude de déclarer sa flamme chaque matin à
la comptable. Elle était aussi son chef de service et elle pouvait
pas l’encaisser, ce garçon. Ce gag de la demande en mariage, ça faisait marrer
toute la boite, sauf elle. Elle était pas du genre
plaisanterie à répétition. Faut la comprendre. Elle a porté plainte et il a été
condamné.
Enfin
c’était déjà de l’histoire ancienne. Pour le moment, Manu se tenait à carreau,
et tout ce qu’il avait dans la tête, c’était Najat. Sa belle. Ils voulaient se
marier mais y avait un problème : elle était marocaine et lui français.
Quand ils
s’étaient pointés à la mairie pour faire publier les bans, ils avaient été
refoulés. Pourtant, ils étaient majeurs tous les deux, et côté papiers elle
avait une carte de séjour de dix ans et un boulot régulier, vendeuse dans un
magasin de vêtements. Mais on se méfiait des mariages entre un Français et une
étrangère, ou l’inverse. Pour l’administration ça sentait le mariage blanc.
On était
dans ma carrée, Manu et moi. Debout, adossé à la barre d’appui de ma fenêtre,
il m’a raconté tout ça :
« Ben
Élie, comment que je peux prouver que Najat et moi c’est un mariage d’amour ?
Pour ça, faudrait qu’on vive ensembe depuis un moment, ils ont dit, et en plus,
ils viendraient vérifier. Et comment, qu’ils vérifient, je te demande ? Ils
viennent renifler les draps ? En tout cas j’aurai besoin de témoins, tu serais
partant pour témoigner pour nous ? Dire qu’on s’aime et tout ça ?
– Bien
sûr, mon gars, mais je te rappelle que vous habitez
pas ensemble ! Toi t’es ici, et elle, elle est dans un foyer de jeunes femmes
chez les bonnes sœurs.
–
Videmment ! Elle va pas rester chez ses parents, elle
a vingt-cinq ans, et en plus ses parents ils l’ont foutue dehors vu qu’elle est
chrétienne !
–
Qu’est-ce que tu me racontes ? Elle est chrétienne ? D’où tu sors ça ?
– Ben je
le sais, elle me l’a dit. Elle est devenue chrétienne y a déjà deux-trois ans.
Elle a une copine tzigane qui l’a emmenée à leurs réunions, et paf, elle a
marché aussitôt dans ce truc. « Convertie », elle m’a dit. Ben quand
elle a raconté à ses ses parents – toute fière, en
plus – elle a compris sa douleur ! D’abord ils l’ont enfermée pour l’empêcher
d’y aller, à son groupe de prière, mais ça n’a pas duré pasqueu son patron il
s’est renseigné, pourquoi elle venait plus travailler, tout ça. Alors comme
elle était majeure, elle les a menacés de porter plainte. Tu vois ça ? Du coup
ils l’ont laissée partir et maintenant elle habite chez les sœurs. »
Manu c’est pas un dur, quand il a eu fini de me dire tout ça, il
a pris une chaise et il s’est assis, la tête posée entre ses bras sur la table.
Il voulait pas que je le voie, il avait envie de
pleurer.
J’étais
embêté pour lui, j’ai essayé de le consoler.
« T’en
fais pas, on va arranger ça, je vais aller voir les bonnes sœurs pour qu’elles
témoignent, ça fera plus sérieux que si c’est moi, avec mon palmarès. Tu parles
qu’elles vont vous aider, les frangines : pour elles, le mariage, c’est sacré,
en plus si ta copine est chrétienne… »
Il a
redressé la tête, il avait pas l’air convaincu :
« Ben
ça, je sais pas, Élie, pasqueu elles sont pas chrétiennes comme Najat, c’est pas le même genre, il paraît, elle c’est les
évangélisses, un truc comme ça.
– C’est
possible, mon gars, mais dans un cas pareil, pour elles ça va pas compter.
Elles vont l’aider, ta Najat, tu verras ! »
J’étais
trop optimiste. La supérieure a pas marché du tout
dans la combine. Mais pas pour la raison que Manu craignait. Bon, Najat était
pentecôtiste, j’ai fini par apprendre que c’est le vrai nom de sa religion,
mais la sœur n’en tenait pas compte. Du moins, pas directement. Ce qui la
fâchait, ce qui la foutait carrément en rogne, c’était autre chose.
Manu a pas trop
su me l’expliquer. Il m’a juste demandé d’aller la voir, la mère, pour essayer
de la faire changer d’avis. Il m’a même supplié, alors j’ai cédé. Pourtant j’en avais pas vraiment envie, ça je peux le dire. Je comprenais pas que cette femme fasse des complications
pour une chose aussi simple, si bien que j’étais déjà énervé en entrant dans le
foyer de jeunes femmes.
Ça s’est pas
arrangé quand j’ai été reçu par la mère supérieure. Elle est restée assise
derrière son bureau, moi debout devant elle comme un élève en faute. Pas mon
genre. Mais bon, j’étais là pour arranger les bidons à Manu, je me suis donc
présenté poliment et j’ai raconté ma petite salade, comme quoi ça serait bien
qu’elle témoigne en faveur de ces deux jeunes qui s’aimaient…
Elle m’a pas
répondu tout de suite. Elle tapotait sur son sous-main avec son bic, des petits
coups secs, je voyais bien qu’elle était pas contente,
même excédée.
« Monsieur…
Carquois, c’est bien ça ? Monsieur Carquois, j’ai déjà donné ma réponse à
Mademoiselle Debbouz. Il n’est pas question que je réponde favorablement à sa
demande. Si je le faisais, je me mettrais en contradiction avec mes
convictions. Le comportement, ou plutôt la position de cette jeune femme va en
effet à l’encontre ce que je crois juste. À elle de rectifier sa conduite. Je
ne l’appuierai que si elle le fait. Suis-je bien claire ? »
Je suis
resté sans répondre. Pour moi, c’était pas clair du
tout. J’avais jamais entendu Manu parler d’une mauvais
conduite de la part de sa fiancée. Est-ce que la sœur parlait des rapports de
Najat avec ses parents ? J’avais pas l’impression
qu’elle ait fait quoi que ce soit contre eux, c’était plutôt le contraire !
C’est eux qui l’avaient maltraitée. Et la seule chose qu’ils lui reprochaient,
c’était d’avoir changé de religion.
Et puis
j’ai eu un éclair de compréhension : le changement de religion ? C’était ça qui
fâchait le religieuse ? Bizarre. J’ai voulu en avoir le cœur net. Je voyais
bien qu’elle s’apprêtait à me congédier, vu que je répondais
rien, alors je lui ai posé la question :
« Ce
que vous lui reprochez, c’est de s’être convertie ?
–
Exactement ! Et je vais vous dire pourquoi, bien que je n’aie pas à me
justifier devant vous : j’ai passé des années à travailler au sein d’un
mouvement d’aide aux immigrés, conformément aux orientations de l’Église en ce
domaine. C’est ce qui m’a permis de concevoir le plus grand respect à l’égard
de l’islam et des musulmans. Rien n’est plus violent, à leurs yeux, plus
infamant, que de renier leur foi. Surtout quand c’est pour rejoindre l’une de
ces sectes venues d’Amérique, qui répandent je ne sais quelles idioties ! Mais
soyez en certain : si cette péronnelle s’était convertie au catholicisme,
j’aurais exactement le même comportement. Je lui dirais la même chose : demeure
une bonne musulmane. Où irait le monde, si chacun pouvait décider par lui-même
de la vérité ?! »
En me
parlant, elle s’était échauffée, la bonne dame, elle s’était levée et tendait
le doigt vers moi, comme si j’étais un de ces suppôts de Satan. Moi, au
contraire, je me sentais d’autant plus calme. Je l’ai donc regardée froidement
et je lui ai sorti ma tirade finale avec dignité :
« Madame,
je les respecte autant que vous, les musulmans, mais je respecte encore plus la
liberté de pensée. Et même la liberté de se tromper. Non mais ! »
Là-dessus,
je me suis barré en claquant la porte. J’étais furax, mais pas mal fier de ma
dernière phrase, je l’avais lue juste deux jours avant dans la revue
Philosophie.
Finalement,
Manu et Najat ont pu se marier, j’ai trouvé deux témoins au-dessus de tout
soupçon, mon amie Angèle, la prof retraitée, et Monsieur Bernard, mon boss, qui
est venu témoigner avec toutes ses décorations sur son veston. Bel
attelage !
2 septembre 2013
–oOo–
31
Quand on aime l’école
Angèle
était énervée comme un boisseau de puces, ce jour-là. Je l’avais rencontrée
dans l’avenue en rentrant d’une nuit de boulot. À cette époque, j’étais chargé
de surveiller les abords d’une usine en construction, du côté de Clichy,
rapport aux vols de matériaux. Elle, ce matin-là, elle allait faire ses
courses. Il était dans les huit heures, huit heures et demie, et d’habitude
elle sortait vers les dix heures, j’ai été étonné.
« Vous
êtes tombée du lit ?
– De quoi
je me mêle ? Vous n’êtes pas mon réveil-matin ! »
Houlala,
je l’avais vexée, c’était pas le jour de lui faire des
remarques, Madame avait ses nerfs. Mais elle a repris :
« Vous
savez quel jour on est ? Non ? Évidemment que non, je suis bête, si vous le
saviez vous ne me demanderiez pas pourquoi je suis un peu nerveuse. Excusez mon
impolitesse.
– Pas de
problème, Angèle, je suis pas formaliste. Alors c’est
quel jour ?
– C’est
quel jour, Élie, regardez autour de vous, que voyez-vous qui n’y était pas
encore la semaine dernière ?
On était
planté tous les deux au milieu du trottoir. Je me suis retourné dans tous les
sens pour voir de quoi elle parlait mais tout était normal dans l’avenue, les
gens passaient, et la plupart, vu l’heure, se dirigeaient vers la station de
métro pour aller au boulot. Quoi d’autre ?
Le temps ?
Il était au beau, avec un ciel tout bleu, un bleu clair genre début d’automne à
Paris, et un petit vent frais balayait les premières feuilles mortes.
Et tout à
coup j’ai vu : les mômes ! Y avait des enfants partout, des petits et des
grands, le sac au dos ou le cartable à roulettes par derrière. Habillés et
coiffés tout propre. La rentrée des classes.
Voilà ce
qui avait fait sortir si tôt la mère Angèle. Il lui fallait voir les enfants.
C’était dans ses gènes, pour ainsi dire. Ce matin-là, une sonnette de cour
d’école avait retenti dans sa tête et elle l’avait réveillée. C’était plus fort
qu’elle, elle s’était dépêchée de se préparer et elle était sortie. Voir les
enfants.
Elle a
compris que j’avais vu enfin ce qu’il fallait voir.
– C’est la
rentrée, Élie, et moi, je suis là, bêtement, à faire comme si j’étais encore
dans le coup. Trente-sept rentrées des classes, Élie ! Cela vous marque.
– Ça vous
fout un peu le bourdon, hein ? »
Elle a pas
répondu, elle s’est contentée de regarder autour d’elle, de surveiller la
petite bande qui traversait l’avenue, puis de suivre des yeux un petit gars pas
trop fier qui tenait la main d’une grande sœur : sa première rentrée à la
grande école, le pauvre môme.
J’ai connu
ça moi aussi, bien sûr. Et j’étais pas plus emballé
que ce gamin-là. Quand on pense que lui, un petit de six ans, il en prend
peut-être pour vingt ans ! Oh je sais bien que tout le monde est pas comme
moi, moi j’ai toujours vu l’école comme une sorte de prison, du moins tant que j’ai pas connu la vraie pour de bon. J’ai juste appris à
lire, écrire et compter, sans plus. J’essaie de me rattraper maintenant mais
c’est un peu tard, les bases me manquent.
Je pensais
à tout ça, plutôt mélancolique, et j’ai voulu me reprendre, j’ai regardé
Angèle. Elle fixait quelque chose, le regard noir, de l’autre côté de l’avenue.
J’ai regardé et j’ai vu que l’arrêt du bus. Il venait d’en passer un alors y
avait personne.
Et puis
si, y avait quelqu’un, et j’ai cru comprendre ce qui plaisait
pas à Angèle. Un bonhomme reluquait deux petites filles qui se dépêchaient.
« Vous
avez remarqué le type, là, Angèle, c’est ça ?
– Le type
qui descend l’avenue ? Mais non, voyons, c’est un flic en civil. Je le connais,
il vit avec la buraliste, celle du métro Hoche. Mais vous n’avez pas remarqué
la petite qui s’est cachée derrière l’abribus quand il était arrêté devant ?
Regardez bien, maintenant elle va s’asseoir sur une marche de l’immeuble. Vous
la voyez aller à l’école, celle-là ? Elle a un cartable ? Non ! Elle n’a qu’un
petit sac de toile tout avachi. Et voyez comment elle est habillée. »
J’ai mieux
regardé et c’est vrai, en fait il s’agissait d’une petite
mendiante. Probablement une Roumaine.
« Tenez,
Élie ! Elle sort un carton de son sac et elle le met par terre devant elle.
Vous avez vu ? »
J’avais
vu.
Un bus est
arrivé, il s’est arrêté et un paquet de gens en sont sortis pour se rendre à la
bouche de métro. Des gens de grande banlieue.
Ils
passaient devant la petite mendiante, et de loin, on la voyait s’adresser à eux
sur un ton larmoyant. Une bonne professionnelle. Malgré ça, elle
a pas ramassé grand chose, une ou deux pièces, les gens étaient pressés,
mal réveillés, pas trop poussés à s’occuper d’elle. Ils la voyaient tous les
matins au même endroit, si ça se trouve.
« C’est
une honte, a repris Angèle, ou plutôt c’est une pitié. Cette petite. »
Et paf,
elle s’est mise à courir, et elle a entrepris de traverser sans voir que c’était pas le moment. Elle a failli se faire culbuter par
au moins deux bagnoles. Klaxons, hurlements de freins et gueulantes. Mais elle
a pu arriver vivante de l’autre côté sans s’être occupée de rien. Elle traçait.
Si bien qu’elle s’est retrouvée devant la petite.
Entre
temps, ça s’était calmé côté voitures, un feu s’était mis au rouge un peu plus
haut. J’ai traversé moi aussi et je l’ai rejointe.
Elle
s’était mise à moitié à genou devant la petite et elle lui parlait. L’autre avait pas l’air de l’entendre, elle regardait
ailleurs. Mais Angèle continuait, elle lui demandait son nom, où elle habitait,
si elle comprenait le français, pourquoi elle était
pas à l’école. Elle lui disait qu’elle aurait été mieux à l’école que toute seule
assise par terre. Des trucs comme ça.
J’ai
observé la gamine. Elle devait avoir dans les dix ans, mais allez savoir… Elle
était sans doute sous-alimentée. Un bonnet de laine ne laissait passer que
quelques mèches de cheveux très bruns, plutôt huileux, et son teint était
foncé. Malgré tout, on voyait qu’elle s’était débarbouillée. Et on voyait ses
yeux, À vrai dire on ne voyait qu’eux, de grands yeux magnifiques, noirs et
luisants, bordés de longs cils. Pour le reste, elle portait un gros pull en
laine tricoté main, sans doute de la laine détricotée, et en bas un vieux
pantalon de jogging marron qui avait dû en voir de dures. Aux pieds elle
portait des baskets noires pas trop amochées.
Donc,
Angèle lui parlait sans se lasser. Au bout d’un moment, la fille l’a regardée.
Elle la fixait d’une drôle de façon, l’air d’avoir
pitié, comme si elle avait devant elle une idiote qui ne comprenait rien. Alors
elle a pris son carton qui était par terre et elle l’a tendu à Angèle. Le
carton portait ces deux lignes : « ma mere malade » et « j’ai
fain ».
Angèle a
fait comme si elle venait de lui présenter sa carte de visite, et elle a dit
« D’accord. Moi je m’appelle Angèle. Et toi, quel est ton petit nom
? »
Elle
parlait sur un ton cérémonieux, en souriant. On aurait dit qu’elle prenait la
fille pour une amie un peu chochotte.
L’attitude
de la petite a changé, elle a eu l’air un peu surpris et elle a répondu presque
mécaniquement « Anita ».
Angèle
s’est redressée, elle a pris la main de l’enfant et elle l’a relevée. Elle a
dit « Viens, ne t’inquiète pas, tu auras les sous, mais il faut que tu
viennes avec moi. » En voyant que la fille reculait, elle a ajouté
« N’aie pas peur, je ne suis pas de la police, je suis une vieille femme
qui n’aime pas que les enfants traînent dans la rue. »
Là, j’ai
vu que cette petite Anita comprenait très bien le français, car elle a souri et
elle a suivi Angèle. En marchant, elle a juste dit « Tu donnes les sous,
c’est vrai ? » Angèle a hoché la tête, elle avait l’air d’être sûre
d’elle, et la gamine l’a compris ainsi.
On s’est
retrouvé tous les trois dans notre rue, devant ma porte. Celle d’Angèle était
plus loin. J’ai dit « Je vais me coucher. » Angèle a répété son geste
de la tête et elle a continué vers sa maison. La petite suivait.
Après ça,
je n’ai plus revu Angèle pendant plus de trois mois. Quand elle a réapparu,
elle m’a dit qu’elle avait fait l’école tout ce temps-là dans le camp des
Roumains, du côté de la Porte, entre le Périf et les Maréchaux.
« Anita
vous dit bonjour, Élie. Elle est repartie là-bas, mais elle reviendra. Ils
reviennent toujours. »
9 septembre 2013
32
Quand on
s’occupe des esprits
Je discutais
avec Désiré, un collègue. Il est arrivé tout petit du Congo-Kinshasa. Je
m’intéressais aux coutumes de son pays, je suis curieux, j’ai
pas pu faire des études mais j’essaie de me rattraper, même si c’est un peu
tard.
Djémila,
ma copine flic, elle me demande souvent à quoi ça me sert. Vigile, c’est vrai,
on peut se passer de tout ça, on a pas besoin de tout
savoir, mais je lui répond « À quoi il te sert, ton flingue, tu tires
jamais avec ! »
Donc
Désiré me parlait des esprits. Dans son pays on croit aux esprits, c’est comme
ça, ça fait partie de la vie des gens, ils cohabitent avec les esprits.
« Tu
vois, il me dit, y en a des bons et y en a des méchants. Enfin, c’est plutôt ça
: y a ceux qui t’apportent du bonheur, et les autres qui t’apportent du malheur
ou quoi. Ou alors, si tu veux, ça dépend lesquels pasqueu un gentil il peut
aussi te faire du mal si t’es pas comme il faut avec lui ou quoi. »
Il
commençait à s’emmêler les pinceaux, Désiré c’est pas
un prof de fac, il a du mal à s’expliquer. Mais j’avais pigé le principe et j’étais pas trop pour. J’ai voulu lui faire comprendre mon
point de vue :
« Dis
donc, Désiré, des esprits, t’en as déjà vu ?
– Ben si
je les voyais ça serait pas des esprits ! Les esprits,
ça se peut pas qu’on les voie, t’as déjà vu un esprit ou quoi ? Y a que les
personnes qui s’y connaissent qui les voient mais c’est rare. En plus, t’as pas intérêt à faire connaissance avec ces gens-là
pasqueu ils ont des pouvoirs, forcément »
Le pauvre
Désiré, en parlant il commençait à s’inquiéter, il regardait autour de lui, des
fois qu’un esprit l’entende parler de ça : ça les attire, il croyait. J’ai
voulu le titiller :
« Je
pensais que t’étais catholique, Désiré, et tu crois aux esprits ! C’est pas dans ta religion, ce truc-là !
–
Qu’est-ce que t’y connais, à ma religion, t’en as pas, toi, de religion, alors
fais pas celui qui sait tout sur la religion ! »
Je l’avais
vexé, le brave gars, je me suis excusé :
« Non,
écoute, j’ai pas voulu te charrier, mon vieux, je veux
juste comprendre de quoi tu me parles.
– Ben
comment tu veux comprendre de quoi je te parle ou quoi, tu te crois au-dessus !
Tiens, je vais te dire quèque chose, tu vas voir. Regarde, mes voisins de
palier, des nouveaux, ils viennent d’emménager, c’est un jeune couple. Lui il
est antillais et elle, elle est kabyle. Un beau gars et une belle fille. Ils
ont une petite dans les deux ans, très mignonne. Eh ben tu
vas pas me croire, ils sont inquiets, y a quèque chose dans leur appart
qu’est pas normal ou quoi. Ils disent qu’ils vont pas
pouvoir rester là. Et pourtant, tu sais bien, c’est
pas facile de trouver quèque chose dans ses prix, à Paris, mais là,
normalement, ils avaient trouvé. Au début ils étaient contents, mais maintenant
ils pensent qu’à s’en aller, mon vieux. Ils ont la trouille.
– Pourquoi
donc ? »
Il
commençait à m’intéresser. Pour lui, cette histoire c’était du lourd.
« Pourquoi
donc ? Ben pasqueu y a quèque chose, dans cet appart ! Lui, le gars, il m’a
demandé de venir voir, mais moi j’ai pas voulu, tu
parles, si y a quèque chose ou quoi là-dedans je vais pas y aller ! J’y ai dit
"Va donc voir un prêtre, ils sont faits pour ça !" Tu sais ce qu’il
me répond ? »
Là-dessus,
Désiré imite l’allure de l’Antillais et il répète ses paroles
: « J’en ai vu un, de prêtre, on y est allé tous les deux avec la
petite, on allait pas laisser la petite, et le prêtre il a
pas voulu venir, c’est un vieux, il m’a dit "Les esprits mauvais ça
n’existe pas." Tu parles ! Il a qu’à venir et il verra si ça n’existe pas,
nous on le sent, il est là, il s’est foutu là chez nous et on
le voit pas mais on sent qu’il est là, sans blague. »
Désiré a
continué :
« Rien
qu’en me disant ça, je voyais qu’il avait peur, le gars, alors tu comprends, si
les esprits ils existent pas, pourquoi ils foutent les
chocottes à ce gars-là, un grand costaud ? Sans parler de sa femme, une jeune
femme très bien, propre et tout, elle qui avait toujours le sourire, en
arrivant ! »
Il s’est
arrêté, le Désiré, il était à bout de souffle, ça lui arrive pas souvent de
parler aussi longtemps, c’est plutôt le mec discret. Moi j’ai
pas insisté. Ces histoires-là, genre Edgar Allan Poe, ça me déconcerte. On
s’est donc quittés, lui certain de m’avoir convaincu, moi content que ça en
reste là.
Tout de
même, je dois l’avouer, ça me tracassait. Je repensais à cette phrase que
j’avais lue dans une pièce de Shakespeare, un Anglais qui faisait des pièces de
théâtre il y a longtemps. Il disait : « Il existe plus de chose entre le
ciel et la terre que dans nos philosophies. » Va-t-en savoir !
Si bien
que j’en ai parlé à un collègue de mon pote Jean, le pasteur de l’association
qui gère le Foyer. C’est un nommé Alain, il venait au Foyer de temps en temps,
on avait sympathisé. Lui il s’y connaît, dans ces trucs-là, il a été pasteur en
Afrique. Donc je lui raconte l’histoire à Désiré, sur le jeune couple qui a
l’impression que leur appart est hanté.
« Qu’est-ce
que t’en penses, toi, des esprits ou des fantômes, tous ces trucs ?
– Pour
être honnête, je te répondrai que je n’en sais rien. C’est vrai, je pense que
le monde est plus complexe que ce que nous en voyons, mais il me semble que ce
qui nous est demandé, c’est de nous occuper du monde que nous voyons !
– Eh !
C’est une réponse de Normand, ça, mon pote ! Dans ces histoires-là, y a des
choses qui existent ou y a pas de choses qui existent
?
–
D’accord. Il y a des choses qui existent, mais nous, nous ne savons pas si
elles existent matériellement, ou si elles naissent de notre esprit. Tiens, je
te donne un exemple : il y a quelques temps, j’étais au Burkina-Faso, dans une
Église protestante du pays. Un pasteur m’a invité à prêcher dans son église, en
brousse. Dans la voiture on a parlé, bien sûr. Il m’a dit qu’il était très
fatigué : « Pasteur, je suis fatigué, fatigué, je ne peux plus me reposer,
je guéris, je guéris, je guéris ! » Tu vois, cet homme-là soignait
les malades. C’est un pays très pauvre et les gens ne peuvent pas se faire
soigner, alors ils s’adressent au pasteur, qui les soigne par la prière. Eh
bien il se trouve qu’il les guérit souvent. Mais vois-tu, qu’est-ce qui les
guérit, le saint Esprit, comme il le pense, ou leur propre psychisme ? Je n’en
sais rien. Une chose compte : ils sont guéris. »
J’en suis
resté sans voix un moment, mais le naturel a repris le dessus :
« Bon
d’accord, mais le jeune couple, là, c’est pas la même chose. Leur fantôme,
c’est quoi, d’après toi ? Tu crois pas qu’il vaudrait mieux leur répéter ce
qu’a dit le vieux curé, que ça n’existe pas et c’est tout ?
– Surtout
pas ! Soit ça existe, ce que j’ai du mal à croire mais que je ne peux pas
exclure, soit il s’agit d’une création de leur esprit, ou plutôt de l’esprit de
leur culture d’origine. À mon sens, c’est plutôt de cela qu’il s’agit. Mais
dans ce cas, nier leurs affirmations n’aboutira qu’à les persuader encore plus
de la réalité de la chose. Parce que dans ce cas, ils en ont besoin, de cet
esprit, mauvais ou non. S’ils l’ont créé, c’est pour répondre à un besoin dont
nous ne savons rien mais qui doit être, pour eux, de la plus haute importance.
Quelque chose dont ils ne peuvent pas parler tellement c’est grave. Un vrai
problème, mais qui s’exprime d’une manière qui ne nous est pas habituelle. Je
me fais comprendre ?
– Euh… je crois,
oui. Mais dans ce cas-là, dis donc, ils trouveront jamais un appart qui soit pas hanté ! Tu parles d’une vie !
– Ils
trouveront, parce que la plupart du temps, dans ces cas-là on s’en tire en
accusant quelqu’un d’avoir jeté un mauvais sort, ça simplifie les choses. On
trouvera toujours quelqu’un à qui faire porter le chapeau ! On s’en prend à
cette personne et si elle est punie comme il convient, du moins à votre idée,
eh bien le mauvais sort disparaît. Enfin, c’est ce qu’on croit, parce qu’il
peut resurgir d’une autre manière, c’est une histoire qui peut ne jamais finir.
– Ben je voudrais pas croire à ces trucs-là, moi, je trouve que
c’est pas des idées à se faire. Heureusement que nous, on croit plus à ces
histoires-là ! »
Il m’a
regardé bizarrement, comme si je venais de dire une bêtise.
« Élie !
Ici on y croit toujours, à ces histoires-là. Quand on a un gros problème, chez
nous, beaucoup de gens pensent qu’il suffit de désigner des responsables, et si
c’est un problème très complexe, et qui nous met en cause de façon trop dure à
supporter, eh bien on le trouve, ce responsable, on l’invente et on s’en prend
à lui. On peut ainsi lui faire beaucoup de mal. On croit voir là les moyens de
résoudre les difficultés, mais en fait il n’en est rien, les problèmes sont
toujours là. Je pense que tu comprends parfaitement à quoi je fais allusion
dans notre actualité, non ? Il ne manque pas de gens qu’on accuse de tous les
maux. »
16 septembre 2013
–oOo–
33
Quand on appelle la police*
Ce
matin-là je me suis levé tôt pour aller acheter le journal. J’ai de bonnes
raisons de me souvenir de la date, on était le 7 octobre 1995. J’avais pas beaucoup dormi, j’étais inquiet, nerveux, je
voulais avoir des nouvelles et je me suis pointé à la Maison de la Presse dès l’ouverture.
J’avais juste passé un imper sur mon pyjama, je grelottais, j’avais les cheveux
trempés, c’était un jour à petite pluie bien froide et bien coupante.
De retour
dans ma piaule j’ai pas été déçu, le Parisien racontait
en long et en large l’attentat de la veille, au métro Maison-Blanche. Dix-huit
blessés dont sept flics. Je me suis demandé si c’était
pas à cause de moi.
C’est que
le 6, vers seize heures, j’étais sur place. Le Boss m’avait envoyé dans ce
coin-là. J’accompagnais un livreur, son fourgon était plein de fourrures de
luxe, le genre de marchandise que les malfrats aiment bien faucher, c’est
facile à refourguer et ça rapporte un max.
Une fois
terminée la livraison, c’était dans une sorte de hangar tenu par des Chinois,
le type est reparti sans moi, j’avais envie de me dégourdir les jambes avant de
prendre le métro pour rentrer.
C’est
comme ça que je suis arrivé près de la station Maison-Blanche, avenue d’Italie.
Là, j’ai un peu hésité, si je prenais cette ligne de métro je devais changer à
Place-d’Italie, pourquoi pas continuer à pied jusque là, parcourir la distance
de deux stations ça me fatiguerait pas trop.
J’en étais
là quand un type m’a dépassé, sur le trottoir. Sa démarche m’a parue bizarre.
Vu de derrière, j’aurais dit que c’était un Nord-Africain dans les trente ans,
mais c’était pas la question, le bizarre c’est qu’il marchait à toute allure,
un peu comme s’il avait envie de courir mais sans vouloir le montrer, je sais pas si je suis clair. En tout cas je l’ai vu
s’engouffrer dans la bouche de métro.
Je suis
resté planté là. Je sais pas pourquoi, j’avais l’impression que ce type était pas net. Soit qu’il ait fait une connerie, soit
qu’il ait la trouille de quelqu’un ou de quelque chose, je
savais pas, mais j’étais en alerte.
Du coup je
me suis retourné et j’ai regardé les gens qui passaient. J’ai
vu personne qui aurait pu effrayer mon bonhomme. Par contre, j’ai aperçu un
truc qui m’a pas paru normal. J’ai pris mon téléphone
portable, celui de la boite, et j’ai appelé les flics.
Faut dire
que depuis le mois de juillet, à Paris, on était porté à regarder un peu
partout là où on passait, surtout dans le métro, bien sûr, ou dans les gares,
mais aussi dans la rue. L’attentat du métro Saint-Michel, huit morts et des
dizaines de blessés graves, ça restait bien gravé dans les têtes. On faisait
gaffe.
J’avais vu
un sac posé sur une poubelle. Le genre de ces poubelles en métal grillagé peint
en vert que la Ville fait fixer au pied des lampadaires. Qu’est-ce que ce sac
foutait à cet endroit-là, je me suis demandé. Même pas : je me suis rien
demandé, ça a juste fait tilt, j’ai pas réfléchi, j’ai
appelé.
On m’a
répondu « On arrive, bougez pas de là mais mettez-vous à l’abri. »
Par
prudence je me suis posté derrière un arbre, et de là je faisais signe aux gens
qui s’approchaient de s’écarter le plus possible du lampadaire mais ils me
regardaient comme un dingue. Faut dire que des dingues, à Paris, y en a !
Ça n’a pas
traîné, même pas cinq minutes après mon coup de fil, les cognes arrivaient.
Deux fourgons remplis à ras bord. Ils ont fait vite, les uns ont commencé à
délimiter une zone de sécurité autour du lampadaire et les autres ont écarté
les passants.
Adressez-vous
à des Parisiens en leur disant de s’écarter, vous allez les faire approcher, au
contraire, pour voir de quoi il s’agit. Le Parisien est badaud, Boileau le
disait déjà, lisez Les embarras de Paris, c’est
dans les Satires. Bon d’accord, c’est
pas le moment d’étaler ma science, mais c’est qu’elle est toute fraîche, alors
forcément… Tout ça pour dire que malgré les efforts des flics, un petit
attroupement s’est formé.
C’est à ce
moment-là que la bombe a explosé.
Je raconte pas la
scène. Du bruit, des cris, du sang, de l’affolement. Et puis les secours, la
mise en route de tous les plans prévus pour, l’efficacité des services et de
leurs personnels. Chapeau.
Bon, mais
moi, j’étais resté là, appuyé contre mon arbre, à la fois choqué et inquiet.
Oui, inquiet, sur le rôle que j’avais joué, parce que si j’avais
pas appelé, la bombe aurait blessé que les deux ou trois pékins qui passaient
juste à ce moment-là, peut-être même aucun, avec du pot. Mais plus tard, les
flics m’ont dit que j’avais bien fait, alors bon, ils savent mieux que moi de
quoi ils parlent, ça m’a rassuré.
Un haut
gradé m’a avisé, j’avais encore mon téléphone à la main, l’antenne tirée, il
m’a demandé si c’était moi qui avais appelé, j’ai confirmé. À partir de là,
j’étais le témoin-clé. Est-ce que j’avais vu quelque chose ? Oui, j’avais vu un
type qui marchait bizarrement, venant de la direction de la poubelle. Où
s’était-il dirigé ? Il s’était engouffré dans la bouche de métro. Quelle allure
avait-il, comment était-il habillé ? Etc.
Ça,
c’était sur place, mais au bout d’un moment on m’a embarqué au commissariat et
ça a recommencé. Et puis ils ont eu accès à mon
dossier et là, le ton a changé, j’étais plus seulement le témoin-clé, j’étais
aussi le mec douteux, donc le mec au témoignage douteux : est-ce qu’il
existait, le type à la démarche nerveuse, ou est-ce que je l’avais inventé pour
détourner les soupçons de la police ou pour les orienter sur une fausse piste ?
Ce qui m’a
donné le plus de mal, pour leur répondre, c’est quand ils m’ont demandé à quoi
j’avais reconnu que vu de dos, le type était un Nord-Africain. Ça ressemblait à
quoi, d’après moi, un Nord-Africain ? Eh ben c’est vrai, y a pas d’explication,
des Nord-Africains y en a de toutes les sortes. Des bruns, des châtains, des
roux, des blonds. Des frisés, des pas frisés. Des basanés, des bronzés, des
clairs de peau. Ils marchent comme tout le monde, ils s’habillent comme tout le
monde. Dans leurs écouteurs ils écoutent du rock, ou du rap, ou de la chanson
française. Comment tu sais, pourtant, que le type doit être un Nord-Africain ?
Pas de réponse. D’ailleurs, je savais même pas si
c’était le cas, y a des gens qui ressemblent à des Nord-Africains sans être des
Nord-Africains.
Finalement
ils m’ont renvoyé chez moi avec défense de quitter le territoire national. Mais
comment j’aurais fait, puisque j’étais déjà fiché par leurs soins dans toutes
les gares, à toutes les frontières et dans tous les aéroports ?
Le
lendemain, donc, ce jour où j’avais foncé à la Maison de la Presse pour acheter
le journal, ils venaient me chercher et ça recommençait.
Entre
temps, j’avais repassé toute la scène dix mille fois dans ma tête. Je me suis
souvenu que le type était pas très grand, plutôt châtain avec des reflets roux,
et qu’il avait sûrement pas trente ans. Quand je l’ai
dit, ça a plutôt eu pour effet de les rendre encore plus soupçonneux : comment
je pouvais me rappeler autant de détails ? Je savais
pas, c’était comme ça, je revoyais ce gars-là en pensée, je pouvais même dire
comment il marchait. « Fais voir », on m’a demandé, et j’ai imité son
pas. Après ça j’ai dû le décrire à un de leurs dessinateurs, à la fin on
pouvait contempler un type qui marchait, vu de dos, et les gars ont dit
« Pas de doute, c’est un Nord-Africain. » Ça m’a
pas fait rigoler, je leur ai pas demandé à quoi ils le voyaient.
L’histoire
est connue. La police a retrouvé ce type quelques temps plus tard et il en est
mort. C’est pas mon témoignage qui a servi, mais tout
un ensemble de données dont disposaient les spécialistes de la chasse aux
terroristes. Moi ils m’ont renvoyé sans dire merci et depuis ils m’ont oublié.
J’en suis pas mécontent, faut dire !
Mais y a
une chose qui continue à me tracasser. À me mettre mal à l’aise. Ça me
concerne, c’est quelque chose qui me déplaît un peu chez moi. Il paraît que je
suis pas le seul, que c’est même général, mais ça mest égal, je
préfèrerais pas être comme tout le monde, alors ?
Ce qui me
tracasse, c’est que quand j’ai vu ce jeune homme me dépasser sans me regarder,
j’ai tout de suite enregistré que c’était un Nord-Africain. Bon, j’avais
raison, c’en était un, mais pourquoi ça avait eu tellement d’importance pour
moi à ce moment-là ?
C’est ça
que j’ai pas aimé chez moi.
23 septembre 2013
* L’histoire de l’attentat du 6 octobre 1995
à Paris n’a évidemment rien eu à voir avec la façon dont je l’invente ici.
–oOo–
34
Quand on a de l’honneur
Il faisait pas
encore jour, on a frappé à ma porte. J’avais entendu entrer personne venant de
la rue, j’ai compris que celui qui venait de me réveiller était un pensionnaire
du Foyer. Je suis le responsable de nuit, fallait que je réponde.
J’ai crié
« J’arrive », je me suis levé et je suis allé ouvrir. C’était
Babacar. J’ai déjà parlé de lui, c’est le mécano sénégalais amoureux de sa
Josiane. Ce coup-ci il avait l’air fumasse, il était encore dans le couloir
qu’il commençait à m’expliquer pourquoi. Je lui ai dit d’entrer et je lui ai
proposé un café.
« Je
veux pas de café, je veux que tu comprennes !
– Ben si
tu veux que je comprenne, laisse-moi d’abord me réveiller, après tu
m’expliqueras. Assieds-toi ! »
Il s’est
assis, l’air pas content, et j’ai préparé le café. Pendant qu’il passait je me
suis assis.
« Alors
? Qu’est-ce qui t’arrive, t’as cassé tes jouets ?
– Rigole
pas avec ça, Élie, je suis pas d’humeur, on m’a
cambriolé. Cette nuit, ma porte a été ouverte je sais pas comment, j’avais
fermé au verrou ! »
Devant mon
air de douter, il s’est carrément foutu en boule :
« Me
prends pas pour un naze, je sais ce que je fais, non ? J’avais
verrouillé ! »
J’allais
lui conseiller gentiment de baisser le ton quand on a frappé. On s’est regardé
tous les deux et je suis allé ouvrir à nouveau. Ce coup-là ils étaient trois :
Manu, le petit marrant dont j’ai parlé aussi, Hubert la Science, un ancien
comptable tombé pour malversation, et Dinh, le champion de vièt-vo-dao condamné
pour proxénétisme. Que du beau monde.
C’est
Hubert qui avait frappé, en me voyant il m’a dit « Excusez-moi de vous
déranger si tôt, Monsieur Élie, mais vous devez être mis au courant. Plusieurs
des résidents de ce Foyer ont été cambriolés cette nuit, c’est un fait avéré.
En ce qui me concerne, il me manque de l’argent. » Il parle bien, Monsieur
Hubert. Je lui ai répondu que je le savais déjà et ils ont compris tous les
trois pourquoi car Babacar s’est pointé derrière moi, les yeux sortis des
orbites. Il a crié « Moi aussi, moi aussi ! »
Ça faisait
trop de monde à boire le café dans ma piaule, j’ai dit « D’accord, allez
avertir les autres résidents, voir s’ils ont reçu une visite eux aussi, et
faites tous la liste de ce qui vous manque, je bois mon café et on se retrouve
au salon. » Le salon, c’est la grande pièce du bas, en face de ma chambre.
Babacar a
hésité, je lui avais quand même offert un café qu’il n’avait pas encore bu,
mais il a hoché la tête et il est monté voir dans sa chambre.
Je suis
rentré, j’ai bu enfin mon café, debout devant l’évier, et puis j’ai inspecté
chez moi pour en avoir le cœur net, mais je savais déjà que ma porte avait pas
été ouverte, le verrou était encore tiré quand on avait frappé. Je me suis donc
habillé.
Un quart
d’heure plus tard on était rassemblés dans le salon. Ils étaient tous là,
assis, les uns pas bien réveillés, les autres assez énervés. Du coup on voyait
qui avait été cambriolé. Sur les neuf résidents, cinq avaient trouvé leur porte
déverrouillée, leur porte-feuille vidé et certaines de leurs affaires avaient
disparues.
J’ai posé
la question, je pouvais pas faire autrement :
« On appelle les flics ? » Y a eu un silence, et puis
ils se sont mis d’un coup à protester. Ils étaient tous d’accord : pas question
! C’était à nous de régler ça, du moins dans un premier temps. Le brouhaha a
fini par se calmer, et Monsieur Hubert, qui était resté silencieux, a pu
exposer clairement le point de vue général :
« Écoutez,
Monsieur Élie, appeler la police serait une mauvaise affaire pour le Foyer.
Surtout, supposez que le voleur soit l’un d’entre nous, ne vaudrait-il pas
mieux nous en assurer ? Voilà deux raison pour que nous tentions d’éclaircir
cette affaire par nous-mêmes. Et puis voyez-vous, compte tenu de notre passé à
tous, la visite des inspecteurs pourrait vite devenir difficile à vivre. »
Il a bien
parlé, comme d’habitude, mais son intervention a soulevé à nouveau un beau
tumulte. Chacun craignait d’être accusé, c’était des protestations, des menaces
adressées à Hubert, des rires agressifs. Babacar s’était levé de sa chaise pour
pouvoir crier plus fort, d’autres se tournaient vers moi pour me prendre à
témoin, c’était la pagaille. Seul, Dinh était resté calme, il avait juste levé
le doigt comme à l’école. J’ai fini par faire taire tout le monde et j’ai dit à
Babacar de se rasseoir. Puis je me suis tourné vers Dinh :
« T’as
quelque chose à dire ?
– Ouais.
J’ai regardé comment le type a ouvert les portes. Pour une ou deux c’était pas facile à faire, surtout sans bruit, des verrous
premier choix. C’est du boulot de professionnel, à l’ancienne. Eh ben y a pas un gars d’ici qu’en serait capabe. Personne d’ici était dans cette spécialité. C’est un vrai
monte-en-l’air, le gus. Moi je crois qu’il est venu du dehors. Il a fait le
boulot et il reparti tranquillement. Il a même pris le temps de reverrouiller
la porte du dehors. »
Y a eu un
silence. Tout le monde réfléchissait. On voyait que le Dinh, c’était
pas un imbécile. Moi il m’avait convaincu.
« T’as
raison, Dinh, et félicitation pour avoir vu le truc. Mais dans ce cas-là, mon
pote, ça pose une question : pourquoi qu’un pro du rossignol serait venu
justement ici. Tu seras d’accord pour dire qu’il avait mieux à ramasser
ailleurs ! »
Dinh a pas su
répondre à ça, mais ça a donné une idée à Peter. Peter c’est un gros brutal, un
docker flamand, blond, couvert de tatouages. Il a purgé une peine pour
violences multiples. Si une parole intelligente devait être dite ce matin-là, c’était pas de lui qu’on l’attendait, et pourtant !
« Il
est peut-être pas venu pour la bricole. Pasqueu ç’qu’il a pris, c’est pas gras,
ça nous emmerde nous, mais c’est pas avec ça qu’i’ va
faire du gras. Le gars, il a voulu nous emmerder, c’est tout. Il nous connaît.
Ben donc, nous aussi on le connaît. Moi j’trouve. »
Et comme
tout le monde le regardait bouche bée, il a recommencé :
« Moi
j’trouve. Pasqueu le gars i’ s’est pas fait un gros paquet, c’est
pas gras ç’qu’il a piqué, hein ? Il a juste voulu nous emmerder ! »
–
D’accord, Peter, on a pigé. Mais tu veux dire que c’est un ancien du Foyer,
c’est ça ? »
Peter, il était pas allé jusque là dans son raisonnement, fallait
pas non plus aller trop vite, avec lui. Mais les autres ont compris, ça a été
un cri général : « Arsène le dingue ! »
Arsène,
c’était un as de la cambriole qui avait passé sa vie à alterner la prison et le
fric-frac. En fait, c’était pas vraiment un voleur,
plutôt un maniaque, c’était comme une maladie, chez lui, il volait comme
d’autres écrivent des poèmes, il disait que c’était une passion, un art. Au
cours de sa dernière période de liberté il avait passé quelques semaines au
Foyer avant de retomber pour un casse de légende. C’était peut-être deux ou
trois ans plus tôt.
J »ai
repris : « Ben oui mais il est en taule, Arsène, il en a pris pour je sais pas, peut-être dix ans, vu la récidive à
répétition ! »
En fait on
ne savait plus quoi faire. En théorie, la supposition tenait, mais elle était pas plausible (j’ai regardé le mot dans mon
dico). On s’est donc séparés en disant qu’on allait réfléchir, qu’on le disait
à personne pour le moment, ni aux flics ni aux pasteurs, que ça pouvait
attendre un jour ou deux, histoire de se renseigner sur Arsène ou sur d’autres
gars du même genre.
Mais
c’était bien Arsène. Ce casse miniature, pour lui, ç’avait été un message qu’il
nous lançait. C’est ce qu’il m’a expliqué quand je l’ai reconnu, deux jours
plus tard, en train de traîner dans l’avenue vêtu en clodo. Il s’était évadé,
le bougre, c’était vraiment un artiste ! Mais il avait plus le choix, c’était
la rue. Alors il avait eu l’idée de se faire reconnaître par les copains du
Foyer. Il avait pris le temps de reconstituer un minimum d’outillage et il
était venu nous faire signe à sa manière. Complètement tordu, le pauvre gars.
« Tu
comprends, il m’a dit, je suis peut-être né dans le ruisseau mais je tiens à
mon honneur. J’allais pas me pointer la gueule
enfarinée pour demander l’aumône. Avant de vous demander de me planquer, j’ai
tenu à offrir quèque chose. »
On était
assis tous les deux dans le bistrot en face de l’église de Pantin, il buvait
son viandox et moi mon petit blanc.
« Tu
nous as offert quoi, Arsène ? Tu nous as juste dépouillés, arrête ton charre !
– Je vous ai
offert un spectacle ! Genre chef-d’œuvre en péril. De l’art pur. Et presque
sans matos ! Mais rassure-toi, vos trucs, je vais vous les rendre, je suis pas un voleur ! »
30 septembre 2013
–oOo–
35
Quand on chasse le bouc
Arsène le
dingue l’était vraiment. J’avais vu ça tout de suite la fois où j’avais payé un
pot à ce vieux cambrioleur, mais ça s’est confirmé quand il s’est montré au
Foyer. Il m’avait informé du jour et de l’heure, genre grand seigneur qui
s’attend à être reçu avec les honneurs. Vu son passé de roi des monte-en-l’air,
il pensait pouvoir se le permettre.
Il est
donc venu un samedi, tôt le matin, et tous les gars, prévenus, étaient là, pas
trop contents : ça, ils allaient l’accueillir, il pouvait en être sûr !
Mais ils
avaient compté sans la malice du vieux. Et sans sa folie. Pour soigner son
arrivée, il avait commencé par cambrioler un bureau de tabac, un magasin de
fringues, un autre de spiritueux, une confiserie. Ce qui fait qu’il avait pu se
pointer en traînant une voiture à bras des années trente, une antiquité qu’il
avait dû voler elle aussi. En plus de tout ce qu’il avait piqué chez nous, elle
était pleine de cadeaux.
Entrée
triomphale : devant la grille du Foyer, il avait sorti une corne en cuivre de
la poche du grand manteau qui lui arrivait aux chevilles et il avait sonné un
air qui résonnait comme un hallali. Tout le monde s’était précipité aux
fenêtres, du coup il avait déclamé une sorte de discours de héraut, genre film
historique américain en technicolor. Ça disait qu’il venait réjouir ses fidèles
vassaux de ses libéralités, ou un truc dans le genre. En plus piteux, bien sûr,
ça m’a rappelé Walter Scott, je venais de lire à la suite Ivanhoe et Quentin
Durward.
Bref on
l’a fait entrer et il a commencé à distribuer ses cadeaux et à rendre les trucs
volés. Après ça, il a offert le champagne.
C’était
complètement dingue, c’est bien le mot, de voir ce malheureux clodo, ce pauvre
fou, faire le grand seigneur. C’est sûr qu’il dégageait une odeur pas
racontable mais les gars étaient pas non plus du genre
à minauder, si bien qu’ils se montraient contents. Ça les faisait marrer, cette
petite fête, ils étaient entrés dans le jeu, c’était comme s’il leur avait
donné l’occase de se sentir des gentils, des braves gars, pour une fois. Ils se foutaient pas de lui, pas du tout, ils comprenaient.
Il fallait
le voir, le vieux. Ce jour-là, c’était le plus beau de sa vie.
Mais une
fois les réjouissances terminées, quand tous les gars ont commencé à dire que
bon, d’accord, ils s’étaient bien amusés mais que maintenant ils avaient autre
chose à faire, quand il a vu qu’il allait rester tout seul, Arsène s’est mis à
pleurer. Et là, c’était pas du cinéma. Alors il a fini
par sortir ce qu’il avait en tête depuis le début, et c’était du lourd :
« Me
laissez pas partir, les gars, ch’peux pas rester à la rue, si j’y reste chuis
foutu. C’est crever dans un coin d’porte ou alors c’est retourner en taule.
Chuis trop vieux pour y r’tourner, en taule, laissez-moi rester avec vous, les
gars, ch’pourrais m’planquer ici, ni vu ni connu, si qu’vous seriez des hommes
dignes de ce nom. »
Il nous
disait ça en bavant, en reniflant, en geignant, il nous répétait ça sans
s’arrêter, et sans voir que plus personne, dans le salon, pouvait
le regarder. À ce moment-là, y avait plus de grand seigneur, c’était plutôt un
vieux, disons, répugnant. Un clodo qui arrivait pas à
être pathétique, à faire pitié. Il se trompait de public, le vieux. Vu son
palmarès, il aurait dû savoir. Il était pas chez les
bons Pères. Dans ce Foyer, les types se forçaient à être corrects mais c’était pas des anges, ils avaient chacun son histoire pas
drôle, ils étaient là pour s’en sortir, pas pour écoper à cause d’un mec
siphonné.
La vérité
se faisait voir, Arsène le dingue avait été une sorte d’artiste, une légende,
mais maintenant c’était plus qu’une épave. On allait
pas risquer de retourner au gnouf pour ses beaux yeux. Et du coup, la question
se posait : qu’est-ce qu’on allait faire de lui ?
La réponse
s’est pas faite attendre et elle a été générale, ça n’a pas tardé. Ils se sont
tous retournés contre lui, il lui ont dit de se
casser, et sans ménagement : « Si tu t’barres pas tu vas voir ta gueule
! » D’un coup, la rigolade avait fait place à la haine. Carrément. Les
braves gars de tout à l’heure étaient devenus une meute prète à mordre. Ce
vieux les mettait en danger, alors ils resserraient les rangs, ils faisaient
front, ils allaient l’attraper et le foutre à la rue. La course à l’échalote !
Mais c’est
le gros Peter qui a eu l’idée, ces temps-ci il était en forme : « Eh les
gars, on va le foute à poil et on va le foute dehors, et après on va appeler
les cognes, ils vont ll’envoyer chez les dingues et c’est marre ! »
L’idée a
plu, ils ont chopé Arsène et ils commençaient à lui tirer sur le manteau. Le
pauvre vieux se tordait comme il pouvait pour leur échapper mais ils étaient
les plus forts et les plus nombreux. On entendait plus que des halètements et
des grognements, c’était plutôt sinistre. J’ai dù intervenir, je leur ai gueulé
d’arrêter, mais sans résultat, et j’ai même dù en bousculer un, juste une bonne
baffe, pour qu’ils m’écoutent. Vu ma forme et mon poids, y en a pas beaucoup
qui osaient me contrarier longtemps, ils se sont écartés, ils ont laissé le vieux
maboul tout seul au centre d’un cercle de colère, on aurait dit une proie,
comme dans les chasses à courre avant la mise à mort. L’hallali, justement.
Je suis
allé me mettre à côté d’Arsène et j’ai dit « Foutez-lui la paix !
Barrez-vous ! » Ils ont pas bougé. Lui, il était
sonné, il tremblait, en fait il avait plus l’air de se rendre vraiment compte.
Alors je lui ai dit de me suivre et on est allés dans ma chambre. Une fois là,
j’ai bien fermé ma porte, il était à l’abri.
Mais
c’était l’impasse, j’allais pas planquer Arsène dans ce Foyer, c’était pas raisonnable, et qu’est-ce que j’aurais dit aux
pasteurs qui m’avaient fait confiance ? Alors j’ai réfléchi. Finalement, je lui
ai dit que j’allais l’emmener à la Porte-des-Lilas, à l’Armée du Salut, que
c’étaient les mieux armés, justement, pour régler son cas le mieux possible. Il
a rien dit, il a fait « oui » de la tête en pleurnichant, et
l’histoire a fini comme ça.
Arrivé
chez les braves fondus de l’uniforme (je dis ça pour rigoler mais je les aime
bien), Arsène s’était calmé, il avait l’air de se faire une raison, d’avoir
compris que bon, il avait pas d’autre porte de sortie.
Sur place,
ça a été un peu long, j’ai eu du mal à me faire comprendre, à expliquer toute
l’histoire, à dire ce que je savais sur Arsène, mais une fois qu’ils ont eu
compris la situation, les salutistes ont récupéré le colis sans difficulté. Une
officière l’a emmené je sais pas où et je l’ai plus
jamais revu. J’ai jamais su ce qui lui était arrivé, sauf une chose : il était pas retourné en taule.
Quand je
suis rentré, les gars se sont pas montrés, chacun
avait trouvé quelque chose à faire ailleurs. Et quand on s’est revus les uns ou
les autres, on a plus jamais reparlé d’Arsène le dingue. Oublié, le vieux
barjot.
Quand
Jean, le pasteur responsable, nous a fait une petite visite, j’en ai profité
pour le prendre à part et lui raconter toute l’histoire. Je préférais qu’il
l’apprenne par moi, je me méfiais : lui et les salutistes, va savoir s’ils étaient pas en liaison ?
Il m’a
bien écouté, il a posé deux-trois questions, et quand j’ai eu fini il est resté
silencieux un temps. Il avait l’air de réfléchir. Et puis il m’a dit
« Dis-donc, Élie, as-tu déjà entendu parler du bouc émissaire ? »
Je
connaissais l’expression, mais ce que ça voulait dire vraiment, j’en savais rien. J’ai fait « non » de la tête.
« Eh
bien, c’est une histoire qu’on trouve dans la Bible, mais cela ne se limite pas
à cela, il s’agit de quelque chose de beaucoup plus général. Le bouc émissaire,
c’est celui que l’on accuse, que l’on chasse, ou même auquel on fait du mal,
voire celui que l’on tue, tout cela dans le but de ressouder les liens de la
communauté. Vois-tu, on cherche par là à se protéger collectivement d’un danger
ou d’une situation de violence. Tiens, comme les Juifs pour les
antisémites. »
Je voyais
très bien ce qu’il voulait dire. Mais il a ajouté « Tiens, toi qui lis
beaucoup, je vais te prêter un bouquin qui traite de cela, il est d’un
philosophe nommé René Girard. »
Quelques
jours plus tard il me l’a amené, j’en ai lu quelques lignes et je l’ai laissé.
Moi, les philosophes… Je préfère Walter Scott ou Alexandre Dumas.
7 octobre 2013
–oOo–
36
Quand on est pris par les sentiments
On aurait
dit une caricature de Cabu, dans le Canard enchaîné. C’était une petite vieille
comme on n’en voit plus beaucoup, même dans les faubourgs. Elle me rappelait
quand j’étais môme, à l’époque y en avait plein, des comme ça. C’est pour ça
que, rien qu’à la voir, je l’ai eue à la bonne. Elle me plaisait. Elle me faisait
marrer mais en même temps j’avais de l’émotion.
Elle
datait de la tête aux pieds. Le petit chignon serré sur le dessus de la tête,
les lunettes rondes à monture en fil de fer, les dents qui manquent, les poils
sur le menton, la robe noire à petites fleurs mauves et le tablier à carreaux
bleu et blanc, sans oublier le châle en grosse laine noire qu’elle se passait
sur le nez de temps en temps, les bas épais en vrille couleur gris souris, et
finalement les charentaises, le tout en fin de vie. Une caricature de vieille
pauvresse.
Elle
serrait dans la main droite les poignées du filet à commissions en ficelle qui
pendouillait à son côté et elle avançait, toute courbée, en traînant ses
chaussons. Sûr qu’elle déparait dans la grande allée de l’hypermarché de la
Porte-de-Bagnolet.
En la voyant, on avait l’impression qu’elle s’était trompée
d’époque, la pauvre vieille. Aujourd’hui, même les plus pauvres se mettent au
goût du jour, casquette de polo en toile, jogging et baskets. Noter les mots anglais, faut pas avoir l’air franchouillard.
Mais elle, elle faisait tellement nature qu’on aurait dit une figurante dans un
film de Carné, si vous voyez. Je parle d’un cinéaste qui était très célèbre
avant-guerre. Du noir et blanc. Dans un bouquin sur lui que mon amie Angèle m’a
filé, j’en ai vu plein, des vieilles comme ça, sur les photos.
Donc elle
avance tout doucettement le long de l’allée. Elle s’arrête devant chaque
boutique, elle ausculte chaque vitrine, et des fois elle se tourne vers les
gens qui passent et elle les regarde comme si elle allait écrire un livre sur
le populo d’aujourd’hui, genre ethnomachin. Ça doit
pas être tous les jours qu’elle se pointe dans un endroit pareil !
Une ou
deux fois, elle entre carrément dans une boutique pour mieux zyeuter la marchandise.
Elle tâte, elle se penche pour mieux voir, elle attrape l’étiquette pour se
rendre compte, elle sort un petit rire sec, elle secoue la tête et elle
ressort. Les vendeurs ont pas le temps de la brancher
pour essayer de lui refiler leur marchandise. Pas le temps ou pas l’envie, elle fait pas cliente sérieuse.
L’air de
rien je la suis des yeux, d’un peu loin. Elle m’intéresse, je me demande ce
qu’elle cherche et puis je me dis qu’elle passe son temps de cette manière-là, elle doit pas avoir beaucoup d’occasions de sortir autrement
que pour aller s’acheter sa baguette et son Kiravi.
Là où je
me marre, c’est quand elle s’intéresse de la même façon aux montres, aux bagues
ou aux colliers d’une grande bijouterie. Ça m’amuse parce que j’ai déjà eu
l’occasion, en passant, de voir les prix, et là, c’est
vraiment pas pour elle !
Mais ça
fait rien, elle rentre quand même dans la boutique. Le bonhomme bien mis qui la
voit s’arrêter devant la première vitrine a un sourire, il se retourne vers la
belle jeune femme en tailleur et tour de cou qui discute avec un couple à
propos d’une bague et il lui fait un coup d’œil, l’air de dire « Vise un
peu qui c’est qui va nous acheter les diamants de la Couronne ! ». Elle
regarde et elle se marre discrètement. Et puis tous les deux se remettent à
leur boulot, qui consiste à faire acheter aux gens des belles choses très
chères.
Du dehors,
je les vois se foutre de cette pauvre femme et ça me
plaît pas trop. Mais elle, elle s’occupe pas d’eux, elle passe d’un rayon à
l’autre, elle circule, ça l’intéresse, tout ces trésors. En passant devant le
couple et la vendeuse, elle fait un petit sourire timide, genre « Faites
pas attention, je fais que regarder. »
D’ailleurs,
à petit pas, elle revient vers l’entrée, la pauvrette, toute maigrichonne, et
là, d’un geste vif, elle sort un marteau de sous son tablier, elle frappe la
vitre intérieure de la vitrine, elle chope plusieurs bijoux et elle sort à
toute allure en les mettant dans la poche de devant. Au moment où l’alarme se
met à ameuter les gens elle est déjà à dix mètres et elle court comme une
championne d’athlétisme.
J’étais
déjà en train de m’en retourner quand j’ai entendu le fracas de la vitre qui
éclate et aussitôt l’alarme. Je me retourne et j’ai juste le temps de tendre le
bras et de stopper la vieille, qui doit pas être si vieille que ça vu sa
vitesse de pointe. Donc je l’attrape et je la serre contre moi, j’ai ses deux
bras ramenés devant elle, bloqués contre mon torse, elle peut rien faire. Mais
du coup, vu ma corpulence, je la cache, sans le faire exprès, aux yeux des
bijoutiers et des collègues qui arrivent en courant.
On est là
tous les deux, serrés l’un contre l’autre, un seul bras me suffit pour la
tenir, et on se regarde. En fait c’est une jeune femme toute mince, et comme sa
perruque s’est déplacée je l’enlève et je vois qu’elle est blonde. Elle a aussi
de beaux yeux, dans les verts, et une bouche à la Bardot. Bref, elle est belle.
Elle voit
bien que j’hésite. C’est vrai, sur le coup je sais pas
quoi faire, je me contente de la regarder. « Fais pas le con ! »,
elle me dit à mi-voix, et je sens qu’elle quitte ses charentaises, elle devait
avoir des sortes de ballerines en dessous, je le sens parce que du pied elle me
caresse le mollet.
Elle
répète « Fais pas le con ! » et je lui réponds « Rends les
bijoux ! » Je vois bien qu’elle me fait les yeux doux mais quand même :
elle me plaît, c’est vrai, mais je vais pas me rendre
complice d’un vol, même pour ses beaux yeux.
Elle voit
ce que je veux dire, elle me dit « D’accord mais tu me laisses partir ! Tu
prends le tablier avec les bijoux dedans, tu le fais tomber et pendant que tu
le ramasses, moi je me barre. D’accord ? Et magne-toi de te décider pasqueu y a
urgence ! »
J’aurais pas dû,
c’est sûr, mais c’est ce que j’ai fait. Et j’avais le tablier à la main, la
fille à peine lâchée, qu’elle était déjà à vingt mètres et qu’elle se mêlait à
la foule. Beaucoup de gens s’étaient rameutés en se rendant compte qu’il se
passait quelque chose. Pas à dire, c’était une rapide, la môme. Et une maline.
Je
m’étends pas sur la suite, j’ai juste ramené la marchandise aux bijoutiers en
leur disant ce qu’il en était de cette « vieille pauvresse » et
comment elle m’avait échappé au moment où je lui arrachais son tablier.
Là-dessus,
bien sûr, arrivée des flics, questions, balade en panier à salade jusqu’au
commissariat, interrogatoire (comment elle était en vrai, si elle parlait bien
français, comment j’avais pu la lâcher, et tout ça), confrontation avec les
autres témoins, et attente dans le couloir que le commissaire ait eu le temps
d’étudier le topo.
J’étais
donc assis sur un banc, le long du mur, et je commençais à me faire vieux, ça
durait depuis plus de deux heures, et qui est-ce qui passe et qui me reconnaît
? Djémila, mon ex, la femme flic. J’avais complètement oublié qu’elle avait
changé d’affectation, qu’elle était plus à Pantin.
Donc elle
s’arrête et elle me demande ce que fais là, alors je lui raconte tout… ou
presque.
« Tu
vois, Djémila, au bout du compte, ce qui me vexe, c’est que j’avais eu
l’impression dès le début qu’il y avait un loup. Elle faisait trop vrai, si tu me comprends. Mais moi, au lieu de surveiller,
j’ai laissé les sentiments parler. Parce que cette vieille – enfin, cette
fausse vieille – elle me rappelait quand j’étais môme, y en avait plein des
comme ça, à l’époque, tu comprends…
–
Regarde-moi, Élie, elle me fait. Pour la vieille, je vois bien le tableau, je
comprends, je le sais que t’es un sentimental, mais me raconte pas de vanne,
quand elle s’est changée en princesse, ta vieillasse, hein ? Là aussi t’étais
sentimental, mais pas le même genre ! Avoue ! »
J’ai
hésité, puis je lui ai fait un sourire :
« Si
j’avoue ça, je vais au gnouf, non ? Alors j’avoue pas,
tu dois te tromper, elle m’a échappé, c’est tout. »
Elle m’a
rendu mon sourire :
« T’as
du pot que moi aussi je sois sentimentale, Élie. De toute façon je suis pas sur l’affaire, j’étais même pas au courant. Mais
écoute-moi bien : si on la serre, ta poulette, attends-toi
pas que je lui fasse une fleur à elle aussi. J’aime
pas les filles que tu regardes. »
C’est là
que j’ai compris que Djémila, elle avait pas mis une
croix sur nous deux. Je dirais pas que ça m’a fait
plaisir, mais quand même, on a beau dire, ça flatte.
14 octobre 2013
–oOo–
37
Quand on est dans l’Iliade
Les deux
garçons devaient avoir dans les seize ou dix-sept ans. Je
sais pas pourquoi je les regardais. La place Gambetta était bordée de
baraques foraines, y avait plein d’autres choses à voir. Moi, j’étais installé
peinard à la terrasse du bistrot qui fait le coin de l’avenue du Père-Lachaise,
celle qui mène au cimetière. Une chope dans une main, une gauloise dans
l’autre. Il faisait beau.
Juste
devant moi, à pas dix mètres, y avait une baraque d’autos tamponneuses, ça
faisait un tintamarre pas possible mais j’aimais ça.
J’aimais
regarder les mômes qui s’amusaient, qui sautaient d’une bagnole à une autre,
qui imploraient les mamans pour en faire encore un autre, de tour, « Dis
Man-man ! ». Les jeunots qui cherchaient à emballer, les filles qui se
dégageaient en rigolant, les petits regards en coin, tout ça, ça me plaisait.
Ces
deux-là aussi. Ils devaient sortir juste du lycée Voltaire, ils avaient leur
cartable à la main. Deux petits gars qui avaient pas
cours à ce moment-là, ou alors qui avaient séché, on était en semaine, en
milieu d’après-midi.
Ils
avaient remonté l’avenue Gambetta depuis Père-Lachaise et ils allaient
peut-être se séparer pour rentrer chacun chez soi, en attendant ils se tenaient
sur le rebord en planche de la piste, l’air de pas trop savoir s’ils allaient
prendre un ticket pour faire un tour.
Je me suis
dit qu’ils iraient pas, que c’était plus de leur âge,
on a sa dignité. Surtout qu’ils avaient pas de fille
avec eux à éblouir.
Un des
deux, un costaud blondasse avec un grand nez, a sorti une pipe et se l’est
fourrée dans le bec. Il avait pas l’air de s’en servir
souvent, c’était plus pour faire adulte. L’autre était un grand maigre à
cheveux frisés, il lui expliquait quelque chose en rigolant et le blond se marrait
de temps en temps lui aussi.
Ça n’a pas
duré longtemps, la rigolade, parce qu’un groupe de loubards dans le même âge
leur est tombé dessus. Ceux-là, je les avais vus de loin, de l’autre côté, près
de la Mairie du XXème. C’était pas le même genre de
jeunes. On m’aurait dit que la plupart venaient du 140, une cité de la rue de
Ménilmontant connue pour être un nid d’embrouilles, j’aurais
pas été étonné.
Ils
étaient une bonne quinzaine, peut-être plus, et ils suivaient un petit dur en
blouson de cuir, un râblé, les chevaux en brosse, qui jouait les chefs de
bande. En traversant, il avait sûrement idée de foutre le bordel dans les autos
tamponneuses, mais il a avisé les deux lycéens et ça lui a donné une idée.
Il s’est
tourné vers ses potes et il a commencé à les faire marrer en imitant le garçon
à la pipe. Ils étaient rassemblés juste entre la baraque des autos tamponneuses
et la terrasse du bistrot, si bien que j’ai tout vu, tout entendu.
« Eh
les mecs, z’avez vu l’type qu’a une pipe ? A’c le pif qu’il a, j’crois bien que
quand i’ pleut, è’ s’éteint pas, sa pipe ! »
Ce genre
de vannes. Je dois dire qu’il avait de l’esprit, dans son genre, les autres
étaient écroulés de rire. Ce qui leur plaisait aussi, c’était le côté provoc,
ils attendaient la réaction du blond, histoire de voir s’il avait de la
réplique, si on allait vers une sorte de joute verbale, comme on dit.
Ils
avaient pas lu l’Iliade comme moi. Loin de là. Mais ces petits
gars, ils en avaient pas eu besoin, ils avaient expérimenté le truc : les deux
héros qui se lancent des vannes, ou des injures, avant de s’étriper. Ils
connaissaient, c’était leur spectacle préféré, ils jouaient dedans, ils avaient
le rôle de l’armée qui soutient son héros.
Encore
faut-il que le héros en question se trouve un adversaire ! Et là, le lycéen à
la pipe réagissait pas, il avait le dos tourné et il
zyeutait les autos tamponneuses avec application. Il
préférait rien entendre. Le frisé, au contraire, avait l’air embarrassé,
il se tournait d’un côté et de l’autre, comme quelqu’un qui se demande ce qu’il
peut faire.
Pour ceux
de la bande, se faire tourner le dos c’était vexant, c’était du mépris. Le chef
s’est senti insulté. Il s’est approché des deux jeunes et il a donné deux
petites tapes sur l’épaule de sa victime, ce qui a eu le résultat voulu, le
garçon s’est retourné.
« Eh
Toto, tu sais qu’t’as l’air con, a’c ta pipe, là ? »
L’autre a pas su
quoi répondre, il a juste enlevé sa pipe de sa bouche, mais son copain, le
grand échalas, a voulu arranger les choses :
« Allez,
les gars, on vous a rien fait, laissez-nous tranquilles. »
Je dois
dire qu’il avait pas l’air de se rendre compte du
genre de type qu’il avait devant lui, en réagissant comme ça. Il misait sur la
raison, il pensait que l’histoire s’arrêterait là. Il aurait
pas dû.
Le loubard
s’est désintéressé du fumeur de pipe et s’est avancé vers le grand. Il l’a
regardé lentement des pieds à la tête. Et puis il a souri, l’air de se foutre
de lui :
« Qu’est-ce
tu m’veux, Toto, j’t’ai causé ? Tu m’cherches ?
– Ben non,
c’est toi qui nous parles. Nous on s’est pas occupé de
vous.
– Tu t’es pas occupé d’nous ? On est
pas assez bien pour ta pomme ? C’est ça ? Ben j’vais t’dire un truc : tu m’plais pas ! Viens voir un peu ! Tu
sais pas ? On va s’batte, tous les deux, on va voir qui qui c’est qu’est
l’plus fort. Pasqueu t’as un’ grand’ gueule, mais ça suffit pas. »
Là, je
commençais à trouver que ça devenait intéressant. Comment un gars qui avait pas
du tout l’air d’un bagarreur allait s’en sortir ? Si y avait une chose de certaine,
c’est que même s’il acceptait la bagarre, il avait
aucune chance, l’autre était bien plus fort et bien plus méchant que lui. Plus
dur. Mais il a joué la montre :
« Eh,
on est que deux et vous, vous êtes une vingtaine ! »
Pas
mauvais, comme tactique, c’était un malin, il entrait dans le jeu et il
refilait la balle au petit costaud : se battre à dix contre un c’est lâche. En
plus de ça, il mettait son pote dans le coup, il avait pigé que l’autre avait
tendance à le laisser tout seul devant le danger. Faraud, mais pas téméraire !
« T’inquiète
! a répondu le petit dur, c’est pas comm’ ça qu’ça va
s’passer. On va aller dans un coin tranquille. Tiens : la rue des Rondeaux, y a
personne, et on va s’batt’ à la loyale, toi et moi, personn’ d’aute. »
La rue des
Rondeaux, c’est une rue étroite qui longe le mur d’enceinte du cimetière du
Père-Lachaise. Y a pas un chat.
« Tu
veux qu’on aille là où y a pas un témoin pour pouvoir me casser la gueule,
c’est ça ? C’est pas normal, comme proposition,
pourquoi je te croirais ? »
Le loubard
a rigolé :
« Pasqueu
tu crois que j’vais t’casser la gueule ? Tu pars battu ? Non non ! On va
s’batte et j’te donne ma parol’ que mes pot’ i’ f’ront qu’regarder. »
Et là, il
s’est retourné vers ses troupes et il a rigolé :
« Hein,
les gars, qu’on va pas tous lui tomber d’ssus ? Eh !
J’suis assez nombreux à moi tout seul, non ? »
C’est là
que le frisé m’a étonné :
« Je
vais pas me battre, t’es trop fort pour moi, ça se voit, en plus j’ai pas
l’habitude, c’est pas une bonne idée. Tu n’as qu’à
dire que t’as gagné.
– T’as la
trouille, c’est ça ?
– J’ai pas
de raison d’avoir la trouille puisque je vais pas me
battre. De toute façon j’avais rien contre toi, hein ?
Moi, si je me bats, ça sera contre des vrais ennemis. »
« Bien
dit, petit ! », je me suis pensé. Mais le caïd s’est senti dominé,
sûrement à cause du calme de l’autre, il s’attendait
pas à ça.
« Eh
ben si c’est comm’ ça, on va vous casser la gueul’ tout d’suite à tous les
deux, espèce de connards ! Allez les gars ! »
C’est à ce
moment-là que je suis intervenu, ça commençait à mal tourner. J’ai sauté sur
mes pieds et j’ai couru me mettre entre les deux. Il était juste temps, ils
étaient à pas un mètre l’un de l’autre et la bande était groupée derrière son
chef. J’ai dit « Ça suffit, les gars, vous vous cassez vite fait ou c’est
moi qui frappe. » Je le rappelle, je fais dans les un mètre
quatre-vingt-dix et je pèse quatre-vingt-dix kilos, que du muscle. Ça a suffi,
le caïd a dit « D’accord » et ils se sont barrés en ricanant histoire
de pas perdre la face.
Je me suis
retourné vers les deux jeunots. Le gars à la pipe était encore vert de
trouille, et l’autre était pas trop vaillant non plus mais il m’a remercié.
« Dans
ces cas-là, petit, je lui ai dit, tu cherches pas à
discuter, ça sert à rien. Le gars savait très bien que t’irais pas te battre
avec lui rue des Rondeaux, il voulait juste que tu te sentes trop lâche pour
ça. Fallait juste dire « J’ai pas à me battre
contre toi, je te connais pas » et s’y tenir.
J’ai
réfléchi un moment et puis j’ai ajouté :
« Tu
vois, tu pourras jamais empêcher que ces gars-là, ils se sentent humiliés. Toi
t’es dans les mieux lotis, à toi de les rassurer. »
21 octobre 2013
–oOo–
38
Quand on discute en terrasse
Trois ans après
que je sois sorti de taule, mon conseiller de probation m’a convoqué. Il m’a
confirmé que ma peine était derrière moi, il m’a filé les papiers, et à Dieu
vat !
Ça n’a pas
changé mon genre de vie, vu que je m’étais tenu à carreau durant ces trois années-là,
mais quand même, je me suis senti libre pour la première fois depuis longtemps.
J’avais quarante-cinq ans l’année où j’ai été condamné, j’en avais maintenant
soixante.
D’après
plein de calculs à la noix établis par l’administration, il me restait deux ans
avant de pouvoir prendre ma retraite. Ça non plus ça changeait rien pour
l’instant, j’avais prévu de rester vigile jusque là chez Monsieur Bernard.
D’un côté
j’avais hâte de quitter tout ça, les gardes, les veilles, les risques, les
zozos du Foyer, c’était pas une vie tellement
marrante, mais d’un autre côté je me demandais ce que je ferais une fois libéré
de toute astreinte. Libéré mais fauché.
La
retraite, ça voulait dire quitter Paris, en tout cas, et même la banlieue. Trop
cher pour moi. Alors je rêvais d’un bord de mer, j’en ai déjà parlé. J’avais pas encore trouvé mon point de chute mais je savais
que je le trouverais le moment venu, le tout était que ça soit dans mes prix.
N’empêche, ça voulait dire laisser ma vie d’ici derrière moi, avec les gens que
j’aimais bien.
À
l’époque, Younous avait pas encore quitté la France, on faisait vraiment la
paire, tous les deux. Et puis y avait Djémila, on était encore plus ou moins
ensemble. Et Angèle, avec ses bouquins, ses gitanes et son sale caractère. Et ma
filleule, Bérénice, avec ses parents.
Et Jean,
un des mecs les plus sympas que j’aie jamais rencontrés. Avec lui, j’avais pas pris de l’âge seulement en années, mais surtout
en moi-même.
D’autres,
aussi, je vais pas citer tout le monde. Même le Boss :
il m’avait toujours eu à la bonne.
Je pensais
à tout ça, quelques jours plus tard. J’étais au boulot, en fait, mais j’avais pas vraiment la tête à surveiller la petite fauche
dans le supermarché où je me trouvais, à la Nation. C’est d’ailleurs là que
j’avais repéré un gamin qui s’était fait racketter, quelques semaines plus tôt.
La même chose serait arrivée, j’aurais rien vu, je crois bien, le môme aurait
jamais retrouvé son vélo.
Heureusement,
j’étais pas tout seul, je faisais équipe avec un
nouveau, un jeunot qui rêvait d’être champion de boxe. Kevin. Il aurait déjà pu
avoir un casier, c’est sûr, rien de lourd, chapardage ou grivèlerie, mais à
répétition, seulement il était encore mineur à l’époque des faits. Après ça,
sur ses vingt-deux ans, il devait s’être acheté une conduite parce que Monsieur
Bernard aurait pas embauché un mec à problème.
C’était un
poids lourd, déjà marqué, le nez écrasé, les arcades couturées, les oreilles en
chou-fleur. Il avait le crâne rasé, les épaules un peu voûtées et le regard
sagace du môme des cités qui en a déjà beaucoup vu. Il venait de Bobigny. Pas
méchant, juste le genre à barboter un porte-monnaie qui traînerait, mais pas à
bousculer la vieille dame qui l’aurait laissé tomber.
À la
pause, on a été relevés par le gros René et son pote Salvador, un militant du
Front national, et on a été s’offrir une mousse au bistrot d’en face. On était
en terrasse.
J’ai
regardé Kevin : il suivait une petite des yeux, dans la rue, je me suis demandé
à quoi un gars comme lui pouvait penser à part la boxe et les filles. Bien sûr,
des gamins de ce genre j’en avais connu pas mal dans ma vie. Dans le faubourg,
à l’armée, en taule. Je voyais bien le topo, mais j’avais envie de le faire
parler, ce gus.
« T’as
jamais été contacté par le FN, Kevin ? »
Il a lâché
la fille des yeux et il s’est tourné vers moi, l’air pas vraiment intéressé :
« Ben
non, pourquoi qu’ils m’auraient contacté ?
– Je sais pas. Ils cherchent des costauds, non ? Pour leur
service d’ordre.
– Ouais,
sûrement, mais non, ils m’ont pas calculé. Pis tu
sais, y a pas qu’eux qu’en cherchent. Tous les partis. Que ça soye les Cocos ou
les mecs à Chirac. Sauf les Verts, eux ils font pas
trop là-dedans. Pourquoi que tu me demandes ça, t’es sur un plan manif ? »
J’ai quand
même été surpris qu’il soit aussi au courant. J’en ai connu qui n’auraient pas
été fichus de seulement citer le nom d’un parti politique. Mais il a continué :
« Tout
cas, si c’est pour Le Pen, tu peux toujours t’accrocher, je suis pas partant, c’est pas dans mes idées. J’aime
pas. »
Je
commençais à être vraiment intéressé.
« C’est
pas non plus dans les miennes, mon gars. Non. Moi je suis plutôt de l’autre
bord, si tu vois, mais pas militant. Tu sais peut-être d’où je sors, alors tu
vois, ça me place pas tellement bien pour entrer dans un parti.
– Ben des
ex-taulards, hein, y en a pas mal dans les services d’ordre. Et pis des anciens
de l’armée ou de la police. C’est ça qu’est marrant, ils font ça ensemble, la
racaille et les poulets ! Tu parles d’une salade ! Mais moi je vais te dire, je
vais déjà pas dans les manifs, alors tu parles que je me mouillerais pas dans
un parti. Mais quand même, je vote pour Arlette. Chaque fois.
– Ah bon ?
Qu’est-ce que tu lui trouves ? C’est ses idées, qui te plaisent ?
– Oh, les
idées à Arlette, alors tu sais, j’ai pas regardé de
près, hein ? Non, ce qui y a, c’est qu’elle vient de chez nous, tu comprends,
elle vit comme nous, dans le 9-3. Elle parle comme nous, dans ma
famille. »
Il a
réfléchi deux-trois secondes et il m’a regardé :
« Tiens,
c’est ça, c’est comme si on était de la même famille.
– Alors tu voterais pas pour quelqu’un qui aurait l’air de venir de
Neuilly ou Passy, même si c’était le plus, je sais pas, moi… compétent ?
– Ben
comment tu veux qu’il soit compétent pour sauver mes bidons si
il vient de Neuilly ? T’as vu ça où ? Tu crois qu’il suffit d’y penser
pour savoir ce que c’est, habiter Bobigny ? Ou même Pantin, comme toi ? »
C’était un
point de vue qui manquait pas de sagesse, dans le
fond, mais j’ai trouvé ça un peu léger quand même.
–
Écoute-moi : si quelqu’un vient du 9-3, ça veut pas
dire qu’il faut voter pour lui. À ce compte-là, le FN aussi, il a des candidats
en Seine-Saint-Denis ! »
Il a pas eu le
temps de répondre et moi encore moins d’insister, parce qu’une explosion a fait
trembler toutes les vitres. Le souffle a balayé notre table, les verres ont
giclé sur le trottoir, et on a eu la respiration coupée.
En une
seconde on était debout. On a vite compris, une voiture avait pris feu juste au
coin de la place, le réservoir avait explosé, et maintenant ça flambait jusqu’à
hauteur d’un premier étage. Un type essayait de sortir de là, les cheveux et la
veste en flamme.
J’ai pas pu
arrêter Kevin, il a foncé vers le type, en deux secondes il était sur lui et il
l’attrapait par la main, il le tirait d’un coup et l’autre valdinguait à trois
mètres. La chaleur était terrible, la veste noire de Kevin a commencé à griller
elle aussi mais il s’en occupait pas, il a pris le type par les pieds et il l’a
tiré le plus loin possible. À ce moment-là, les deux garçons du bistrot se sont
pointés avec des nappes mouillées, je dois dire qu’ils avaient fait vite, et
avec, ils ont éteint le feu sur le bonhomme. J’étais déjà sur Kevin, et je lui
arrachais sa veste, les mains brûlées. Il s’est retourné, il m’a regardé et il
a souri :
« Il
a morflé, le gars, mais je crois qu’il va s’en tirer, mais faudrait que les
pompiers arrivent !
Justement
ils arrivaient, leur caserne est pas loin, avenue Diderot.
Le
lendemain, la main droite encore bandée, j’ai été voir Kevin à l’hosto. Lui, il
avait les deux mains emmaillotées et il était assis sur son lit sans pas trop pouvoir s’appuyer contre l’oreiller rapport
aux brûlures qu’il avait sur le dos. Mais il était content, il avait eu des
nouvelles du gars qu’il avait tiré du feu. Le type était hors de danger, même
si son état était grave.
« Dis
donc, Élie, il m’a dit, on aurait pas été interrompu
dans notre discussion ? »
Il
rigolait, mais j’ai vu qu’il avait plus le même regard. Lui aussi, dans sa
tête, il avait pris de l’âge, un seul jour avait suffi.
Je l’ai jamais
revu. À peine sorti de l’hôpital, à ce que le Boss m’a dit, il s’est porté
candidat comme pompier de la Ville de Paris.
28 octobre 2013
–oOo–
39
Quand on renoue
Je l’avais
oubliée, celle-là, mais c’est vrai, j’ai une sœur. Mélanie. On s’est jamais
beaucoup entendu, faut dire, elle a toujours été une sacrée peau de vache. Je l’ai pas vue depuis au moins vingt ans. Mais là,
surprise, elle vient me voir ! Un coup de bigophone – elle m’a retrouvé en
passant par la probation – et elle m’annonce sa visite.
Bon, je
l’accueille normalement, après tout c’est ma sœur. Avec l’âge, elle est devenue
une mémère à gros bras. À peine assise elle commence à me raconter ses misères
et je vois tout de suite le topo, j’en ai pour des plombes.
Elle a
toujours été le genre renfrogné, qui fait la gueule à tout le monde, une vraie
porte de prison, et là, je m’y connais ! Elle fait la morale, elle est sympa
avec personne. Je sais bien qu’elle a morflé, dans la vie, mais elle en rajoute
toujours ! Avec ça, une mentalité de larbin !
Je dis
rien, j’écoute, et tout de suite elle accouche : elle s’est fait virer par son
patron, un rupin de la Côte d’Azur. Elle faisait bonne à tout faire chez ce
type depuis des années et elle avait pris sa petite copine en grippe. D’après
elle, la fille était une traînée qui s’était installée là en maîtresse de
maison. Au bout du compte, le type avait jeté la petite à cause des manigances
de ma frangine, elle la dénigrait par en-dessous. Manque de pot, la gamine
s’était suicidée.
« Qu’est-ce
que t’avais besoin d’aller te fourrer dans cette histoire, je lui dis, tu te
prenais pour la patronne, dans cette turne ? Tu pouvais
pas les laisser tranquilles, ces deux-là ? Regarde ce que t’as fait ! »
J’avais
pris le ton de la grosse engueulade et j’ai continué comme ça un bon moment.
Elle a laissé passer l’orage, il fallait que ça sorte, de toute façon c’était
mérité ! Mais j’ai vu qu’elle le pensait vraiment, alors tout d’un coup j’ai
été embêté. Elle avait l’air malheureux. Elle les regrettait, ses vacheries.
Elle avait l’air tellement penaud ! On aurait dit une petite fille sur le
point de pleurer, cette grosse mémère ridicule. J’en ai été tout attendri. C’est
vrai, c’est quand même ma petite sœur !
J’ai
emprunté la bagnole à ma copine Anne-Laure et j’ai emmené ma sœur faire un
viron à la mer. On s’est installé tous les deux sur un banc, devant la plage.
Le temps était aux nuages et au vent, il faisait frais mais j’avais prévu le
coup, j’avais dit « Tiens, tu sais pas, on va se
faire une thermos de vin chaud à la cannelle, on sera bien pour
discuter. » On était parti le lendemain à l’aube.
On a dit deux-trois
mots sur le temps, la saison, tout ça, et puis elle m’a raconté plus en détail.
C’était du lourd.
Depuis six
mois quéelle était au chômage, elle avait réfléchi. Elle avait compris, elle
m’a dit, que ça n’allait pas bien dans sa tête, qu’elle avait besoin de faire
le point, mais à fond : pourquoi elle était comme ça ? Du coup elle avait parlé
avec quelqu’un. Myriam. Celle qui l’avait conseillée. « Ça a été une étape
importante de mon parcours de reconstruction », elle a dit, l’air savant.
On fixait
tous les deux la voile d’un petit optimiste. Il dansait sur les vagues. La mer
se renforçait et j’ai compris que Mélanie, elle ressemblait à cette coquille de
noix toute malmenée. Avec moi, elle avait besoin de renouer le fil d’une
histoire de famille, elle avait besoin d’affection fraternelle. On avait rompu
depuis trop longtemps. « C’était à moi de faire le premier pas »,
elle a dit.
Quand
j’avais été condamné pour avoir tué un homme, elle s’était sentie trahie, comme
déshonorée. Elle me jugeait elle aussi, elle me condamnait. Et elle m’avait
plus donné signe de vie : « Qu’il paye ! »
Mais avec
ce qui lui était arrivé, pour elle tout s’était bouleversé. Elle avait compris
que la trahison venait d’elle. Elle se voyait telle quelle : moche, sans un
seul brin de bonté. Elle avait honte.
Elle m’a
regardé et elle m’a dit que moi, j’avais l’air en bonne santé, que j’avais
perdu mon air égaré d’autrefois, comme pacifié. Si je voulais bien, elle se
conduirait avec moi comme une sœur, pas comme un foutu dragon !
Je me
taisais, alors Mélanie a vraiment tout déballé. Elle s’était retrouvée
interdite de séjour dans la maison qu’elle entretenait depuis des années. Le
mépris de son patron, elle l’avait reçu comme un coup de poing dans la figure.
Elle avait toujours pris soin, devant lui, de se montrer impeccable, de lui
cacher ses méchancetés, et maintenant il la considérait comme une malpropre.
Elle a pas
retrouvé une autre place. Son air revêche, ses épaules affaissées… Personne a voulu d’elle. Alors elle s’est laissé couler,
elle s’est mise à boire. Conséquence, son proprio l’a foutue à la rue.
Elle avait
personne à qui s’adresser, demander de l’aide, elle
était seule. Elle s’est dit « C’est de ma faute », et elle est allée
trouver l’Armée du Salut, elle était pas encore tombée
assez bas pour mendier de quoi se payer son litron. Ils l’ont hébergée dans un
foyer et c’est là qu’elle a rencontré Myriam.
« C’est
quelqu’un, celle-là, tu sais Élie. On dirait pas à la
voir, c’est une petite bonne femme avec un bonnet en laine sur des cheveux
blancs coupés court. Un regard bleu incroyable. Malgré l’âge, sa figure est
restée toute lisse et toute fraîche. Elle passait au foyer une fois par semaine
pour voir si quelqu’un pouvait se relever, comme elle disait.
« Elle
s’est assise en face de moi et elle a sorti de sa poche une boîte de pastilles
Vichy. Avec son air sérieux, elle m’en a présenté une. Je me suis sentie toute
chose, Ça remuait dans mes intérieurs, comme disait notre grand-mère. Et là, je
n’ai trouvé qu’un moyen pour soulager ma douleur : parler, parler, parler. Sans
la quitter des yeux, je lui ai dévidé le fil de toutes mes saloperies :
l’abandon de mes parents, le reniement de mon frère, mon refus d’aider, mon
manque de gentilllesse avec les gens, ma façon de me fermer, sans amis, seule.
« Et
puis j’ai repensé à cette jeune morte. Je l’ai revue et mes larmes ont commencé
à couler, après c’est devenu des gros sanglots, bouche ouverte. Myriam me
passait des kleenex, et à la fin elle m’a tendu un rouleau de sopalin. Ça a duré
longtemps. Quand ça s’est calmé, Myriam m’a pressé les mains et elle est
partie. Après ça, j’ai dormi dix-huit heures d’affilée.
« Le
lendemain, elle est revenue me chercher. Elle portait un casque de motard, elle
m’en a tendu un autre, et on a fait la route en moto jusqu’à Nice. Je me suis
retrouvée embauchée dans un snack, près du centre-ville.
« Je
peux dire que là, j’ai travaillé dur. Mais j’avais changé, je me sentais
désarmée, sans ma cuirasse. Face à mes fautes. Je me lavais beaucoup. Au fond
c’était normal, fallait en passer par là. Et tu vois, Élie, mes larmes de
repentir, c’est elles qui m’ont lavée. Maintenant, je suis comme un pied de col
ou une poignée de chemise qu’on aurait décousue et retournée pour faire du neuf
avec de l’usagé. C’est l’image que je me fais de moi.
« Mais
il restait comme la piqûre d’une flèche dans mon vieux cuir coriace. Une
flèche, Élie Carquois, ça te dit rien ? Alors j’ai su
ce qu’il me fallait faire, j’ai pris le train et je suis venue te voir. Et c’était pas trop tôt ! »
Je l’avais
écoutée sans rien dire. Quand elle a eu fini, elle s’est mise à rigoler comme
jamais ! Et puis elle m’a regardé et elle m’a dit « J’ai vu que je compte,
pour toi, Élie. C’est quand tu m’as engueulée : on engueule
pas comme ça quelqu’un qu’on aime pas ! Ça m’a ragaillardie ! Comme quoi,
une bonne douche… » Son sourire allait jusqu’aux oreilles. Du coup, c’est
bête, son regard m’a fait venir les larmes aux yeux. « Voilà
aut’chose ! », j’ai pensé.
« Bon,
c’est pas tout ça », m’a dit Mélanie quelques
jours après, des jours passés à refaire connaissance et à emmagasiner de bons
souvenirs, pour une fois. « Maintenant que tout est à peu près net entre
nous, va falloir penser à là-bas, il me reste du boulot pour me refaire une vie
! »
Je l’ai
accompagnée à la gare, et là, sur le quai, on s’est tenu embrassé au moins une
bonne minute.
« La
prochaine fois, c’est toi qui viens, je vais avoir un appart », elle m’a
dit en levant le doigt.
« Normal,
Mélanie, je viendrai, tu peux me croire. »
Depuis
quelques secondes je regardais ailleurs. Mélanie a suivi mon regard et elle a
souri : une femme d’un certain âge, une blonde, me regardait avec intérêt. Ma
sœur m’a dit plus tard avec amusement que je m’étais redressé, épaules en
arrière et ventre rentré. « Tu faisais le faraud, Élie ! »
Elle est
montée dans le train, on s’est fait des gestes d’adieu quand il est parti, et
je suis rentré. Voilà, j’avais retrouvé ma sœur.
En fait
j’étais content.
4 novembre 2013
N.B. – Merci à Christiane, ma soeur. Elle n’a vraiment rien à voir avec Mélanie, dont le
nom est celui d’un personnage du roman qu’elle va publier, mais c’est à elle
que je dois la majeure partie de cette histoire.
–oOo–
40
Quand on rumine
Quand je
suis en poste, par exemple dans l’hyper de la Porte-de-Bagnolet – c’est là où
le Boss m’envoie le plus souvent avec le Monoprix de l’avenue Gambetta – eh ben
je vois ce qui se passe. Je suis même dans les mieux placés. J’en connais un
peu plus que les zozos qui parlent de la délinquance dans le poste.
Tenez, y a
un type, sur une radio, un nommé Zémouille ou quelque chose comme ça, qui fait
toujours remarquer que les délinquants sont pas des Français blanc-bleu la
plupart du temps. Des Noirs ou des Arabes, plutôt. Tu rigoles. Comment il le
sait ? On l’a pas vu souvent sur place, là où y a
beaucoup de vols ou d’agressions. C’est le gars, même s’il vivait en
Seine-Saint-Denis, ça serait dans un quartier à pavillons.
Il se rend pas
compte que les jeunes branleurs qui font des bêtises se foutent pas mal de
l’origine de leurs potes. Ils sont mélangés, ils font
pas la différence. Eux c’est pas des racistes. Tu vois
des gars, ou même des filles, de toutes les sortes.
Je lui
dirais, si je le rencontrais : « Là où les voleurs sont surtout des
Africains, c’est là où le quartier est habité surtout par des Africains. Pareil
pour les Arabes ou quoi que ce soit. Où alors c’est dans les gares où ils
arrivent quand ils vont faire un tour à Paris, là, depuis leur grande banlieue
en béton où ils sont regroupés.
Qu’il est
bête ! T’as qu’à mélanger à fond les populations, sur place t’auras des voleurs
de toutes les couleurs. Du plus petit dommage au plus gros, t’auras des voleurs
de bonbons, des voleurs de portables, des voleurs de bagnoles, des voleurs de
banques, des voleurs ou des tripatouilleurs d’actions en Bourse ! Ça ira
des dix centimes aux millions d’euros.
Mais c’est pas demain la veille qu’il demandera qu’on installe
des gens des cités à la porte de chez lui. Il pèterait de trouille. Il
réclamerait des flics en nombre. Déjà qu’il y en a bien plus dans les quartiers
rupins que dans les quartiers pourris !
Mais là,
il crierait au siège de Paris, l’andouille. Il ferait fermer son quartier, il
le ferait barricader pour rester entre gens honnêtes, genre politicard qui
achète des votes ou industriel spécialisé dans le dépeçage d’usines.
Moi, dans
mon hyper de la Seine-Saint-Denis, c’est plutôt les voleurs de CD que je vois.
Ou des voleuses de maquillage.
Une fois,
c’était à Rosny 2, on était avec Younous, on a chopé une petite bande de
collégiennes qui avaient fait le plein. Elles venaient de Pantin et y avait
toutes les races connues dans les environs. Du noir au blanc en passant par le
bistre et le jaune. Et c’était pas des fauchées, elles
venaient pas de familles pourries, genre quart-monde, y en avait une, sa
mère était enseignante et son père journaliste. C’est dire.
Des braves
mômes, en fait. On leur a juste fait les gros yeux, Younous et moi. Je crois pas qu’elles recommenceront. Mais le fait est :
tout le monde peut voler, ou se battre, ou pire, c’est une question de
situation, d’entraînement ou de nécessité, pas de race ou d’origine. Y a pas de peuple où on dit aux enfants qu’il faut voler.
Mais je le
vois qui va me dire « Et les Roms ? » Ben tiens ! Il me dira
« Les Roms ils envoient leurs enfants faucher dans le métro, vrai ou pas
vrai ? » C’est là qu’il est bête. Ou alors méchant. Ou les deux. Parce que
c’est pas les Roms qui font ça, c’est des Roms. Et c’est pas à leurs enfants qu’ils le font faire, c’est aux
enfants qu’ils ont pris en otage.
Des
canailles. Chaque peuple a ses canailles. Y en a qui font plutôt dans la fraude
fiscale géante ou dans le pot-de-vin, genre sainte-nitouche, et y en a d’autres
qui font dans la saleté bien crasse, bien visible. Question de standing.
J’étais là
à ruminer, à lui faire sa fête en pensée, au gars, dans l’allée centrale, tout
en surveillant que tout se passe bien. Pourquoi je pensais à ça, je sais pas. ça devait venir d’une
réflexion qu’on m’avait faite la veille.
J’étais
installé à la terrasse du bistrot de la Place-de-l’Église, près du Foyer. À la
table à côté, y avait une mémère qui me regardait tout en caressant la tête à
son pékinois, pauvre bête, moche comme un pou.
Au bout
d’un moment, elle s’adresse à moi :
« Il
paraît que vous êtes le gardien du Foyer pour délinquants de la rue à côté,
Monsieur ?
– Qui
c’est qui vous a dit ça ?
– Oh ben
vous êtes connu, c’est vous qui avez sauté dans le Canal, l’autre jour, non ?
Pour sauver une petite fille. On a de la chance, dans le quartier, que vous
soyez là, dans ce Foyer. Tous ces délinquants. Surtout des Arabes, hein ?
– Non
Madame, y a aussi des Noirs, des Blancs, mais à ma connaissance, pas de
racistes. »
Elle a
fait « Oh ! » et elle s’est tournée de l’autre côté, j’ai pas eu le temps de lui dire que moi j’avais aussi tué
un homme.
C’est
bizarre, y a pas si longtemps, c’est pas les Arabes ou
les Noirs qu’on aurait accusés, c’est les Juifs. Ça a passé, on dirait, mais
moi, si j’étais à leur place, je me croirais pas tiré
d’affaire. D’ici qu’on les rende responsables de l’existence des immigrés !
Ça m’a
rappelé une blague de l’époque soviétique. Y avait beaucoup de blagues, en
Russie, à l’époque, les gens pouvaient pas dire ce qu’ils pensaient alors ils
se défoulaient comme ça.
C’est
l’histoire d’une petite ville loin de Moscou. Le Parti fait savoir qu’un convoi
de camions chargés de patates va arriver. Rendez-vous le lendemain sur la place
Oulianov à telle heure pour la distribution. Mais le lendemain, la queue bien
installée pour attendre, on publie que seuls les vrais Soviétiques y auront
droit, que les Juifs doivent s’en aller, eux qui ont voulu attenter, avec leurs
médecins, à la vie du Petit Père des Peuples. Les Juifs ont l’habitude, ils se
passeront de patates.
À l’heure
dite, pas de camions sur la place Oulianov. Les Soviétiques ont l’habitude, ils
attendent. Mais il gèle à pierre fendre…
Au bout de
deux heures, un apparatchik arrive et dit qu’il y aura moins de camions que
prévu, que seuls les membres du Parti y auront droit, que les autres s’en
aillent. Les sans parti ont l’habitude, ils s’en vont.
Les gens
attendent encore deux heures, il gèle toujours à pierre fendre. Puis
l’apparatchik revient et déclare que, en fin de compte, il y aura encore moins
de patates que ce qu’on espérait et que seuls les responsables du Parti y
auront droit, que les autres s’en aillent. Les encartés ont l’habitude, ils
s’en vont.
Deux
heures plus tard, l’apparatchik réapparaît et il se dit désolé, il n’y aura pas
de patates, finalement, pas de distribution, que les camarades rentrent chez
eux vu qu’il gèle à pierre fendre.
Alors
quelqu’un dit « Et voilà ! On a attendu six heures pour rien dans le
froid, mais pas les Juifs. C’est encore eux les profiteurs ! »
Une fois,
je l’avais racontée à Angèle, cette blague, elle avait rigolé mais elle avait
ajouté « Au fond, ça peut être ça, le racisme. Quand on trouve une bonne
raison pour que la victime devienne le coupable. »
« Eh
ben ça y est, je me suis dit, voilà que je rumine encore ! Heureusement que ma
journée se termine parce que, avec tout ça, je pourrais bien laisser passer une
fauche sans la voir. » Faut être concentré, dans ce boulot.
Mais la
relève est arrivée, toujours les mêmes, René et Salvador… Pas de pot pour les
basanés ! Younous et moi on est sorti, pas mécontents de pouvoir prendre
l’air. On a allumé une sèche et on s’est dit « Au revoir, à demain. »
Il est parti, moi je suis resté un peu, il faisait doux, j’avais
pas envie de me presser, personne m’attendait.
Au bout
d’un moment, j’ai pris l’avenue pour rejoindre le boulevard, et là, au coin, y
avait un car de flics en embuscade. J’ai vu deux petits jeunes qui marchaient
tranquillement dans sa direction en se racontant des trucs marrants. Un Black
et un Beur. Je les connaissais de vue, des gars du quartier, bien tranquilles.
Ils
étaient presque arrivés au coin des deux avenues mais j’ai
pas eu le temps de les prévenir, ils se sont fait choper. Deux bleus sont
descendus du car, des jeunes eux aussi, et ils les ont arrêtés. Contrôle
d’identité. Fouille rapide. Et puis « Allez, barrez-vous, petits cons
! »
J’arrivais
juste, j’ai pas pu m’en empêcher : « Pourquoi
vous les contrôlez, ceux-là, ils sont signalés comme dangereux ? »
Le petit
flic m’a regardé de haut et il m’a juste dit « Circulez, Monsieur, ça ne
vous regarde pas. » Vu mon pedigree, j’ai rien dit, ils m’auraient emballé
et j’aurais risqué le retour au ballon pour insulte ou quoi que ce soit. J’ai
circulé.
N’empêche,
ça me regardait bel et bien.
11 novembre 2013
–oOo–
41
Quand on se sent redevable
Maïa est venue me voir, l’autre jour. Elle m’a apporté des cadeaux :
un beau dessin et un cendrier. Le beau dessin, c’est moi en cow-boy… Sûr que
pour dix ans, elle est pas très avancée côté dessin,
mais comme on dit, c’est l’intention qui compte. Le cendrier, lui, c’est une
coquille Saint Jacques peinte en gris métallisé avec un cœur bien rouge au
fond. Ça se défend, comme idée...
« Pourquoi
tu me fais des cadeaux, ma puce ? C’est pas mon
anniversaire.
– Ben
pourquoi que tu m’as fait plein de cadeaux, toi ? Plein de beaux habits et des
jouets pour aller à la mer ! Tu te rappelles quand même que tu m’as emmenée à
la mer ? Et même que c’est toi qu’a tout payé ! Alors hein ? J’allais
pas rester sans te rendre la monnaie de ta pièce ! »
J’étais pas sûr
qu’elle ait employé l’expression dans le bon sens mais j’ai compris l’idée.
Cette petite, elle voulait pas être en reste. On a sa
dignité.
« Ben
tu sais, ça me fait drôlement plaisir, que tu penses à moi. En plus ils sont
très chouettes, tes cadeaux. Je vais mettre le dessin au-dessus de mon lit.
– Et le
cendrier, il te plaît ? Tu veux pas fumer ? »
Et voilà
qu’elle me sort de sa poche un paquet de Gauloises et un petit briquet tout
rose avec des étoiles dorées. Là, je dois dire, j’étais comblé. J’ai ouvert le
paquet solennellement, j’ai pris une sèche et je l’ai allumée, le tout en
faisant voir à quel point c’était bon.
Je le
sais, il y aura des gens pour dire que c’est pas le bon exemple que je lui
donne, à cette petite fille, que fumer c’est pas bon pour la santé, et tout ça.
C’est sûr. Ils ont raison. Mais ils auraient fait quoi, ceux-là ? Son cadeau,
il venait du cœur, et y avait qu’à la voir pour s’en rendre compte : pendant
que je tirais sur cette sèche, elle suivait chacun de mes gestes avec une sorte
d’orgueil et en même temps de tendresse. On aurait dit une maman qui admire les
progrès de son petit fiston.
Quand on
pense d’où elle sort, la môme, dans quelle cité pourrie elle grandit,
franchement, voir comment elle sait se garder le cœur aussi net, ça fait du
bien. Y en a un tas, dans les beaux quartiers, qui pourraient toujours
s’aligner.
Mais les
cadeaux, ça n’a pas de fin, pour remercier Maïa je l’ai emmenée manger une glace.
Une grosse, carrément le banana split.
On était
chez le boulanger, il a un coin salon de thé, comme il dit, accolé à sa
boutique. En fait de thé, la plupart de ses clients préféreraient sûrement un
petit vin cuit mais il a pas le droit, il a pas la licence.
On s’était
assis tous les deux à une petite table. Elle était prévue pour deux mais vu sa
taille, heureusement qu’on était pas deux comme moi.
J’avais juste commandé un café, mais Maïa profitait à fond de sa glace, elle
prenait son temps, elle la savourait. Deux coups de langue et elle s’arrêtait,
elle jouait un peu avec le petit parapluie en papier, elle prenait délicatement
la serviette elle aussi en papier, une rose à petites fleurs violettes, pour se
tamponner le bout du nez – il y avait de la glace dessus, faut dire – et elle y
allait à nouveau de deux coups de langue. Et elle me souriait.
À la fin,
elle a poussé un gros soupir et elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour
s’empêcher de roter. Du coup ça lui a donné le hoquet. J’ai fait ce qui convenait,
une « super grosse grimace terrible », comme elle a dit plus tard, et
ça a produit chez elle « une super rigolade vachement terrible ». Le
hoquet est passé. Alors elle a repris son sérieux et elle m’a regardé :
« Ben
maintenant, me reste plus qu’à te payer un autre paquet de Gauloises, hein Élie
?
Pourquoi
ça ?
– Eh !
Faut être correct ! Tu me donnes, je te donne, autrement je
serais pas honnête.
– Mais ma
puce, tu es une petite fille. Les petites filles, elles font
pas des cadeaux aux grandes personnes. C’est le contraire ! Les grandes
personnes, c’est normal qu’elles gâtent les enfants. Enfin, de temps en
temps !
– Ouais,
ben moi je vais te dire, chez moi c’est pas comme ça.
T’as intérêt à être correct, chez moi. Je le sais bien que je
peux pas te rembourser, Élie, mais y a le geste. »
Voilà où
on en est, j’ai pensé, même les mômes se mettent à faire les comptes.
« Pas
n’importe quels mômes, Élie, m’a dit Younous quand je lui ai raconté. Ceux des
cités. Pasqueu pour eux, y a une chose, c’est le respect.
– Tu veux
dire l’honneur, un truc comme ça ?
– Bah les
mots, c’est pas ça qui compte. Moi je dis le respect.
Et moi je la comprends, ta petite gamine. A veut pas manquer de respect. C’est
quelqu’un, cette môme-là, et elle le sait qu’elle est quelqu’un, la preuve.
Elle a bien appris la vie. Chez moi, au pays, elle serait
pas dépaysée.
– Ouais
mais c’est juste que c’est qu’une petite fille, même pas dix ans. Elle peut
quand même rester encore une petite fille, elle a le temps. Si les mômes
acceptent plus qu’on leur fasse des cadeaux, où on va ?
– ‘coute,
Élie, autant qu’a s’habitue tout de suite à être grande. Elle
aura pas beaucoup le temps de rester petite, si j’ai bien compris ce que
tu m’as raconté. Et pis regarde : toi, tes pasteurs ils te font des cadeaux, et
des gros, hein ? T’es logé gratos, on te paye des vacances, tout ça, pas vrai ?
Eh ben tu vas pas rester sans leur rendre un service
ou quoi. Forcément. C’est ça, la vie. Ta petite poulette, là, faut qu’elle
apprenne, eh ben tu vois, elle a de l’avance, elle a déjà tout pigé. »
Dans les
jours qui ont suivi, j’ai ruminé une fois de plus. Ce qu’il m’avait dit,
Younous, ça me turlupinait. Y avait plusieurs chose
qui m’allaient pas, là-dedans.
D’abord,
la petite, si elle m’amenait des cadeaux, c’était pas
seulement pour me rendre quelque chose en échange de ce que je lui avais donné.
Y avait ça, c’est sûr. Elle le disait elle-même. Mais y avait autre chose. Y
avait de l’amour. Y avait du plaisir à me voir content à cause d’elle. Ça se
mesure pas, c’est pas du troc, c’est pas de l’échange.
C’est autre chose.
Mais y
avait ça quand même. Le respect, comme il disait, le Younous. Le respect de
soi. C’est quand même vrai. Si tu fais que recevoir tout le temps, sans rien
apporter toi-même, t’es quoi ? Pas grand chose. Tu fais
pas partie des gens qui comptent, toi tu comptes pour du beurre, t’es rien,
t’es qu’un môme. Faut participer. Contribuer.
C’est là
que les paroles de Younous me tombaient dessus. Parce que moi, je recevais, je
recevais, on me faisait une fleur grosse comme un baobab et je me laissais
chouchouter comme un moujingue.
Parce que
mon logement, d’accord, je le payais en surveillant un peu le Foyer, mais bon,
c’était que dalle à côté du prix d’un vrai loyer à côté du métro. En plus de
ça, y avait eu ces vacances que Jean m’avait offert, à
moi et à la petite. J’aurais dû payer, j’aurais pas
pu.
C’est
surtout ça qui me tracassait. J’étais redevable. J’y
avais jamais pensé mais maintenant je m’en rendais compte et ça me plaisait
pas. Personne aime être redevable.
J’en ai
parlé à Jean, le pasteur, mine de rien. J’ai commencé avec l’histoire de la
petite Maïa qui voulait pas être en reste. Ça l’a fait
rire.
« Elle
a du caractère, ta petite protégée, Élie ! »
Là j’ai
sursauté, c’est le mot protégée qui m’a pas trop plu.
Du coup j’ai sorti ce que j’avais sur le cœur :
« Ben
justement, c’est ça qu’elle veut pas : rester ma protégée. C’est comme moi. Je veux pas rester ton protégé.
– Mon
protégé ! Tu te vois comme ça ? Mon protégé ? Tu déconnes ou quoi ? »
Jean, faut
pas l’oublier, il est peut-être pasteur mais il vient quand même du Faubourg,
dans les moments critiques, ça ressort. Mais il s’est repris.
« Tu n’es
pas mon protégé, Élie, tu es simplement le genre de personnes que le Foyer a
pour mission d’aider à se relancer. Et puis, s’il faut te le dire en toutes
lettres, puisque tu n’as pas l’air de le comprendre tout seul, tu es aussi
devenu mon ami. Mon ami, Élie ! Alors si tu n’acceptes pas mon amitié… »
J’ai vu
que je l’avais peiné. J’ai rien dit mais je lui ai filé un bon coup de patte
sur l’épaule et il a souri.
18 novembre 2013
–oOo–
42
Quand on tombe dans le sordide
C’est pas de ma
faute, je le fais pas exprès, je sais pas pourquoi c’est toujours sur moi que
ça tombe, ces trucs-là !
Ce
jour-là, un mardi, j’étais de service au supermarché de l’avenue Gambetta.
Dedans ça se passait bien, c’était calme, une matinée comme les autres. Pas la
foule, aux caisses, mais pas non plus le vide, y avait quand même trois petites
files de clients en attente de payer.
Dehors
c’était le début du printemps, une petite averse par ci par là, un air frisquet
et un petit soleil pâlot le reste du temps.
Je faisais
équipe avec Pago, un petit nouveau, juste deux mètres de haut et un mètre de
large – j’exagère – peine. Il allait bientôt me remplacer dans la boite,
j’approchais de la retraite. Un Basque fana de rugby. J’étais chargé de le
former mais c’était bidon parce que c’est un boulot où si t’as pas pigé le truc
au bout d’une demi-journée, c’est que t’es pas fait pour.
Donc,
planté à trois mètres des caisses, je regardais vaguement les gens récupérer
leurs achats, les caser dans leur caddie ou leur cabas et payer leur dû.
La façon
qu’ils avaient de régler en disait long sur eux, des fois, mais surtout sur
leurs moyens. Ça allait de l’aisance des jeunes femmes à manier la carte
bancaire, à la difficulté des vieilles, les doigts gourds, à dégoter trois
pièces au fond d’un porte-monnaie avachi.
La carte
bleue fichée adroitement dans la fente, une façon de pianoter rapido le code,
de récupérer la note vite fait, c’était une bobo en
jean. Les centimes d’euro faciles à confondre et difficile à retenir au bout
des vieux doigts qui tremblotent : une mémère en charentaises.
De temps
en temps, j’envoyais un coup d’œil en direction de Pago, voir s’il regardait
aussi les clients, pas seulement les petites caissières. Y en avait des jolies,
faut dire. C’est comme ça que j’ai failli rater le passage à la caisse du petit
vieux. D’un sens, je l’aurais pas vu, j’aurais évité
plein de soucis. Mais bon. Je l’ai vu.
Il avait
rien de spécial, le genre habituel, les petits pépères du quartier se
ressemblent tous plus ou moins, depuis la gapette à carreaux jusqu’aux godasses
molles à élastique sur les côtés, en passant par l’imper fripé ou l’anorak
usagé, le tout dans les tons neutres. Tremblote et nez qui coule. La seule
chose qui les distingue, c’est la taille, le poids et le degré de calvitie.
Le mien
était comme ça, un type à la Dubout. Je m’y connais, parce que j’ai trouvé un
bouquin sur les dessins à Dubout chez Angèle. On peut pas toujours lire du
sérieux, faut aussi savoir rigoler, et avec Dubout, on risque
pas la mélancolie. Notez que le même jour, j’avais aussi emprunté Lamartine à
ma voisine, on m’avait toujours parlé du Lac… Eh ben c’est
pas un lac de plaisance...
Mais je
reviens à mon vieux type. Un jour lointain, il avait été grand et mince, il
était devenu maigrichon et voûté. Sa casquette en toile
cachait pas les mèches épaisses de cheveux gris-blanc qui lui
descendaient dans le cou et sur les tempes. Un visage étroit à long nez,
longues rides et regard jaunâtre. Pas un prix de beauté, faut
dire.
Quand il
est passé devant moi en traînant des pieds, l’odeur l’a suivi.
J’exagère pas pour
faire l’intéressant, c’est comme ça, il était pas ragoûtant. Chez les vieux,
tout le monde peut pas ressembler à Aznavour.
Deux jours
plus tard, on était à la même place, Pago et moi, j’ai revu ce vieux. Il
faisait la queue dans la file en attendant d’arriver à la caisse. Devant lui y
avait une mémère imposante, genre charcutière de bande dessinée, et derrière
lui, deux jeunes femmes style Elle ou Marie-Claire ou quoi, je
suis pas trop spécialiste. À un moment, y en a une, une grande blonde à
queue-de-cheval et dents de lapin, qui dit à sa copine, plus petite mais blonde
aussi, avec des lunettes : « Ah l’odeur ! Vite un masque à gaz ou je meurs
! » Elle parlait fort. L’autre a rigolé, elle a répondu : « T’as
raison, ça sent le fauve qui s’oublie ! »
Sur le
moment, le type a pas compris qu’on parlait de lui, ou
alors il a pas entendu. Mais la grosse panthère, devant lui, s’est retournée et
elle a lancé aux deux autres, à voix haute par-dessus la tête du pauvre vieux :
« Ouais, y en a qui s’oublient, vous pouvez le dire, on devrait installer
une douche à l’entrée, comme dans les piscines ! »
Elles se
sont marrées toutes les trois et ça a réveillé l’ancêtre, il a regardé autour
de lui et il a vu que tout le monde le regardait, dans sa file comme dans les
autres. Ça a dû lui faire remonter à l’esprit les paroles qui venaient de
s’échanger, alors il a pigé et ça l’a tétanisé. Il a sorti d’un coup une espèce
de gémissement genre « Omff », et il s’est mis à trépigner lentement
sur place, un mouvement hors contrôle, je dirais.
En voyant
ça, les gens ont commencé à murmurer des trucs genre « Le pauv’
vieux » ou « Pauvre homme », mais la panthère a crié tout d’un
coup : « Le salaud, il s’est pissé dessus, ça coule de partout ! »
Alors le
bonhomme a lâché son cabas, il a bousculé la grosse et il s’est sauvé à toute
jambe – enfin : aussi vite qu’il a pu.
Il m’est
passé devant en gémissant comme un bœuf, et une fois dans la rue, il s’est
effondré, le front contre un réverbère, et il s’est mis à se déchirer à force
de sanglots. C’était pas beau à voir et ça m’a remué,
je dois dire. Et pas que moi, les gens le plaignaient, dans le magasin,
certains criaient, y en avait qui commençaient à engueuler la grosse mère, les
deux jeunettes la défendaient, ça pouvait déraper.
Mais j’ai
laissé faire, j’ai crié à Pago d’aller ramasser les affaires que le vieux avait
laissé tomber et de me les ramener et je suis sorti.
Quand je
lui ai mis la main sur l’épaule, il s’est redressé d’un coup et il s’est
dégagé. « Foutez-moi la paix ! », il m’a dit sans me regarder, et il
est parti. Il s’est mis à traverser l’avenue sans regarder, coup de pot il s’est pas fait renverser. Il avait les jambes
flageolantes mais il traçait tout en râlant. Des borborygmes, je dirais.
J’ai eu
peur qu’il tombe, à ce rythme et troublé comme il était. J’ai traversé moi
aussi et je l’ai rattrapé. Cette fois, il a accepté que je lui tienne le bras.
Comme ça, sans le vouloir, il m’a emmené chez lui, rue du Groupe-Manouchian.
La
honte ! C’est une ruelle étroite, sombre comme un ravin, bordée de
baraques noirâtres. Quand on pense qu’ils ont pas
trouvé mieux pour honorer les premiers qui ont résisté au Nazisme, tous des immigrés,
tous fusillés ! L’Affiche rouge, Ça aussi je l’ai lu chez Angèle, on en a parlé
longuement, tous les deux.
Donc mon
gars habitait au quatrième d’un immeuble juste digne de la démolition. Pas
d’ascenseur, bien sûr, et les chiottes à mi-étage dans l’escalier. Il a pas voulu que j’entre mais j’ai entrevu : du sordide.
Et puis il m’a claqué la porte au nez et je suis redescendu.
Le
lendemain, Pago et moi on avait repris le boulot. Même endroit, même heure,
même météo, même public… et même vieux qui se pointe.
Cette
fois-ci, il avait fait un effort, il avait mis un costume, une cravate et des
chaussures en cuir. Il était tête nue, bien coiffé et brillantiné, rasé de
près. Bon, c’est vrai, il tremblotait toujours, mais ça, on
pouvait pas le lui reprocher.
Il est
passé devant moi sans avoir l’air de me voir et il a voulu entrer dans la zone
commerciale mais la caissière de tête l’a repéré. Elle l’a reconnu malgré tous
ces changements et elle a aussitôt bigophoné à son chef, qui s’est pointé
illico. En fait c’était une cheftaine, une dame grassouillette et permanentée,
l’air parfaitement aimable et compétent.
« Bonjour,
Monsieur, que désirez-vous ? Je tiens à vous faire savoir qu’après l’esclandre
d’hier, vous n’êtes plus accepté dans ce magasin. J’espère que vous le
comprendrez ! »
Le vieux
l’a regardée sans dire un mot, longuement, et comme elle voulait ajouter un
mot, il a tourné les talons et il est reparti. L’incident était clos.
Pas
vraiment, pour moi. Au moment où il repassait devant moi pour sortir,
l’attitude de cet homme m’avait parue bizarre. Ça m’a tracassé pendant toute la
matinée, si bien qu’à la pause, je me suis dépêché de retourner chez lui. J’ai
grimpé les escaliers à toute allure, plus je me rapprochais, plus j’étais
inquiet.
Sur la palier, j’ai trouvé sa porte entrouverte, je suis entré
et je l’ai vu.
Il avait
décroché son unique lustre, et à la place c’est lui qui pendait.
25 novembre 2013
–oOo–
43
Quand on pense à l’humanité
Former
Pago à la fonction de vigile, rien de plus facile. J’ai eu qu’à lui dire de
rester concentré sur tout ce qui se passe, comme pendant un match, et il a
pigé. L’avantage d’être un rugbyman de bon niveau. Pareil pour la forme, c’est
le gars qui soigne ses cent kilos de muscle, il aimerait pas
rester sur le banc des remplaçants pendant que ses copains sont sur le terrain.
D’ailleurs,
à peine arrivé à Paris, il est entré au Racing Métro. Un point pour lui, c’est
justement mon club favori, tout le contraire de ces vaniteux du Stade français.
Et lui, on lui avait laissé entendre qu’il pourrait bientôt être sélectionné
pour faire remplaçant dans l’équipe pro.
Pago,
malgré sa taille et son poids, et aussi son nez cassé, c’est le genre de gars
qui plaît aux filles. Allez savoir pourquoi ? Quand elles en ont fini avec la
caissière, dans le magasin, et qu’elles passent devant nous pour sortir, elles
le reluquent presque toutes. Plus ou moins directement. Et pas seulement les
jeunes.
Ça doit
être le sourire. Ça et les yeux, il a des yeux de femme, grands et d’un marron
velouté, avec les longs cils recourbés. Il m’a expliqué que c’était son
malheur, ces châsses-là. Je l’avais invité à prendre un pot au bistrot de la
place de la Porte-de-Bagnolet. Il avait commandé un vichy-fraise, rapport à son
poids de forme, et moi une blonde.
« À
propos de blonde, je lui ai dit, j’ai vu que tu laisses
pas les femmes indifférentes. Tu n’as qu’à te baisser pour en ramasser une,
hein ? »
(C’est sûr
que si ma copine Angèle, l’ancienne instit féministe, m’avait entendu, ça
aurait chauffé pour mes oreilles, mais là on était entre hommes, alors les
féministes…)
« C’est
vrai que t’as de beaux yeux, tu sais, j’ajoute en rigolant.
– Je rigole pas là-dessus, Élie, il me dit, mes yeux ils ont
fait mon malheur. Tu peux pas savoir. »
Et de fil
en aiguille il m’a raconté toute l’histoire. À cause de ses yeux, il avait été
le souffre douleur des garçons pensant tout le temps qu’il avait passé à
l’école. De nos jours on appelle ça du harcèlement.
J’ai connu
ça, moi aussi, mais côté tourmenteur. J’étais pas pire
ni meilleur que les autres, on en était tous là. Dans mon école, y avait un
rouquin, en plus il était rondouillard, on lui a jamais foutu la paix, le
pauvre gars. Et que je te pince, et que je te fous une baffe sur l’arrière de
la tête, et que je te fais un croche-patte, et que je te pique ton béret pour
l’envoyer à l’autre bout de la cour, et que je renverse ton verre sur toi à la
cantine… Les mômes, ça peut être cruel, quand ça marche en bande.
Bref, c’était
le cas de Pago, il avait été martyrisé pendant des années, jusqu’à ses seize
ans, quand il avait quitté le bahut. Plusieurs fois, il m’a dit, il avait voulu
se jeter dans la rivière de son bled. C’était son idée pour en finir. À chaque
fois, heureusement, il avait reculé, mais il s’en était fallu de peu.
« Tu
comprends, Élie, je pouvais en parler à personne. J’aurais dit ça à mon père,
ça aurait été la guerre civile, il serait allé voir les parents des autres et
ça aurait mal tourné, je les connaissais, lui comme eux. »
C’est à ce
moment-là que j’ai compris. J’étais le premier à qui il se confiait. Jusque là,
il avait fait le costaud, le dur, avec tout le monde.
« Pourquoi
que tu l’as pas fait, Pago ? Plonger dans la rivière ?
– J’ai
réfléchi. J’en ai eu marre de chialer la nuit dans mon lit. Je me suis dit que
j’allais devenir musclé, que j’allais apprendre à me battre. Tu te rappelles le
chanteur, là, Polnareff ? Il se faisait tabasser à la sortie de ses concerts.
Un jour il a dit « Ça suffit », il a travaillé son corps et on l’a
plus jamais embêté. Ça m’a donné l’idée. C’est à cause de lui. J’ai fait
pareil. Et coup de pot, c’est à cette époque-là, vers quinze-seize ans, que
j’ai commencé à grandir.
– Et ça a
marché ? On t’as plus embêté ?
– Ben une fois
sorti du collège, et puis quand j’ai commencé à faire balèze, on m’a plus
jamais appelé Œil de gazelle, non. À dix-huit ans on est venu me chercher pour
faire partie de l’équipe, alors à partir de là, j’étais devenu comme qui dirait
célèbre. On se foutait plus de moi, ça risquait pas.
– Œil de
gazelle ! Ça devait pas trop te plaire, effectivement.
– Oh si y
avait eu que ça ! Mais dis, Élie, ce surnom-là, ça m’est resté,
figure-toi. Les copains m’appellent comme ça, des fois, dans les vestiaires, ou
pendant la troisième mi-temps. Mais là, tu vois, c’est
pas pareil, c’est affectueux, c’est de la rigolade entre mecs qui se
respectent. Celui qui me le sort, je lui renvoie une grossièreté encore plus
énorme, je sais pas, sur son physique, ou sur une
erreur de jeu qu’il a faite, ou sur la réputation de son village. Tu vois. On
plaisante, quoi ! Et puis hein ? Ils le savent, mes potes, que mes yeux,
les filles les aiment bien ! Y en a qui aimeraient avoir les mêmes
! »
Son
histoire m’a fait réfléchir. C’est vrai, y a quelque chose de pas normal,
là-dedans. Pas seulement ce fameux harcèlement, mais aussi la façon de s’en
sortir. Comme Pago. Tout le monde peut pas jouer
remplaçant au Racing Métro. Et même : pourquoi un petit gros aux cheveux
carotte pourrait pas vivre tranquillement son temps d’école ? C’est sûr qu’il
faut pas se laisser impressionner par les imbéciles qui sont forts surtout
quand ils sont nombreux, mais si tout le monde s’équipe pour devenir le plus
méchant dans l’idée de pas être martyrisé, on entre dans une société à la con.
Moi je trouve.
Ça me
tracassait, ce truc-là, ça me sortait pas de la tête. D’autant plus que je
passais mes journées avec Pago, et que j’avais donc son histoire comme qui
dirait sous le nez. J’aurais bien voulu en parler, mais à qui ?
Younous,
mon pote, était parti en Angleterre, et de toute façon je sais bien ce qu’il
m’aurait répondu : « Ben quoi, Élie, on te tape, tu réponds, à toi d’être
capabe de t’en sortir d’une manière ou d’une autre. Si c’est
pas par ta force, fais-le avec la ruse, et prends ton temps pour être prêt le
jour venu. » C’était pas une réponse à ma
question.
Angèle ?
Ben les femmes, elles raisonnent pas comme nous. Elles ont pas besoin de jouer les durs. Moi je crois. En
fait j’en sais rien, je dois reconnaître, je suis pas
une femme, c’est déjà assez compliqué pour les mecs sans qu’ils prennent en
plus le fardeau des nanas. Tiens, ça c’est une phrase du Coran, c’est mon pote
Jean, le pasteur, qui me l’a citée je sais plus à propos de quoi : « Nul
ne peut porter la charge de l’autre. » Et même : si c’était possible, ça
serait pas correct, chacun sa dignité. Les mecs, qu’ils commencent déjà à pas faire du mal aux filles.
Alors il
me reste le pasteur, justement. Ben non. Si c’est pour qu’il me dise qu’il faut
tendre l’autre joue ! Non, je rigole, il me dirait pas ça, il sait bien
que ça n’a jamais empêché un méchant de faire du mal à un moins fort que lui.
Sauf une fois, peut-être, si le mec est touché par la grâce, Ça peut toujours
arriver mais ça fait pas une politique. Toute façon,
les pasteurs… ou les curés, les imams, les rabbins, les lamas, c’est
pareil : ils disent qu’il faut pas taper les gens, ils
disent pas ce que tu dois faire quand c’est toi qui es tapé. Et puis
hein ! Qu’il me raconte pas des craques, mon pote
Jean, j’ai lu des livres, je sais bien que les Camisards étaient pas des
agneaux !
Bref, je pouvais en parler à personne de compétent, du moins à mon
idée. Fallait que je m’en sorte tout seul. C’est ça, un autodidacte, je me suis
dit, tout fièrot.
Je
pensais, donc. Je pensais, ça me tracassait, je me revoyais en train de ricaner
avec les copains de classe en voyant mon rouquin se ramasser une pelle à la
suite d’un croche-patte. J’avais honte. Je sais bien que j’étais qu’un môme,
mais normalement, un môme, c’est un être humain. Ou quoi ?
En plus
quelque chose m’agaçait parce que j’avais l’impression d’avoir dit un mot, dans
ma tête, qui m’aurait donné une piste, mais quel mot ?
Ça s’est
éclairé quand j’ai repensé à ma question : un môme c’est un être humain ou quoi
? J’ai vu que non. Enfin si, mais un être humain pas fini. Un qu’il faut
éduquer, autrement c’est un sauvage. Tu peux lui apprendre la lecture et
l’écriture, même le calcul, si tu l’éduques pas ça reste un sauvage. Jusqu’a sa mort. T’as plein d’anciens mômes, sur terre, qui
sont restés des sauvages, même avec un doctorat ou quoi.
« Vu
! » j’ai dit. Et le mot que je cherchais m’est revenu d’un coup :
« une politique. »
Tu en as
qui ont pas besoin dêtre éduqués à l’humanité, tant mieux pour eux, mais la
grosse masse elle y pense pas, à l’humanité, faut lui apprendre. Pour ça faut
voir loin et faut y mettre le paquet. C’est ça, la politique que je cause. Mais
bon, on est pas rendu !
2 décembre 2013
–oOo–
44
Quand on soutient le moral d’une jeune femme
Le
supermarché de l’avenue Jean-Lolive, à Pantin, je connais bien. J’y vais pas
souvent, c’est vrai, vu que je peux faire mes courses là où je fais vigile, le
plus souvent à la Porte-de-Bagnolet, mais quand je suis de repos, j’ai le choix
entre le marché de la Place-de-l’Église, à côté de chez moi, et ce magasin là,
au métro Hoche. Tout ça pour dire que ce jour-là, un dimanche matin de
décembre, j’y circulais pénard, le caddie devant moi, dans des allées presque
désertes.
En passant
au rayon produits d’entretien, une petite vieille,
l’air très gentil, me demande de lui attraper un paquet de lessive en poudre
placé trop haut pour elle. C’est ce que je fais, bien sûr, et elle me remercie
d’un beau sourire. « De rien, Madame, je fais, c’était un plaisir. »
Je la
dépasse et je me rends au rayon des produits laitiers. Là, je musarde un peu.
Faut dire que devant l’ensemble des pots de crème fraîche qui se présentent là,
il y a une belle jeune femme, je dirais dans la petite trentaine, une Beurette
qui a l’air de pas trop savoir ce qu’elle va choisir : crème épaisse, ou légère
?
Je la
regarde, y a pas de mal à ça, mais faut dire qu’elle en vaut le coup. Grande,
fine, élégante dans son blouson bouffant, son jean moulant et ses bottes
mi-mollet. Une belle chevelure brillante, noire, coiffée en queue de cheval lui
tombe jusqu’à mi-dos, et comme elle se retourne et m’aperçoit, je reste
stupide, un sourire niais sur la figure, figé devant ses grands yeux allongés,
aux longs cils, et les traits purs de son visage ovale. Belle belle belle.
Elle se
rend compte de mon état et elle a pas l’air de s’en
formaliser, au contraire, je suis juste un balèze de soixante piges qui la
mate, ça l’amuse. Elle me fait un joli sourire un peu ironique et elle se
retourne vers son problème de crème fraîche. Mais bien sûr, elle sait que je
continue à la regarder !
Arrive ma
gentille petite vieille, qui se met à côté d’elle, elle lui arrive à l’épaule,
et qui la regarde par en-dessous. Elle prend l’air dégoûté et elle lui crache
d’une voix sifflante, genre serpent : « Foutez le camp, retournez dans
votre pays ! » Méchanceté pure.
Prise à
froid, la jeune femme a pas su quoi répondre, elle a
eu une sorte de petit sourire surpris et elle est partie. La vieille m’a
regardé d’un air victorieux, alors je me suis approché d’elle, j’ai repris le
paquet de lessive dans son caddie, et je suis allé le remettre où je l’avais
pris. Là-dessus j’ai décidé que j’avais terminé mes emplettes et je me suis
dépêché d’aller à la caisse. Coup de pot, la jeune femme était encore là, juste
devant moi dans la file.
« Je
suis désolé, je lui ai dit, c’est juste la bêtise incarnée qui vient de parler.
– Ne vous
inquiétez pas pour moi, j’ai l’habitude, je suis blindée. »
Mais elle
l’était pas tellement, parce qu’elle s’est détournée d’un coup et j’ai bien vu
qu’elle avait envie de pleurer. Moi, une belle fille qui pleure, ça me
retourne. Une vieille laide aussi, remarquez, mais pas autant, je dois
l’avouer ! Alors je propose à la petite de venir prendre un café au
bistrot d’en face : « On a qu’à traverser l’avenue, un café ça vous
remettra ! » La chance est avec moi, elle sourit, presque avec gratitude,
et elle accepte. Alors on paye et on y va.
Je suis pas
idiot, je savais que j’avais aucune chance avec cette nana. C’est juste que
passer un moment assis en face d’une femme aussi belle, c’est un bonheur, ça
galvanise, ça fait du bien. Et aussi, c’est vrai que j’aime
pas qu’on fasse du mal aux gens, c’est dans ma nature.
Elle
s’appelle Mounoun, ma beauté. Elle est interne en chirurgie à l’hôpital Beaujon
et elle habite encore avec papa-maman, ici, à Pantin, dans une petite tour en
brique près de l’église. Un HLM. Elle a un frère plus jeune, Kamel, qui termine
des études d’ingénieur. Elle me raconte tout ça, et je comprends qu’elle veut
m’assurer qu’elle est comme tout le monde, française et propre sur elle. Elle
s’en rend peut-être pas compte, mais elle a besoin de se le rappeler à elle
aussi, à ce moment-là. La petite vieille lui a foutu comme un coup de doute sur
elle-même. Du moins, c’est ce que je crois comprendre, et ça me fout de la
tristesse, et aussi de la colère.
Et puis
bon, une fois le café bu et la causette en panne, on se dit au revoir et on
s’en va. Mais ce qu’il y a, c’est qu’on va dans la même direction, alors on
marche ensemble, tous les deux côte à côte. C’est là
qu’elle me dit : « Excusez-moi, je n’ai fait que parler de moi, et vous ?
Vous ne m’avez rien dit sur vous ! »
Question
embarrassante. Devant une personne de sa classe, je me sens plutôt vilain
vilain. Je vais pas lui sortir mon palmarès !
« Oh moi, je réponds, j’ai pas grand chose à
raconter, rien de bien brillant, vous savez. J’habite
pas loin d’ici, c’est tout. » Mais elle insiste : « Mais vous faites
quoi, dans la vie ? » Alors je préfère arrêter là :
« J’ai
pas envie d’en parler. Pas à vous. Ce que je fais, c’est
pas reluisant, et ce que j’ai fait l’est encore moins, alors autant que vous
n’en sachiez rien.
– Alors
là, elle fait, vous m’intriguez ! Je suis sûre que vous vous dépréciez. En
dehors de mes collègues, vous êtes le premier Gaulois, si vous permettez, qui
me parle gentiment, surtout au moment où j’en ai besoin.
– Écoutez,
si vous n’étiez pas aussi jolie, je n’aurais peut-être pas fait autant
attention à vous. »
Ça l’a
fait rire.
« Vous
me draguez ? Non, je sais, mais au moins, vous, vous ne trichez pas !
– Non je
ne vous drague pas, j’aurais honte, mais…
On en
était là de ce marivaudage quand elle s’est arrêtée brusquement, on était
presque arrivé devant sa tour, et qu’elle a sauté au cou d’un monsieur qui l’a
embrassée. « Je vous présente mon père ! » elle a dit.
(Mais là,
je fais une parenthèse, parce que je sais, j’ai employé un mot,
"marivaudage", qui colle pas avec mon niveau. Eh ben on peut être vigile
et avoir de la culture ! J’en ai lu, du Marivaux, qu’est-ce qu’on croit ?)