Retour à la page d’accueil
Voilà trois mots, et sur les trois, un seul
est clair : le mot ferment. Du moins pour moi. Je ne suis pas sûr
de bien comprendre ce que signifie aujourd’hui le terme de culture. Ce qu’il
devrait signifier. Quant à la paix, je ne sais pas ce que c’est, je ne
l’ai jamais rencontrée, du moins en vérité. Je suis, à son propos, dans la plus
grande... insécurité.
Mais je sais ce que
c’est qu’un ferment. C’est une chose sans grande apparence, mais qui permet la
transformation du milieu dans lequel elle se trouve placée, en sorte qu’une
nouveauté apparaisse. Une nouveauté qu’on cherche à faire naître. Que l’on
désire. Et c’est vrai : si la paix apparaissait, ce serait une fameuse
nouveauté pour l’espèce humaine. Mais existe-t-il une culture qui ait ce
pouvoir ? Qui soit ce ferment. Et cela sans mentir, au sujet de la
paix ?
La paix ?
De quel point de vue
pourrais-je parler de la paix ? Je voudrais parler de la paix du point de
vue de l’enfant dont les premiers souvenirs conscients sont le départ de son
père pour la guerre. Ou de l’enfant qui se trouve le nez dans les orties d’un
fossé, protégé par le corps pesant d’un adulte amical, alors que les avions
ennemis mitraillent la foule en fuite sur la route. 1940. Ou qui se retourne,
depuis le fond d’une bouche de métro parisien, vers le tireur des toits qui l’a
pris pour cible et l’a raté. Ou qui se trouve ramassé sous les ruines d’une maison
de cinq étages écroulée sous les bombes... Une vraie bête de guerre, cet
enfant-là ! Sûr qu’il a un point de vue sur la paix.
J’ai été cet
enfant-là, et si vous le voulez bien je conserverai son point de vue. C’est le
seul qui me permette de parler de la paix sans trahir la cause des enfants de
Marioupol. Entre autres. Car c’est le point de vue d’en bas.
Très souvent la
guerre est affaire de haut et de bas. Et pour avoir vécu ce face-à-face,
j’affirme qu’il vaut mieux, pour le bien de son âme, souffrir le point de vue
de ceux d’en bas, plutôt que de bénéficier de celui d’un pilote de bombardier.
Je dis Marioupol
parce que tout le monde en parle et que les médias ne voient que cette
guerre-là. Voilà déjà un aspect de la culture d’aujourd’hui : les médias.
Mais pour être un média qui médiatise, il faut avoir des journalistes au
travail sur les lieux. Et quand les lieux sont ceux de la guerre, il n’y a de
journalistes pour vous en parler, de celle-là, que lorsqu’ils suivent une armée
qui les protège. Pas d’armée, pas de journalistes. Si bien qu’on ne vous parle
pas, dans vos médias, des guerres qui ont le malheur supplémentaire de n’avoir
pas en lice l’une ou l’autre de nos armées d’Occident. L’Irak, oui ; le
Cachemire, non. Le Sri-Lanka, la Birmanie, le Congo,
non. Il y a donc des guerres de riches et des guerres de pauvres. Et cela
m’amène à nourrir un soupçon : y aurait-il aussi des paix de riches et des
paix de pauvres ?
Et me voilà déjà dans ce point
de vue d’en bas, qui soupçonne, qui a bien des raisons de soupçonner, qui n’en
finira jamais de soupçonner que les gens qui parlent de paix parlent souvent de
leur paix à eux, de la paix qui les arrange, laissant aux autres une paix peu
flatteuse, plutôt boiteuse, une paix de guerre larvée. Une drôle de paix comme
il y eut une drôle de guerre.
Ils disent
"Paix, paix !" Et il n’y a point de paix ! s’écriait
déjà Jérémie, et Ézéchiel le répétait. Ce n’est pas d’hier, cela fait déjà
vingt-six siècles. De qui parlaient-ils ? Ils parlaient des gens de
culture de leur époque : rois et nobles ; prophètes de cour et
prêtres. Les grands. Ceux d’en haut. Le point de vue était bien, alors, ce
point de vue d’en bas. Jérémie, puis Ézéchiel croyaient parler au nom du
Très-Haut, mais déjà, comme le dit si bien Christian Bobin,
ils parlaient en fait au nom du Très-Bas.
Mais soyons sérieux.
Et soulignons que le point de vue d’en bas n’est pas seulement celui des
enfants bombardés au vingt-et-unième siècle. Il ne se cantonne pas non plus, à
l’inverse, dans les pages obscures de lointains prophètes hébreux. Le point de
vue d’en bas est aussi lié, au long des siècles, à des souvenirs amers.
Égrenons, par exemple, les exploits de quelques brillantes civilisations :
Au XVIe siècle, en
plein Siècle d’Or espagnol, le point de vue d’en bas est celui des populations
d’Amérique du Sud, que l’on va détruire. Dont on détruira jusqu’à l’âme.
Au XVIIe siècle,
c’est à Versailles, en plein siècle de Louis XIV, en ce Grand Siècle des
Racine, Corneille, Molière, et tant d’autres, que la Révocation de l’Édit de
Nantes est signée. Nous sommes au comble de la civilisation française. Et là,
le point de vue d’en bas, c’est celui du protestant français. Le Trianon d’un
côté, les galères de l’autre.
Au XVIIIe siècle,
c’est l’âge d’or du commerce triangulaire, autrement dit la Traite des Noirs.
Le Bois d’ébène. Qu’en est-il de la culture des esclaves face à la culture
blanche ? Elle part du point de vue du fond de cale.
Au XIXe siècle,
c’est la France, "mère des arts, des armes et des lois", qui, comme
l’Angleterre, soumet, pour les civiliser, nombre de peuples politiquement moins
organisés, et de cultures techniquement moins avancées.
Enfin au XXe siècle,
c’est de la patrie de Mozart que vient ce petit caporal qui deviendra l’un des
plus sinistres tueurs de toute l’histoire humaine. Celui qui planifie
méthodiquement le mal. Et ni Kant, ni Hegel ; ni Bach ni Beethoven ;
ni Goethe ni Rilke n’y changent rien. L’une des cultures les plus achevées de
l’humanité aboutit alors à cela : guerre totale et ruines totales. Et
anéantissement. Un mot qui en hébreu se dit shoah.
Oui, il y a bien,
hélas, un point de vue d’en bas sur la culture humaine.
Or le point de vue d’en
bas, c’est le point de vue constant des Écritures bibliques. C’est la culture
biblique. C’est du moins de ce désir-là qu’elle est témoin. Un vieux et dur
désir divin. On a trop souvent oublié cela, on l’a trop souvent déformé,
détourné, et, disons-le : carrément trahi au long des siècles.
La culture biblique,
la vraie, est une culture de l’anti-culture. Voilà qui n’est pas facile à
tenir. Et pourtant, voilà qui s’est exprimé, sur presque deux millénaires, avec
la plus grande vivacité. D’Abraham à Jésus, en passant par Moïse ou David. Je
vous propose d’en faire un peu le tour.
–oOo–
Nous sommes dans la
première moitié du second millénaire avant Jésus-Christ. Disons vers –1800, grosso
modo. Nous sommes en Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate. Déjà. Et là, c’est
une des grandes civilisations mondiales, qui rivalise avec celle de l’Égypte,
de l’Inde ou de la Chine. Les cités, les monuments, les écrits, parfois déjà
millénaires, le droit, tout cela a atteint un niveau culturel qui donne à
l’empire de Babylone un lustre éclatant.
C’est dans cet
empire et dans ce contexte qu’un homme, Abram, reçoit
alors ce message : Va-t’en, pour toi,
loin de ton pays, loin de ta patrie. Tel est le message inaugural, adressé
au premier d’une lignée de fidèles. Le père des croyants, comme on l’appelle.
Ce qui signifie aussi qu’il est le père de ceux qui ne croient plus. Je veux
dire : qui ne croient plus à ce qui fait la richesse, la puissance et la
gloire des autres. Le savoir des autres.
La culture de
l’empire n’est plus rien pour Abram. Il y a là, dans
cette simple phrase, en ces deux seuls mots hébreux, lekh
lekhâ, "va-t’en,
pour toi", la rupture fondatrice qui va créer l’homme de la Bible, les
hommes et les femmes qu’on appellera à juste titre les Hébreux, parce que ce
mot signifie à l’époque "ceux qui traversent", et dit bien ce qu’il
en est de ceux-là.
Mais pourquoi partir
ainsi ? Pourquoi le faut-il ? L’idée, c’est que l’ensemble des familles
de la terre ne sauraient jouir de la bénédiction dans le cadre de l’empire.
Oui, l’idée c’est la bénédiction. Ce sont les conditions de la bénédiction. Toutes
les familles de la terre seront bénies en toi, dit le seigneur d’Abram à son ami humain. Et la bénédiction, c’est un autre
mot pour dire l’accomplissement total de la paix. Le don de la paix. La vraie
paix pour les familles humaines. Avec ce qu’il faut d’honnête aisance pour y
parvenir. Or il y faut des conditions, qui en un sens se résument à cela, mais
qui est le plus dur : quitter, pour toujours, le désir d’empire.
Car l’empire est désirable. Il
est la réponse la plus assurée, semble-t-il, à l’angoisse immémoriale de l’être
humain : sécurité. Sécurité qui assure, à long terme, la nourriture,
l’habillement, le toit, les soins. Et pas seulement, car ce sont là, aussi, les
conditions de la chaleur durable de l’amitié, de l’amour, de la famille. Les
prolongements de soi dans l’histoire de ceux d’avant, et surtout, dans
l’histoire de ceux d’après. Les conditions de la durée. C’est sur ce terrain
que se bâtissent les civilisations. Que naissent les cultures.
La nouvelle histoire
du père de toutes les bénédictions, l’histoire nouvelle qu’Abram
inaugure au travers des empires, elle, cette histoire, elle n’aime pas les
sécurités passées de l’empire, je l’ai dit. Mais de plus, elle n’aime pas non
plus les sécurités promises pour l’avenir. Car si Abram
a quitté son père, il va devoir se démettre aussi de son fils. Cela aussi lui
est demandé. Se peut-il, pourtant, qu’il existe une culture à ce point
anti-culture, qu’elle refuse, et le passé, et l’avenir ? Qu’elle refuse
l’empire étale de la durée. Qu’elle fasse fi de la mort, de la fin annoncée, de
la mortalité des cultures, au point de ne plus chercher à combattre cette
finitude, mais à l’assumer ?
Telle est pourtant
la visée de cette narratrice infatigable qu’on appelle la Bible. Elle vous
raconte, avec l’histoire d’Abram, la parabole de ce
désir. Le désir de tuer en soi le désir d’empire.
Et si vous faites un
saut de quelques siècles et de quelques centaines de kilomètres, partant d’Ur
en Chaldée vous arrivez en Égypte, au temps de Moïse. Et vous y retrouvez cette
rupture, ce refus, à nouveau, cet abandon du vieux désir. C’est chose
difficile, et les Hébreux, une fois partis, une fois seuls au désert,
regrettaient leur empire et leur vieux pharaon.
Et qu’y a-t-il de
mal à ça ? Car il n’y a jamais eu d’esclaves, en Égypte. Point
d’esclavage. Tout égyptologue un peu sérieux vous le confirmera. Le récit
biblique, d’ailleurs, ne parle pas de cela, mais bien de servitude. Au fond, il
se peut que les Hébreux, en Égypte, au-delà de quelques coutumes particulières,
n’aient jamais été que des Égyptiens comme les autres... Au service de l’empire
comme les autres. Dans la servitude inhérente à la condition de sujets d’un
empire. Et puis voilà que ce vieux désir d’empire avait fait place, en eux, au
désir d’en partir. Pour un autre avenir, quelque chose comme une utopie, dans
laquelle il n’y aurait plus de seigneurs humains, où l’on ne serait plus jamais
les serviteurs d’un être humain, les sujets d’un système qui divinise un humain
en sorte que les humains le servent. Plus jamais ça. Ce royal humain serait-il
issu de la cuisse de Jupiter, ou descendant du dieu Râ.
Plus jamais, disent
alors ceux-là, un humain ne se fera servir comme un dieu. Plus jamais un empire
ne sera dieu pour nous. Une utopie, vous dis-je, tout bien considéré. Car de
tout temps, et aujourd’hui encore, il a existé, il existe, il existera des
humains qui tiendront dans leur main le sceptre et le foudre divins, de quelque
nom que les dieux se nomment alors. Car nous avons des dieux, aujourd’hui, nous
aussi... sauf qu’ils ne s’appellent plus comme ça !
Alors c’est comme un
désir d’enfant, ce désir de sortir, de prendre ses jambes à son cou, de prendre
son destin à deux mains, de s’en aller et de se fabriquer des règles à soi dans
un domaine à soi, dans un domaine à faire, devrait-on en baver. Un désir
d’enfant chez ces drôles d’Égyptiens-là, ces Hébreux qui une fois de plus s’en
vont, qui s’en vont une bonne fois pour toutes.
Et notez que
le nom de Moïse est un nom égyptien qui signifie "enfant"... Ramsès,
lui, le pharaon, a un nom qui veut dire "Enfant du dieu Râ". Moïse
signifie seulement "enfant". Le dieu Râ, comme tous les dieux de
l’Égypte, a disparu pour lui. Il les a quittés, il les a abandonnés. C’est un
autre dieu qui l’appelle, et qui n’a pas de nom. Il y a là plus qu’une
formule : la culture de l’empire est une culture des noms, des
nominations, des dieux qui se targuent de leur nom, des institutions
répertoriées, des gens qui ont une adresse. Une culture où tout ce qui est
signifié est contenu dans les signes prévus pour. Une culture de la statue, de
cette "image taillée", immobile et inaltérable, dont les Hébreux se
défendront, puisqu’elle dit, à cette époque, la pérennité, la solidité, la
puissance et la gloire des dieux de l’empire, de tous les empires. Et de toutes
les servitudes.
Quant à la culture
biblique, elle met en avant un sujet, elle aussi, ce dieu auquel elle se
réfère, mais qui n’a pas de nom, car son nom est un verbe. Et de plus, un verbe
conjugué à l’inaccompli. Quand Moïse demande à ce dieu son nom, le dieu répond
en effet ceci : Je serai que je serai (èhyèh
achèr èhyèh). Et
depuis, ce fameux nom dont on ignore la prononciation – et pour cause – s’écrit
à l’aide de quatre consonnes dont la première indique une forme verbale.
Oui, une culture du
verbe, de l’agir, du futur, de l’inaccompli, de ce qui s’accomplit, est en
train de s’accomplir, ou s’accomplira. Pas de statue. Pas de nom. Pas de terme...
–oOo–
C’est plus tard,
deux ou trois cents ans après Moïse, peut-être déjà à l’époque du roi David, qu’on
regroupera de vieilles histoires, des légendes d’autrefois auxquelles on
conférera un nouveau sens. Telle est l’histoire de Caïn. Elle donne une
signification à ce refus de l’empire, de la culture de l’empire, de la culture
des nominations et des pérennisations.
On sait, bien sûr, que le récit qui concerne Caïn fait de celui-ci le premier meurtrier de l’espèce humaine, celui qui tue son frère. À la vérité il y a plus que cela, car Caïn est en fait le premier homme... normal. Il est le premier qui soit conçu et bâti comme chacun des messieurs que l’on peut rencontrer. Car ce n’était pas le cas d’Adam, le pauvre, qui n’avait pas de nombril, n’étant pas né d’une femme !
Caïn est le
véritable premier homme, et il est aussi présenté comme le premier créateur de
civilisation. Lui et ses descendants directs. C’est lui qui inaugure. Il
inaugure la première cité, la première civitas,
que d’ailleurs il nomme. Et le nom qu’il lui donne, Hanokh,
signifie "Inauguration". Oui, vraiment, Caïn est bien le premier
d’entre nous. C’est le message qu’on vous transmet, dans ce récit.
Voilà le véritable
fondateur de la culture, de la civilisation : un meurtrier. Le
meurtrier. Et ses descendants vont inventer, à sa suite, les arts et les
techniques, jusqu’à ce Lèmèc, son petit-fils, qui
inventera la guerre. Qui l’inventera... et qui la chantera en poète ! Car
les paroles de Lèmèc forment un des tout premiers
poèmes de la Bible :
Ada et çilla, écoutez ma voix
Femmes de Lèmèc,
entendez mon dit
Oui j’ai tué un homme pour ma
blessure,
Et un enfant pour ma déchirure.
Oui Caïn sera vengé sept fois,
Et Lèmèc,
soixante-dix sept fois !
(En fait c’est le second des poèmes bibliques, car le
premier, heureusement, est un poème d’amour, les premiers mots d’un être humain
dans la Bible, prononcés lorsque apparaît la femme :
Cette fois c’est elle,
Os de mes os,
Chair de ma chair !
On lui dira, à elle,
"Madame",
Car chez un Monsieur,
Elle, on l’a prise...)
Mais revenons à Caïn
et Lèmèc, les pères de la culture des rois. La culture
d’en haut. Les prophètes – du moins les vrais – n’en finissent pas de revenir
là-dessus : la culture des rois est la culture de la mort.
Écoutez ce qu’en dit
Amos : Rassemblez-vous sur les montagnes de Samarie et voyez quelle
immense confusion au milieu d’elle, quelles violences en son sein ! Ils ne
savent pas agir avec droiture, dit mon Seigneur Adonaï, ils entassent dans
leurs palais les produits de la violence et de la rapine. C’est pourquoi, ainsi
parle mon Seigneur Adonaï, l’ennemi investira le pays et détruira ta force, et
tes palais seront pillés.
Et bien sûr, il sait
de qui il parle, Amos, quand il évoque cet ennemi qui va détruire les grands
lieux de culture d’Israël. Il parle de l’Assyrien, ce modèle de tous les
empires destructeurs et voleurs. L’empire assyrien, le plus cruel de tous, et
qui invente le musée, dès le VIIe siècle avant notre ère, pour y conserver le
produit de ses pillages. Et qui conçoit, aussi, la bibliothèque internationale
la plus importante de l’Antiquité, bien avant celle d’Alexandrie, pour y
rassembler la littérature de tous les peuples qu’il a passé, comme dit Amos, à
la herse de fer. Ainsi va la culture...
Jésus se situe dans
le droit fil de cette culture de l’anti-culture, portée par son peuple tout
autant que trahie, à son époque, par son peuple. Tout descendant de roi qu’il
est peut-être, il grandit dans la zone – car c’est à peu près ce que signifie
le mot Galilée.
De quelle culture la
Galilée peut-elle se prévaloir ? C’est une marche, une région marginale,
aux bourgades rurales, peuplée de Juifs, certes, mais aussi de Syriens, de
Phéniciens, de Grecs. C’est aussi un mélange explosif, que les légions romaines
tiennent à l’œil, au nom de l’empire, car c’est souvent de là que partent les
actions terroristes des Zélotes, ces intégristes d’alors. Quant à la population
juive, elle y est plus précisément tenue en laisse par les envoyés sourcilleux
des Grands de Jérusalem, venus de Judée.
Et ces Romains, et ces
Judéens, en une alliance improbable, vont tuer le petit messie des Galiléens.
Non sans qu’il ait d’abord fustigé l’hypocrisie de ses maîtres, insulté les
politiques, et maudit les splendeurs architecturales de la ville sainte. Tourné
vers le haut, il se montre violent, mais vers le bas, vers le peuple des
sans-travail, des prostituées et des tordus, il est celui qui soigne, qui
guérit et qui, par dessus tout, libère de la culpabilité.
C’est pourquoi, si
certains l’appellent "Fils de David", d’autres "Fils de
Dieu", il se nomme lui-même, non "Fils de l’homme", comme on
traduit le plus souvent, mais plus précisément "Fils de l’humain", huios ton anthrôpon.
Ce qui signifie tout simplement l’être humain. À la fois l’homme de base, et
l’humain par excellence. Celui qui porte le point de vue de l’humain, ce mortel
entré dans la vie en criant, nu et désarmé. Un mortel habité par la violence
tout autant que par l’amour de la beauté, dans son "dur désir de
durer", de se perpétuer, de combattre sa peur.
Aussi, lorsqu’au
troisième jour le Fils de l’humain est relevé d’entre les morts, ce réveil a
aussi pour sens que l’empire n’en aura jamais fini de lui. N’en aura jamais
fini de ce désir venu d’en bas. Qu’il resurgira toujours, ce désir de voir
disparaître la civilisation humaine, trop humaine, et sa culture, non pour ce
qu’elles sont en elles-mêmes, mais pour ce que, toujours, on en fait.
Car si la résurrection du
Christ a pu être récupérée par la Chrétienté pour asseoir et légitimer pendant
des siècles la violence organisée que l’on sait, à plus forte raison va-t-on
voir récupérées par les tenants d’en haut toutes les œuvres de culture,
seraient-elles nées d’un pur désir de beauté et de justice, ou de
justesse...
Alors, cela est-il
sérieux, ce déni de la culture des peuples organisés, ce refus de la cité, qui
pourtant vous nourrit, vous éduque et vous rassure ? Vous propose un sens
à votre vie.
C’est là qu’il faut
savoir se situer, par rapport à ces récits bibliques, par rapport à cette
culture dont je disais qu’elle est une culture de l’anti-culture. Car ce n’est
qu’un ferment ! Rien qu’un ferment, mais tout un ferment. Un ferment qui
s’immerge dans la pâte opaque de l’histoire humaine pour la changer, en
l’inquiétant, en l’oxydant, en la faisant lever. Comme le levain le fait de la
pâte en vue d’obtenir la bonne odeur du pain.
Je reviens à ce
mot : un ferment. Voici par exemple ce qu’en dit le Petit Robert :
"Ce qui fait naître un sentiment, une idée, ce qui détermine un changement
interne". Et plus loin : "Substance qui détermine la
fermentation d’une autre sans être elle-même apparemment modifiée".
Telle est la culture
biblique. Elle a toujours en vue une autre cité que la cité, un autre avenir,
une visée de justice toujours à refaire, à inventer, à réinventer. C’est là sa
culture. À peine une œuvre est-elle achevée, que déjà elle va plus loin, la
recrée, autrement, en fonction des puissants du temps. En fonction de la
logique des puissances, quelles qu’elles soient, qui vont l’utiliser, la
détourner, ou bien la mettre en cage, dans leur logique de guerre. Dans leur
éternelle logique de puissance et de domination.
Cette réécriture, à
l’intérieur même de la Bible, est d’ailleurs toute l’histoire de sa création,
au long des siècles.
Et c’est ainsi
qu’elle nous apprend ceci :
Il n’y a pas de
paix, mais il peut y avoir des ferments de paix. Il n’y a pas de culture qui
amène et assure la paix, mais il peut y avoir des œuvres de culture qui soient
ferments de paix. Cela dépend du désir qui les guide. Et depuis toujours, et
sans doute pour toujours, il existe au sein de l’humain ce désir de rompre,
avec l’empire, avec la domination, avec l’envie de se soumettre.
Aussi y a-t-il une
espérance, parce qu’il y a toujours combat.
Retour au haut de page