théo-logie
« À
quoi m’as-tu abandonné ? »
Sur la lecture du Psaume 22,2
dans
Matthieu 27,46 et Marc 15,34
Dans les
notes de sa récente traduction des psaumes (1), Henri Meschonnic attire l’attention sur ce qui serait selon lui,
entre son hébraïsme revendiqué et le christianisme, une différence marquante
dans la compréhension du texte hébreu de Psaume 22,2 : éli
éli lama cazavtani.
On le traduit le plus souvent ainsi : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ?, mais Meschonnic lit
autrement le mot lama : non "pourquoi ?", mais
"à quoi ?", à la suite d’une subtile discussion portant sur la
place de l’accent tonique noté pour ce mot par les Massorètes : lamá (vers quoi, à quoi ?) et non láma (pourquoi ?).
Selon lui, il faudrait donc
comprendre ainsi le texte hébreu : Mon Dieu mon Dieu / à quoi m’as-tu
abandonné, à la différence du texte grec de la Septante qui écrit,
rappelle-t-il, hinati égkatélipés
mé ("pourquoi..."), suivi
littéralement par Matthieu lorsqu’il traduit en grec l’araméen de Jésus sur la
croix (léma sabakhthani,
Mat. 27.46), de même que par Jérôme (quare
dereliquisti me) et finalement
par la quasi totalité des versions modernes. Pour elles, affirme Meschonnic, c'est toujours : pourquoi m'as‑tu abandonné ?, un pourquoi de plainte,
d'incompréhension et de protestation contre Dieu.
Pour lui, le sens de l’hébreu n'est donc pas "pour
quelle raison ?" mais "dans quel dessein ?", ce qui
changerait considérablement, à son sens, la portée de cette phrase
fameuse : « L’enjeu demeure de ne plus confondre le sens messianique
juif de ce texte avec son exploitation néo-testamentaire.
Le rapport au divin n’est pas le même. Ce n’est pas la même eschatologie. Et ce
changement aussi capital que peu aperçu repose sur un pivot minimal : un
déplacement d’accent d’une syllabe, sur un petit mot, mais c’est tout le
passage du judaïsme au christianisme. » C’est ce qu’on appelle un
schibboleth !
Est-ce solliciter que de supposer que pour lui, le judaïsme
irait ainsi vers la libre aventure de l’avenir alors que le christianisme
tirerait vers des causes premières, vers une raison au sens d’un logos
évidemment oppressif ? À la vérité, cette dernière problématique viendrait
de pensées préalables et reposerait sur des pointes d’aiguilles. On ne saurait
être poussé à réagir là-dessus du seul point de vue linguistique. Mais il faut
pourtant rendre grâce à Meschonnic d’avoir attiré
ainsi l’attention sur cette question, parce qu’elle pousse à revenir sur le
sens de ce que Jésus criait vraiment sur la croix (du moins selon deux
évangiles, car ni Luc, ni Jean ne
rapportent cette citation du Psaume 22).
Or si Matthieu suit la Septante sur ce point précis lorsqu’il
traduit l’araméen, il n’en va pas de même dans le texte parallèle de Marc
(15,34) : éis ti égkatélipés mé, vers
quoi m’as-tu abandonné ?, et non hinati égkatélipés mé. De plus, hinati, contraction de hina
(afin de) et de ti (quoi), ne signifie pas nécessairement
"pourquoi ?", du moins au sens où les versions ultérieures et Meschonnic le comprennent, c’est-à-dire en substance
"sur la base de quoi ?", mais bien "en vue de
quoi ?". Il est certes intéressant de constater que nos versions
traduisent ici le plus souvent, fautivement, Matthieu et Marc de la même manière,
en suivant la Septante ! Mais l’important consiste sans doute à
reconnaître que les évangiles ont effectivement compris le cri araméen dans la
direction indiquée par Henri Meschonnic, du moins
dans une certaine mesure, car plutôt que "dans quel dessein ?",
on pourrait même comprendre "à quel inconnu m’as-tu
abandonné ?" !
Plus encore, il convient de remarquer que l’araméen transcrit
par les deux évangiles va lui-même dans ce sens, non dans l’autre : car le
sens de "pourquoi ?" aurait sans doute été noté en lettres
grecques, non léma, mais quelque chose
comme alma ou êlma (pour l’araméen cal-mâh, "sur la base de quoi ?", cf Daniel 2,15 par exemple). En araméen, lemâh aurait en effet pour sens, plus naturellement,
non "pourquoi ?", mais "à quoi ?", "vers
quoi ?" ou "pour quoi ?".
Que tirer de ces remarques portant sur la seconde partie de
la citation du psaume ? D’une part que nos versions ont parfois tendance à
unifier mécaniquement les textes parallèles des évangiles. On voit qu’ici Marc
n’est pas Matthieu, et si le premier a comme on croit précédé
le second, qui l’aurait connu, cela signifie que ce dernier, Matthieu, a pu
délibérément corriger en fonction des Septante la traduction que Marc donnait
des paroles araméennes. Cela signifie-t-il alors qu’il se situerait plutôt dans
la lignée hellénistique, alexandrine, du judaïsme de son temps, par opposition
à la synagogue post-judéenne qu’il doit affronter ? On voit aussi que Marc
part de l’araméen, non du grec, alors qu’il est censé être écrit en milieu non
sémitique. Cela renforce-t-il l’opinion selon laquelle il ferait écho à des
souvenirs issus du milieu galiléen ? Ces questions ne peuvent trouver
réponse à partir d’éléments aussi minces, mais ceux-ci peuvent toutefois
enrichir ou infléchir telle ou telle hypothèse plus générale.
Mais le plus important est sans doute de constater la quasi identité des deux évangélistes concernant les
paroles araméennes de ce passage du psaume que Jésus aurait proféré sur la
croix. Seule diffère vraiment, suivant les manuscrits, ce qui concerne la
première partie de la citation, c’est-à-dire à proprement parler le nom divin.
Pour Matthieu, on trouve diverses leçons, suivant les versions, quant à la
transcription du nom divin : êli êli, êléi êléi, élôi élôi, élôéi élôéi. La première est plus congruente avec la mention
de ce malentendu concernant Élie (grec êlias)
qui suit immédiatement le cri de Jésus. Mais on retrouve ce même malentendu
dans Marc, qui suit pourtant la graphie élôi
élôi. Rappelons que élôi serait la transcription de
l’expression araméenne normale pour "mon Dieu" (élohi).
Le plus probable semble donc être que Marc a rapporté le malentendu sans donner
d’importance au fait que celui-ci ne correspondait plus à la citation qu’il
faisait du psaume en araméen, élôi élôi lama sabakhthani, inconséquence
que Matthieu (ou seulement quelques-uns de ses copistes ultérieurs) aurait pu
corriger par la suite.
Cette même volonté de corriger se retrouverait ensuite chez
Matthieu dans sa traduction de élôi
par le vocatif, théé mou, et non ho théos mou au nominatif, fautivement semble-t-il au
premier abord, comme dans la Septante suivie ici par Marc. À moins qu’il n’ait
pas vu que le nominatif correspondait à un sens possible du psaume
hébreu : (tu es) mon Dieu, (tu es) mon Dieu : à quoi m’as-tu
abandonné ?, ou même : (bien que) mon Dieu, etc.... Après tout, les fameux Septante, lorsqu’ils
traduisaient ainsi, connaissaient, et l’hébreu, et le grec... Leur traduction
correspondrait alors, non à un appel, mais à une confession mêlée d’un
reproche, d’une incompréhension, voire d’une panique... Mais pourquoi auraient-il compris ainsi l’hébreu ?
On ne peut répondre à cette question sans prendre en compte
l’intégralité du verset 2 du psaume hébreu, tant ce qui suit peut correspondre
ou non à cette hypothèse : éli éli / lama cazavtani
/// rahoq michucati
// divréi-chaagathi. On
comprend généralement le second stique à peu près de cette manière : tu
ne me sauves pas malgré mes rugissements. Mais le sens littéral serait
plutôt : loin de mon salut // les paroles que j’ai rugies. En le
prenant en compte tel quel, je comprendrais comme suit, de façon volontairement
expansée, le verset complet du psaume hébreu, et penserais volontiers que cette
traduction peut rendre le sens, l’intention, ou mieux, la force portée par les
paroles du Jésus de Marc :
Tu es mon Dieu tu es mon Dieu / à quoi m’as-tu
abandonné ?
Ils sont loin de me sauver // les mots que j’ai rugis.
Que Matthieu ait rétabli un vocatif : mon Dieu mon
Dieu ! ne change rien à ce sens, même s’il
l’affaiblit. De même, quand la Septante traduit tout autrement le second
stique, peut-être à la suite d’une autre leçon de l’hébreu (loin de mon
salut les paroles de mes fautes), elle renforce encore ce sens : quoi
qu’ait fait ou dit le psalmiste, en bien ou en mal, le dieu qu’il confesse a
décidé de l’abandonner à quelque chose qui l’épouvante.
Je suppose donc que l’araméen de Jésus pouvait avoir adopté
lui aussi ce sens, volontairement rapporté par les deux évangiles. Ceux-ci
auraient alors voulu montrer un Jésus conscient de s’en aller vers un inconnu
d’épouvante, sans qu’une parole de lui puisse en quoi que ce soit le
sauver, s’agirait-il de la confession première de sa foi.
Études Théologiques et Religieuses, N° 1, 2004, pages 65 à 68
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