Pour réagir : jean.alexandre2@orange.fr
Pour lire ma réponse
Réflexions sur une pratique
Je poserai pour commencer la question suivante : pourquoi a‑t‑il fallu qu’en racontant la parabole du
fils prodigue je la situe dans le Sud‑Est de la
France, de nos jours ? Pourquoi un conteur remodèle‑t‑il
à sa façon l’histoire qu'il transmet ?
J'avais monté
un spectacle, avec un chanteur. Nous l'avons donné au « Festival de la
Parole » que la ville d'Alès organise tous les ans. Nous étions sur une place
assez grande, montés sur une estrade. Autour de nous, tout un public : assis
aux terrasses des cafés – c'était l'heure de l’apéritif –, assis sur les bancs
publics, sur les murets qui entouraient la place, debout, ou simplement
passant. Et je commence avec le fils prodigue.
J'ai tout
de suite vu qui la connaissait. Et j'ai vu surtout, et c'était mon salaire, ceux qui ne la connaissaient pas. Si certains se doutaient
que le père pardonnerait, d'autres, assez nombreux, se posaient la question.
Suspense. Lorsque le fils, après avoir fait la nouba sur la Côte, de casino en
boîte de nuit, et s'être fait carotter tout son avoir par des margoulins, en
est réduit à manger des conserves pour chien, là-haut dans la montagne du
Diois, à garder les immenses troupeaux d'un lointain propriétaire, encore un
Parisien, eh bien là, il pense à son père. Il pense au suicide et à son père.
Il n'est plus rien. Sauf si le père le reprend. Il y avait, sous les parasols
des terrasses de bistrot, des bandes de jeunes qui se demandaient si je
n'allais pas tout droit vers le suicide du garçon, dans le goût d'un film noir.
Alors l'histoire aurait eu une logique impitoyable.
Car voyez‑vous, la force de cette histoire‑là,
sa force populaire, plébéienne, c'est qu'elle n'est jamais qu'un roman‑photo. L'histoire de l'amour bafoué, des
illusions perdues, l'histoire d'un pardon final, sans oublier les ravages de la
jalousie. Une simple histoire d'un qui était perdu et qui se découvre
finalement vivant. Car tel est le dernier mot du Père. Il ne me suffisait que
de mettre du détail, afin qu'il y ait un long suspense, pour que l'amour prenne
tout son poids.
L'art du
conteur consiste à faire en sorte que l'auditeur se projette, s'identifie, aux
héros de l'histoire. Et lorsque le conte est lui‑même
parabole de l'expérience humaine, considérée avec amour et humour, alors cette
identification devient une découverte de soi : "c'est vrai, je suis
fragile, incertain de mon lendemain, promis enfin à la perdition. Et si, moi
aussi, j'avais un Père aimant ?"
Ah! la vilaine théologie individualiste ? Pas du tout. Car
chacun d'entre nous voit le monde, et l'espèce humaine, comme il se voit
lui-même. Si le cœur d'un humain est habité par la possibilité d'un amour
premier et final qui dépasse tout, d'un amour inconditionnel, c’est ainsi qu'il
s'efforcera de vouloir le monde et son histoire. Du moins est‑ce
l’un de mes paris.
Et cela
d'ailleurs est réversible. Car lequel d'entre vous n'a pas été tenté de
jeter sa petite bombe de mousse à raser ou de parfum "spray" en
apprenant que la couche d'ozone avait un trou ?
Qu'est‑ce qui fait que l'auditeur devient, en son for intérieur,
l'un des protagonistes du conte ou de la parabole ? Ce que j'ai dit jusqu'à
maintenant pourrait laisser supposer que c'est le fait de reconnaître les lieux
et les temps dans lesquels l'histoire se passe. Mais ce n'est pas cela,
pourtant. On s'attendra plutôt, peut‑être, à ce
que ce soit dû à une transposition dans notre aujourd'hui des conflits et des
enjeux du texte primitif, des interrogations anciennes que celui‑ci
comporte et des réponses qu'il y apporte. Cela encore, quoique plus
fondamental, n'est pas – pour le conteur – l'actualisation première. La réponse
est plus simple.
On la
trouve dans les Écritures : Je ne sais pas parler, je ne peux pas
parler, ou même je ne veux pas. Moïse, Jérémie, Jonas. Savoir,
pouvoir, vouloir parler sont la seule et même réalité fondamentale de la
communication. Lorsque le prophète a résolu de parler, lorsque, à sa manière à
lui, il a décidé qu'il saurait, qu'il pourrait, qu'il voudrait, alors aucune
violence ni aucune peur ne l'en empêchera. Alors, elle sera actuelle, sa
parole.
Et la
raison de cela, c'est bien sûr que ce qui est véritablement en jeu dans la
parole qui communique, c'est la présence de celui qui parle. On a eu appelé
cela l'incarnation.
Dans le
parler, il n'y a d'histoire, de conte, de légende, de poème, de scène, de
parabole, que dans la chair et les os, le souffle et la voix, la posture et les
gestes, le visage et le regard d'un être humain qui parle à d'autres. La
présence.
Il s'agit
de la singulière capacité de se faire – ou d'être fait – soi-même la parole
d'un autre : Vois, je t'établis aujourd'hui comme dieu pour le
Pharaon, et ton frère Aaron sera ton prophète (Exode 7,1).
À partir
du moment où je me tiens devant les autres dans la position de parler, en
l'occurrence de raconter, et dans la mesure où c'est moi que je mets en jeu, de
toute ma présence, alors tout est actuel dans ce que je dis.
À Alès, ce
jour‑là, la parabole du débiteur impitoyable,
projetée Dieu sait pourquoi par moi dans le Bagdad des "Mille et une
nuits", n'était pas moins actuelle que la parabole des talents, transposée
chez les boursiers de Wall Street. Tout était actuel ou rien ne l'était.
Suivant que j'étais moi-même actuel, ou non. Actuel pour les gens là autour. Je
veux dire assez présent pour qu'ils ne s'en aillent pas écouter ailleurs.
C‘est un
exercice assez difficile, assez périlleux même, pour que l'on ait à se
faciliter la tâche. Il est plus facile de détailler l'existence d'un jeune
homme en perdition lorsqu'on a vu de ces jeunes paumés qui font les bergers, de
nos jours, dans les solitudes. Et qui ne sait ce que la Côte d'Azur peut
receler de pièges pour un jeune homme argenté. Comme il est facile, alors, de
faire voir, en parlant, la Cadillac, le palace, les smokings, les
fourrures, les robes du soir, le casino, toutes ces choses qui disent la fausse liberté.
Faire
voir, en parlant. Tel est le secret de la présence. On peut comprendre ainsi,
aussi, ce passage de l'Exode (20,18) au moment où le Seigneur se manifeste au
Sinaï, vekhol‑hacam roïm èth‑haqqoloth : et le
peuple entier voyait les voix"1. De son côté, le livre
d'Amos se présente lui‑même comme l'écriture,
je cite, des paroles qu'il a vues (divré
camos... achèr
haza ; 1,1). De même, le Seigneur fait voir
aux prophètes les paroles qu'ils auront à prononcer : que vois‑tu, Jérémie ?... – une branche de châqéd... (d’amandier) – tu
as bien vu, car le chŏqéd (le
veilleur), c'est moi, veillant sur ma parole (Jérémie 1,11‑12). Ce
que le prophète a vu, il le fera entendre afin que tous le voient.
Être assez
présent pour faire voir, et alors tout est actuel. Et si c'est une histoire
actuelle, moi le spectateur, ou l'auditeur, je suis dedans. Si je suis dedans
c'est qu'elle est vraie...
Peut‑on aller jusque là ? Oui, jusqu'à un certain point. Il y a
toujours quelque chose de vrai dans une histoire, et tout se joue là : lorsque
tu as vu la parole qu'elle porte, tu sais aussi si sa vérité n'est que
brimborion, brindille, fétu, ou encore maléfice, ou si au contraire elle
s'impose à toi comme ta vérité. Celle qui te fera devenir toi‑même
enfin. Ou bien encore si elle présente toute autre qualité, ou force,
intermédiaire de vérité.
Le conteur
est celui qui ne dit pas si son histoire est la parabole par excellence
qu'attendait l'auditeur pour vivre, ou si elle n'est qu'un petit brin mutin de
petite vérité. Mais si le conteur est présent, l'auditeur sait tout cela en un
coup d'œil, inutile d'en parler.
Faire
voir, en parlant. Mais faire voir quoi ?
Je peux raconter une parabole de Jésus et, la transformant à
mon insu, en changer le sens du tout au tout. Ici les conteurs ont
l'antériorité sur les structuralistes : ils savent depuis qu'ils existent – et
cela remonte loin – que chaque histoire se définit par sa structure. Tu
habilles une même structure comme tu veux ce sera toujours la même histoire. À
l'inverse, tu prends une histoire, tu en changes l'un des éléments de la
structure, et tu as inventé une autre histoire. Tout cela se fait constamment
depuis des siècles, des millénaires, et pourquoi voulez‑vous
qu'ils ne le sachent pas depuis le temps qu'ils le font ?
Et d'ailleurs ils savent plus encore, car ils savent changer
une histoire tout en respectant sa structure, et ça c'est fort. J'en ai eu la
démonstration lors d'un de ces stages que nous organisions à Bédarieux sous
l’impulsion d'André de Robert. Une stagiaire nous racontait une histoire
sans oublier aucun de ses traits, partant bien de la situation
relationnelle de départ, arrivant bien à la situation finale, le tout très
précisément restitué, mais dans une autre aura, un autre regard, un regard
terrible qui cassait ce qu'elle disait dans le temps‑même
qu'elle le posait. Et si vous me permettez ce pédantisme, je dirai qu'elle
maintenait la signification du conte alors qu'elle
en altérait la signifiance.
Cela
révélait que le récit ne se définit pleinement par aucune des théories qui
laissent de côté le média, et qui retombent toujours de ce fait, d'une
manière ou d'une autre, dans le dualisme de la forme et du fond, serait‑il présenté sous les espèces du signifiant et
du signifié. Ce que j'appelle média, ici, c'est évidemment, dans la situation
que j'évoquais, la conteuse elle‑même. Y a‑t‑il média plus complexe et plus performant
que la présence d'un être humain présent, et qui parle.
On sait
bien que même si la structure est préservée et transmise, et quel que soit
l'habillage, même s'il est toujours identique, un conte n'est jamais le même
d'une fois sur l'autre. C'est d'ailleurs quelque chose, aussi, que les
prédicateurs qui reprennent un vieux sermon savent bien.
Pour un
bon praticien il est facile de percevoir l'ossature d'une parabole évangélique,
il est commode de la transposer, également, et pourtant elle ne sera jamais la
même, elle n'aura jamais la même présence. On n'y verra jamais les mêmes
choses, en tout point. Cela tient au média. Deux conteurs différents feront
deux paraboles d'une seule, et pourtant, dans le même temps, on saura que c'est
la même.
Ce que
j'aborde ici, c'est la question du paradoxe de la présence, condition de
l'actualisation dans le domaine de l'oral. La présence du conteur est à la fois
ce qui révèle, en l'incarnant, la parole antérieure, et ce qui la masque, en la
faisant nouvelle. C'est cela un interprète, c'est cela l'interprétation au sens
qu'a ce mot chez les artistes.
Toujours elle‑même et cependant toujours nouvelle, telle est
l'utopie du conteur quant à la parole. Il y a là un grand défi, surtout chez
nous, où la mémorisation est incertaine. À force de raconter et de re‑raconter, voyez‑vous,
on sent s'affaiblir en soi la veine initiale, la fibre, le daïmôn
qui vous portait à transmettre ce récit‑là.
Petit à petit, on s'y ennuie. Puis on délaisse et on oublie. Ou bien on
transforme radicalement, on tire du neuf de la vieillerie, la présence à soi et
au récit s'étant lentement déplacée.
Le conteur
en général ne se soucie pas trop de fidélité. Mais il n'en va pas de
même du conteur biblique. Où est, pour lui, la garantie de la fidélité ? En ce
qui me concerne, j'ai toujours tenu qu'elle résidait dans l'intangibilité de
l'Écriture. C'est un nouveau paradoxe, qui est le corollaire pratique du
premier, et qu'on peut énoncer ainsi : plus l'Écriture est fixe, fixée, à la
virgule près, plus le pouvoir d'actualiser est grand. Plus on est à même de se
reporter au bien commun, arbitrairement reconnu par tous, plus chacun est libre
de sa propre interprétation. Un littéralisme absolu est la condition d'un
libéralisme total. À condition, bien sûr, de sourire de la prétention de
certains de fixer l'interprétation de la lettre. L'interprétation n'est jamais
fixée, elle est esprit, c'est‑à‑dire
liberté de l'être qui mène son souffle au long des rythmes du temps
irréversible. L'interprétation ou, plus justement, la signifiance (je veux dire
l'acte de signifier) est toujours nouvelle, parce qu'elle est chair et sang,
rythme et histoire.
C'est
aussi ce qui fonde, à mes yeux, la démultiplication des actualisations écrites
qu'on voit fleurir aujourd'hui depuis l'impulsion première de Roger Parmentier.
C'est ce que j'écrivais déjà en 1978 dans notre commune publication intitulée «
Lire et écrire la Bible – Amos »2.
Mais je
reviens à mes contes avec une nouvelle question : cette signifiance, qu'apporte‑t‑elle, par exemple par rapport à la prédication ? Et
pour répondre, je vais vous raconter une histoire, c'est bien le moins.
Lors d'un
récent synode régional réformé tenu à la Grande-Motte, les aumôniers du synode
m'avaient demandé d'assurer – en lieu et place de la prédication –
"quelque chose d'autre". Il s'agissait d'une équipe à l'esprit
original, puisqu'elle avait réussi à mettre les synodaux dans une panique
complète au cours du repas qui précédait immédiatement le culte de clôture. Les
gens arrivaient donc, pour prier ensemble, les uns dans une colère noire, les
autres agités de rires meurtriers, d'autres encore complètement terrorisés, la
plupart affamés et désorientés. À la place du sermon j'ai raconté une histoire
de science‑fiction. Elle a eu, semble‑t‑il, le pouvoir de rasséréner et de
pacifier l'assistance et de devenir, pour beaucoup, une parole de Dieu. Je
n'avais pas prêché, ce n'était qu'une histoire, et pourtant on m'écrivait
ensuite pour me remercier de ma prédication. Au fond, c'était inquiétant. J'ai
été rassuré lorsqu'un de mes collègues du Conseil régional m'a dit : "En
fait, dans ton sermon, il n'y avait rien." Ce n'était donc pas un
sermon !?
Cette
phrase m'a donné beaucoup à penser. Parce que voyez‑vous,
j'avais raconté très fidèlement l'histoire biblique du Déluge. Simplement, je
l'avais transposée dans l'avenir. Et je n'avais effectivement rien eu à
dire pour que, de vieille rengaine préhistorique supposée archi‑connue,
elle devienne parole pour les gens d'aujourd'hui, parole sur la violence et les
dangers d'aujourd'hui. Parole, malgré tout, de l'amour final du Seigneur pour
l'espèce humaine, comme pour chacune des personnes présentes, habitée par la
peur de l'avenir.
Mais ce
qui était intéressant pour moi, c'est qu'on puisse laisser entendre que dans
une histoire biblique il n'y a rien ! Il fallait, pour qu'on puisse dire qu'il
y avait quelque chose, un ajout, un plus, tout le travail d'attribution du
prédicateur. Avez‑vous remarqué comme, la
plupart du temps, au culte, on lit mal quelques versets, puis comme on ferme
d'un coup sec les Écritures pour enfin regarder l'assistance, et parler ? Je ne
veux pas dire qu'il ne faut pas prêcher, ce n'est pas mon propos. J'affirme
seulement, là, que ce qui est premier, dans l'ordre de ce qui est à communiquer
pratiquement, c'est le récit biblique, la poésie biblique, le Grand Parler par
lequel nous, chrétiens, croyons entendre le témoignage véridique. C'est que la
connaissance première est sensorielle et motrice, elle n'est pas mentale.
L'activité mentale n'est profitable que lorsqu'elle réagit sur la sensation,
sur l'action des sens, qui commande aussi le mode de l’agir. C'est là que tout
se joue. Si je n'avais d'abord entendu et vu la parole agir, jamais je n'aurais
lu les théologiens.
Je
terminerai par une inquiétude : faut‑il, pour
entrer dans la pratique dont je parle, être conteur de naissance ? C'est ce
qu'on me dit lorsqu'on veut éluder la question : "Oui mais vous, vous êtes
un conteur." Il est très important pour moi de répondre à cela : on ne
naît pas conteur, on le devient, par culture, par apprentissage, par travail.
De la même manière qu'on devient prédicateur. Et c'est dans la même proportion
que certains sont plus doués que d'autres. La présence, cela s'apprend. Et par
conséquent cela s'enseigne. La formation qu'on donne aux jeunes théologiens,
qui est tout pour le mental aujourd'hui, peut tout aussi bien donner sa place,
à l'avenir, à la connaissance pratique. On peut, si on le veut, mettre l'art à
côté de la science. On le devrait. Car aujourd'hui, les modes de communication
sociale manifestent à leur manière un retour stupéfiant à ceux de l'Antiquité :
ce qu'il y faut, ce sont des visages et des voix. De la présence. C'est
un métier. C'est un travail. Ceux qui ne l'accompliront pas resteront enclos
dans leur petit jardin.
1 Voir Mekilta de Rabbi
Ishmael, 11, 212, Lauterbach ed., Philadelphie, 1949.
2 Jean Alexandre et Roger Parmentier, in revue Dialogue, Paris,
1978, n° 79-80.
Autres Temps, 1990.
Retour au haut de page
Retour à théo-logie