Retour à la page d’accueil

 

Retour à la page Ecrire

 

 

 

Quatre contes aux anges

 

 

On m’avait demandé un conte pour le numéro de Noël 2017

d’un magazine protestant. L’idée, c’est qu’il fallait que ça parle

des anges…

Ça tombait bien, j’en avais un (un conte, pas un ange), paru déjà sur ce site. Je l’ai relu et j’ai pensé qu’il était mal adapté

au public de ce magazine. Trop irrévérencieux.

Alors j’en ai écrit trois-quatre autres, et j’ai proposé le tout aux responsables, des amies, pour qu’elles choisissent.

Résultat, elles ont choisi le premier… C’est celui que l’on trouvera ci-dessous à la date du 3 décembre.

Du coup, j’en avais plusieurs de trop, alors on lira certains d’entre eux, semaine après semaine, à la suite du premier, l’irrévérencieux. Un par dimanche de l’avent 2017.

Des anges, donc. Mais on comprendra assez vite qu’une actualité brûlante apparaît parfois derrière eux.

 

On peut retrouver chacun d’entre eux en allant voir la table

 

 

Annonciation – Collier – D.R.

 

 

Pour le 24 décembre, quatrième dimanche de l’avent

 

Une toute petite ange trÈs bavarde

 

Fatou a peur. Elle est toute seule. Elle n’est pas toute seule comme quelqu’un qui n’est avec personne. Au contraire, elle est entourée de gens. Elle est même tellement serrée par les gens qu’elle ne voit plus personne vraiment. Parce qu’elle est toute petite. Jolie, avec sa peau couleur chocolat, mais toute petite. Les autres, ceux qui l’entourent, sont des grands, des adultes. Ils l’empêchent de voir autour d’elle. Elle ne peut plus voir où est sa maman.

Elle, elle est une toute petite fille. Et sa maman n’est plus là. Elle était là, avec elle, quand tout le monde est monté dans le bateau. Elle tenait la main de sa maman. Elles étaient toutes mouillées, elles étaient dans l’eau. Elles couraient les pieds dans l’eau. Fatou avait de l’eau presque jusqu’à la taille, ce n’était pas facile de courir, sa maman la tirait. Pour aller jusqu’au bateau. Pour l’emmener avec elle. Pour monter sur le bateau. Pour aller de l’autre côté de la mer, là où il n’y a pas la guerre, là où l’on n’a pas peur, là où l’on trouve à manger.

Beaucoup de gens couraient dans l’eau avec elles. Les premiers grimpaient sur le bateau, les autres s’agrippaient pour monter eux aussi. La maman de Fatou courait, serrée au milieu des autres gens.

Mais les gens qui voulaient monter dans le bateau se pressaient, se pressaient. Ils poussaient. Ils ont tellement poussé la maman de Fatou qu’elle est tombée dans l’eau. Elle a lâché la main de sa petite fille. Mais les gens poussaient, elles ont été séparées. Elles ne se sont plus vues. Quelqu’un a poussé Fatou sur le bateau et le bateau est parti. Un vieux bateau tout pourri.

La maman a pu se relever mais elle n’a pas pu monter sur le bateau. Elle a été repoussée, quelqu’un voulait monter avant elle. Et le bateau est parti sans elle. Et sa petite fille était toute seule sur le bateau. Sans sa maman. Et la maman a avancé dans l’eau en criant « Ma fille ! Envoyez-moi ma fille ! » Mais les gens n’ont pas entendu. Alors elle est restée toute seule dans l’eau.

C’est pour cela que Fatou a peur, maintenant. Toute seule au milieu des gens. Toute petite avec eux sur le bateau. En plus elle a froid.

 

Moi je vois tout ça. Je vois Fatou qui tremble, toute mouillée dans le froid. Et plus loin, si j’y vais, je vois la maman qui crie « Fatou ! Fatou ! » Puis qui pleure. Alors je vole un coup vers Fatou, et puis je vole un coup vers la maman. Mais ça ne sert à rien. Je suis juste une toute petite ange, une ange toute jeune, je manque d’expérience. Pour la première fois je me rends compte que les anges ne peuvent pas aider. Ils ne peuvent pas prendre une petite fille et l’amener à sa maman.

Nous sommes beaucoup, nous les anges, au-dessus de ce bateau. Comme chaque fois qu’un malheur arrive. Ces gens du bateau, nous les suivons depuis longtemps. Ils ont eu beaucoup de malheurs, alors ils ont quitté leur maison et même leur pays. Nous les suivons. Et maintenant, nous formons comme un essaim d’anges qui volent au-dessus de ce bateau. Mais nous ne pouvons rien faire pour eux. Juste les entourer. Tenter de leur insuffler du courage.

Je me suis approchée d’un vieil ange qui volait pas très loin de moi. Il est très sage. Il me sourit, alors je lui parle. À la façon des anges, en pensée. Je lui demande comment faire pour tirer Fatou hors de ce bateau. Il cesse de sourire et il me dit que les anges ne travaillent pas ainsi. Les anges parlent. À leur manière.

Cela, je l’avais appris à l’école des anges. On nous l’avait dit et redit : « La parole est plus forte que tout. Quand une parole est vraie. Quand une parole est juste. Plus forte que tout. »

Mais là, voletant au-dessus de la petite Fatou, je me demande quoi faire. Parler à qui ? Au vent ? À la mer ? Aux gens du bateau ? J’ai essayé, à la façon des anges, mais leur cœur n’entend pas. Ils ont trop peur. Chacun pense à lui, à sa vie. Alors j’ai essayé de parler aux gens qui habitent là où va le bateau, de l’autre côté de la mer. Ils sont bloqués eux aussi. Ils pensent à leur vie. Leur cœur n’écoute pas.

 

Maintenant, beaucoup de jours ont passé. La maman est toujours seule. Elle erre le long de la mer. Elle cherche un bateau. Elle ne sait pas où est sa petite fille. Moi je le sais. J’ai suivi Fatou jusqu’à maintenant. Elle a eu beaucoup d’aventures. Elle a beaucoup pleuré. Elle a eu très peur et aussi elle a eu mal. À la fin elle est tombée à l’eau quand le bateau a coulé. Je l’ai dit, c’était un vieux rafiot pourri.

Mais les hommes d’un grand bateau tout blanc l’ont rattrapée. Beaucoup de gens se sont occupés d’elle. Des hommes et des femmes au visage trop clair. Ils ne savent pas parler comme elle, alors depuis elle ne dit rien, pas un mot. Elle veut sa maman.

Elle est dans une grande maison avec d’autres enfants. Dans un pays où il fait froid, on est en décembre. Là, Fatou ne mange plus, elle ne boit plus. Son esprit est fermé. Elle va mourir.

Je ne sais pas quoi faire. Les gens qui s’occupent d’elle non plus. Même Lili, l’infirmière.

Lili est une jeune femme qui n’a plus d’espoir. Elle ne croit plus en rien. Toutes ces guerres, toute cette misère, tout ce malheur. Et cette petite qui se laisse mourir. Et tant d’autres…

Le soir du 24 décembre, Lili regarde la télé. Elle voit une crèche. Un enfant et des gens autour. Des gens démunis, un enfant démuni. Elle apprend qu’on a voulu le tuer, et son cœur s’ouvre. Pour elle, cet enfant, Jésus, il est tous les enfants du monde à lui tout seul. Il faut qu’ils vivent.

Elle pense à Fatou et elle frémit. Alors j’en profite, je lui parle. Je ne la ménage pas, je lui parle comme si c’était moi la grande et qu’elle était la petite. Pendant la nuit de Noël, en un songe, je lui ouvre l’esprit.

 

Lili a tout quitté pour rechercher la maman de Fatou. Elle l’a cherchée longtemps, longtemps. Elle a dû se battre pour obtenir des renseignements, elle a dû payer les gens, elle a dû braver des lois et des règlements. Et un jour elle l’a trouvée, qui errait le long de la mer en demandant sa fille. Elle l’a ramenée. Elle a dû se battre à nouveau pour l’amener jusqu’à sa fille, elle a dû payer, elle a dû contourner des lois et des règlements, elle a dû se cacher, elle a dû cacher la maman de Fatou, elle a dû répondre à des juges.

Elle a tout perdu, sa vie est à refaire, mais un jour, elle est arrivée à la grande maison où se trouvait Fatou et une dame était avec elle. Et la dame a vu Fatou et elle a crié, elle a pleuré, elle a ri, et elle a pris Fatou dans ses bras, elle l’a serrée contre elle en disant : « Ma fille ! » C’était la maman. Et Fatou a ouvert les yeux, elle a souri, elle a pleuré et elle a crié de joie. Et elle a dit à sa maman : « Maman j’ai faim ! ».

 

Bien plus tard, Lili dira : « C’est comme si un ange m’avait ouvert l’esprit, comme une toute petite ange très bavarde. Elle me disait "Lève-toi et va ! Fais ce que tu as à faire !" Alors j’ai compris. Noël est une parole. Une parole forte et vraie. Quand tu l’entends, tu fais ce qui compte vraiment. »           

 

 

Pour le 17 décembre, troisième dimanche de l’avent

 

L’ange QUI RADOTAIT 

 

L’ange qui est entré chez moi alors que je faisais ma gym, fenêtre grande ouverte, était en fait une ange très âgée. Elle m’a dit poliment : « Madame, puis-je m’asseoir un moment ? Je suis très fatiguée… » J’ai accepté et je lui ai proposé le divan. Elle s’y est installée et j’ai fermé la fenêtre. C’est comme ça que nous sommes devenues amies.

Elle m’a beaucoup parlé, raconté beaucoup de choses. Comme le font les personnes âgées, elle aimait se souvenir de son jeune temps. Voici d’ailleurs une des histoires qu’elle m’a racontées :

 

« Voyez-vous, me dit-elle, je faisais partie de l’Armée des Cieux, à l’époque. C’était juste avant la naissance du Messie, à Bethléem de Judée. Nous étions en pleine répétition car, par la suite, nous devions tous chanter en son honneur devant un public de bergers qui gardaient leurs troupeaux pendant la nuit.

C’est que l’Armée des Cieux n’est pas vraiment une armée, c’est plutôt une immense chorale dont le rôle est extrêmement important. Notre arme, c’est le chant. C’est avec cela que nous maintenons l’ordre dans tout l’univers. Et croyez-moi, c’est du travail. Tenez, imaginez qu’une étoile se mette en tête de sortir de son itinéraire obligé, eh bien à peine a-t-elle dévié d’un cheveu d’ange, que nous sommes là et que nous lui chantons notre mécontentement tellement fort que, de peur, elle cesse immédiatement de désobéir et se maintient dans le droit chemin. Un droit chemin qui est courbe, comme vous le savez.

C’est le genre de choses que vos savants ignorent, bien sûr, ils ont bien trop peur de perdre leur emploi s’il cherchaient la réalité derrière les apparences, alors ils tournent en rond !

Bref, ce jour-là, je dois le reconnaître, j’ai fait une grosse bêtise. Vous comprenez, j’étais encore une petite ange, toute jeunette, une débutante. Les autres m’appelaient la petiote. Vous ai-je dit que je m’appelle Mélopée ? Eh bien en chantant avec toute l’Armée des Cieux pendant la répétition, j’ai fait une fausse note… Vous imaginez les conséquences ? N’importe quoi aurait pu arriver. Tenez, si un volcan avait entendu, il se serait immédiatement rebellé, trop content. Il se serait autorisé le luxe d’une éruption majeure. Des villes entières auraient été rayées de la carte. Heureusement, nous passions à ce moment-là au-dessus de l’Auvergne et tous les volcans y étaient endormis. Une chance pour moi !

J’ai tout de même été punie. On m’a envoyée diriger la marche d’une étoile, une stagiaire. Elle était affectée à une mission inhabituelle, il s’agissait de partir d’un point situé en Orient et d’arriver pile-poil au-dessus d’une étable, dans un bled appelé Bethléem. Ça n’a l’air de rien, mais piloter une étoile qui n’en fait qu’à sa tête n’est pas un travail facile. Mais bon, c’était ma punition.  

Donc je chantais, je chantais à côté de l’étoile (elle s’appelait Albertine), je m’égosillais quand elle déviait, je murmurais doucement quand elle obéissait, j’interprétais même sa chanson favorite (qui s’appelait bizarrement "Sous une pluie d’étoiles") quand elle avait été sage pendant longtemps. C’était très fatiguant.

Je n’aime pas me vanter, mais figurez-vous que nous sommes arrivées, Albertine et moi, juste au bon endroit et juste au bon moment ! Le Messie venait de naître en ce lieu-là, ça m’a donné envie de chanter mais, obéissant à la consigne, nous sommes restées stationnées au-dessus de cette étable. Nous avons vu d’ailleurs trois personnages bizarres y pénétrer, des gens qui nous suivaient depuis longtemps, mais ce n’est pas le plus important : quelques temps plus tard, un archange de première catégorie est arrivé à tire d’aile. Il s’est arrêté, est resté lui aussi en vol stationnaire, et m’a semblé embarrassé. Puis il s’est mis à voleter au-dessus de l’étable. Il attendait quelque chose, mais quoi ?

J’ai un défaut, je l’avoue, je suis curieuse. J’ai attendu la nuit puis, ayant attaché Albertine à un corps céleste obligeant, je suis descendue sans faire de bruit. L’archange était entré dans l’étable et chantait doucement un message à l’oreille d’un homme barbu qui dormait. Je voyais le problème, on apprend ce genre de choses à l’école des anges : si vous devez faire passer un message à un humain, le mieux est de tenter de le faire pendant la nuit. Vous le lui chantez pendant qu’il dort. On appelle ça un songe. Mais le hic, c’est que la plupart du temps, l’esprit d’un humain est tellement obtus, tellement fermé sur lui-même, même en dormant, qu’il ne s’ouvre pas à votre chant. Et le message ne passe pas. Eh bien, c’est ce qui arrivait cette nuit-là.

Je me suis approchée assez près pour entendre ce que chantait l’archange et j’ai été saisie d’horreur : le Messie, ce bébé qui dormait lui aussi avec sa mère, allait mourir. Des méchants lui en voulaient. Un roi. Cela ne m’a pas étonnée, ces gens-là passent leur temps à mal faire, mais ce n’était pas le moment de philosopher, il fallait absolument que cet humain qui dormait, et qui semblait être le père de ce petit, se réveille, selle son âne et fuie avec femme et enfant dans un pays voisin. Comme tous les réfugiés du monde. Et il fallait faire vite, car les hommes de ce méchant roi approchaient.

C’est l’image de l’âne qui m’a inspiré cette fameuse idée qui devait me valoir de l’avancement dans l’Armée des Cieux. Car les animaux sont bien plus perméables à nos chants que les humains. Leur esprit n’est pas fermé, bloqué sur lui-même, si bien qu’ils nous accueillent, même de jour, sans besoin de songe.

Je me suis donc hâté de chanter le message à l’oreille de cet âne. Il a compris tout de suite et il a été épouvanté par l’information. Or un âne épouvanté, qu’est-ce qu’il fait ? Il braie très fort et je vous assure qu’il y a de quoi faire sortir de lui-même un humain qui dort tellement c’est affreux ! Du coup, l’humain endormi, un certain Iossef, s’est réveillé en sursaut, l’âme toute ouverte, prête à tout écouter, et l’archange lui a sauté dessus en un coup d’aile et lui a fait passer le message en mode accéléré.

Peut-être connaissez-vous la suite ? ce Iossef a calmé son épouse – je crois qu’elle s’appelait Mariam – car elle était terrorisée, et elle-même a calmé l’enfant qui hurlait de peur. Quelques instants plus tard, tous trois s’en allaient sans bruit, l’enfant dans les bras de sa mère et la mère sur le dos de cet âne.

Celui-ci rigolait doucement, mais à la façon des ânes, montrant toutes ses dents, il se disait qu’il deviendrait célèbre. Et c’est vrai que son image a traversé les siècles, tout comme la mienne. Si, si, vous pouvez vérifier, je suis présente sur toutes les images de Noël où l’on voit l’Armée des Cieux chanter la gloire du Seigneur. Je suis la plus petite mais si vous regardez bien, vous me reconnaîtrez. »

 

Là-dessus, mon ange, fatiguée d’avoir tant parlé, s’est assoupie. Je l’ai laissée dormir, couverte d’un plaid bien chaud, et je suis allée me coucher. Au réveil, j’étais sûre d’avoir rêvé. D’ailleurs, dès que je suis entrée au salon, j’ai bien vu qu’il n’y avait personne sur le divan. Évidemment.

Mais plus tard, en faisant mon ménage, je retapais les coussins… j’ai trouvé une plume entre deux d’entre eux. Et c’est alors que j’ai entendu tinter un petit rire, cassé mais encore cristallin, venu de nulle part.

 

 

 

Pour le 10 décembre, deuxième dimanche de l’avent

 

La mission

 

Récit du colonel Gabriel

 

À l’époque, je servais dans l’Armée des Cieux, j’étais le chef d’une unité des Opérations Inférieures. C’est après avoir mené à bien une opération d’infiltration chez les terrestres que j’ai été promu au grade de colonel. Mon contact était une toute jeune femme nommée Mariam, ou peut-être bien Marie. Elle n’a fait aucune difficulté. Quelque temps après cela, j’ai rejoint l’ensemble des corps d’armée avec mon unité pour participer à une grande revue de nuit. C’était pour célébrer le lancement de l’opération menée par le Commandant en chef au bénéfice des terrestres. Celle dont j’avais assuré la première phase.

Une mission de médiatisation avait permis de renseigner quelques éléments terrestres qui gardaient des troupeaux et de les envoyer constater la réalité des faits.  

L’émissaire une fois de retour, l’ensemble des corps d’armée a pu enfin se détendre et nous avons tous entonné un long, un formidable, un joyeux Hourrah ! à l’adresse du Haut Commandement. Ensuite, avec l’ensemble des troupes, nous nous sommes mis en formation de vol et nous avons rejoint nos cantonnements du côté de l’Étoile du Berger. Un chouette coin.

Deux jours plus tard – soit environ deux mille ans pour les terrestres – j’ai été convoqué par le Haut Commandement. Il s’agissait d’une mission complexe : repérage, information, analyse. « Nous avons besoin de huit personnels, vous compris. Vous prendrez la tête du détachement. Choisissez vos équipiers. ».

Les ordres étaient donnés par le Commandant en chef lui-même. À peine sorti de l’enfer après la fabuleuse opération de sauvetage dont il avait été le héros à cet endroit nommé bizarrement Golgotha, à peine installé dans ses fonctions, il tenait à savoir ce qu’il en était des conséquences terrestres de son intervention.

Je ne me suis pas posé de questions, j’ai salué et je me suis disposé à partir mais le Commandant m’a arrêté : « Colonel, je tiens à ce que vous sachiez une chose : à partir de maintenant, vous et votre groupe, vous êtes pour moi comme d’autres moi-même. C’est ainsi que devront vous considérer tous ceux qui vous approcheront. Rompez ! »

Nous nous sommes retrouvés, mes sept personnels et moi, entassés dans cette chose que les terrestres appellent un camion. Nous étions sales, hirsutes, et surtout très fatigués. Il faisait très chaud. Le camion, délabré, fonçait en ferraillant au travers d’une sorte de désert. Tel était le début de notre mission, qui consistait à rejoindre un pays lointain, au-delà d’une mer. Ceci malgré tout les obstacles et sans user de capacités autres que terrestres.

Je ne comptais plus les missions de ce genre, mais là, je n’étais pas loin du pire. C’est que les terrestres sont de sales bêtes qu’il nous faut maintenir plus ou moins en capacité de durer malgré leur dévoiement. Et ceci sans nous faire repérer !

Au cours du voyage, nombre de nos compagnons de route sont morts, et tous, nous compris, avons été volés, vendus, affamés, exploités ou violés puis revendus, embarqués puis quasiment noyés, enfin parqués et enfermés. Il semble que la raison de cela ait été que nous étions des Noirs.

C’était si cruel qu’il m’est arrivé d’envoyer un SOS au Haut Commandement pour être relevé de cette mission mais on m’a répondu de me souvenir des derniers mots du Commandant en chef : « des autres moi-même »…

Finalement, nous sommes arrivés dans un lieu nommé La Chapelle, c’est le quartier d’une grande ville. Nous étions restés groupés et les terrestres nous ont envoyés tous les huit dans un endroit assez paisible afin d’y être fichés et triés.

 

Récit de la maire d’une commune rurale

 

Quand les migrants sont arrivés, j’ai été soulagée. Ils étaient huit hommes entre vingt et trente ans et ils comprenaient un peu l’anglais. C’était déjà ça. 

En les voyant descendre du minibus, ce qui nous a frappés, les adjoints, les bénévoles et moi, c’est qu’ils étaient fatigués comme pas possible. Épuisés. Au moins on leur avait prévu des vrais lits, les pauvres, et de quoi prendre une douche. Et un bon repas ! On savait pas ce qu’ils mangeaient chez eux, à tout hasard on avait fait du riz. On avait pas fait de porc, c’était des Noirs, allez savoir s’ils n’étaient pas musulmans ?

Tout de suite on leur a demandé s’ils avaient un porte-parole. Celui qui s’est désigné semblait plus vieux que les autres. Il s’appelait Djibril. « Chez nous ça veut dire Gabriel, lui a dit pour rire Monsieur Caquot, l’ancien instituteur, alors vous êtes un ange ! » Ce Djibril, il a souri mais il avait l’air un peu gêné. J’ai dû rappeler à Caquot de faire attention à ses paroles…

Et puis voilà, ils se sont installés et ça s’est bien passé. Ils jouaient au foot avec nos jeunes, ils rendaient gentiment des petits services, ils se retapaient. Tout ça jusqu’à la catastrophe.

 

Suite du récit du colonel Gabriel

   

Les débuts de la mission avaient été difficiles, certes, mais qu’attendre d’autre quand on a affaire aux terrestres ? La seconde partie était différente : jamais vu un cantonnement aussi paisible ! Surtout en opération. Ces terrestres-là étaient très différents de ce que j’avais connu.

Un jour, je demande à la dame maire : « Pourquoi nous traitez-vous ainsi, mieux que des amis ? » Elle a réfléchi, elle avait l’air embarrassé, puis elle m’a dit : « Écoutez Djibril, je ne suis pas croyante, mais il y a une chose qui m’est restée, c’est que quand quelqu’un est dans la souffrance, faut agir avec lui comme s’il était le messie ! »

Je n’ai rien dit. J’ai juste souri. Mais elle avait signé ainsi la fin de ma mission, je n’avais plus qu’à rassembler mes personnels et à rentrer pour rendre compte. Je pouvais dire au Commandant en chef que le résultat, vingt siècles terrestres plus tard, de sa terrible intervention de Judée, c’était que sur terre, la plupart n’avaient rien compris à son histoire mais que quelques-uns continuaient à la faire vivre.

La catastrophe est arrivée au moment où nous partions. C’était le matin, un 25 décembre de leur calendrier, nous sortions furtivement, profitant de ce que les bénévoles étaient rassemblés dans une salle de réunion avec la dame maire. Pour une raison inconnue (l’Ennemi ?), le feu a pris dans cette salle ! Un embrasement ultra-rapide, impossible pour leurs sauveteurs d’intervenir, tous ces gens étaient condamnés. 

Alors tant pis, j’ai désobéi aux ordres. J’ai utilisé mes capacités célestes, j’ai éteint le feu d’un coup. Ils ont tous été sauvés, plus tard ils auront sans doute parlé de miracle. En me présentant devant le Commandant en chef, je n’étais pas fier. Je ne lui ai rien caché, m’attendant à être mis aux arrêts, voire dégradé. Mais lui, il m’a souri et il m’a dit : « C’est bien, colonel, vous êtes digne de l’Armée des Cieux, vous avez fait pour ces gens ce que vous auriez fait pour moi. » Alors j’ai chialé.

 

 

Pour le 3 décembre, premier dimanche de l’avent

 

MÊme un ange peut se tromper

Conte de Noël estival

  

C’était en juin dernier, vers la fin du mois. Le soir tombait, il faisait beau et chaud. J’attendais le coucher du soleil, chez nous ils sont magnifiques. Oui, je sais, pour une histoire qui se rapporte à Noël, tout cela peut paraître bizarre, et pourtant !

J’étais assis à ma table de travail, juste devant une fenêtre grand ouverte sur les ombres du jardin. Ma lampe de bureau allumée, j’écrivais (je suis écrivain).

Tout à coup, un bruit étrange m’a interrompu, on aurait dit le bruissement d’ailes puissantes. Puis une voix s’est fait entendre, celle d’un homme très jeune, à ce qu’il m’a semblé, à moins qu’il ne s’agisse de celle d’une femme. Impossible de distinguer à quel sexe elle appartenait. C’était une voix flûtée, assez mélodieuse. Avec un accent indéfinissable, elle disait : « ça doit pas être là… »

Puis l’ange – car c’en était un – a surgi et s’est installé d’un coup sur la barre d’appui de ma fenêtre. Avec ses grandes ailes, il me bouchait le jour.

« Vous me bouchez ce qui reste de jour,», lui ai-je dit, agacé. J’ai horreur qu’on me dérange. « Veuillez m’excuser », m’a-t-il répondu poliment, « je crois que je me suis un peu perdu. J’ai vu de la lumière alors je me suis permis… » Qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? « Vous m’embêtez, lui ai-je dit, allez demander votre chemin ailleurs ! »

Mais il n’a pas bougé, il est resté là, il me fixait avec insistance, ce que j’ai trouvé très impoli. J’allais lui intimer à nouveau l’ordre de foutre le camp lorsqu’il m’a demandé : « Vous ne vous vous appelleriez pas Marie, par hasard ? »

Je l’ai regardé comme on regarde un simple d’esprit : « Marie est un prénom de femme, mon vieux, vous voyez bien que je ne suis pas une femme ! » Il a eu l’air gêné. « Ah oui, c’est vrai, excusez-moi… » a-t-il murmuré, et il a remué ses ailes un peu comme s’il voulait se remettre l’esprit d’aplomb. Il voyait bien que j’étais fâché.

Nous sommes restés ainsi sans rien dire, face à face, nous regardant en chiens de faïence, puis il a repris : « Nous ne sommes pas en Galilée, je parie ? Sous le règne de l’empereur Auguste ? Pendant l’hiver… » J’ai failli lui éclater de rire au nez : « Rien à voir, mon gars, nous sommes en France. Pendant le quinquennat du président Macron. Et c’est l’été ! » Il était vraiment ridicule !

« C’est que c’est très embêtant… », a-t-il marmonné comme se parlant à lui-même. Puis il a ajouté : « Je crois que je me suis trompé, j’ai dû me perdre, je devais annoncer à une certaine Marie… »

Il s’est interrompu pour chercher quelque chose sous son aile gauche, en a tiré un papier qu’il a semblé avoir de la peine à déchiffrer, puis il me l’a lu, à mi-voix mais en sorte que je l’entende. Il ânonnait : « Voilà : Marie de Nazareth… » Il s’est à nouveau interrompu : « C’est une jeune fille. Et vous voyez, c’est une ville de Galilée, et ça se passe sous le règne d’un empereur romain nommé… »

Il m’a regardé comme pour avoir confirmation. Quoi qu’on en pense, je ne suis pas le mauvais bougre, j’ai eu pitié de lui : « Écoutez, mon petit, ce dont vous semblez parler est arrivé en Palestine il y a plus de deux mille ans, alors oui, vous êtes perdu ! »

Il a écarquillé les yeux, complètement éberlué, puis il a souri d’un air malin et m’a fait un clin d’œil, comme si je venais de lui raconter une grosse blague et qu’il comprenait que je plaisantais. Puis, redevenu d’un coup sérieux, il a secoué la tête et m’a regardé comme si je venais de dire une grosse bêtise.

Là, j’ai senti que j’allais m’énerver, peut-être devenir violent, et que c’était inutile. J’ai donc ajouté patiemment, lentement pour qu’il comprenne bien : « Mais rassurez-vous – un de vos collègues – a dû s’en apercevoir – car le message – est arrivé – la fille – est tombée enceinte -– le bébé est né – un garçon nommé Jésus – le messie. D’accord ? » Car enfin, tout le monde sait ça ! 

Et là, il m’a cru. « C’est ce que je craignais ! » s’écria-t-il, « Oh la boulette ! J’ai perdu la course, l’autre est arrivé premier… » Je dois avouer que je me suis senti un peu perdu, moi aussi : « De quelle course parlez-vous ? » Il a compris alors que je n’étais pas du tout au fait et, assez content de pouvoir enfin m’apprendre quelque chose, il s’est trémoussé un peu sur ma barre d’appui, a ramené ses ailes sur le devant, a épousseté machinalement celle de gauche, et a entrepris de m’instruire des mystères.

« Voyez-vous, » m’a-t-il dit doctement, « le Patron était dans l’indécision. À propos du messie. Il voulait envoyer le messie sur terre, ça c’est sûr, et il avait même déjà choisi la mère, mais pour le reste il n’arrivait pas à se décider. Alors cette idée lui est venue : s’il envoyait deux messagers à la jeune fille, le message du premier qui arriverait serait le bon. »

Évidemment, son histoire était complètement absurde, je n’en croyais pas un mot, cela n’avait aucun rapport avec l’esprit général du récit que tout le monde connaît. Il a dû le comprendre car il en a rajouté : « Si, si, je vous assure ! Il y avait deux messagers, je le sais, je suis l’un d’eux ! L’un de nous devait annoncer la naissance d’un garçon, et l’autre la naissance d’une fille. L’ordre d’arrivée déterminait le sexe de l’enfant…

À ce moment de son histoire, un grondement terrible, venu de très haut, s’est fait entendre et l’ange s’est tu, apparemment terrorisé. Il était de ces gens qui ont peur de l’orage, m’a-t-il semblé. Amusé, pris d’un confortable sentiment de supériorité, je l’ai rassuré : « Ne craignez rien, entrez et fermez la fenêtre, la douche ne va pas tarder ! » lui ai-je dit.

Mais il secoué la tête. Il semblait très embêté. Pendant un moment il a semblé avoir oublié ma présence, puis il s’est ébroué et m’a finalement répondu : « Ce n’est pas l’orage, c’est le Patron qui n’est pas content, je vous en ai trop dit. » Il s’est tu, il a avalé sa salive, il m’a regardé et il a ajouté d’un air encore moins rassuré : « Qu’est-ce que je vais prendre, en rentrant ! Et en plus j’ai perdu la course ! Il a dû être tellement déçu ! »

Là dessus, il a pris son essor, agitant ses ailes en murmurant quelque chose, puis il s’est envolé avant de disparaître vers le ciel étoilé. Je l’ai suivi des yeux, comme étourdi. Certes, j’étais un peu sonné, ce n’est pas tous les jours qu’on a affaire à un ange, mais je suis certain de l’avoir entendu dire en s’envolant : « Vous savez, j’ai bien vu que le Patron aurait préféré la fille… »

 

 

 

Table

 

Premier dimanche de l'avent, 3 décembre : Même un ange peut se tromper

 

Deuxième dimanche de l’avent 2017, 10 décembre : La Mission

 

Troisième dimanche de l’avent 2017, 17 décembre : L’ange qui radotait

 

Quatrième dimanche de l’avent 2017, 24 décembre : Une toute petite ange très bavarde

 

 

 

Retour au haut de page