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mes réponses
Parallèlement
à ma Suite
théologique, j’ai réuni,
sans
trop de méthode, des textes d’abord épars sur ce site.
C’est
avec l’ambition d’essayer de répondre par bribes
à
ces questions que l’on se pose parfois, ou souvent,
quand
on cherche à se situer simplement comme l’un
de
ceux qui hantent la cité....
Les
textes qui figurent ici seront suivis par d’autres,
mais
de façon irrégulière.
D.R.
Pour
trouver un texte : Table
Pour
aller au bas de page : Bas
Le
dernier texte (31 août 2020) :
La tragédie d’aujourd’hui
ou notre force
Ce qui suit a été écrit pour l’essentiel il y a un an et demie. Je le
remets en service à la suite de déclarations, récentes et stupides, de M.
Sarkozy.
On a beau jeu d’être pour la
démocratie quand on fait partie de ceux qui bénéficient de la richesse, de la
science et de la puissance acquises
grâce, entre autres, aux retombées d’une prédation multiséculaire
d’autres peuples comme de toute la planète. Une démocratie nourrie et
refaçonnée aujourd’hui par l’esprit nihiliste de la financiarisation mondiale. Une
démocratie pétrie d’orgueil face aux peuples moins ″éclairés″.
Une Europe démocratique plus
intelligente, consciente de ce qu’elle est et de ce qu’elle a montré
d’elle-même aux autres peuples, donc moins arrogante, aurait dû comprendre
qu’on ne tient pas impunément pour faiblard un puissant adversaire désormais
vaincu, et qu’un retour de bâton est à attendre de sa part, nourri de rancœur
et d’humiliation. On l’a vu en 1991 en Russie comme on l’avait déjà vu en
Allemagne en 1933 et l’on sait comme cela y a pourri les esprits et les cœurs.
″Il n’y a pas un
juste, pas même un seul″, lit-on dans les Écritures. Parole fort
pertinente aujourd’hui où un Occident perverti fait face à une Russie pervertie
par l’autocratie et la ploutocratie. Or il y a aussi une victime, l’Ukraine. On
dira à juste titre qu’elle ne s’est peut-être pas montrée plus juste que les
autres mais c’est elle qui reçoit les bombes sur la tête pour avoir voulu
justement rejoindre notre Occident démocratique.
Ceci parce que, au-delà de
sa perversion native, la démocratie fait aussi la preuve, au moins dans l’Union
européenne, que l’entente, l’écoute mutuelle et la négociation sont plus
efficaces et plus favorables à la prospérité que la force nue des dictatures.
C’est aussi qu’elle en a les moyens.
Envahir l’Ukraine, c’était
donc pour le régime autocratique de M. Poutine nous montrer sa force retrouvée,
faisant ainsi la preuve, du moins à ses yeux, de la supériorité de son esprit
et de son modèle.
À sa suite, d’ailleurs,
d’autres peuples, écrasés et spoliés par nous au cours de leur histoire, de la
Chine aux anciens colonisés d’Afrique ou d’ailleurs, ont peine à voir en nous
des défenseurs de leur cause !
Certes, là aussi, une Europe
plus consciente de son histoire aurait peut-être pu proposer bien plus tôt aux
uns et aux autres un effort commun de
redéfinition de nos relations sur une base cette fois communautaire, pacifique
et équitable. Nul doute que nous serions alors plus à l’aise aujourd’hui face à
Poutine.
Mais où a-t-on vu dans
l’histoire une grande puissance reconnaître ainsi, sans y être contrainte, les
fautes de son comportement passé et renoncer à leurs effets ? Si les
Européens y parvenaient, quelle victoire sur eux-mêmes et quelle avancée sur le
chemin des peuples !
Pour le moment, notre
histoire a montré en tout cas que la victoire née d’une attitude violemment
réactionnelle laisse présager de nouvelles avancées de la part de celui qui la
revendique. Nous pouvons donc présager que, si j’ose dire, la dévoration de
l’Ukraine serait le début de la nôtre ou de celle d’une part de nous-mêmes. Si
cela est vrai, nous n’avons pas le choix, nous sommes contraints une fois pour
toutes de combattre l’ogre.
Cela, nous en éprouvons
confusément la sensation plus que la certitude, et cela nous pousse à
considérer les Ukrainiens comme d’autres nous-mêmes qui seraient en danger (ce
que le malheur d’autres peuples plus lointains ne nous inspire pas,
hélas !)
C’est pourquoi, selon la
logique de la guerre, logique qui ouvre un temps dans lequel les bonnes ou
mauvaises raisons des uns ou des autres n’ont plus de poids, il n’y a pas pour
nous d’autre voie, donc, que celle qui consiste à user de notre force pour
contrer celle de l’adversaire.
Cela peut évidemment se
faire dans le cadre d’une négociation… à condition que l’évidence de notre
force le permette. Or on sait que la puissance militaire russe est supérieure à
celle de l’Union Européenne. On sait bien aussi que les États-Unis d’Amérique
ne combattront plus sur le sol européen. Deux raisons pour lesquelles il ne
reste aux uns et aux autres que l’arme des sanctions économiques et qu’une aide
efficace apportée à l’Ukraine.
Notre guerre, alors, ne tue
pas par les armes, mais par le dénuement. Voilà donc où nous en sommes :
affamer le peuple russe que nous aimons. Il doit bien exister un chœur de
tragédie grecque qui pleure cela.
Prades-le-Lez, 15 mars 2022
méfiez-vous d’eux, méfiez-vous
d’elles
sur le capitalisme
ou un peuple a-t-il des
racines
ou la métaphore
constructiviste
Quand je me
prends pour Proudhon…
ou le capital peut-il se
passer du pouvoir ?
ou la poésie c’est du souffle
ou le ressort profond de notre
peuple
ou l’on
recherche une justesse
ou Notes sur Face à Gaïa
ou l’instrumentalisation de la
mémoire
ou la seule justice-justesse
ou éloge du louvoiement
ou les trois hymnes
ou l’hymne et le drapeau
ou ce qu’il ne faut pas
laisser tuer
ou quand manque le ressenti du
mal
ou cesser de l’imaginer
ou le christianisme fantasmé
ou le boulimique obsessionnel
ou mémoire et reconnaissance
du mal ?
ou la perte du foyer natal
ou ce qui n’a pas d’histoire
ou la créolisation du français
ou l’inéluctable démantèlement
ou l’irréductible religion
ou la fraternité comme
résistance
ou qu’on ne le fait pas exprès
ou l’œuvre de l’une des deux
France
ou la
cantine à l’heure de la partialité
Qu’il faut
combattre l’excellence
ou la
fabrique des ilotes
en vue
élection
ou arrêtez
de beugler, c’est pas la peine d’avoir peur
ou prière aux
laïcards de laisser tomber
ou
assassinons français
ou quand on ne comprend rien
au nazisme
ou les raisons de la
persécution des chrétiens
ou la nature du capitalisme
ou prévoir l’écroulement
ou comment en parler
sérieusement
ou que le désir en est fort
ancien
ou deux luttes à mener
ou la maladie juvénile
à propos du "Truc"
de McCarthy
ou ce qui reste à inventer
ou l’anti-pyramide
ou la mort du
tout-toujours-déjà
ou la déification
ou l’erreur des Gilets jaunes
lettre ouverte à Caroline
Fourest
ou la spiritualité antivirale
ou les raisons du
blasphémateur
ou quittons le pathos
ou notre force
Les papys terribles
méfiez-vous
d’eux, méfiez-vous d’elles
Ils sont parfois très âgés. Ils
ont les cheveux blancs, tout blancs, ils sont ridés, leurs pas sont mal
assurés, leur vue laisse à désirer.
Ils sont, elles sont, plutôt
bien mis, propres sur eux comme on dit. Corrects et tout. On voit bien que ce
sont des gens sérieux. On sent que durant leur longue vie ils ont été des
personnes responsables.
En plus de cela ils sont
protestants. Il y a parmi eux des pasteurs, en retraite bien sûr, des anciennes
missionnaires, des conseillers d’Eglise...
Dans leur œil, malgré l’âge,
il y a néanmoins comme un grain de malice, à certains moments, qui fait qu’on
se demande si vraiment ils sont si sérieux que ça.
Et on a raison de se poser
la question. Car voyez-vous, ces gens-là, ils ont trafiqué, ils ont fait des
faux papiers, ils ont volé des pièces officielles, ils ont fait des faux en
écritures publiques et privées, ils ont fait de la contrebande, passant des
frontières en fraude, ils ont été complices de personnes recherchées par la
police, la gendarmerie, les autorités civiles et militaires.
Ces gens-là, malgré leur air
convenable, respectable, voire attendrissant, méfiez-vous d’eux, méfiez-vous
d’elles. Ce sont des gens capables de bien des choses, capables de tout
n’exagérons pas, mais de bien des choses.
Cela se passait il y a des
dizaines d’années, et ces gens-là, les papys et les mamies terribles du
protestantisme français, on célébrait leur courage tranquille dans le cadre
d’un festival, il y a quelques temps, à propos d’un film, "La colline aux
mille enfants".
Ils ont sauvé des milliers
de Juifs et d’antinazis de toute nationalité. Ils risquaient leur vie pour des
gens qu’ils ne connaissaient pas, que même, parfois ils ne comprenaient pas.
Ah ! comme on aimerait,
au cas où de telles situations se reproduiraient, que les papys et les mamies
terribles soient relayés par des enfants terribles…
Montpellier – 1986
sur le
capitalisme
Après lecture, dans la
presse, de quelques articles inspirés par la crise financière de fin 2008,
j’aimerais partager ces quelques notations brèves :
Lorsqu’on parle de
« refonder le capitalisme », il s’agit du capitalisme vu par les
capitalistes, c’est-à-dire par ceux qui détiennent des capitaux et sont à même
de contrôler plus ou moins leurs mouvements. Qu’en serait-il d’un capitalisme
refondé à partir du point de vue de ceux, innombrables, qui ne détiennent pas
les capitaux et n’ont aucun pouvoir sur leurs mouvements ?
C’est qu’il y a des
rencontres dangereuses. Parler avec certains détenus, avec certains
enseignants, avec certains employés, avec certains immigrés, avec certains
jeunes, avec certains sans-logis, avec certains élus, etc., dans les lieux où
vos protections personnelles, si vous en avez, ne jouent plus, cela vous fait
comprendre que la crise actuelle ne fait que révéler, au sens des photographes,
ce qui était pourtant ordinaire : la violence inhérente à notre
société.
Il était facile de se
focaliser sur les crimes bien réels du système stalinien, leurs responsables
étant parfaitement identifiables et localisables. En revanche, il est pratiquement
impossible de discerner quels sont les responsables des crimes, tout aussi
réels et nombreux, du système capitaliste car ceux-ci sont diffus, difficiles à
relier entre eux et s’exercent à l’échelle mondiale. Des forces invisibles
détruisent ainsi des vies au sein de foules fatiguées et chargées. Cela évoque
cette possession par des esprits mauvais que l’on rencontre dans les évangiles.
Je pense que lorsque Jésus
disait « Rendez à César ce qui est de César et à Dieu ce qui est de
Dieu », il voyait César (l’empire de son temps) comme un mal, inéluctable
parce que spirituel, que la part impuissante de l’humanité pouvait réduire
néanmoins à long terme, non par un combat ouvert, mais par une défiance totale,
durable et massive. Le désir d’empire, la foi dans l’empire, voilà ce qui
faisait tenir l’empire. On peut sans doute transposer cela à Mammon… et à
l’empire capitalistique actuellement régnant.
D’où cet article d’un
catéchisme nécessaire, à mémoriser à l’ancienne : « Je subis le
capitalisme ; il ne suscite en moi aucun désir ; je ne crois pas en
lui. »
Tout est là. Faites passer…
Du
mythe à la légende
ou un
peuple a-t-il des racines ?
Les gens ont besoin de
racines, dit-on. Mais les mots ont un sens auquel il convient de penser. Quand
nous ne pensons pas au sens des mots que nous employons, ils pensent à notre
place. Ce peut être dommageable, surtout lorsqu’ils sont prononcés dans un
contexte lié au débat politique.
En l’occurrence, parler de
racines à propos d’un peuple, c’est utiliser une métaphore botanique. Or user
de métaphores est une bonne chose à condition de le faire consciemment. Sinon,
elles rejoignent un ensemble plus ou moins conscient de représentations que
l’on peut appeler une idéologie mais que je nommerai plus précisément un
imaginaire collectif. Il est par construction inattaquable puisque perçu comme
évident.
À propos des racines
supposées d’un peuple, je rappelle donc que ce sont les plantes qui ont des
racines, pas les humains. Se représenter les groupes humains comme des plantes,
c’est "naturaliser" ce qui est politique. Ce n’est pas sans
conséquences car tout ce qui provient du langage nous construit. Nos mots
nous font. Or il convient de se persuader, par exemple à la suite de Roland
Barthes, que naturaliser le politique est la définition même du mythe.
Le mythe a pour fonction de
fournir, de façon métaphorique, une explication naturelle, liée à la nature, à
ce qui est perçu comme l’ordre des choses au sein d’une société. Ce n’est donc
pas par hasard qu’il utilise fréquemment les images d’animaux, de plantes, de
terre, d’astres, pour construire ses récits.
Il prétend offrir ainsi à la
société considérée un élément de son origine, donc de son être, de sa nature.
Mais cela joue en réalité le rôle de justification de l’existant. Avec le
mythe, ce qui existe devient ce qui doit exister, et qui ne doit pas changer
parce que c’est conforme à l’origine, à l’être.
Il en est ainsi de l’usage
de termes tels que "racines", "enracinement", etc.,
rapportés à une société. Il y est question pour celle-ci d’un retour à une
origine perdue, ou qui risque d’être perdue. Une origine qui a des liens avec
la terre elle-même, celle sur laquelle vit le peuple en question. Mais bien
entendu, cette origine n’a jamais existé telle quelle, elle est une
construction mythique faite d’éléments d’abord épars remixés en une image
unique.
Cela empêche tout
changement, toute créativité appliquée à lui-même concernant le groupe humain
concerné. C’est qu’il s’agit ainsi de répondre au besoin de sécurité que
ressent ce groupe lorsque son histoire s’emballe, le plaçant en situation de
crise, devant un avenir incertain. Mais ce faisant, le mode mythique représente
pour ce peuple un déni, un refus de son histoire présente, telle qu’il la
rencontre réellement.
Or il est clair pour moi que
ce ne sont pas les recherches des historiens actuels qui peuvent le rassurer
sur ce point, concernant son passé et par conséquent son propre visage. Le
discours explicatif qu’ils cherchent indéfiniment à construire n’a pas de pouvoir
de persuasion tant il se présente, par définition et à juste titre, comme
hypothétique, multiple et évolutif.
Or un peuple a besoin de se
raconter des histoires. C’est une constante au sein du fait humain. Des
histoires qui, assemblées, donnent ensemble le sentiment d’une histoire
collective. C’est ce que, au XIXème siècle, Jules Michelet et Augustin Thierry
avaient bien compris. M’inspirant de Hugo, j’appellerais volontiers légende
l’histoire qu’ils colportaient. On comprendra que le terme est alors pris dans
un sens positif, ce qui ne signifie pas que toutes les légendes se valent.
L’Histoire de France que
l’on m’a enseignée à l’école de la IVe République était plus une telle légende
qu’une histoire au sens scientifique du terme. Elle avait cependant à la fois
l’avantage et le défaut incontournable de présenter un visage de notre pays
auquel on pouvait se reporter et dans lequel on pouvait se reconnaître. Dans
les temps difficiles, on se fait tuer parfois pour de telles images de soi.
Comme on a vu.
Une légende n’est pas un
mythe, elle se compose, non de métaphores naturelles, mais de récits dans
lesquels ce sont des humains qui agissent. Ils le font toujours au bénéfice
d’un nécessaire idéal collectif. C’est pourquoi Tous les pays qui sont
privés de légende seront condamnés à mourir de froid, comme l’écrivait à
juste titre le poète Patrice de la Tour du Pin. Un poète, notons-le bien…
Quand on compose une
légende, on fait des choix. Ceux-ci confortent une vision de type politique, ou
plutôt, comme on aime à dire aujourd’hui, citoyenne. La légende n’est
évidemment pas la même lorsqu’elle préfère – entre de nombreux exemples
possibles et dans le désordre – Vercingétorix à César, Jeanne d’Arc à Jean
Moulin, Bonaparte à Paoli, Bugeaud à Abd el-Kader, Austerlitz à Valmy, Bossuet
à Calvin, La Compagnie des Indes Occidentales à Victor Schœlcher, etc.
Il revient aux diverses
cultures politiques de distinguer où se rencontre la légende de leur choix et
de la présenter de bien des manières à l’ensemble de la communauté nationale.
Ce qui est alors en question, c’est le visage que la Nation voudra se donner
d’elle-même et présenter aux autres. J’emploie ici le futur car il n’est de
bonne légende que celle qui ouvre toujours à nouveau une possibilité de se
construire de façon collective.
Mais ce travail de création
ne revient pas au Pouvoir installé. Il est de l’ordre de l’art. La légende a
toujours été l’apanage des poètes, des conteurs, des romanciers, des
dramaturges. Qu’ils se soient pris pour des historiens, qu’ils se soient donné
les moyens de l’être aussi, ils sont des créateurs et c’est bien de création
qu’il s’agit puisqu’il s’agit d’avenir.
Bref, un humain descend
toujours de Caïn, errant et fugitif, coupé de la terre il n’a pas de racines,
son origine est perdue. Il peut se lamenter sur elle mais, au mieux de sa
forme, il aime à se reconnaître plutôt en une belle histoire à mettre en œuvre.
La chanson de geste de ses héros.
Saint-Coutant – 2016
ou la
métaphore constructiviste
On a cru qu’une union
monétaire, avec la création de l’euro, amènerait ipso facto l’unité économique
puis politique de l’Union européenne. Cela de la même manière que l’on a cru,
depuis le XVIIIe siècle, que le progrès économique amènerait un progrès
politique, social et moral.
C’est la même logique qui
est suivie, celle qui isole les facteurs et place l’un d’entre eux, en
l’occurrence la monnaie, c’est-à-dire une valeur liée à l’argent, au point de
départ de toute amélioration ou détérioration possibles.
Or cette façon de scinder et
hiérarchiser les diverses valeurs qui unissent les sociétés humaines ne
fonctionne qu’accidentellement et provisoirement – ainsi pour le Second Empire
ou pour les Trente Glorieuses – grâce à la conjonction de faits historiques qui
sortent de cette logique – par exemple la volonté de reconstruire le pays après
une guerre.
On parlera alors de
matérialisme, puisque la logique suivie part de ce que les marxistes ont appelé
les infrastructures, utilisant une métaphore, tirée de l’architecture, qui
considère une société humaine comme semblable à un bâtiment à construire,
améliorer ou reconstruire.
(Recourir à une métaphore
pour comprendre le réel et pouvoir ainsi agir sur lui n’est pas une futilité en
soi, loin de là, car cela correspond à une caractéristique du fonctionnement
souterrain de l’esprit humain. C’est toujours ainsi que l’on pense, au bout du
compte. La question, c’est plutôt de se référer à une métaphore qui soit mieux
apte que d’autres à rendre compte du réel.)
Selon la logique sous-tendue
par la métaphore architecturale, les éléments constitutifs du bâtiment qui
reposent sur les fondations – le social, le politique, le moral, le religieux –
ne peuvent évidemment tenir si les bases "réelles" viennent à leur manquer. À
ce sujet, je citerai plaisamment le Psalmiste : si les fondements sont
ébranlés, que peut faire le juste ?
À partir de là, on peut
bâtir une science, l’économie, à classer dans la catégorie des sciences
humaines, qui se préoccupera presque exclusivement des rapports
qu’entretiennent les moyens de production et d’échange au sein d’une société ou
de l’ensemble des sociétés.
Ainsi, pour reprendre la
même métaphore, si l’on pourra concéder que le travail qui se rapporte aux
fondations suppose d’autres raisons que la seule production – comme le plaisir
ou l’enthousiasme provoqués par des facteurs externes –, on ne verra là qu’un
aspect annexe.
Il en va autrement si,
changeant de métaphore, on imagine une société comme semblable à un organisme
vivant. Toutes les parties sont alors interdépendantes, sans qu’aucune d’entre
elles ne puisse être considérée de façon isolée dans l’exercice de ses
fonctions propres.
Je note au passage que,
selon cette seconde métaphore, on ne passe pas du matérialisme à l’idéalisme de
la vulgate marxiste, mais on abandonne bien plutôt cette opposition binaire
pour la remplacer par une série complexe d’autres oppositions ou relations
possibles.
L’un des avantages de cette
métaphore, c’est qu’elle fournit la clé de cette énigme : pourquoi les
économistes se trompent-ils si régulièrement ? Ils se trompent, du moins
la plupart d’entre eux et la plupart du temps, parce que, quelle que soit leur
orientation politique, ils font travailler une métaphore qui ne correspond pas
au réel envisagé.
Non que la seconde métaphore
réponde absolument à la nécessité de représenter totalement le réel, mais elle
a le mérite de produire plus de possibilités pour penser ce dernier que la
première.
Et, supposant une forte
capacité de tisser sans cesse des relations aléatoires, peut-être
rappelle-t-elle que, loin d’être une science, la conduite des affaires humaines
est un art.
Saint-Coutant – 2016
Quand
je me prends pour Proudhon…
ou
le capital peut-il se passer du pouvoir ?
Il me semble que la gestion
des entreprises, le rapport au pouvoir et l’écologie politique ne sont qu’un
seul sujet. Encore cette liste résume-t-elle bien des questions. Pour explorer
cela, je me propose de partir du premier point mentionné.
Et là, malicieux, j’ai envie
d’écrire des gros mots. Par exemple : "Vive la démocratie dans
l’entreprise capitaliste !"
Car à qui appartient une
entreprise ? À ses actionnaires, dit-on, qui en sont les propriétaires
légaux et par conséquent les dirigeants. Sans leur capital, point d’entreprise.
Quid alors des
salariés ? Des employés contractuels. Pourtant, sans salariés, point non
plus d’entreprise… Or cela n’a pas de réalité, rétorquera-t-on, puisqu’on en
trouve toujours, pressés par le besoin.
Il s’agit donc en réalité
d’un chantage. Et le fait, c’est que l’entreprise existe en fonction d’un
rapport de force dont le fondement est la propriété du capital. Vieille
histoire.
Pour que l’on passe du
chantage à une honnête coopération, il suffirait alors au législateur – simple
proposition d’école – d’imposer la valorisation en termes financiers de
l’apport représenté par la seule présence du salariat, ceci en simple
écriture. Cette valorisation équivalant par principe au montant du capital
investi par les actionnaires.
L’ensemble des salariés
serait alors détenteur, en tant que personne morale, d’une moitié non cessible
du capital. Les salariés continueraient cependant à percevoir leur salaire,
tout comme les actionnaires leurs dividendes.
Qu’est-ce qui empêche
cela ? C’est, dira-t-on, que cela ferait fuir les investisseurs, pressés
de s’exiler vers des cieux capitalistes plus accueillants pour leurs intérêts.
Vraiment ? Pourtant, en
termes financiers ils ne perdraient rien à ce nouveau régime, alors pourquoi
partir ? La raison en est que ce ne sont pas seulement leurs dividendes
qui les intéressent, mais aussi l’intangibilité de leur pouvoir. À eux seuls la
décision !
C’est un point sur lequel on
insiste trop peu : le capitalisme se base aussi sur un rapport de force
d’une autre nature que celui qui touche au capital.
Certes, l’argent est le
critère qui permet la supériorité des uns sur les autres dans la société
capitaliste, mais le besoin de supériorité y est tout autant fondateur. La
question étant : lequel peut dominer les autres ?
Lorsqu’on demande alors aux
suppôts du capitalisme en quoi Untel est-il plus capable que d’autres de
diriger une société, on obtient cette réponse : les capacités et le
mérite.
En réalité, des millions
d’autres pourraient faire preuve des mêmes capacités que les siennes et montrer
le même mérite. Il suffirait pour cela qu’ils soient mis d’entrée, c’est-à-dire
très tôt, dans les conditions dont il dispose depuis toujours.
Pour le dire
autrement : il n’y a pas plus de couillons ou de feignants chez les
prolétaires que chez les capitalistes. J’ai des raisons de penser que la
proportion en est constante…
Mon expérience est que, le
plus souvent, les gens qui disposent de naissance du pouvoir économique ne
pensent pas ainsi. Ils croient réellement être différents des autres. Meilleurs
par nature. Ou plutôt, ils n’y pensent même pas, tant cela leur paraît naturel.
Mimétisme ou besoin de
revanche, il en va de même d’un certain nombre de ceux, fort rares, qui, issus
de milieux moins favorisés, ont atteint les lieux du pouvoir.
Je soutiens que, placés dans
les mêmes conditions, n’importe qui ou presque connaîtrait les mêmes réussites
ou les mêmes échecs que les dirigeants actuels. Inversement, tel héritier d’une
grande fortune, patron de droit divin d’un empire industriel, serait déjà bien
content de finir contremaître s’il était né dans un deux-pièces de grande
banlieue.
On sait tout cela, je ne
prétends rien apprendre à quiconque à ce sujet… sauf justement à ceux dont il
est question.
Mais on voit alors que
l’établissement d’une simple justesse dans les rapports qui régissent une
société, à commencer par une entreprise mais bien plus généralement, ne
consisterait pas seulement à régler la question des rapports du capital et du
travail. Il resterait le problème posé par la jouissance du pouvoir des uns sur
les autres.
Cela s’est vu dans certains
pays, au siècle précédent, lorsqu’on y a aboli la propriété privée des moyens
de production et d’échange. Il s’en est suivi la naissance d’une caste
dominatrice, cette nomenklatura composée des dirigeants politiques et de
leurs obligés de toute sorte.
Une caste d’autant plus
prédatrice que ses membres n’avaient rien à prouver à court terme,
contrairement à ce que doit tout de même affronter un actionnaire ou un dirigeant
capitaliste. D’où l’efficacité relative du système dont ces derniers sont les
acteurs.
Tout milieu dont l’ambition
serait de réformer radicalement ce système – radicalement, car la réforme peut
se montrer plus définitivement radicale que la révolution – aurait donc à se
saisir de cette question : comment construire des sociétés au sein
desquelles la question du pouvoir serait réglée, ou en tout cas sous
contrôle ?
Or cela ne peut se faire
qu’à la base de la pyramide sociale réellement existante, de proche en proche,
en de multiples circonstances, lieux, milieux, sociétés, entreprises, etc.,
sous peine de retomber dans l’écueil précédent, celui de la collectivisation
impérative.
C’est le travail, le combat
pacifique, utopique, de générations. Il a connu des précédents, vite récupérés
mais souvent renaissants. Je note par exemple Celui qui voulait qu’au sein
d’une certaine association bimillénaire, tous soient serviteurs les uns des
autres…
On a cru souvent tuer cet
esprit-là mais il vit toujours. À jamais… ressuscité. On le trouve représenté
ici ou là tout au long de l’histoire des sociétés sédentaires.
Vaste entreprise, donc, qui
suppose une longue mémoire, une lucide obstination, une profonde conviction,
une constante expérimentation, une intense et fraternelle mise en réseau.
Utopique ? Eh bien, le
fait est pourtant que les gens qui portent cela existent, même s’ils se
connaissent mal, et s’ils se rejoignent trop peu. Il leur reste à constituer
sur la Terre un vaste filet aux mailles de plus en plus resserrées.
La question
étant toujours et partout celle-ci, pour plagier un éminent poète : est-ce
ainsi que les humains vont vivre ?
On trouvera bien des
difficultés à cette entreprise. Elles ne se limiteront pas, loin de là, à
l’économie. L’une d’elles, constante, je la cite parmi bien d’autres pour
exemple de la gravité des questions qui sont aussi en jeu, serait celle du
pouvoir dans ses interférences avec la sexualité et les rapports entre les
genres.
Mais une autre, la plus
grave, première et dernière pour toucher directement à des enjeux planétaires,
est celle des rapports de pouvoir que l’espèce humaine entretient avec le monde
dont elle fait partie.
C’est qu’en bout de course –
au départ comme à l’arrivée – tous ces angles de vue vont ensemble et ne dessinent
qu’une seule question, à la vie à la mort : notre espèce peut-elle
s’éduquer à l’abandon de son rêve mortifère, à savoir le règne, la puissance et
la gloire ?
Et comme on dit, il n’est
pas nécessaire d’espérer pour entreprendre.
Saint-Coutant – 2016
Mets de l’huile !
ou la
poésie c’est du souffle
Bon d’accord, sur ce site,
mes poèmes – je m’astreins à un poème minimum par semaine, affaire d’hygiène
personnelle, les musiciens font bien des gammes ! – ressortissent parfois
au genre bimbeloterie, comme une amusette, genre bonbon à la menthe plutôt
pâlot. Il en faut aussi des comme ça, pas la peine de râler.
En réalité – allez, je suis
franc ! – c’est le genre qui me vient quand je n’ai rien sous la main, ou
plutôt sous la casquette. Ni, surtout, sous le souffle. Oui, le souffle. La
poésie que j’aime étant affaire de souffle plus que d’idées ni même de mots.
Je ne sais pas pourquoi
j’insiste là-dessus, de toute façon tout le monde s’en fout. La poésie à quoi
ça sert ? On se demande. En fait, si, je sais pourquoi. J’insiste parce
que, même si tel poème est mauvais, en tout cas sans intérêt, juste une
musiquette, la poésie, la vraie, est vitale du genre vital (j’ai voulu éviter
"vitale de chez vital").
Quand j’écris poésie, j’ai
dans l’idée ce que l’étymologie de ce maudit mot dit : faire, créer,
travailler. Et même, selon moi, faire travailler. Car la poésie fait travailler
la langue.
C’est vrai qu’en écrivant un
poème on crée quelque chose qui n’existait pas avant. C’est donc le premier
sens. Mais dans la mesure où il est poème et non prose, ce qu’il crée n’est pas
de l’ordre de l’usage immédiat.
La prose sert à dire ce sur
quoi l’on va se poser là tout de suite, s’asseoir sans trop penser au comment.
L’ancien argot le disait bien, pour lui le mot prose désignait ton
fondement (exemple : Côté dossières c’est blèche, mec, cloque ton prose
sus l’plume*).
Pendant que la prose repose
le cavalier, tu vas, poésie, te mettre au boulot, faire travailler le cheval.
Pas qu’il se rouille des muscles, des poumons, de tout le reste ! Le faire
éliminer l’en-trop, acquérir le possible, imaginer le libre, la liberté. Hennir
de bonheur ou de malheur et vice versa. Etc.
Après ça, on se remet en
route, ragaillardis cavale et cavalier.
L’image du cheval pour dire
la langue est pratique, on me dira, mais pas trop adéquate. C’est vrai, c’est
juste un aspect, pour dire le côté déplacement, passage de l’un à l’autre grâce
à la langue. Mais vaudrait mieux parler de voiture car on est dedans. On n’est
pas dans un cheval, d’ordinaire. Mais la langue on est dedans.
Essayez de vivre sans la
langue, impossible ! Même sans langage, les bêtes n’y arrivent pas, ils se
sont dotés de modes de communication. Alors nous, les humains ! Dès que tu
dépasses la simple perception, la pure sensation, ton monde se tient à
l’intérieur de ta langue, c’est elle qui te le fait connaître et comprendre.
Elle est ton monde devenu toi. Elle est en toi et pourtant tu es en elle.
(Parenthèse hautement
théologique : c’est ainsi que le Fils est dans le Père et que le Père est
dans le Fils, du moins selon saint Jean… Bon d’accord, ça ne vous intéresse
guère, et moi ce que j’en disais...)
Eh bien tenez, la langue est
un machin qui rouille. Qui se rouille, déjà, se mettant à grincer comme les
articulations des pépères, mais aussi qui rouille tout court. Qui part en
squames ossifiées, qui se délite. Et qu’est-ce qui reste ? Pas grand chose
de bon, des redites sans fin, des ritournelles de bar, pas toujours brèves de
zinc, ces perles, mais de la marmelade rance de ciboulot assaisonné au jus de
toujours-déjà.
Aussi des formules vides
ressassées, et c’est plus grave, pour entuber l’électeur, le chaland, le pékin,
même sans le faire exprès tant les locateurs, comme on dit puis, se font
empapaouter eux-mêmes par leurs rengaines à la noix de cabinet ministériel ou
de cabine d’essayage. Ils y croivent pour mieux nous y faire croire !
Et pareil pour les
philosophes encartés, embedded, intégrés dans le grand flux de paroles mortes,
oui, de vaines paroles comme on dit dans la Bible, elle qui n’a pas peur de le
dire, que nos discours sont bulles de savon… Et pareil pour les journalistes.
Ah misère !
Où j’en étais ? Ah
oui : la poésie nettoie la langue, elle la graisse – l’oint, même, si vous
préférez – pour qu’elle glisse plus qu’elle ne crisse, mais qu’elle vous cogne
la trogne, aussi, plus qu’elle ne la rogne.
Comment le fait-elle ?
En mettant de l’espace, du jeu, entre les dents serrées, les idées ferrées, les
assurances gérées de nos pensées et discours convenus, habituels, pré-mâchés.
Et quand la langue a bougé,
c’est tout le reste qui bouge avec, le monde a changé, on le voit autrement, on
se dit qu’il demande à se faire nettoyer lui aussi, le monde, à faire un peu
plus plaisir, non ?
Voyez la règle : le
langage est premier. Comme tu causes tu fais, comme tu penses tu crées, au bout
du compte de tout, même si retard à l’allumage. Même si long, le retard. Voire
très long.
Dans la poésie, cet espace
et ce jeu viennent en elle et par elle de bien des manières, il n’y a pas de
mode d’emploi traduit du coréen, ce n’est pas un téléphone, pas une machine,
pas un médicament. En poésie vous trouverez de tout. Même le pire, c’est
dire...
Mais autant qu’il me
souvienne, d’où proviennent l’air et le jeu et l’espace qui me conviennent à
moi ? Du rythme, ce que j’appelle plus haut le souffle, car un poème qu’on
ne peut dire, qu’on ne peut respirer, inspirer, expirer, c’est déjà de la
mécanique, de l’artefact, moi je trouve.
Mais j’ai sans doute tort
d’en faire une règle. Si tu te débrouilles, à l’inverse, pour attaquer le
langage par la face nord, sans appui d’oxygène, sans apport de salive, ma foi
chapeau ! Le tout est de parvenir à instiller un doute dans le mécanisme
admis, celui qui passe pour vrai puisqu’ évident pour tout le monde.
Alors on me demandera ce qui
la sépare, la poésie dont je parle, de l’art d’aujourd’hui, celui qui, à coup
d’installations hyper-médiatisées, ou de ce genre de trucs, serait là pour
« provoquer chez les gens un retour sur ce qui est, sur ce qu’on
est » (je répète ce que j’ai entendu dire par un expert plein d’expertise,
voir à la page Tree
de ce site).
Ce qui la sépare, c’est que
là, c’est un art officiel, dont l’effet consiste à faire comprendre au simple
pékin (les gens) qu’il lui manque de la culture, qu’il ne fait pas partie de la
haute. Molière se marrait déjà, depuis ses tréteaux, en écoutant les précieux
de son temps, pointant leur ridicule.
« Toute langue avec
laquelle on ne peut se faire entendre du peuple assemblé est servile »
écrivait Jean-Jacques Rousseau et je suis d’accord avec lui là-dessus. Il
existe une poésie de ce genre, faite pour se hausser du… prose. Ce n’est pas de
celle-là dont je parle, mais de celle qui a pour effet de secouer le convenu de
la langue autorisée pour que le peuple assemblé puisse mieux s’entendre.
La différence est ténue, au
premier abord, car la poésie vraie n’est pas toujours immédiatement audible,
mais les effets ne le sont pas, il n’y a qu’à comparer, par exemple, la poésie
soviétique officielle et celle des vrais poètes russes pour le comprendre.
Maïakovski ou Tsvétaïeva ne se sont pas suicidés pour rien.
Ah oui, question : et
qu’est-ce qu’elle raconte la poésie, de quoi parle-t-elle, quel est son
sujet ? Ben non c’est pas la question, elle raconte ce qu’on veut qu’elle
raconte, du moins si l’on peut, mais elle n’a pas en premier lieu l’idée pour
tutrice, ni le concept pour maître. Le plus souvent, c’est après coup qu’elle
comprend ce qu’elle a dit. Ou non.
Et parfois, grâce à tous les
dieux de la parole, lesquels n’en sont qu’un, il en sort une pépite. Du genre
qui aide à vivre. Et parfois à mourir.
* Traduction de la phrase
argotique : En ce qui concerne les chaises, il y en a trop peu, cher
ami, assieds-toi sur le lit.
Saint-Coutant – 2016
Notre
religion
ou
le ressort profond de notre peuple
La question que j’aborde ici
est la suivante : quelle est la religion de la France ? Mais il me paraît
nécessaire de préciser, avant de continuer, que ce qui suit est sérieux, même
si un zeste d’humour tente parfois d’y alléger la sauce.
Quelle est donc la religion
de la France ? Je ne cherche pas ici à déterminer laquelle des confessions
présentes sur le sol national est à reconnaître comme celle qui devrait
s’imposer, la réponse étant évidemment qu’aucune d’entre elles ne peut ni ne
doit y prétendre.
Je me préoccupe de définir
la religion laïque, non confessionnelle, de notre peuple. Ou, si l’on préfère,
l’ensemble cohérent des croyances et des valeurs qu’elle promeut ou devrait
promouvoir, face à d’autres religions, confessionnelles ou non.
Je tiens à cette
distinction : religion et confession sont pour moi deux termes à
différencier. Leur point commun réside dans le fait que leurs prémisses ne sont
pas démontrables, mais toutes les confessions sont des religions ou les
branches d’une religion, alors que toutes les religions ne sont pas des
confessions religieuses.
La confession suppose, pour
le dire vite, l’existence d’un autre monde ou, à tout le moins, la confiance en
un absolu constitué en partenaire. En revanche, la religion peut ne pas se
soucier de cela, il suffit qu’elle prétende régir la conscience des populations
qui l’ont adoptée et d’influer en conséquence sur le mode de vie individuel et
collectif qui lui est lié.
Certes, le comportement de
ces populations sera le plus souvent différent de ce qui leur est prescrit,
mais tel est justement le rôle d’une religion de définir ce qui devrait être
par rapport à ce qui est et à ce qui est possible. L’écart fait apparaître
alors l’ampleur de l’effort qui serait à accomplir à l’avenir.
J’ai conscience qu’il est
difficile de concevoir ce que peut être une religion non-confessionnelle dans
un pays où religion rime avec existence de Dieu. Je place pourtant, par
exemple, le fascisme, le nazisme, le stalinisme ou le néo-libéralisme actuel,
malgré les abîmes qui les séparent, dans la catégorie de ces religions alors
même qu’ils n’ont pas eu besoin de se constituer en confession.
Ils ont constitué chacun, en
effet, un mode de conscience particulier qui visait ou vise à régir le
comportement des gens. Voire à les habiter jusqu’au plus intime. Où l’on voit
que la religion est par nature totalitaire, raison pour laquelle il n’est de
bonne religion que privée d’institutions politiques qui lui seraient
cohérentes.
Mais je reconnais que cette
dernière réflexion est déjà la marque de l’influence d’une religion
non-confessionnelle, notre bonne religion, celle dont je suis habité et dont je
pense qu’elle commande souterrainement, et plus ou moins, le ressenti de la
plupart de mes compatriotes.
Avant de proposer quelques
indications à son sujet, je note en premier lieu que son ressenti actuel est
malheureux. C’est comme si cette religion était repoussée au tréfonds des âmes
par la religion dominante, ce néo-libéralisme déjà mentionné, alors qu’elle est
gangrenée de plus par les relents d’une religion que l’on pensait caduque, le
nationalisme chauvin.
La religion est par nature
remontante, comme certains rosiers. Elle ne meurt jamais, mais se rénove et
réapparaît chaque fois qu’il lui est possible, ne serait-ce que par stolons. Il
en est ainsi de ce nationalisme chauvin, par exemple. Mais il en est de même de
la religion dont je pense, ou dont je parie, qu’elle est la véritable religion
de mon peuple.
Il s’agit de celle qui a
permis un jour à ce dernier de proposer au monde cette formule magique :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »
(Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789, art. 1er). Sachant que
le mot hommes voulait alors désigner, de façon à vrai dire malheureuse,
l’ensemble des êtres humains, mâles et femelles.
Pour donner une idée de ce
qui est pour moi aujourd’hui la religion dont je parle, je partirai de cette
phrase de la Déclaration pour étendre maintenant le sens du mot droits
qu’elle contient à celui du mot valeur. L’idée est alors qu’un être
humain en vaut un autre, ce qui n’est pas démontrable et ressortit donc bien,
comme je le précisais plus haut, au domaine de la religion.
Voici, à titre d’exemples et
dans le désordre, quelques règles religieuses qui pourraient être inscrites
dans le ressenti global de la population, du moins à mon sens, et qui toutes,
traduisent cette égalité de valeur humaine au sein des distinctions sociales
admises. On pourra aisément les compléter, les infirmer ou les corriger, tant
j’avoue les avoir extirpées et expansées à mon gré, non sans amusement :
Il n’y a ni homme ni femme.
Ni blanc ni noir, ni jaune ni rouge, ni basané. Ni chrétien ni musulman, ni
juif ni bouddhiste. Ni Français ni étranger, ni migrant ni réfugié. Ni hétéro
ni homo. Ni beau ni laid. Ni adulte ni enfant. Ni valide ni infirme. Ni pauvre
ni riche, ni richard ni clochard.
On peut continuer : ni
Neuilly ni Bobigny, ni capitale ni hameau. Ni patron ni employé. Ni travailleur
ni chômeur. Ni médecin ni patient. Ni enseignant ni enseigné. Ni instruit ni
inculte. Ni gouvernant ni gouverné…
Tous ont donc la même valeur
au regard de ce qui fait l’humain tel qu’en lui-même. On me dira peut-être
qu’affirmer cela ne mange pas de pain puisque cela ne change en rien le système
réel de nos relations sociales, qui n’ont pas grand chose à faire de la valeur
des gens. Je pense le contraire.
Il est certain qu’en lisant
les affirmations qui précèdent, on constatera ces différences entre le fait, le
possible et le prescrit auxquels je faisais allusion. Mais je le répète, cet
écart est constitutif de toute religion. Simplement, quand le fait diffère par
trop du prescrit, comme aujourd’hui, on peut s’attendre à des troubles et
peut-être à de profonds bouleversements.
Je donne un exemple :
quand un patron empoche d’un coup cinquante mille fois le smic sans avoir rien fait d’autre, plus
ou moins bien, que son boulot, ce n’est plus l’argent qui compte alors car il
n’a plus de sens, c’est la valeur relative des uns et des autres qui est mise
en cause. Continuez comme ça et la houle alors suscitée va finir en
raz-de-marée.
C’est que l’humain, au fond,
ne plaisante pas avec la religion.
Saint-Coutant – 2015
La boussole du
gouvernant
ou l’on recherche une justesse
Le moment me semble arrivé
où le politique le plus achevé ne saisit plus le mouvement de l’histoire. Où un
saut qualitatif serait à effectuer, mais sans qu’on sache avec précision dans
quelle direction. C’est ce qu’on a appelé, d’un terme grec, un kaïros,
ou latin, un momentum. Le moment où l’histoire semble devoir bifurquer,
ceci selon la façon imprévisible dont les peuples et leurs échanges vont se
mouvoir.
Car à nos yeux, le mouvement
de l’histoire est aujourd’hui confus, désordonné, contradictoire, et l’histoire
présente est elle-même impalpable, instable, faite d’une multiplicité de
tendances éparses et souvent antinomiques.
Par opposition au poids et à
la constance qu’on lui avait attribués, il existe aujourd’hui une sorte de
fluidité, de légèreté de l’histoire. Pour emprunter une image tirée de la
physique, elle présente un ensemble extrêmement composite de raretés, chaque
tendance, chaque mouvement, chaque comportement se déployant pour soi-même,
semble-t-il indépendamment des autres.
Le politique a raisonné
jusqu’à il y a peu en fonction des valeurs lourdes qui ont longtemps dominé.
États, grandes institutions de toute sorte, tant au sein d’un pays qu’aux
niveaux continental ou mondial. Mais aujourd’hui, c’est la multiplicité de
raretés aux échanges sans limite qui semble en train de s’imposer.
Dans le même temps, des
blocages se multiplient eux aussi. C’est comme une mécanique qui se grippe au
moment où la diversité de ses emplois s’accroît, ou qui se bloque lorsqu’il
devient patent qu’elle n’est plus outillée face à la demande qui lui est
présentée. Tout cela devenant source de violences.
On voit bien que François
Hollande ou Angela Merkel, ou encore Obama, n’ont cessé de pédaler dans cette
vaporisation vibrillonnante tout en tentant de parer plus ou moins habilement
les retours de manivelle de ce qui reste des moteurs anciens.
C’est qu’ils ont été formés,
le premier surtout, à la gestion de grands systèmes à équilibrer à l’aide d’une
sorte de sagesse, ou d’adresse. Des qualités acquises en fonction de repères
supposés invariants, enseignés dans des écoles ad hoc et des partis bien assis.
Dans cette situation, je
vois Hollande comme celui qui a voulu mettre le point final, avec plus ou moins
de bonheur, au dérèglement d’une mécanique ancienne pourtant obsolète.
À peine élu, il la croyait
capable de fonctionner mais, s’apercevant qu’il n’en était rien, il a tenté
ensuite d’en graisser les engrenages, d’en réparer les pannes, d’en remplacer
les pièces, de la doter de diverses améliorations techniques, ou supposées
telles, et ainsi de suite. Le tout à son idée.
Il y a échoué néanmoins et
le blâme en est retombé sur lui, qui pourtant a eu le mérite d’avoir au moins
essayé quand les autres avaient laissé aller. C’est qu’il voulait croire, comme
beaucoup de monde, que la machine repartirait de plus belle, ainsi rénovée,
sans prendre conscience de son inadaptation radicale à l’histoire présente.
D’autres ont tenté la même
chose et semblent mieux réussir la rénovation de leur machine à eux. Ainsi les
Allemands. C’est qu’ils sont moins freinés qu’il ne l’a été par une exigence
populaire peu… flexible.
Je gage qu’ils échoueront de
même, car leur semblant de réussite est dû avant tout au fait qu’ils jouent sur
des inégalités de performance entre machines voisines. Il est donc à parier que
la volatilisation propre au mouvement actuel se chargera de réduire ces réussites-là.
On en voit déjà les signes.
On ne sait d’ailleurs s’il
faudra s’en plaindre, tant ces adaptations supposées ramènent en fait la
machine sociale à certains modèles prétendument plus fluides, donc plus
efficaces, mais en réalité lourds de dangers ultérieurs, puisque basés sur un
accroissement constant de la violence sociale.
Or dans les temps comme
celui-ci, dans ces moments cardinaux, il s’est souvent imposé un homme, ou
plutôt un groupe, porteur d’une vision supposée rendre la société apte à
prendre le virage au bénéfice du plus grand nombre. Macron et sa bande ont
pensé faire partie de ceux-là.
Certains de ces novateurs
ont pu ainsi faciliter au mieux le passage à un autre monde, sachant que cela
ne se passe pourtant jamais sans casse. D’autres ont causé au contraire des
douleurs et des malheurs sans nom avant de voir leur œuvre supposée s’écrouler
dans les massacres et les ruines. Au bout du compte, on verra ce qu’il en sera
de Macron.
Mais avant l’apparition des
uns comme des autres, on a vu aussi paraître des prophètes. C’est-à-dire des
gens qui voient assez loin et assez large pour être à même d’indiquer, non un
chemin, mais une constante de l’histoire, que cette dernière soit lourde
ou légère, épaisse ou fluide. Le rappel du bon sens, au fond, comme l’indique
une boussole.
Cette constante consiste en
ceci que seule la justice, la justesse des relations qu’entretiennent les
participants de l’histoire quels qu’ils soient, humains et autres sur la terre,
permet à terme une sortie de crise. Ceci malgré l’inefficacité immédiate et
apparente que peut présenter parfois une telle pratique.
Tel a toujours été le choix,
qui consiste à profiter d’un kaïros pour semer ainsi les conditions d’un
Jour de paix à venir. Mais le temps viendra-t-il où, par exemple au sein
de l’Union européenne, l’appel de quelques voix puissantes dessinera cet
avenir ? Suspense.
Le prophète
Bruno Latour
Notes sur Face
à Gaïa
Je livre ici quelques notes
de lecture d’un livre de Bruno Latour, Face à Gaïa (La Découverte), que je
trouve propre à faire réfléchir quand on se préoccupe du Nouveau Régime
Climatique. Je ne comprends pas tout de ce qu’il expose, mais ça me fait des
clics dans la tête. Du coup, je le tire vers mes obsessions.
Fin du monde
Cette citation de lui,
« L’Apocalypse est un appel à être enfin rationnel », me parle pour
plusieurs raisons dont celle-ci : parce qu’elle correspond à certaines de
mes recherches personnelles à propos de la forme de pensée des Prophètes
bibliques. On ignore trop à quel point elle est actuelle.
Je pense par exemple à la
fin du livre d’Amos, que la plupart des commentateurs modernes estiment une
partie ajoutée ultérieurement pour la raison qu’elle annonce un avenir positif
au Royaume d’Israël alors que tout le livre prédit des catastrophes écologiques
et militaires à celui-ci en conséquence de ses mauvaises pratiques.
En réalité, il convient de
comprendre ce paradoxe apparent que manient les prophètes, et Jésus à leur
suite, et selon lequel la fin – de toi, de la nation, du pays, du monde – est
assurée mais n’a de sens qu’avec un « sauf si… ». Tout s’écroule,
puisque nous faisons tout pour cela, « sauf si » nous changeons de
sens, nous disent-ils, à la dernière minute. Ou « sauf si » survient
l’impondérable…
Nous sommes donc pour eux
dans le temps de la fin, le temps de cet écart entre la fin annoncée et la fin
réalisée. Un temps où les deux sont vrais en même temps de la chute et du
relèvement.
Et ils ne rigolent pas, eux,
car ils croient ce qu’ils savent, ce qu’ils voient, à la différence de nous qui
savons tant de choses que nous ne voulons pourtant ni voir ni croire, à savoir
que la fin de notre monde est bel et bien là. D’où l’usage du mot apocalypse,
qui signifie dévoilement.
Que nous soyons toujours
dans ce temps de la fin, c’est aussi le sens de la parabole du Jugement
dernier. C’est à partir de l’image prégnante de celui-ci que nous pouvons
tenter d’éviter les effets de notre universelle condamnation à la disparition.
Foi et religion
J’adresse cette citation du
même auteur à ceux de mes collègues pasteurs qui passent si facilement de la
foi à la religion : « S’il est vrai qu’être chrétien exige de vivre
dans la crainte et le tremblement [à la suite de Kierkegaard, NDLR], alors vous
comprendrez aisément que la tentation sera forte de se précipiter sur toute
occasion de cesser de craindre et de trembler. »
Et paraphrasant aussi Éric
Voegelin (La Nouvelle Science du
politique, Le Seuil), je précise mon vocabulaire : alors que la foi
est incertitude – vibration de la présence et de l’absence – la religion est
gnosticisme, connaissance assurée censée nous sauver. La foi est ce qui vous
saisit ; la connaissance, ce que vous saisissez.
De profundis…
Je réagis maintenant,
toujours en fonction de mes intérêts, à la lecture des pages de Bruno Latour
qui évoquent l’année 1610 comme tournant majeur dans l’histoire européenne :
Cette époque a marqué en
Europe, selon lui, la fin des avancées de l’humanisme, cet esprit de recherche
et de tolérance. Au diable, désormais, les Érasme, les Montaigne et les
Rabelais, trop incertains parce que trop tolérants, c’est le recteur Descartes
qui s’annonce.
La conversion de Henri IV et
sa mort violente en 1610 me paraissent avoir signé aussi, les deux choses étant
liées, la fin d’un protestantisme français, non seulement productif et
démocratique comme ailleurs, mais de plus léger et joyeux, et j’ajouterai
charnel, tout cela vécu malgré les constantes remontrances du sinistre Calvin.
C’est une façon courtoise,
cordiale ou délurée de vivre la foi chrétienne qui va s’éteindre alors,
héritière à sa façon des poètes du gai saber ou des Rutebeuf et des
Villon, Marot m’en soit témoin.
Ravaillac a donc signé
l’assassinat et, par suite, l’échec de cet autre "gai savoir", et
annonce en conséquence Louis XIV et la création du monstre étatique absolu qui
dérivera plus tard en État-Nation jacobin. Fin de la pluralité et de l’indéfini
créatif qui régnaient en Europe.
Saint-Coutant – 2016
Lieux saints
ou
l’instrumentalisation de la mémoire
Côté religion, ils remettent
ça aussi… Juifs israéliens et musulmans palestiniens n’en finissent pas de se
bagarrer à propos des antiques sanctuaires du Mont Sion : la mosquée ou le
temple, le temple ou la mosquée. Des lieux saints, dit-on, termes à interroger.
Pour moi, il existe des
lieux de mémoire. Le passé a laissé ici ou là une sorte de butte-témoin pour
aider au souvenir et à la possibilité de se remettre au bénéfice d'actes
fondateurs. On sait bien que les peuples qui n'ont pas de légende sont condamnés
à mourir de froid…1
C'est pourquoi l'on visite
ou fleurit tel ou tel de ces lieux, afin que le souvenir des terribles ou
heureux événements qui s'y déroulèrent ne soit pas aboli mais façonne pour le
mieux le présent et l'avenir.
Il y a donc des lieux de
mémoire, mais y a-t-il des lieux saints ? Je crois que non. Je pense bien sûr à
cet endroit que tous s'accordent, jusque dans les médias les moins dévots, à
nommer Les Lieux Saints...
Je ne dénie pas aux juifs
pieux, par exemple, le droit de considérer comme tel l'esplanade du Temple de
Salomon, ni ne refuse aux musulmans celui de révérer lui aussi ce site, lié à
la mémoire d’Abraham.
Mais je ne vois là qu'un
lieu de mémoire, ce qui n'est pas peu. Voyez la différence : on peut partager
la mémoire, on ne peut partager la sainteté.
Aussi, lorsque j'entends des
chrétiens parler de lieux saints, je m'étonne. C’est parlant de Dieu seul
qu’Ésaïe a pourtant écrit : C'est moi, le Seigneur, votre Saint !2
Et ce mot n'est pas synonyme
de "pur". Le pur suppose l'existence d'un impur à détruire. On sait
où cela mène. Non, selon les Écritures bibliques, la sainteté est affaire de
justice et de justesse. C'est en ces deux sens que, pour elles, leur Dieu est
seul juste et saint, et je ne vois pas en quoi des lieux pourraient
l'être.
Parler de Lieux Saints
évoque donc pour moi ce désir pernicieux de retourner à la supposée pureté
d'une identité gagnée, non dans la recherche d'une fidélité, mais dans un
effort pour se trouver une origine. Une fois pour toutes, du moins selon le
livre de la Genèse, le Seigneur Dieu l'interdit aux croyants et le déconseille
aux autres3, leur proposant un avenir à construire en commun.
Je crois que la sainteté est
l'enjeu d'aujourd'hui et d'ici, où que l'on se trouve. Et je crois que c’est
vrai, tant pour les croyants que pour les incroyants, car la sainteté n’est
autre que la plus grande justesse qui se puisse concevoir à tous égards,
quelles que soient les conceptions ou les représentations régnantes. Dieu est
laïc, si nous, les humains, sommes toujours plus ou moins religieux.
Et quant à ce fameux temple,
perché là-haut sur le Mont Sion, si Jésus se voyait le rebâtir en trois jours,
il parlait alors de son propre corps4 : de la même manière, chacun
peut aspirer à devenir lui aussi le temple de l'Esprit5.
Pour ce qui est des
chrétiens, plutôt que de se pâmer devant de supposés lieux saints, je pense
qu’ils ont à témoigner aujourd'hui de cette foi-là, amicalement et modestement,
devant juifs et musulmans.
1 - Patrice de la Tour du Pin.
2 - Ésaïe 43,15.
3 - Genèse 3,23.
4 - Jean 2,21.
5 - 1 Corinthiens 6,19.
Saint-Coutant
Quel modèle ?
ou la seule
justice-justesse
Si l’on avait envie de rêver
d’une autre existence ici-bas, on imaginerait quoi ? Je pense ici à notre monde...
mondialisé. Quel modèle avancer ? Comment réduire ces "disparités"
(naguère on disait "injustices") lourdes de dangers ?
Fini depuis longtemps le
modèle soviétique ; disparue la vogue du tiers-mondisme ou du non-alignement ;
violemment dévalorisée la revendication d'un ordre religieux ; en crise les
modèles rhénan ou scandinave : va-t-on privilégier le modèle américain, dit
néo-libéral, dont on dit le plus grand bien chez les décideurs ?
Et en effet, un nouvel ordre
s'installe dans les imaginaires sociaux dominants, avec ses vigoureuses et
rigoureuses valeurs. Compétition, effort et initiative, risque, primauté du
juge et de l'entrepreneur sur le politique, prime au gagnant, etc.
Le marché étant supposé
moral, ceci ne va pas sans ce pragmatisme : l'enrichissement des uns devra
profiter aux autres grâce à ses retombées.
Le tout avec un parfum
d'évangélisme puritain, Dieu bénissant le juste dès ce monde-ci, un monde livré
à la libre entreprise des élus. Car ce modèle est religieux, et de type messianique.
Face à cela, comme elle
paraît ringarde, la prudente adaptation poursuivie si longtemps ici,
cahin-caha, par nos gouvernements de droite comme de gauche, ménageant la
chèvre et le chou, la protection des perdants et l'intérêt des gagnants, la
morale des "religieux" et celle des "libérés", la liberté
des juges et l'autorité de l'État, les us des ruraux comme ceux des
banlieusards, le particularisme régional et l'unité nationale, la culture du
pays et l'unité de l'Europe…
Tout ceci au travers de tant
de vicissitudes, voire de compromissions et de corruptions. Deux pas en
arrière, un pas en avant – un pas en arrière, deux pas en avant... trois
parfois ?
La "Grande Nation"
à vocation universelle n'est plus, mais le pays reste encore celui de la
mesure, et l'on verra bien si ce n'est pas le plus payant à terme. Je me
surprends à penser qu'au regard de tant de misères rencontrées ailleurs, mon
Dieu ! comme on n'est pas malheureux en France... On pourrait presque s'y
endormir.
Alors quel modèle ? Plus de modèle,
je vous en prie, mais la recherche obstinée de la justice et de la justesse. Et
vive la politique, celle qui s'attaque au réel, au sein de conflits d'intérêt
bien réels, à cause de misères très réelles. L’avenir se chargera d’en tirer
les conséquences.
Ce qui me rappelle un verset
biblique : C'est dans la foi qu'ils sont tous morts, sans avoir obtenu les
choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant
qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre (Épître aux Hébreux, 11.13).
Saint-Coutant – 2005
Quel
chemin ?
ou éloge du
louvoiement
On le sait, les relations
entre humains ont toujours été d’une extrême complexité. C’est déjà vrai entre
deux personnes, mais cela devient incommensurable si l’on considère l’ensemble
de l’espèce humaine, aujourd’hui presque totalement interconnectée.
Cela se constate aussi sur
un autre plan si l’on considère que chaque personne n’est pas un individu isolé
mais l’élément d’un nœud complexe de relations ou d’appartenances.
Ainsi par exemple, celui ou
celle qui ne se sent pas atteint par une pointe lancée contre sa personne, se
sentira pourtant blessé en considérant qu’on s’en est pris ainsi à ses
origines, à son milieu, à sa profession, à son pays, à sa religion, à sa
couleur de peau, à ses mœurs, etc.
Qu’on imagine alors ce que
donne la diffusion d’un seul acte lorsqu’on considère l’ensemble formé par
plusieurs milliards d’êtres humains, chacun porteur de marques identificatrices
et de milieux privilégiés fort divers.
Dans cet ensemble, chaque
acte – action ou parole – implique des réactions qui rejaillissent et
rebondissent dans toutes les directions, chacune faisant naître à son tour de
nouvelles interactions elles-mêmes créatrices de comportements nouveaux ou
modifiés.
Ceux-ci sont à leur tour
porteurs de rétroactions qui s’entrecroiseront et s’entrechoqueront avec
d’autres, et qui seront ainsi déviées en tout ou en partie, modifiant ainsi,
voire dénaturant, le sens premier de l’acte initial, l’intention qui l’avait
fait naître.
C’est pourquoi – première
conséquence – aucun mouvement collectif ne reste lui-même, aucun ne garde la
même portée, la même signification, les mêmes implications pratiques. Tous sont
modifiés par l’ensemble des impacts rétroactifs qui frappent leurs membres au
cours des temps.
Cela au point que les
réactions qu’ils ont produites puissent finir par dénaturer totalement, en
retour, l’intention initiale qui les avait causées. Affirmation évidemment
facile à vérifier en considérant l’évolution historique des religions ou des
idéologies politiques.
Or chaque être humain
produit chaque jour, en nombre, de tels actes porteurs d’effets imprévisibles…
et nous sommes des milliards.
Bien sûr, tous n’ont pas un
poids tel que leurs actes causent dans le monde des interactions directement
significatives. Pour peu cependant que l’initiative de l’un d’entre nous, ou
d’un groupe organisé d’entre nous, soit accompagnée par une masse importante de
partisans, on voit alors que c’est la somme de ces adhésions individuelles qui
donne du poids à l’acte considéré.
C’est ainsi, en se groupant,
que le plus démuni et le moins pertinent a l’occasion et la possibilité
d’interagir fortement avec le monde.
Du moins, c’est la façon la
plus courante qu’il a de le faire car on ne peut exclure la possibilité pour
lui de sortir d’un coup de l’anonymat par l’accomplissement d’un acte unique,
qui s’avérera, sans que cela ait été nécessairement prémédité, particulièrement
décisif.
C’est bien ce qu’a signifié,
par exemple, le suicide par le feu d’un jeune Tunisien inconnu, Mohamed
Bouazizi, au regard de l’histoire subséquente de son pays, puis de l’ensemble
du monde arabo-musulman.
Jamais autant qu’aujourd’hui
on ne s’est trouvé devant une telle complexité, et jamais autant
qu’aujourd’hui, pourtant, on n’a eu besoin pour agir d’une vision anticipatrice
de la réalité.
Où veut-on en venir ?
Que refuse-t-on ? Quel type de société veut-on à l’horizon d’une
génération ? Par quels moyens ? Ces questions s’imposent d’autant
plus que le réel ne renvoie que des images contradictoires, confuses,
indécises, indéchiffrables et, de plus, souvent pernicieuses.
Va-t-on réussir à traverser
un marais si l’on ne sait même pas où l’on veut aller ? Non, il faut donc
une utopie, c’est-à-dire un "lieu", un état de société qui n’existe
pas encore, que l’on n’atteindra peut-être pas, disons même sûrement pas,
puisqu’on ne maîtrise rien de ce qui adviendra, mais vers lequel on se
dirigera.
Voilà ce qui manque
aujourd’hui. C’est pourtant à partir de là que les moyens pour s’y diriger sont
à choisir, moyens nécessairement adaptés au but poursuivi.
Mais encore faut-il que la
vision que l’on cherche à rendre effective soit à la fois crédible et
désirable. Or ces deux termes renvoient souvent à des réalités contradictoires.
Le peuple avisé est celui qui parvient à les concilier.
C’est vrai pour chacun comme
pour l’ensemble de l’humanité, et c’est vrai pour chaque groupe humain, chaque
nation ou ensemble de nations.
Pour ce qui nous concerne en
tant que citoyens, il est évident que cette clarté dans la visée, comme cette
sagesse qui doit s’ensuivre dans la mise en œuvre, manquent totalement à notre
pays. Mais en disposerait-il que cela ne suffirait pas car c’est au niveau de
l’Union européenne que les choses se jouent pour nous.
On rêve alors de deux
choses. D’abord la survenue d’un groupe ou d’une personne qui proposerait à
l’Union un nouveau départ, sur la base d’une telle utopie… réaliste. Ensuite la
chance de disposer d’une équipe capable de la porter.
Or en ce domaine, la
désignation des personnes qui se voient chargées de mener la barque commune au
nom d’un ensemble humain est comparable à celui qui préside au choix d’un
excellent marin, de l’habile manœuvrier qui, sans perdre de vue le but fixé,
sent la mer, les nuages et les vents.
On préférera donc, d’une
part, celui qui dit clairement où il veut aller. Et ceci posé, qui est devenu
absolument nécessaire aujourd’hui, on préfèrera d’autre part, de deux
postulants, celui qui accepte de louvoyer plutôt que celui qui se donne une
fois pour toutes un cap et s’y dirige en force au risque de se voir emporter.
Saint-Coutant
ou les
trois hymnes
À la suite des attentats, la
Marseillaise n’a cessé de retentir, on l’a entendue chanter partout. Je vais
essayer d’en parler maintenant dans un esprit autant que possible plus
distancié.
À la maison, en temps
normal, il y a deux écoles à propos de la Marseillaise : celle du foute et
celle du 14-juillet, pour le dire vite. Ce doit être assez courant. Ailleurs,
on pourrait en ajouter une troisième, d’école, celle du cocorico vengeur.
Il y a eu des empoignades
avec les amis, à ce sujet – bon d’accord, c’était toujours vers la fin de repas
bien arrosés et les empoignades restaient verbales –, ce qui prouve que la
question n’est pas sans importance.
L’école du cocorico vengeur
– je commence par elle parce qu’elle représente aujourd’hui un danger pour le
pays, on n’est jamais trop prudent – c’est quand on chante la Marseillaise en
bombant le torse, la lippe dédaigneuse à l’égard de ceux qui n’ont pas de
raison de chanter la Marseillaise vu qu’ils ont, les pauvres, un autre hymne à
leur disposition, genre God Save The Queen ou Deutschland über alles,
ou encore la Brabançonne – simples exemples.
Des étrangers, des autres,
des pas-comme-nous. Des qui n’ont pas jusqu’à des trois cents fromages à leur
actif. C’est dire ! Qui n’ont pas eu, tenez, un empire colonial (sauf la
perfide Albion), ou même, qui ont fait partie de notre empire colonial.
Dans ce dernier cas, ils
sont la plupart du temps basanés voire carrément noirs. Et surtout, très
souvent, musulmans… Et musulman, chacun le sait chez ceux qui sont de cette
école-là, ça veut dire envahisseur et surtout terroriste. Et de chanter la
Marseillaise, la lippe non plus dédaigneuse mais haineuse, pour leur dire
qu’ils n’ont rien à faire chez nous, ces sagouins !
C’est une chance, cette
école-là n’est pas représentée à la maison, et ceux de ses tenants qui passent
par chez nous doivent le savoir, car en général ils évitent le sujet.
J’intègre comme une
sous-catégorie des tenants du cocorico – les pas vengeurs, les moins sulfureux
mais les néanmoins pénibles – ceux qui chantent la Marseillaise à la fin d’une
réunion politique, comme si appartenir à leur parti, c’était être plus français
que les autres. Il y a des jours de gloire dont on pourrait se passer…
L’école du foute, elle, a le
mérite, pour le moins, de faire penser aux paroles. De pousser à s’interroger à
leur sujet. Pourquoi le foute, me demandera-t-on, pourquoi pas le rubby (oui,
je sais, mais que voulez-vous, ça se prononce comme ça chez les rubbystes) ou
tout autre sport ? C’est juste que le foute a plus de supporteurs.
On le sait, avant chaque
partie de foute mettant en lice des équipes de nationalités différentes, on
chante les deux hymnes nationaux.
Prenons les Allemands, on
leur passe Deutschland über alles et les braves joueurs teutons chantent
avec. Normal : Deutschland über alles signifie dans leur langue L’Allemagne
au-dessus de tout, et là, c’est justement leur but de le prouver en ce qui
concerne le foute, autrement ce ne serait plus une compétition sportive dans
laquelle il s’agit de gagner. Noter que les Allemands ont changé certaines
paroles de leur hymne depuis que les nazis les avaient souillées. Bref, en
l’occurrence, les Allemands sont pardonnables.
Prenons maintenant les
Anglais : franchement, qui, étant croyant, ne désirerait pas que Dieu
sauve la reine d’Angleterre en cas de malheur ? Même nous, les
grenouilles, nous pourrions chanter par amitié God Save The Queen (si ce
n’était qu’en général les Français ne croient pas trop en Dieu), il n’y a que
les Anglais pour ne pas se rendre compte que la reine d’Angleterre est aussi
reine de France, mais en moins officiel.
Passons maintenant à
l’équipe de France : et là, n’est-il pas un peu ridicule de présenter
l’équipe adverse comme ces féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras
égorger nos fils, nos compagnes ? Et prétendre qu’ils mugissaient alors
qu’ils chantaient benoîtement leur hymne à eux ? C’est pas poli non plus
de parler de sang impur en les regardant alors qu’en fait ces paroles voulaient
nous désigner, nous et notre sang de vils manants. Et c’est franchement méchant
de souhaiter qu’au cours du match, ce fameux sang, le leur, abreuve nos sillons
(d’ailleurs, la pelouse des stades est rarement rayée de sillons)… Non, il y a
de quoi pleurer de honte : aux larmes, citoyens !
Nous devrions donc faire
comme les Allemands : procéder à quelques modifications, par exemple
ajouter aux nombreuses strophes de notre hymne une strophe amicalement
sportive, qui célébrerait le beau jeu et la noble performance à venir des
compétiteurs. Mais tu parles…
Reste l’école du 14-juillet.
Et là, le problème, c’est que cet hymne n’est plus l’hymne national de la
France, État européen de moyenne importance, mais l’un des hymnes universels
des amants de la liberté et de la justice, où qu’ils soient, quels qu’ils
soient.
C’est l’hymne qui évoque la
Fête de la Fédération (14 juillet 1790). Il évoque à la fois ce 14 juillet 1789
au cours duquel des hommes aux mains calleuses, des femmes aux mains rougies,
des gens aux mains impures, ont défait la prison la plus symbolique qui soit,
dénonçant et menaçant ainsi les tyrans où qu’ils se trouvent, mais il célèbre
aussi l’union de peuples divers décidés à fonder ensemble une nation. Une
nation qui, où qu’elle soit, promulguerait des lois justes, libératrices,
fraternelles et égalitaires.
Oui je sais, ça fait
pompier. Mais parlez-en aux Tchétchènes, aux Érythréens, aux Nord-Coréens…
C’est pourquoi, puisqu’il
s’agit d’un hymne à la portée universelle, je propose, soit que nous
l’abandonnions en tant qu’hymne national pour l’offrir à l’ensemble des
Terriens, soit que la nation française reprenne réellement à son compte les
valeurs qu’il représente…
Comme disait l’autre, le
marquis sadique : « Peuple français, encore un effort ! »
Saint-Coutant – 2015
Oui, je sais, ce titre fait
très Déroulède, mais c’est l’actualité qui me l’a imposé car on n’entend et ne
voit partout, ces jours-ci, que marseillaises et drapeaux tricolores.
À la suite des attentats de
Paris, on a donc pris ce pli de chanter la Marseillaise. Et pour une fois, les
paroles n’en sont pas tout à fait inappropriées, même si l’on a un peu perdu le
sens du mot gloire, dont le jour serait arrivé !
On ne voit pas très bien, en
effet, ce qu’il y aurait de glorieux dans cette histoire, si ce n’est, en un sens
moins solennel, les merveilleuses mais diaphanes couleurs de certains soirs de
Paris, au-dessus des toits de zinc et des terrasses. Ce genre de bonheur futile
et fugace, tellement apte à délasser des journées laborieuses, que ces tristes
imbéciles de tueurs opposent, dans leur ignorance, à un Dieu dont il méprisent
la compassion et à la miséricorde.
Mais, pour revenir à cet
hymne et à ses paroles, il est vrai en tout cas que les féroces soldats de
Daéch viennent jusque chez nous massacrer nos fils, nos compagnes.
Aux armes, citoyens !
s’écrie donc notre président. Et ainsi de suite. Et si cela peut ainsi paraître
belliqueux, il est certain que l’usage de la Marseillaise évoque ce pour quoi
elle fut écrite autrefois, à savoir le combat de la Nation pour la conquête et
la défense de la liberté.
Ce qui a changé, pour un
temps peut-être, c’est juste le mode de liberté dont il était question. Et les
tueurs fous ne comprennent pas que ce que cela comporte aujourd’hui de légèreté
et d’ironie cache, sans doute par pudeur, la capacité d’exercer la liberté
selon un mode bien plus rude et plus exigeant qu’ils ne le croient (j’allais
écrire qu’ils ne le pensent, mais ce verbe ne leur convient pas).
On voit fleurir aussi des
drapeaux bleu-blanc-rouge, non seulement chez nous, mais dans le monde entier.
C’est sympa. On en voit aussi beaucoup sur les réseaux sociaux, ce qui a
entraîné – c’est ça aussi la France – un débat houleux sur la question de
savoir s’il était judicieux d’arborer ainsi ce drapeau, de le faire figurer
partout et à ce point, si cela avait un sens.
De là à proclamer que l’on
n’aime pas les drapeaux, emblèmes nationalistes et chauvins, il n’y avait qu’un
pas que certains ont allègrement franchi. Je pense que c’est parce que – ah
jeunesse ! – on ne leur a jamais remplacé leur drapeau par un autre moins
engageant… Comme celui, par exemple, qui portait une croix gammée inversée.
Quand j’avais sept ans, à
Paris, j’allais voir passer les chars alors qu’ils partaient vers l’Est. On
m’avait fait dessiner des drapeaux en papier, on les avait collés sur des
baguettes, et je les agitais joyeusement. Il y en avait quatre : le
bleu-blanc-rouge ; un compliqué à dessiner avec plusieurs croix
superposées, bleu, blanc et rouge aussi ; un avec des rayures rouge et blanc
et un carré bleu dans un coin avec des étoiles ; enfin un tout rouge avec
une faucille et un marteau jaune en haut et à gauche.
(pour les nuls : on
était en août 1944, les nazis foutaient le camp, et il s’agissait des drapeaux
français, britannique, étasunien et soviétique)
Depuis, je ne peux pas dire
que j’aime les drapeaux, mais je me souviens qu’ils transmettent parfois un
sens positif.
Et pour revenir à cet
engouement du drapeau français que l’on met en avant ces jours-ci, je dois dire
que si je ne participe pas, par exemple en l’ajoutant à ma photo sur ma page Facebook
comme beaucoup le font, c’est à la suite d’un embarras : pourquoi ce
drapeau-là plutôt que celui de l’Union européenne, dont je suis tout autant
citoyen ? Ou pourquoi pas les deux ensemble ? En fait, j’hésite entre
ces trois formules.
C’est que je tiens au
premier par fidélité, on a pu lire pourquoi plus haut. Je suis assez vieux pour
savoir ce que ce drapeau signifie de liberté. Mais aussi, hélas !, pour me
souvenir de ce que son message a parfois transmis ici ou là dans le monde comme
valeurs négatives de violence et d’injustice. Fidélité, donc, mais
circonstancielle.
Quant au second, celui du
rêve européen, il me semble que c’est plutôt par esprit d’invention qu’il
convient de l’arborer. Car l’Union n’est encore qu’un mot pour désigner avant
tout la liberté du marché. Le reste attend.
Je pense donc à un drapeau
européen d’un bleu peut-être moins soutenu. Il comporterait moins d’étoiles,
mais chacune évoquerait l’État membre d’une Union fédérale effective, qui reste
à inventer. Un drapeau bleu plus engageant que l’actuel, dans les deux sens du
mot engageant.
Mais l’actuel existe
pourtant, et l’accoler au bleu-blanc-rouge n’est pas sans pertinence. Il y
aurait du civisme dans ce comportement. C’est-à-dire un effort quelque peu
désabusé pour témoigner quand même d’un attachement initial au rêve européen…
Car c’est ce rêve, sans
doute, que les tueurs tentent de défigurer en s’attaquant en premier lieu à
notre Nation. Ils croient peut-être, à tort ou à raison, comme nombre de
Terriens qui le manifestent aujourd’hui en nous marquant leur solidarité, que
la France représente la quintessence de l’Europe…
Aux autres nations
européennes de les détromper.
Saint-Coutant – 2015
Les
nations ont une âme
ou
ce qu’il ne faut pas laisser tuer
Je suis parisien, un
Parisien des faubourgs de l’Est de la capitale. La plupart des tueries du
vendredi 13 novembre 2015 ont eu lieu au cœur même du quartier dont ma famille
est originaire. Je connais chacune des rues dont on a entendu le nom ce
vendredi soir. Il se trouve aussi que ma dernière paroisse se trouve située là,
elle aussi, près de la rue de Charonne et du Boulevard Voltaire. J’ai arpenté
toutes ces rues, je suis entré dans nombre de leurs maisons, j’y ai des amis
parfois très proches. Bref, les tueurs sont entrés chez moi.
J’écris cela pour faire
comprendre que les paroles qui suivent résultent d’un combat personnel. Et
qu’elles ne coulent pas de source.
Elles s’appuient sur ces
paroles de Jésus, que je prends ici dans un sens totalement laïc : N’ayez
pas peur de ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme.
N’ayez pas peur. C’est le
mot d’ordre que nombre de croyants célèbres ont adressé aux gens. C’est ce que Karl
Barth, le grand théologien réformé disait aux Allemands au temps du nazisme.
C’est ce que Martin Luther King disait aux Noirs américains à l’époque de leur
lutte pour les droits civiques. C’est ce que le pape Jean-Paul II disait aux
Polonais lorsqu’ils ont voulu secouer le joug soviétique.
Ils reprenaient ainsi ce mot
d’ordre biblique : Ne craignez point ! Mais ils le disaient aussi
parce que c’est une vérité universelle. Parce que la peur est l’une des
conditions de la vie des humains sur la terre. Et que la dignité d’un humain
consiste, entre autres choses, à lutter contre ce qui lui est imposé par les
forces qui sont en lui quand elles le mènent vers le bas.
Les tueries de ce vendredi
soir font peur. Elles font peur parce qu’elles sont des expressions du mal.
Elles sont faites pour susciter cette peur, c’est leur but, afin aussi de nous
amener à accueillir les réflexes de violence qui sont les conséquences de la
peur. C’est notre essence animale qui est visée, que l’on essaie de réveiller
en nous.
La violence est le premier
sentiment qui m’a envahi, je l’avoue, venant des tripes. L’envie de tuer, ou de
voir morts, non ceux qui tiraient, évidemment, ils ne demandaient que ça, la
tête vidée par le lavage de cerveau et peut-être la drogue, mais ceux qui les
ont envoyés. Qu’on les tue tous ! Un à un, les yeux dans les yeux.
Mais nous devons reconnaître
nos réactions et lutter contre elles. C’est ce qui fait le cœur même de notre
être, de notre âme, qui est atteint. Il y a là un message adressé à chaque famille,
chaque commune, chaque région, chaque nation. Une nation a une âme, je veux
dire ce qui fait qu’elle est elle-même. C’est cela qui doit être protégé,
l’esprit public qui nous fait ce que nous sommes en tant que nation.
Il nous faut donc savoir que
notre pays ne doit pas céder à la peur quand on l’agresse de la façon la plus
abjecte, en massacrant ses enfants sans distinction, dans le seul but de tuer
et d’effrayer, de sidérer, et d’amener à des réactions de violence aveugle.
Dans le but d’amener à l’agression
de telle ou telle partie de la population, assimilée aux tueurs. Les musulmans,
bien sûr. Si l’on tue des nôtres, quels qu’ils soient, c’est pour que nous
ayons de la haine contre les musulmans. Et c’est aussi pour que nous nous
combattions les uns les autres à cause de cela.
Il faut que notre nation
garde son âme. Elle ne doit pas se laisser aller à ressembler à ceux qui se
sont voués au mal, qui se sont mis à la solde de la mort. C’est l’affaire de
chacun de nous. Si nous nous emplissons de haine, de volonté de vengeance, nous
augmentons la somme de violence et de haine qui habite le monde, et en
particulier ce pays.
Des gens nous font la
guerre, d’une façon qui nous bouleverse. Bon. Le rôle de l’État est de les
combattre et de nous protéger. Cela doit être fait de la façon la plus
efficace, avec calme et lucidité. Le rôle des simples citoyens est de soutenir
cet effort dans le même esprit. On ne peut tuer ce qui donne du sens à notre
être, sauf si nous y consentons.
Lezay – Dimanche 17 novembre
2015
Le
passé du présent
ou quand
manque le ressenti du mal
C’était mieux avant !
Cette certitude amère semble représenter le point commun du discours de divers
penseurs médiatiques actuels. Chacun à sa manière, et dans les divers domaines
que chacun d’entre eux explore, des gens comme Onfray, Finkielkraut ou Debray
n’ont guère d’autre discours que celui de la nostalgie d’un monde perdu. C’est
leur fond de sauce.
C’est embêtant quand on se
donne pour mission de divulguer au plus grand nombre une parole possible qui
rende compte du monde et de la vie. Cela n’ouvre guère sur l’avenir collectif
qui reste à construire.
Certes, aucune société ne
peut aller sereinement vers l’avenir sans disposer d’un passé, d’une mémoire,
d’une histoire.
Mais cela n’est utile,
positif, que lorsqu’on en fait un point de départ, une base de lancement vers
un ailleurs à venir. Les données à partir desquelles oser une espérance. Si
cela reste un poids mort dont on déplore la disparition programmée, on devient tout
bonnement le chantre de la décrépitude et rien de plus.
Et c’est alors que d’autres,
qui ne disposeront d’aucune parole forte, allègre et véridique sur le monde qui
les a vus naître et sur celui qu’ils pourraient bâtir, emplis de rancœur et de
rage, vont se saisir de tout cela, le dénaturer et le tirer vers les œuvres de
mort.
Je relie cela à une petite
expérience. Sur France-Inter, j’écoutais quelques journalistes parler de la
Bande à Baader, ce groupe de terroristes d’extrême gauche responsable de
meurtres et d’attentats en Allemagne dans les années 70.
Au micro, les intervenants
se montraient surpris de voir que ces jeunes Allemands, issus de familles tout
à fait tranquilles, amènes et prospères, aient pu nourrir néanmoins une telle
colère et une telle violence à l’égard de leur propre société.
Un de ces privilèges de
l’âge dont on se passerait bien m’a fait comprendre à quel point la génération
qui s’étonne ainsi est fondamentalement indemne de l’infamie spirituelle portée
par le nazisme. Pour elle, c’est de l’histoire ancienne, elle n’a plus le sens
– le ressenti – du démoniaque.
En revanche, c’est sur le
socle de ce roman familial et national maudit que les activistes en question
ont grandi. Et plus leur existence était douce, plus il devenait pour eux
impensable, inacceptable, que cette suavité recouvre un passé aussi délétère.
Tels sont sans doute les
pensées ou les affects qui animent, aujourd’hui, chez nous comme ailleurs,
aussi bien les milieux fachoïdes ou complotistes qui apparaissent et
prospèrent, que les groupuscules de la mouvance islamiste djihadiste.
C’est qu’on a menti, le plus
souvent par omission, par paresse, par lâcheté ou par méconnaissance, sur les
conditions qui ont présidé à la naissance du monde qui est le leur. Des conditions
porteuses comme d’habitude de violences instituées – l’histoire humaine est
ainsi – mais non reconnues, non critiquées, non évaluées.
Et cette obscurité de notre
passé collectif pourrait bien avoir pour conséquence que l’ignominie ait repris
vie et force et que le sens du démoniaque un temps disparu chez nous…
réapparaisse.
Saint-Coutant – 2015
Penser
le peuple
ou cesser
de l’imaginer
L’intelligentsia de gauche à
longtemps pensé la société à partir de ses marges, Onfray, entre autres, a
raison de le souligner : dans sa prise en compte du fait social, elle a
privilégié, par exemple, les schizophrènes avec Deleuze, les prisonniers avec
Foucault, les sans-papiers avec Badiou, les homosexuels, les immigrés, etc., et
elle a oublié le corps central du pays, cette masse qu’Onfray appelle un peu
trop rapidement le peuple.
Mais ce qu’il ne prend pas
en compte, c’est que les penseurs qu’il attaque écrivaient pour la plupart à
l’époque où ce fameux peuple vivait dans la pleine euphorie des Trente
glorieuses et qu’il était alors bien nécessaire de s’inquiéter des exclus du
festin et de ceux que les bien-pensants d’alors méprisaient. D’autant que le
sort de ces derniers pouvait éclairer sur l’aliénation masquée dont l’ensemble
du peuple faisait en réalité l’objet.
Il n’en va plus de même
aujourd’hui, avec la masse des chômeurs, la paupérisation et la marginalisation
effective de pans entiers de la société. C’est le peuple qui devient marginal.
Mais c’est pourquoi, loin de
s’en prendre à ceux qui ont mis en lumière bien des ombres du modèle social des
décennies passées, ainsi que de l’idéologie sous-jacente qui le portait, il
vaudrait mieux utiliser leur idées pour se remettre en effet à penser la
situation faite actuellement au plus grand nombre.
Je me dis qu’on en
reviendrait peut-être alors aux intérêts portés au peuple, dans sa masse, par
les premiers penseurs socialistes issus des milieux populaires, ceux des
mouvements ouvriers ou paysans du XIXe siècle, ceux que l’on a appelés
utopistes ou idéalistes, à une époque où le sens du mot communiste se
rapportait simplement à son étymologie. J’écris bien à leurs intérêts, non à
leurs propositions pratiques évidemment caduques.
Ces intérêts les amenaient
souvent à privilégier un modèle social de type horizontal donnant la priorité à
des réalités telles que le local, le compagnonnage, le communautaire, le
coopératif, la mutualité, et ce que l’on appellerait aujourd’hui la
subsidiarité. Loin, je le souligne, du souverainisme, le plus souvent vilipendé
par ces anciens penseurs, quoique sous d’autres appellations.
Reprendre à nouveaux frais
le cours de ces pensées éviterait de tomber dans cette sorte de passéisme
rampant, impensé, au sens propre réactionnaire, que le bon peuple est loin de revendiquer,
mais qu’on le persuade néanmoins d’épouser jour après jour.
Ce passéisme, ceux de nos
penseurs qui font actuellement du bruit, tels le dit Onfray, ou autres tels
Finkielkraut ou Sapir, ont parfois tendance à s’y plonger, enfonceurs de portes
ouvertes portant alentour, dans le microcosme, le regard plein de défi de celui
qui se sait bien adossé, porté qu’il est par le besoin médiatique de paroles
sans cesse renouvelées tout autant que remâchées.
Cela leur évite de penser
les concepts dont ils font grand cas, tel, justement, celui de peuple. Au fond,
ils font comme les autres, ils ont besoin d’un messie souffrant à défendre. Là,
c’est le peuple, un peuple dont la réalité est pour eux une évidence. Et
l’évidence, on le sait, ça ne se discute pas.
Sauf, pourtant, quand on est
un philosophe…
Saint-Coutant – 2015
Bêtises d’Onfray
ou le
christianisme fantasmé
Je tombe sur ce fragment de
Michel Onfray sur la page Facebook de l’Antithéisme (26 octobre
2015) :
« Les trois
monothéismes partagent une série de mépris identiques : haine de la raison
et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres
au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des
femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des
désirs, des pulsions.
En lieu et place de tout
cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la foi et la croyance,
l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà,
l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse
et la mère, l’âme et l’esprit.
Autant dire la vie crucifiée
et le néant célébré… »
Dès qu’il s’agit de
religion, il faut être Onfray pour asséner de pareilles bêtises avec tant
d’aplomb. Ainsi la monogamie dans l’islam, entre autres…
Quant à moi, je lui réponds
point par point : je suis croyant (protestant) et j’aime la raison et
l’intelligence, la liberté, les livres, la vie, la sexualité, les femmes et le
plaisir, le féminin, les corps, les désirs, les pulsions.
Je ne défends pas la foi, ce
serait ridicule, j’ai de l’humour sur mes croyances, je ne suis pas doué pour
l’obéissance et je déteste la soumission, je n’ai pas le goût de la mort et ne
sais rien de l’au-delà ni des anges, qu’ils soient sexués ou asexués, je n’ai
aucun attrait pour la chasteté ou la virginité, comme la plupart des gens je
pratique la fidélité monogamique sans en faire une montagne (surtout à mon
âge), je défends une épouse ou une mère qui seraient brutalisées, ça me paraît
la chose à faire, enfin les termes âme et esprit ne m’évoquent
rien d’immatériel car je suis moniste en philosophie, détestant le dualisme
sous toutes ses formes.
Bref, je suis tout le
contraire du croyant dont parle Onfray, et je ne suis sans doute pas le seul.
Saint-Coutant
Michel Onfray
ou le
boulimique obsessionnel
C’est l’homme à la mode, on
parle de lui, il fait parler de lui, pour ou contre. Et il est vrai qu’il se
met bien dans ce vent qui nous mène : « On n’a qu’une vie, il faut en
profiter ».
Mais il va bien plus profond
que cette banalité, en fonction de ce qu’il pense être une philosophie, et que
je reçois plutôt comme une idéologie fort conséquente. Genre binaire, moi
contre eux, mais proche aussi, cependant, d’une sorte de poésie.
Je viens de lire d’un trait
le premier tome, Cosmos, de sa somme à venir, Une brève encyclopédie
du monde. Cosmos se présente comme une ontologie de la nature.
Ontologie… si l’on aime les
grands mots. C’est plutôt le terme de brève encyclopédie qui convient en effet,
fort bien illustrée par ce qu’on y trouve : on y apprend énormément de
choses, de plus avec bonheur.
Il y a un côté rabelaisien
chez Onfray, un plaisir des sens, une boulimie aussi de savoirs, un plaisir
intense à accumuler les listes de tout ce qu’il faut ou faudrait aborder,
connaître, intégrer, boire et manger.
Il veut nous ramener au
monde, aux gens, aux choses, aux travaux, aux plantes, aux animaux, au ciel du
soleil et des étoiles.
On attend ce souffle et cet
appétit lorsqu’il parlera de l’histoire et de la sagesse dans les deux tomes
suivants.
Mais là où ça craque, c’est
lorsque l’on s’aperçoit que tout cela n’a qu’un but : montrer à quel point
le christianisme a tout fait foirer de la possible, heureuse, nécessaire et
tragique jouissance du monde. Épicure versus Jésus.
Citez-moi un malheur, grand
ou petit, qui vous serait arrivé : Onfray vous dit à quoi ou à qui vous le
devez. Au christianisme.
Non que le constat,
globalement, soit toujours faux. La plupart des exemples qu’il donne de la
pestilente dénaturation du monde et des gens par les Églises me vont droit au
cœur.
Le bilan du christianisme
réel, comme on a dit du communisme réel, est certes mitigé, mais au sens du
pâté d’alouette : une alouette de bonté dans un cheval de violence. La
pire : la violence sur l’intime.
Et bien sûr, il en va de
même, à mon sens, de la philosophie qui a mené le tout. Je vibre avec Onfray
lorsqu’il fustige le dualisme inhérent à toute la pensée dite chrétienne.
Il oublie juste ou ignore
que si cela s’est abattu sur la Bible, c’est en venant des Grecs des débuts de
notre ère… Âme contre corps, esprit contre chair, sens contre forme, esprit
contre lettre, Ciel contre Terre, cette scission permanente au cœur même de
l’existence, de la vie, du monde. Pouah !
D’autant que cela
s’accompagne souvent de l’opposition entre gens du haut et gens du bas. Ce
n’est pas le fils de plombier que je suis qui dira le contraire.
Mais il y a de la bêtise, je
trouve, à faire de notre histoire la résultante d’un nouveau dualisme, au sens
du duel, dans lequel deux champions se partagent la scène, le chevalier blanc
et le chevalier noir. D’une part.
Et d’autre part, et surtout,
il se trouve dans la tête d’Onfray, au sujet de ce qu’il appelle christianisme,
un tel mélange, un tel magma, une telle confusion, que les bras vous en
tombent.
D’autres ont bien montré
comment Onfray ne comprend rien à la Bible, qu’il ne semble connaître que
d’après la lecture qu’en a fait le Moyen-Âge. C’est là l’essentiel de mon refus
de le suivre.
Mais après tout il n’est pas
le seul dans cette méprise au sujet des Écritures, et nombre de théologiens
patentés sont dans le même cas, tout au moins sur le plan de ce fameux dualisme
qu’ils y instillent en permanence.
Qu’on le sache, les
Écritures sont indemnes de ce péché, et leur lecture approfondie mène à une
sortie concertée de ce que l’on a appelé la chrétienté, ce mixte, cette mixture
indigeste.
Quoi qu’il en soit, il est
tout sauf sérieux de mêler à la Bible, d’un seul souffle, comme le fait notre
penseur normand, aussi bien la soi-disant preuve de l’inexistence historique de
Jésus, la Légende dorée des douze apôtres (en l’an 1260), la supposée origine
chrétienne de la tauromachie, la condamnation de Galilée, que sais-je encore ?
Idéologie, donc. Et à le
lire, on imagine alors avec effroi ce qu’a dû représenter, pour le jeune
Onfray, l’enseignement reçu chez les bons pères, sans parler de leurs
comportements. Saleté de dévots !
Saint-Coutant – 2015
ou mémoire
et reconnaissance du mal ?
À qui revient-il de
pardonner ? Je pense à cette démarche surprenante de l’évêque de Rome à
l’adresse des protestants italiens. « Pardonnez-nous, leur dit-il en
substance, les persécutions que nous vous avons infligées autrefois. »
On se souvient peut-être
qu’en son temps, Jean-Paul II avait rendu visite à une église protestante en
Alsace, mais c’est maintenant la première fois qu’un Pape entre dans un temple
italien, ceci, de plus, dans une région fortement anti-protestante. En tout
état de cause, on pouvait s’attendre à ce que sa démarche produise un retour
positif.
Cela n’a pas été le cas. Ce
« nous » et ce « vous » ont alerté les responsables de
l’Église protestante unie (vaudoise et méthodiste) italienne. C’est pourquoi,
s’ils ont chaudement remercié le Pape de cette reconnaissance des actes passés,
ils n’ont pas considéré de leur ressort de répondre à sa demande par un pardon.
Et il est vrai, au fond, qu’ils ne sont pas victimes de persécutions de la part
de l’Église de Rome…
Question de fond : qui
peut parler au nom de ceux qui sont morts ? Qui peut pardonner pour les
autres ? Question qui peut trouver bien des applications, non seulement
dans les Églises, mais dans tous les domaines, et en particulier dans l’histoire
politique de notre pays comme de notre continent.
Ainsi par exemple, bien des
Français actuels qui descendent des esclaves caribéens demandent à la
République de reconnaître les crimes – le Crime – commis. Cela est légitime. En
revanche, on ne voit pas quel Français métropolitain actuel se sentirait
coupable de cela au point de demander pardon.
Cela se complique
d’ailleurs, en ce sens que la République est justement à l’origine de la
suppression de l’esclavage, qu’elle a toujours combattu.
En revanche, on est en droit
d’attendre des Pouvoirs publics qu’ils reconnaissent le fait de la Traite et de
l’esclavage, mis en œuvre par des Français, en tant que crimes contre
l’humanité. Bien d’autres faits seraient d’ailleurs à reconnaître, ainsi que
leur brutalité instituée, dans le but d’apurer en partie de funestes
contentieux.
Mais je reviens aux
protestants italiens et à leur scrupule. Au bout du compte, il me semble qu’ils
ont tort de refuser ce pardon à Rome. Car l’Église ne se comprend pas seulement
comme une institution historique semblable à d’autres, elle se dit aussi
représenter, pour reprendre l’image de Paul, une partie d’un corps plus étendu
dans le temps et dans l’espace. Ce que les protestants, justement, appellent
l’Église universelle.
Du coup, c’est un peu comme
si le pied vaudois refusait le pardon à la main romaine qui l’avait rudoyé. Si
je me souviens bien de ce que disait la Tête de ce genre de sujets, elle aurait
sans doute aimé qu’on arrête de finasser.
Mais si l’on va au fond de la
question, je proposerai volontiers à la méditation ces mots d’Edgar Morin (Au
péril des idées, Presses du Châtelet) : « Le pardon n’est pas une
chose que l’on donne à qui la demande, il doit être accordé à celui qui ne le
demande pas. C’est un pari, un risque, mais c’est un pari sur la possibilité
que l’humanité finisse par vaincre l’inhumanité de celui à qui l’on pardonne.
Avec ses risques et ses périls, le pardon transgresse […] cette loi qui nous
vient de très loin, la loi du talion. »
Saint-Coutant – 2015
ou
la perte du foyer natal
En rapprochant deux faits
récents, à tous égards fort différents mais qui m’ont touché, j’ai été amené à
quelques réflexions sur l’exil.
Il y a d’abord eu cette
réponse de l’ancien président des États-Unis, Jimmy Carter, faite au moment où
il a appris que son cerveau était atteint par le cancer : « Je suis
parfaitement à l’aise avec ce qui vient. Je suis prêt à tout. Je suis impatient
de connaître une nouvelle aventure. »
Et puis j’ai reçu avec
beaucoup d’intérêt le dernier livre de feu mon ami André Micaleff, intitulé Heimat
(L’Harmattan). Pour le dire vite, André était un Pied-noir algérois qui vivait
en Allemagne, et Heimat est un mot allemand, intraduisible avec précision
en français, qui désigne le lieu familier, le pays, le milieu ou le foyer
d’origine de quelqu’un, le tout coloré d’une forte charge émotionnelle.
Le livre d’André est
consacré, au fond, au déracinement et à la recherche d’un remplaçant à la niche
écologique perdue qui l’a vu naître et grandir. D’où la question, qui peut
s’adresser à chacun : quelle est aujourd’hui ma Heimat ?
Or la condition même de
l’existence, dans le monde qui naît et qui est en voie de s’imposer partout,
suppose que cette patrie première est la plupart du temps perdue. C’est là le
fruit d’une globalisation dont le nerf est la totale financiarisation de
l’existence.
Dans L’Anti-Œdipe,
Deleuze et Guattari parlaient à ce sujet de déterritorialisation, mot certes
difficile à prononcer sans s’embrouiller mais qui dit précisément la situation
d’une humanité vouée à l’errance, effective ou intérieure.
Nous ne pouvons plus que
difficilement investir tout notre amour, tous nos désirs, tous nos espoirs,
toute notre énergie dans un coin de terre, de pierre ou de bitume qui serait
"nôtre". Et les humains ne pourront sans doute plus du tout le faire
à l’avenir. Le flux croissant des migrations en est probablement un signe.
C’est sans doute pourquoi, à
la question de sa Heimat, André, même s’il évoquait l’Algérie de son
enfance et des siens, ne répondait finalement pas par des termes géographiques,
mais par des réalités fort différentes, qu’il habitait pourtant, et surtout,
telles que la langue française ou l’Évangile.
Cela résonne fort dans
l’esprit et le cœur de quelqu’un comme moi, dont le faubourg natal a fait place
au refuge de multiples ethnies aux modes de vie qui me sont totalement
étrangers.
Mais c’est là que se font
entendre alors en moi les mots du président Carter. Se débarrasser du poids de
ce qui fut, du chagrin, du regret, du remord, de toute comptabilité quant à la
valeur des jours passés, et faire place à ce qui vient, être prêt à tout, enfin
se faire impatient de connaître de nouvelles aventures.
Et comme j’aime à le dire en
plagiant un autre ami, Patrice Gauthier, toujours dire adieu aux dieux, et
chaque jour bonjour au jour.
Saint-Coutant – 2015
ou ce qui
n’a pas d’histoire
Ces temps-ci, j’ai tenté de me
mettre à l’école du haïku, cet art poétique traditionnel du Japon. Mais c’est
trop exigeant pour moi. Je me suis donc trouvé avec quelques essais que j’ai
livré sur mon site personnel.
Chemin faisant (le haïku est
un art de la marche), je me suis rendu compte, néanmoins, que la formule de
l’alexandrin, douze syllabes prononcées, me convenait mieux que les dix-neuf
syllabes réparties sur trois lignes des Japonais.
Mais je gardais ces trois
lignes, elles permettaient tout un jeu de rythme et le moyen de lier trois
images ou actions, deux au pire, en un tout, je dirai en une prise.
En m’efforçant de rester
dans l’esprit du haïku, je me suis aperçu que cette discipline obéissait
justement à un esprit, à une façon de voir le monde. Et qui n’est pas la nôtre.
Le haïku, selon cette petite
expérience qui est désormais la mienne, suppose un temps sans finalité. Il est
tout dans le présent. Il s’agit pour lui d’accepter, de recevoir le monde tel
qu’il t’apparaît, tel qu’il te visite, tel que tu le rencontres, tel que tu le
ressens, tel que tu l’habites, toi qui es part de lui.
Mes essais de haïku sont
donc devenus pour moi, en principe, des sortes de perles d’un collier possible.
Car un collier n’a pas de sens, pas de destination, ni fin ni début.
Or c’est à quoi je résiste
malgré moi. Aussi, en lisant ce que j’ai finalement livré, on pourrait se
persuader, je pense, qu’il ne s’agit pas de haïku, et que je n’ai pas pu
résister à mon tropisme occidental, un pied déjà dans l’avenir, et le prodrome
d’une destinée. Ou peut-être faut-il plutôt parler d’une attente.
Mais après tout, la marche
vers une fin est bien la marque de notre pensée d’ici. Assumons, nous sommes
tout histoire.
Saint-Coutant – 2015
Quelle
langue ?
ou
la créolisation du français
Le destin de la langue
française me paraît comparable aujourd’hui à ce qui est arrivé ou arrive à nos
langues dites régionales.
D’un côté, celles-ci
périclitent peu à peu en tant que vecteurs de communication courante, se
transformant en mixtes, du genre francitan – suivant le cas ce français mâtiné
de patois occitan ou cet occitan mâtiné de français courant. De l’autre côté,
elles se voient dotées arbitrairement d’une variante officielle, conçue à
partir de leurs divers parlers traditionnels et réservée aux clercs et aux
administrations locales.
De plus en plus, les gens du
peuple ne savent plus les parler que sous forme abâtardie, ramenée à l’esprit
de la langue dominante, en l’occurrence le français, alors que les universités
les enseignent sous une forme que personne ne parle dans le peuple… mais qui
sert néanmoins, à l’occasion, à composer les indications portées sur les
plaques de nom de rue.
C’est de la même manière que
le français classique se trouve de plus en plus scrupuleusement codifié et
respecté dans les textes officiels, tant par le magistère de l’Académie
française que par les soins d’officines chargées d’inventer des néologismes…
que personne n’utilise. C’est ainsi que "courriel" n’a pas supplanté
e-mail, pas plus que "mot-dièse" n’a remplacé hashtag.
Dans l’usage courant,
parallèlement, le français tend à fondre son génie propre dans celui de la
langue dominante, le globish, cette sorte dégénérée d’anglais
international, utilisée pour les affaires ou le spectacle, par les médias, les
célébrités ou la publicité.
C’est ainsi, par exemple,
que sa prononciation tend désormais à faire l’économie de certains sons ;
que sa conjugaison perd peu à peu certains de ses temps, comme le passé simple,
de ses modes, comme le subjonctif, ou de certaines de ses personnes, comme le
nous, remplacé par le on ; ou encore que sa syntaxe se simplifie par la
suppression de certains pronoms ou de certaines conjonctions (la fille que je
pense, le film que je vous parle) ou le remplacement du lien de subordination
des propositions par leur consécution, cette caractéristique de l’anglais.
C’est de la même manière que
l’allemand parlé simplifie doucettement le système de ses déclinaisons.
Ce n’est pas seulement que,
comme l’écrivait Daniel Pennac, « les langues évoluent dans le sens de la
paresse », c’est aussi que la langue dominante, la langue des dominants,
pèse de tout son poids sur le besoin d’imitation du locuteur lambda.
À l’avenir, il est donc
probable que les francophones disposeront de deux langues, l’officielle,
impraticable voire incompréhensible pour le commun des mortels, et des
vernaculaires, totalement créolisées.
Non que cette langue
populaire à venir, ce franglish (à distinguer du franglais, qui reste du
français classique, quoique truffé de mots anglais) soit fautive, ni pauvre,
car elle bénéficiera de toute sorte d’apports venus d’autres aires
linguistiques, la mondialisation aidant.
Il reste cependant un
ennui : plaignons alors les enfants des écoles ainsi que leurs
enseignants !
Saint-Coutant – 2015
Ou
l’inéluctable démantèlement
Ici, nous subissons les
effets d’une mondialisation financiarisée perçue comme totalitaire, cause
d’injustice et de paupérisation. Ailleurs, des régimes tyranniques oppriment
lourdement des peuples démunis – ce qui n’empêche pas ces derniers de pâtir en
plus des effets de la mondialisation. Ces situations me font penser à la tour
de Babel.
Certains textes bibliques
sont souvent très actuels. Celui-ci pourrait être en même temps prophétique :
Et ce fut sur toute la terre la même langue et les mêmes paroles. Et ce fut
que dans leur voyage vers l’Orient ils ont trouvé une vallée au pays de Chinéar
et qu’ils y ont fait leur demeure. Et ils se sont dit l’un à l’autre :
« Allons, faisons des briques et cuisons-les au feu », et pour eux la
brique fut la pierre, et le bitume fut le ciment. Et ils ont dit :
« Allons, bâtissons-nous une ville et une tour, et sa tête jusqu’au ciel,
et faisons-nous un nom, sinon nous nous éparpillerons sur la face de toute la
terre (Genèse 11, 1-4).
C’est que les onze premiers
chapitres des Écritures ont le dessein de présenter à leur manière une
description, voire une analyse, de la situation de l’espèce humaine. Cela se
passe à l’ère des grands empires antiques mais il s’agit d’une réflexion de
fond, à visée universelle, sur les conséquences de cette propension des
humains, et de leurs grands, à se prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Une
réflexion qui est aussi une prophétie.
« Une même langue, les
mêmes paroles », un même langage pour tous. On pense souvent qu’il s’agit
du rêve d’un âge d’or qui aurait vu l’espèce humaine unie, avant que ne
survienne sa dispersion, matrice de violence, d’injustice, d’absence de
justesse.
Je crois que c’est une
lecture fausse. Il ne s’agit pas, dans ce récit, de ce qui permettrait aux
humains de s’entendre et de vivre ensemble au mieux. On parle plutôt de ce qui
s’impose, à terme, à tous ceux qui vivent sous un régime totalitaire.
Les Anciens auraient-ils
déjà connu cela ? Et le refus concerté de cela ? Oui. L’histoire de
Babel en témoigne. Tels étaient déjà les empires, et les Écritures s’opposaient
à eux.
Mais il y a un autre
repère : les briques façonnées par ces gens-là. Car si les pierres sont
dissemblables, les briques, elles, sont interchangeables. C’est avec elles que
l’on peut bâtir et faire grandir – cet agrandissement qu’évoque en hébreu le
mot migdal, « tour » – ce monde unifié où règne une langue
unique. Et l’on peut soupçonner que ces briques de Babel sont en réalité des
têtes humaines formatées, façonnées à la demande.
Le destin de ces mondes-là,
c’est la destruction et la dispersion. Tel est le sens de cette histoire. Plus
la pomme est grosse, plus vite elle pourrit et se défait.
Il existe à l’inverse une errance
positive, aux yeux du dieu biblique, qui rend libre les humains, celle qui
choisit de s’en tenir à des systèmes horizontaux, mobiles, échangeables, dénués
de prétention universelle, de propension à l’unification par en haut. Mobilité
et diversité sur la terre des humains.
À l’opposé, on voit
refleurir sans cesse, au long de l’Histoire, cette volonté d’unification par le
haut qui a pris bien des aspects, depuis les Empires anciens jusqu’aux
idéologies dénaturées, meurtrières, qui ont causé tant de malheur au cours du
XXe siècle.
Encore pouvait-on alors
discerner où se tenait le centre de ces pouvoirs, la pointe de ces pyramides,
de ces tours orgueilleuses. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous représenter
un lieu, ni un milieu, qui serait à abattre.
Nos grands eux-mêmes se
soumettent à la loi de cet Empire des marchés qui nous régit et qui n’a pas de
tête, pas de pensée, pas de sens. L’effet peut toutefois en être décrit :
« Une même langue, les mêmes paroles » sans fin ressassées, et les
têtes conditionnées des humains que nous sommes.
Jusqu’à quand ? Nul ne
le sait, mais l’histoire de Babel nous avertit en tout cas que cela ne
tiendra pas.
Saint-Coutant – 2015
ou
l’irréductible religion
J’ai souvent eu l’occasion
d’écrire sur ce site que les intellectuels français, en particulier les
journalistes, ne comprennent pas grand chose à la religion, en voici une belle
illustration.
Je tiens Jean Daniel, le
maître à penser de l’Obs, l’hebdo de la gauche intello, comme un des grands
témoins de notre temps. Néanmoins, j’ai remarqué depuis longtemps qu’il n’est
pas au mieux de sa forme quand il traite de religion.
On l’a vu quand, à propos du
terrorisme religieux, il a publié un article intitulé Quel Dieu pour quels
croyants.
Sincèrement humaniste et
droitement rationaliste, il a manifestement gardé du judaïsme de ses ancêtres
une image quelque peu simpliste du fait religieux quel qu’il soit. Une image
faite d’étroit littéralisme et de stricte observance.
C’est sans doute pourquoi il
écrit que si, pour les croyants, « Dieu est seul à décider le moment
et la façon dont la violence est permise, alors il faut avoir une idée claire
de ce qu’il dit, de ce qu’il veut, de ce qu’il enjoint, de ce qu’il
impose. »
Partant de là, qui est pour
lui une évidence, il adjure « les plus hauts représentants des trois
religions, qui réfèrent à des textes différents, de s’unir pour une fois afin
de rédiger ensemble un seul texte. »
Si je le comprends bien,
c’est ainsi que juifs, chrétiens et musulmans disposeraient d’un écrit
doctrinal commun faisant autorité quant à la volonté de Dieu concernant la
violence.
Jean Daniel ajoute plus
loin, en substance, que c’est aux musulmans de commencer et de se mettre
d’accord sur ce sujet puisqu’à cet égard, ils ont pris du retard sur les autres
religions.
On voit la naïveté :
qu’un aréopage composé d’autorités spirituelles issues des trois grandes
religions monothéistes puisse rédiger un texte commun condamnant l’usage de la
violence au nom de Dieu n’est pas impensable, mais que les dites autorités
soient reconnues comme telles par l’ensemble des croyants l’est totalement.
Non seulement par l’ensemble
des croyants mais aussi par l’ensemble des autorités religieuses, toutes
catégories confondues.
On pourrait trouver de
nombreux exemples – juifs, chrétiens, musulmans – qui montreraient que la
soumission à un texte n’est en rien le fondement réel, je veux dire dans la
pratique, des conduites religieuses.
En voici un, qui s’en tient
à l’aire du protestantisme : que les assemblées du Conseil œcuménique des
Églises et du Conseil évangélique mondial adoptent à l’unanimité un texte de ce
genre n’empêcherait pas telle Église de se dresser là contre au nom de la
lecture "littérale" qu’elle est censée faire des Écritures.
Une lecture incluant
curieusement la culture du flingue dans ses diverses manifestations…
De même, on n’imaginerait
pas que le "calife" de Daéch et les gens qu’il tient sous sa coupe se
soumettent à l’autorité d’un tel texte.
Pas plus que ne le feraient
les colons sionistes des Territoires palestiniens occupés.
Pas plus que ne le
reprendrait à son compte le patriarche orthodoxe de Moscou.
Pas plus que certains
cardinaux romains, qui diraient oui au Pape, penseraient non, et agiraient le
cas échéant selon ce non-là.
Ces exemples n’illustrent
évidemment pas une même perversité ni une même intensité, loin de là, mais ils
ont le mérite à mes yeux de montrer que le fait religieux est beaucoup plus
complexe que ce qu’en pensent Jean Daniel et ses semblables.
Certes, il y a de la
doctrine et du précepte, voire de l’obligation, dans la religion, nul n’en
disconvient, mais il s’agit là de mises en forme secondes d’une réalité
beaucoup plus forte et qui leur est première.
Et ce qui doit être toujours
perçu, c’est que cette réalité-là, le fait religieux, est toujours perverti.
Ceci parce qu’il est source possible de pouvoir. De puissance.
La religion est en soi une
grande puissance, et la puissance attire ceux qui recherchent la puissance. Avant
tout puissance sur les gens, quels qu’ils soient : sur leur sexualité, sur
leur avoir, sur leur pouvoir, que sais-je encore…
Le tout avec une intensité
particulière lorsqu’il s’agit du pouvoir sur le désir des femmes…
Bien entendu, la religion
attire aussi ceux qui n’ont pas pour envie de se saisir de la puissance dont
elle est nantie mais se bornent à vivre d’elle. Ou plutôt – pour proposer un
lexique adapté à leur cas – à vivre de leur foi. Mais ceux-là, ou tout au moins
leurs initiateurs, finissent souvent martyrs.
Alors, bien sûr, on pourrait
penser qu’il serait plus sage, face à tout cela, de se passer de la religion,
voire de chercher à l’extirper de la conscience humaine. Jean Daniel a au moins
la sagesse de considérer que cela n’est pas à l’ordre du jour.
Ce ne le sera jamais.
Chassez la religion par la porte, fermez les fenêtres, elle revient néanmoins
dans la maison, mais distordue, par le soupirail, par la cave ténébreuse
peuplée de rats et de cancrelats...
Mieux vaut alors laisser
tranquille la religion qui existe, celle qui s’exerce au grand jour, quitte à
garder benoîtement un œil sur elle, plutôt que, pensant l’avoir liquidée,
risquer l’invasion de son double pervers.
Le fait religieux est
coextensif à l’histoire de l’humanité, et nul "progrès" n’est à
attendre qui puisse y contrevenir. À moins d’ôter à l’humain sa part de désir.
De lui ôter sa quête
perpétuelle. Quête d’autre chose, désir d’ailleurs, désir de l’Autre. Et son
amour des belles histoires…
Vaste entreprise.
Saint-Coutant – Juillet 2015
La parabole
Cottrez
ou la
fraternité comme résistance
Dominique Cottrez, jugée en
juin 2015 par la cour d'assises du Nord, était accusée d'avoir tué huit de ses
nouveau-nés, ce qu’elle a reconnu. Elle les étranglait et les cachait ici ou là,
dans la maison, en attendant de pouvoir les enterrer dans le jardin.
Son obésité lui permettait
de cacher ses grossesses, et peut-être aussi de les nier. Elle craignait que
les enfants qu’elle portait puissent être le fruit des relations incestueuses que
son père entretenait avec elle depuis qu’elle avait huit ans.
Ces relations se
poursuivaient malgré le mariage et les deux naissances assumées de la jeune
femme et n’ont cessé qu’à la mort de son père…
Et après ça, il y en a,
parmi les auteurs de fiction, qui croient nécessaire d’écrire ou de produire
des œuvres gore !
Inceste, obésité, ignorance,
malheur d’être, perte ou manque des repères les plus évidents… on pourra
gloser. Interpréter, accuser, excuser, condamner, incarcérer, soigner, maudire,
interner, que sais-je ?
Tant il est vrai qu’à la
regarder pleurer, infantile et grotesque, au premier jour de son procès, on
était saisi d’horreur autant qu’ému de pitié.
On sait que l’infanticide a
toujours et partout existé. De même la famille tuyau de poêle, c’est-à-dire
celle chez laquelle les pères font des enfants à leurs filles. Mais là, on
touche à l’extrême, en fait de meurtres d’enfant et de relations incestueuses.
Aussi se trouve-t-on, pour
un peu, dans la situation de voir là – certes très en-deçà de la brutalité du
fait et de la réalité vécue du crime, à la fois perpétré et subi – comme une
parabole.
Pas un simple fait de
société, mais une similitude entre le malheur d’une personne et celui de tout
un peuple.
Je pense au peuple des
largués. Largués à tous égards. Ce peuple, tenez, que l’on a longtemps nommé
classe ouvrière.
Et par économie de pensée,
puisque l’histoire se passe dans le Nord, je m’en tiendrai à ce peuple-là, à
ces prolos-là parmi les gens du Nord, ceux qui, disait la chanson, « ont
dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors »…
Non que le mode de vie de
Dominique Cottrez, fille de petit fermier, évoque naturellement celui que l’on
trouve décrit dans toute la littérature consacrée à ce peuple : « Le
Nord, c’était les corons ; les hommes, des mineurs de fond »… Autre
chanson devenue emblématique.
Cette chanson, elle est le
refrain qu’on entonne désormais au stade, elle a pris la place du Petit
Quinquin. Elle parle certes au cœur des chanteurs, elle dit pourtant leur
malheur : au Nord, il n’y a plus de mineurs.
Pas plus, même si ça change
lentement, que quoi que ce soit, ou presque, qui ressemble à une industrie
rentable et nourricière. Et pas plus que tant d’autres réalités elles aussi
nourricières :
Au Nord, terre catholique,
italo-polonaise tout autant que flamande,
il n’y a plus de curés, plus de patro pour les gamins, plus de vêpres
pour les mémés, plus de confréries ni de processions, plus de patrons
paternalistes. Plus de confesseurs. Ou si peu.
Au Nord, terre socialiste, le
parti ne compte plus que des vieux, n’intéresse plus que des ambitieux naïfs,
ne dit plus que des mots creux, ne signifie plus ni ne propose la solidarité,
mais assume, la queue basse, un programme de démerde individuelle. Rien de
plus, quasiment.
Je n’évoque ici que deux
grosses masses, à côté d’autres, que deux poids lourds du quadrillage
institutionnel ancien. Celui qui donnait du sens à l’existence, au combat ou à
la fraternité, qui organisait le temps qui passe, qui régulait les mœurs, qui
valorisait le travail.
Le travail, valeur suprême
des gens du Nord. Quand on trouvait écrit sur les tombes, en guise d’épitaphe,
« Il a beaucoup travaillé ».
Le travail dont il vaut
mieux ne plus parler, devenu si souvent petit job à dénicher, boulot relié à
rien de nécessaire, de vital, rien d’essentiel, si ce n’est pour bouffer.
Un monde est tombé. On fait
du ski sur les terrils : le signal bien visible du travail accompli dans
la dignité, dans la fierté, devient un gros machin pour jouer dessus.
Au Sud, des couillons
s’enorgueillissent du soleil qui règne chez eux, comme si c’était grâce à eux,
mais au Nord, on n’avait que cette fierté d’être durs à la peine, courageux
devant le risque, solidaires et fraternels dans l’adversité.
Comment s’imaginer que les
repères ne tombent quand tout est tombé de ce qui faisait la vérité de la
vie ? Là est la similitude à laquelle je faisais allusion. Quand il n’y a
plus que des individus placés hors réseaux.
Je veux en effet lever un
doute : je ne prétends pas, loin de là, que Dominique Cottrez est la
figure des prolos du Nord ! Ce serait, non seulement insultant, mais
loufoque. Non, la similitude n’est pas dans le comportement, mais dans la
déréliction.
Quand chacun est placé
devant le monde avec juste sa pomme pour voir venir.
Quand le plus faible n’est
pas soutenu par la chaleur et la force des autres. Quand le plus fort taille sa
route sans souci, lui qui a pigé comment ça marche – croit-il.
Quand aucun des deux ne
résiste vraiment à la vague, tous deux plus ou moins mauvais surfeurs, au fond,
puisque le gagnant n’hérite trop souvent que d’une existence sans fierté. Sans
le compagnonnage. Ni l’entière vision de ce qu’il lui est demandé d’accomplir ni
de devenir.
Peuple ? Non point.
Fini. Des entités distinctes en un ramassis. Il arrive alors que l’une ou
l’autre se mette à déconner grave, ainsi la Cottrez, mais ce n’est pas
l’essentiel, la plupart survivent en sachant se tenir, ce qui, au fond, et compte
tenu du contexte, est admirable.
– À ce point, une
parenthèse, disons professionnelle : ce qui précède me conduit à me
réjouir de la progression des Églises évangéliques. Même si je suis en
désaccord avec elles sur des points pourtant centraux.
Elles sont des Églises du
peuple. D’ailleurs de plus en plus multicolores comme lui. Elles offrent un
sens, c’est un début.
Elles répondent à cet
éparpillement des individus qui a remplacé d’anciennes cohésions. Éparpillées
elles aussi, on peut le regretter, mais c’est ainsi qu’elles ratissent…
Nombre d’entre elles, pas
toutes, sont la lumière et la chaleur d’individus souvent perdus sans elles. De
ces gens dont le seul lieu de rendez-vous est le super ou l’hypermarché du
coin.
Les autres Églises, comme la
mienne, sont plutôt les relais de poste de ceux qui restent en selle. Ne
boudons pas cela, c’est aussi ce qui, souvent, leur permet un peu d’aider. –
Mais suffit, je reviens à
notre similitude, à cette perte de repères dont nous souffrons. Repères qui ne
seraient autres que la déclinaison de toutes les occurrences de la fraternité,
de toutes les formes de la solidarité.
Et qu’on n’acquiert, pour
l’avenir, qu’en faisant front, obstinément et continûment, contre ce qui,
chaque jour, étrangle tout embryon de communauté.
Ce qui s’appelle aujourd’hui
capitalisme financiarisé, néo-néo-libéralisme, ce genre, systèmes mondialisés,
et qui ne sont rien d’autre que l’avatar actuel d’une maladie congénitale de
l’âme humaine.
Rien d’autre que la pratique
actuelle, mais aux moyens démesurés, de cette bonne vieille religion, d’âge en
âge la seule universelle : dominer pour avoir, avoir pour dominer.
Vieille histoire. Vieille
tentation des fils de l’homme. Depuis toujours, elle demande que le peuple se
soigne, elle exige que le peuple lui résiste…
Et le premier remède
consiste à ne pas croire en elle, et la résistance première consiste à
organiser l’entraide généralisée.
La fraternité naît d’en-bas.
Saint-Coutant – Juin 2015
Pourquoi le
poème ?
ou qu’on ne
le fait pas exprès
Ce matin, l’actualité
m’ennuie, elle m’attriste. Inutile d’en préciser les raisons, je suppose, il
suffit de la suivre, l’actualité. Elle qui parle de guerre, de massacre et de
haine, aussi de destruction des équilibres naturels.
Tristesse, donc, et qui
s’accroît lorsque je lis les délires de certains, sur les réseaux sociaux. Du
pas gai : doctrinaires, sectaires, maniaques, haineux, trouillards,
mesquins, petits… Brrrr… Alors envie de poésie !
Pas les petites fleurs ni
les petits oiseaux (aimables au demeurant), mais la parole du fond. Alors tant
pis, je reprends un texte ancien. Son seul mérite est sans doute de s’esbaudir,
il se demande bêtement d’où ça vient, un poème ?
Et je me demande ce qui me
pousse à écrire un poème, un poème comme celui de la page "poèmes" de
mon site personnel, et je réponds que je ne sais pas vraiment. Que cela ne
dépend pas de moi.
J’observe d’ailleurs que
pendant de longues périodes je n’en ai pas écrit. Plusieurs années parfois. Je
ne peux pas dire que ces périodes-là aient été spécialement mauvaises par
ailleurs.
Je ne peux pas dire non plus
que les périodes où j’en ai écrit aient été meilleures pour moi. Je ne peux pas
dire l’inverse.
Il me semblait pourtant que
les années sans poèmes correspondaient à quelque chose comme une
sécheresse ; mais en quoi, en quelle partie de ma vie, je ne sais pas.
C’est juste une sensation, d’ailleurs pénible.
Puis il arrive un jour
qu’une porte s’ouvre. Des sensations parfois inconnues, mais présentes,
manifestement, en quelque endroit, latentes, se coulent dans le chenal d’une
sonorité, d’un rythme, au mieux dans un mixte des deux.
C’est ainsi par exemple
qu’une douleur sans fin, deuil de chaque jour, se mue en une parabole de
l’amour de Dieu grâce à la cadence obsédante du doudoudoum-doudoudoum d’un
train de nuit.
Me viennent alors dans le
noir des images agrestes de rivières et de truites, de forêts et de faons, à
moi qui suis d’un pays où ne poussent que des lampadaires, où ne bougent avec
grâce que des chats de gouttière, et des moineaux.
C’est ainsi que j’ai reçu et
pour une part mémorisé, toute une nuit entre Paris et Montpellier, dans une
couchette de seconde classe, Le chant du père inconsolé.
Ou encore : le son ra
se joint irrémédiablement aux souffles venus d’un grand désir de large,
d’amour, d’espoir tiré du malheur d’être.
C’est le futur de nos
grammaires, bien sûr, qui sonne ainsi, et sonne en lui la fureur d’une attente
d’avenir ouvert. Mais c’est aussi, sans doute, et plus simplement, plus
physiquement, l’ouverture sonore de ces a qui sortent en explosant de
ces r…
Cela donne Pour le
sourcier, long poème, ou peut-être série de courts poèmes, qui est resté
caché pendant trente ans et n’est paru qu’en 2006, dans Chants et déchants.
Il est difficile de faire
croire que cela n’est pas fait exprès, que cela vous arrive, et que lorsque
cela vous arrive vous êtes dans ce mixte de travail, de combat et de plaisir
dont la survenue est l’un de vos plus grands bonheurs, tellement immérité,
imprévu, même si médité, aussi, au bout du compte.
Et il fallait que cela
paraisse. Cela aussi était une nécessité qui ne connaît pas de raison à mettre
en avant. Quelque chose, en soi, s’avance avec obstination pour en arriver là.
Au livre à faire lire, à la parole publique.
Et le livre paru, certains
croient que l’on en est tout fiérot : que non ! On est devant une
chose étrangère, on ne sait plus de cela que l’art, si simple mais rusé, que
l’on a mis dedans. Pourvu que la chose soit à la merci du premier venu, on n’y
pense plus.
Encore : j’étais dans
une longue période où j’avais perdu le Christ. Je me faisais des discours sur
la nécessité de retourner à Dieu, au Père, au Créateur, après que l’on ait tant
bataillé pour l’effacer et lire dans le Livre un Jésus de Nazareth enfin
humain, ce jeune homme doué qui va mourir.
J’accompagne quelques-uns à
un concert où l’on joue Haydn. Les sept paroles du Christ sur la croix.
Je ne suis pas mélomane, si ce terme désigne ceux qui aiment et recherchent ce
genre de musique. Je suis jazz, blues, gospel. Je m’ennuie un peu ce soir-là.
Mais à peine de retour, ce
module de sept se met à m’habiter et je commence aussitôt ces sept poèmes de
sept strophes de sept vers de sept syllabes qui font surgir l’amour éperdu que
j’éprouve, sans le savoir, pour le Christ.
Et je comprends alors ce que
signifie la contemplation de la croix et, pour la première fois, pourquoi
vraiment je suis devenu luthérien sur le tard.
Et ce qu’un certain message,
aussi, que m’avait adressé naguère, au Burkina Faso, une vieille femme édentée
– « Regarde à Golgotha » – avait creusé en moi.
Saint-Coutant –
2006-2015
ou l’œuvre
de l’une des deux France
Au moment où apparaissent, chez
les descendants actuels des esclaves, des demandes de reconnaissance des crimes
perpétrés et des souffrances endurées, certains faits devraient être précisés,
et enseignés aux enfants dans les écoles.
À ce sujet, justement, les
acteurs de la Comédie française proposaient naguère un spectacle qui reprenait
telle quelle une séance de l’Assemblée nationale datant de 1848. C’était juste
après la promulgation de la République.
Le débat portait sur
l’abolition de l’esclavage, qui intervint dès cette année-là. Je trouve
excellente cette initiative, d’autant que la date elle-même de cette séance
fait réfléchir.
L’esclavage avait déjà été
aboli en France une première fois par la République, en 1794, puis rétabli par
Napoléon. Où l’on voit que c’est à la République que l’on doit cette
libération.
Autrement dit, ce ne sont ni
"les Blancs" ni la France qui ont voulu le maintien de l’esclavage,
mais certains Blancs et une certaine France, ceux et celle de la Royauté et de
l’Empire.
Que ce ne soient pas les
Blancs en tant que tels, on le constate en voyant que le dernier pays à avoir
promulgué l’abolition est la Mauritanie, ceci en 1984.
Ce qui, d’ailleurs, ne
signifie pas que tout soit mis en œuvre, dans de nombreux pays non européens,
pour que cette abolition passe réellement dans les faits, loin de là !
Que ce ne soit pas non plus
la France en tant que telle qui ait voulu le maintien de l’esclavage est une
formule moins facile à émettre sans autre. Cela demande des précisions.
L’idée de l’abolition est
ancienne mais elle ne s’est affirmée en France qu’avec l’apparition des
Lumières. C’est cet esprit, porté par les philosophes du XVIIIe siècle, qui est
à l’origine de la République.
La notion même de
république, au sens moderne des Lumières, a paru alors incompatible avec la
pratique esclavagiste puisqu’elle suppose que tous les humains sont égaux en
droit.
Dans les pays protestants,
ces principes ont été portés davantage, à la même époque, par les milieux
évangéliques, désireux de mettre enfin en pratique un antique message qui
posait tous les humains comme enfants d’un même Père.
Néanmoins, les raisons
économiques ont joué aussi un rôle. On voit en effet que si l’Angleterre a
aboli l’esclavage en 1807, c’est, explicitement, parce qu’il était devenu moins
rentable.
Autrement dit, il a fallu un
état général des sociétés européennes, à la fois intellectuel, moral,
religieux, social, technique, économique et politique, pour que l’esclavage
leur paraisse devoir être abandonné.
C’est ainsi que l’Angleterre
démocratique comme la France républicaine ont suivi en l’occurrence les mêmes
voies, mettant chacune en avant,
cependant, les raisons que son histoire particulière lui inspirait.
Chez nous, c’est donc une
certaine France, celle de la République, celle qui avait dû longuement lutter
contre les diverses formes du despotisme et de la tyrannie, qui a aboli
l’esclavage.
Ceci posé, il n’est pas
certain que les dignes parlementaires de 1848 aient eu une conscience précise de
ce qu’était ce qu’ils abolissaient. Témoin les concessions léonines qu’ils
consentirent aussitôt aux esclavagistes locaux « pour les
dédommager »….
L’idée était là, mais la
réalité, dans toute son horreur, échappait. Elle échappe encore, ce qui fait
que le débat actuel est faussé. On n’en voit pas le poids humain.
Pour illustrer cette
affirmation, je propose qu’on lise et relise certains témoignages, ou certains
récits littéraires revenant sur cette réalité.
Je pense par exemple au
petit livre de l’écrivaine haïtienne Évelyne Trouillot, Rosalie l’infâme
(Éditions Dapper, Paris, 2003), court roman sans pathos, mais d’une puissance
et d’une véracité exceptionnelles.
On y verrait mieux, sans
doute, d’où viennent les demandes auxquelles je faisais allusion, et quel poids
de chair et d’âme elles cherchent à transmettre au sein du débat public, au
cœur de la chose publique.
Saint-Coutant – 2015
Le cochon
ou la
cantine à l’heure de la partialité
La laïcité est une chose, le
sectarisme en est une autre. Je lis ici ou là, dans la presse – et, c’est
amusant, aussi bien à droite qu’à gauche –, que la laïcité interdirait que soit
proposé, dans les écoles, « un menu spécial » aux élèves musulmans.
Ça veut dire que donner le
choix, proposer par exemple aux dits moujingues de passer au poisson quand il y
a du cochon, c’est pas laïc, c’est du communautarisme, c’est se coucher devant
le salafisme, bref c’est péché – haram, en arabe.
Alors que, je le précise,
personne, pas même la plupart des parents, ne demande un alignement sur le vrai
hallal des super barbus, bien plus exigeant que cela. Sans parler du vrai
cachère.
Je note que cela se fait
dans nombre d’établissement depuis des décennies sans que personne n’ait émis
le moindre commentaire à ce sujet, du moins jusqu’à ces temps-ci. Sans doute
les dignes enseignants responsables de cet état de fait ignoraient-ils tout de
la laïcité…?
Ah oui mais les temps ont
changé, et aujourd’hui, ce sont des masses musulmanes qui assiègent nos cantines
légitimement agnostiques, aussi faut-il réagir là contre !
Minute, minute : quand
on avait besoin de masses de soldats musulmans pour faire nos guerres, on
trouvait pourtant ça normal, de leur donner des sardines quand les autres
bouffaient du jambon cartonneux.
C’est pas si vieux. Je me
souviens de mes copains de régiment, pendant la guerre d’Algérie, un tiers
d’entre eux, dans ma section, étaient kabyles, ils arrivaient tout droit de
leur djebel, les gars, au mieux ils parlaient comme Jamel Debbouze quand il
imite son papa.
Un aveu de ma part : il
m’est arrivé alors de tenter de me faire passer pour mahométan certain jour où
le cochon avait vraiment l’air dégueu… Mais ça a raté, je n’ai pas été jugé
digne du merlan d’à côté.
Le jour de l’Aïd, le colonel
offrait aux musulmans un méchoui géant. À vrai dire, nous autres, les
infidèles, on en profitait pareil et tout le monde était content.
Du coup, quand il y avait la
grand messe, pour Pâques, la revue était assurée par des Ali et des Ahmed aussi
bien que par des Robert ou des Gérard. Ni les uns ni les autres n’y voyaient
malice.
Le seul qu’était pas content
c’était moi, le parpaillot, de messe comme les autres, et obligé de présenter
les armes à l’évêque… Heureusement, j’ai coupé à l’Assomption, l’horreur
absolue, le 15 août, les Accords d’Évian ayant été signés entre temps.
Mon pote, l’élève rabbin
avec lequel je faisais le mur, n’était pas trop content non plus, sans doute,
mais il n’en disait rien. Pendant les repas, il avait droit à un menu spécial
juif, bien conditionné dans son carton.
Ça ne se fait plus
aujourd’hui, le hallal ou le cachère aux armées ? Je n’en sais rien mais
j’espère que si. Ou alors il faut exiger que ceux qui vont au casse pipe soient
tous chrétiens ou athées. Je doute que ce soit le vœu de la République.
Après tout, on voit
régulièrement nos présidents se pointer à Notre Dame de Paris, l’air
civiquement concerné. Ou aller poliment manger cachère au banquet annuel du
CRIF.
Président de la République,
Sarkozy, était même porté sur le signe de croix ostensible. C’est lui,
justement, qui ne voulait pas du repas alternatif à l’école…
Interdire aux mômes le
poisson quand il y a du cochon, ce qui ne coûte rien de plus, c’est donc de
l’hypocrisie pur jus.
En plus d’être bête, car
c’est cela qui encouragerait le communautarisme : pour pouvoir manger sans
porc, il faudrait préférer une école musulmane à l’école de la République… Tu
parles d’une politique super laïque !
Saint-Coutant – 2015
Qu’il faut
combattre l’excellence
ou la
fabrique des ilotes
Voilà, il faut la combattre.
L’excellence à la française. C’est ce que je pense : la renier à jamais.
La sortir de nos têtes, de nos cœurs, de nos comptes, de nos vies. En finir
avec le mythe fondateur de l’excellence. Sa religion.
Non pour elle-même mais en
tant qu’elle est devenue l’alibi de toutes les distinctions discriminatoires.
Et l’un des facteurs
premiers de nos difficultés.
Elle qui permet par exemple
à notre pays d’aimer concevoir et construire des engins de pointe,
ultra-sophistiqués, du char à l’avion en passant par le télescope ou le
fauteuil pour handicapé, mais laisse aux autres, avec quelque hauteur, la
fabrication et la vente de bonnes et braves chaudières ou de solides moteurs
aux performances économiques.
Bon pour l’esprit
practico-pratique supposé de peuples, disons, utilitaires et germaniques. Et
dépourvus de chômeurs, ou presque.
Elle, donc, qui se nourrit
d’ingénieurs et méprise les apprentis, ces recalés du savoir. Choisit les
crânes d’œuf saturés de maths et regarde de haut les manuels aux têtes pleines
de savoirs pourtant bien utiles.
Les premiers deviendront
souvent employés de banque et les autres chômeurs.
En éducation, elle porte en
elle du Rabelais, notre excellence, avec sa tête bien pleine. Pour elle, chaque
professeur se doit de l’être, excellent, dans sa discipline changée en totem.
Excellent veut alors dire
encyclopédique en même temps que complexe. C’est ce qui compte pour le prof,
pour la prof, comme on le constate bien souvent, en souffrant, lors d’une
rencontre entre profs et parents :
De même que « rien
n’est plus vrai que le moine bourru », pour Sganarelle, de même, rien
n’est plus certain, pour l’enseignant de quatrième, que l’importance dernière
de, par exemple, la compréhension des chaînes complexes de causalité menant à
la Première Guerre mondiale.
Le mental d’un
pré-adolescent de treize ans n’a rien à voir alors là-dedans : qu’il
ingurgite ! N’en est-il pas justement au moment où l’on va décider de voir
en lui un excellent ou un médiocre, voire un nul ? À lui de faire effort.
Qu’il se hisse, le môme, qu’elle se propulse, la gamine, à la hauteur de
l’excellence exigée…
De là provient aussi ce
langage hilarant des spécialistes, actuels et officiels, de la pédagogie. Celui
par lequel une partie de badminton devient ce "duel médié par un
volant". Sans parler de cette fameuse piscine dont la description ampoulée
a fait rire toute la France.
Cachez ce banal objet que
nous ne saurions voir. Assez de ces… choses ! Ne sont-elles pas
désespérément ordinaires…
Bref, c’est de leur
excellence qu’il s’agit. Ils doivent en remontrer aux pédagogues de base, d’une
part, et prouver d’autre part leur science au vulgum pecus au moyen de l’incompréhensibilité
de leur discours.
Cela me rappelle cette
fameuse et caustique assertion cévenole, au retour du culte dominical : ha
ben parlat lo pastor, ho pas res comprès* (le pasteur a bien parlé, je n’ai
rien compris). Car plus le pasteur parle la langue d’en haut, plus se vérifie
la pertinence de sa parole.
Autre exemple vécu :
lorsque, lors d’une séance de traduction des Psaumes bibliques, le professeur
d’hébreu au Collège de France tient à ce qu’on précise, dans une note savante
de bas de page, que telle difficulté du texte hébreu a bien été vue. Comme s’il
redoutait qu’existe au-dessus de lui des savants plus savants encore, et
capables de lui coller une mauvaise note… C’est qu’on est jamais assez en haut.
L’en haut, oui, voilà
peut-être le secret de l’excellence. Toujours monter, se dépasser, dépasser
l’autre, lui montrer qu’on le domine. L’excellence a toujours à voir avec cette
compétition féroce que ses amants nomment émulation et dont ils assènent la
discipline à la classe juvénile.
Quant à son effet, le
voici : la distinction. Terme ambigu. Ou plutôt amphibologique, oserais-je
écrire si je ne prêtais alors le flanc à la critique que je réserve ici aux
autres. Mais tout de même, le terme a deux sens :
Le premier sens est
charmant. Qui n’apprécie une personne distinguée ?
Le second l’est moins, lui
qui sépare, au moyen de critères évidemment variables selon le domaine
considéré. Pour aboutir quoi qu’il en soit à un en-haut et un en bas.
Avec ce qu’il faut
d’étagements pour passer de la seconde à la première, mouvement préférable à
l’autre, que l’on nomme déclassement.
Un petit en haut et un gros
en bas, la base étant nécessairement plus large que la pointe, dans les
pyramides. Plus nombreuse. Plus populeuse.
Et l’on voit là une
évidence, qui fait partie au plus haut point de cette doxa française gravement
nocive. L’évidence selon laquelle il vaut mieux être situé en haut plutôt qu’en
bas, être ingénieur ou docteur plutôt que maçon ou éleveur, mécanicien ou
infirmière, buraliste ou facteur.
Plus précis : non pas
tellement qu’il vaut mieux mais qu’on vaut mieux.
Alors avec cette doxa de
l’excellence, on en arrive à ce choix français, que dis-je, à cette
maladie : que celui qui ne vaut pas constituera, avec la foule de ses
semblables, cette fameuse base qui porte le reste.
Et que, pour une bonne part,
constituent les chômeurs.
* Prononcer à peu près
ainsi : ha bé parla lou pastou, ho pa rèss coupprèss.
Saint-Coutant – 2015
Croissance et élévation
en vue élection
On peut rêver d’un monde où
l’on ne parlerait pas de croissance parce que toutes choses, en économie comme
ailleurs, s’équilibreraient. Un peu comme chez certaine tribu amazonienne qui,
m’a-t-on dit, a modifié les règles du football en sorte qu’à la fin d’un match
les deux équipes aient marqué le même nombre de buts... Un tel rêve une fois
réalisé, la créativité se tournerait vers le maintien d’un ordre basé sur
l’équité. Le combat pour dominer serait ignoré, ce qui serait un bien. En
revanche, la nouveauté, la découverte, seraient absentes, chose fort pénible,
en vérité trop frustrante pour une espèce aventureuse... N’en parlons
plus ?
Tout de même, cette
nécessité permanente de croître, croître, croître, pose question. Même quand ça
croît effectivement. Même quand ça croît beaucoup – ce qui n’est pas
franchement le cas dans notre actualité. Je remarque qu’un écureuil ne se met à
cavaler, sans fin et dans le même sens, que lorsqu’il est enfermé dans une roue
destinée à cet effet... Et ça n’a pas l’air de lui convenir. On me dira que
nous ne sommes pas des écureuils. Certes. Je me demande malgré tout s’il
n’existe pas, chez nous les humains, quelque chose qui s’apparenterait à une
telle roue. Non ?
Autre question : dans la
croissance, qu’est-ce qui croît ? N’est-il pas bizarre de mettre dans le même
sac la multiplication des missiles et l’augmentation des ressources
alimentaires ? Il semblerait que, dans les deux cas, on obtient la même
élévation du niveau de vie. De quelle élévation, de quel niveau, de quelle vie
parle-t-on ?
« Si tu agis bien, n’y
a-t-il pas élévation ? »1 Cette question, posée à Caïn, suppose une
réponse positive : il y a élévation lorsqu’on agit dans la bonne direction,
celle qui exclut aussi bien la massue de Caïn que les chars ou les missiles
actuels, autant la jalousie de Caïn que la concurrence éperdue d’aujourd’hui.
Mais de quelle sorte d’élévation s’agit-il ? Selon les Écritures, je suppose
qu’elle est, à terme, de l’ordre du bonheur : « Heureux est l’homme qui … …
... : Tel n’est pas le sort des méchants »2.
Peut-on espérer quelque
pertinence de telles paroles, dans le monde des indices économiques erratiques,
de la roue du chômage et, ailleurs, de l’écart croissant dans le domaine du
développement, bref : dans le monde de la roue du malheur ? Et pourquoi pas,
peu ou prou ? Car la vérité rend libre. D’où cette petite annonce :
« Recherche en vue élection hommes et femmes politiques assez libres pour
reconnaître que les structures de l’économie mondiale sont des structures de
malheur et assez pleins d’espérance pour imaginer avec nous d’autres
possibles. RSVP. »
1 Livre de la Genèse,
chapitre 4, verset 7
2 Livre des Psaumes, psaume
1, versets 1 et 4
On est chez nous !
ou arrêtez
de beugler, c’est pas la peine d’avoir peur
On est chez nous ! est
une affirmation que personne ne peut facilement contester. Est chez elle toute
personne, comme toute nation, qui affirme cela à la suite d’une parole publique
qui la fonde à le faire. L’y autorise.
C’est ainsi que tout
Français est chez lui en France. Belle évidence, mais qui mérite pourtant qu’on
y consacre quelques réflexions.
Il y a très longtemps,
j’avais écrit et publié un recueil de poèmes consacré à l’histoire de Jacob, le
patriarche biblique. L’un de ces poèmes concernait son frère, et commençait
ainsi : Ésaü toujours déjà.
C’est que, dans cette
histoire, Ésaü est l’étranger qui se veut néanmoins un naturel du pays où il
vit. Ce qui est une définition biblique de l’autochtone.
Biblique : depuis Caïn,
nous sommes tous des étrangers, errant et voyageurs sur la terre, et c’est bien
pourquoi nous revendiquons de ne pas l’être. D’avoir un chez nous. Citoyens
d’une Cité.
Combien de ceux qui
martèlent On est chez nous ! aux meetings de Madame Le Pen se
nomment Martinez, Da Silva, Minelli ou Cywinski…? Pourtant, ils ont raison, ils
sont chez eux, eux plus que ces autres, peut-être, qui se nommeront Dupont ou
Martin.
Ils sont chez eux à la suite
d’un choix, d’une volonté. Après tout, leur père et leur mère, devant la
nécessité de quitter leur chez-eux, auraient pu choisir d’aller se fixer
ailleurs qu’ici.
Ils sont chez eux, aussi et
surtout, affirmais-je, par l’effet d’une parole. Qui, d’une manière ou d’une
autre, disait Oui, vous êtes d’ici, vous êtes ici chez vous. Souvent, ne
l’oublions pas, après qu’ils aient subi misères et avanies sans nombre.
Chez vous ici depuis peu, et
pourtant, comme le vieil Ésaü, ici toujours déjà. Par l’effet de cette parole.
Une parole inscrite, officielle, enregistrée.
Tout comme, et c’est ce
grand mystère que j’ai eu le bonheur de connaître, l’enfant adopté est ton
enfant depuis toujours déjà. Dès qu’il est dans tes bras. Par l’effet d’une
parole. Car la parole est plus forte que le sperme, sachez-le.
Je parle d’une parole
fondatrice. Sorte de sacrement. Comme le pain et le vin de la Cène sont et
restent pain et vin et deviennent néanmoins chair et sang du Christ qui te
rentrent dans le corps. Par la vertu d’une Parole sur laquelle se fonder.
Envers et contre tout.
Et là, il faut être deux
pour que ça marche : la Parole en question et toi-même. Elle et ton
assentiment. C’est par la foi qu’on est ici chez soi.
C’est bien ainsi que tout
Français est chez lui en France, quelle que soit son origine. Par l’effet d’une
parole écrite reconnue comme valable et pouvant être opposée à toute remise en
question. Une parole devenue évidence.
Mais tout cela est-il bien
clair ? De quoi parle-t-on vraiment ? Car pour qu’une Parole publique
dise valablement à l’étranger Tu es chez toi !, une Parole publique
autorisée, il faut un accord général sur ce dont on parle.
Parle-t-on d’une nature
française accordée à ce sol français ? Nature nécessitant alors, comme on
dit, une naturalisation ?
Ou parle-t-on d’une histoire
à rejoindre, à assumer, à faire sienne ?
Tout comme l’enfant né
étranger puis adopté vibrera au récit de Valmy, pleurera la mort d’un aïeul à
Verdun, acclamera la mémoire de Molière, de Pasteur ou des Frères Lumière…
C’est que la nature n’a pas
besoin de parole pour s’affirmer, elle choisit par force. Elle est une
évidence.
Or les évidences,
patriotiques ou non, sont souvent des leurres. Ou un déni : le refus de
voir qu’au fond, de nature nous ne sommes tous que des passants.
Tandis qu’une histoire,
l’Histoire d’un peuple, compose une Nation.
Et ceux qui beuglent On
est chez nous ! pour dire que les autres n’y sont pas, ceux-là
affirment simplement qu’il leur revient de refuser cette Parole à ces autres…
que furent les leurs autrefois.
Car aucun Français ne
provient d’une nature française, mais chacun hérite d’une histoire. Tous nos
ancêtres ont immigré. Cela depuis même avant les Celtes.
Tenez, il a bien fallu que
les Bretons – je prends, bien sûr, cet exemple au hasard – aient été acceptés
par la parole publique d’un État pour devenir français. Serait-ce il y a mille
ans, cela s’est fait ainsi.
Tous venus d’ailleurs. Et
cela d’une vérité plus profonde encore que celle qui touche à l’identité des
peuples. Car l’espèce humaine est séparée de la terre, de la nature, elle est
une espèce hors-sol.
On trouve donc cela dans la
Bible dès ses débuts. Elle en décline ensuite de nombreux aspects. C’est ainsi
qu’elle n’écrit pas qu’il faut être gentil avec les immigrés parce que c’est
plus sympa, plus généreux, plus humain, ce genre de morale à deux balles.
Elle écrit plutôt ceci, au
bénéfice d’un peuple d’Israël alors bien installé chez lui : Vous
aimerez l’immigré car vous-mêmes vous avez été des immigrés.
D’où cette conclusion qui
revient sur la toute première affirmation : non, mon pote, tu n’es pas
chez toi, tu occupes un terrain que tu as squatté. C’est ainsi que tu y fais la
loi. Si tu peux interdire l’entrée à d’autres, c’est que tu t’en es conféré
toi-même le droit.
Tu es une nation doublée
d’un État, réalité toujours fondée sur la force et maintenue par la force.
Aussi souviens-toi, sache-le toujours : ton droit est celui du plus fort,
et nul autre.
Par la force ? Pas
seulement par la tienne, mais par la résultante des rencontres passées de ta
force avec celle des autres. Et pas seulement, mais aussi par la main tendue ou
l’épaule prêtée par d’autres aux temps passés de l’épreuve.
Or l’histoire n’est pas
finie, et bien qu’on se veuille le plus fort au moins chez soi, il faut être,
en plus, intelligent si l’on veut le rester – on n’est pas toujours au mieux de
sa forme –, et savoir donner à bon escient la main au lieu du bâton.
Oser l’alliance,
l’association, le partenariat, la mutualité, la mise en commun, la coopération,
l’échange…
Au lieu de beugler, signe de
faiblesse. Car il est des On est chez nous ! qui ne veulent rien
dire d’autre que Je veux ma manman…
Saint-Coutant – 2015
Damnée religion !
ou
prière aux laïcards de laisser tomber
Bon, disent-ils, les églises
sont quasiment vides, le nombre des prêtres est en chute libre, et à voir la
Manif pour tous, ce qui reste des croyants a tourné facho, bref, le moment est
venu de tirer un trait sur les fameuses racines chrétiennes du pays.
D’autant que, de l’autre
côté, les barbus nous accusent de favoriser le christianisme par rapport à
l’islam. Voyez le nombre de fêtes chrétiennes chômées, pointent-ils, et les
crèches municipales ou les sapins de Noël dans les écoles dites laïques !
Après tout ils n’ont pas
tort, les barbus, pourquoi leur imposerait-on de vivre dans un pays chrétien
alors qu’on est pour la laïcité ? Et que dans sa majorité, la population,
de plus, s’en fout, de la religion quelle qu’elle soit…
On va faire en sorte que
tout ça retourne au passé, un passé révolu qu’il vaut mieux carrément oublier.
On va faire laïc laïc. On va supprimer en douceur de la vie publique le maximum
de signes religieux, de souvenirs religieux, on va vider le ciel de son
encombrement.
Qui dit ça ? Des super
laïcs dont certains sont actuellement proches du Pouvoir. Marre, de la
religion, pensent-ils, ce n’est qu’embrouilles, intolérances réciproques,
sources de conflits à venir, violences, sans compter la grosse bêtise, le
ridicule, l’indigence intellectuelle.
Ils n’ont pas vraiment tort
mais il leur manque le sens de l’histoire longue. Parce qu’on lui a déjà fait
le coup, à la religion. On lui a même fait tous les coups possibles, du plus
sympa au plus cruel. Tout comme elle-même a su le faire aux autres.
On l’a moquée, diabolisée,
repoussée, cachée, effacée, reléguée au rôle d’émouvant témoin du passé,
poursuivie, bannie, embastillée, pogromisée, goulaguisée, guillotinée,
éradiquée. Ici ou là, en un temps ou un autre.
Pour rien ! Elle est
toujours revenue. La religion, c’est comme une espèce mutante, tu la bousilles
ici, elle réapparaît là. Tu la crois foutue, dépassée, à jamais reléguée dans
les brumes du passé ? Paf, la revoilà, mais autrement ! Ainsi font,
font, font…
Tu crois devoir t’en prendre
à telle institution religieuse parmi les plus prestigieuses ? Tu te
retrouves avec des nuées impalpables de groupuscules tous plus délirants les
uns que les autres…
Tu mets toutes tes billes, à
l’inverse, dans le soutien à la religion tradi du pays, tu tournes alors le dos
à la multiplication et à la diversification des cultes marginaux, et tu vois
tes jeunes révoltés se convertir à ceux-là, aux gentils comme aux méchants…
Voyez-vous, la religion ne
meurt jamais. Et souvent, plus tu l’as brusquée, plus elle revient façon
néfaste. Plus tu la dis néfaste et l’en punis, plus elle revient néfastissime.
Je n’invente pas, regardez l’histoire.
Parce que la religion est
une grande puissance. Plus grande que bien des puissances qui se voient ou se
croient puissantes. Une puissance, surtout, liée depuis toujours à la marche de
l’humanité.
Elle peut être criminelle,
voyez l’Inquisition, les Croisades ou bien Daéch. Elle peut être une
bénédiction, voyez Saint François, Gandhi, l’abbé Pierre ou Martin Luther King.
La pire et la meilleure des choses.
Elle peut lui être utile, à
l’humanité, elle peut lui être nuisible, si bien que celui qui se flatte de peu
ou prou conduire les humains doit apprendre à compter avec elle, à flatter ses
bons côtés, à pourchasser ses noirceurs… ou à les utiliser.
Parce que la religion, quand
c’est pas le bon dieu, c’est le diable, et figure-toi qu’entre les deux se
tiennent de nombreuses modalités aux contours étonnamment labiles… Tu n’as pas
fini de t’en cogner, de la religion !
Certaines d’entre elles,
d’ailleurs, n’ont ni bon dieu à barbe ni diable cornu, elles se logent pourtant
bien dans les têtes, laïcardes ou non, car bien des cultes mondialisés, et qui
aliènent le populo, n’ont rien à voir avec la mitre du Pape ni le chèche des
émirs djihadistes.
Quand le Nazaréen disait
César, quand il disait Mammon, c’est de ceux-là qu’il parlait. Le Pouvoir et le
Fric. La religion qui ne meurt jamais, qu’on ne chasse jamais, et qui n’a nul
besoin d’églises, de temples, de synagogues, de pagodes ni de mosquées.
Alors allez-y, les enfants,
tapez de vos petits poings sur la religion, vous vous ferez mal aux mains.
Pourvu seulement que le résultat de vos efforts ne se découvre pas religion
plus dangereuse encore. On a eu vu cela.
Mais ceci fait, vous
n’ôterez pas la foi cachée dessous. Foi que porte la religion tout en la
trahissant, tout en la salissant, tout en l’abêtissant, tout en la chosifiant,
tout en la détournant… Ainsi bien souvent.
Car vers le beau se
précipitent les laids. Vers le pur les sales. Vers le pauvre les riches. Vers
le fort les faibles. Vers l’amour les haines. Vers le chemin les sables. Vers
la fleur les guêpes. Vers le léger les lourds. Vers l’élégance les pesants.
Vers la vue les aveugles.
Car vers l’eau vont les
assoiffés, afin d’être abreuvés de fraîcheur. Oui. Et vers la vie vont les
morts. Pour se repaître et s’enrichir et s’embellir à peu de frais. Et régner
alors sur les têtes, les cœurs et les reins. Soumettre. Aliéner. Écraser.
Pensant parfois servir.
Ah petits laïcards, comme
vous voici naïfs ! À quoi vous en prenez-vous, sans même savoir de quoi il
retourne ? Vous attaquant au clocher de vos grands-parents sans voir que
depuis ceux-là, le monde entier a produit dix Credo de rechange…
Vous attaquant au minaret de
vos anciens colonisés sans vous apercevoir qu’ils sont désormais techniciens
dans vos usines, diplômés de vos universités, théologiens modernistes ou
militants amers et rancuniers.
Laissez tomber. La religion
n’est pas votre fait. Contentez-vous de promulguer des lois simples valables pour
tous, croyants ou incroyants, sans viser personne, imam ni curé. Contentez-vous
de les appliquer sans faiblesse ni rudesse.
Au-delà, convainquez-vous
que vous n’y connaissez rien ou peu de chose, tâchant juste de ne rien casser. Sachant
n’avoir rien à enseigner, non plus, aux écoles, d’un "fait
religieux", notion inventée par vous et à laquelle vous vous dites très
justement étrangers.
Saint-Coutant – 2015
Des frontières !
ou
assassinons français
Faut-il rétablir les frontières
entre la Pologne et la France ? C’est la question que certains se posent à
la suite d’un crime épouvantable. C’est en effet un Polonais qui l’a commis, on
ne cesse de nous le rappeler. Un Polonais.
Cette insistance est-elle
surprenante ? Pas tellement. L‘esprit du temps s’en va vers les
frontières, les murs, les grilles, ce genre de matérialisation de la différence
et de l’identité. Il est donc important, pense-t-on, de rappeler à outrance que
le type est polonais. Un étranger.
C’est un réflexe de défense,
il convient de se protéger, il faut donc des frontières. Et comme la Pologne ne
touche pas la France, il nous faut des frontières qui séparent notre pays de
tous ses voisins. Les Allemands pourraient laisser passer, en effet, les
criminels polonais. Ou autres.
En effet, pourquoi s’en
tenir aux Polonais ? Les Danois – je les cite au hasard, je n’ai rien
contre eux, j’aurais aussi bien mentionné les Gallois – seraient-ils par nature
irréprochables ? Que non !
Il y aurait eu des
frontières, ce malade n’aurait pas violé ni assassiné cette petite fille-là. Il
aurait plutôt fait ça à une petite Polonaise. C’est probable, et Madame Le Pen
n’aurait pas dit autre chose, ni quelques autres parmi d’édifiants membres de
notre personnel politique.
On insistera donc sur le
Polonais, manière aussi de rappeler que les Pouvoirs en place sont criminels,
eux aussi, d’avoir supprimé les frontières.
Mais faut-il alors installer
des frontières intérieures afin d’éviter qu’un Normand ne commette le même
genre d’ignominie en Dauphiné ? Ou bien suffit-il que nous soyons à l’abri
des actes révoltants commis par des gens venus des pays voisins ?
Assassinons français…
On voit comme c’est stupide.
Et il suffit de changer notre regard de direction pour confirmer ce sentiment.
Des frontières, nous en
avons, selon Schengen, et l’on voit ce que cela donne, par exemple, en
Méditerranée. Cette mer frontalière où sombrent des enfants par centaines sans
que l’on s’en soucie trop.
Ceux-là ne sont pas de chez
nous, d’ailleurs ils sont noirs ou basanés pour la plupart. Ils meurent hors
sol, pour nous.
Ce n’est pas la même
chose ? Ils ne sont pas assassinés par un sadique ? Est-ce que je ne
vois pas l’horreur de cette atrocité, l’innocence de la petite victime, ni la
douleur des proches ?
Or j’ai perdu un enfant, moi
aussi, tué brutalement par la faute de gendarmes bien français. Chaque fois
qu’on me parle d’un enfant tué, la souffrance, la haine et la colère me
saisissent. Et cela vaut aussi pour les petits Africains qui se noient.
Ils sont morts. Existe-t-il
deux sortes de mort, de valeur différente ? Non. Certes, ils le sont en
raison d’autres sortes de conduites criminelles, moins faciles à cibler. Moins
polonaises. Ça ne les empêche pas d’être morts.
Veut-on, pour les pleurer,
quelque détail horrible ? Leur façon de se noyer ? Les poumons
remplis d’eau salée. L’étouffement. La terreur…
Ou faut-il ajouter l’horreur
qui saisit les mamans ? Elles se noient elles aussi, tâchant pourtant de
tenir leur enfant hors de l’eau. Sans y parvenir, devant le laisser s’enfoncer,
et mourir, puis mourir avec lui, seule dans la masse liquide avant de
disparaître dans les ténèbres…
On voit que là, avec les
ressources de l’art journalistique, il serait tout aussi possible de faire
monter l’émotion, de promouvoir la sensation. De faire donner les violons des
médias, de susciter la colère de foules endeuillées, larmoyantes, dûment munies
de fleurs blanches à jeter dans la mer.
Tous ces enfants qui meurent.
Bébés, nourrissons, bambins. Petits garçons et petites filles. Non ? Ne
sont-ils pas assassinés ?
Mais non. Ils ne sont pas de
chez nous. S’il faut mourir, mourons français. S’il faut assassiner, faisons-le
entre nous.
Saint-Coutant – 2015
Le Pen et
son détail
ou quand on
ne comprend rien au nazisme
Il n’a rien compris. Il est
très intelligent mais il n’a rien compris. Cela arrive. Parfois, les gens très
intelligents ne comprennent pas le sens des choses, des événements. Le nerf
organisateur de ce qui arrive. La mise en perspective de ce qui est arrivé.
De profonds affects
interfèrent parfois sur leur intelligence et la détournent. Elle se meut alors
dans l’aire de ces affects. Elle les sert. Ils commandent sa façon de
considérer le monde, et ce qui, dans le monde, l’intéresse.
Lui, Le Pen, ce qui
l’intéresse à propos de l’extermination des Juifs, c’est la guerre. Il vous
l’explique. Il la voit dans son ensemble, dans l’organisation complète de son
déroulement. Dans toutes ses phases et dans toute l’étendue de leur
développement. Il en voit les conséquences. Entre autres, des dizaines de
millions de morts. Pertes de guerre. Directes ou indirectes. C’est un tableau
d’ensemble, avec ses traits dominants et ses conséquences marginales.
Et dans ce tableau, comme on
parle d’un détail dans une œuvre, il voit la shoah, l’annihilation,
comme un détail. Il ne s’agit pas pour lui de minimiser l’importance de ces six
millions de morts, non, pas particulièrement, mais c’est que cela s’inscrit
pour lui dans un ensemble plus vaste.
D’ailleurs, il a sans doute
du mal à voir le rapport. Ces millions-là n’entrent pas vraiment dans
l’ensemble, ils n’en sont pas vraiment un élément constitutif, ils ne sont pas
militaires, ce n’est pas vraiment la guerre. C’est un dommage collatéral.
C’était juste un fait de
guerre mineur, cet effort pour se débarrasser d’éléments possiblement
perturbateurs dans le cours d’une guerre totale. Dans laquelle il convenait de
prendre l’ensemble des éléments dans leur totalité. Totalement.
Il ne voit pas ce qu’il y a
de mal à dire cela. Il ne voit pas l’erreur. Pourtant, tenez : France,
juillet 1944. Il ne voit pas ce que signifie, en tant qu’indice de la réalité,
de la vérité de cette guerre, le fait que les trains qui amenaient du matériel
de guerre et des renforts vers le front aient été arrêtés, stoppés, afin de
laisser le passage à ceux qui partaient en sens inverse, bourrés de Juifs
promis à la mort. Prioritaires.
Le Reich était en
difficulté, les Alliés s’étaient implantés en Normandie, ils avaient pris Caen,
il n’était peut-être plus possible de les en déloger, il fallait mettre tout
son poids dans la bataille. Rapidement. De manière efficace. À l’allemande. Sur
le front de l’Est, c’était la catastrophe, la débandade, tous les moyens
devaient être mis en œuvre pour faire barrage à cet ennemi qu’on disait
capital, le Bolchevique.
Mais non. Ce qui était
capital, prioritaire, c’était la mort des Juifs. L’annihilation des Juifs. Car
telle était le sens de cette guerre. Son sens nazi. Le sens profond du nazisme
et de sa guerre. Une guerre contre le mal. Contre la pollution insidieuse de la
race pure par la vermine juive. Je n’invente pas, ce sont les termes mêmes de
Hitler.
Le Reich combattait le monde
anglo-saxon enjuivé et sa finance. La France enjuivée en sa décadence. Le
communisme enjuivé dans sa démence. Toute cette perversion. Mondiale. Cette
souillure juive. La mère de toutes les chutes des peuples dans la misère et la
honte.
Germania, la race élue
purifiée, dans sa puissance retrouvée, dans sa vérité première et dernière,
allait nettoyer le monde. Ce n’était pas un détail, la destruction,
l’éradication des Juifs, mais le nerf de toute cette œuvre salutaire.
Il n’a donc rien compris, le
vieux pétainiste. Il n’a pas compris que ce fameux détail était en réalité le
sens même de la guerre. Sa raison d’être profonde.
Ou bien une part profonde de
lui-même l’a fort bien compris, au contraire. Une part indicible, du moins dans
les conditions actuelles. Une part plus ou moins inconnue de lui, peut-être.
Cette part de son être qui ne peut pas les sentir, ceux-là, ces objets d’une
haine ancestrale.
Haine sans fond parce que
totalement gratuite. Juste cette violence irrationnelle. Haine de soi d’une espèce
qui ne s’accepte jamais totalement. Haine tournée par défaut vers celui que
l’on a élu à cet effet. Haine mythique, fondatrice. Enterrée, certes, mais
toujours présente, et qui affleure.
Parfois, telle ou telle
population exogène remplace le bon vieux bouc émissaire traditionnel en tant
qu’objet à exécrer. Elle est plus directement liée à l’actualité, plus aisément
repérable. Elle prend le relais, dans le cours historique de cette haine
constitutive.
Et lui, le vieux Le Pen, n’a
pas compris non plus cela, à la différence de sa fille. Qu’on en est plus là,
pour la chasse au différent. Qu’en ce domaine, le Juif n’est pas d’actualité.
On le sait, c’est ailleurs, chez des musulmans fous, qu’il est devenu l’impur à
tuer, ceci pour les mêmes sempiternelles "raisons".
Ici ou là, d’une manière ou
d’une autre, la haine est donc toujours présente. C’est toujours bien elle. On
n’en sort qu’en se faisant violence à soi, qu’en assumant la finitude des
identités collectives. Et l’invention permanente, hélas aléatoire, de nouvelles
fraternités.
Saint-Coutant – 2015
Où
est l’ennemi ?
ou
les raisons de la persécution des chrétiens
Les chrétiens ne sont pas
les seuls à être persécutés dans le monde d’aujourd’hui, bien d’autres
catégories de population font l’objet des mêmes crimes. C’est pourquoi il
serait peu évangélique, pour les chrétiens, de ne se préoccuper que des
"leurs".
Mais si les chrétiens ne
sont pas les seuls, ils sont pourtant bien plus souvent et bien plus
massivement persécutés que d’autres, et cela n’est pas nouveau. Pour ma part,
je l’ai souligné à l’envi sur mon site personnel depuis des années à la suite
de bien d’autres.
Si l’on s’en rend compte
aujourd’hui dans notre partie du monde, c’est à cause du summum dans l’horreur
qu’atteignent les fous de Daéch, mais nos médias ont de la peine à prendre en
compte les violences que subissent régulièrement les chrétiens, de façon plus
ou moins grave, dans nombre de pays.
Dans les pays musulmans,
certes, mais aussi en Inde avec les extrémistes hindous, voire dans certaines
zones au peuplement bouddhiste. Sans oublier les pays qui se disent abusivement
communistes comme la Chine ou la Corée du Nord.
Il y a sans doute bien des
raisons à cela, l’une d’entre elles étant que le nombre des chrétiens, toutes catégories
confondues, est en constante croissance un peu partout sur la planète et met en
danger les religions ou les idéologies locales. Du moins le craignent-elles,
sans doute à cause des graves difficultés ou conflits internes qu’elles
rencontrent elles-mêmes par ailleurs.
Une autre raison est que le
christianisme est perçu dans de nombreuses parties du monde comme l’un des
marqueurs d’un Occident considéré suivant le cas comme colonialiste,
impérialiste ou capitaliste. Ou tout cela à la fois. On ne saurait d’ailleurs
nier que cela puisse parfois se concevoir…
Il y a donc à porter
assistance aux chrétiens persécutés partout où cela est nécessaire, mais pour
ce qui nous regarde ici, je tire des considérations précédentes au moins une
conséquence pratique : c’est l’islam, tout comme le soi-disant communisme,
qui est en difficulté. Pas le christianisme en tant que tel. Il n’y a donc pas
lieu pour celui-ci de se raidir ici contre les musulmans présents.
L’ennemi réel de la foi
chrétienne dans nos pays soi disant avancés, ennemi quasi mortel, est ailleurs,
il se tient dans la chosification croissante de l’humain.
Il y a là-dessus matière à
discussion tant les conceptions politiques et anthropologiques représentées au
sein des diverses confessions chrétiennes sont différentes et mettent donc en
exergue des exigences différentes. Les uns criant au respect de la vie, les
autres appelant à la libération des ilotes que les sans grade sont devenus.
Mais c’est là qu’il convient de se concerter, de préférence avec aménité.
Ce qui ne signifie pas
hurler avec les loups, sous peine de s’assimiler à terme à leurs meutes
violentes.
Saint-Coutant – 2015
ou la nature du capitalisme
Le terme communisme ne s’applique
pas seulement au marxisme-léninisme, et encore moins seulement à sa variante
stalinienne. Auparavant, il a été longtemps l’expression d’une utopie chargée
de l’espérance des plus démunis.
C’est ainsi qu’on peut le
rapporter à bien d’autres systèmes politiques, certains d’entre eux fort
anciens. Comme le terme l’indique, il s’agit d’une politique de mise en commun
des moyens dont disposent les sociétés humaines, à commencer par la terre.
Lorsque ce principe est
acquis, toute la question est alors de savoir quelle instance a autorité pour
gérer cette mise en commun et en organiser la répartition.
Dans une perspective
biblique, les communismes du Lévitique (chapitre 25) ou des Actes des Apôtres
(2,40-45) partent du principe selon lequel la terre et les biens que l’on en a
tirés appartiennent à Dieu seul. Ou du moins, il paraît clair qu’ils s’opposent
au principe selon lequel la propriété privée devrait se prolonger au long de
nombreuses générations.
Je note que dans l’aire de
cette question se trouve celle de l’exploitation de ceux qui n’ont pas par ceux
qui ont.
Autrement dit,
l’accumulation de richesses entre les mains des uns y est mal vue. On pourrait
donc penser qu’une politique de type biblique refuserait davantage le
capitalisme que le communisme, du moins dans leurs principes de base.
Les choses se compliquent
évidemment lorsqu’on aborde la question de l’instance de gestion et de
répartition des biens dispensés par l’Auteur de la Création, c’est-à-dire la
question de la mise en œuvre effective de principes communistes.
Sur l’ensemble de ces
sujets, il me semble qu’on n’a pas encore trouvé de bonne et durable solution
mais une chose paraît sûre : l’exploitation structurelle de l’humain par
l’humain, qui est inhérente au capitalisme, est de l’ordre de ce dérèglement
généralisé que les Écritures nomment péché.
Aussi, serait-on contraint
de s’y soumettre ou de la mettre en œuvre, on ne doit pas en oublier ni en
dissimuler la nocivité. Il est au contraire nécessaire à une bonne santé
collective de s’en souvenir en permanence.
Saint-Coutant – 2015
ou prévoir
l’écroulement
De même que les riches
collectionneurs récupèrent à prix d’or les antiquités que les vandales de Daéch
préfèrent vendre plutôt que détruire, de même, lorsque survient une crise comme
celle que nous subissons depuis quelques années, le capitalisme financier fait
sa pelote en rachetant à bas prix ce qui faisait vivre les gens.
Vu de la banque helvétique,
par exemple, on n’imagine guère que cela, qui paraît inscrit dans l’ordre des
choses, puisse être sabordé un jour.
Cependant – je veux dire
pendant cela – la foule fatiguée et chargée des démunis s’ébranle de toute
part, fuyant de terribles massacres, de puissantes peurs, de grandes faims. Des
hontes profondes, des terres immergées, des îles noyées, des hordes de tueurs,
des concussions en système, des délabrements de toute nature mettent le monde
en branle.
La plus grande partie de
l’humanité commence à fuir le dérèglement de l’ancien ordre de la nature et des
rapports humains.
Elles bougent, les foules,
et ce n’est que le commencement d’une immense migration. Et nous, nous sommes
en bout de ligne, après nous c’est la mer. Nous, l’Europe de l’Ouest ou
l’Amérique du Nord.
C’est alors la rencontre,
qui nous attend ici, de nos peuples européens fâchés, révoltés de plus en plus
contre les oukases néo-libérales, avec ces foules pressurées et pressantes qui
arrivent. Notre sable qui s’éboule et la grande marée qui monte.
Voilà ce qui a commencé. Et
qui aurait la naïveté de prétendre que cela ne va pas dynamiter un jour cet
ordre des choses que l’on nous présente comme la seule voie possible ?
C’est là qu’il faudra
choisir, là est le père de tous les votes. Il le faut déjà : faut-il nous
entourer de murs de sable pour empêcher l’inondation, ou repenser le monde en
sorte que tous y subsistent ?
Ce que l’on fera de toute
façon, bien obligés, après les terribles bouleversements qui pourraient
survenir.
Saint-Coutant – mars
2015
Sur les colonies israéliennes
ou comment
en parler sérieusement
Parlons sereinement. Voici
la question :
Je regarde la carte des
implantations de colonies israéliennes dans les Territoires palestiniens et je
me dis qu'à l'évidence, l'existence d'un État palestinien est déjà devenu
impossible. Israël semble vouloir récupérer l'ensemble de la Palestine, que
cela soit "légalisé" ou non.
D'où cette question, que je
ne trouve pas suffisamment envisagée : à la fin du processus, que fera Israël des
Arabes ainsi englobés ? Faut-il envisager la création de sortes de homelands à
la sud-africaine ? Ou, à l'inverse, les Arabes ainsi "récupérés"
deviendront-ils citoyens d'Israël comme le sont ceux de l'intérieur de l'État
actuel ? Ou bien encore, seront-ils contraints à l'exil ?
Un collègue me répond que
l’avenir pourrait être l’adoption d’un système cantonal dans lequel les
Palestiniens vivraient sous souveraineté israélienne. Une sorte de
confédération avec des cantons dotés de larges compétences, un peu à la manière
helvétique. On aura deviné que ce collègue est suisse.
Ce serait effectivement une
solution. Lorsque j'étais en charge du Service protestant de mission (Défap),
j'avais écrit cela (la solution cantonale de type helvétique) au sujet de certains
drames africains. Je doute cependant qu'elle convienne dans le cadre
palestino-israélien, du moins si cela doit passer par l'humiliation des Arabes.
Bien des gens semblent
oublier que l’État d’Israël se trouve enclavé au sein d’une mer de peuples arabes.
Oublier aussi, tant cela semble désagréable à penser, que l’Occident se
rétracte, ne croit plus trop à sa fameuse mission civilisatrice à l'égard des
autres parties du monde. Oublier aussi que l’on voit de moins en moins l’État
d’Israël comme le petit à protéger mais plutôt comme le costaud qui n’a besoin
de personne.
Cela signifie que ce n’est
pas avec le peuple arabe de Palestine que le peuple juif de là-bas doit
coexister, mais avec l’ensemble arabe tout entier.
Et je vois que l’on n’est pas
parti pour accepter cela, ce qui fait que l’avenir me paraît fort sombre pour
les deux peuples considérés. Et c’est bien pour les deux que je m’inquiète. Je
n’ai pas de préférence. Là aussi se tient la distance qui me sépare, me
semble-t-il, de ces collègues.
Saint-Coutant – 2015
Une utopie anarchiste
ou que le
désir en est fort ancien
Chez les commentateurs
patentés, le revenu universel, devenu un thème de la campagne de la primaire de
la gauche, évoque les utopistes classiques comme Thomas More (1478-1535),
Tommaso Campanella (1568-1639), et surtout Thomas Paine (1737-1809). Trois
Thomas moins incrédules que leur saint patron.
En fait, la première version
connue de ce type de pensée est bien plus ancienne. Toutes choses égales par
ailleurs, on la trouve déjà dans la Bible, par exemple. À la fin du livre du
Lévitique (Wayyiqra en hébreu), au chapitre 25. Il est difficile de
dater ces textes mais ils peuvent remonter à l’époque du second temple,
peut-être au IVème siècle avant notre ère.
Je vais essayer d’en
extraire ici la logique, sans trop la déformer, en des termes plus faciles à
lire pour un contemporain que ceux du texte biblique.
Cette utopie est conçue en
un temps où la base de la société est le clan ou la grande famille, non
l’individu, et où l’origine de toute richesse est la terre. L’idée est que
celle-ci est donnée par Dieu et n’appartient donc à aucun être humain. À partir
de là, deux volontés sont à accorder.
D’une part, la volonté que
chaque clan puisse toujours conserver et gérer en toute liberté son moyen de
subsistance, c’est-à-dire la concession agricole qui lui a été assignée, ceci,
suppose-t-on, de façon égalitaire.
D’autre part, la volonté
d’éviter qu’à terme se créent des inégalités dues à toute sorte de facteurs, au
point que les uns puissent s’approprier la terre des autres et réduire ceux-ci
à la condition d’employés privés de liberté. Ce qui était bel et bien la
réalité à transformer.
La solution est apportée par
l’instauration du jubilé, période de quarante-neuf ans au cours de laquelle
chacun gère son affaire comme il l’entend, puis de l’année jubilaire qui suit,
pendant laquelle la situation première est rétablie avant que commence un
nouveau jubilé. Le terme de jubilé (yovél) est lié à la corme de bélier
qui sonne le départ de chacune de ces périodes.
De cette manière, chaque
clan est assuré de ne jamais perdre son moyen d’existence. Il bénéficiera de
l’usage des gains acquis ou subira la dureté des pertes pendant deux ou trois
générations environ. Pendant cette période, il pourra donc racheter la terre du
voisin, mais la génération suivante n’en héritera pas car la terre reviendra à
son premier habitant.
Bref, cette utopie vise à
limiter au maximum l’enrichissement des uns et l’appauvrissement des autres,
tout en tolérant une marge de différenciation liée à leur bonne ou mauvaise
gestion, toutes conditions extérieures égales par ailleurs.
Dans cette forme de pensée,
si la croissance survient, elle n’est pas due à l’accroissement et au
regroupement des moyens de production, mais provient justement, comme on le
voit dans nombre de textes bibliques, de ces conditions extérieures que sont,
par exemple, une météo bénéfique ou encore l’absence de guerre. Toutes choses
dont Dieu est le seul décideur.
Ce n’est pas la croissance
qui est recherchée, mais un mixte de liberté et de justice. En revanche, il est
supposé que l’ensemble du corps social bénéficiera ainsi de cette honnête
aisance qui est une condition de la paix. Au sens fort, holistique, de cette
paix (chalom). Comme si le processus d’enrichissement des uns au
détriment des autres nuisait par construction à cette dernière.
On remarquera que cette
utopie passe totalement sous silence la nécessité d’un pouvoir politique
surplombant l’ensemble des clans en présence et chargé de veiller au bon
fonctionnement du système. En ce sens, il s’agit d’une proposition de type
anarchiste.
En fait, ce qui tient lieu
ici d’État, c’est la décision collective de s’en tenir à la Loi, ou plutôt à
l’Enseignement (Thora). Un enseignement écrit reconnu par tous comme
autorité suprême (et dont fait justement partie ce livre du Lévitique).
Charte reconnue comme
autorité suprême par un ensemble de collectivités autonomes. Liberté d’agir modulée
par la justice sociale. Refus de l’accumulation par héritage. Préférence donnée
à l’enrichissement collectif. Tels sont sans doute les traits dominants de
cette utopie… dans lesquels on reconnaîtra nombre de recherches des premiers
socialistes de l’ère moderne.
On voit que le désir de
liberté et de justice sociale n’est pas une nouveauté dans le monde. Je pense
qu’il est né ici ou là dès qu’un pouvoir supérieur de type royal s’est
constitué, c’est-à-dire il y a des millénaires.
Double laïcité
ou deux luttes à mener
La République n’est pas par
nature ennemie des religions, mais seulement de ceux des mouvements religieux
qui la combattent. À ce sujet, quand on parle de la laïcité, il y a souvent
confusion entre deux luttes à mener. L’indice de cette confusion, c’est quand
on cite la loi de 1905 pour parler sans distinction, par exemple, de certaines
tenues dites islamiques. Ces jours-ci, j’entendais encore Élisabeth Badinter
faire cette confusion.
La loi de séparation des
cultes et de l’État prévoit que ce dernier ne reconnaît ni ne finance aucune
institution religieuse mais se porte garant de la liberté de culte. Elle
concerne des collectivités, non des personnes. C’est par extension de cette
logique que des tenues religieuses ostentatoires sont interdites dans certains
lieux qui dépendent de l’État. La question est donc celle de la fidélité de
l’État à l’égard de ce principe de séparation.
Mais c’est dans un autre
cadre juridique, celui qui assure à chacun et à chacune sa liberté de
conscience, que la question du voile islamique, pour garder cet exemple, se
pose plus généralement. Il y a en effet violation de la liberté d’une personne
majeure lorsqu’un comportement quel qu’il soit lui est imposé par quelque
autorité privée que ce soit. La question est alors celle de la protection des
personnes concernées, certes par les Pouvoirs publics mais aussi par la
vigilance des citoyens et de leurs moyens d’expression.
En pratique, il est clair
que ce second combat concerne le plus souvent la main-mise des hommes sur les
femmes et, de nos jours, certains milieux religieux, mais ce n’est pas la
raison de fond du combat à mener : religieuse ou non, la liberté
individuelle est à la base du lien républicain.
Saint-Coutant – 2017
Contre l’abstention
militante
ou la maladie juvénile
Dans le cadre de la campagne
électorale du second tour de l’élection présidentielle du 7 mai 2017, le
pasteur Jean-Paul Nunez a publié un texte intitulé S’abstenir c’est aussi
exercer son droit de vote. Paru sur Facebook sur la page du pasteur
Stéphane Lavignotte, il devrait l’être aussi sur le site du Christianisme
social.
Je lui réponds ici avec un
texte intitulé primitivement L’abstention militante ou la maladie
juvénile :
Mon cher Jean-Paul, tu
défends l’abstention face à Le Pen, moi je vote pour Macron. C’est ton droit et
c’est le mien. Point. On pourrait en rester là mais ton texte va plus loin, et
sur bien des éléments, je pense que tu y raisonnes comme une marmite. Voici
pourquoi en quelques points :
Sache d’abord qu’il n’y a ni
bonne ni mauvaise conscience dans mon choix, ni dans mon refus du tien, comme
tu le prétends, il s’agit là de catégories qui ne me conviennent pas, je suis
moi aussi capable d’en appeler à Luther à ce propos.
Tu rappelles que Macron,
c’est le capitalisme sous sa forme actuelle, particulièrement nocive. Bon.
Grande découverte. J’ai toujours milité contre cette peste-là, parfois
physiquement. Et pourtant je vais voter ainsi. Parce que ce moment (kaïros
pour les pédants) n’est pas celui de la lutte des classes mais celui de
l’antifascisme. On ne construit pas la maison du socialisme, on arrête le feu.
La construction c’est après, lors des élections législatives.
Tu fais comme s’il n’y avait
pas eu un avant à cette situation : un refus d’alliance de la part des
formations de gauche, refus qui nous a menés où nous en sommes. On crée la
possibilité d’un finale Macron-Le Pen, après on en refuse les conséquences.
Comportement de ceux qui ne peuvent s’allier qu’avec leurs semblables… ce qui
limite les possibilités.
Tu te targues de ne pas
accorder systématiquement au vote de valeur opérationnelle dans la lutte
anti-capitaliste. Je vois ça, cela s’inscrit dans une vieille distinction entre
luttes concrètes et débat parlementaire. La distinction me paraît valable mais
elle est inopérante, voire contre-productive, si elle se transforme en
opposition. C’est là aussi que doit jouer la dialectique.
Tu prétends que Le Pen au
pouvoir, ce ne serait pas aussi grave qu’on veut bien le dire car ça ne
tiendrait pas. On a vu ça ailleurs, et ça a toujours brisé des milliers de vies
avant qu’on ne puisse ramener les fachos à la raison. Je m’en tiens donc au
dicton qui dit que qui veut manger avec le diable doit avoir une grande
cuiller… que tu n’as pas, puisque tu refuses l’alliance dite républicaine,
c’est-à-dire bourgeoise. Le coup des mains propres… mais sans les mains.
Tu dis que Le Pen au
pouvoir, d’ailleurs, ça n’arrivera pas. Peut-être, mais grâce au vote de gens
comme moi. Merci de ta confiance, tu me charges de tes péchés. Je me
souviendrai de ne pas voter pour les gens de ta préférence, je ne verrais pas
trop de fiabilité ni de solidité dans leur éventuelle proposition d’alliance.
Tu te plains des anathèmes
(terme impropre) qui visent les gens qui veulent s’abstenir. Je vois autant
d’anathèmes (terme tout aussi impropre) à l’endroit de ceux qui, étant de
gauche, voteront Macron. Quinze partout. Mais là, on ne va pas pleurer, nous
sommes tous les deux des grands garçons, on n’est pas dans une cour de
récréation.
Tu mets là en scène une
sorte de pouvoir idéologique qui voudrait t’obliger à faire ce que tu ne veux
pas faire : tu es dans le fantasme, c’est un combat idéologique et rien
d’autre. Si je ne suis pas d’accord avec toi, je ne vais pas me priver de te
montrer ta connerie et toi la mienne. Le tout très amicalement.
Bref, avec toi, on est dans
la maladie juvénile de la contestation sociale.
2 mai 2017
Tree, ou l’Arbre à cul
À propos du "Truc" de McCarthy
Supposé évoquer au choix un
arbre de Noël ou un culot anal, il a été érigé puis saccagé sur la place
Vendôme. J’avais alors écrit ceci, le 18 octobre (2014, NDLR), sur la page Facebook
de mon pote Richard Bennahmias :
« Toute façon, j'me
marre, c'était pas un narb, c'était pas assez rigide pour qu'un clébard appuie
sa patte dessus pour pisser. C'était pas plus ganal que ça non plus, même pour
Granculier, le cousin à Grangousier. Trop souple. C'était juste un truc moche.
Avec une idée. Une idée en plastique. Toc. Vise un peu mon idée, comment
qu'elle est grosse ! Je m'en vas t'épatoustoufler. Ben je sais pas qui c'est le
plus con de ces deux intelligents, ou çui qui ll'a mis là, ou çui qui ll'a
crevé. Moi en tout cas j'aime mieux Jeanneton, ô gué, ô gué (référence
littéraire astucieusement placée là pour faire montrer quand même ma
culturation). »
Ce matin 21 octobre 2014, un
certain de Castelbajac, qui a l’air d’un expert plein d’expertise et qui est
invité à causer dans le poste à cause de ça, explique en substance sur France
Inter que l’art, c’est pas fait pour faire joli, c’est fait pour choquer, pour
provoquer chez les gens un retour sur ce qui est, sur ce qu’on est. Du coup,
moi qui n’ai vu dans le "Tree" en question que du moche, je me sens beauf,
vous pouvez pas savoir !
Donc, l’artiste officiel
McCarthy, exposant sur une place publique de la haute, concédée à lui par nos
autorités publiques, autant dire le Pouvoir, est là pour me choquer, me
provoquer à la réflexion sur mon pauvre réel en exhibant un machin géant qui
pourrait évoquer un arbre de Noël aussi bien qu’un culot ("plug")… Je
ferai deux remarques à ce sujet.
D’une part, il le fait en
anglais, m’indiquant par là que l’on réfléchit mieux dans la langue de la
finance internationale. Sinon il aurait traduit "Tree" par
"Arbre", comme on traduit communément le "Dourak" de
Dostoïevski par "L’idiot", ou "The Hay Wain", le titre du
tableau de John Constable, par "La charrette de foin".
D’autre part, sous couleur
de promouvoir l’art véritable, on nous fait en réalité, une fois de plus, le
coup de l’art officiel, financé par le Prince. L’art d’en-haut. Je suis
peut-être con, comme dit à tort mon ami Toma, un excellent calligraphe qui vend
sa production sur le marché de Lezay (Deux-Sèvres), ou comme disent d’innombrables
personnes sises dans le bas du tableau, mais je n’aime pas trop qu’on m’en
persuade ainsi sous le prétexte de me faire la leçon.
Voilà donc un exemple, parmi
tant d’autres, de cette façon que l’on a de couper la société en deux
catégories. D’un côté, le bon, le puissant, le riche (Place Vendôme…) et
l’intelligent, les cultivés comme il faut, ce qu’on appelle la France
d’en-haut. De l’autre, le peuple, multiple, divers à tous égards, mais que l’on
crée ainsi comme une entité à éduquer et que l’on renvoie à son incompréhension
native. Et l’on s’étonne qu’il se tourne vers le Front national !
Moralité : si vous
aviez vraiment voulu faire plaisir au bas peuple, vous auriez déplacé ce machin
rigolo de lieu en lieu. Dans ces lieux semblables au site de la Foire du Trône
ou aux places où se produisent les géants et les gilles du Nord. Vous l’auriez
appelé "L’Arbre à cul", ça aurait sûrement plu.
À gauche toute !
ou ce qui
reste à inventer
Le mouvement des Gilets jaunes
de ce novembre 2018 constitue en quelque sorte une réponse en forme de pied de
nez à ceux qui, dans les années qui ont précédé l’arrivée d’Emmanuel Macron au
pouvoir, et pour qu’il y parvienne, annonçaient la fin d’une opposition
fondatrice, celle de la droite et de la gauche. Une façon habituelle de déloger
la gauche du paysage politique. Voici ce que j’en écrivais sur ce site en
novembre 2015 :
Comme cette année qui meurt,
le clivage gauche-droite, nous dit-on, serait moribond. Ah tiens ? On
pourrait donc concevoir un système politique dans lequel les gens qui sont
exploités, ou exclus, ou méprisés, ou tout cela à la fois, continueraient à
l’être avec plaisir, ou, au minimum, avec résignation…
Nous continuerions à
accepter qu’un grand nombre d’entre nous soient au chômage pourvu que la
machine tourne plus ou moins bien pour les autres. Nous penserions normal que
les salaires du plus grand nombre ne suffisent pas, que les horaires de travail
s’allongent pour le même prix, que des populations entières soient reléguées
dans des ghettos, que les services publics s’amenuisent, que de larges zones du
territoire s’en passent et que leurs habitants se paupérisent, voire se
clochardisent, etc.
De la même manière, nous
serions heureux de voir les plus riches s’enfermer dans des quartiers luxueux
bien défendus, des patrons gagner des sommes fabuleuses tout en saccageant
l’avenir de leurs entreprises, des médecins se sucrer au passage ou refuser
d’aller soigner dans les coins paumés, des… mais allez, j’en passe. Et que tout
cela leur paraisse à tous le juste salaire de leur éminente somme de talents et
d’intelligence, à eux qui, pour la plupart, ont surtout bénéficié des avantages
de leur naissance.
Il y aurait une gauche qui
accepterait tout cela pour la raison que la droite l’aurait rejointe dans sa
recherche de la justice. Et il y aurait une droite qui serait heureuse de cela
parce que la gauche aurait compris que l’efficacité (à venir…) passe par de
tels sacrifices. Voilà qui arrangerait bien des gens, c’est sûr !
Malheureusement pour eux, ce
n’est pas vrai, le clivage existe toujours. Ce qui est vrai, en revanche, c’est
qu’il ne s’exprime pas dans le réel politique qui nous est présenté
aujourd’hui. Ce qui s’expose sur la scène n’a pas grand chose à voir avec ce
qui se vit dans la salle. C’est en effet la résignation du plus grand nombre –
les oubliés de la fête – qui prévaut, faute d’un langage qui lui soit propre et
qui soit apte à rendre compte du réel en vue de le transformer.
Ceux que cela arrange, ou
ceux que cela trompe, y voient la fin du fameux clivage. Mais ce qui est
moribond, c’est l’ensemble des conditions dans lesquelles la parole et l’action
politiques se proposent aujourd’hui au plus grand nombre. Et c’est la capacité
d’un peuple d’autant plus assujetti, désormais, qu’il est atomisé, à se
considérer comme un ensemble, certes divers mais cohérent, capable de se faire
sujet de son histoire.
C’est là, sur cette scène du
pouvoir où la foule bigarrée des spoliés a disparu du spectacle, que le clivage
tend lui aussi à disparaître.
Je ne pense pas, pour
autant, ce peuple assujetti semblable à ce qu’il était autrefois, au temps d’un
prolétariat massif, apte à être organisé en parti se voulant révolutionnaire.
Les conditions sociales ont changé, et se faire organiser par d’autres – les
activistes à tête formatée – n’est de toute façon guère enviable, ni efficace,
pour un peuple quel qu’il soit… comme on a vu à l’Est.
Et aujourd’hui, comme on le
voit cette fois dans l’Ouest latino, devenue purement et simplement populiste,
cette gauche-là n’a guère de solutions viables à proposer. Que Mélenchon s’en
avise !
C’est donc la résignation
qui l’emporte plus ou moins aujourd’hui, toujours susceptible, néanmoins, de se
voir remplacée ici ou là par un coup de colère ponctuel, ou de faire place à
l’emballement populaire pour quelques icônes porteuses de solutions toutes
faites, à base de vindicte imbécile, le tout relayé par quelques histrions
habiles à dresser les uns contre les autres. Le degré zéro de la pertinence
politique.
Tout est donc à reconstruire
d’une gauche qui soit elle-même. Celle qui n’est rien d’autre que la force
collective issue de l’ensemble, divers mais coordonné, des milieux qui veulent
une avancée vers la justice. Et c’est urgent, car c’est cela maintenant ou
l’explosion demain.
Mais qu’est-ce qu’un parti
de gauche, aujourd’hui ? Rien, ou si peu. Je le dis de tous ceux qui se
veulent tels. Aucun n’a pensé le réel, ou s’il en est un qui prétende l’avoir
fait, il s’est montré incapable de passer à la réalisation. C’est qu’un parti,
au sens actuel, n’est pas la solution. Au mieux, c’est un club de militants, au
pire un cénacle de notables. C’est en tout cas un milieu qui exclut. Ceci par
construction et de bien des manières, et pour de nombreuses raisons supposées
doctrinales.
Pour moi, il n’y a qu’une
chose à faire si l’on en est, et c’est de foutre le camp, ou, au plus, de s’y
tenir à la marge. La force politique de gauche est ailleurs, qui reste à naître
comme formation capable d’agir.
Elle ne peut venir que du
bas et du multiple. De ces innombrables et divers mouvements, initiatives,
associations, inventions, tentatives, entraides, clubs, fraternités dont le
pays fourmille. Actions citoyennes, militantes, bénévoles ou non, privées aussi
bien que publiques ou semi-publiques, laïques ou confessionnelles, locales ou
régionales, fédérées à tous les niveaux aussi bien qu’isolées ou de voisinage.
Mais actions fraternelles, exigeantes et bienveillantes issues du peuple.
À toutes, il ne manque le
plus souvent que de se savoir nées de l’esprit véridique de la gauche. De son
esprit natif, celui des tout premiers socialistes. De porter le ferment d’une
gauche à inventer ensemble. À construire selon de nouveaux modes relationnels.
À représenter selon de nouveaux modes de désignation.
Là, tout est à faire. À
recommencer, à réinventer. Le tout de ce que les anciens ont désiré, imaginé,
voulu, et qui s’est délité. Et si cela se fait un jour, on verra bien si le
clivage a disparu.
En ce novembre 2018, je n’ai
rien à retirer à ce qui précède. On constate aujourd’hui, avec les Gilets
jaunes, insaisissables pour un pouvoir de type technocratique, ce qu’a produit
l’absence d’une gauche politique capable, au nom des gueux de ce temps, de
porter la critique et la proposition au niveau d’un langage audible pour le
plus grand nombre. Nous n’en sommes peut-être qu’au coup de colère ponctuel
auquel je faisais allusion, mais peut-être aussi en sommes-nous à l’aube de
l’explosion destructrice qui menace… ou qui couve un renouveau.
Saint-Coutant – 2015-2018
L’utopie du cœur
ou l’anti-pyramide
Il est supposé qu’à la base
de la société se trouvent des gens à problèmes qui ont pour objectif dans la vie
de monter en direction du sommet pour rencontrer moins de difficultés. Devenir
même des premiers de cordée s’ils le peuvent. Je simplifie, pour indiquer que
l’image est celle de la pyramide sociale, avec une large base qui n’a pas de
chance d’en être là, et une pointe toute fine qui a tout compris et tout reçu.
Mais changeons
l’image : désormais, vous voyez une foule de gens divers qui interagissent
les uns en fonction des autres dans l’idée de produire de quoi financer,
nourrir, vêtir, loger, enseigner, réjouir, consoler, bref, faire marcher toute
la boutiquerie. Il s’agit alors d’un organisme complexe qui constitue le cœur
de la société. Le cœur, non la base. Le cœur, non les marges, constituées de
tous ceux qui ne désirent ou ne peuvent interagir que faiblement ou qui
n’interagissent que négativement, prenant sans donner.
Ce cœur de la société n’est
pas clos, il est en constante interrelation avec tout ce qui le constitue de
façon transversale, qu’il s’agisse des éléments, des autres espèces, des événements
de toute sorte, et, bien entendu, les sociétés autres.
(dans une perspective
biblique, le cœur de la société comprend lui-même un cœur, constitué des plus
démunis, quel que soit le mode de leur faiblesse ; c’est-à-dire que c’est
la marge qui compose le cœur, comme quand on retourne un habit)
Selon cette image, les gens
du haut de la pyramide deviennent des éléments du cœur de la société parmi
d’autres. Ils n’en sont plus les éléments supérieurs chargés de diriger
l’ensemble en fonction de leurs intérêts tant matériels que spirituels, ni même
en fonction de l’idée qu’ils se font du bien des autres.
Ils ne sont pas non plus le
centre du cœur de la société, mais un de ses éléments notables. Ils exercent
désormais une fonction qui n’a de sens que dans la mesure où elle est
productive au regard des besoins de l’ensemble. Productive à tous égards,
sachant que les besoins comme les passions de l’humain sont fort divers.
Ce qui compte alors pour
chacun en tant que personne sociale, selon cette image, c’est l’intérêt
particulier qu’il trouve à son œuvre propre au sein de l’ensemble. À la valeur
de son travail. Ceci quel que soit le type de travail considéré, femme de
ménage ou directrice d’usine, universitaire ou agriculteur, aidant ou gendarme,
manutentionnaire ou chercheuse, poète ou plombier...
On ne peut certes imaginer
qu’une telle société puisse résister à l’adversité, toujours présente en
quelque manière, sans accepter malgré tout que soit installée une fonction de
régulation chargée de la maintenance et de la protection du tout. À ce sujet,
certaines sociétés dites premières offrent une leçon : ceux qui exercent
cette fonction en leur sein sont traités en serviteurs que l’on tient à l’œil,
dont on exige de la réussite et dont on se moque quand ils se montrent
maladroits.
Saint-Coutant – mars 2019
Un signe des temps
ou la mort du tout-toujours-déjà
Comment discerner les signes
des temps ? L’incendie de Notre-Dame, par exemple, représente-t-il un de
ces signes ? Comme beaucoup, je crois, sur le moment j’ai senti que oui.
Voici comment :
Ce qui, de nos jours, plus
généralement, est parti en fumée, plus que le bois d’une cathédrale, c’est,
ai-je ressenti, une idée.
L’idée du
Tout-toujours-déjà, du kat’holos, cette façon de prétendre parler soi
seul pour le tout, un tout constitué une fois pour toutes, version catholicisme
comme version jacobinisme.
La version léniniste avait
montré la voie, le vacarme de son effondrement nous avait caché qu’il n’était
qu’un élément de l’histoire de ce temps, provoqué par une puissante lame de
fond de l’histoire.
De même que s’annonce, en
fait de religion, une nébuleuse éclatée d’aumôneries plus ou moins illuminées,
de même que s’émiette l’ensemble des mouvements politiques répertoriés et
centralisés, de même, la République perd sa capacité à rassembler la Nation par
l’efficace d’une administration d’État.
L’idée du Tout, si elle
garde un sens, n’évoque plus les constructions inamovibles du passé mais les
assemblements à construire de l’avenir. Assemblements en voie perpétuelle
d’élaboration, non rassemblements de forces assermentées.
Le Tout devient une utopie à
réaliser sans l’illusion d’une réussite assurée. Il devient enfin, non un
principe, mais tous les gens. Ces divers et multiples, ces habitants d’un monde
explosé que nul ne comprend, aux deux sens du mot : que nul ne rassemble
en un tout ni n’interprète valablement.
Nous nous trouvons en ce
temps où tout est à inventer, tant l’institution que le politique ou que le
religieux. Jamais on n’a eu autant besoin de prophètes, de physiciens, de
philosophes et de poètes. Sans eux, ces artisans, seul demeure le banquier,
devenu, de simple et utile prêteur, l’unique esprit du monde.
Nota : Le terme grec kat’holos, qui signifie
selon le tout, est l’étymologie du mot "catholique". Les protestants
le traduisent par le mot "universel".
Saint Coutant, avril 2019
La boucle
ou la
déification
Un capitalisme financiarisé
et mondialisé (CFM) a besoin de nous formater pour faire de nous des
consommateurs et des producteurs liés en une sorte de "boucle
étrange"*, par construction emprisonnante et totalitaire.
Dans la mesure où il y
parvient, il devient l’égal d’un dieu pour les humains que nous sommes et, par
là-même, seigneur absolu du monde, du moins du monde que nous avons remodelé à
notre image. Où l’on voit qu’il n’est pas loin d’être nous-mêmes, les humains,
ou plutôt notre imaginaire social** porté à son accomplissement.
Il s’agit du mode actuel, en
cours, de la permanente déification par elle-même de l’espèce humaine. Ce qui
ne veut pas dire qu’il est indémontable.
* La notion de "boucle
étrange", définie par Douglas Hofstadter, désigne un système binaire
unidirectionnel dans lequel le développement d’un élément aboutit toujours à
l’autre élément, et réciproquement. Cette notion n’est pas dialectique,
c’est-à-dire qu’elle ne suppose aucune possibilité de transaction entre les
parties, en l’occurrence les consommateurs et les producteurs (qui sont à peu
près les mêmes).
** La notion d’imaginaire
social, telle que l’a définie Cornélius Castoriadis, désigne l’ensemble des
créations libres et immotivées qui créent le langage, les institutions, la
forme même de l'institution au sein d’un collectif, ici, en l’occurrence,
l’espèce humaine remodelée par le CFM.
Te goure pas de
cible !
ou
l’erreur des Gilets jaunes
Au fond, l’épisode des
Gilets jaunes aura été anti-social. Non que leurs exigences aient été
infondées, loin de là ! Mais leur mouvement fait perdre de vue les vraies
luttes sociales, qui opposent, non les riches et les pauvres, ni le peuple et
le pouvoir, comme ils le croient, mais le capital et le travail, ceci au niveau
mondial.
Un capital financiarisé
totalement détaché du réel des gens et hors de portée d’un gouvernement
national, d’une part, et d’autre part un travail comme par hasard délocalisable
et de toute façon éparpillé façon puzzle.
On peut prendre tout ce
qu’on voudra aux riches pour le donner aux pauvres, ça n’empêchera pas que l’argent,
même réparti autrement, travaillera au bénéfice des puissances qui régissent
les acteurs de la finance, et selon leurs vues. Du moins tant qu’ils ne seront
pas tenus en laisse par des pouvoirs mis au service de l’intérêt public.
Tous, pauvres et moins
pauvres, seront en effet amenés à consommer ce qui rapportera à ces puissances,
d’ailleurs le plus souvent impersonnelles, et à produire en conséquence à
l’endroit et de la manière qui leur conviendra
Bref, les vrais patrons ne
sont pas les gouvernements nationaux. Ceux-ci ne peuvent que se plier à la
logique imposée mondialement par les vrais pouvoirs. À moins qu’ils ne se muent
en puissants syndicats de défense des peuples, ce qui suppose qu’ils émanent de
mouvements sociaux transnationaux bien autrement efficaces que celui des Gilets
jaunes.
On peut dire cela
autrement : les Gilets jaunes ont retrouvé le sens de la fraternité, mais
ils n’ont pas pigé, semble-t-il, que celle-ci dépasse cent mille fois leur cas…
et que la lutte est longue.
Saint-Coutant
– mai 2019
Sur le droit au blasphème
Lettre
ouverte à Caroline Fourest
.
Madame,
« Je suis
blasphème », proclamez-vous* afin d’apporter votre soutien, à la manière
du célèbre "Je suis Charlie", à quelques personnes inquiétées ou menacées
pour avoir insulté telle ou telle religion. Il s’agit aussi pour vous de
rappeler, à juste titre, que la loi française ne condamne pas l’injure à
religion.
Votre déclaration me
convient, mais elle suscite aussi en moi un zeste de malice. C’est que je ne
suis pas toujours en mesure de m’écrier moi aussi "Je suis
blasphème" : en certains cas, je n’en ai ni la possibilité ni le
droit. Voici pourquoi :
Je suis autorisé à
blasphémer contre toute religion, certes, mais il m’est impossible d’injurier
la religion de l’athée ou de l’anticlérical qui injurie ma religion… Il y a
donc là une disposition asymétrique. Et voudrais-je alors me retourner
directement contre lui que je tomberais sous le coup de la loi. Je suis donc
sans défense.
La violence de quelqu’un
m’atteint, m’offense, car c’est ainsi que je ressens, simple exemple, une
incitation à enculer Jésus, lui que je révère, mais la loi m’interdit de
répondre. Je n’ai personne à enculer.
Ce qui est tout de même
injuste puisque ni moi ni l'Église à laquelle j'appartiens ne sommes coupables
des authentiques violences religieuses qui motivent l'ire des
blasphémateurs !
Qu’on me comprenne bien. Je
ne demande pas, en réalité, à pouvoir me défendre. À Dieu ne plaise que
j’enculasse quiconque !
J’appelle simplement des
gens de votre qualité, et dont je partage la plupart des idées, à reconnaître
publiquement ce fait qu’en droit, la loi que vous défendez tout comme moi,
m’interdit toute réparation d’une offense pourtant bel et bien infligée.
Ce qui discrédite un tant
soit peu, à mes yeux, malgré tout, la validité universelle de ce fameux droit
d'injurier à tout vent. On a le droit, certes, mais c'est quand même, parfois,
une connerie.
Veuillez agréer, Madame,
l’expression de ma sincère admiration.
Jean Alexandre, pasteur
émérite
* Marianne du 31 janvier.
Vaincre l’insensé
Ou la spiritualité antivirale
On a pu lire récemment dans
Réforme quelques interventions destinées à mettre en garde contre une politique
sanitaire qui, usant de moyens coercitifs, s’en tiendrait à préserver la santé
physique, purement biologique, de la population, ce qui nierait en l’être
humain la culture, la spiritualité, la relation. Il s’agirait d’ailleurs,
semble-t-on penser, d’une orientation qui contreviendrait à une éthique
protestante qui privilégie ces mêmes valeurs.
Je respecte bien entendu
cette opinion, mais ne voudrais pas qu’elle apparaisse comme une sorte de doxa
officielle du protestantisme à ce sujet. Il me semble en effet qu’elle
ressortit à ce que j’appellerai un excès, ou à un accès d’abstraction, mal
professionnel qui touche souvent théologiens et philosophes. C’est pourquoi je
propose ce qui suit à la lecture.
Dans la vie quotidienne,
quand on est malade, on reste chez soi, on ne va ni au temple, ni au théâtre,
ni au cinéma, ni au concert, ni au musée, ni même au parc. On évite le contact
des gens qu'on aime. Cela pour différentes raisons dont la plus spirituelle est
qu'on ne veut pas risquer de contaminer son prochain. C’est pourquoi l’on ne
conteste pas le droit de son médecin à imposer pour un temps certaines
restrictions ou médications, ceci sous réserve que le dit médecin en ait
expliqué les raisons, les effets et les inconvénients.
Bref, on ne se sent pas
assujetti à un pouvoir purement matérialiste. On sait que ce n'est pas le
médecin qui maltraite, mais la maladie. Et un jour, guéri, on reprendra comme
devant le cours de sa libre existence. Ceci sans avoir soupçonné par principe
le médecin d’une quelconque volonté dernière de maintenir son patient sous sa
sujétion pour l’éternité.
En revanche, nos théologiens
ou philosophes, une fois en bonne santé, excipant de leur spiritualité d'hommes
libres et sains, me semblent mettre en cause, sans doute sans le savoir ni le
vouloir, la spiritualité en acte de celles et ceux qui se tuent à tenter de
soigner, protéger, renseigner.
Lorsque je parle de
spiritualité en acte, j'ai en tête aussi bien celle des gouvernants ou des
professeurs de médecine que des soignants, enseignants, aides à domicile, bref,
tous ceux qui sont à la manœuvre et dont l’office quotidien me paraît lié à une
spiritualité laïque qui est une des marques de notre pays.
S'agit-il de démoraliser
ceux qui se battent ? Les gens meurent ou risquent de mourir, ils les soignent.
Il y a de gros dégâts, en tout genre, car c'est la maladie qui commande, elle
qui se moque de la crise qu'elle cause. Qui dit alors qu’ils prennent les
mesures dont ils disposent en pensant que la vie est davantage biologique que
sociale et relationnelle ? Cela me paraît une pétition de principe qui repose
sur le déni de la spiritualité de ces gens-là, elle qui accompagne le travail
de ceux qui luttent contre l'état de fait qu'est la pandémie.
Au nom de quoi, ce déni ? On
fait face à l'urgence, c'est tout, pris à la gorge, usant des outils qu’on a,
avec pour seule raison de voir tout le monde retrouver le plus vite possible la
totale valeur de la vie.
Exemples : lorsqu'un
soignant (de la femme de ménage de l'hôpital au professeur de médecine) accepte
de prendre le risque de mourir pour sauver la vie des patients, en quoi peut-on
dire qu'il ne prend en compte que leur vie biologique ? Curieux déni de sa
spiritualité !
Lorsqu'une professeure des
écoles passe des journées et des soirées de confinement à tenter de rattraper
la brebis perdue, déconnectée du système scolaire, le fait-elle pour le
programme ou pour la qualité de vie future de cet enfant ?
Lorsque les aides à domicile
viennent deux fois par jour s'occuper d’une personne impotente, elles le font
seulement pour la tenir propre ? Non, elles sont plutôt, selon mon expérience,
pleines d'attention et de bonté pour ce qui demeure de vivacité intellectuelle
et relationnelle chez leur patient.
C'est là que se place pour
moi la spiritualité réelle des gens, dans ce qu'ils font de beau et de bon en
dépit du malheur des temps. Parce que la vie est toujours, pour eux, bien plus
riche que le seul aspect sanitaire.
Eh bien, j'élargis cela à
l'action de nos pouvoirs publics, hélas souvent mal préparés et maladroits il
est vrai, mais désireux d’apprendre et de vaincre le virus, c’est-à-dire
l’insensé, au sens propre, de la mort aveugle. Une action bien plus évangélique
(Matthieu 25) que celle de certains pays connus pour leur intense spiritualité
alliée à une absence totale de sens social.
Il est vrai que ce qui est
en cause avec cette pandémie, c’est bien plus que la vie matérielle (si cette
expression a un sens chez les humains), mais il ne convient pas de se tromper
d’ennemi : seul le virus en question se moque de cela, totalement dénué
d’intérêt qu’il est par nature pour ce qui fait notre vie pleine et entière.
Ce que je craindrais pour ma
part, au cas où l’on ne mettrait pas tout en œuvre pour l’éradiquer, ce serait
plus simplement le permis de tuer concédé à qui passerait ici ou là. Or le rôle
de l'État est de protéger du danger, en effet. On aurait un peu vite fait de
passer sans frémir sur le danger de mort... des autres.
Car cette pandémie n’est ni
une petite ni une grosse grippe, elle tue tout ce qui passe à sa portée,
d’ailleurs de façon inégale, à moins qu’on ne l’arrête. Ce faisant, elle
détruit aussi notre capacité à vivre pleinement. Elle ne s’éteint pas
d’elle-même et peut devenir incontrôlable. D’où, par exemple, l’inquiétude de Jo
Biden face à ce qui attend les États-Unis.
Il est angélique, d’autre
part, ce déni des corps ! Comme si, contraints ou non par le réel, masqués ou
non, ceux-ci n’étaient pas toujours culturels, spirituels, relationnels ! Un
simple masque, même une solitude imposée pour un temps, vous empêcheraient de
penser, de ressentir, d’échanger, d’aimer, de prier ? Derrière tout cela se
tient ce bon vieux dualisme de la matière et de l’esprit.
Plus trivial : le
danger immédiat encouru par ces penseurs consiste, ce me semble, à affaiblir
encore la confiance mise dans ceux qui sont aux manettes, et donner des raisons
à la cohorte inquiétante des complotistes et autres démagogues.
Saint-Coutant, décembre 2020
Plus jamais ça !
ou les raisons du blasphémateur
À propos du blasphème, les
protestants ont su jouer le rôle à la fois critique et pacifique qui leur est
propre. Je note cependant un manque dommageable dans leur discours, la
fréquente absence du point de vue de "l’humoriste" qui prend le risque
d’être accusé de blasphème et d’en mourir. On ne s’adonne pas à cela sans une
bonne raison ! Exposée, elle aurait peut-être mis en lumière le rôle
néfaste qu’ont joué les religieux au cours de notre histoire… Un rôle moins
lénifiant que ce qui en est dit le plus souvent.
Pour oser, au risque de sa
vie parfois, ce qui paraîtra à certains un insupportable blasphème, il faut
nourrir en soi un sacré ressentiment contre tout ce qui s’apparente à de la
religion ! Profond et bien ancré. Durable. Et en effet, l’un des traits
marquant de la religion qui a dominé en France pendant des siècles, c’est bien
une domination coercitive, prégnante et bien ancrée dans la vie des gens,
intime comme publique.
Pour se souvenir de cela, il
suffit de lire par exemple un de ces manuels du confesseur qui a servi à
l’Église catholique pour détenir le contrôle absolu, par la confession
auriculaire obligatoire, non seulement sur le comportement des gens, sur leur
conformité au modèle imposé, mais sur leur âme-même. Nul besoin alors de Big Brother.
Quant au protestantisme,
combien d’existences viciées, tordues par la présence d’un aigre puritanisme
enté sur un littéralisme maniaque, maladies d’autant plus pernicieuses qu’elle
étaient – et restent parfois – intériorisée ! Combien de malheurs intimes !
La mémoire des peuples est
longue, serait-elle plus ou moins enfouie dans l’inconscient. Le nôtre est
marqué par cette empreinte-là d’une religion ressentie comme oppressive. Il en
est comme marqué au fer, il ne risque pas d’oublier. Or voici qu’une religion
nouvelle s’installe, qui semble porter en elle, elle aussi, tout naturellement,
ces caractéristiques d’un pouvoir oppressif dont on pensait s’être à peu près
débarrassé…
Plus jamais ça !
s’exclame le crayonneur de la vox populi.
Et il renvoie, symboliquement mais sans ménagement, sans autre considération,
leur visage de violence à tous ceux-là. Cela s’appelle une caricature :
vous-même annihilé par le ridicule. Bien sûr, on le tuera, mais l’indignation
qu’il porte ne s’éteindra pas pour autant.
Et d’ici à ce qu’elle quitte
ses semblables et que naisse en eux la confiance, il faudra que les religions
donnent bien des preuves de leur… conversion.
31 août 2020
Après la colonisation…
ou quittons le pathos
Comme l’a rappelé
judicieusement Natacha Polony dans l’hebdomadaire Marianne*, la France n’a pas le monopole de la colonisation de
l’Algérie. L’ont précédée dans cet emploi l’Empire romain, les califats arabes,
l’Empire ottoman, ceci sans solution de continuité.
C’est de la même manière que
l’Empire britannique a colonisé nombre de régions du monde, l’Empire russe pas
mal de régions non russes, que l’Empire chinois a fait de même chez ses voisins
en les phagocytant, que l’Empire japonais s’est approprié la Corée, Taïwan et
la Mandchourie… Sans parler de l’Espagne, du Portugal, de l’Éthiopie, des
Pays-Bas ou même du Danemark. Etc. Tel est le propre d’un empire, conquérir et
assujettir.
La France a donc fait cela,
qui est tout à fait condamnable au regard du droit des formations humaines
constituées à vivre libres et autonomes. Il convient cependant de souligner que
toute ethnie qui en a eu les moyens s’est comportée ainsi, à la seule exception
des populations de chasseurs-cueilleurs ou de la plupart des peuples nomades.
Elle l’a fait selon les moyens
usuels de la prédation, de la violence, de l’injustice et de l’oppression,
parfois de la cruauté, sans égards pour la dignité des peuples soumis. Du moins
le plus souvent et en tout cas de façon systémique. Ce qui n’annule pas mais
relativise fortement le mérite des apports positifs qui ont accompagné cela, le
plus notable étant celui d’une langue commune.
Elle l’a fait en se
prévalant paradoxalement d’une civilisation à valeur universelle, porteuse de
justice, de science et de beauté. Ce qui a créé souvent chez les colonisés un
sentiment contradictoire, malheureux et aliénant, d’amour/haine mais a pu
constituer aussi un outil de libération.
La France s’est donc
comportée selon la règle habituelle de la puissance. Il n’y a pas lieu de s’en montrer
fier, ni de s’en sentir plus coupable que d’autres. Elle a eu l’opportunité de
le faire, ayant souvent eu à se défendre victorieusement, de son côté, d’autres
colonisateurs éventuels, tant elle a vécu selon les us et coutumes de la
période historique qui l’a vue se constituer et perdurer en tant que nation.
Il s’agit d’une partie de
l’histoire de l’espèce humaine, qui est tout sauf une espèce gentille…
Au cours de cette longue
période, de grands empires se sont effondrés, espagnol et portugais d’abord,
puis britannique, français, ottoman, japonais. D’autres, moins conséquents, ont
fait de même.
Par ailleurs, le mode de
fonctionnement de la colonisation a évolué car les empires restants se trouvent
désormais gigantesques et en tout petit nombre. Leurs moyens de destruction
étant devenus trop radicaux en cas de concurrence et de conflit entre eux, leur
domination s’exerce le plus souvent par une mainmise à distance.
Elle le fait selon des voies
à la fois financières, technologiques, culturelles et idéologiques, parfois
religieuses. Lesquelles ne manquent cependant pas de susciter toute sorte de
violence au sein des peuples dépendants que les empires actuels manipulent au
gré de leurs intérêts.
Dans ce nouvel
environnement, les peuples qui ont fait les frais de la colonisation française
se trouvent face à une nation qui a contribué à les façonner mais qui est
privée désormais des moyens de maintenir sa domination sur eux.
Chacun doit s’en persuader,
la France ne sera plus, en aucune manière, une puissance coloniale. D’autres
chercheront à la remplacer où et quand ils le pourront quoique selon de toutes
autres modalités, adaptées à la période régnante. Pendant ce temps, elle est
entrée elle-même dans des dépendances ou des adhésions d’un autre genre, comme
l’OTAN et l’Union européenne.
Aussi bien pour elle que
pour ses anciennes colonies, il convient de savoir alors ce qu’on fait, ou ne
fait pas, de ce qui existe, du constat qu’on en fait, ceci à tous égards.
S’inspirant de ce mot de Jean-Paul Sartre, « L’essentiel n’est pas ce
qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il a fait de ce qu’on a fait de lui »,
chacun ferait bien de laisser de côté un pathos évidemment légitime, et de
s’atteler à ce programme, que ce soit chacun pour soi ou collectivement.
* 8 octobre 2021.
La tragédie d’aujourd’hui
ou notre force
On a beau jeu d’être pour la
démocratie quand on fait partie de ceux qui bénéficient de la richesse, de la
science et de la puissance acquises
grâce, entre autres, aux retombées d’une prédation multiséculaire
d’autres peuples comme de toute la planète. Une démocratie nourrie et
refaçonnée aujourd’hui par l’esprit nihiliste de la financiarisation mondiale.
Une démocratie pétrie d’orgueil face aux peuples moins ″éclairés″.
Une Europe démocratique plus
intelligente, consciente de ce qu’elle est et de ce qu’elle a montré
d’elle-même aux autres peuples, donc moins arrogante, aurait dû comprendre
qu’on ne méprise pas impunément un puissant adversaire désormais vaincu, et
qu’un retour de bâton est à attendre de sa part, nourri de rancœur et
d’humiliation. On l’a vu en 1991 en Russie comme on l’avait déjà vu en
Allemagne en 1933 et l’on sait comme cela y a pourri les esprits et les cœurs.
″Il n’y a pas un
juste, pas même un seul″, lit-on dans les Écritures. Parole fort
pertinente aujourd’hui où un Occident perverti fait face à une Russie pervertie
par l’autocratie et la ploutocratie. Or il y a aussi une victime, l’Ukraine. On
dira à juste titre qu’elle ne s’est pas montrée plus juste que les autres mais c’est
elle qui reçoit les bombes sur la tête pour avoir voulu justement rejoindre
notre Occident démocratique.
Ceci parce que, au-delà de
sa perversion native, la démocratie fait aussi la preuve, au moins dans l’Union
européenne, que l’entente, l’écoute mutuelle et la négociation sont plus
efficaces et plus favorables à la prospérité que la force nue des dictatures.
C’est aussi qu’elle en a les moyens.
Envahir l’Ukraine, c’est
donc pour le régime autocratique de M. Poutine nous montrer sa force retrouvée,
faisant ainsi la preuve, du moins à ses yeux, de la supériorité de son esprit
et de son modèle.
À sa suite, d’ailleurs,
d’autres peuples, écrasés et spoliés par nous au cours de leur histoire, de la
Chine aux anciens colonisés d’Afrique ou d’ailleurs, ont peine à voir en nous
des défenseurs de leur cause !
Certes, là aussi, une Europe
plus consciente de son histoire aurait peut-être pu proposer bien plus tôt aux
uns et aux autres un effort commun de redéfinition de nos relations sur une
base cette fois communautaire, pacifique et équitable. Nul doute que nous
serions alors plus à l’aise aujourd’hui face à Poutine.
Mais où a-t-on vu dans
l’histoire une grande puissance reconnaître ainsi, sans y être contrainte, les
fautes de son comportement passé et renoncer à leurs effets ? Si les
Européens y parvenaient, quelle victoire sur eux-mêmes et quelle avancée sur le
chemin des peuples !
Pour le moment, notre
histoire a montré en tout cas que la victoire née d’une attitude violemment
réactionnelle laisse présager de nouvelles avancées de la part de celui qui la
revendique. Nous pouvons donc présager que, si j’ose dire, la dévoration de
l’Ukraine est le début de la nôtre ou de celle d’une part de nous-mêmes. Si
cela est vrai, nous n’avons pas le choix, nous sommes contraints de combattre
l’ogre.
Cela, nous en éprouvons
confusément la sensation plus que la certitude, et cela nous pousse à
considérer les Ukrainiens comme d’autres nous-mêmes qui seraient en danger (ce que
le malheur d’autres peuples plus lointains ne nous inspire pas, hélas !)
C’est pourquoi, selon la
logique de la guerre, logique qui ouvre un temps dans lequel les bonnes ou
mauvaises raisons des uns ou des autres n’ont plus de poids, il n’y a pas pour nous
d’autre voie, donc, que celle qui consiste à user de notre force pour contrer
celle de l’adversaire.
Cela peut évidemment se
faire dans le cadre d’une négociation… à condition que l’évidence de notre
force le permette. Or on sait que la puissance militaire russe est supérieure à
celle de l’Union Européenne. On sait bien aussi que les États-Unis d’Amérique
ne combattront plus sur le sol européen. Deux raisons pour lesquelles il ne
reste aux uns et aux autres que l’arme des sanctions économiques.
La guerre, alors, ne tue pas
par les armes, mais par le dénuement. Voilà donc où nous en sommes :
affamer le peuple russe que nous aimons. Il doit bien exister un chœur de
tragédie grecque qui pleure cela.
Prades-le-Lez, 15 mars 2022