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Charonne, années 40

 

 

 

Il s’agissait d’un feuilleton hebdomadaire commencé le lundi 23 décembre 2013

et terminé le 28 juillet 2014. J’avais eu envie de revisiter l’ambiance de mon enfance,

vécue dans un faubourg parisien pendant les années du péril vert-de-gris*.

Signe de l’âge…

 

* Le vert-de-gris est le nom de la couleur de l’uniforme de l’infanterie allemande

pendant la Seconde guerre mondiale.

 

 

On pourra cliquer ici pour trouver la liste des chapitres

 

 

 

Charonne, années 40

 

Récit complet

 

 

1

 

Autour du Godin

 

« Jeannot, réveille-toi, viens vite, le Père Noël est passé ! »

Je dormais profondément, on a fêté Noël la veille au soir, mais il ne me faut pas longtemps pour me dresser, sauter hors du lit de mes grands-parents et courir vers la porte entrouverte d’où l’on m’appelle.

 

Il fait encore nuit, ce vendredi 25 décembre 1942, et sans la lumière venue de l’autre côté de cette porte, on n’y verrait rien de rien, tant sont efficaces les épais bandeaux de papier noir qui recouvrent les vitres de la fenêtre pendant la nuit. Pas une lumière ne doit se laisser voir de l’extérieur. Le black-out, étroitement surveillé, immeuble par immeuble, par les patrouilles de la Sécurité civile, empêchera d’éventuels avions anglais survolant Paris de se repérer.  

Dans la chambre, le froid est vif, mais j’entends le feu de ligot crépiter déjà dans le Godin. Mon grand-père vient sans doute de l’allumer, bientôt les boulets de coke vont s’enflammer et nous aurons chaud. D’autant que l’appartement est petit. Vingt-sept mètres carrés. 

La rue, en bas, commence à s’animer. Nous sommes au quatrième étage d’un immeuble ouvrier de la rue d’Avron, dans le Faubourg de Charonne, pas loin de la Porte-Montreuil, comme on dit chez nous. Un bistrot d’un côté de la porte d’entrée, une fleuriste de l’autre, puis quatre appartements identiques par étage. Eau, gaz et électricité – un fil au plafond et une prise par pièce. Et un poste de TSF, bien sûr, avec ses grosses lampes qui mettent du temps à s’allumer.

 

La TSF. Radio-Paris le jour – « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ! » Hier encore, on a entendu Jean Hérold-Paquis terminer sa chronique par ces mots : « L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite. »

La BBC le soir – « Boum-boum-boum-boum, boum-boum-boum-boum… Les Français parlent aux Français. » sur fond d’un tirouli-tirouli dû aux efforts des Allemands pour brouiller la réception. Puis des paroles d’espérance, et enfin, attendus, ces messages mystérieux que l’on écoute sans les comprendre mais qui vous réjouissent cependant : « La marquise est sortie à cinq heures. Je répète : la marquise est sortie à cinq heures »…

On a baissé le son, inutilement d’ailleurs, car on sait que tous les voisins de l’étage, sans exception, font de même. On communie dans l’espoir, il le faut bien, qui sait si les Fridolins ne vont pas finir par repartir un jour la queue entre les jambes…

Ainsi pensent et espèrent Mame Bénichou, la mère de mon copain Bébert, cinq ans lui aussi, ou la famille Korakis – lui est grec, elle est martiniquaise – ou encore Mame Nicolle, assise elle aussi devant son poste. Celui-ci est posé sur la cheminée entre deux longs vases d’un cuivre blond astiqué chaque jour, des douilles d’obus ramenées des tranchées de 14-18 par son époux, tué depuis à petit feu par l’ypérite inhalée dans les tranchées… 

On soupire de soulagement : certes, selon Radio-Paris, les armées de l’Axe, allemande et italienne, ont écrasé les Anglais dans le désert de Libye, c’en est fini pour eux, leur humiliation est proche. Rommel, le Renard du désert, et son Afrika Korps les ont fait fondre au soleil. « L’Angleterre, comme Carthage… » Mais la voix venue de Londres annonce au contraire que les Boches ont pris une raclée. Savoir pourquoi c’est elle que l’on croit : « Radio-Paris ment… » 

J’ai cinq ans et je participe à tout cela. Le soir, après manger, je m’endors paisiblement, couché sous la table entre les pieds des grands, définitivement rassuré par leurs voix, leurs paroles qui évoquent pourtant tous ces événements.

Il y a là mes grands-parents maternels, Pépère et Mémère Gehant. Je le sais, ces mots-là feront sourire, mais ils n’ont pas encore pris, à l’époque, cette connotation ridicule qu’ils ont acquise depuis. Au sein du populo, ce sont alors les mots tout simples de l’amour. C’est ainsi en tout cas que je les nommais, et quand, aujourd’hui, je parle de l’un d’eux en disant « mon grand-père, ma grand-mère », je me sens un peu traître. En mon en-dedans, comme ils disaient.

Ma mère aussi est là. Son homme est retenu au loin, dans un stalag. Les soirs d’hiver, sa journée de boulot terminée, elle passe me prendre chez ses parents, et elle rechigne alors bien souvent à rentrer chez elle, cinq étages de plus à monter. C’est pourtant à deux pas mais il fait froid.

Enfin il y a le plus jeune de mes oncles, Raymond, celui auquel toutes les filles de la rue font les yeux doux. Il va encore à l’école à dix-sept ans, tout le monde, en l’apprenant, en est saisi ! Il étudie pour devenir ajusteur, métier d’extrême compétence. Bien plus tard, il sera permanent de la CGT et stalinien pur jus, mais là, il a laissé son vélo sur le carré et pense à la fille qui l’attend chaque soir dans un recoin et qu’il embrasse jusqu’à l’heure du couvre-feu.  

Je les entends donc, ces quatre-là, assis autour de la table ronde. C’est ainsi que je sais et comprends beaucoup de choses, à ma façon de gamin tranquille et déluré. Je sais ainsi, par exemple, que mon copain Bébert est juif et qu’il ne faut pas le dire. Jamais. Sinon il pourrait mourir. Le genre de secret qui compte quand on a cinq ans.

C’est ainsi, aussi, que je n’accepte rien d’un soldat allemand, aussi souriant et korrekt serait-il. Chose à savoir, à observer. Pas un mot, pas un regard, m’offrirait-il un bonbon ou voudrait-il m’aider à traverser en me prenant la main droite quand la gauche est arrimée à celle de ma mère. Ces gens-là, si présents, réalité tellement obsédante, avec le bruit permanent de leurs bottes – « Tiens encore un qui passe, en bas » – ils n’existent pas. Tu n’as pas à leur faire l’aumône d’un regard, à eux qui ont souvent laissé, quelque part du côté de Dresde ou de Hambourg, un môme de mon âge. « Fallait y rester, chez toi, ducon ! »

Les paroles que j’entends ne sont pas du bon français. Pas du tout. Le bon français, c’est à l’école, ou chez le docteur. Il faut savoir parler les deux langues. On me l’a appris sans y prêter attention, ça s’est fait tout seul. C’est pourquoi, lorsqu’à l’école, la maîtresse dira : « On ne dit pas ça ! », je comprendrai sans peine que ce « on » n’est pas moi, mais l’écolier que je dois être pour un temps.

 

Ce soir-là, la veille de Noël, par exception on ne m’a pas laissé m’endormir sur place, on m’a couché dans le lit des grands-parents, bordé, tendrement embrassé, et on s’est regroupé dans la salle-à-manger : « Tu crois qu’y va dormir vite ? Il était drôl’ment énervé à cause du Pèr’ Noël… »

Et c’est vrai, à cette époque, rien ne vous assurait qu’il passe, le gros père ! Fallait avoir été sage, et qui peut savoir si on l’a été assez ? J’avais quand même mis mes souliers devant le Godin. On m’avait rassuré au moins sur un point, ce dernier serait éteint pour la nuit, le passage serait donc dégagé. Dans le lit, je n’étais pas trop inquiet, il me suffisait de savoir que j’avais rarement senti les lanières du martinet sur les mollets. J’avais donc été plutôt sage.

Chez moi, on ne demandait pas aux enfants quels cadeaux ils attendaient. Cela venait d’un souvenir de Pépère Gehant. Il avait passé son enfance dans une extrême pauvreté mais avait pourtant reçu une fois un cadeau à Noël : une trompette. Or il avait eu la mauvaise idée de dire qu’il aurait préféré autre chose, et la trompette lui avait été retirée. On voit par là que les anars de la vieille école, ce qu’étaient ses parents, n’étaient pas sans exercer la discipline…

Une fois assurés que je m’étais endormi, les miens se sont donc mis en branle. Le grand-père et l’oncle sont allés chercher à la cave tout ce qui m’avait été caché, et les femmes ont sorti les beaux tissus et les beaux papiers dissimulés tout en-haut du buffet afin de tapisser les entours de ce fameux Godin. Puis, une fois les cadeaux emballés de belle manière, le petit sapin installé, les bougies et les boules disposées, ce fut à qui leur trouverait la disposition la plus élégante, celle qui me donnerait, au matin, le plus grand émerveillement.

Je le sais, c’était pour eux le moment le plus beau, le plus cher, de toute leur année de pauvres et de vaincus.

Pépère Gehant surveillait, conseillait, redressait ici ou là tel ornement. Une fois le tout terminé, il est resté un temps silencieux, on me l’a raconté tant de fois bien plus tard, et il a dit à ma mère de courir à la boutique en bas de la rue pour essayer d’y trouver le petit rien qui manquait. La dernière touche. Ce soir-là, le couvre-feu était suspendu jusqu’à minuit. 

 

Au matin, j’ai couru jusqu’à la porte de la salle-à-manger, la lumière s’est éteinte au moment où j’entrai, il n’y avait plus que les bougies pour éclairer le monde qui était le mien, il s’était changé en un lumineux mystère, ce fut le plus beau matin de ma vie.

 

En plus, le Père Noël était venu, on a pu passer la journée à jouer.

 

    23 décembre 2013

 

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 2

 

Y a des zazous

 

Pour mes étrennes, Mémère Gehant a attendu que tout le monde soit parti faire un tour. Elle a dit : « Allez prende l’air avant qu’i gèle, moi je garde les ptits, vaut mieux qu’i restent, i vont pas encore prende froid ! »

Et c’est vrai qu’il faisait très froid, pendant l’hiver 42-43, avec beaucoup de neige. Pourtant, toute la famille s’était réunie au quatrième, chez Pépère et Mémère, en ce Jour de l’An, pour leur souhaiter la bonne année. En plus de Raymond, il y avait Georges, mon autre oncle, sa femme Paulette et leur bébé, le petit Claude. Et bien sûr, ma mère et moi.

Mon autre grand-mère, la mère de mon père, était passée elle aussi, et elle m’avait offert une orange, je ne sais où elle l’avait trouvée en ce mois de janvier 43 ! J’ai regardé ce fruit bizarre sans savoir qu’en faire, ce qui a fait rire : « C’est vrai, pauv’ môme, i se rappelle plus, il était trop ptit, avant la guerre. »

C’était un sujet permanent d’explications : « Jeannot, tu te rappelles le pain blanc ? Non, hein ? »  Et on me montrait à nouveau ce gros morceau de mie de pain posé sur le rebord de la cheminée : blanc ! Il y est resté pendant cinq bonnes années, en sorte qu’on n’oublie pas la vraie couleur du vrai pain, de la vraie baguette parisienne, remplacée par cette chose grise à goût de sciure, les Allemands ayant gardé pour eux le bon blé des plaines de la Brie ou de la Beauce. Plus tard, à la Libération, ce serait remplacé par cette matière jaune et collante fabriquée à partir du maïs importé des États-Unis. Un ministre français leur avait commandé des milliers de tonnes de corn, ignorant que le corn américain n’était pas le blé anglais…

Donc, une fois tout le monde sorti, Mémère va voir si le petit Claude dort paisiblement, puis elle me dit : « Viens voir, min poule, tiens, pour tes étrennes ». Elle sort alors son porte-monnaie de la poche ventrale de son tablier – elle le gardait même les jours de fête –, elle en tire « une pièce cent sous* » et elle me la glisse dans la main. S’ensuit une grosse bise. « Bonne année, min poule ! »

Le porte-monnaie de Mémère était conçu à l’ancienne, gros comme un crapaud – d’où l’un des surnoms de la chose en argot. De chaque côté du logement réservé aux pièces de monnaie, il débordait de billets fripés, de tickets de rationnement et de papiers de toute sorte. Mais je savais que tout au fond se cachait un talisman, amulette ou porte-bonheur, tout petit éléphant en ivoire considéré par Mémère comme nécessaire pour sauvegarder du malheur – perte, vol – l’ensemble du contenu.

Car Mémère, bien que protestante, du moins à ce qu’elle disait, était superstitieuse, même pas très éloignée de l’animisme, elle qui allait sur la tombe des siens pour leur parler à longue longue haleine de toutes ses misères.

Elle craignait la couleur verte. Le vert porte malheur. C’est pourquoi je n’ai jamais porté un vêtement de cette couleur tant que ma grand-mère a vécu. Elle était tellement assurée de son fait, à ce sujet, que la première fois qu’elle a vu la couleur de l’uniforme des soldats allemands, en 40, elle a su de source sûre qu’ils perdraient la guerre. Il n’y avait qu’à attendre. « Je vous ll’avais bien dit ! », s’écriait-elle à la Libération.

Bien sûr, les étrennes de Mémère était loin de valoir les cadeaux de Noël de Pépère, du moins en valeur absolue, mais je gardais la « pièce cent sous » dans ma poche pendant des jours sans la dépenser. Comme elle son petit éléphant d’ivoire. 

 

Et puis tout le monde est revenu de la promenade et on a déjeuné. Avec ce que l’on a pu. Trouver de quoi fêter l’an nouveau, en janvier 43, c’était bien du travail. Et donc, ayant mangé, on a parlé. Enfin, ils ont parlé. Du boulot, bien sûr. Georges était chauffeur-livreur mais vu la pénurie d’essence, il s’était trouvé d’abord sans rien. Par chance, il venait de trouver une place de garçon de salle à l’hôpital Tenon, à Gambetta.

Il devait la garder jusqu’à ce que, des années plus tard, divorcé, son alcoolisme soit la cause de son licenciement. Georges, mon parrain, était un mauvais garçon, il courait les filles, trompait sa femme, se soûlait tant et plus… Et il était le charme personnifié, chanteur à la voix d’or, doué pour la musique au point de faire danser son monde, les samedis soirs au bistrot, avec un accordéon dont il n’avait jamais vraiment appris à se servir.

Mais pour le moment, Georges venait de rejoindre le Parti communiste, ce que devait faire son frère Raymond à la Libération. Pépère voyait ça d’un bon œil, bien sûr, et Mémère tremblait pour son garçon, un fils qu’elle adorait tout en le morigénant sans cesse.

Sur un point elle était tranquille, Raymond était trop jeune pour partir en Allemagne avec le STO, et Georges en était dispensé, père de famille et mobilisé en 40. Si elle devait se faire du souci, c’était plutôt pour sa fille, ma mère, qui planquait des enfants juifs. J’ai raconté cela ailleurs.

 

De quoi parle-t-on, en janvier 43 dans le faubourg de Charonne ? De la guerre, des restrictions, de la chasse aux résistants, des otages et des fusillés, de tout cela, bien sûr, mais pas seulement.

« Paraît qu’ils ont interdit les zazous, t’as plus le droit de porter des vestes avec des grands revers ou des godasses à semelle épaisse, paraît que ça contredit les restrictions. »

C’est Raymond qui parle. Les zazous, ça l’intéresse, il n’a que dix-sept ans, il aurait bien aimé faire comme eux, s’habiller de cette façon grotesque, du moins à l’aune des goûts vestimentaires de l’époque. C’est que les zazous, avec leurs tenues bizarres, vestes trop grandes à carreaux très voyants, pantalons fuseau, ou leur danse excentrique et « leur musique de sauvages » (Pépère Gehant), sont des jeunes des beaux quartiers, il faut avoir les moyens ! Mais c’est ce qu’ils ont trouvé pour braver la dureté des temps, et pas seulement, mais aussi pour contrarier les tenants de l’ordre teutonique en affectionnant la musique américaine… et son swing !

Ah le swing américain ! « Une musique de Nègres importée par des Youpins ! » hurlent les tenants de la Collaboration. Raison de plus pour que Raymond l’apprécie.

Et moi aussi, car j’attirerai les regards, dès le CP, dans la cour de récréation, en me produisant dans des gigues supposées zazous, les pieds qui gigotent, la main levée au-dessus de la tête, l’index pointé vers le ciel en une danse allègre.

Oui, comme le dit la chanson : « Ya des zazous dans mon quartier, moi je l’suis déjà à moitié, y a des zazous, y a des zazous ! »

 

Mais Georges intervient : « Arrête tes conneries, on en a rien à foute, de tes zazous, pendant qu’ils font les zouaves, y a les Popofs qui écrasent les Boches. Stalingrad, tu connais ? Attends un peu, ils les ont encerclés, quand i vont charger, les Ruscofs, c’est des milliers et des milliers qui vont leur tomber dessus, aux verts-de-gris, rien qu’à les voir, les Fritz vont se barrer, mon pote ! »

Là-dessus, Raymond n’a plus rien à dire, d’ailleurs il est d’accord, entre ce qu’en dit la radio anglaise et ce qui se murmure dans les cellules clandestines du Parti, il a vibré, lui aussi, comme nous tous : c’est le début de la déculottée, pour la Race des Seigneurs ! Le petit Père Staline va les écraser comme des m… à coup de botte.

« Et sans compter les Ricains, s’exclame Pèpère, i sont en Afrique du Nord, maintenant. Et en plus i’s ont foutu la raclée aux Japonais, chais pus où, là-bas en Orient, une histoire de canal**. Je vais vous dire, la guerre est pas finie, mais vous verrez, ça finira mal pour le petit moustachu ! »

J’écoute tout cela. Je me dis que peut-être, les Allemands s’en iront. Je suis à moitié rassuré : une fois partis, pourvu qu’ils ne reviennent pas…

 

« En attendant ils sont toujours là, et aussi les collabos. Vous avez vu qu’ils ont arrêté le colonel Fabien, les Boches. Une rafle. Ah ça, on ll’a su, qu’ils l’ont pris ! C’est pas comme l’encerclement de Stalingrad, là i pavoisent pas. Mais un résistant de tombé, dix qui se lèvent ! » C’est Georges, toujours lui, qui s’enthousiasme, et Mémère s’inquiète : « Parle pas si fort, les gens ont pas besoin de t’entende, y a pas que des communisses, à l’étage. »

C’est Pépère qui dit le mot de la fin : « Ben, on sait ce qu’i faut faire comme vœu, cette année encore ! »            

 

30 décembre 2013  

 

* « Une pièce cent sous » : cinq francs de l’époque.

** Il s’agit de la bataille de Guadalcanal, dans le Pacifique.

 

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 3

 

Ce n’était qu’un début

 

La clé de l’appartement était sur la porte toute la sainte journée. On ne supposait pas que quelqu’un ait l’idée saugrenue d’entrer chez nous sans y être invité. La personne qui désirait nous faire visite n’avait qu’à frapper, on lui criait « Entrez ! » et c’est ce qu’elle faisait. S’il s’agissait d’un membre de la famille – moi, par exemple – ou d’un très très proche, il frappait et entrait sans attendre. Seuls Pépère et Mémère pouvaient se permettre d’entrer sans frapper… puisqu’ils étaient chez eux !

C’est pourquoi, lorsque quelqu’un est entré sans frapper, ce jour-là, nous avons su, Mémère et moi, qu’il s’agissait de Pépère. Sans même nous retourner ou nous relever – j’étais le plus souvent assis par terre, soit à jouer, soit à astiquer le bas des meubles afin de soulager la sciatique de Mémère.

Pépère, donc, est entré. Il a ôté sa casquette de marinier et sa vieille veste en cuir et il les a soigneusement pendues à l’une des patères fixées au dos de la porte d’entrée. Ceci fait, il nous a regardés et il a dit fièrement : « Aujourd’hui, j’en ai eu trois ! »

Pour que l’on comprenne bien l’importance de cette déclaration, il faut que je revienne en arrière sur trois points.

 

Pépère, quoiqu’ encore dans la cinquantaine, était retraité. Plusieurs raisons avaient sans doute milité pour qu’il le soit si tôt, mêlant la pénibilité de sa profession, comme on dirait aujourd’hui, aux séquelles d’une blessure de guerre.

Il n’avait pas été marinier mais charretier, employé par Gaz de France à livrer des sacs de coke à de nombreuses pratiques. Il le faisait grâce à une charrette tirée par un cheval dont il était l’ami.

Pendant des années, avant l’aube, il était allé tirer ce brave Pompon de son sommeil chevalin. Il le nourrissait et l’étrillait, puis l’attelait. Ils allaient ensuite tous deux faire charger ladite charrette, et en avant, la journée se passait à livrer ces sacs de cinquante kilos chez les gens, les gentils comme les méchants, certains le voulant à l’étage, leur coke, d’autres à la cave, jusqu’en fin d’après-midi, quand Pépère, que ses collègues appelaient fort justement Albert, ramenait la charrette et Pompon, balayait l’une et soignait l’autre, puis rentrait chez lui, noir de charbon des pieds à la tête, se lavait dans la grande bassine, embrassait enfin son monde et, assis sur son tabouret personnel, s’installait à la table avec le journal, un bout de crayon et ses mots-croisés.  

Inutile de préciser qu’il y a eu plusieurs Pompon dans la vie de mon grand-père.

Inutile, aussi, de dire que cette scène – mon grand-père, son tabouret, son crayon, son journal, cette table, son couteau soigneusement affûté, ses lunettes dégotées aux Puces de Montreuil et choisies avec précaution et sagacité dans une caisse pleine de sciure, tout cela – est marquée à jamais dans mon esprit… D’autant que c’est ainsi qu’il me faisait faire mes devoirs, implacable et ma foi fort compétent, lui qui avait pourtant quitté l’école à neuf ans. Il faut dire qu’il lisait tous les soirs, une fois couché, ne passant pas une ligne des Misérables, de La Rabouilleuse ou de Mon oncle Benjamin.  

C’est donc le premier point : Pépère était retraité, encore allant, et avait du temps à employer utilement.

 

Le second point me ramène à cette blessure de guerre. En 1916, il avait été blessé à la jambe au cours d’une attaque et n’avait pu se replier avec les autres lors d’une avance allemande, raison pour laquelle il avait passé les deux années suivantes en Poméranie, dans un camp de prisonniers. Il s’y était occupé principalement à s’épouiller et à faire les épluchures les plus fines possibles, tant la faim les tenaillait, lui et ses camarades, sur les patates gelées que les Allemands leur concédaient.

De cette expérience, Pépère avait conçu une idée assez précise du caractère allemand. Je n’affirmerais pas que son point de vue était juste, mais c’était en tout cas le sien. Pour lui, les Allemands, se flattant d’être disciplinés, étaient en réalité, et avant tout, moutonniers. Et par conséquent incapables de se comporter en malins, d’imaginer la ruse, ni même la mauvaise tête.

Il avait d’ailleurs rapporté de cela un exemple étonnant. Il devisait un jour avec quelques camarades, dans ce camp, assis en groupe, par terre, auprès de la haute barrière de barbelés qui leur interdisait toute sortie. Ils ne prenaient pas garde à la sentinelle allemande, un soldat déjà âgé, peut-être, et qui faisait les cent pas de l’autre côté des dits barbelés.

De quoi parlent des prisonniers français quand ils n’ont rien d’autre à faire ? De leurs gardiens, des soldats boches, leurs ennemis, et bien sûr de leur bêtise, de leur suivisme stupide, enfin de ce genre de choses… Tel était donc le sujet de la conversation quand le troupier allemand s’est arrêté à leur hauteur et leur a dit en substance, dans un français fortement marqué par l’accent du Faubourg Saint-Antoine, à Paris : « Vous n’avez pas honte de parler ainsi ? Comportez-vous en soldats ! Et respectez l’honneur du soldat ennemi ! » Il devait ajouter plus tard qu’il vivait habituellement du côté de Sainte-Marguerite, dans le XIème arrondissement, mais qu’il était allemand, comme beaucoup dans ce quartier.

Mais si cette circonstance avait permis de longues discussions portant désormais sur les avantages de la vie parisienne, côté faubourg, elle n’avait fait que renforcer l’avis de Pépère sur les Allemands, même parisiens : « Ils croient tout ce qu’on leur dit du moment que ça vient d’en-haut ! »

Néanmoins, mon grand-père avait eu longuement l’occasion de s’imprégner de quelques rudiments de la langue de Luther.

 

Le troisième et dernier point qui pourrait permettre de saisir le sens de la phrase de Pépère, est d’une tout autre nature.

Dès juillet 40, alors que bien des Français se fiaient au bon Maréchal, des libelles circulaient déjà dans Paris – et probablement partout ailleurs dans le pays – appelant à la résistance passive devant l’Occupant. Le plus connu des auteurs de ces libelles, et sans doute le premier d’entre eux, se nommait Jean Texcier. Cela s’appelait « Conseils à l’occupé » et se diffusait bien sûr sous le manteau. Je ne pense pas que les miens aient eu besoin de ces conseils pour se comporter à l’égard de l’ennemi comme ils le faisaient tout naturellement, ils étaient trop anti-allemands pour cela. Mais ils ne rataient aucune occasion pour faire comprendre leur sentiment à la troupe teutonne. Et au besoin, ils en provoquaient le moyen, comme le faisait régulièrement mon grand-père.

 

Or Paris est une grande ville et le soldat originaire de Leipzig ou de Francfort peut aisément s’y perdre, ce qui pourrait contrevenir à la nécessaire efficacité de la Wehrmacht. C’est pourquoi chaque carrefour parisien était alors pourvu de nombreux écriteaux rédigés en allemand et pourvus de flèches destinées à indiquer au troufion la direction de tel ou tel lieu considéré comme important par l’autorité. Voilà qui était bel et bon, mais ledit soldat pouvait trouver plus facile, et plus rapide, pour trouver son chemin, de s’adresser aux indigènes. C’est là que Pépère intervenait.

Pensez à la place de la Nation, toute proche de notre domicile : un haut-lieu de la soldatesque ennemie y trouvait place. D’où le mouvement permanent d’innombrables estafettes vert-de-gris mandées à tel autre haut-lieu de même importance.

Voyez alors, tranquillement posté au bord d’un trottoir, emplacement judicieusement choisi, un petit père en casquette de marinier, tout sourire au passage d’un fier guerrier porteur de messages. C’était tentant, on savait les vieux Français mâtinés d’un fruste tudesque dû à la longue durée de la Grande Guerre, pourquoi ne pas interroger celui-là ? Qui répondait d’ailleurs en écorchant la langue prussienne, et indiquait de plus ostensiblement la bonne direction.

Qui se trouvait bien entendu à l’opposé de la véritable.

 

C’est ainsi que Pépère résistait, dans l’attente, dans l’espérance, de voir d’autres formes plus efficaces de résistance apparaître un jour : « Aujourd’hui, j’en ai eu trois ! » Trois pauvres troufions germaniques à perdre dans Paris, essoufflés et destinés à punition. Plus tard, quelques trop longues années plus tard, en août 44, ils seraient au bout de ce fusil judicieusement caché sous le buffet de la salle-à-manger.

Ce fusil, un mauser allemand, que Raymond me montrerait pour que je ne le découvre pas tout seul, en me disant : « Tu dis rien à Mémère, hein ! T’as rien vu. D’accord ? »

Là encore je n’ai rien dit.

 

6 janvier 2014

     

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 4

 

Histoires de pères

 

Mon père était plombier de profession mais en 36, ayant connu le chômage, il avait eu la chance d’être embauché par la TCRP, ancêtre de la RATP, comme machiniste, c’est-à-dire chauffeur, sur les autobus parisiens. La chance, c’est une façon de parler car conduire ces mastodontes de l’époque dans les rues populeuses de Paris, ceci selon des horaires délirants, n’était en rien une sinécure.

En 39 il avait vingt-six ans, était marié, père d’un enfant de deux ans, et partait pour la guerre. Il ne devait en revenir que six ans plus tard, ayant appris l’allemand et l’agriculture de moyenne montagne au cours de ses cinq années de stalag. Par la pratique.

Comme un million d’autres, il était donc prisonnier en Allemagne et nous n’avions pas d’autre moyen d’avoir de ses nouvelles, et lui des nôtres, que l’envoi régulier et fort réglementé de colis, ou de ces cartes pré-écrites sur lesquelles on pouvait juste remplir les brefs espaces laissés libres ou rayer les mentions inutiles :

« ...... légèrement, gravement, malade, blessé. […] La famille ………… va bien. »

 

En 42, je me souvenais fort peu de mon père, juste quelques images qui remontaient à mes deux ans. Le moment où il me plaçait dans le coffre ouvert de son auto à pédale pour adultes, engin assez courant dans les rues du Paris des années Trente. Sa surprise et ses rires le jour où j’avais mangé tout un camembert pendant que les grands étaient à la fenêtre. La fois où il était rudement tombé de vélo. Quand il m’avait puni, collé le nez au mur… Et c’était tout.

Ce qui fait qu’à mes cinq ans il était devenu pour moi un inconnu à qui l’on écrivait et dont le retour était attendu, surtout par ma mère, pour une date lointaine et indéterminée. Pour tout dire, ce retour n’était pas sans m’inquiéter. D’autant que la famille de ma mère le tenait pour sévère avec les enfants, et qu’à la suite d’une bêtise il arrivait qu’on me dise : « Si ton père était là, tu verrais ce qu’il te dirait ! »

À son sujet, j’étais donc dans l’incertitude, souhaitant tout à la fois qu’il ne revienne jamais, me laissant vivre dans le monde qui était alors le mien et qui me rassurait, mais espérant toutefois que les Allemands le libèrent et que je me retrouve alors pourvu d’un papa.

Il faut donc croire que j’en ressentais le manque. Mais sur ce point, de façon très immorale, je n’étais pas trop fixé sur l’identité du tenant du rôle, et lorsque, le samedi, nous sortions du cinéma, ma mère et moi, il m’était arrivé de lui dire que la vedette masculine du film que nous venions de voir, la plupart du temps un bellâtre aux cheveux gominés, ferait fort bien l’affaire… 

Néanmoins, je ne voulais aucun mal à l’homme de la vie de ma mère. C’est pourquoi je suis resté plongé longtemps dans une profonde et silencieuse inquiétude le jour où l’une de ces fameuses cartes de correspondance est arrivée d’Allemagne. Ce devait être pendant l’hiver 42-43. En quelques mots glissés dans ces vides laissés à la liberté de l’épistolier, mon père nous apprenait qu’il s’était cassé la jambe. Quelques heures plus tard, ma grand-mère m’emmenait à l’école maternelle, rue des Grands-Champs. En chemin, la tenant fort par la main – elle était du genre inquiet et ne m’aurait jamais laissé marcher dans la rue sans me garder bien serré contre elle – je lui ai demandé si la jambe de mon père repousserait. Je n’avais pas envie qu’il reste unijambiste. Au fond, je tenais quand même à lui, ou du moins à l’image qu’il était devenu pour moi.

 

C’était un temps où nombre d’enfants de mon quartier vivaient entourés de femmes et de vieux. La plupart des gosses de notre immeuble étaient dans ce cas. Après tout, nous habitions dans l’une de ces zones populaires fort pourvoyeuses en troufions de base, par conséquent en prisonniers de guerre. La question du père s’y posait et trouvait des réponses diverses. Mon petit copain de l’étage en-dessous vivait en permanence chez ses grands-parents, son père était en Allemagne et sa mère chez son amant. Aurait-il bientôt à appeler ce dernier « Papa », il se posait la question : « Ben tu sais, c’est un Monsieur je l’connais même pas, alors ! » Un autre était seul avec sa mère auvergnate, isolée à Paris avec lui en un temps où l’on ne se rendait pas facilement en Zone dite libre. Le père d’un troisième devait se cacher, sans doute recherché par les Allemands ou la milice, ou plus simplement par la justice. C’est ainsi que les conditions de vie des enfants, dirait-on aujourd’hui, ne présentaient pas toutes les chances d’un développement ultérieur harmonieux…    

Je parle là de ceux qui n’étaient pas des Juifs. De ces derniers, la plupart avaient disparu. À la question de leur père, comme à celle de leur développement ultérieur, les ogres avaient répondu. Quelques enfants, néanmoins, leur avaient échappé, que des gens comme ma mère avaient cachés. Dans un quartier comme le nôtre, où ils avaient été nombreux, cela faisait comme des trous dans le tissu social. Ils manquaient. On passait devant une porte, et c’était le silence, là où l’on entendait auparavant des cris et des rires. On ignorait où tous ceux-là étaient précisément partis, et pourtant on le savait bien : emmène-t-on au loin les petits enfants avec leur mère sans l’intention de les tuer tous ensemble ? Nos immeubles et nos rues étaient perforés par ces tombes.

Mon meilleur copain, Bébert, était juif, lui aussi. Il a échappé au massacre, ainsi que son père prisonnier de guerre, qui est rentré en 45 pour retrouver son atelier de tailleur. Il assurait n’avoir pas mangé un seul morceau de cochon pendant ces cinq années passées dans un stalag. 

 

Peu de temps après l’accident de mon père, un inconnu a frappé un jour à la porte de mes grands-parents. Ma mère et moi étions présents ainsi que Raymond, ce qui laisse à penser que cela se passait un dimanche. Pépère a dit « Entrez ! ». 

L’homme en question n’avait en lui-même rien de particulier. Il a demandé d’abord s’il était bien chez M. et Mme Gehant. Il s’exprimait de façon parfaitement correcte. On lui a répondu : « Oui et alors ? » Il a demandé si leur fille était bien la femme de M. Serge Alexandre. Ma mère a dit : « Oui, et même que c’est moi. Qu’est-ce qui se passe ? » Elle était devenue toute pâle, les temps n’étaient pas aux bonnes nouvelles. L’homme lui a répondu : « N’ayez pas peur, il s’agit de bonnes choses. » Là-dessus, Pépère a dit : « Asseyez-vous, Monsieur, et allez-y : qu’est-ce qui se passe ? » Ils se sont tous assis. Sauf moi, je l’étais déjà, par terre comme d’habitude.

L’homme a donc parlé. Il nous a appris que mon père s’était évadé, qu’il était déjà en France, bien planqué. « C’est bien le brigadier-chef Alexandre Serge, stalag XII-D, je ne me trompe pas ? » C’était bien lui. « Il est dans l’Ain, à la frontière suisse, dans une ferme. Il va bien mais il est très fatigué. C’est sa jambe, surtout, qui lui fait mal. Ils sont trois, je dois avertir une autre famille, un autre Parisien, un certain B… qui habite dans le XVème. Le troisième, je ne sais pas. » Mon père avait parlé d’un B… sur une de ses cartes, un camarade qui l’avait aidé quand il s’était cassé la jambe.

Nous étions tous pendus aux lèvres de cet homme qui apportait de si heureuses et graves nouvelles. Pépère a proposé un verre de vin, qui a été accepté. Le vin bu, l’homme a repris : « Je ne suis pas venu seulement pour vous apprendre tout cela. Serge a besoin d’aide. Il ne s’agit pas d’argent, croyez-moi, on le fera passer sur Paris dès qu’il se sera retapé. On lui prépare déjà des papiers. Mais il n’a rien à se mettre, il lui faudrait des vêtements civils et des chaussures. En ce moment, avec les restrictions et le rationnement, ce n’est pas facile à trouver, il faudrait que vous voyiez comment faire. »

« Va chercher mon costume et une chemise à moi », a dit Pépère à Mémère, et malgré les sanglots de joie et d’inquiétude qui la secouaient, elle s’est précipitée vers l’armoire de la chambre. Elle a ramené tout cela, les sous-vêtements en plus. Elle a dit : « Ben des chaussures, on n’en a pas ! » Alors Pépère s’est penché, sans un mot il a enlevé les siennes et il les a données au bonhomme. On a mis tout cela dans un sac à provision qu’on a tendu au type, on l’a remercié dix mille fois et il est parti.

 

Mon père ne s’était pas évadé, ce qu’il n’a fait que deux ans plus tard. Il était toujours dans son stalag, ignorant tout de cette affaire. On n’a compris cela qu’après des semaines d’une attente inutile. Puis un jour on a appris ce qu’était l’escroquerie à l’évasion. Je n’ose penser à ce qui serait arrivé alors à ce salaud s’il avait eu la mauvaise idée de reparaître dans les alentours... Quant à savoir comment il avait appris tous les renseignements exacts qu’il détenait, on ne l’a jamais pu.  

 

13 janvier 2014

 

 

 

Chapitre 5

 

Première révélation

 

Assis sur ma chaise paillée au milieu des autres gamins, dans le temple réformé dit de Béthanie – 185 rue des Pyrénées, Paris XXème –, j’écoute et je regarde. Il fait très sombre, on doit être en hiver. C’est l’école du dimanche. Le pasteur Barlet fait la leçon. Il me paraît vieux, mais j’apprendrai bien plus tard qu’il n’a pas encore quitté la cinquantaine. Il est petit et mince, il a les cheveux gris, une moustache grise, un costume gris. Rien d’extraordinaire. Je dois avoir six ou sept ans, et la leçon de ce pasteur orientera toute ma vie.

 

Ce dimanche là, comme tous les jours et cela depuis plusieurs années, des hommes habillés de vert circulent dans la rue. Des étrangers qui nous commandent. De grands types aux lourdes bottes cloutées qui font du bruit. Souvent blonds ou roux. Certains jours, ils montrent leur puissance, ils défilent dans les rues en chantant dans une langue rauque. Langue honnie. Parfois en culotte de cheval, bottes hautes, casquette plate, la dague au côté. Ceux-là sont des chefs.

Nos ennemis. Ceux qui font peur, qui raflent, qui fusillent, qui enlèvent les enfants et les mères, qui tuent nos voisins. Qui humilient. Qu’il ne faut pas regarder, de peur qu’ils vous fassent du mal, puisque telle est leur nature. Ils sont là. Présents même en leur absence, car toujours cachés dans quelque coin de notre esprit, à nous autres enfants du faubourg.

Certains d’entre eux ont même le front d’entrer dans le temple et d’assister au culte avec nos parents. On ne peut les en empêcher, ils sont les plus forts !

 

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Pendant l’Occupation, les églises étaient pleines. Les temples aussi. Celui de la rue des Pyrénées, au mieux le degré zéro de l’architecture religieuse, était bondé tous les dimanches matin. École biblique pour les petits, catéchisme pour les ados, culte réformé pour les adultes, communion (ceux qui ne communiaient pas quittaient le temple avant la cène).

Les mouvements de jeunesse étaient florissants. On commençait à huit ans et on allait parfois jusqu’à vingt ans. Pour cette seule paroisse, les éclaireurs et éclaireuses comptaient, entre autres, une grosse trentaine de garçons âgés de douze à seize ans et une vingtaine de filles du même âge. Lorsque le scoutisme fut interdit, il a suffi d’en changer le nom et d’en supprimer plus ou moins l’uniforme. Cependant, les grands garçons se faisaient une fierté de porter envers et contre tout le foulard rouge et vert de la troupe, l’œil aux aguets au détour de chaque rue afin de détecter la présence d’un détenteur éventuel de l’autorité civile ou militaire.

 

Pour ma part, j’ai fréquenté l’école du dimanche dès mes six ans. Peut-être même avant. Côté église, je suis vraiment l’enfant du sérail. Mémère m’emmenait le matin et Maman me ramenait à la maison à la sortie du culte, pendant lequel je rejoignais la bande de gamins que surveillait plus ou moins la concierge du temple. Dans la cour, ou dans ce grand local qui devait devenir pour moi, plus tard et pendant des années, une seconde demeure.

Le dimanche matin, donc, il suffisait de quitter la maison vers huit heures et demie et de suivre la rue d’Avron, la main dans celle de Mémère et le béret bien enfoncé sur la tête. Ensuite on montait la rue des Pyrénées en direction de Gambetta, ceci jusqu’au temple. Je me souviens que la distance à parcourir paraissait bien longue à mes petites cannes.

J’aimais l’école du dimanche. On nous racontait des histoires et on nous faisait beaucoup chanter. Il n’y avait qu’à apprendre à l’avance un verset biblique ou deux pour être bien vu. Et pour se sentir tout à fait dans le coup, il fallait se montrer plus ou moins capable de dire le Notre Père avec les autres, exercice bien plus facile à réaliser, en vérité, que la récitation de tout l’alphabet, à l’école.

Et il y avait les copains et les copines, dont certains sont encore aujourd’hui des amis très chers. À la maison, je vivais entouré d’adultes ; à l’école, au milieu de garçons ; au temple, avec des garçons et des filles. Contrairement à bien des idées reçues, cette église a donc été pour moi le milieu le moins cloisonné.

Un milieu, aussi, bien plus libéral, plus ouvert et compréhensif que celui de ma famille ou que celui de l’école d’alors. À moi qui étais habitué à l’obéissance muette et à la répétition, on demandait de participer, de chercher, avec les autres, le sens et les implications de telle ou telle affirmation. Affirmations tirées, rendez-vous compte, de la Parole même de Dieu…

Moi, Dieu, au naturel, il me foutait plutôt les chocottes, pour le dire comme alors. Eh bien là, non ! On pouvait s’entretenir au calme avec lui. Comme Abraham, dont on nous avait raconté l’histoire. Le premier des croyants. Il avait tellement la foi, ce vieux birbe, qu’il discutait avec Dieu et ne se gênait pas pour lui apporter la contradiction. Il faut dire, nous avait-on expliqué, que cette fois-là Dieu était dans son tort. C’est du moins ce que j’en avais retiré.

On oublie ce qu’était alors le droit des enfants à la parole, en tout cas chez nous : ne pas parler pendant les repas sans avoir été invité à le faire, ne jamais « répondre » à un adulte autrement que par un assentiment, en particulier ne jamais lui dire « non », le terme le plus impoli auquel on puisse penser, et ainsi de suite… Manquer à cela, c’était se faire remettre à sa place. Au mieux, car la baffe, la fessée ou le martinet faisaient partie des risques permanents. Y compris à l’école, en plus du bonnet d’âne et du piquet.

Rien de tel au temple. Au pire, les garnements du faubourg que nous étions baissaient la tête, honteux, devant une simple remarque. C’est qu’elle était la punition suprême. Avec tout de même l’obligation de se farcir quelques versets de plus à mémoriser.

 

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C’est donc l’histoire de deux frères. Un grand rouquin bâfreur un peu bêta et un petit malin. Un chasseur toujours à courir partout et un garçon bien tranquille à la maison. C’est ça la leçon. Le gros veut tuer le petit, qui est l’ancêtre de tous les Juifs.

Il faut dire, explique le pasteur, qu’il a bien des raisons, le rouquin, d’en vouloir à son frère. Le petit est si malin qu’il a réussi à le piéger et à lui soutirer quelque chose de très important pour lui. Je ne comprends pas bien de quoi il s’agit, en plus ça change d’une fois sur l’autre, à un moment c’est une histoire de lentilles, à un autre moment c’est une espèce de promesse, leur père se trompe de fils, faut dire qu’il est aveugle…

C’est un peu embrouillé mais ce qui en ressort, c’est que le grand n’a plus qu’une idée, zigouiller son frangin. Alors lui, il se sauve et il va vivre très loin. Après il se marie, en ce temps-là paraît qu’ils pouvaient se marier plusieurs fois en même temps, ça fait qu’il a eu plein d’enfants et qu’il est devenu très riche. Et puis il revient longtemps après, mais son frère l’apprend et il l’attend à la frontière – c’est une rivière – avec plein de soldats. Il se dit qu’il va l’avoir. L’autre aussi, il en est sûr, il a peur, il essaie de se faire bien voir, il envoie plein de cadeaux à son frère. Et puis tant pis, il traverse la rivière.

 

À ce moment-là, le pasteur s’arrête de raconter. Il va chercher une espèce de grande affiche en couleur, comme à l’entrée du cinéma. Donc nous, les morveux, on attend la suite, suspense, on a compris que ça va saigner. Le pasteur accroche son affiche au bas de la chaire et on peut la regarder.

Ce qu’on voit, c’est deux hommes habillés en robe, avec un turban. L’un se tient debout, il est grand et on le reconnaît facilement parce qu’il est roux. L’autre est à genoux devant lui, la tête basse. Ésaü et Jacob.

Alors le pasteur dit que non, Ésaü ne va pas tuer son frère, il va l’embrasser et il ne sera plus fâché. Il explique alors un truc que je ne comprends pas sur le moment, comme quoi Jacob, il n’a plus peur parce que Dieu s’est battu avec lui juste avant, pendant la nuit, au milieu de la rivière. Bon. Mais moi, ce que je vois, c’est que le père des Juifs ne mourra pas. Ce que je vois, de mes yeux d’enfant, sans savoir encore le dire, c’est que la haine ne gagnera pas. Que la haine, c’est ce qui est bête et glouton. Et que ça perd à la fin.

 

Et je voyais bien, sans le comprendre, sans me le dire, sans même m’en rendre compte, que si Dieu s’était battu avec l’autre escroc, là, dans la rivière de la mort, c’était lié à cette morale de l’histoire : ce qui gagne, à la fin, contre tous les Boches de la terre, c’est la bonté du rouquin. 

 

    20 janvier 2014

 

 

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Chapitre 6

 

Départ pour l’école

 

Lundi matin. Je suis prêt pour l’école. Maman est partie au boulot et j’attends Mémère, qui va venir nous chercher, Lélou et moi. 

Normalement Maman prend le métro, cinq stations avec changement, mais là, les pannes d’électricité se sont multipliées, elle n’a pas confiance, il lui est arrivé de rester coincée entre deux stations et de devoir rejoindre la suivante en se tordant les chevilles sur le ballast. Alors tant qu’à faire, elle part à pied. Elles sont deux, dans l’immeuble, la mère de Lélou et la mienne, à travailler dans la même boite, une petite entreprise de conditionnement de produits d’entretien, elles partent donc ensemble et reviendront de même.

Une fois, pourtant, à la suite d’une journée épuisante, se voyant mal rentrer sous une lourde pluie d’hiver, elle prendra un vélo-taxi. Elle n’a pas à s’en faire pour l’argent, outre sa paye, elle touche tous les mois celle de mon père prisonnier en Allemagne. Et pour ce qu’il y a à acheter… À moins, bien sûr, de se fournir en viande, en beurre ou en café au marché noir. Ou pire : à moins d’acheter les vêtements, la vaisselle ou les bijoux dérobés aux femmes juives au moment de leur arrestation. Il y a un marché pour ça.

 

Elles sont donc parties toutes les deux, nous laissant seuls, Lélou et moi, à deux étages de distance. Le père de Lélou est parti travailler lui aussi. Lélou, c’est ma femme. On nous a mariés dès le jour de sa naissance, j’avais huit mois. Finalement, elle en épousera un autre et moi une autre, mais longtemps après, une fois grands, la guerre loin derrière nous. Pour le moment, nous vivons presque comme frère et sœur, en fait, le plus souvent sous la garde de Mémère Gehant. 

En attendant celle-ci, je mets mes galoches. Carton bouilli et semelles de bois. J’ai plus de six ans, je suis au CP, on disait alors au Cours primaire, mais j’ai encore un peu de mal avec les nœuds, il me faut du temps. Ensuite je mets mon blouson gris. Il a été taillé dans une couverture un peu rêche, c’est un homme brun, très maigre, encore jeune, qui l’a fait. Il habite presque en face de chez nous, deux étages plus bas, si bien qu’on peut le voir travailler toute la journée devant sa machine à coudre, en toussant comme un perdu. On sait qu’il est tuberculeux et on se doute qu’il est juif. Il ne sort jamais.

Seule, sa femme, fluette et maigre elle aussi, se hasarde à faire quelques courses. Quand elle est dans la queue, chez le boulanger ou le boucher, elle trouve toujours le moyen de se placer derrière une grosse pour qu’on ne la voie pas trop. C’est que les queues sont longues, on s’y installe longtemps avant l’ouverture pour être sûr d’entrer dans la boutique avant qu’il n’y ait plus rien à acheter, et on y reste parfois des heures. Il faut du temps à la boulangère, par exemple, pour vérifier la validité des tickets d’alimentation et pour mesurer méticuleusement la part de pain à laquelle chacun a droit.

Je suis très fier de ce blouson, très élégant à mon goût, avec deux poches rapportées sur la poitrine. En hiver je laisserai ma cape ouverte le plus possible pour le laisser paraître. Pour le moment elle est trop longue, cette cape bleu marine, ou moi encore trop petit, et elle me bat les chevilles, ça m’ennuie. Et quand il pleut, sa capuche me retombe sur les yeux, je n’y vois plus rien, sauf mes genoux cagneux, entre culotte courte et chaussettes hautes, et bien sûr les dalles de grès mouillées du trottoir.

Pépère regarde souvent, de sa fenêtre, le tailleur juif, il est inquiet : « Pourvu qu’i’ y ait pas un saligaud pour le dénoncer, le pauv’ gars… » Mais un jour, Pépère a dit : « Dites donc, y a pus personne chez l’tailleur d’en face, ça fait plusieurs jours que la pièce est vide. Pourvu qu’i’ soient partis s’cacher, qu’on les ait pas embarqués. » On ne l’a jamais su, et moi je n’ai jamais connu le nom de ces gens-là. Je le revois pourtant, cet homme, je n’ai qu’à fermer les yeux, il est assis devant sa machine, il tousse, puis son profil mince se tend vers l’ouvrage à terminer. Et j’aimerais tellement savoir.

 

Mémère arrive, elle m’embrasse, elle me serre comme si elle voulait me coller pour toujours à elle, puis elle regarde si tout est au point et, ça ne pouvait pas rater, elle voit que je n’ai pas mis mon béret comme il faut. D’après elle. Elle me l’enfonce alors jusqu’aux oreilles, j’ai horreur de ça, j’ai l’air d’un benêt.

Elle porte elle aussi son béret de cette manière. Un grand béret bleu qui lui cache presque toute la tête à partir des sourcils. On ne voit pas un cheveu. On me l’a dit, et plus tard j’ai pu le constater sur de vieilles photos, Mémère, jeune, avait une chevelure magnifique qu’elle coiffait à l’ancienne, relevée jusqu’à un chignon de faîte. Une chevelure si conséquente, que cela lui faisait comme un turban de mamamouchi, d’un auburn rutilant. Une chevelure solaire que la rue tout entière lui enviait. Bien plus mémorable que celle de la fameuse Casque d’Or, qu’elle se souvenait d’ailleurs avoir vue autrefois faire le trottoir sur le boulevard de Charonne. Mais en 40, les Allemands sont arrivés jusqu’à Paris, et les gens ont eu si peur qu’ils se sont enfuis sur les routes, ma mère et moi avec. L’Exode. Lorsque nous sommes revenus, quelques dures semaines plus tard, les cheveux de ma grand-mère, raréfiés, étaient blancs. C’est depuis ce temps qu’elle portait ce vilain béret pour sortir.

 

Nous sommes maintenant sur le palier, Mémère ferme la porte, elle s’y reprend à plusieurs fois pour vérifier que c’est bien fermé, elle est comme ça, elle a toujours peur d’avoir oublié de fermer le gaz ou d’être sortie en laissant la clé à l’intérieur. Enfin, nous descendons jusqu’à la porte de Lélou, qui ouvre en nous entendant approcher. Fallait pas. Mémère gronde, il ne faut jamais ouvrir, quand on est seul, tant qu’on n’est pas sûr de connaître la personne, et même qu’il faut faire attention, des fois, les personnes qu’on connaît peuvent avoir bu, ou se faire des idées pas comme il faut : « Ch’te ll’ai dit combien d’fois, Lélou !? Et toi, Jeannot !? Faut pas ouvrir ! Qu’à vos parents ou à moi ! » Ça l’a retournée, comme elle dira, cette histoire.

 

Dans la rue, les enfants se dirigent vers l’école de la rue de la Plaine, accompagnés ou non. Mon copain A. nous rejoint, il est dans ma classe, c’est lui qui joue le rôle du cancre, on peut s’attendre à tout de sa part, c’est la maîtresse qui l’a dit, Madame Canne. Un nom bizarre. Elle est gentille, grande et blonde, le plus souvent souriante, mais il ne faut tout de même pas la chercher, parce qu’alors on la trouve.

Bien plus tard, je me demanderai comment s’écrivait son nom avant l’arrivée des Nazis… Peut-être bien Kahn ? C’est que, dans cette école, on est loin de suivre les directives officielles, on n’est pas pour les Boches. Ni pour Vichy. On y résiste comme on peut. C’est ainsi que, de toute la durée de l’Occupation, nous n’avons jamais chanté Maréchal, nous voilà !, et que je n’en connais aujourd’hui encore que le titre. À vrai dire, je me passe aisément du reste. Le directeur, un socialiste émule des hussards noirs de la République, a très bien pu changer le nom de ma maîtresse, avec la complicité, dans ce cas, de toute une filière administrative souterrainement réfractaire. J’aimerais bien que ce soit ça, j’aimerais que ma maîtresse, celle qui m’a appris l’alphabet, ait été juive et protégée par les enseignants de la République.

 

En nous suivant dans la rue, A., blond et crasseux, les pieds nus, ses affaires de classe dans un vieux sac en toile, se tient à carreau, il se garde bien de répéter les blagues cochonnes que son père lui apprend. Je n’ai jamais compris pourquoi, mais Mémère, qui n’est que tendresse à mes yeux, inspire une trouille salutaire aux garnements de son immeuble ou du quartier.

Il faut dire qu’elle a de la voix et du vocabulaire quand on lui court sur le haricot, comme elle dit. Elle n’est pas pour rien blanchisseuse dans le faubourg. Sa corporation a la réputation de parler fort et vrai. C’est ce que montre la pièce qu’on ira voir au théâtre du Châtelet, elle et moi, après la Libération. Madame Sans-gêne. Elle l’avait vue transposée au cinéma avant guerre et elle ira la voir ensuite chaque fois qu’on la jouera. C’est l’histoire d’une blanchisseuse de quartier, elle épouse pendant la Révolution un sans-culotte qui deviendra maréchal d’Empire. La dame, mal à l’aise à la cour et qui n’a rien oublié de son passé, en vient à remettre vertement l’Empereur à sa place. Non mais ! Ma grand-mère s’y serait bien vue…      

 

    27 janvier 2014

 

 

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Chapitre 7

 

Quitter Charonne

 

Revenir d’Exode, c’était retrouver Charonne. Ma mère et moi nous sommes certainement étonnés alors devant la chevelure de Mémère et j’ai dû m’en désoler avec elle, mais mon souvenir se porte ailleurs. Qu’on me pardonne, à l’époque je n’ai encore que trois ans.

Après m’avoir étouffé de câlins comme à son habitude, les larmes en plus, Mémère se dit que forcément j’ai faim et me demande ce que je veux. « Un petit-beurre ». C’est habituellement mon régal. Et pour moi, celui-là est surtout, sans doute, la preuve d’un retour définitif à la normalité.

J’ai attendu ce petit-beurre tout au long de l’interminable randonnée. À aucun moment je n’ai eu vraiment faim, ni vraiment peur, d’ailleurs, collé à ma mère. En revanche, j’ai sans doute profondément ressenti l’angoisse qu’elle portait en elle, et sa fatigue, et, oui, sa honte. Et désiré que tout cela s’efface et que se renouvelle le signe d’amour du petit-beurre.

Autrement, il ne me reste de cet Exode que quelques brèves images, liées à certaines situations dont on ne m’a donné plus ou moins la clé que bien plus tard. Aujourd’hui encore, ces flashes restent totalement dissociés, dans mon esprit, d’une quelconque chronologie.

 

Bien sûr, comme tout le monde, je me suis dit souvent, après la mort de mes grands-parents puis de mes parents, que j’aurais dû leur poser bien plus de questions à ce propos, et plus généralement sur les événements d’avant ma naissance ou de ma petite enfance. C’est un regret commun à bien des gens, on ne se rend pas compte, tant que nos aînés sont présents, à quel point leur absence vous met devant autant de questions. « Qui était cette personne, là, sur la photo sépia, à côté de Grand-père ? Où se trouvait la maison de la méchante cousine Henriette, la blanchisserie de l’arrière-grand-mère, l’usine à gaz qui avait employé Pépère ? Et pourquoi ceci, et pourquoi cela ? »

À cette expérience fort commune s’ajoute, dans mon cas, une difficulté d’origine culturelle. Chez moi, on n’avait pas coutume de poser des questions. Surtout les enfants. C’était déplacé, inconvenant, voire impoli. Les gens se présentent à vous à leur manière, ils disent devant vous ce qu’il leur convient de dire, à vous d’interpréter, de deviner, de jauger, de vous faire votre idée. On pourra parler d’eux après leur départ et donner son sentiment, à leur égard ou à l’égard de leurs propos, mais on le fera assez peu, finalement. Et on les jugera fort rarement. C’est du moins ainsi que cela se passait la plupart du temps. On n’était pas trop dans la position de porter un jugement radical. Il y avait trop d’éléments à considérer, tant les gens sont complexes. On n’était pas le bon Dieu.

Les miens n’étaient pas trop, non plus, dans la culture du commentaire. Les faits étaient les faits, et les paroles dites, des paroles dites. On était plutôt dans le récit. Et qui raconte choisit évidemment, dans le stock des événements qui sont à sa disposition, ceux qui présentent un intérêt particulier, en ce qu’ils peuvent faire rire, ou émouvoir, ou donner à penser. À quoi bon passer du temps à rappeler les longues marches de la foule apeurée, au long des routes de l’Exode, ou les difficultés rencontrées alors pour trouver du pain ou un lit ? Ces choses tombent sous le sens, à moins qu’elles ne soient nécessaires à évoquer pour qui, dans son récit, veut faire comprendre les enjeux de telle parole ou de tel acte.

Tout cela fait qu’aujourd’hui encore, j’ai du mal à répondre aux questions que l’on me pose à mon sujet. J’ai beau me dire qu’elles proviennent la plupart du temps d’un sympathique intérêt porté à ma personne, je reste réticent. Je préfère choisir de moi-même, au moment opportun, l’histoire à raconter. Je suis plus à l’aise dans ma culture d’origine, pour laquelle qui raconte se fait connaître.

 

Des flashes, donc. Des moments très forts. Assez forts, en tout cas, pour pénétrer l’esprit d’un petit enfant et y demeurer à jamais. Mais limités, bien sûr, aux domaines qui peuvent résonner avec les affects d’un bambin de trois ans. Pour parler de cela aujourd’hui, je dois essayer de faire la part de ce que j’ai ressenti personnellement et de ce qu’on m’a raconté plus tard au sujet des mêmes événements. Eh bien ce n’est pas facile à faire.

 

Nous sommes sur une route inconnue. Inconnue comme le sont pour moi, le petit Parisien, toutes les routes de campagne. Il fait plutôt sombre, ce doit être le soir. La route est droite, on y voit loin. Elle est bordée d’arbres de chaque côté, probablement des peupliers. Je suis dans une poussette et je vois ma mère marcher en silence. Une voiture arrive derrière elle, elle va vite, elle nous dépasse en faisant voler de gros paquets de bouse de vache, le visage de ma mère en est constellé. Elle s’arrête pour s’essuyer. Je vois qu’elle pleure.

 

Nous sommes dans une grange. Des soldats français sont installés là. Peut-être quatre ou cinq. Ils nous ont fait monter à l’échelle jusqu’à la réserve de foin. Je les vois d’en-haut, ils sont très gentils, très prévenants à l’égard de ma mère. Ils la rassurent. D’en-bas, ils nous font passer de l’eau et de la nourriture. Du chocolat et des sardines, c’est tout ce qu’ils ont. J’apprendrai plus tard que nous sommes restés plusieurs jours dans ce foin et que nous n’y avons rien mangé d’autre.

 

Nous marchons sur une grande route au milieu d’une foule. J’entends encore, c’est comme un lent bourdonnement, un bruit confus de pas, de paroles et de mécaniques lentes. Cette fois-ci nous ne sommes pas seuls, ma mère et moi, nous accompagnons Lélou et ses parents. Son père est très fort, il porte les bagages. On entend venir des avions, tout le monde a peur, ça crie beaucoup. Brusquement, le père de Lélou nous prend elle et moi et nous jette dans le fossé, j’ai le nez dans les orties. Il se couche sur nous, il nous protège. À ce moment-là, pour moi, ma mère a disparu. Je comprendrai plus tard que nous étions mitraillés par des avions italiens et qu’il y avait des morts au milieu de la route, ce dont je n’ai aucun souvenir.

 

Nous sommes sur le quai d’une gare. Assis par terre, le dos contre un mur. Je suis serré contre ma mère et je sens qu’elle est épuisée. Comment je le sens, je ne sais pas. Là encore, elle me racontera souvent qu’elle semblait alors si faible, si démunie et si sale qu’une dame l’a prise pour une mendiante, s’est approchée d’elle et lui a glissé une pièce en lui disant une bonne parole. De cette dame, il me reste une vague impression.

 

Nous sommes au premier étage d’une maison vide. La fenêtre se résume à un grand trou ouvert sur le ciel. C’est la nuit mais il fait très clair. Nous nous couchons sur un lit en fer sans couverture. Il y a beaucoup d’hirondelles, ma mère a peur, elles entrent et sortent sans arrêt en piaillant, et au passage elles lâchent parfois leur fiente sur nous. Moi je n’ai pas peur, le vol rapide des petites bêtes ailées électrise ce grand rectangle de nuit, cela me fascine.

 

Nous sommes dans un train, debout au milieu des gens. Il y a beaucoup de monde, tous sont serrés les uns contre les autres, on ne risque pas de tomber. Je me tiens tout contre les jambes de ma mère, elle ne peut plus me porter. Je me cramponne à elle, mes bras entourent sa jambe. Cela dure très longtemps. On arrive à une gare, le train s’arrête et j’ai l’impression d’une sorte de lutte, chacun a dû sans doute se démener pour descendre le premier.

C’est au point, me dira-t-on plus tard, que ma mère a perdu, dans la presse, le sac qui contenait toutes ses affaires, son portefeuille excepté. Elle avait à l’intérieur sa grosse Bible de mariage, qu’elle n’a jamais quittée. Cette perte a été un vrai coup dur, pour elle, en plus de tout le reste. À ce moment-là, elle n’avait aucune nouvelle de mon père, mobilisé du côté de Belfort. Quelques semaines plus tard, on a ramené à notre concierge la fameuse Bible, qui portait et porte encore notre nom et l’adresse de notre paroisse. Les protestants qui me liront comprendront, je pense, cette remarque : les dragons sauraient-ils lire que tout n’est pas perdu !  

 

Arrive notre tour de descendre du train et je suis dans la portière, au-dessus du quai, ma mère derrière moi. Je suis trop haut pour sauter. Un officier allemand se tient devant moi, il veut me prendre dans ses bras pour me faire descendre mais je le regarde droit dans les yeux. Il comprend que je ne veux pas de lui, il renonce. Comment j’ai su ce qu’il était, je ne sais pas, c’était le premier Allemand que j’aie vu de toute ma courte vie.

Je me souviens de sa honte devant moi.

 

3 février 2014 

 

 

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Chapitre 8

 

Les jambes de ma mère

 

Il fallait que je me concentre. Le crayon à la main, j’ai tiré un peu la langue, pointe vers le haut. C’était un crayon épais à mine marron. Très grasse, la mine. J’étais à genoux derrière les jambes de ma mère, et je me souviens que j’ai commencé par la gauche. Auparavant, j’avais essayé en me tenant accroupi, mais ainsi, j’étais en équilibre instable, je risquais de faire déraper la mine, obligeant ainsi ma mère à tout recommencer.

Elle s’était enduit les jambes d’un liquide dont la couleur paraissait un peu plus foncée que sa peau. La teinte des bas qu’elle portait encore il y a peu mais que l’on ne trouvait plus, bien sûr, sauf sur les jambes des gradées allemandes quand elles étaient de sortie.

Ma mère n’était pas coquette. Pas du tout. Mais il lui fallait, comme il le fallait à toutes les autres femmes du quartier, montrer à l’envahisseur que les Françaises ne renonceraient jamais à leur légendaire élégance. D’autant qu’elle avait de belles jambes. Affaire, donc, de point d’honneur. Aussi lui fallait-il porter des bas, au moins le dimanche. Surtout avec des talons hauts. Des bas fins, de soie si possible, ceci même en hiver, quand bien même elle avait l’habitude, avant guerre, de circuler en chaussettes. Certes, cela lui coûtait. Car ses nouveaux bas n’étaient en réalité que sa peau, nue et teintée.

Or les bas de l’époque comportaient une couture, fine ligne qui suivait, par derrière et du haut jusqu’en bas, le galbe de la jambe. L’effet en était fort élégant, raison pour laquelle on ne pouvait y renoncer. On la remplaçait donc par un trait de crayon. L’avantage, disaient les femmes en riant, c’est que la couture était toujours droite, alors qu’avant l’Occupation, il leur fallait y veiller soigneusement au risque de faire filer le bas et de causer une échelle.

Certes, elles avaient pu voir avant guerre, au cinéma, des films américains dans lesquels des femmes élégantes se promenaient en pantalon. Mais on n’était pas en Amérique, pas encore, et les femmes de chez nous s’en tenaient à la robe ou à la jupe. Porter un vêtement d’homme leur aurait paru déplacé, c’était bon pour les gourgandines à la mode yankee.

Donc un trait de crayon. Mon office consistait à le tracer. Je le dis sans fanfaronner, je me montrais très doué. Il faut dire qu’en 44, j’avais tout de même sept ans !

Cela se passait chez mes grands-parents, afin que Mémère, arbitre reconnu des élégances faubouriennes comme de la décence, puisse juger de l’effet. Ma mère se plaçait alors le dos tourné à la fenêtre et relevait sa jupe jusqu’au genou. Les robes des dames de l’époque descendaient à mi-mollet. Le défi qui m’attendait consistait à tracer ce trait sans me reprendre ni dévier. D’où la nécessaire concentration dont je devais faire preuve.

Raymond, mon jeune oncle, avait été embauché lui aussi pour la même tâche, mais manquait-il de concentration ou se faisait-il trop rare, il n’avait pas la même cote que moi.

 

Pour les personnes qui se seraient posées la question, je précise qu’à l’usage, il m’a paru plus expédient, quant à la stabilité de la posture, de ne porter qu’un genou en terre, en fait sur le parquet, plutôt que sur les deux genoux, ceci à l’image des preux chevaliers. Je laisse chacun libre de faire l’expérience afin de mieux en juger.

J’avais découvert un exemple de cette posture chevaleresque sur un illustré. Sans doute avais-je bien travaillé à l’école car ma mère me l’avait offert alors que nous allions chercher le pain, par exception, non à la boulangerie d’en face, mais au coin de la rue d’Avron et de la rue des Pyrénées. Pourquoi ce changement dans les habitudes familiales, je ne sais, mais je suppose que la boulangère habituelle avait dû déplaire à Mémère ce jour-là. Elle lui avait peut-être refusé un faux ticket de pain, ou bien avait-elle prononcé des paroles désobligeantes ? Et dans ce cas, ces paroles pouvaient bien comporter quelque allusion à la rapacité légendaire des Youpins, ou quelque autre saleté du même tonneau.

 

Dans ma famille, on n’aimait pas que les gens parlent mal des Juifs. On n’avait rien contre ces derniers. On détestait ceux qui faisaient leur beurre de la haine du Juif. Ce qui n’empêchait pas Pépère, tant on est parfois contradictoire dans le faubourg, de se moquer de l’accent yiddish de certains d’entre eux, parmi les plus âgés, ou des drôles de tortillons de cheveux qui pendaient sur les tempes des moins sécularisés d’entre eux, ou encore de leur habitude de manger le chapeau sur la tête. Disait-il. Remarques assez fréquentes devant le zinc des nombreux bistrots du quartier. Il plaisantait de la même manière sur l’avarice et la saleté des bougnats auvergnats, sur la bigoterie des immigrées italiennes et sur la violence de leurs fils, ou encore sur la naïveté enfantine des Nègres, comme on disait à l’époque. Banania…

Racisme ? Je ne sais, le mot a changé de sens, ou plutôt de virulence, aujourd’hui. En tout cas témoin de la forme de pensée de l’époque. Le populo n’avait pas encore intégré, et de loin, le fait que la supériorité revendiquée du Blanc et du Français “normal” n’était dû qu’à la violence qu’il avait exercée sur les autres.

Cela n’empêchait pas mon grand-père de se dire communiste, cependant sans pratiquer, et d’admirer en même temps le Petit Chapeau, comme il surnommait Napoléon à la suite de Victor Hugo, son maître à penser.

        

J’y reviens, il y avait alors dans la rue des Pyrénées, tout près du croisement et en descendant la rue sur la droite, une boutique étroite et sombre tenue par une grand-mère à chignon bas et à tablier de satinette noire à toutes petites fleurs blanches. Elle vendait des jouets et des livres pour enfants, ce qui ne devait pas trop l’enrichir. Et des illustrés, de ceux qui vous laissaient sur les doigts des taches d’encre grasse.

Celui dont je parle racontait les aventures héroïques d’un chevalier du Moyen-Âge, pourvu d’une large et longue épée, et redresseur de torts innombrables. Je ne me souviens pas de son nom, et il ne me revient en réalité qu’une seule péripétie tirée de ses hauts faits : il y est seul, sans cheval, abandonné de tous, et n’a plus qu’une ressource, sa foi. Aussi a-t-il mis genou en terre (voilà !) devant la croix, une croix formée de son épée plantée dans la glèbe. Je suppose que ce comportement lui portera chance par la suite et que grâce à lui, il finira par venir à bout des infâmes.

Maintenant seulement, je me rends compte du message sous-jacent, on dirait aujourd’hui subliminal, que portait alors ce genre d’histoire. Car ces infâmes héroïquement combattus devaient revêtir quelques points communs avec tous ceux qui, selon les gens qui régnaient à l’époque, avaient trahi, vendu, humilié notre vertueuse mère, la fille aînée de l’Église, la malheureuse Patrie appelée à se régénérer par la souffrance. Des scélérats à la face basanée, aux doigts crochus, aux yeux bigles et au nez disproportionné, si l’on voit ce que je veux dire…    

 

Mais tout ce qui m’intéressait, c’était la bravoure du vaillant preux en cotte de mailles, semblable à ce Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, dont on contemplait l’image dans nos livres d’école et dont nos maîtres, à gauche comme à droite, louaient la vaillance. On a oublié cela, la France de la Troisième République chantait la gloire militaire des temps anciens. Il me revient avoir demandé un jour à un homme âgé comment il avait pu, lieutenant en 14, marcher seul devant les chars quasiment aveugles de l’époque pour les conduire, l’épée à la main, au pas, au devant des lignes ennemies. Voici, texto, sa réponse : « Souvenez-vous qu’alors, nous étions formés à l’école du chevalier Bayard. »

À sept ans, genou plié devant les jambes de ma mère, je rêvais donc de gloire militaire. J’en souris aujourd’hui, non sans tendresse : après tout, si ces rêves-là doivent naître, autant qu’ils prennent place dans le jeu des enfants et qu’ils y restent. 

 

Pendant que ma mère, désormais pourvue de bas, cherchait à rénover ses chaussures de toile en les teignant, eux et leurs semelles de bois, au-dessus de l’évier de la cuisine, je pouvais abandonner ma posture d’adoubement et me replonger dans les illustrés. Ils étaient loin de se cantonner aux histoires guerrières. En réalité, je disposais surtout du fonds de lecture défraîchi de mes oncles, qui allait de Bibi Fricotin à Bécassine, en passant par les Pieds Nickelés.

Lesquels, icônes malicieuses du faubourg, étaient mes préférés et cohabitèrent longtemps dans mon esprit avec les récits… de la Bible. 

 

10 février 2014 

 

 

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Chapitre 9

 

La machine à rêve

 

Le cinéma d’en face faisait salle pleine tous les samedis soirs, bien sûr, mais aussi le jeudi et le dimanche après-midi. Après tout, la guerre, l’Occupation, les restrictions, comme on disait alors, n’empêchaient pas qu’il y ait de bons moments. Il représentait notre premier moyen de distraction collectif et nous en usions le plus possible, même si les grands me disaient à quel point l’interdiction des films américains en limitait l’intérêt. Plus de Charlot, de Harold Lloyd, de Buster Keaton, l’homme qui ne rit jamais, pour ne parler que des comiques. On me racontait leurs aventures, et Raymond ou Georges mimaient devant moi, qui riait, la démarche du célèbre clochard au chapeau melon.

Manquaient aussi les comédies américaines, avec leurs danseurs et leurs chanteurs, ou les films de gangsters, les films de cow-boys (on prononçait cod’boyes), que l’on n’appelait pas encore westerns. Sans parler des dessins animés, comme on disait, surtout ceux de Disney. Les ruses de Mickey, les colères de Donald, les bêtises de Pluto…

Ce cinéma-là avait séduit à jamais ces gens du peuple qu’étaient les miens, sans doute parce qu’il magnifiait le corps, l’attitude, le mouvement et le rythme en un langage universel capable de traduire toute la gamme des émotions, des désirs et des volontés. Par le récit et le mime on me le faisait comprendre, j’étais le public : « Ah si t’avais vu ça, Jeannot ! »

 

Chez nous, le choix des films à voir s’établissait en fonction de quelques critères simples et fortement réducteurs : il y avait les films où l’on rit, les films où l’on pleure, les films d’aventure et les films d’amour. Ces critères étaient fort souples, et l’on pouvait classer par exemple dans la catégorie des films d’aventure aussi bien La Grande illusion que Le Bossu… Ces films, je les voyais tous, ou presque, il y avait toujours quelqu’un pour m’emmener.

 

Pépère m’emmenait voir les films où l’on rit. Je ne dirais pas qu’il s’agissait d’un cinéma à forte teneur culturelle. Les studios, placés sous la tutelle allemande, s’en tenaient à la grosse rigolade de l’époque, celle des Fernandel, Bach ou Noël Noël. De Mon curé chez les riches à Adémaï aviateur. Il est possible que les Allemands aient tenu à ce que le populo soit distrait, au sens propre, de ses malheurs.

Parfois, cependant, ils se faisaient rouler. On riait d’eux. Ce fut le cas avec Noël Noël, quand son simplet d’Adémaï, installé dans le métro à côté d’un soldat allemand, s’écriait « Sales Boches ! » dix fois de suite, lors d’un bombardement, croyant la guerre encore en cours et prenant ces soldats habillés de vert pour des alliés polonais. Ce « Sale Boche ! » a fait rire toute la France, petite revanche de même nature que la résistance a minima de mon grand-père. Bien sûr, le réalisateur avait dû obtenir pour cela l’autorisation de la censure, expliquant qu’un tel propos prouverait que les Allemands avaient de l’humour. Ce que personne, sauf eux, ne crut jamais.

 

Mémère m’emmenait voir les films où l’on pleure. C’est ainsi qu’elle disait. Il me reste peu de souvenirs de ces mélos, si ce n’est qu’ils me procuraient le tendre plaisir de me sentir serré, dans les moments d’intense émotion, contre le corps d’une grand-mère en sanglots. Du côté des actrices, Mémère aimait par dessus-tout Gaby Morlay, l’éternelle souffre-douleur de ces messieurs.

De retour dans son deux-pièces au quatrième étage, elle racontait le film à Mame Nicolle, qui sortait peu depuis son veuvage, à Mame Bénichou lorsqu’elle n’avait pas pu faire garder Bébert, enfin à Mame Cheval, souvent souffrante. Ces narrations avaient lieu autour d’un verre de café (j’avais droit à un canard) avant ou après le moment où Mémère tirait les cartes à l’une ou à l’autre de ces dames : « Un valet de carreau, vous allez recevoir une lettre (l’impétrante se demande si ce sera une bonne nouvelle) ; un valet de cœur, un homme soupire après vous (rires des dames) ; une dame de pique, méfiez-vous, une femme vous en veut… » 

 

Pour les films d’aventure, c’est Raymond qui m’emmenait. Là aussi, les cow-boys et les Indiens, les corsaires des Caraïbes, les gangsters de Chicago, les détectives de Los Angeles, tous ceux-là manquaient. Pour tout potage, nous avions des films de cape et d’épée parmi lesquels les romans d’Alexandre Dumas ou de Paul Féval faisaient bonne figure. Ils avaient l’avantage de permettre de jouer à l’épée, comme on disait, dans la cour de récréation, en répétant des paroles épiques telles que « Si tu ne viens pas-z-à Lagardère, Lagardère viendra-t-à toi ! » Les films policiers, souvent inspirés des romans de Simenon, me plaisaient moins, à cause de tel ou tel épisode dans lequel les relations d’un homme et d’une femme interféraient avec une opportune distribution de coups de feu... Quant aux films de guerre, la plupart d’entre eux étaient évidemment proscrits.

 

Ma mère m’emmenait voir les films d’amour, romances pas toujours à l’eau de rose, mais souvent. Non qu’elle se limite à ceux-là, mais enfin, ce sont ceux qu’elle préférait, et elle ne manquait pas de matière tant ces films étaient à la mode. L’époque étant à la guerre, ces bluettes sentimentales se multipliaient, sans doute par un effet de compensation. C’est là que, de Marinella à L’Île d’amour, Tino Rossi triomphait. Grâce à sa gentillesse et à sa force morale, il y surmontait l’adversité et finissait par trouver l’amour, le tout en susurrant quelque mélopée. Au long de la projection, je ne manquais pas de me soucier de son sort, mais je me souviens néanmoins que, au moins une fois, ma mère dut me réveiller à la fin du film.

 

Tout un ensemble de comédiens faisaient en quelque sorte partie de la famille. Des gens comme Raimu, Pierre Fresnay, Micheline Presle, Jean Marais, Danielle Darrieu, Jean Gabin, bien sûr, avec beaucoup d’autres, anciens ou nouveaux pour l’époque. Sans oublier ces seconds rôles que l’on retrouvait si souvent d’un film à l’autre, les Pauline Carton, Jean Tissier, Jeanne Fusier-Gyr, Pierre Larquey, que sais-je encore… On vantait leur capacité à faire rire ou à émouvoir, le plus souvent dans un registre toujours le même et qui faisait tout l’intérêt de leur personnalité. Après tout, il en allait de même par chez nous, où chacun était connu pour avoir sa spécialité, l’un toujours prêt à faire des farces, comme Georges, le cousin germain de mon père, l’autre véritable bourreau de travail, comme Robert, le neveu par alliance de Pépère.        

 

Bien sûr, les responsables du cinéma devaient s’organiser en fonction des coupures d’électricité. Lorsqu’elles étaient connues à l’avance, il leur suffisait d’en tenir compte pour fixer leurs horaires. En revanche, il pouvait arriver que tout s’éteigne à l’improviste au cours de la projection. On savait que l’on ne serait pas remboursé, la direction l’avait fait savoir à l’avance. Alors, après les hou-hou et les sifflets d’usage, les uns sortaient fumer une cigarette ou tailler une bavette sur le trottoir en faisant les cent pas, les autres rentraient chez eux, d’autres, enfin, restaient assis à attendre dans le noir.

C’était comme dans un village, les gens se connaissaient, au moins de vue, la plupart du temps par leur nom, ils s’étaient salués dès l’attente du dehors, dans la queue devant le guichet, ils s’interpellaient pendant l’entracte, se demandant des nouvelles de la famille ou discutant à mots voilés de la situation générale.

 

Ce cinéma, le Family, disparu aujourd’hui après avoir changé de nom pour devenir le Rio, se trouvait en face de la maison de mes grands-parents. C’était pratique, il suffisait d’attendre la sonnerie annonçant la séance pour descendre nos quatre étages, traverser la rue d’Avron, que les voitures avaient désertée à cette époque, et arriver à temps.

Le spectacle ne s’arrêtait pas au film. Chaque semaine, les grandes affiches peintes à la main qui surmontaient l’entrée étaient changées, et c’était  le suspense. Je crois bien que ces peintures furent mes premières œuvres d’art.

Pour moi, la présence de ce cinéma revêtait aussi un caractère romanesque en ce sens que, de notre quatrième, je pouvais plonger mes regards, au travers d’une immense baie, dans la grande pièce qui se trouvait au-dessus de la salle. Elle servait de séjour à la famille élégante qui gérait le cinéma, du père directeur à la mère guichetière en passant par le fils projectionniste et la fille ouvreuse. Leur évolution dans ce lieu avait pour moi quelque chose de magique, de mystérieux, de profondément cinématographique.      

    

17 février 2014 

 

 

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Chapitre 10

 

La fin des vacances

 

Vendredi 1er octobre 43 ! C’est la rentrée des classes et pour moi c’est le grand jour : j’entre à la grande école.

Les vacances ont été longues, comme chaque année elles se sont étirées du 14 juillet au 30 septembre, deux mois et demie à tirer pour Mémère, souvent chargée de nous garder, Lélou et moi. Pas question de nous emmener à la campagne, c’est la guerre, on se contente des squares du quartier ou, de temps en temps, d’un petit tour au Bois de Vincennes.

 

On peut passer aussi la journée à Bagnolet, mais les autobus de la TCRP ne sont pas toujours au rendez-vous, l’essence est rare, et même avec le gazogène, dont le réservoir, sur le toit, leur fait une énorme bosse blanche, on n’est jamais sûr de pouvoir revenir, à supposer qu’on soit arrivé ! Parfois on s’y risque, on prend le 26 jusqu’à Gambetta et le 101 jusqu’à Floréal, aux abords de Romainville. Avec le métro, on craint la coupure d’électricité, et se retrouver coincée dans le noir avec deux petits, non merci, dit Mémère. D’ailleurs, de Mairie-des-Lilas à la maison, il y a plus à marcher qu’avec l’autobus.

 

On y va, ou on y va pas ? Mémère demande conseil à Pépère. Lui, il a pas ce problème, il y va tous les jours ou presque, et à pied. Une heure à l’aller, une heure au retour. Au moins. Le docteur a dit qu’il devait marcher, que la retraite, après le genre de boulot qu’il a fait pendant des années, ça serait pas sain de la passer à pas bouger. Arrivé là-bas, il a encore le jardin à faire, à demi avec Robert, son neveu, sans compter les poules et les lapins à soigner. C’est pas le moment de se priver de légumes, de fruits et de viande, le tout gratuitement ou presque !

Les hauteurs de Bagnolet, c’est encore quasiment la campagne, même si elle n’est plus cultivée on y trouve nombre de friches. Depuis des années, mes grands-parents y disposent d’une maison, tout en haut, presque aux Lilas. Ils y ont acheté un bon bout de terre, longtemps avant la guerre, quand ça ne valait rien, et petit à petit ils ont fait construire. C’est pour leur retraite, ils y finiront leurs jours une fois que les gosses auront plus besoin d’eux et que Mémère aura fini de faire l’appoint, comme ils disent, en tant que blanchisseuse à domicile.

Du moins le croient-ils.

 

La maison est en brique, elle comprend un appartement et une boutique au rez-de-chaussée, deux appartement à l’étage. Eau, gaz, électricité. Elle se prolonge d’un grand terrain avec une cour, un potager et même un bosquet de sureaux et de lilas. Un appentis sert de réserve à outils et de poulailler.

C’est là que, le jour de ma naissance, Pépère a planté un cerisier.

 

À Bagnolet, Pépère est libre, il a son voisin pour tailler une petite bavette et boire son petit coup de blanc (c’est interdit par le docteur), bien tranquille, à l’ombre. Il sort son pigeon domestique et il le pose sur son épaule. De temps en temps il se met un grain de blé entre les lèvres et il tourne la tête vers le pigeon, qui chope le grain d’un coup de bec précis.

Il aime les bêtes, avant il avait un chien, un berger allemand, mais au quatrième dans un deux-pièces, c’était pas pratique, à la mort de l’animal il a pas voulu en prendre un autre. En plus, c’est trop dur quand ils partent.

 

Les journées à Bagnolet, en été, à l’ombre des sureaux ! Ou grimpé dans les branches basses du cerisier ! J’aimais manger les cerises sur l’arbre, d’ailleurs elles étaient mes cerises, les cerises de mon cerisier. Quand mon père est rentré de la guerre, un de ses premiers gestes a été de m’offrir des cerises dans un sachet en papier, il y en avait cent grammes, ça lui avait coûté une fortune, les prix, à la Libération, je vous raconte pas. Je lui ai dit que j’aimais pas les cerises… Petit souvenir triste, petit regret sur mes vieux jours.

 

Bien sûr, le square, c’était déjà pas si mal, la plupart du temps c’était ça ou jouer par terre dans l’appartement. J’avais quelques soldats de plomb, quelques animaux de terre cuite, pas grand chose, et une boite de cubes en bois pour bâtir un château, un immeuble ou une ferme.

J’avais aussi des livres de coloriages et quelques illustrés. Chaque semaine, le jeudi matin, j’allais acheter à deux pas, à l’échoppe de la marchande de journaux, un illustré qui se suivait, on y trouvait des histoires en feuilleton, je me souviens de l’une d’entre elles, qui montrait les aventures d’un petit bossu particulièrement malicieux. Je l’aimais bien. Il résonnait avec cette chanson de ma grand-mère : Quand le p´tit bossu va chercher du lait, / Il n´y va jamais sans sa boîte à lait. / En arrivant chez la laitière, / Il dit en faisant ses p´tites manières, / Donnez-moi du lait, / Dans ma boîte à lait. / Ah vraiment je n´ai jamais vu, / Aussi résolu que le petit bossu. /// Quand le p´tit bossu va chercher de l´eau… etc.

Je passais de longs moments à regarder les toits de Paris, du quatrième la vue portait loin. Je ne me lassais pas de ce spectacle, toutes ces tuiles et tout ce zinc étendus sous le ciel. Et bien sûr, la fenêtre ouverte, je surveillais aussi la circulation des personnes et des véhicules. Avec Bébert, Mémère ayant le dos tourné, nous aimions jeter à la rue des petits objets, tâchant d’atteindre ceux des passants qui, d’en-haut, ne nous semblaient pas trop dangereux. La fenêtre me servait aussi à réaliser des décalcomanies, le modèle appliqué sur la vitre et mon crayon suivant les lignes.

Le mieux, c’est quand j’étais malade. Varicelle, rougeole, j’ai tout eu. J’avais le droit de lire au lit. Je ne m’ennuyais pas, j’ai juste appris à lire très tôt, tout seul, sans m’en apercevoir. Ma mère l’a découvert un jour avec surprise.

 

C’est pourquoi je ne craignais pas la grande école, ce 1er octobre 43. J’étais plutôt fier de la rejoindre, la main dans la main de ma mère, restée à la maison pour cette occasion.

Ce jour-là, j’ai fait la connaissance de la blonde Madame Canne. Belle et gentille, je l’ai déjà mentionné. Sévère à l’occasion mais juste. N’oublions pas que parmi les hussards noirs de la République, dès le début il y avait des dames. Madame Canne aurait pu être l’une d’elles.

Je revois bien ma place de ce jour-là, la table en bois pour deux, son abattant cachant une case pour y mettre livres, cahiers et plumiers, la rainure destinée au crayon et au porte-plume, cet objet qui devait devenir pour moi, qui suis gaucher, un outil de torture, enfin le trou et son encrier de porcelaine blanche recelant une encre violette à reflets mordorés.

Au retour, il a fallu de suite couvrir les livres, il y avait école le lendemain, un samedi. Ce fut comme un jeu. Ma mère y avait pourvu, ayant dégotté, malgré les embûches dues aux malheurs des temps, un rouleau de papier épais, un peu rugueux, dont la couleur rose-beige devait par la suite un peu détonner par rapport au bleu marine omniprésent des copains. De presque tous les copains, devrais-je écrire, car les livres de A., le seul de la classe qui venait à l’école pieds nus, étaient couverts de papier journal.

J’aimais l’école, je l’ai découvert ce jour-là. D’autant qu’elle ne me demandait pas beaucoup d’effort, si ce n’est avec l’écriture et cette damnée plume sergent-major toujours portée à crachoter son encre là où il ne fallait pas, ou avec la récitation, étant donnée cette infirmité que je traîne encore aujourd’hui, une incapacité à me souvenir, serait-ce au bout d’une demi-heure, d’un texte, même court, appris pourtant par cœur.

Je ne devais changer en dégoût ce plaisir de l’école qu’à l’adolescence… mais ceci est une autre histoire.      

 

À cette époque, l’école pouvait aussi signifier l’aventure. On craignait les bombardements, et que faire quand on a plusieurs classes de moutards à mettre à l’abri ? L’école ne disposait pas de cave, il fallait utiliser celle d’un grand immeuble situé à quelques centaines de mètres, d’où nombre d’exercices d’alerte au cours desquels on devait se hâter de sortir dans la cour en rangs par deux et de suivre la file le long du trottoir jusqu’au portail de ladite maison, puis de descendre quasiment dans le noir jusqu’à une immense cave (je suppose qu’on y avait abattu les cloisons intérieures). On devait y garder le silence, mais l’obscurité appelait bien sûr à rire et à chahuter. Timidement néanmoins, car le directeur ne plaisantait pas. Après quoi on revenait benoîtement à l’école, on retrouvait la classe.

Heureusement, il n’y eut jamais d’alerte, et notre école ne fut jamais bombardée. Si cela était arrivé, je ne pense pas que ces longues précautions nous auraient protégés en quoi que ce soit.

 

24 février 2014    

 

 

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Chapitre 11

 

Un lourd sac de sable   

 

Dans les années vingt, nos immeubles étaient chauffés au gaz. Bien sûr, je n’ai jamais connu cela mais je voyais encore les anciens tuyaux de plomb courir le long des murs. On ne les avait pas enlevés lors de l’installation de l’électricité. Pas plus qu’on n’avait ôté, sur chaque palier, les sacs de sable destinés à combattre un incendie naissant dû au gaz. C’est pourquoi j’ai pu, sur mes sept ans, m’emparer de celui de notre étage et le descendre, marche par marche, à grand peine, d’autant qu’il faisait chaud, jusqu’à la rue et la barricade en formation.

La rue d’Avron était en guerre, à nouveau, à la manière de ses anciens. Cela faisait longtemps que ses pavés n’étaient pas sortis de leur lit de sable, peut-être depuis les derniers jours de la Commune, alors on les tirait de là avec une sorte d’allégresse, comme pour une fête. L’ennemi allait voir ! Mais cette fois-ci, cependant, il ne s’agissait pas de l’empêcher d’entrer dans la ville, mais bien de gêner ses déplacements au maximum et, du moins dans l’idée qu’on s’en faisait sur le moment, de lui interdire d’en sortir vivant !

Mais pour le coup, c’était une belle barricade, avec pavés, sacs de sable et tout un bric-à-brac de voitures à bras renversées, d’éléments d’échafaudage, de meubles réformés, de tonneaux ou de barriques, que sais-je encore ? De la belle ouvrage. Et gardée par d’ardents patriotes malheureusement fort peu pourvus en armement… 

 

Nous étions, je pense, le 21 août 1944, trois jours avant l’arrivée de la 2ème DB au centre de Paris. La veille, un interminable combat de rue avait vu mourir, à deux pas de chez nous, cinq FFI de notre quartier. L’un d’entre eux était le père de l’un de mes copains de classe.

L’insurrection avait été déclarée, et eux, certains de voir Paris libéré dans les heures qui suivaient, avaient voulu prendre le contrôle de la Kommandantur locale, installée dans les locaux du commissariat de police du quartier, au coin de la rue des Orteaux et de la rue des Haies, à dix mètres à peine de la rue des Pyrénées. Sans doute pensaient-ils les Allemands déjà partis, ou trop occupés ailleurs, mais ils se trompaient. Arrivés dans une modeste Simca 5, la sœur française de la célèbre Topolino italienne, ils avaient juste eu le temps de fuir en descendant la rue des Pyrénées, tout en tiraillant contre les Verts-de-gris qui les poursuivaient.

Cette poursuite devait durer deux heures environ, les FFI ayant pris le parti de reculer, tout en tirant, en prenant une à une les rues de la Plaine, puis de Buzenval, puis d’Avron, suivant ainsi une sorte de rectangle qui devait, pensaient-ils sans doute, les ramener dans la rue des Pyrénées, cette fois derrière leur poursuivants.

 

Il faisait beau, il faisait chaud, et compte tenu des événements, l’école était fermée, ainsi que la plupart des entreprises. Grève générale décrétée par la Résistance. Aussi nos mères, à Lélou et à moi, nous avaient-elles emmenées au square Sarah-Bernhardt, rue de Lagny, une rue parallèle à la rue d’Avron.

Nous jouions tranquillement lorsque quelqu’un a crié : « Rentrez vite, on se bat dans le quartier, ça tire de partout ! »

Nous revenons donc par la rue des Pyrénées, et nous sommes presque arrivés rue d’Avron, lorsque la fameuse Simca 5 tourne le coin de la rue et nous déboule dessus. Les types au brassard à la Croix de Lorraine, revolver à la main, nous crient de vite nous sauver, que les Allemands arrivent, et nous nous jetons dans l’entrée de l’hôtel qui fait le coin.

Je vois la Simca reculer, un des FFI se tenir au seuil de l’hôtel et tirer tout en nous indiquant l’escalier de la main. Nous montons les six étages jusqu’au dernier, et nous nous asseyons, apeurés, sur les dernières marches. Tout en bas, ça tire, puis une grenade explose dans l’entrée, elle fait vibrer toute la cage d’escalier, cela nous assourdit. Lélou, qui gémissait, va crier, mais sa mère lui ferme la bouche, elle craint que nous soyons découverts au cas où les Allemands seraient déjà en bas.

Et justement, on entend les Allemands, ce sont eux qui occupent l’entrée, maintenant, ils se crient des ordres, ils tirent eux aussi. Ça dure un moment puis ils s’en vont et le bruit des tirs s’éloigne peu à peu. Nous attendons. Lorsque nos mères sont sûres que plus personne ne se tient dans l’entrée, ni dans les environs immédiats, nous descendons.

La rue des Pyrénées est vide de tout habitant, on voit juste, de dos, les derniers Allemands disparaître. Nous tournons le coin de la rue d’Avron, elle aussi est déserte, portes et fenêtres fermées, sauf aux étages. Pas un bruit. Strictement personne. Pas même une voiture. Et revoyant cela en pensée, l’image de cette rue vide, immobile, comme retirée hors du monde, reste pour moi le plus surréaliste de mes souvenirs, comme dans un rêve.

 

Lélou file avec sa mère vers la rue de la Réunion, à deux pas, son père doit être fou d’inquiétude. Pour nous, il nous faut taper violemment sur la porte d’entrée de l’immeuble pour qu’elle s’ouvre. C’est Georges qui est là, un grand couteau de cuisine à la main. Ce qu’il aurait fait avec si nous avions été des Allemands, je n’ose l’imaginer. Mais ça, c’est Georges, capable de se faire descendre pour un beau geste…

Nous montons chez mes grands-parents, au quatrième, et Mémère nous ouvre en pleurant. « Tu m’as fait un’ de ces peurs ! », elle crie à ma mère. Elle a à peine fermé la porte qu’elle nous pousse sous la table de la salle-à-manger, ma mère et moi. On entend à nouveau des tirs, ils sont encore loin mais ils se rapprochent. Mémère va à la fenêtre pour voir, mais elle revient aussitôt se cacher avec nous sous la table.

Pépère, lui, se tient à moitié couché sur la desserte, tout près de la fenêtre, de là il peut surveiller la rue sans faire une cible pour un tireur trop nerveux. Mémère lui crie de se cacher, mais il reste où il est : « I’s ont peur qu’on leur tir’ dessus depuis les maisons, mais là i’ peuv’ pas m’ voir. »

Maintenant, les FFI sont à nouveau dans la rue, juste en bas, et tout à coup, on entend un grondement. Pépère crie : « Ah les salauds, i’s ont am’né un char ! » Effectivement, un char Panzer monte la rue, il protège une escouade de tireurs. Ceux-ci avancent derrière lui, passant de porte en porte.

La Sima est arrêtée juste avant la rue des Pyrénées. Les gars ont sans doute compris qu’ils étaient pris au piège, ils se planquent où ils peuvent et tirent sur le char et les fantassins. Alors les Allemands ne veulent rien risquer, ils entrent dans le bistrot et en extraient les hommes qui s’y trouvent, ils les font marcher devant eux en guise de boucliers. L’un d’entre eux crie aux FFI : « Ayez pas peur les gars, tirez quand même ! Tirez ! »

Tout cela, c’est Pépère qui nous le raconte au fur et à mesure. À un moment, il dit : « Y en a un juste en face, un Boche, planqué à l’entrée du cinéma, çui-là, si j’avais mon Lebel, i’ s’rait foutu ! » Mémère s’écrie : « Oui ! Et après on s’rait tous tués ! »

Puis la bataille s’achève. Les cinq FFI sont morts, là, au coin de la rue.    

   

Pour revenir à notre barricade, elle n’était pas restée longtemps en place. C’était regrettable, mais on devait convenir qu’elle allait à l’encontre des plans de la Résistance. Le lendemain de la reddition de von Choltitz, il fallait, non pas gêner l’armée allemande, mais lui permettre au contraire de s’en aller sans faire de dégâts. Or la rue d’Avron permet de sortir de Paris en direction de l’Est…

 

Le lendemain et les jours suivants, on voyait donc la colonne sans fin des vaincus se traîner en direction des contrées germaniques. C’était pas beau à voir. Les vaincus, ce n’est pas toujours lamentable, mais là ça l’était. Ils foutaient le camp. Sales, dépenaillés, à pied, à bicyclette, en camion, en voiture, vautrés sur des charrettes. Beaucoup d’entre eux devaient venir de Normandie. On les regardait passer, désormais sans crainte et cependant sans agressivité. Juste un sourire : c’était ça, la race des seigneurs.

Mémère avait composé un drapeau tricolore qui faisait rire toute la rue car elle avait pendu, à la corde à linge qui barrait la fenêtre, un drapeau français composé de sa blouse bleue, d’une taie de traversin blanche et de la ceinture de flanelle rouge de Pépère, rivalisant ainsi avec les drapeaux qui sortaient pratiquement de toutes les fenêtres : simplement cela ne faisait bleu-blanc-rouge que vu de l’intérieur… Elle triomphait néanmoins, rappelant que, vu la couleur de leur uniforme, elle avait prévu dès leur arrivée la défaite des Fridolins.

 

3 mars 2014

 

 

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Chapitre 12

 

Les lunettes du grand-père

 

Le mot latin trepalium désignait, sous César et autres gracieux personnages célébrés par les manuels de culture classique, un instrument d'immobilisation et de torture à trois pieux utilisé pour punir les esclaves rebelles. On s’en servait aussi pour immobiliser les chevaux au moment de les ferrer. En français, trepalium a donné "travail". C’est pourquoi on ne peut pas dire que je travaillais bien à l’école, car si j’y étais immobilisé, je n’y étais pas, et de loin, torturé. L’école ne me coûtait pas, j’y réussissais sans faire le moindre effort… la récitation mise à part. Rester premier de la classe était mon destin. Pépère, néanmoins, ayant reçu, lu et approuvé mon bulletin au dernier samedi du mois, me prenait par la main le lendemain pour m’emmener aux Puces.

 

Le marché aux Puces de la Porte-Montreuil, tout près de chez nous, n’avait pas grand chose à voir avec celui de la Porte-Saint-Ouen. Autant ce dernier était, du moins pour une part, destiné à la chine des riches et des importants, sorte de Puces cirées, argentées et dorées, autant le nôtre restait fidèle à ses pouilleuses origines. C’est d’ailleurs resté plus ou moins le cas.

On y trouvait bien sûr de tout dans un pêle-mêle invraisemblable. Cela allait de la literie neuve, proposée par les vendeurs les plus baratineurs que j’aie jamais entendus, à la batterie de cuisine cabossée et culottée étalée au sol, sur un dessus de lit dépenaillé, par une ménagère harassée. On y trouvait des fripes aussi bien que des oiseaux en cage, de l’outillage rouillé comme des pièces détachées amoureusement huilées, pour vélo, pour moto, pour auto. Il y avait des casquettes et des chapeaux de seconde main, des lunettes logées dans leur caisse pleine de sciure, des tableaux aux couleurs pétantes et des sculptures imitées de l’antique (dans leur jeune temps, mes grands-parents avaient acheté là une copie en réduction, en plâtre, d’une célèbre statue, les Trois Grâces). On y voyait bien d'autres choses encore, toute la brocante était là, non la professionnelle, mais celle des pauvres gens poussés à vendre, de leurs biens, ce qui était encore vendable. Et tout pouvait trouver preneur, du moins si les prix étaient convenables, tant les clients étaient eux aussi pressés par la nécessité.

En temps de paix, on pouvait s'y régaler d'une portion de moules marinière accompagnée de frites et arrosées d’un petit vin blanc. Le tout était servi sous des tonnelles, sur de longues tables qu’on dirait aujourd’hui conviviales. La dureté des temps avait remplacé cela par de modestes étals où s’accouder pour boire un verre, mais les Allemands étaient à peine partis que toute cette bonne provende reprenait place.

 

Si Pépère m’emmenait, ces dimanches-là, au marché aux Puces, c’était dans une intention soigneusement mûrie. Bien sûr, c’était de toute façon un plaisir, pour lui, de flâner dans l’allée tout en voyant si des fois une occasion se révélerait. Cela arrivait. Il achetait là un cent de pointes pour réparer le poulailler, à Bagnolet, ici un bout de feuille de caoutchouc pour ressemeler mes galoches, même une casquette, au besoin, si la sienne s’était encrassée, et bien sûr une paire de lunettes quand sa vue avait baissé. C’était fascinant de le voir faire : pour un peu il les essayait toutes. Pour la vue, bien sûr, mais aussi pour l’aisance et même pour l’esthétique. Non qu’il ait été coquet, cela ne se faisait pas, mais c’est qu’il ne voulait pas avoir l’air de se prendre pour un monsieur. Il demandait son avis au vendeur, homme capable de le comprendre, mais aussi à tel ou tel qui passait, une de ses connaissances, et même à moi, qui le conseillais gravement.

 

Mais le but ultime de Pépère me concernait directement, bien sûr. Je savais pourquoi j’étais là, toutefois sans le dire, le rite comporte toujours des obligations. Donc, après avoir fait son tour, Pépère s’arrête devant le marchand de sucrerie. Toujours le même. Je ne dis rien. Il me regarde, je regarde ailleurs, l’œil porté sur le parapluie gigantesque d’une grosse dame ou sur le chapeau melon désuet d’un vieil homme en pantalon à rayures et veste élimée. Dès notre arrivée, nous étions passés sans rien dire devant le marchand de barbe-à-papa. Je savais que la barbe-à-papa était réservée aux sorties en famille, avec mère et grand-mère, voire oncle, et tante, et marmot dans sa poussette. Restait le marchand de sucrerie de la fin de l’escapade.

« Lequel tu veux ? », me dit Pépère, et je choisis. Longuement. On a beau dire, les sucres d’orge ne se ressemblent pas. Pas totalement. Même s’ils ont à peu près le même goût, leurs couleurs sont fort variées. Celui dont je me souviens le mieux était un entortillement de marron clair, d’orange et d’un filet de mauve, peut-être de rose. C’est celui-là que je choisis. 

Il ne nous reste plus qu’à revenir lentement à la maison, au long de notre rue, la plus belle rue du monde, ma main droite dans celle de Pépère, le sucre d’orge dans la gauche, deux heureux, pour un temps, dans ce monde de barbarie.

 

Je le faisais durer, je le faisais durer, ce sucre d’orge, main et bouche poisseuses, avec d’autant plus de plaisir que, d’habitude… je n’aimais pas les sucreries. « Ce gamin-là, s’écriait souvent Mémère, c’est l’ seul qu’aim’ pas les bonbons ! C’est un cas ! » De fait, je n’aimais pas le sucré. Sauf dans les gâteaux ou la glace du dimanche.

J’ai honte à l’avouer, je préférais la saccharine… J’en avais volé un tube à Mémère, une fois, et pendant qu’elle discutait avec quelques autres dames dans la boutique de sa commère la mercière, moi, assis sur la marche du seuil, le dos tourné vers la rue, je suçais une à une les minuscules dragées blanches, ces ersatz que nous devions à l’industrie chimique de nos ennemis, eux qui nous volaient nos betteraves pour se faire du sucre rien que pour eux… Double trahison, cette saccharine, et dont je me repens aujourd’hui.

 

Mais si je le faisais durer, ce sucre d’orge, c’est que, comparable à la « pièce cent sous » de ma grand-mère, cette pièce qui finissait elle aussi par disparaître, mais le plus tard possible, il était gage d’amour.

C’est vrai, ce n’était pas très juste, cet amour exclusif que mon grand-père me portait. Mais c’était ainsi. L’amour ne se commande pas. Il avait de l’affection pour ses autres petits-enfants, mais rien de comparable. J’étais celui que l’homme mûr qu’il était alors avait élevé pendant toutes ces années noires, des années qui comptaient tellement. Celui dont il avait suivi le développement mois après mois, année après année.

Mais rien de mièvre, chez lui. Ce sucre d’orge, je l’avais gagné, il faisait pendant aux coups de martinet que j’avais mérités eux aussi, parfois, pour avoir tenu tête à Mémère ou fauché un soldat de plomb à Jacky, celui de l’étage en-dessous.

Pépère pouvait être sans pitié. Surtout pour tout ce qui touchait à l’école.

Je me revois accoudé le soir à la table familiale devant un problème à résoudre. Pépère est assis en face de moi, il fait son mot-croisé, un tout petit bout de crayon à la main sorti de la poche de son gilet de laine. Il me regarde, l’œil impassible derrière ses fameuses lunettes, et il voit que je sèche. C’est que le problème demande trop de réflexion, l’arithmétique peut parfois vous déconcerter un môme de sept ans…

Pépère déchire un coin de son journal, il y écrit quelque chose et met le bout de papier dans cette même poche de son gilet de laine. « Moi j’ai la solution. Elle est là, dans ma poche. Ça prouve qu’on peut y arriver. Quand t’auras trouvé, je regarderai si c’est bien la solution que j’ai dans ma poche. Tu pourras pas aller jouer avant. » On dira ce qu’on voudra de cette pédagogie, je peux assurer qu’elle était efficace. La preuve : je finissais toujours par trouver, assuré que la solution existait bel et bien !

Je m’étonnais pourtant de la façon dont Pépère appliquait la même technique avec Bébert ou avec Jacky, auxquels on avait dit chez eux, un soir, alors qu’il faisaient face à une difficulté semblable : « Va trouver l’ père Gehant, i’ va t’aider ! » C’est qu’avec eux, voyant que les choses traînaient, Pépère finissait toujours par balancer un petit indice grâce auquel ils arrivaient au bout de leur peine…

Avec moi, il ne le faisait jamais. C’est qu’il m’aimait.

 

Mais ces dimanches à sucre d’orge n’avaient rien à voir avec les soirs de semaine à devoirs laborieux. Je les avais passés dans d’autres mondes, dans mes deux mondes du dehors, au temple avant midi, aux Puces avant le soir. Aventure, ô aventure…   

 

10 mars 2014

 

 

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Chapitre 13

 

Le souvenir de deux enfants

 

Le jeudi 16 juillet 1942, en fin d’après-midi, j’attendais que ma mère vienne me chercher, comme d’habitude, en revenant du travail. J’avais passé la journée avec mes grands-parents, rue d’Avron, au numéro 78, au quatrième étage. Je ne me souviens pas de ce que nous avions fait ce jour-là, peut-être un tour au square avant l’heure du goûter, je n’avais que cinq ans, on avait fêté cela quelques jours auparavant. Mon quatre-heures avait dû se résumer à la tranche de pain rituelle accompagnée d’un carré de chocolat. Un chocolat à la fois dur et friable, plus farineux qu’autre chose.

Bien sûr, je sais ce qui est arrivé alors, en cette fin d’après-midi. On me l’a raconté bien des fois. D’autant que cela a bouleversé notre existence pour toujours. Mais j’en ai enfoui, au plus profond de ma mémoire, pendant longtemps longtemps, le souvenir exact.

Et bien sûr je me souviens des deux enfants, deux garçons, ils étaient plus jeunes encore que moi et ils habitaient au deuxième étage. Je ne me souviens pas de leur nom mais à l’époque je le connaissais. Je garde d’eux, et de leur mère quand elle les emmenait promener, qu’on se croisait dans l’escalier, quelques images floues.

Mais le moment où ma mère est arrivée tout essoufflée, est entrée vivement sans frapper, poussant devant elle ces deux enfants, je ne m’en souvenais pas. Ce souvenir avait disparu totalement de ma mémoire. Il ne m’est revenu que ces temps-ci. C’est Lélou qui en est la cause. Jusqu’à peu, elle croyait que je savais tout cela, tout ce que sa mère, la grande amie de la mienne, lui avait raconté, ce qu’elle avait vu elle-même, ce qu’elle et sa mère avaient rappelé et commenté au long des années. Elle avait eu si peur, sa mère, en voyant la mienne s’embarquer dans une telle histoire, courir de tels dangers ! Et voilà qu’en entendant Lélou me parler d’eux, au téléphone, je crois revoir les deux enfants. 

Oui, je les revois, maintenant, comme au travers d’une brume épaisse, l’ombre de deux petits qui me regardent, immobiles, plantés là entre la fenêtre et la table, et je sais maintenant que toute l’histoire est vraie. Telle quelle.

Non que je l’aie mise en doute. Simplement, elle était l’histoire de ma mère. Une histoire fondatrice, semblable aux histoires de la Bible, et vraie comme elles aussi le sont. Mais une histoire d’avant. Aujourd’hui, je revois les deux enfants, je les retrouve, et cette histoire est mienne. Tout comme si c’était devant moi que Moïse et Élie s’entretenaient avec Jésus.

 

Ma mère arrive du boulot. Elle vient chercher son môme, confié à ses parents, avant de rentrer chez elle, à deux cents mètres, au 5 de la rue de la Réunion, au cinquième étage. Elle est fatiguée, sans doute, mais il lui reste encore tous ces étages, ces quatre-là d’abord, puis les cinq autres pour finir. Elle est préoccupée, aussi, depuis le matin il n’est question que d’une rafle géante qui ramasserait les juifs pour les emmener on ne sait où. Les policiers passent dans tous les quartiers, dit-on, ils entassent ces pauvres gens dans les bus de la TCRP. Elle a été à moitié rassurée en sortent du métro Avron, en cette fin de journée, car rien ne semble avoir bougé dans la rue.

Elle entre dans l’immeuble ouvrier où elle a grandi et commence à monter. Elle aborde bientôt le palier du 1er, c’est là que se trouve la concierge, le rez-de-chaussée est entièrement occupé par une boutique et un bistrot. Sont là deux hommes en costume fripé, aux chaussures usagées, ils viennent de frapper à la porte de la concierge, qui ouvre et leur demande ce qu’ils veulent. Ma mère a reconnu des flics, en passant elle tend l’oreille, les types demandent après une famille G…, et la concierge répond sans autre : « Deuxième droite. » Ma mère comprend ce qui se passe, elle monte à toute allure à l’étage suivant et frappe chez sa voisine, qui ouvre instantanément, elle devait être inquiète, se demander si on la trouverait, si on viendrait pour l’emmener, elle et ses petits. Ma mère dit simplement : « Vite, tes gosses, ils sont en bas. » L’autre comprend, pousse ses enfants dans les bras de ma mère, qui monte vers le troisième au moment où les sbires arrivent au deuxième et frappent chez leur victime.

 

On ne reverra cette femme, amaigrie, épuisée, que trois ans plus tard. Entre temps, les enfants auront été cachés, probablement dans une ferme du Poitou, emmenés là-bas en train, un par un, par ma mère, pourvus de faux papiers, les miens, et revêtus de ma pèlerine et de mon béret. Toutes choses dont je connaîtrai et comprendrai l’essentiel – ils ont survécu, bien cachés pendant ces années-là par les soins de ma mère – seulement à la fin de la guerre, et le détail, le comment de la chose, il y a seulement quelques mois.

 

C’est compliqué, la mémoire. Même quand on revoit les choses, on n’est jamais sûr qu’elle vous rappelle des faits réels, ou des rêves, au contraire, des fantasmes. Ainsi, quand je revois cet homme mort affalé sur le tas de charbon, dans la cave de mes grands-parents, suis-je accompagné de ma mère, y avait-il réellement un soldat allemand exécuté et jeté là ? Rêve ou réalité, cela se passe en 44, bien sûr, mais qu’est-ce que je fichais dans cette cave, pourquoi m’y trouver ? Ma mère n’avait aucun souvenir de cette scène, l’ai-je rêvée, ou étais-je alors avec quelqu’un d’autre ? Raymond, peut-être ? Je suis sûr pourtant que quelqu’un me dit, alors que je suis planté devant ce tas de charbon et ce mort aux bras étendus : « Allez viens, on reste pas là ! » Rêve ?

En fait, je ne le crois pas, je pense que la scène était réelle. Je sais que j’accompagnais volontiers Raymond à la cave, pour aller remplir et ramener les deux seaux à charbon, je me souviens bien des cinq étages à remonter, un pour le rez-de-chaussée et quatre ensuite, je me souviens du poids du mien, un seau que mon oncle n’avait pourtant pas rempli autant que le sien. Oui. Et ce mauser, et cette baïonnette allemande, planqués sous le buffet, je ne les ai pas rêvés. Et je revois la scène, le tas de coke, le cadavre. Tout y est clair, sauf peut-être ceci : je ne suis pas certain que le mort soit un Boche, il me semble qu’il porte une chemise blanche, et aussi qu’il n’a pas de bottes…

D’une autre côté, c’est peut-être ma mère qui ne se souvenait pas de cela, ou qui ne voulait pas s’en souvenir. Pourquoi sa mémoire aurait-elle été meilleure que la mienne ? J’ai raconté, déjà, cette scène où je la vois avancer avec moi sur une route de l’Exode et pleurer, éclaboussée de bouse de vache par une voiture qui la dépasse… Elle ne s’en souvenait pas. Or un enfant de trois ans peut-il avoir rêvé une pareille histoire ? Je ne crois pas.

Le souvenir de ce mort, cependant, me tracasse. Un FFI ? C’est peu probable, les FFI étaient du coin, ils avaient de la famille, on les connaissait, pourquoi planquer le corps de l’un d’entre eux ? Et de façon si sommaire, si négligente, si peu respectueuse ? Non, je pense plutôt, au bout du compte, à un de ces tireurs des toits, comme on disait alors, on dirait aujourd’hui un sniper, qui terrorisaient le quartier dans les derniers jours de la libération de Paris. Des miliciens connus de tous et donc certains de leur sort, une fois pris. Bien plus haïs que les Allemands.

Je me revois courant avec ma mère, nous traversons la rue de Buzenval dans le but de nous engouffrer dans la bouche du métro, nous y rejoignons toute la famille, c’est là que nous dormons, nos matelas installés dans les renfoncements des voies, par crainte des bombardements. Pendant que nous courons, deux FFI nous couvrent en tirant vers le toit. Un tireur est là-haut, juste au-dessus de nous, il terrorise tout le quartier depuis des heures. Puis le capitaine FFI monte sur le toit et le précipite en bas, quatre étages, d’un seul coup de pied. Le cadavre est étendu à terre et tous rient.

Oui, le mien, un milicien abattu, sans doute, et caché là en attendant la nuit. On le jettera quelque part dans les Fortifs, ces terrains vagues d’alors qui faisaient le tour de Paris et où se déroule aujourd’hui le Périph. Mais là, je fais du roman, je cherche à reconstituer, je ne me résous pas à ne pas savoir, alors j’invente…

 

Le lendemain matin 17 juillet, dès l’aube, ma mère prenait son livret de famille et partait pour le Vel’d’hiv’. Dès la veille au soir, un bruit courait selon lequel les juifs y avaient été emmenés et enfermés. Elle espérait y retrouver sa voisine et la faire libérer. Elle ne l’a pas même aperçue. Depuis lors, la colère ne l’a plus quittée. 

 

17 mars 2014

 

 

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Chapitre 14

 

La jupe-culotte 

 

Ma mère, c’est entendu, bravait la police, la gendarmerie française, la Feldgendarmerie et même la Gestapo. Elle avait du courage et de l’habileté, du culot aussi, qualité propre à sa condition de faubourienne. En revanche, elle n’a jamais réussi à faire du vélo. Ni, plus tard, à oser apprendre à conduire. Toute son éducation la poussait insidieusement à voir dans ces activités des spécialités masculines. Et la spécialité, chez nous, ça ne se discutait pas.

 

Pour le vélo, elle avait pourtant essayé, bien obligée. Sous l’Occupation, savoir faire du vélo, c’était s’éviter bien du tracas. Et aussi, on vous le dira à l’envi aujourd’hui, cela permettait à la fois de faire des économies et de se maintenir en forme. D’autant qu’à l’époque, la question de la pollution ne se posait pas, jamais l’air de Paris n’avait été aussi sain, la fumée des cheminées y manquait tout comme celle des pots d’échappement. Telles étaient les bonnes choses dues à cette donnée dont on a oublié la capacité de nuisance quotidienne, permanente, usante : les restrictions.

Bien sûr, il y avait bien des manières de se défendre de la malignité des restrictions. Le marché noir était la plus courante. De la même manière que la prohibition avait suscité aux États-Unis l’apparition du type de gangsters représenté par le célèbre Al Capone, de même, l’étroit contrôle administratif des produits de première nécessité avait permis chez nous le développement d’une économie parallèle que l’on qualifierait aujourd’hui de mafieuse. Bref, on trouvait de tout, mais à condition de payer le prix fort. 

 

Un autre moyen, licite celui-là à condition de respecter certaines conditions, c’était le colis familial. Ma grand-mère y a eu recours aussitôt que la permission en a été donnée. C’est qu’elle avait en Basse-Normandie, au pays de sa mère, une kyrielle de cousins germains cultivateurs, et surtout éleveurs, riches en particulier de la profusion de poules, canards, oies, lapins que recelaient leurs basses-cours.

Je me souviens bien, entre autres, de Francisque et Guélite, que j’ai pu fréquenter après la guerre quand je passais mes vacances du côté de Villedieu-les-Poêles, au Mesnil-Garnier, guère plus qu’un hameau, mais regorgeant de tout ce dont la vache normande, généreuse entre toutes, était prodigue.

À l’époque, Francisque ressemblait en plus vieux au roi d’Angleterre, George VI, le père de la reine actuelle. Son prénom n’avait rien à voir avec l’emblème honni du maréchal Pétain, c’était simplement l’un de ceux de la famille, une forme ancienne du prénom Francis. Il avait échappé à l’autre de ces prénoms traditionnels, Ferdinand, ce dont il se disait particulièrement heureux. Je l’aimais bien, c’est d’ailleurs lui qui m’a mis pour la première fois une canne à pêche dans les mains. Je me souviens d’avoir alors attrapé un vairon. L’unique pêche réussie de toute mon existence.

Guélite, de son côté, ne ressemblait en rien à l’image que l’on se fait de la fermière normande aux belles joues rouges. Elle avait été très brune, au contraire, et mince, sèche d’apparence et gracieuse de caractère, pleine d’aménité. Avec elle, c’était tarte aux pommes tous les jours. Que les nombreuses dames qui m’ont régalé de ce dessert au cours de mon existence ne me tiennent pas rigueur de l’affirmer ici : personne n’a jamais fait de tartes aux pommes qui aient valu celles de Guélite !

Pendant quatre ans, ces braves gens nous ont envoyé deux fois par mois le fameux colis familial. Beurre, fromage, saucisson, jambon, rôti, que sais-je, une fois même une poularde, le tout enveloppé avec le plus grand soin dans du tissu et recouvert de ce papier d’emballage épais, brun-rouge, au toucher rugueux, que l’on ne trouve plus guère. Pépère gardait soigneusement la ficelle, elle pouvait toujours servir. 

L’arrivée du colis des cousins de Normandie, imaginez, c’était tout à la fois la fête et la louange. Mais ce que j’ignore, c’est si Guélite tenait le compte de toutes ces libéralités et si Mémère la remboursait d’autant. Je le suppose, on était tout de même entre Normands…

 

Il y avait bien d’autres moyens de lutter contre la pénurie permanente due aux restrictions. J’aurai sans doute l’occasion d’en évoquer quelques-uns à l’avenir. Parmi ceux-ci, se déplacer en vélo était sans doute l’un des plus courants. Quand on n’est pas certain, tel jour ou tel autre, que le métro dispose de courant électrique, la petite reine ou le vieux clou s’imposent. Vélo-taxis, tandems à remorque, voitures à pédales pour adultes sillonnaient les rues de Paris, aux côtés de tous les braves gens qui se rendaient au boulot ou partaient à la recherche de nourriture en pédalant. Rétroactivement, je plains ces pauvres gens qui devaient tirer ainsi des remorques, même légères, par exemple dans la rue de Ménilmontant…

 

Ma mère ne pouvait rester à l’écart de ce mouvement généralisé. Elle a donc un jour décidé d’apprendre à faire du vélo. Cela demandait néanmoins que certaines conditions préalables soient remplies. La première étant qu’il y fallait un vélo. Or les seuls dont disposait la famille était celui de Raymond, d’une part, bien sûr intouchable, et d’autre part un vieux clou rouillé et poussiéreux mis depuis longtemps au rebut. Ma mère le tira de la cave, obtint de son frérot qu’il le remette en état vaille que vaille, et fut alors tracassée par une question délicate : de quelle manière une jeune femme convenable pourrait-elle enfourcher un vélo d’homme ? Décemment. Sans que la jupe ne se relève. D’autant que, comme le chantait Brassens, le vent peut se faire fripon…

Ma mère avait le vélo, elle eut la tenue qui devait aller avec. Il suffisait d’y penser. La jupe-culotte ! Elle est donc allée trouver le tailleur d’en face, le bon vieux Monsieur Grinberg, juif et héros de la Grande Guerre, dont les Allemands, qui respectaient alors la valeur militaire, avaient fait mine de ne voir, ni l’étoile jaune qu’il portait sur la poche de poitrine, ni la mention « Magasin juif » inscrite sur sa porte d’entrée. Il faut dire qu’il avait placé dans sa vitrine sa vareuse bleu horizon ornée de nombreuses médailles, ainsi que la photo de ses deux fils morts au combat en 40. En deux coups de cuiller à pot, Monsieur Grinberg a transformé la jupe en drap bleu marine de ma mère, qui a pu gaiement essayer la chose, bien sûr sous l’œil méfiant de Mémère : il ne fallait pas laisser paraître par trop « les formes », comme elle disait.

Mais il n’en était rien, et ma mère, flanquée de son gamin et de ses deux jeunes frères, s’en est allée rue de Lagny, alors déserte, pour prendre sa première leçon. 

 

Du vélo, j’en faisais déjà. Pour mes cinq ans, j’avais reçu un joli petit biclo marron clair, muni d’abord de roulettes que Pépère, tout fiérot, avait enlevé bien vite tant j’étais doué. Disait-il. On m’emmenait au square de la rue des Ormeaux, à deux pas, et je pédalais comme un professionnel sur le ciment de la piste ovale, à toute allure et sans jamais tomber ! C’est du moins ainsi que je présentais les choses. Quelle chance, pour moi, cette piste ! Car il m’était interdit de pédaler dans la rue, si bien que j’étais devenu, par force, plutôt pistard que rouleur… D’où ma passion ultérieure pour les Six-jours, cette course d’intérieur qui se déroulait… au Vel’d’Hiv’. Mémère partageait la même passion, il fallait la voir hurler ses encouragements aux coureurs. Plus tard encore, converti à la folie du Tour de France, je me suis déclaré, comme tous les moutards de l’époque, le supporteur acharné des Coppi, Bartali, Robic, Geminiani, dont je collectionnais les photos.

 

C’est pourquoi la séance d’entraînement de ma mère m’a surpris. À peine avait-elle réussi à décoller, obligeamment poussée par Raymond au démarrage, qu’elle a foncé sur sa gauche et rencontré par mégarde la grille du square Sarah-Bernhardt. Un deuxième essai lui a permis de corriger sa trajectoire, raison pour laquelle, partie cette fois sur sa droite, elle s’est emplâtrée dans la porte cochère de l’immeuble le plus proche. Le vélo a résisté, mais ma mère a commencé à douter. La suite lui a donné raison, il était vite devenu clair que, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, et nous non plus, elle se sentait attirée par le premier obstacle potentiel venu et ne pouvait s’empêcher d’aller buter dedans. C’est ainsi que la jupe-culotte de ma mère a cessé de lui être utile, tout comme le clou sur lequel elle avait tenté l’impossible.

On l’aura compris, il n’y a pas eu d’autre séance d’entraînement. 

 

24 mars 2014   

 

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 15

 

L’usage de la règle

 

Un jour, Madame Canne, notre maîtresse du Cours préparatoire, n’est pas venue à l’école. Je rassure tout de suite mes lectrices et mes lecteurs, c’est juste qu’elle était malade. Elle a réapparu le lendemain. Entre temps, Monsieur le Directeur a réparti ses élèves dans les autres classes. C’est ainsi que je me suis retrouvé chez Madame D., l’épouse de Monsieur le Directeur.

Lui, c’était un petit homme corpulent et rougeaud que nous respections tout naturellement, pour sa fonction, bien entendu, mais aussi pour sa façon bon enfant de s’adresser à nous, de faire régner l’ordre sans rudesse et de ne punir qu’après avoir expliqué. C’est pourquoi je suis entré sans méfiance dans la classe de Madame D., son épouse. Ce fut, je crois, l’occasion de ma première prise de conscience de ce que signifiait le monde extérieur. Jusque là, Madame Canne avait représenté pour moi comme une sorte de prolongement de la fonction maternelle. Madame D. devait changer cela d’un seul coup. C’est le mot.

 

Elle n’était pas du même genre que son époux. On ne la sentait pas heureuse, comme lui, d’avoir affaire à nous. Nous représentions une gêne, pour elle. Les enfants ressentent parfaitement ce genre de chose.

Bien sûr, nous autres, les petits, elle nous a installés tout au fond, elle n’allait pas modifier l’ordonnance de sa classe. Et pour être tranquille avec nous, elle nous a donné des lignes à copier. Après tout, nous en étions à faire l’effort de maîtriser l’écriture…

« Ouvrez votre cahier de brouillon », nous a-t-elle dit. Elle était descendue de son estrade et s’était approchée de nous, dans les bas-fonds, non sans quelque condescendance. « C’est fait ? Bon. Alors ouvrez votre livre de lecture à la page douze… La page douze, un un et un deux ! Voilà ! Eh bien vous allez copier les premières lignes. À la plume et à l’encre, pas au crayon ! Vous arrêterez lorsque je vous le dirai. Allez ! Et attention, je veux que ce soit fait avec soin, appliquez-vous ! Je ne veux pas de pâtés, c’est bien compris ? »

C’était bien compris, même si l’exercice nous paraissait infaisable. Copier à la plume et à l’encre sans faire de pâté ? Donc, aussi, sans se mettre de l’encre sur les doigts ? Et sur un papier de brouillon qui buvait ? Un exploit impossible à réussir pour les mômes de six-sept ans que nous étions, bien sûr.

 

Madame D. était une petite femme aux cheveux gris fer permanentés, aux lunettes de corne, à la bouche serrée et au menton pointu. Sa blouse noire épousait de très près sa maigre personne. Elle circulait entre les tables, la règle à la main, et l’on sentait qu’elle savait s’en servir…

Retournée à son estrade, elle s’est installée au bureau et, de là-haut, elle a indiqué à ses élèves la série d’exercices d’arithmétique qu’ils avaient à se coltiner incontinent.

Les fronts se sont penchés, le silence a régné, troublé seulement par les frottements des galoches sur le plancher de la classe, par le crissement léger des plumes qui rencontraient l’encrier de porcelaine, les toussotements ou les reniflements, le gigotement de malheureuses jambes nues astreintes à l’immobilité…

 

Mme D. s’est donc retrouvée seule, enfin, dans une heureuse rêverie. Elle devait attendre ce moment depuis le début. Du fond de la classe, je l’observais. Ses lèvres remuaient, elle se racontait une histoire. Ou plutôt, elle vivait une situation apparemment très agréable, car pour une fois elle souriait. Elle avait totalement oublié la classe et son contenu. Ce devait être la scène d’une rencontre avec quelqu’un qui lui plaisait. Avec un monsieur, car elle minaudait, se rengorgeait, se passait la main derrière la nuque en rebroussant ses cheveux métalliquement bouclés…

Bon, j’avais vu, une histoire de grandes personnes, c’était pas le tout, fallait se lancer dans l’écriture. J’ai pris mon porte-plume et j’ai commencé à copier. Une histoire dans laquelle un Colas et une Fanchette se hâtaient d’aller traire les vaches à leur papa…

Un genre de récit totalement adapté, on s’en convaincra, à notre expérience de titis parigots. Mais à vrai dire, on nous aurait présenté l’histoire de deux enfants, Toto et Nini, descendant d’un sixième étage pour aider leur daron à nettoyer son vélo-taxi, que nous aurions été pour le moins surpris. Voire gênés.

C’était du boulot, cette écriture, je m’appliquais, j’avais du mal avec cette saloperie de plume en fer qui ne voulait pas glisser gentiment sur le papier mais crachotait tant et plus au long des lignes… Gare aux pâtés !

Et quel apprentissage de l’adresse manuelle, quand j’y pense aujourd’hui !

 

Un sifflement et la règle de Mme D. s’est abattue, un coup sec, sur ma main gauche. Celle qui tenait le porte-plume. Je m’étais oublié, j’étais retombé dans mes travers, dans l’une des causes de ma disgrâce d’apprenti scripteur. J’étais gaucher et il ne fallait pas. La punition s’imposait donc, du moins selon la logique de l’époque et de Mme D. réunies.

J’en ai conclu que la dame en avait fini avec ses mondanités, malheureusement sans que je m’en aperçoive. Et j’ai compris d’un coup, aussi, pourquoi elle ôtait ses chaussures et les remplaçait par des pantoufles en entrant dans sa classe… Approche silencieuse de l’ennemi, effet de surprise, châtiment immédiat.

Elle est repartie à son estrade, sourire victorieux aux lèvres. Fallait pas la croire ailleurs, fallait pas oublier cette règle de base du savoir-vivre écolier : rester toujours aux aguets !

« È m’a fait mal à la main mais j’ai pas pleuré, ch’uis pas une fille ! » C’est ce que j’ai dit lorsque, rentré chez mes grands-parents, j’ai raconté le coup de règle. Pépère a dit : « C’est comm’ ça, mon gars, t’as pas fini d’en voir, la vie ça sent pas toujours la rose. » Maxime dont la pertinence me fut confirmée par la suite en maintes circonstances.

 

Oh le soulagement, le lendemain matin, quand, en rang par deux dans la cour dès le coup de sifflet de Monsieur le Directeur, nous attendions le moment de rentrer en classe. Madame Canne était de retour, c’était elle, toujours souriante quoique attentive à maintenir la discipline, qui venait nous chercher pour nous conduire jusqu’au premier étage, roulement sourd de semelles de bois sur les marches, et nous faire entrer dans son domaine.

Madame Canne avait une règle, elle aussi, mais celle-ci ne servait qu’à désigner, sur le tableau noir, la phrase à déchiffrer, tous ensemble, d’une seule voix, puis à désigner la suivante, le tout accompagné d’un mouvement gracieux et d’un murmure approbateur ou d’un obligeant « Non non non non, regardez bien ! »

Cela donnait à réfléchir, le comportement de Madame Canne était l’antithèse absolue de celui de Madame D. Pourquoi ? Mystère lié sans doute à la condition extra-normale des autorités supérieures. Illogisme supplémentaire dans le chaos du monde dont j’apprenais le mode d’emploi.

Une autre règle en découlait, se tenir à carreau tant qu’on n’est pas en position d’imposer sa loi. Une règle que le faubourg tout entier, de Charonne à la Villette et au-delà, ne pouvait d’ailleurs qu’entériner, suite à sa longue expérience de la révolte et de la sujétion.

 

Pour contrevenir à cette loi de sagesse, il fallait être A., le cancre et le voyou. Aucun coup de règle ne l’aurait empêché d’en faire à sa tête. Il aurait bravé le danger. Il aurait subi les coups sans baisser les yeux, ravalant ses larmes. Il en avait déjà une longue habitude, il était blindé. D’ailleurs nous l’avions vu faire.

C’est sans doute que, dès cet âge tendre, il n’attendait de toute façon rien de bon de la vie. Je le pense, pour avoir rencontré plus tard, comme lui résistants quoique cassés, des êtres de la même eau que la sienne.

A. était contre, par nature, sans le savoir ni le vouloir, Contre la loi, contre les bons usages. Bien obligé, il avait sa fierté. Plier aurait signifié s’avouer sans titre ni dignité, pour lui qui était, de nous tous, le plus pauvre et le plus ensauvagé.

C’est pourquoi, lorsque, planqué derrière tous les autres, la maîtresse l’ayant relégué à jamais tout au fond de la classe, il nous hélait pour nous montrer sa quéquette, transgression suprême, nous le considérions, avec une sorte d’admiration horrifiée, à la fois comme impie et valeureux, destiné au châtiment et néanmoins incomparable, riant plus que d’autres sous ses cheveux blonds hirsutes.

Or A. m’aimait, moi le premier de la classe. Je ne sais pas pourquoi. C’était ainsi. Et je l’aimais moi aussi. J’avais appris dès mon plus jeune âge que l’on ne juge pas, que l’on comprend, même si l’on doit à l’occasion se battre. Dur métier.        

 

31 mars 2014   

 

 

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Chapitre 16

 

Le pyjama de M. Cheval

 

Dormir dans le Métro, en ce mois d’août 44, était pour nous, les gamins, un plaisir très particulier. Tout ce qui paraît normal, habituel, banal, dans cette occupation quotidienne qui consiste à se coucher et à dormir se trouvait alors bouleversé, je dirais même transgressé. C’est cette fête que les Allemands nous offraient, bien sûr sans le vouloir, eux qui étaient censés bombarder ce Paris qui se libérait.

 

Bien sûr, ce point de vue n’était pas partagé par les adultes. Eux, ils y voyaient plutôt une façon de se prémunir contre un danger mortel… Et la mort, ils savaient ce que cela veut dire. Destructions, incendies, cadavres, ils connaissaient, Paris avait déjà été bombardé en 18 par la Grosse Bertha, disaient-ils, ce canon géant construit par les usines Krupp. Elle avait fait beaucoup de mal, on s’en souvenait. Et elle était toujours en fonction, la garce ! Elle avait été utilisée à nouveau en 40 contre la Ligne Maginot.

En réalité les bombardements de 18 n’étaient pas dus à la Grosse Bertha mais aux Pariser Kanonen, des canons de marine que les Prussiens avaient amenés à portée de la capitale, mais les gens se souciaient fort peu de l’exactitude en ce domaine : canon pour canon, l’essentiel restait le besoin de s’en protéger !

Pour nous, pour Lélou ou pour moi, comme pour Jacky, pour Bébert, pour Alexandre, mes petits voisins, c’était tout autre chose. La grande aventure, avec suspense, mais aussi l’impression de jouer en vrai dans un film comique.

 

« On dirait que ». « On dirait que » tu ferais le cow-boy et moi l’Indien… « On dirait que » je serais Fernandel et que je ferais marrer tout le monde… La base, le point de départ de nos jeux. Eh bien là, maintenant : « On dirait que » Pépère se baladerait en pyjama dans la rue avec son matelas sur la tête ! « On dirait que » les méchants se mettraient sur les toits pour nous tirer dessus, nous les gentils. « On dirait que » Mémère aurait la trouille au point de perdre une savate en courant pour traverser la rue et qu’elle reviendrait quand même en arrière pour la récupérer… La rigolade ! « On dirait que » M’sieur et Mame Cheval, les voisins du dessous, les grands-parents à Jacky, dormiraient avec nous. Etc.

Que de scènes passionnantes vécues en vrai !   

Nous n’avions pas peur. Pas peur des bombes, pas peur des tirs. Pas peur de mourir. Peur des Allemands et des Miliciens, ça oui, mais tiens : « On dirait que » i’s nous rattrap’raient pas, on s’rait planqué dans l’métro !

Après, oui, nous avons eu peur. La nuit où les bombes sont tombées pour de vrai alors que justement, nous n’étions pas dans le métro.

 

À Buzenval, au croisement de la rue du même nom et de la rue d’Avron, la bouche de métro ne ressemble en rien à la plupart des autres. C’est un immense porche ouvert au rez-de-chaussée de l’immeuble qui fait le coin. On s’y engouffre, et pour trouver enfin le quai et les rails il faut descendre profond. L’immeuble abritait alors le plus grand cinéma du quartier, et malgré cette profondeur, le passage d’une rame ne manquait pas de couvrir un temps la bande-son du film.

Mais en ces jours-là, ni film ni rames, l’électricité était coupée. Nous descendions à la lumière de nos piles, comme on disait pour parler des lampes électriques. Arrivés en bas, nous ne nous installions pas sur le quai, sans doute les adultes pensaient-ils prudent d’aller plus loin, plus à l’abri d’une voûte moins haute. Nous descendions donc sur le ballast et suivions le tunnel sur quelques dizaines de mètres. Pépère marchait devant, suivant Lélou et ses parents, et suivi de Mémère qui me tenait par la main, puis de ma mère, qui portait une bonne part du paquetage. Je ne pense pas que Raymond ait suivi, il avait dû rejoindre plutôt sa bande de copains… pas trop loin des copines.

Les rats se cavalaient, c’est une bête prudente, mais Mémère était pas tranquille : « Chuis pas tranquille, disait-elle à Pépère, tu vois pas qu’i’s r’viennent quan on dort ! » À quoi Pépère rétorquait : « T’inquiète pas, i’s ont plus peur de toi que toi t’as peur d’eux ! ». De mon côté, j’étais plutôt dans le sentiment de Mémère. Ma mère aussi et Lélou aussi.

Le système d’alimentation électrique a changé depuis. À l’époque, il se composait d’un rail électrifié courant sous la motrice, non sur le côté, mais le danger était le même : toucher ce rail, pour un enfant de sept ans en tout cas, c’était la mort assurée. C’est pourquoi Mémère me tenait fermement par la main, me maintenant entre elle et le mur, de peur que je fasse l’andouille, comme elle disait, et que je tombe sur ce rail. « Y a pas d’danger, disait Pépère, i’s ont coupé l’jus. » À quoi Mémère rétorquait : « Oui ben on sait jamais, j’aim’ mieux prend’ mes précautions des fois qu’i’s aient oublié. »

 

Quelques jours plus tard, alors que les soldats allemands cherchaient à se faufiler hors de cette ville qui, manifestement, ne les supportait plus, nombre d’entre eux se sont réfugiés dans le métro dans l’espoir d’atteindre les sorties les plus éloignées, de préférence vers le Nord-Est. « C’est eux, les rats, maintenant ! » disait-on.

La question s’est donc posée : « Pourquoi qu’on r’met pas l’jus, band’ de salauds, i’s peuv’ griller, ça en f’ra autant d’moins ! » Je ne pense pas que cela ait été fait, bien au contraire, l’idée de nos autorités étant plutôt de leur permettre de partir en courant. La Résistance ne tenait pas à les garder sur place, même grillés. Néanmoins, la population de nos quartiers s’était organisée, au long des rues, pour les empêcher de sortir de là. On avait cadenassé les grilles des bouches de métro, on avait placé les tonneaux de vin des bistrots sur les bouches et les grilles d’aération, on montait la garde à chaque sortie pour le cas où certains aient pu se sortir de là. On leur ferait leur affaire !

C’est ainsi que certains d’entre eux sont restés enfermés dans le noir, perdus, désorientés, pendant plusieurs jours. Il est arrivé pourtant, dans notre rue, que l’un de ces Feldgrau arrive à déboucher. C’était au métro Maraîchers, on avait dû oublier l’une des sorties. Il a émergé, il a regardé, hagard, autour de lui, il a marché jusqu’à un banc public, il s’y est laissé tomber et il n’a plus bougé. Il était à bout, il regardait dans le vide. Sale, tête nu, désarmé, harassé. Les gens se sont attroupés, ils le regardaient sans rien dire. Ça a duré comme ça un moment. Il avait l’air cuit, le Fridolin.

Alors la boulangère est sortie de sa boutique et elle lui a apporté un sandwich. Il n’a rien dit, il a mangé. Les gens l’ont regardé faire, ils savaient ce que c’était que la faim. Ils sont donc restés là, ils le contemplaient, émus de se découvrir eux-mêmes humains à ce point. Des FFI qui passaient l’ont embarqué.     

 

Mais lors de ces nuits du métro, nous n’en étions pas là. Nous avancions dans le noir, guidés par la seule grosse lampe carrée  de Pépère. Il ne restait plus qu’à élire domicile dans un de ces renfoncements qui jalonnent régulièrement les lignes. Ils ont été conçus pour permettre aux ouvriers qui travailleraient sur la voie de se mettre à l’abri lors du passage d’une rame. Bien entendu, on restait entre amis, entre voisins, les premiers arrivés s’étant débrouillés pour retenir une série de renfoncements. Pour ma mère et moi, c’étaient les grands-parents d’un côté, et Lélou et ses parents de l’autre. De l’autre côté de la voie se tenaient l’père Cheval et sa femme.

« Tu dis bonsoir à M’sieur Cheval et à Mame Cheval, Jeannot, et pis à Jacky. »

C’est cela qui était si drôle, les grands-parents de Jacky en train de s’installer. Jacky dormait déjà, Mame Cheval, qui était coquette, se mettait un filet sur les cheveux, le père Cheval enlevait son pantalon, on voyait son bas de pyjama à rayures apparaître sous sa bedaine. Une fois assis tout deux côte à côte, le dos au mur, ils nous faisaient un gentil signe de la main : « Bonsoir, M’sieur Gehant, Mame Gehant, Lisette ! Bonsoir Jeannot, dors bien ! » Et ils éteignaient leur loupiote.

 

Un peu plus loin, les Meunier étaient déjà couchés, ils avaient éteint, eux aussi, non sans que Pépère ne les ait d’abord salués. Ils étaient à la fois les voisins et les meilleurs amis de mes grands-parents. Lui était aussi l’un des collègues de Pépère, mais employé aux écritures. Ils étaient originaires de Chasseneuil-du-Poitou, et si je le précise, c’est parce que lorsque ma mère disparaissait pour s’occuper des deux enfants de sa voisine juive, c’est de ce côté-là qu’elle partait.

 

7 avril 2014   

 

 

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Chapitre 17

 

Du savon et des pieds

 

Déjà que les Français étaient réputés plutôt sales, à l’époque, par rapport à d’autres peuples, les restrictions ne les aidaient pas à se tenir propres. Les pouvoirs publics pouvaient bien les inciter à faire des efforts en ce domaine, peine perdue, on avait l’eau mais pas le savon !

On racontait cette blague : un gamin arrive à l’école avec les mains si sales qu’un copain lui dit : « Ben dis donc, tes mains, on dirait des pieds ! »

Donc, un matin, nous étions à peine entrés dans la classe que Monsieur le Directeur arrive pour faire l’inspection. Les uns après les autres, nous nous présentons devant l’estrade et il nous zyeute les oreilles, le cou et les mains. Ceux, dont par chance je suis, qui ont tout propre, ou presque, peuvent retourner à leur place, les autres sont regroupés devant la fenêtre et doivent enlever galoches et chaussettes. Sauf A., bien sûr, qui est sale de partout mais qui ne peut pas ôter les chaussures qu’il n’a pas.

Dès qu’apparaissent les pieds, évidemment c’est l’horreur. Noirs noirs noirs la plupart du temps, avec des nuances cependant. Le plus crado, dont je tairai le nom, est tiré du lot et les autres peuvent remettre leurs godasses et retrouver leur banc.

Monsieur le directeur attrape le cochon et l’assied sur le bureau de la maîtresse, les jambes pendantes et les pieds exposés aux regards horrifiés de la classe. Du moins le pense-t-il, le brave homme, que nous sommes horrifiés. Nous ne le sommes pas tant que ça. Plutôt soulagés de ne pas être à la place du copain, chose qui aurait bien pu nous arriver, qui sait ? si cette inspection nous était tombée dessus un autre jour.

Ayant réuni les conditions de réalisation de son projet pédagogique, Monsieur le Directeur fait alors à la classe un exposé complet sur les méfaits de la crasse et les bienfaits du savon. Nous l’écoutons avec la déférence exigée, mais en notre en-dedans, nous n’avons aucune illusion sur les suites à donner. Monsieur le Directeur non plus, sans doute. Nous sommes tous d’accord là-dessus : lui, ce n’est pas un perdreau de l’année, et chez nous, les titis, il n’y a pas beaucoup d’illusions dans notre bagage de naissance.

 

En fait, chez Pépère et Mémère, du savon nous en avions. Pour la raison que Pépère, aidé de ma mère ou de Raymond, le fabriquait dans la cuisine. Avec de l’huile et de la soude, pardi ! C’est tout simple. C’est du moins ce qu’une ouvrière de sa boite avait dit à ma mère.

Simple, le procédé l’est sans aucun doute, mais dans des conditions qu’il convient de réunir. Or la cuisine de notre quatrième, déjà, ne les remplissait pas. Elle devait faire dans les deux mètres carrés, au plus, et ne comportait qu’un robinet d’eau froide, un évier et une modeste paillasse carrelée. Un réchaud à gaz à deux trous, comme disait Mémère, complétait l’installation. 

Une autre condition consistait à réunir de l’huile et de la soude en des temps où tout achat faisait l’objet d’une autorisation, c’est-à-dire, en pratique, nécessitait l’obtention des tickets de rationnement idoines. Il aurait fallu plusieurs années de ces tickets pour obtenir la quantité d’huile nécessaire. Infaisable.

 

Ah ! les tickets ! C’est Mémère qui gérait l’usage familial des tickets de rationnements. C’est elle qui les touchait, à vrai dire j’ignore en quel endroit et par quel moyen, et c’est elle qui les utilisait. Ils se trouvaient dans ce porte-monnaie dont j’ai parlé, celui qui détenait un porte-bonheur. Et bien sûr, ils ne lui suffisaient jamais à obtenir tout ce qu’il nous fallait, ne serait-ce qu’en épicerie, par exemple, et surtout en pain, ce pain que ses jeunes fils dévoraient. Le pain de chaque jour, comme on dit au temple, Mémère devait aller le chercher parfois très loin. Il ne suffisait pas de faire longuement la queue à la boulangerie, le long du trottoir, encore fallait-il, même en fin de mois, disposer des fameux tickets.

La boulangère habituelle, celle d’en face, n’acceptait pas les faux tickets. Trop dangereux. Là encore je ne sais comment, Mémère arrivait à s’en procurer mais pour les utiliser il lui fallait aller jusqu’à la place de la Réunion. Ça monte, c’est presque arrivé au Père-Lachaise, le cimetière où l’on allait, Pépère et moi, en mai, saluer le Mur des Fédérés. Là-haut, au coin de la rue des Orteaux, il y avait une boulangère qui acceptait les faux tickets. Elle regardait le ticket, elle disait « Bon d’accord, pasqueu c’est vous », et Mémère ressortait de la boutique avec du pain. Noir, bien sûr, mais bon, quand on n’a pas de grives on mange des merles, comme elle disait. Elle disait aussi qu’elle n’oublierait pas, à la Libération, cette boulangère si sympathique et qu’elle viendrait toujours acheter son pain chez elle. Ce qu’elle n’a pas fait, bien sûr, mais qu’elle a toujours regretté, c’est déjà ça, de n’avoir pas fait.

 

Alors si le pain faisait difficulté, l’huile en grande quantité, n’en parlons pas. En revanche, la soude ne posait pas de problème – sauf peut-être de moralité – car ma mère travaillait dans une petite entreprise du faubourg spécialisée dans le conditionnement de produits d’entretien tels par exemple que la lessive…

 

De la lessive, il s’en perdait, au cours du processus de conditionnement, et ma mère n’a jamais pensé commettre une faute en ramassant ce qui semblait perdu. Ce n’était pas perdu pour tout le monde, Mémère, après tout, était blanchisseuse. Elle avait quelques pratiques, des messieurs célibataires qui lui amenaient leur linge sale à la maison. Elle en faisait chaque semaine un ballot qu’elle portait, bien tassé sur son épaule, jusqu’au lavoir de la rue d’Avron. Elle avait commencé tôt à travailler ainsi, toute gamine, c’est pourquoi son épaule droite était plus basse que l’autre.

Au lavoir, avant d’aller à l’école, j’ai baigné souvent dans les effluves qui se dégageaient du grand bac tournant dans lequel bouillait le linge blanc. Je me suis souvent caché dans les jupes de Mémère, planqué dans son bac, quand elle frappait au battoir le linge froid détrempé. Elle le tirait du canal d’eau courante, les mains rougies, et elle frappait, frappait, tout en rigolant avec ses copines, elles qui me regardaient amoureusement et faisaient des plaisanteries sur moi.

J’ai toujours connu Mémère avec un nez rouge. Ce chaud et froid permanent du lavoir. On la plaisantait aussi là-dessus, on disait qu’elle avait encore picolé, mais c’était pour rire, elle ne se fâchait pas, c’était des choses gentilles, pour dire sans le dire qu’elle avait été une grande travailleuse.

 

Je n’ai jamais su, on ne disait pas ce genre de choses aux enfants, par quel moyen Pépère s’est procuré l’huile pour faire du savon. Ni de quelle sorte d’huile il s’agissait. En tout cas elle était bien présente, un soir, dans la salle-à-manger, dans un grand fut métallique un peu rouillé que Raymond avait monté jusqu’à nous sur ses épaules.

 

Raymond, bien que mince, était très fort, physiquement. Ma mère le disait souvent. Et comme il était aussi le seul membre de la famille qui soit allé à l’école jusqu’à ses dix-neuf ans, Georges, son frère aîné, l’avait toujours jalousé et le lui avait fait durement savoir. C’est bien connu, quand il y a deux frères, l’aîné en veut souvent au cadet. Moi j’avais compris ça dès l’École du dimanche. Je connaissais cette histoire entre Jacob et Ésaü, j’en ai déjà parlé, mais il y en avait d’autres. Caïn et Abel, tenez ! Comme quoi, pensais-je confusément, l’École du dimanche est très utile, elle fait comprendre des choses aux enfants. Pas comme à l’école, c’est sûr, mais par d’autres moyens, en racontant des histoires. Moi j’aimais ça.

 

Mais je reviens à ce savon. Faire du savon à la maison était interdit. C’était un monopole. Il y avait là encore une condition irréalisable. En théorie. En pratique, il suffisait de ne pas se faire prendre, donc de faire ça dans le plus grand silence. C’était une époque de délation.

Le silence, ça allait, à la rigueur on pouvait tenter de ne pas trop choquer les ustensiles, ni trop hausser le ton pour s’en prendre à celui ou celle qui faisait les choses à l’envers. Mais on était quand même trahi, car la rencontre de la soude et de l’huile ne se passait pas sans qu’une épouvantable odeur chimique ne se répande dans tout l’étage. « Tiens, l’ pèr’ Gehant est en train d’ fair’ son savon », devaient se dire les voisins. Ça n’est jamais allé plus loin. 

 

Est-ce pour cela que ce matin-là, à l’école, j’avais les oreilles et les mains propres ? J’en doute. Mémère avait dû anticiper.

 

14 avril 2014   

 

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 18

 

Avions et camions   

 

Un avion à hélice passe au-dessus de notre maison et, un bref instant, aujourd’hui encore, c’est une frayeur qui se fait jour en moi. Un autre jour, c’est la sirène du bourg qui retentit. Même réaction, plus vive encore. Alors je souris de moi-même et je me souviens. Cela ne s’effacera donc jamais… Et je me revois enfant, à Paris, au quatrième étage d’une rue faubourienne.

 

C’est la nuit, la nuit noire, pas une lumière sur la ville. Le couvre-feu. Quelques coups de sifflet signalent une fenêtre mal obturée. De la lumière passe, qui pourrait offrir quelque point de repère à un avion anglais. La Défense Passive veille, anciens flics ou militaires employés à passer la nuit dans les rues pour surveiller l’application du couvre-feu.

Tout s’est éteint. Le bruit de la rue, aussi, a fait place au silence. Chacun s’est empressé de rentrer chez soi. Juste avant l’heure, on a pu entendre le claquement des semelles de bois des femmes qui courent pour arriver à temps. Outre les coups de sifflet, ne vient plus du dehors que le son des bottes cloutées des Fridolins. Une patrouille passe. Et parfois, tant la rue est silencieuse, on perçoit, au passage de deux hirondelles, ces agents de police à vélo, le frottement de leurs pneus sur le sol.

 

Certains soirs d’été, Pépère laissait la fenêtre de la chambre ouverte, toutes lumières éteintes dans l’appartement. Nous habitions au dernier étage, on voyait les étoiles. Un plein ciel, comme jamais, normalement, à Paris. C’était beau. J’avais six ans, sept ans peut-être, je ne me souvenais que d’un bref séjour à la campagne, je ne connaissais vraiment du vaste monde que ma rue et ce ciel.

 

Mais le ciel de Paris, on le sait, n’est pas toujours sans nuage… Alors, alerte ! Les Anglais choisissent toujours un temps couvert pour leurs raids. Les sirènes, l’une après l’autre, d’arrondissement en arrondissement, se mettent à se lamenter, et les longs cônes lumineux de la flak, cet ensemble de canons anti-aériens de l’armée allemande, commencent à se balader dans le ciel afin de repérer le bombardier tommy. C’est un ballet de lumière. Plus tard, on entendra l’écho lointain des bombes. Les Anglais auront atteint leur objectif, ils auront détruit cette nuit-là, peut-être, un nœud ferroviaire ou un centre de triage de la SNCF. Nous l’espérons, nous le croyons, nous avons confiance en eux, nous savons tout de leur courage insensé, à eux qui volent très bas, tranquillement, à portée de la DCA, pour être sûrs de ne pas rater leur cible. Plus tard, on les préférera pour cela aux Américains, qui, dirait-on, lâchent leurs bombes de très haut, hors de portée, sans trop se soucier de précision.

Les bombardiers anglais sont donc précis. Néanmoins, nous le savons, il y aura des morts, des Français vont se faire tuer sous leurs bombes. Pourtant, nous sommes de tout cœur avec les gars qui volent là-haut. Ils risquent leur vie pour nous, au bout du compte. Ce sont nos héros. Bien sûr, la BBC, que nous écoutons chaque soir, n’est pas pour rien dans cette admiration, elle qui ne cesse de raconter les prouesses de ses gars, en fait des gamins pour la plupart. 

 

Parfois, dans le ciel, même en plein jour, on peut observer un combat aérien. Ce que je vais raconter maintenant, on ne va pas le croire, j’ai l’habitude, mais je le raconte quand même. Un bombardier anglais est juste au-dessus de nous. Je suis avec Pépère, à la fenêtre, le zinc est si bas que nous voyons la tête des aviateurs. C’est un bimoteur. Le moteur gauche a des ratés, l’avion penche. Deux chasseurs anglais, Spitfires ou Hurricanes, je ne sais, le protègent mais deux chasseurs allemands arrivent, ils veulent l’obliger à s’éloigner avant de le descendre. L’avantage, c’est que la flak n’ose pas tirer. Pépère m’expliquera plus tard qu’ils ne pouvaient pas l’abattre au-dessus de la ville. Les Spits s’opposent aux avions allemands, ça tire à tout va. Tacatacatac ! Dedam dedam dedam ! Dom dom dom ! Le bombardier tire aussi, les Messerschmidt sont obligés de se tenir à distance. Pendant ce temps, apparemment bien tranquille, un type sort de la carlingue de l’avion en perdition, il tient une boite à outils dans la main gauche et debout, il descend lentement le long de l’aile, jusqu’au moteur endommagé. Là il s’installe et il répare vite fait. Ensuite, il remonte vers la carlingue et il y rentre, puis l’avion se redresse et s’éloigne, toujours poursuivi et toujours protégé par les chasseurs des deux camps.

Ce soir-là, Radio Londres nous apprendra que les gars et leurs avions sont rentrés à la maison.

 

Ces combats aériens, pour nous, à l’école, à la récré, juste après la Libération de Paris, c’était le prétexte à des sortes de joutes, à qui en imiterait le mieux l’ensemble des phases. Le bruit de la flak allemande, de la DCA américaine, le bruit caractéristique des Messerschmidt, des Stukas, des Spitfires, des Hurricanes, des B26, le son particulier de chaque type de canon ou de mitrailleuse, etc., nous connaissions tout cela et le jeu était de le reproduire avec le seul secours de notre bouche, chacun assis comme sur une selle de mitrailleuse imaginaire, les mains sur les manettes, sur les détentes, sur les manches à balai, les pieds sur les palonniers… jusqu’à ce que les copains assemblés disent « Ben dis donc, t’es fortiche ! » Bom bom bom, tacatac, vrommm, hiiiiiii… Tous ces petits gars de Charonne, sous leur béret, habités jusqu’au cœur par la fureur de la guerre. Jusqu’à la chute de l’avion ennemi, qui s’écrase en flamme, vvvvvv-oumf ! On ll’a eu, le salaud de Boche… 

 

On les avait vus partir, ceux-là, les verts-de-gris. Et on avait vu arriver les premiers Ricains. Une jeep qui passait dans la rue sous le regard ébahi des riverains. Ils campaient Place de la Nation, sur le Cours de Vincennes, tout près de chez nous.

Raymond, comme tous les jeunes du quartier, garçons et filles, était allé les voir, les applaudir, les acclamer, tenter de leur parler au moins par signes. Le V de la victoire, surtout, index et majeur tendus. Aoh yaaa ! Victory ! Fuck Hitler ! Fuck the Huns ! répondaient les GI, hilares. Et ils te distribuaient à gogo chewing-gum, chocolat au lait, cigarettes blondes, en veux-tu en voilà, que c’était un plaisir, braves gars comme ils étaient, et ils faisaient la bise aux demoiselles en riant, puritains comme ils étaient, et ils répétaient Veev’ le Fwrance ! et Veev’ Paree !    

Malheureusement, Mémère ne voulait pas que j’y traîne, moi, du côté des Amerlocs. « T’es trop p’tit. On sait jamais. Des fois qu’y en ait un qu’ait bu et qu’i’ tir’ sur tout c’ qui bouge ! Et ça s’est vu, c’est pas des gens comm’ nous. En plus avec eux y a des Nègres ! »

 

Et c’est vrai, il faut le reconnaître, les Noirs américains faisaient peur. Il courait sur eux toutes sortes de légendes épouvantables. Ils violaient les filles et ils volaient les bijoux. « Si t’as un’ bague au doigt qui lui plaît, le gars i’ cherch’ pas plus loin, i’ t’ coupe le doigt pour avoir la bague ! » Il faut croire que le racisme institué des Américains et le racisme paternaliste et colonial des Français s’étaient unis pour produire ce délire et ces racontars.

 

Mémère avait tort aussi sur un autre plan. Les Noirs n’étaient pas avec les Blancs, dans l’armée américaine. Ils étaient tenus à part. La plupart d’entre eux occupaient d’ailleurs des postes de service, on ne les avait pas mêlés aux unités combattantes.

Je me souviens avoir observé longuement ces soldats noirs, une fois. D’ailleurs les premiers Noirs que j’aie jamais vus. C’était boulevard Davout, à la Porte-Montreuil. J’étais avec Pépère. Une file ininterrompue de camions bâchés, ces GMC caractéristiques, roulait vers le Nord. On voyait les chauffeurs, des GI noirs, ils nous saluaient, souriant de toutes leurs dents blanches sous le casque. Ils faisaient eux aussi le V de la victoire, deux doigts noirs tendus eux aussi vers le haut. Et je leur répondais en agitant un petit drapeau en papier.

 

J’en avais quatre, de ces drapeaux, que Raymond m’avait apportés. Un bleu-blanc-rouge, un tout rouge avec une faucille et un marteau, un anglais compliqué à reproduire, et un dernier à rayures rouges et étoiles blanches.

Plus tard, j’ai appris à les dessiner et à les colorier moi-même, et Pépère me montrait alors le rouge en me disant : « Tu vois, chez nous on a les Américains et les Anglais – il disait parfois les Sammies et les Tommies, souvenir de 1917 –, mais faut pas oublier les Russes, les Popofs, pasqueu c’est eux qui font l’ plus gros. »

Pépère n’aimait pas l’injustice.

 

21 avril 2014 

 

 

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Chapitre 19

 

Mon beau sapin

 

Pendant l’Occupation, garnir le sapin de Noël n’était pas une sinécure pour le pasteur et les moniteurs et monitrices de l’École du Dimanche. Je l’ai déjà mentionné, le dimanche matin le temple était plein. Et ce soir de préparation d’un Noël sous l’Occupation, des dizaines de gamins et de gamines, d’adolescents des deux sexes, d’adultes responsables allant des jeunes gens aux vieilles demoiselles, occupaient les rangs de chaises paillées. 

Le sapin, il était facile à trouver, il suffisait d’avoir une autorisation, et on les donnait sans réserve aux responsables des cultes… d’autant que les Juifs ne fêtent pas Noël. Après cela, on allait se le choisir et se l’abattre, ce qui supposait que la joyeuse bande des jeunes désignés à cet effet se soient dégottés un camion. ça, encore, c’était faisable, Monsieur J., le patron d’une petite usine proche du Père-Lachaise, leur prêterait avec plaisir celui de sa boite, chauffeur compris, le plus dur étant de trouver de quoi alimenter la chaudière à charbon de bois du gazogène… Et ça ne se pouvait qu’après avoir circonvenu un bougnat, comme on surnommait les commerçants auvergnats spécialisés dans ce commerce. Le bois de chauffe, à Paris, ne se rencontrait pas dans une pochette surprise. Or trouver un bougnat protestant, vaste entreprise ! Ch’était une echpèche plutôt catholique.

Ayant réuni l’ensemble des conditions, les gars s’en allaient dans les bois en chantant des chants scouts pour tromper le froid tenace des hivers de l’époque. Siffler en travaillant, chanter en travaillant… n’empêchait cependant pas les engelures, cette affection disparue de nos jours. Au retour, ils ramenaient un sapin gigantesque qu’ils installaient au fond du temple, sa pointe atteignant presque le plafond, ménageant tout juste un espace pour l’étoile des Mages.

 

Dans cette paroisse, le presbytère est un appartement situé juste au-dessus du temple. Au-dessus encore se trouvent les combles, et c’est là que l’on tenait en réserve les anciennes décorations du sapin, mêlées aux éléments des décors d’anciennes fêtes de paroisse, et au côté des piles poussiéreuses d’une pieuse et caduque littérature. Collection d’éditions périmées d’un petit livre rouge, le catéchisme du pasteur Lombard, fondateur de la paroisse ; anciens recueils de cantiques ; bibles d’Ostervald détrônées par celles de Second ; évangiles en fascicules minuscules, traduits en diverses langues très étrangères, du hongrois au russe, souvenirs des attentions dispensées dans les années 20 aux réfugiés de l’après-guerre et de l’après révolution bolchevique. J’ai eu l’occasion de visiter tout cela bien des années plus tard. Là se trouvait aussi ce trésor, en un temps où les coupures d’électricité étaient quotidiennes : des bougies en grand nombre.

On descendait de ce ciel tout ce qui pouvait servir à la réussite d’un projet certes utopique : obtenir un sapin de Noël qui puisse faire oublier la rigueur des temps.

 

Nous étions là, nous les moujingues, cache-col au cou, moufles aux mains, genoux bleuis et goutte au nez à éponger d’un revers de manche, le béret dans la poche. Nous admirions.

L’un des plus grands d’entre nous, jalousé par les autres, recevait la mission prestigieuse d’aller chercher le seau de la concierge, un grand tout noir, en tôle épaisse, et de le remplir d’eau au robinet de la cour. Ce seau serait placé à côté du sapin pour le cas où celui-ci commencerait à prendre feu à cause d’une bougie mal placée. Le pasteur expliquait que c’était une consigne officielle. Nous en admirions la sagesse.

On nous proposait alors de ficher les bougies dans les petites pinces métalliques qui les fixeraient aux branches de l’arbre, nous admirions l’ingéniosité du système et nous nous mettions au boulot sans rechigner, tout fiers d’êtres parties prenantes de ce grand œuvre.

Pour nous réchauffer, sœur Robert, la diaconesse la plus gentille du faubourg – de Charonne, bien sûr, mais aussi de Ménilmontant à la Villette en passant par Belleville –, nous refilait des biscuits et nous admirions sa bonté.

Mademoiselle O., l’une des monitrices des catéchumènes, des grands de quinze ans et plus, nous faisait répéter les cantiques de Noël. Nous admirions son savoir musical.

 

Mademoiselle O. était une amie de ma mère, ainsi que sa tante, mademoiselle B., une petite Cévenole aux boucles gris fer, farouchement anti-papiste. Ma mère parlait volontiers devant moi de ces demoiselles, amicalement le plus souvent, mais sans cacher toutefois certaines de ses réticences. Je savais donc qu’on pouvait admirer les connaissances musicales de Mademoiselle O. sans pour autant apprécier la prestation qu’elle ne pouvait manquer d’effectuer lors du culte de Noël. Toute la paroisse y était résignée et chacun, au moment du service où Mademoiselle O. montait à la tribune du temple pour chanter, semblait fasciné par les irrégularités du plancher de bois. Bien plus tard, en entendant le vibrato dément du chant qui s’élève dans l’église Saint-Blaise lors d’une des dernières scènes du film Les Tontons flingueurs, j’ai retrouvé l’impression globale que me procurait le chant de Mademoiselle O. et j’en ai été tout remué… Mes oreilles et mon plexus aussi.

 

Mais à cette lointaine époque, tout nous était admirable et nous aimions les chanter, ces cantiques. Surtout certains, bien en situation en ces temps précis, comme le Psaume 68, hymne de guerre des Camisards et surnommé Psaume des batailles :

Que Dieu se montre seulement, / Et l’on verra dans un moment / Abandonner la place ; / Le camp des ennemis épars, / Épouvanté de toutes parts / Fuira devant sa face. / On verra tout ce camp s’enfuir / Comme l’on voit s’évanouir / Une épaisse fumée ; / Comme la cire fond au feu, / Ainsi des méchants devant Dieu / La force est consumée.

Ou bien celui-ci, qui nous venait sans doute de l’Armée du Salut :

Debout, sainte cohorte, / Soldats du Roi des rois ! / Tenez d’une main forte / L’étendard de la croix. / Au sentier de la gloire / Jésus-Christ nous conduit ; / De victoire en victoire / Il mène qui le suit.

D’autres, cependant, qui trouvaient aussi nos faveurs, étaient beaucoup moins guerriers :

Je suis la lumière, / A dit le Seigneur ; / Avec moi, mon frère, / Ouvre-lui ton cœur. / Le monde est plein d’ombre : / Brillons, brillons bien, / Toi dans ton coin sombre, / Et moi dans le mien.

Bref,

La bande joyeuse / Des petits enfants, / Souriante, heureuse, / Entonne ses chants. / Une ardeur nouvelle / Brille dans leurs yeux ; / Pleins d’un nouveau  zèle, / Chantons avec eux.

 

En attendant, le travail avançait, l’arbre prenait tournure, les guirlandes disposées, les bougies installées, quelques pommes bien rouges étaient attachées par la queue et pendues elles aussi aux branches. Venait alors le moment où apparaissaient de petites boites enveloppées de papier et recelant une image et un verset biblique. Chacune d’entre elles portait le nom de l’un de nous mais il était bien sûr interdit d’aller y voir avant le soir de la Fête.

 

Cette soirée supposait bien d’autres préparations. Chaque groupe d’âge avait une saynète à présenter au public attendri… Pour les plus petits, dont j’étais, il fallait arriver à lire en public, à son tour et sans se tromper, une partie du récit de la naissance du Christ, chacun son verset, tous bien alignés, coiffés et vêtus de propre. 

Il fallait aussi chanter pour les adultes l’un des chants liés à la circonstance. Je me souviens avoir eu à apprendre Mon beau sapin à cet effet. Cela se passait chez mes grands-parents, et je revois ma mère et Mémère tenter de me le faire répéter. Pour les taquiner, je me faisais alors un plaisir de claironner « Mon beau lapin, roi des forêts ». Elles étaient bon public, mais Pépère me disait : « Quand t’auras fini d’ fair’ l’andouille !? »

Le jour venu, les grands ont joué la scène de la Nativité d’après saint Luc. L’un d’entre eux tenait le rôle de l’aubergiste et devait dire « C’est complet ! », mais il a résumé en s’écriant « Complet ! », à quoi un autre a répondu « Ding ding ding ! » en faisant le geste de tirer la chaîne : « Complet ! » était le refrain des receveurs, à l’entrée d’un autobus bondé. Les gens, mécontents, restaient plantés à l’arrêt pendant que le bus repartait sans les prendre au son du « ding ding ding ! » destiné à prévenir le machiniste. Rien de tel pour nous faire rigoler, nous les gamins.

Parpaillots, d’accord, mais parigots quand même, et toujours prêts à faire les andouilles.

 

28 avril 2014 

 

 

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Chapitre 20

 

Le rendez-vous

 

Du côté de Raymond, il se passait des choses incompréhensibles. En tout cas pour moi. Je n’avais que six ans, il en avait dix-huit, ceci peut expliquer cela. Quand, constatant son absence inhabituelle, je demandais à ma mère : « I’ vient pas, Raymond ? », des sourires apparaissaient et ma mère répondait : « I’ va rentrer plus tard, il est à un rendez-vous. » Et elle prenait son air mystérieux.

Qu’est-ce que Raymond pouvait bien faire dans ce rendez-vous ? Et qu’était donc un rendez-vous ? Je me représentais la chose, c’était comme une cabine d’ascenseur, mais en plus spacieux. Elle était faite de bois ciré et largement vitrée. Posée dans un espace indéterminé, elle attendait Raymond, qui y pénétrait. Je voyais clairement la scène.

Mais pourquoi entrait-il là-dedans ? Et pour combien de temps ? Le ton de ma mère et les sourires environnants me disaient que rien n’était à craindre. Je savais très bien discerner les craintes des adultes, tentaient-ils de me les cacher pour ne pas m’effrayer. C’est ainsi que le moindre des retards de Raymond, avant le couvre-feu, suscitait ordinairement chez les grands des comportements qui en disaient long. Je voyais bien qu’ils étaient inquiets, parfois même affolés, ce qui m’était confirmé alors par la gravité des remontrances témoignées au coupable dès son arrivée. Quand Mémère affirmait alors avoir eu les nerfs qui se croisaient sur la poitrine, je comprenais fort bien ce que cela voulait dire. À plus forte raison quand elle s’écriait : « Tu vas m’ rende dingo ! »

C’est que Mémère était sujette à des affections elles aussi mystérieuses. Il lui arrivait d’avoir le noir… Ou de soupirer : « Ch’ chais pas c’ que j’ai, aujourd’hui ch’ chuis neuneu. » J’ai compris plus tard que « neuneu » signifiait neurasthénique, c’est-à-dire triste, du moins pour elle, et que son « noir » correspondait à ce que les Afro-Américains ont appelé le blues.

 

Parfois, Raymond n’arrivait pas et Pépère, voyant l’heure du couvre-feu approcher, murmurait : « Faudrait quand mêm’ pas qu’i’s oublient l’heure ! »  Je comprenais alors que mon jeune oncle n’était pas seul, dans ce fameux rendez-vous. D’où l’apparition d’une nouvelle question, chez moi, vu l’ambiance générale et les bribes de renseignements qui avaient pu me parvenir au sujet de la Résistance. De déductions en déductions, je me demandais finalement si ce rendez-vous n’était pas une sorte de lieu où, par exemple, on zigouillait des Boches ?

(Inutile de préciser que « zigouiller les Boches » était pour moi, à cet âge, une simple image et que je ne percevais pas les aspects atroces d’une telle réalité.)

 

Eh bien, d’une certaine façon, cette supposition me rassurait : Raymond n’était pas seul, il n’allait pas encore faire des bêtises. Car on le connaissait, le zigoto ! Les histoires que j’avais entendues à son propos à l’époque où il n’était encore qu’un gamin m’avaient persuadé d’avoir pour oncle un sacré chenapan ! Admirable mais chenapan. Pépère racontait encore en riant la fois où, lassé par son insolence, il allait corriger pour de bon celui que toute la rue appelait encore Toto. Seulement, il fallait attacher d’abord le chien, un gros berger allemand amoureux de son petit maître, délai qui permettait à Raymond de filer à toutes jambes, de descendre les quatre étages sur la rampe et de se terrer on ne savait où, en tout cas hors de danger jusqu’à l’heure du dîner, sachant bien que les colères de Pépère ne duraient pas.

 

« Il est où, son rendez-vous, à Raymond ? » Nous étions pour une fois tous les deux dans notre appartement de la rue de la Réunion. Ma mère ne pouvait pas comprendre, bien sûr, ce que ce mot de rendez-vous représentait pour moi. Elle savait, elle, de quoi il s’agissait vraiment. C’est pourquoi elle m’a répondu que ça ne me regardait pas : « T’es trop p’tit pour parler d’ ça ». Or cela confirmait mes soupçons, il devenait clair pour moi que mon héros se trouvait engagé dans une périlleuse entreprise, néanmoins heureuse puisque tout le monde en souriait. Je comprenais ainsi, de plus, la raison du secret qui entourait tout ce qui se rapportait à cette question.

Puis, par quelque moyen dont j’ai oublié l’occasion, j’ai fini par apprendre qu’une fille se trouvait aussi dans le rendez-vous… Quelle drôle d’idée ! Ces filles zigouillaient-elles aussi des Boches ? Était-ce leur office, en tant que filles, justement ? On en apprenait tous les jours ! Des vertes et des pas mûres, comme aurait dit Mémère.

C’est pourquoi j’ai dit gravement à ma mère : « Ben c’est les garçons, qui font ça, normalement. » Ce qui a provoqué chez elle une telle hilarité qu’elle a mis longtemps avant de me questionner pour savoir d’où me venait cette réaction. Fidèle aux habitudes de son milieu, elle ne m’a d’ailleurs pas renseigné immédiatement sur ce qu’étaient en réalité les rendez-vous de Raymond. Elle est allée colporter d’abord l’histoire chez les parents de Lélou, deux étages plus bas, puis chez ses propres parents. Je ne comprenais pas leurs rires. Puis on m’a renseigné. Longtemps après, Totor, le père de Lélou – en fait il s’appelait Charles – m’a longtemps plaisanté sur les garçons et les rendez-vous.

 

Les choses se présentaient donc autrement. Le rendez-vous n’était pas une cabine mais une jeune fille. Ou plusieurs, peut-être, mais jamais ensemble. Toujours une à la fois. J’avais compris cela. « Ah hou ! les amoureux ! » devenait donc la réaction appropriée, telle que toute une cour de récréation l’aurait exprimée si elle avait été mise au courant. Le mystère demeurait pourtant, même s’il concernait des réalités fort différentes. Que faisaient ensemble Raymond et ces filles ? « Ben i’s s’embrassent ! » a cru m’apprendre Lélou, mais je le savais, seulement cela n’expliquait rien : on ne pouvait quand même pas s’embrasser pendant des heures ! Un baiser, je savais ce que c’était, les rues de Paris sont connues pour ne rien celer en la matière. Mais bon, une fois passées deux-trois minutes, il faut bien s’arrêter, ne serait-ce que pour respirer. Que fait-on quand on en a fini ?

Je sentais confusément que cette question ne devait pas être posée. Du moins à des adultes. Or ni mes copains ni Lélou n’en savaient plus que moi là-dessus. Il nous restait à nous représenter des scènes comparables à celles que l’on pouvait voir sur les cartes postales sentimentales datant de la Guerre 14 ou sur les dessins de Peynet : deux amoureux, assis sagement sur un banc, et qui se regardent et se tiennent par la main. Pendant des heures… Intenable, si l’on y pense.

 

Mais les choses devaient changer à nouveau à propos des absences de Raymond. La fille a fini par se matérialiser en tant que fiancée, ce qui signifiait qu’il n’y en avait qu’une seule. Elle s’appelait – et par bonheur s’appelle encore – Lucette. Ils allaient se marier, même si, d’après Pépère, « C’est trop jeun’ pour s’ marier mais tant pis, c’est comm’ ça, on n’y peut rien ! » Encore une de ces phrases privées de sens dont les adultes étaient coutumiers.

 

Cela n’empêchait pas Raymond de disparaître, on approchait des derniers jours d’août 44, je venais d’avoir sept ans et lui dix-neuf. Partout dans la ville cela bardait. Un fusil mauser, une baïonnette allemande, j’y ai déjà fait allusion, étaient cachés sous le buffet de Mémère, les tireurs des toits usaient leurs dernières cartouches, d’autres événements plus dramatiques encore s’étaient présentés, nous avions failli mourir sous les bombes, sous les décombres, ma mère et moi, ça c’était joué à une demi seconde, on n’avait pas le temps de s’ennuyer.

Et Raymond se volatilisait parfois. À cette époque il travaillait dans une gare, avec les cheminots. Peut-être en Gare de l’Est. Et bien sûr, il était trop jeune pour ne pas laisser percer dans la conversation quelque allusion à ses activités extra-professionnelles. Qui, d’une manière ou d’une autre, concernaient les Allemands. D’où le fusil et sa baïonnette. D’où aussi, à notre grande joie, quelques provisions estampillées Wehrmacht, et même, une fois, trois stylos à plume en or 14 carats destinés aux membre de la famille, moi compris. Des stylos pour officiers. L’un d’entre eux m’a servi pendant toute ma scolarité, jusqu’à ce que sa réserve d’encre en caoutchouc me lâche. Tout cela provenait d’un train allemand "stupidement" bloqué en gare par quelque avarie mal localisée…

On aura quand même profité un peu de leur visite, finalement, aux cousins germains.  

 

5 mai 2014   

 

 

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Chapitre 21

 

De la relativité

 

Il y a une grande différence entre juger les événements à froid, ayant pris de la distance, et les ressentir à chaud, dans le feu de l’action. Ni les enjeux ni les critères ne sont les mêmes. Ni la puissance émotionnelle qui les accompagne.

C’est ainsi que celui ou celle qui se détourne avec dégoût lorsqu’on évoque l’épisode des femmes tondues à la Libération aurait peut-être applaudi avec enthousiasme au moment même. Ce n’est pas ce que les miens ont montré alors, en août 44, mais il faut bien avouer qu’ils voyaient plutôt cela comme un juste retour des choses.

 

Raymond était arrivé, un de ces jours de folie, en disant : « À Maraîchers, i’s sont en train d’raser la têt’ d’une femm’ qui couchait avec les Boches ! » À quoi Mémère a répondu : « Ben ell’ l’a bien cherché ! » Ni plus ni moins. À ses yeux, ces femmes s’étaient rendues coupables, tout ensemble, d’une faute contre la Patrie, contre la dignité, contre la décence… et contre le bon sens. « Comm’ tu fais ton lit, tu t’couches » était l’une de ses maximes.

Qui n’a pas vécu ces temps où s’exprimaient toutes les passions, les hautes comme les basses, aura du mal à voir ce qu’il y avait de mesure dans une telle réaction.

 

C’est que, dans les milieux populaires, ces femmes, qu’elles aient été amoureuses ou vénales, avaient transgressé un interdit d’autant plus intangible que des centaines de milliers d’autres vivaient sans leurs hommes depuis des années. Des hommes retenus captifs par ceux-là même qui s’offraient du bon temps avec « les petites femmes françaises. » C’est que les unes mangeaient quand les autres jeûnaient. Que les unes s’habillaient quand les autres rapetassaient. Que les unes s’amusaient quand les autres s’aigrissaient. Du plaisir, de la nourriture, des fringues... et des passe-droit.

Combien de fois avais-je entendu ces phrases : « Regard’ moi cell’ là, è’ peut s’pavaner, avec ses nippes, on sait comment qu’ell’ les a gagnées » ! Moi, je ne voyais pas à quoi le sous-entendu faisait allusion, mais je comprenais qu’il s’agissait de choses méprisables. Des choses qui avaient un rapport, je le savais bien, avec ce qui était reproché à mots couverts à Lucienne, notre jeune voisine, elle que j’aimais beaucoup et qui me faisait plein de petits cadeaux. Je savais que les visites que lui rendaient si souvent certains jeunes du quartier faisaient jaser. Les grands secouaient la tête en parlant d’elle, ils disaient qu’elle était folle, qu’elle finirait sur le trottoir, que si son père était encore là, elle se tiendrait mieux que ça… (Bien plus tard, alors que j’étais adolescent, ma grand-mère m’interdisait encore d’aller dire bonjour à Lucienne…). Mais rien de comparable avec le mépris que distillaient les commentaires lorsqu’une femme se promenait dans la rue bras dessus bras dessous avec un Fridolin. 

Il fallait donc s’attendre à ce que ces femmes pâtissent d’un retour de bâton. C’était écrit. C’est ce que Mémère, comme d’autres, estimait évident. Juste, aussi, plus profondément, car elles avaient commis la faute impardonnable, elles avaient porté atteinte à la dignité de tous. Quand on fait partie des vaincus, on ne couche pas avec le vainqueur, c’est indécent. C’est bas. Cela salit ceux qu’il ne faut pas salir, justement : les humiliés.

C’est pourquoi, si aujourd’hui je ressens du dégoût lorsque ces faits concernant les femmes tondues sont rapportés, si, de plus, je ne me sens pas autorisé à juger ces personnes, à cette époque je trouvais normal, adéquat, ce qui leur était infligé. Tout enfant que j’étais, à ma manière je faisais la guerre. Mort aux Boches et honte à leurs poules.

 

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Plus la Libération approchait, et plus l’on voyait, sur les murs, ces affiches écrites en allemand et en français : « Avis ». Des listes d’otages, puis de fusillés, étaient portées à la connaissance du public, accompagnant des menaces de terribles représailles pour tout acte de sabotage ou d’agression à l’égard de l’Occupant.

On pouvait y lire parfois le nom de personnes, hommes ou femmes, prises souvent au hasard, dont on savait qu’elles allaient mourir ou qu’elles venaient d’être tuées.  

En réponse, on trouvait le matin, sur les mêmes murs, de petites affichettes frappées du V de la Victoire et de la Croix de Lorraine et porteuses de textes patriotiques appelant à la Résistance armée.

En un premier temps bonhomme et "correct", l’Occupant botté se montrait de plus en plus hargneux et menaçant. Parallèlement, son autorité était de moins en moins respectée. Dans la rue, on ne se gênait plus pour lui montrer de la haine et du mépris au lieu de la fausse indifférence affichée au début. Mille petits signes disaient au soldat d’Outre-Rhin – d’ailleurs de plus en plus jeune et de plus en plus vieux, les hommes valides ayant été catapultés sur les trois fronts de l’Est, de l’Ouest et du Sud – qu’il n’était plus supporté.

 

C’est ainsi, par exemple, qu’un beau jour ensoleillé de cet été 44, alors que Raymond et plusieurs de ses copains buvaient un coup à la terrasse du bistrot d’en face, un petit groupe de soldats allemands en permission passaient devant eux. L’un d’entre eux, une cigarette à la main, s’aperçoit que l’un des jeunes Français est en train de fumer et s’approche de la table avec le sourire. Il demande poliment : « Poufez-fous me tonner tu feu, s’il fous plait ? » À quoi l’autre, le regardant droit dans les yeux, répond en éteignant sa cigarette et en disant : « Je n’en ai pas. »

Peu de temps auparavant, le gars aurait été arraché à sa chaise et emmené illico à la Kommandantur pour grossir ensuite le troupeau des otages parmi lesquels ont tirerait au sort afin de composer le prochain peloton des fusillés. Cette fois-là, le jeune Allemand s’est contenté de rougir et a rejoint ses copains sans autre commentaire.

Ce genre de comportement me faisait rire, j’admirais la hardiesse de nos titis. Aujourd’hui, j’ai un peu honte de cette injure adressée à celui qui, pour s’être trouvé là probablement contre son gré, était peut-être, après tout, un brave garçon.

 

–oOo–

 

On pourrait croire que le genre d’événements auxquels je viens de faire allusion formait le plus gros des sujets de conversation, dans la rue comme dans chaque foyer. Eh bien non, en dehors des quelques journées historiques de la libération de Paris. Le sujet principal de tous les entretiens était d’une toute autre nature. Il s’agissait du ravitaillement.

Les restrictions, comme on disait, dataient des débuts de l’Occupation mais elles avaient empiré au fil des temps pour devenir à la fin proprement gravissimes. Les historiens spécialisés rapportent que la ration individuelle, à Paris, trafics mis à part, était alors trois fois moindre que le minimum vital. Pour nous, qui avions reçu les colis des cousins de Normandie pendant plusieurs années et qui bénéficiions des modestes apports du potager de Pépère, ce n’était devenu intenable qu’à partir du Débarquement de Juin. Plusieurs mois ont alors suivi au cours desquels la faim s’est faite sentir.

Mémère avait plusieurs bouches avides à nourrir, à commencer par la mienne. À vrai dire je n’étais pas le plus mal loti car à table, fidèle à la coutume, elle servait le plus jeune en premier. Les enfants d’abord, ils ne sont pas responsables de la mouise et ils ont besoin de se faire des os.  

Il fallait donc trouver des vivres. Là où cela se rencontrait, c’est-à-dire chez les paysans. Ah ! les paysans… Que n’ai-je entendu, à cette époque, sur leur rapacité, leur égoïsme, leur roublardise ! Mais voilà ! Il fallait prendre langue avec eux et tâcher d’obtenir, à leur prix, ne serait-ce que quelques kilos de patates.

Raymond et ses copains prenaient leur vélo et partaient à la campagne, au hasard des fermes, parfois jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de Paris, sans tickets mais lestés de rouleaux de billets, et revenaient lessivés mais avec des patates.

Ça n’avait pas été facile : « Comment voulez-vous que j’ vous vend’ des patates ? Les Boches prenn’nt tout ! J’en avions pus ! Ou alors des pas bell’s, les patat’s à cochon, c’est tout c’ qu’i’s m’ont laissé. » Au retour, Raymond les imitait et malgré tout on en rigolait, tout fiers d’être Parigots : « Ah ! ces pauv’s péqu’nots, ce qu’i’s peuv’nt êt’ en r’tard ! »

Je suis certain que le brave paysan, les Parisiens partis, devait rigoler d’eux lui aussi : « ça fait l’ fier et c’est pas foutu d’ se passer d’ nous-aut’s ! »

Relativité.

 

12 mai 2014   

 

 

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Chapitre 22

 

Exotisme   

 

On ne peut pas rester toujours à Paris. Fin août 42, Lisette, ma mère, est épuisée. Elle ferme l’atelier et prend deux semaines de vacances. Son patron, un jeune Juif portugais porté plus sur « les petites femmes de Pigalle » que sur la société qu’il est censé diriger, lui a de tout temps laissé la gestion effective de la boite. Il a su d’ailleurs, fort heureusement, disparaître dès l’annonce des lois anti-juives édictées par Vichy. Il ne reprendra la direction de son affaire qu’en 1945. 

Deux semaines pour respirer. Mais où ? Pour une fois, ma citadine de mère ressent un besoin de campagne, elle veut prendre l’air et m’en faire profiter. J’ai cinq ans et, l’Exode mise à part, je ne suis encore sorti de Paris que pour me rendre à Bagnolet, outre-Fortifs… Plusieurs possibilités s’offrent à Lisette. Elle peut m’emmener en Normandie, chez ses cousins, ces fermiers déjà évoqués. Ou choisir d’aller au plus près, du côté de Meaux, dans le village briard des proches de mon père. Ou encore, et c’est ce qu’elle décide de faire, retrouver dans l’Yonne l’une de ses tantes, Louise, la plus jeune, dont elle a toujours été proche et qu’elle aime beaucoup.

 

Cette Louise était la demi-sœur de ma grand-mère, beaucoup plus jeune que celle-ci. Elle avait servi de grande sœur à ma mère puis avait épousé un ébéniste du Faubourg Saint-Antoine, un Suisse du nom de Bürckel. C’était un homme étrange, assez sûr de ses mérites et toujours insatisfait du sort qui lui était fait. Aussi avait-il tendance à prendre ce genre de décisions que, chez moi, on qualifiait de baroques. Ils avaient un garçon, René, qui devait être plus âgé que moi de sept ou huit ans.

Les Bürckel avaient quitté Paris et s’étaient installés dans l’Yonne, à la campagne. Lui servait désormais d’intendant et de garde-chasse à un hobereau du lieu, ancien officier acerbe à la santé déclinante. Cela se trouvait au milieu de la forêt, je ne saurais dire exactement en quel endroit.

Bien plus tard, après la guerre, les Bürckel partiront aux États-Unis sans savoir un mot d’anglais et ça ne se passera pas trop bien pour eux, mais c’est une autre histoire.

 

De tout temps, j’ai entendu ma mère dire qu’elle se rendrait un jour dans l’Ohio – elle prononçait "Oyo" – pour voir sa tante. Cela ne s’est pas fait, la tante étant morte juste après que ma mère se soit fait établir un passeport. Je suppose qu’elle ne s’était décidée à ce voyage, intimidant pour elle, que par mesure de rétorsion. J’avais en effet emmené mon père en Allemagne, sur les lieux où il avait vécu comme prisonnier de guerre. Or ma mère détestait, d’une part, l’idée que l’Allemagne puisse devenir un but de voyage, et se trouvait d’autre part, par là-même, exclue de la fête…  

 

Août 42, donc, décision est prise d’aller se reposer chez la tante Louise. Des lettres se sont échangées, un plan d’action est échafaudé, le parcours à effectuer est connu et balisé. Il ne reste qu’à prendre le train, puis le car. Tout cela paraîtra aisé aux yeux de mes lecteurs et de mes lectrices, bien sûr, mais il n’en était rien à l’époque, même si l’Yonne se trouvait en Zone occupée, ce qui évitait d’avoir à passer la Ligne. C’est que, même ainsi, les contrôles étaient permanents.

Contrôles, non seulement des personnes, sommées à tout bout de champ de montrer leurs papiers d’identité, leur livret de famille lorsqu’ils étaient accompagnés d’enfants, mais aussi contrôle des denrées transportées, traquées jusque dans les poches et les sacs à main des gens. Même un jeune Beur d’aujourd’hui, dans sa cité, n’aura pas connu de surveillance aussi vétilleuse. Et c’est dire ! Il fallait être blanc-bleu.

À cela s’ajoutait l’irrégularité des transports publics, aux horaires toujours dépendants des besoins et du bon vouloir de ces messieurs vêtus de vert-de-gris. Ils étaient les maîtres et entendaient le faire savoir.

Mais il existait une autre difficulté…    

 

À ce moment de ma narration, je dois faire un aveu. Je me demande d’ailleurs si je fais bien de raconter ainsi mes souvenirs, cela m’oblige parfois à mettre en évidence certaines de mes faiblesses. J’ai déjà évoqué ma mémoire défaillante. Voici plus encombrant, du moins pour les miens : le mal des transports. Au moins jusqu’à mes trente ans. Et carabiné. Voiture, train, balançoire, auto-tamponneuse, bateau, métro…

Deux stations de métro et il fallait me faire descendre en catastrophe afin que je puisse dégobiller, au mieux sur le ballast, au pire sur le poinçonneur. Champion de la nausée ! (Aussi n’ai-je jamais envisagé de lire le bouquin de Sartre intitulé ainsi, sûr d’avance qu’il s’y connaissait moins que moi.)

Sur un paquebot, au moins, je tenais assez longtemps pour atteindre le bastingage. Toutefois, je l’écris avec fierté, j’ai dû présider une fois un culte en mer, sur la Mer Rouge au débouché de l’océan Indien, un jour de fort tangage, eh bien ce sont les fidèles qui n’ont pas tenu le coup, je suis resté seul pour la bénédiction. Était-ce dû au gros temps ou à mon sermon ? Je ne me suis pas posé la question, je me suis seulement hâté de rejoindre les autres…

 

Qu’on imagine alors les tribulations de ma mère, de train en car, ce jour-là, lorsque munie de ses seules pastilles Vichy (aucun rapport avec le Maréchal) et de sacs en papier, dans la touffeur d’une canicule comme on n’en avait pas connues depuis le Grand Ferré, dans l’odeur du gasoil, elle a dû à la fois m’aider à vomir et tenir tête aux autres voyageurs… Abnégation.

 

La maison de l’oncle Bürckel était en fait une aile du petit château du hobereau. Château est un grand mot pour la chose, c’était plutôt un rendez-vous de chasse de l’époque des rois et des seigneurs. Il y avait une bizarrerie : le mur du fond du séjour était pourvu d’un large œil de bœuf censé éclairer l’escalier des appartements des maîtres. Si bien que ceux-ci, en passant, pouvaient nous regarder déjeuner ou dîner, équeuter les haricots verts où éplucher les patates… Ils ne manquaient pas de le faire.

 

Pendant ces deux semaines, ma mère a dormi presque tout le temps, m’abandonnant, pour les activités, aux soins de mon cousin René, et pour les repas, aux confitures et aux tartes de ma bonne tante Louise. Comme pour les tartes aux pommes de la cousine Guélite, jamais je n’ai retrouvé le goût des confitures de mûres de ma tante Louise, qu’on se le dise !

 

René m’emmenait partout. Chercher le lait à la ferme et l’on y voyait des vaches ; il fallait pour cela suivre une longue allée au travers d’une belle campagne vallonnée. Essayer, à la rivière, les grands bateaux à voile qu’il avait sculptés et gréés à la main. Et la rivière était tranquille et claire, on voyait tout au fond ses galets dorés. Ramasser de quoi faire des fagots de bois sec dans la forêt. Tout cela, et bien d’autres choses exotiques et passionnantes pour un petit Parigot.

René faisait souvent le malin. Il recherchait mon admiration, que je ne lui marchandais pas. Parfois, il s’amusait à m’effrayer. Dans la forêt, rien de plus facile, j’étais d’un pays où ne poussent que des réverbères…

Dans ce double but, il s’est mis un jour à grimper à un peuplier. De ces hauts peupliers feuillus rendus plus grands encore à mes yeux par ma taille d’enfant.

– Je vais te montrer comment on monte aux arbres, m’a-t-il dit, et il a commencé à le faire. 

Je n’étais pas rassuré en le voyant s’élever de plus en plus loin de moi. Nous étions en plein cœur des bois, sur un sentier qui zigzaguait dans des bruyères plus hautes que moi, je me sentais encerclé…

– René, reviens ! Descends !

Plus je criais, le visage tourné vers le ciel, plus il montait, je ne le voyais plus, il riait, il se moquait de moi, et au travers des branches feuillues je ne l’entendais plus qu’à peine.

J’ai abandonné. Je me suis senti très seul. Je surveillais d’ailleurs avec méfiance l’endroit où le sentier tournait et disparaissait dans la verdure, j’avais entendu des mouvements par là-bas.

Effectivement : une laie énorme en surgissait maintenant, immédiatement suivie de ses trois marcassins. Interdit, je me suis mis sur le côté pour la laisser passer. Elle n’a même pas tourné le regard vers moi, infime moucheron de l’espèce abhorrée, elle m’a dépassé sans même prendre garde à ce que devenaient ses petits, derrière elle, certaine de mon innocuité. Je revois encore cette belle petite famille défiler devant moi. Tranquille.

Et puis René est redescendu, cet innocent, lui qui n’avait rien vu de cela. 

 

Revenu à Paris, on m’a dit que j’avais couru un grand risque et j’en fus très fier.

 

19 mai 2014   

 

 

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Chapitre 23

 

Toute la rue

 

Qu’on s’en étonne ou non, la rue m’offrait tout ce dont j’avais besoin. Spectacle permanent et sécurité maximale. Je m’y trouvais comme en un lit tout frais. D’autant qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle rue, la rue d’Avron est une rue qui a un sens. De notre quatrième, à la fenêtre, en se tordant le cou on voyait à un bout se lever le soleil ; à l’autre bout, la Tour Eiffel, au loin, minuscule, se découpait sur les lueurs du crépuscule. Ainsi marchait le jour.

 

Aujourd’hui, c’est tout un encombrement capital aux couleurs, aux saveurs, aux odeurs de l’Afrique et de l’Orient. On y entend le ouolof ou le tamil autant que le cantonais, parfois l’arabe ou le kabyle, même le français, celui des facteurs languedociens comme celui des bobos en catogan. Les trottoirs sont à peine perceptibles, couverts d’étals, de bagages à vendre ou de meubles divers, doublés serré de files de voitures et de fourgons (une manne pour les sévères aubergines antillaises), traversés de portefaix chargés et pressés, lentement arpentés par des triplettes de fliquettes et de flics compassés.

 

Alors c’étais un large espace à peine sillonné par de rares attelages. Lourdes charrettes ou longs plateaux tirés par des percherons aux paturons poilus. Carrioles légères des livreurs. Une 201 Peugeot à gazogène. Un déménageur tirant, penché en avant, sa voiture à bras surchargée, la sangle en travers de la poitrine. Deux agents de police à vélo, casquette plate et cape selon le vent sage ou volante. Le tout fort espacé.

 

Au matin, les commerçants et les concierges lavaient leur bout de trottoir, puisant l’eau dans le ruisseau généreux qui longeait le trottoir. En été ou au printemps, c’était fraîcheur assurée et courses de petits bateaux de papier plié, avant que passe le balai de rameaux du balayeur municipal, jamais pressé. Les petits matins frais de Paris au printemps, air piquant et par-dessus le ciel bleu clair.

 

Les hirondelles arrivaient. Les hirondelles repartaient. Dates émouvantes que chacun soulignait, les observant, les montrant du doigt aux enfants, toutes bien alignées sur les fils électriques, sur des longueurs et des longueurs, avant de se disperser pour retrouver chacune son vieux nid à retaper, ou avant de s’envoler d’un coup, comme sur ordre, pour un long voyage.

 

Sur le trottoir, de rares pigeons se rengorgeaient, mais le lieu était avant tout le domaine des moineaux. Les pierrots insolents, vifs, jamais lassés de sautiller de ci de là, toujours affamés, toujours intéressés, curieux, terriblement audacieux, bien plus adaptés à nos quartiers que leurs lourds concurrents.

Les pigeons de cette époque préféraient sans doute les parcs des beaux quartiers. Ils ne se voyaient réunis que lorsque, dans un square voisin, une vieille les appelait et leur jetait des graines. C’était alors comme des embruns de plumes qui l’entouraient, voletant bruyamment, se jetant avec voracité, se becquetant parfois entre eux, sur le gravier semé de blé. Les pigeons sont rapaces, tandis que les piafs sont des titis sympas. C’est ce que je me disais.

 

Il y avait peu de chats. Trop dangereux. Les plus aventureux avaient fini sans doute, sous le nom de lapins, dans les casseroles de restaurateurs avisés. La faim, dit-on, excuse tout. Le commerce presque tout. Les seuls matous que l’on pouvait admirer se tenaient peinards, bien au chaud, ronronnant, sur les genoux de concierges à chignon et charentaises. Peut-être sirotaient-ils avec elles, le soir, le génépi ou la petite verveine prisées de ces dames. Cela aurait expliqué, à mes yeux, leur graisse de rusés profiteurs. C’est que j’ignorais tout du sort qui leur avait été fait alors qu’ils n’étaient encore que de mignons petits chatons…

 

Mais il y avait des chiens. Peu de petites bestioles à leur mémère, ça coûte quand même à nourrir, plutôt des chiens loups ou des danois planqués derrière le comptoir des bistrots, montrant leur gueule dès qu’il y avait du raffut. Ils ne m’inspiraient pas trop confiance, certains étant plus gros que moi, et je ne m’approchais que d’un seul de leurs congénères, un paisible berger allemand qui acceptait mes caresses. Il guidait l’aveugle du quartier, un grand maigre déjà vieux qui avançait tout droit en chantonnant, la sébile (un quart en fer blanc de l’armée) dans une main, la laisse du chien dans l’autre.

Cette relative confiance n’était pas née d’un coup. Je devais avoir dans les quatre ans et cet aveugle aux trous sans yeux me fascinait, je ne l’aurais approché pour rien au monde. De même pour le chien, qui me paraissait un fauve. Par malchance, j’étais affligé d’une mère à la visée éducative, au cœur tendre et aux principes évangéliques (ça ne va pas toujours ensemble).

Elle me met une pièce dans la main et me dit d’aller la poser dans la sébile du gars qui, l’entendant, s’arrête et sourit dans le vide. Je m’approche donc lentement, puis, avisant la gueule, les crocs et la langue rouge du clébard, j’ai comme un éblouissement, je stoppe, me retourne et file en criant dans les jupes de ma mère. Elle me remet fermement dans le droit chemin en me disant : « Gross’ bête, i’ va pas t’ manger, ce chien, il est gentil. » J’y retourne donc, la mort dans l’âme et la trouille au ventre, et effectivement, le chien se contente, remuant la queue, de me regarder mettre ma pièce à l’endroit prévu sans toutefois oser dévisager le bonhomme. « Merci mon p’tit gars ! T’es bien un p’tit gars ? » fait l’aveugle, mais je suis déjà planqué à nouveau là d’où je viens. N’empêche, cette première fois fut suivie de bien d’autres, et j’ai fini par me plaire à caresser la bête quand nous la croisions tirant son homme. Sans lever les yeux sur celui-ci, bien sûr.

 

Il n’y avait pas que les aveugles qui passaient, les Allemands aussi. Le point commun, c’est que je ne les dévisageais jamais. Ne pas leur donner l’occasion de s’attendrir devant le marmot. Ne pas permettre que l’un d’eux se penche et te caresse les cheveux en s’écriant : « Chantil bedit karzon ! »

On entendait venir de loin leurs bottes cloutées. C’est un souvenir auditif qui me reste. Pour peu que quelque original s’approche, encore aujourd’hui, chaussé de godasses de ce genre, je me rétracte.  

La plupart de ces troufions tudesques étaient des mâles, mais leurs femelles existaient aussi. Les auxiliaires féminines de l’armée allemande. On les appelait les souris grises, à cause de la couleur de leur uniforme, et, à tort ou à raison, on moquait leur gros derrière : « Forcément, elles ne bouffent que des patates. Celles qu’ils nous ont piquées. » Le respect de la vérité historique m’oblige à préciser que j’en ai vu au moins une qui était petite et mince.

 

On sortait faire les courses, le plus souvent avec Mémère. On allait aux légumes cuits, une boutique fort pratique pour les femmes qui travaillaient ; on allait à la boucherie – bovine ou chevaline –, à la boulangerie, bref, dans les boutiques quand elles étaient ouvertes et avaient de quoi vendre. Il fallait faire la queue, parfois longtemps, et c’était très ennuyeux, j’avais envie de bouger, Mémère me retenait, elle avait toujours peur que je me fasse écraser, tabasser, mordre, rudoyer, enlever, tout un cinéma dont l’inconvénient, pour moi, était la nécessité de rester en place, et l’avantage la possibilité d’observer. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai appris à lire sans m’en apercevoir (mais j’y reviendrai). 

 

Ce que je préférais, pour les courses, c’était la conversation de Mame Jeanne, la marchande de quatre-saisons. J’aimais bien aussi Mame Suzie, la fleuriste d’en-bas, mais je préférais Mame Jeanne. Paradoxalement, son bagout était plus fleuri. C’était une forte femme au parler sonore et imagé. Avec elle, on apprenait du vocabulaire. Et curieusement, cela ne gênait pas Mémère, qui n’était pas mauvaise non plus dans ce domaine. On ne m’épargnait pas les oreilles, tout enfant que j’étais. Il suffisait que je ne répète pas les mots appris ainsi. Ce que je me gardais bien de faire, sauf bien sûr à la récré, l’âge de l’école venu.

Mame Jeanne poussait des deux mains sa voiture pourtant surchargée, elle avançait lentement, arc-boutée sur ses fortes jambes, puis s’arrêtait et poussait vaillamment son cri : « Lé-gumes frai-ai-ais ! Fruits-d’saison-on-on ! » Et l’on savait que ce cri disait vrai. Ayant repris son souffle, elle riait d’elle-même et accueillait ses pratiques avec le sourire, plaisantant et s’exclamant.

À elle seule, Mame Jeanne était toute la rue. 

 

26 mai 2014   

 

 

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Chapitre 24

 

Encore la rue

 

La rue se réveillait tôt. D’ailleurs, elle ne dormait jamais vraiment, même sous le couvre-feu. Peu avant le passage d’une patrouille allemande, de deux agents à vélo ou du veilleur de la Défense passive, on pouvait entendre la cavalcade de quelques jeunes, dérangés dans leurs ébats amoureux, ou trébucher en maugréant le pochard de service. De temps en temps, quelqu’un était interpellé et devait montrer son laisser-passer. Quelques mots s’échangeaient. 

Dès trois heures du matin, c’était le pas tranquille des percherons qui tiraient les chariots des maraîchers de Montreuil. Ils descendaient la rue vers le centre de la ville.

Avant six heures, les jours sans coupure d’électricité, le passage d’une rame de métro éveillait sous la rue comme un grondement et faisait tinter les vitres.    

La journée commençait, les volets claquaient, les fenêtres s’ouvraient, les voisins se saluaient depuis leur fenêtre, les literies étaient déposées sur les barres d’appui, des vélos passaient, des bonjours s’échangeaient, la TSF poussait sa chansonnette et les commerçants faisaient grincer leur rideau de fer.

On entendrait bientôt, sortant des cours, le son des marteaux et des scies à métaux, puis le râle des machines poussives des ateliers.

 

Le faubourg de Charonne n’était pas aussi spécialisé que les faubourgs historiques. Ancienne commune semi-rurale, il n’avait été rattaché à Paris que sous le Second Empire. Son activité et sa production dépendaient des besoins fort divers du Faubourg Saint-Antoine, patrie de ces artisans menuisiers et ébénistes si réputés.

Dans les innombrables cours intérieures du quartier, on trouvait donc aussi bien des passementiers que des ferronniers ou des serruriers. On y faisait du feutre, des rubans, de la colle, des matelas, des ferrures, des serrures… À partir de ces spécialités, les artisans avaient évidemment développé leur activité dans des domaines très variés.

Ce qui m’intéressait le plus, gamin que j’étais ? Une petite fabrique située dans la cour la plus proche de chez nous. On y faisait ces décorations légères, de fin métal doré ou peint, que les conscrits, de la classe ou non, ou les anciens de tel ou tel régiment portaient aux jours dits, agrémentées de rubans tricolores, sur leurs revers ou leur casquette. On pouvait y lire ce genre d’affirmations viriles, illustrées de dessins adéquats : « Vive la 15ème ! », « La Quille ! » ou « Vive le Persan ! »*… Il n’y avait plus de conscrits mais certains anciens combattants ainsi décorés se faisaient entendre ici ou là aux cris de « Vive le Maréchal ! » On trouvait là aussi toute sorte de petits objets du même métal, jouets divers, petits animaux en forme de broche ou de pendentif, etc., et je serais resté des heures à admirer tout cela si Mémère, impatiente, ne me tirait pas hors de la cour pour m’emmener au lavoir. 

 

Tôt le matin, à la saison, on pouvait voir aussi passer les quelques vaches de la ferme située plus bas dans la rue. Elles allaient paisiblement paître sur les Forts, ces restes herbus et pierreux des dernières fortifications de Paris. Le soir, après leur retour et la traite, on pouvait aller chercher son litre de lait. Cette ferme, m’a-t-on dit, était la dernière de Paris, et je ne pense pas qu’elle ait survécu à la fin de la guerre.

Des vaches, donc, et sur la chaussée des bouses. Mais aussi du crottin de cheval en grand nombre. D’où l’apparition quotidienne, à la saison, de ce brave type qui passait avec sa brouette et sa pelle pour tout ramasser posément et s’en aller enrichir ainsi son potager. Ce que, je n’en doute pas, Pépère aurait fait lui aussi si son jardin n’avait pas été trop éloigné pour cela.

 

Bien sûr, la production de la ferme n’aurait pas suffi à abreuver toute la rue en produits laitiers. Mais la marchande de fromage y suppléait. Elle passait régulièrement avec sa petite charrette tirée par une biquette en chantant son cri d’appel. Le plus joli des cris d’appel puisque c’était une chanson qu’elle entonnait de coin de rue en coin de rue, campée droit sur ses godillots : « Ah, Mesdames, voilà du bon fromage ! / « Voilà du bon fromage au lait : / Il est du pays de celui qui l'a fait. / Celui qui l'a fait, il est de son village, / Ah, Mesdames, voilà du bon fromage ! / Voilà du bon fromage au lait : / Il est du pays de celui qui l'a fait. »

 

Les cris de la rue… L’un des plus fréquents était évidemment Peau d’lapin-in-in ! puisque cette fourrure servait à faire du feutre dans les ateliers voisins de la rue de la Réunion. On achetait un lapin vivant au marché, ou bien Pépère en avait sacrifié un, on le prenait par les pattes de derrière (le lapin…), on lui assénait un bon coup derrière les oreilles, ce qui lui ôtait pour toujours l’envie de manger de la salade, après quoi on lui arrachait adroitement un œil histoire de laisser couler le sang, enfin on le dépiautait et on le coupait en morceaux. D’un côté on avait le lapin prêt à cuire, de l’autre la peau à garder le temps d’entendre crier Peau d’lapin-in-in ! dans la rue. Fascinant.

 

On entendait souvent, aussi, le cri du raccommodeur de vaisselle. C’est qu’on ne jetait pas, dans nos quartiers, trop fauchés pour ça ! J’aimais bien le regarder travailler quand on lui avait porté quelques assiettes ou soupières à remettre en état. C’était un vieux bonhomme, du moins à mes yeux, aux mains d’une adresse surprenante. Il aimait bien amuser les gosses en lançant en l’air l’assiette qu’il venait de réparer. Il la rattrapait toujours. Cependant, c’était un gars sérieux, il posait sa grosse boite en bois sur un coin de trottoir et il en sortait ses outils. Ensuite il s’asseyait dessus et il attrapait les deux morceaux d’une assiette et les considérait longuement. Suspense. Puis, ayant vu, il s’y mettait. Pour la porcelaine, il commençait par percer un petit trou sur le bord de chacun des morceaux, ensuite il ajustait ceux-ci et les fixait ensemble au moyen d’agrafes en fil de fer incrustées dans ces trous. La plupart du temps, il en fallait au moins deux, de ces agrafes, pour que ça tienne, chaque partie solidement serrée contre l’autre. Pour la faïence, il disposait d’une sorte de mastic qui lui servait de colle. L’intérêt redoublait du fait que ce faisant, le brave homme expliquait l’utilité de chaque geste à la marmaille ébaubie. Là encore, j’aurais pu rester des heures à le regarder faire, mais Mémère…

Autre cri, celui du vitrier, que l’on appelait à monter dans les étages pour poser une vitre à la place du calendrier des Postes placé en attente : Vi-trié-é-é-er !  Ou celui du rémouleur : Ré-mouleur, ré-mouleur ! Couteaux-eaux ! Ciseaux-eaux !

 

Les chanteurs de rue attiraient plus de monde, aux fenêtres ou au coin de la rue, là où la rue Tolain fait comme une placette à sa rencontre avec la rue d’Avron. Faire le chanteur de rue, c’était parfois le dernier effort avant de couler, mais c’était parfois le début d’une carrière, comme pour Édith Piaf. L’un d’entre eux se mettait à pousser sa goualante et tout le monde était à sa fenêtre. Pour peu qu’il ait une belle voix, c’étaient des dizaines de piécettes qui lui arrivaient dessus, pliées chacune dans un bout de papier pour éviter qu’elles ne roulent n’importe où. 

Parfois, une chanteuse et son accordéoniste s’installaient sur la placette et tout un répertoire y passait, de la chanson réaliste à l’air d’opérette. Fréhel, Damia, Piaf et tant d’autres avaient la vedette. Quand c’était un chanteur, on avait droit aux chansons de Trenet ou de Jean Sablon.

On chantait. Les gens chantaient avec les musicos, et pour pouvoir suivre les paroles ils achetaient la feuille imprimée, avec la photo de la vedette, qu’on leur proposait pour quelques sous.

Dans ma famille on aimait les chansons. Chacun avait la sienne, afin de pouvoir la pousser lors des fêtes de famille. Raymond chantait On m’appelle Robin des Bois ; Mémère Le temps des cerises ; Pépère, bizarrement, chantait Le rêve passe, chanson grandiloquente vantant la Grande Armée : Les voyez-vous, / Les hussards, les dragons, la Garde, / Ils saluent tous / L'empereur qui les regarde… Plus tard, j’aurais la mienne, La mer, mais avant cela je me contentais de ce que l’on attendait de moi, Le petit bossu ou Le petit Jésus s'en va-t-à l'école :

Le petit Jésus s'en va-t-à l'école / En portant sa croix dessus son épaule. / Quand il a su sa leçon. / On lui donne des bonbons. / Une pomme douce. / Pour mettre à sa bouche, / Un bouquet de fleurs / Pour mettre à son cœur...

 

2 juin 2014   

 

* Autrefois, les appelés du Service national étaient nommés "conscrits" au moment de leur incorporation ; entre eux, ils étaient donc "de la classe" ; dans leur régiment, ils fêtaient "le Père Cent" (ou "Persan"), cent jours avant leur démobilisation, puis "la Quille" dans les tout derniers jours.  

 

 

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Chapitre 25

 

À livre ouvert

 

Pour une fois, nous étions chez nous, ma mère et moi, dans notre deux pièces cuisine, au cinquième étage du 5 de la rue de la Réunion, Paris XXe.

 

Attention ! La rue de la Réunion n’a rien à voir avec l’île de la Réunion, aujourd’hui département français. Je tiens à le souligner. Il existe, dans Paris, une place de l’Île de la Réunion, dans le XIIe arrondissement, ne confondons pas. Elle touche la place de la Nation et l’on y trouve d’ailleurs une des Colonnes du Trône. Alors vous voyez bien que ce n’est pas la même chose.

Non, la rue de la Réunion s’appelle ainsi parce qu’elle réunit, justement, deux anciens villages, le Grand Charonne au Nord et le Petit Charonne (le mien) au Sud. Ça s’est fait quand on a agrandi la Ville de Paris à l’époque du baron Haussmann. On lui a ajouté (à la Ville, bien sûr, pas au baron), les villages qui se trouvaient immédiatement au-delà de l’enceinte.

En ce qui concerne la commune de Charonne, les deux villages qui la composaient étaient séparés par des vergers. Cette rue toute droite les a traversés. Elle monte vers le cimetière du Père Lachaise en passant par une jolie place, presque tout en haut. Place de la Réunion, évidemment. Vous ne pouvez pas la rater. Aujourd’hui, elle accueille un marché très sympa, composé en fait de deux parties, une pour les riches, les bobos, une autre pour les pauvres, les immigrés. C’est pas les mêmes produits et c’est pas les mêmes prix.

À l’époque, il s’agissait de construire, d’urbaniser, afin de loger les prolos des anciens faubourgs chassés de chez eux par Haussmann pour faire place, justement, aux belles avenues et aux grands boulevards. Ce qui avait deux avantages, agrandir et aérer la ville… et permettre de tirer plus facilement sur les émeutiers, cette racaille. On avait déjà eu 1789, 1830 et 1848, on avait compris, les Parigots étaient ingérables, Napoléon III n’était pas complètement idiot. Plus tard, cela s’est montré bien utile pour mater la Commune.

Si je mentionne tout cela au passage, c’est parce que je suis l’un derniers dépositaires de la mémoire des miens. Aussi mon point de vue peut-il différer de celui des historiens patentés. Et pas seulement du leur, car le point de vue des héritiers de l’histoire révolutionnaire des Parisiens contraste aussi avec celui des touristes et de leurs guides.

Ainsi, par exemple, en ce qui concerne le Sacré-Cœur. Ce n’est pas le sujet, me dira-t-on, je suis censé m’en tenir à la rue de la Réunion, mais vous pensez bien que je ne vais pas faire l’économie d’une colère… Non, le Sacré-Cœur n’a rien de sacré, c’est un truc, d’ailleurs moche si l’on y regarde bien, qui fut construit pour remercier le bon dieu pour l’écrasement de la Commune de Paris, vingt-mille morts de nos gens des faubourgs. C’est écrit dessus en toute lettre, et je sais lire… La honte, je dirai même le blasphème, raison pour laquelle je ne mets pas de majuscules à bon dieu. Ce n’est pas le vrai.

 

Mais revenons à ce cinquième étage, à ce deux pièces, et à cette jeune femme assise sur sa chaise basse au dossier de bois délicatement découpé. La chaise prévue pour sa lecture. C’est une lectrice impénitente, cette jeune femme, d’ailleurs elle s’appelle Élise mais on dit toujours Lisette. C’est ma mère.

Elle lit de tout et toujours. Au moindre battement dans son emploi du temps, toc, elle sort son bouquin. Elle les trouve, ses livres, dans une petite boutique de la rue d’Avron, une gentille dame la tient, c’est une amie. Elle vend à bas prix de l’occasion qu’elle reprend en échange d’autres livres.

Toute la rue d’Avron sait que Mame Gehant, Mémère, est affligée d’une fille qui passe son temps à lire : « È n’entend mêm’ pas quand on lui parle ! Si on lui dit rien, è va rester comm’ ça sans bouger, sans parler, jusqu’à la saint glinglin !  »

  

Ma mère lit. Je m’occupe de mon côté. Elle a de la chance, elle peut lire tranquille, je suis habitué à utiliser mon temps au mieux des conditions qui me sont allouées chaque jour que Dieu fait. On ne m’entend pas, on n’a pas besoin de me gronder : « Tu vas finir par rester tranquille, oui ? », ce genre de choses. Non. Je n’ai pas cinq ans et je sais que le mieux est de foutre la paix aux grands, en échange de quoi ils agiront de même à mon endroit. Liberté.

Je suis donc à plat ventre sur le plancher, à deux pas de ma mère et je lis. Moi aussi. Nous lisons tous les deux ainsi pendant longtemps. Si longtemps, que tout à coup ma mère s’interroge, qu’est-ce qu’il fait, son marmot ? Elle arrête sa lecture, elle lève le nez, elle me regarde. Elle sourit, je regarde un de ses livres, l’air concentré, ça l’amuse. « Qu’est-ce que tu fais ? », elle dit.

Je lis. Ça se voit, non ?

– Je lis un livre. 

– Comment tu fais, tu sais pas lire… Tu sais lire ?

Elle ne le dis pas comme une affirmation, mais dans un sourire attendri. Bien sûr que je ne sais pas lire, mais ça lui fait plaisir que je fasse semblant, c’est encourageant pour la suite, pour quand j’irai à l’école.

– Ben oui, je lis alors je sais lire !

– Fais voir…

Sans me démonter tant ça me paraît naturel, je lui lis à haute voix, bien sûr sans bafouiller, ce passage du roman d’amour que j’ai pris sur l’étagère. Elle est stupéfaite :

– Mais alors tu sais lire !

Depuis le temps que je le lui disais ! On ne va pas en faire un fromage ! Je sais lire, ça me paraît naturel, c’est le genre de compétence qu’on acquiert à l’usage, comme marcher ou courir. Ça ne s’apprend pas.

Ma mère ne me demande pas comment j’ai fait, elle m’attrape et elle se précipite, elle m’emmène chez ses parents, elle veut faire connaître le prodige : « Le p’tit a appris tout seul à lire, i’ lit sans s’ tromper, i’ met même l’intonation, j’ui ai d’mandé ç’qu’i’ f’sait, i’ m’a dit "Je lis", et c’était vrai, i’ lisait ! Jeannot, fais voir à Pépère et à Mémère ! »

Toute la rue va savoir que le p’tit Jeannot, le p’tit-fils à Mame Gehant, eh ben qu’i’ sait déjà lire à pas cinq ans, qu’il a appris tout seul…

 

C’était pourtant pas dur. Tenez, par exemple, vous êtes dans la rue, pendu à la main de Mémère. Eh bien, pour savoir ce qu’on vend dans une boutique, il y a deux méthodes : ou vous regardez ce que contient la devanture, ou vous regardez ce qui est écrit au-dessus. Bon. Si c’est du pain et que le mot commence par un b, c’est que ça veut dire "boulangerie". Et ainsi de suite. Il ne faut pas trop longtemps pour repérer les autres lettres. Et de toute façon ça vous occupe. C’est intéressant, c’est comme un jeu. Et on joue avec ce qu’on peut, on n’a pas tellement le choix !

D’autre part, on vous a lu assez d’histoires pour que vous sachiez que l’écrit, comme celui du journal de Pépère, par exemple, c’est de la parole que l’on peut faire revivre. En parlant ou dans sa tête. Alors si vous avez la chance de vivre dans un monde de paroles, dans un milieu où ça compte, la parole, comme par exemple le milieu des grands baratineurs du bistrot ou du marché, ou encore des histrions de la TSF, vous êtes parti pour savoir faire parler le livre. C’est plein de gens qui parlent, un livre.

Autre chose : Pépère lit à haute voix un article de son journal, tout le monde écoute, il ne lit pas ça pour qu’on n’écoute pas, il a l’idée que ça va intéresser toute la famille. Plus tard je regarderai ce qu’il a lu. Peut-être parce que ça se trouve juste à côté de la bande dessinée du bas de page, le professeur Nimbus ou Chéri-Bibi, je n’ sais pas, mais j’en sais déjà assez pour reconnaître l’écriture de ce que Pépère vient de dire. Pendant que je m’applique à tout bien retrouver ces mots-là, on peut supposer que le reste de la famille pense me voir admirer les dessins, je n’en sais rien. Le fait est, en tout cas, qu’à aucun moment les miens n’ont pensé que j’apprenais ainsi à lire. « Du moment qu’i’ fait pas d’ bêtises, le gamin peut bien fair’ ç’qu’i’ veut. » Et de mon côté, je n’allais pas embêter les adultes avec ça.

 

Eh bien je ne vous raconte pas l’avantage qu’il y a à savoir lire ! À commencer par la possibilité de recevoir des illustrés ou même des livres à la première demande. Et surtout, de ne jamais se trouver en situation de dire : « Je sais pas quoi faire, je m’embête, j’ai pas d’copains, c’est quand qu’on arrive ? » Seriez-vous dans la rue sans rien à lire, que vous ne vous ennuieriez pas, le propre d’une rue, c’est d’être un livre ouvert, et d’offrir ainsi des milliers de sujets à la réflexion d’un môme porté à enregistrer ce que disent les mots.

Le monde vous parle, suffit de lire.

 

9 juin 2014   

 

 

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Chapitre 26

 

Moins une

 

Madame G., la concierge, était mal vue de tous les locataires. Sans doute suivait-elle avec trop d’obséquiosité les desiderata du propriétaire. Ceux des habitants de cet immeuble ouvrier, comme on disait alors, dans la rue de la Réunion, passaient après. C’était une dame d’âge, mince, au chignon bien serré, au lunettes cerclées de fer, à la bouche étroite. Une caricature de concierge acariâtre. C’est pourquoi, certes sans beaucoup d’imagination, on l’avait dotée du surnom de Peau-de-vache. Cela ne la rendait pas précisément gracieuse à l’égard de l’humanité souffrante.

L’une des demandes auxquelles elle refusait de donner suite consistait pourtant, tout simplement, à se conformer à une règle émise par les autorités d’Occupation. Il s’agissait de faire percer les murs de la cave afin que celle-ci communique avec celles des deux maisons voisines.

On était en guerre, en ce mois d’août 44, et les bombardements alliés ne frappaient pas toujours au bon endroit. À supposer que sonnent les sirènes et qu’une alerte soit déclenchée, tout le monde allait se hâter de descendre à la cave pour se mettre à l’abri. Mais si l’immeuble était frappé et s’écroulait, cinq étages changés d’un coup en un énorme tas de gravats, tous ceux qui resteraient terrés dessous n’auraient aucune chance de s’en sortir… à moins de pouvoir se faufiler dans l’enfilade des caves voisines jusqu’à celle du premier bâtiment resté sauf.

Imaginez au contraire le groupe apeuré des voisins, enfermés, avec leurs enfants, durant des heures, attendant la mort dans ce trou à rat, dans le noir, perdant petit à petit conscience par manque d’air bien avant que des secours débordés puissent dégager les décombres…

Madame G. refusait obstinément de faire percer les murs de la cave. Le propriétaire s’y était opposé avant de disparaître on ne savait où. On ne pouvait pas le joindre. La dernière consigne demeurait donc valide. Point final.

En ce 26 août, elle avait d’ailleurs un argument supplémentaire lié à l’actualité : la Ville était libérée, les Boches s’enfuyaient, on n’avait plus à craindre un bombardement allié. Re-point final.

 

Et il est vrai que l’ambiance générale était à la fête plus qu’à la crainte. La veille, les Allemands s’étaient rendus après des combats de rue qui avaient fait près de trois mille morts. Le soulèvement parisien et l’arrivée des troupes franco-américaines avaient eu raison de l’occupant ; à quelques rafales près, les tirs et les explosions avaient cessé de se faire entendre. On pavoisait, on se congratulait, on chantait la Marseillaise. On s’était assemblé devant la caserne des pompiers, rue des Pyrénées, pour y voir replacer le drapeau tricolore, et de dignes soldats du feu arboraient des stens, ces mitraillettes américaines, ou des pistolets gros comme des massues.

 

Il faisait très chaud à la tombée du jour, ma mère était fourbue, elle a décidé que nous nous coucherions tôt. Nous sommes remontés à notre cinquième étage. Placé sous les toits, notre appartement n’était pas un palace, on y voyait les punaises, venant de l’appartement voisin, circuler tranquillement le long des barres d’appui. Ce jour-là, c’était une fournaise, ma mère a ouvert les trois fenêtres, celle de sa chambre, celle de la cuisine et celle de la salle-à-manger où se tenait mon lit-cage. Il avait remplacé le lit d’enfant en bois bleu ciel dans lequel j’avais passé mes premières années : j’avais sept ans, j’étais un grand garçon.

« Tu vas dire bonsoir à Mlle H., Jeannot, avant d’aller au lit. Regarde, elle est à sa fenêtre. » C’était exact, Mlle H., une personne âgée que j’aimais beaucoup, prenait le frais elle aussi, de l’autre côté de la rue. Sa fenêtre était à la même hauteur que la nôtre et la rue ne doit pas faire beaucoup plus de dix mètres de large, si bien qu’à la belle saison nous pouvions nous entretenir tranquillement, là-haut, à la brune, bien au-dessus des rares autos, vélos et piétons attardés. Peut-être attendait-elle aussi que je paraisse, nos bonsoirs quotidiens étaient une habitude établie de longtemps, sans doute depuis mes deux ans. Avant d’aller se coucher, Mlle H. me lançait quelques mots – « Bonsoir, Jeannot, dors bien ! » –, et les accompagnait d’un petit geste de la main, le geste gentil de l’au-revoir.

Ni elle ni moi ne pouvions deviner, ce soir-là, que cet au-revoir était en fait un adieu.

 

Nous nous sommes donc couchés et nous sommes endormis très vite. Ma mère avait d’ailleurs le sommeil très lourd.

Vers onze heures du soir, les sirènes ont retenti. Des avions allemands approchaient. Des rayons de lumière ont illuminé le ciel. Les tirs de la D.C.A sont entrés en action.  

L’alerte avait sonné très tard, trop peu de temps avant l’arrivée des bombardiers, ceux-ci n’étaient partis que du Bourget voisin. Le temps de nous réveiller péniblement, de nous habiller et de descendre quatre étages, la bombe était tombée sur l’immeuble d’en face et ses cinq étages s’écroulaient, à huit-dix mètres de nous qui n’étions arrivés qu’au premier. Trois pavillons voisins avaient été soufflés eux aussi.

Pour nous il était moins une. Affalés au sol sur le palier, ma mère couchée sur moi pour me protéger, couverts de débris de verre, la verrière du premier nous étant tombée dessus, assourdis, étouffés par un nuage de poussière… nous étions saufs. 

Une bombe capable de détruire une maison de cinq étages, plus le fracas de l’écroulement de celle-ci, ça fait du bruit ! ça secoue tous les bâtiments alentour, ça produit un souffle si puissant que, plus tard, retrouvant notre appartement, nous verrions la porte d’entrée à terre, sa serrure arrachée puisque restée en place, le pêne encore dans sa gâche. Toutes les vitres avaient explosé et nous voyions tous nos biens dévastés, couverts d’une épaisse poussière. Le buffet de la salle-à-manger lui-même avait été déplacé d’un bloc sur deux mètres, toute la vaisselle intacte à l’intérieur ; dans les années à venir, quand ma mère casserait un verre, elle soupirerait : « Et quand je pense que même les bombes n’en avaient pas cassé un seul ! »

 

À ce moment où la bombe est tombée, nous étions les seuls à manquer, dans la cave. Lélou y était avec tous les autres, dont ses parents, Charles dit Totor et Simone, ainsi que Bernard, son petit frère encore bébé. Tous étaient terrorisés, et certains, vu le vacarme, le nuage de poussière et l’ébranlement qui venaient de se manifester, étaient certains que la maison s’était écroulée sur eux. Ils se sentaient pris au piège. Les parents de Lélou avaient une crainte supplémentaire : nous n’étions pas dans la cave, ma mère et moi, nous ne les avions pas rejoints, il était presque certain que nous étions morts sous les décombres…

Totor, alors, le plus gentil des jardiniers de la Ville de Paris, a été pris d’une terrible colère. Il s’est avancé vers Peau-de-Vache pour lui faire son affaire : « Vous serez la première à y passer ! » a-t-il hurlé. Par chance pour la concierge, il était bien plus brutal en paroles qu’en actes et elle a survécu sans dommage. Pour fuir la maison, néanmoins, dès le lendemain.  

 

Mes grands-parents, eux, avaient eu le temps de se précipiter à la cave. Ils habitaient à pas cent mètres, dans la rue d’Avron, avec Raymond, qui avait alors dix-neuf ans.

Ils étaient tous trois à l’abri avec leurs voisins, dont une vieille dame en chemise de nuit, les pieds nus. Bonne âme, Raymond lui a donné ses chaussures, qu’il portait sans chaussettes.

Puis le vacarme du bombardement a atteint cette cave. Un long silence lui a succédé, et le père Cheval est allé voir. Dehors, les gens commençaient à se diriger vers la rue de la Réunion. Quelqu’un a crié « C’est au 5, l’immeuble est par terre ! »

Sachant que c’était notre adresse, Cheval est redescendu porter à mes grands-parents cette fausse et terrible nouvelle. Aussitôt, Raymond a jailli au-dehors, il a couru jusqu’à l’entrée de notre rue.

Il était pieds nus, le sol était couvert de verre cassé, il est retourné rue d’Avron, est redescendu dans la cave, a retiré, sans un mot, ses chaussures des pieds de la vieille dame, est ressorti, a rejoint notre rue et escaladé les décombres pour rejoindre notre immeuble.

Toutes les portes et fenêtres, sur cinq étages, en étaient arrachées, mais nous émergions de la poussière, hébétés mais vivants.

                    

On n’a jamais su quel était l’objectif de la Luftwaffe, il n'y avait là aucun objectif stratégique. C’était sans doute un raid purement gratuit, une vengeance dérisoire avant de se sauver. Le goût de détruire et de tuer sans risque. La guerre, c’est aussi cela.

 

16 juin 2014   

 

 

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Chapitre 27

 

Un état-major de fortune

 

Après le débarquement allié en Normandie, il devenait clair que le propos était bien, désormais, la libération de la France, puis de l’Europe ! Depuis 40, on avait été nourri, par une presse évidemment collabo, de cartes exposant aux yeux de populations supposées éblouies la domination sans égale du Reich et de son Führer. C’est ainsi que j’ai appris la géographie avant même d’en entendre parler à l’école. Il faut dire que les cartes passionnaient Pépère.

Il fallait néanmoins comprendre le sens de certaines modifications qui intervenaient sur les dites cartes depuis fin 42. Heureusement, Pépère était champion pour expliquer par quels moyens, la réalité évoluant dans un sens défavorable aux puissances de l’Axe, une déculottée était transformée sur le papier en victoire. C’était une véritable leçon de critique textuelle, ce que faisait Pépère, je m’en rends compte aujourd’hui. Parfaitement claire et circonstanciée !

Il en allait de même à l’écoute de la TSF : le nombre d’avions, de navires ou de régiments alliés que les Allemands détruisaient chaque jour était proprement pharamineux, surtout comparé aux informations que la BBC nous donnait le soir sur les mêmes sujets. On était en plein délire. Mais, on le savait, « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ! » Et les éructations radiophoniques de Jean Hérold-Paquis (« L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite ! ») faisaient rire désormais. D’autant que, à supposer qu’elles soient avalées telles quelles, ces informations auraient eu un effet inverse de celui qui était visé, car si les Alliés perdaient autant d’hommes et de matériel tout en continuant la guerre, c’est donc qu’ils en avaient à revendre !   

  

Dans les jours qui ont suivi le 6 juin, Pépère a donc acheté une carte de France et il l’a punaisée sur la porte, dans la salle-à-manger. Si quelqu’un entrait, la porte se plaquait contre le mur et du coup la carte était cachée aux regards. Il fallait que l’arrivant soit admis à entrer et que la porte soit refermée pour que la chose apparaisse. J’ai drôlement admiré l’astuce de Pépère, je dois dire !    

À partir de ce moment, nous avons suivi jour après jour le déroulement des opérations. Le soir, après avoir dûment déroulé, sur les fenêtres, les rideaux de papier noir qui bouchaient totalement la vue depuis l’extérieur, Pépère allumait la TSF. Il baissait le son, et nous écoutions la BBC (prononcer la bébécé). Pour chaque nouvelle information touchant aux opérations, il piquait ou déplaçait une épingle sur le lieu concerné : « Les Tommies sont à Caen », disait-il dans son langage d’ancien de 14-18, ou bien : « Les Sammies ont avancé vers Cherbourg. »

Après la Libération de Paris, il achèterait des petits drapeaux de papier montés sur épingle, français, anglais, américains ou soviétiques, et des punaises pour désigner les Allemands. Cela rendait la carte encore plus compréhensible. Je regardais moi aussi, allongé par terre dans mon recoin, le long du mur, entre la cheminée et le buffet, et j’écoutais, avant de benoîtement m’endormir, les commentaires que cet état-major de fortune faisait du nouvel état de la carte. Je me réveillerai le lendemain matin dans mon lit-cage, déplié pendant mon sommeil.

(Plus tard, je dois l’avouer au risque de faire montre de légèreté, je retrouverai les mêmes sensations pendant le Tour de France, lorsque les grands commenteraient sur une carte semblable et de la même manière, du moins à mes yeux d’enfant, les exploits des coureurs de la Grande Boucle…)

 

Les informations sur les opérations que fournissait la BBC n’étaient pas toujours réjouissantes. En Normandie, les Allemands résistaient vigoureusement à l’avance alliée. Or les combats livrés dans le bocage normand, en particulier, nous touchaient directement, puisque nous y avions de la famille. Nous nous inquiétions d’ailleurs avec raison, et l’on nous a fait savoir que le Mesnil-Garnier, le village de la famille de Mémère, avait été bombardé. Trois personnes, le menuisier et deux de ses enfants, avaient été tuées. La maison du cousin André avait été détruite par une bombe américaine.

Heureusement, toute la famille s’était réfugiée dans le cimetière voisin et, cachés derrière les tombes des leurs, nos cousins regardaient brûler cette grande bâtisse qui abritait à la fois leur demeure et leur gagne-pain.

André et Maria tenaient là en effet ce genre de commerce que l’on ne trouve plus aujourd’hui dans les villages. Bistrot, casse-croûte, épicerie, bureau de tabac, petit bazar, dépôt de pain, de journaux, de bouteilles de gaz, boite aux lettres, et j’en oublie. Sans compter, Normandie oblige, ces cinq ou six vaches – on disait les vaques – à traire au pré.

 

Je passerai plus tard des vacances passionnantes dans cet environnement. J’y apprendrai à marcher en sabots, à déplacer les vaques, à les traire ; à placer sur mes épaules le joug qui permet de porter deux seaux pleins au bout de leur chaîne, trente à quarante litres de lait ; à tirer le cidre, à goûter (sans me faire voir) le calva du cousin, à lui piquer des cigarettes, ces Gauloises vertes ou ces Gauloises jaunes qui ont disparu depuis ; à écouter le curé dire à Maria en pleurant que c’est vrai qu’il couche avec la femme du bedeau mais qu’il voulait pas faire prêtre, que c’est sa mère qui l’a obligé ; à admirer un vieil ouvrier agricole en train de prendre sa cuite annuelle, celle contre le ver ; à aider le même à déménager ses nippes et ses trois bouts de meubles, à les caser dans un tombereau, puis à l’aider à se coucher sur ce tas pour cuver cette autre cuite, celle qui s’impose lors d’un tel chambardement ; à monter en cachette tout en haut du clocher de l’église pendant que ledit curé dit sa messe basse, encore un truc qui a disparu, je crois, et qui reste d’ailleurs incompréhensible pour un parpaillot, même gamin ; voir de là ce que c’est que le bocage et comment, en effet, s’il y avait la guerre, ça se passerait au corps à corps, un par un, de part et d’autre de chaque haie…

 

Car c’est de cette manière que les Sammies, comme disait Pépère, ont dû combattre dans ce coin-là, en juillet 44. Ils en ont eu, eux aussi, des morts, dans ces prés. Tout comme les Allemands, on me dira, mais eux, on ne les avait pas invités. Ceci dit, les pauvres gars n’étaient pas toujours présents de leur propre chef, bien sûr, mais bon, la guerre, c’est comme ça, tu es l’allié ou l’ennemi.

Quelques dizaines d’années plus tard, en visitant le cimetière militaire allemand, sur la côte normande, j’ai pu constater le grand nombre de noms roumains ou hongrois, inscrits sur les tombes. Et l’âge de certains de ces garçons : des gamins, plus jeunes encore que les GI qui les avaient amenés là, sous cette herbe, au pied de cette croix de style germanique. Le Reich les avait embauchés sans forcément les prévenir ni leur demander leur avis. C’est aussi ce que m’ont dit deux Alsaciens, un couple déjà âgé, qui venaient fleurir là la tombe d’un parent.

 

On le voyait bien, dans Paris, dans les derniers temps de l’Occupation, la Wehrmacht faisait feu de tout bois. Je me souviens de soldats qui ne semblaient pas avoir seize ans, d’après Pépère. Leurs habits étaient trop grands pour eux, les manches de leur vareuse dépassait leurs poignets. Il me les montrait avec un sourire mitigé, moitié moquerie moitié pitié. Il y avait aussi de vieux briscards, avec ce regard délavé que peuvent avoir parfois les Allemands du Nord quand leur jeunesse a passé.

 

Ces semaines-là ont été les plus dures. La nourriture manquait et le danger était partout, venant des Allemands, bien sûr, mais surtout de la Milice. Ces types-là étaient enragés, ils se sentaient mal partis, pris entre leur engagement avec les Allemands et la haine que leur portait la plus grande partie de la population. Une population qui n’attendait plus qu’un signal pour se mettre à les exterminer.

Un jour, nous étions à la fenêtre, et comme un convoi de camions de la Milice passait, une bouteille est partie de la maison voisine pour venir éclater sur l’un d’eux. Le camion a freiné et les types ont levé leur fusil. Heureusement, le camion suivant arrivait et l’autre est reparti. Pépère a secoué la tête : « Alors ça, c’est une connerie ! Si les miliciens avaient eu le temps, on pouvait tous y passer. »

Ce sont ces hommes-là qui, à la Libération de la Ville, se sont souvent réfugiés sur les toits pour tirer sur tout ce qui bougeait. Il a fallu les abattre l’un après l’autre.

Ce qui nous a bien soulagés.

 

23 juin 2014   

 

 

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Chapitre 28

 

Des ciseaux et des fusils

 

Mon autre grand-mère n’appréciait pas trop Pépère et Mémère. Elle les trouvait trop peuple. Et c’est vrai qu’ils l’étaient. Trop, non, mais peuple sans aucun doute. Quand à ma grand-mère Marie, elle l’était en fait tout autant qu’eux, du moins quand à ses origines et à sa situation de l’époque, mais elle avait connu mieux dans un passé lointain, du temps où elle était jeune, sérieuse et belle. Il y avait eu une époque où elle avait pu s’élever, comme on disait, au-dessus de sa condition sociale.

Née et élevée dans le Nord, dans le pays minier, elle avait émigré en Russie et vécu pendant des années dans une grande famille patricienne en qualité de gouvernante de l’aîné des garçons, ceci bien avant la révolution d’Octobre. Aux côtés d’une nurse anglaise et d’un précepteur prussien, elle avait ainsi accompagné l’existence d’une dame pour laquelle elle n’avait que de l’admiration, qui avait su lui transmettre le goût des belles choses et d’un mode de vie stylé, et qui l’avait considérée pour ainsi dire comme une confidente.

Demeure familiale à Kiev, résidence moscovite, séjours à Saint-Pétersbourg, datcha en pays cosaque, l’hiver en Suisse ou sur la Riviera. Elle parlait le français avec la dame, le russe avec les domestiques, un peu l’anglais mais la nurse était snob, et sûrement pas l’allemand à cause de l’Alsace-Lorraine et de la ligne bleue des Vosges… 

 

Et puis retour au pays, un mariage heureux avec un employé aux écritures lettré et délicat, et deux beaux garçons. Et 1914… Et finalement 1916, et le mari, chair à canon, coupé en deux par un obus en redescendant du front. Veuve de guerre avec deux orphelins pupilles de la Nation et retour au point de départ : couturière à domicile.

Elle s’était réfugiée en très grande banlieue dans une baraque en carreaux de plâtre. Elle y gardait des orphelins de l’Assistance publique. Entre temps, elle avait mis le chapeau noir de cérémonie, à voilette, et les gants en filoselle pour aller demander, dans un misérable faubourg, la main de cette jeune fille rousse dont son second fils était amoureux, non sans relever que la famille était hélas du genre prolo, et de plus protestante. Ce dernier point ne l’a guère gênée, cependant, son catholicisme natif, à cette époque, étant plus qu’oublié.

Enfin, avec la guerre, malade, elle était de retour dans Paris, à deux rues de chez nous, au fond d’une de ces impasses typiques du faubourg.

Une impasse : tout un symbole.

 

Je la voyais peu, elle était devenue presque obèse et peinait à nous rejoindre dans nos étages. Surtout, fantasque, imprévisible, elle était souvent fâchée. Avec ses fils, avec sa belle-fille, ma mère, avec ses belles-sœurs ou avec ses voisins. Ou bien, au contraire, elle se prenait d’un amour immodéré pour les uns ou les autres, sans beaucoup de discernement, et se ruinait pour eux en cadeaux.

Au début de l’Occupation, ma mère lui faisait souvent ses courses en rentrant du travail. Il lui est arrivée aussi de m’emmener avec elle afin que ma grand-mère me voie. Elle habitait dans la rue des Haies, en ce temps-là l’une des plus pourries du quartier. C’était l’époque où Django Reinhardt y animait des soirées interlopes illuminées par son jazz manouche – mais bien sûr, j’ignorais cela.

Je me souviens de la petite maison décrépite à laquelle on parvenait en longeant une allée herbue quoique pavée de grosses pierres humides, puis en montant les quelques marches qui conduisaient à cette porte vitrée défendue par une serrure énorme. La clé en était impressionnante, du moins pour moi qui devais avoir dans les cinq ans. Je ne sais comment cela s’est fait, mais je l’ai encore, cette clé, avec son anneau démesuré et la toute petite clé de la boîte aux lettres. J’ai gardé aussi les ciseaux de couturière de ma grand-mère, ils sont sur mon bureau. Cela devait se trouver dans les affaires de ma mère.

   

Plus tard, guérie, ma grand-mère Marie est redevenue quelqu’un. Elle a trouvé une place de concierge dans la rue Daguerre, près de Denfert-Rochereau, dans une maison respectable dont elle se pensait un peu la patronne. Cela fait que je l’ai encore moins vue qu’avant, on n’allait pas prendre le métro pour un oui ou pour un non. Sauf que, de nouveau riche à ses yeux, elle venait parfois me chercher pour que nous allions nous acheter ces éclairs au chocolat qu’elle adorait. Nous les mangions dans la rue d’Avron, en nous promenant, elle ne voulait pas que ma mère nous voie, elle était goulue et s’en était enfournée deux pendant que j’en étais à me délecter du premier... Mais cela, c’était après le départ des Allemands, bien sûr, après que la boutique Pierrot-Gourmand ait pu rouvrir. De temps en temps, donc, avec ma grand-mère Marie, on s’amusait bien.

Pas toujours, cependant, car les temps n’étaient pas vraiment à la rigolade, on s’en doutera. L’un de ses fils, mon père, était prisonnier en Allemagne, et l’autre avait l’âge de partir au STO et se cachait.

 

Roland était le frère aîné de mon père. C’était un colosse débonnaire, plombier de son état. En temps normal, révérence parler il vivait à la colle avec Léa, une faubourienne à la gouaille plébéienne digne des films de Marcel Carné. J’aimais bien Léa, elle me parlait comme à un grand, elle n’avait pas le sens des distinctions. Malheureusement, tous deux avaient tendance à préférer la terrasse ou le zinc des bistrots aux salles de cinéma.

Pendant les dernières années de l’Occupation, Roland s’est donc évanoui, mais pas dans la nature. Pour échapper au STO, il a préféré se terrer dans Paris, y disparaître corps et biens. Il le disait : « À la campagne, comme font les autres, je me ferais repérer comme un rien, je ne suis pas difficile à voir ! Tandis que dans Paname, celui qui va me choper n’est pas encore né. » Et il est vrai qu’il a survécu ainsi pendant au moins deux ans, jusqu’à la Libération. Je suppose que sa mère et Léa le ravitaillaient.

Il ne faisait pas que se cacher, du moins vers la fin, car chacun savait, dans ma famille, qu’il avait mis à profit la nouvelle situation de sa mère à des fins nettement répréhensible aux yeux de la Wehrmacht. C’est ainsi qu’il avait planqué sous le plancher de la loge une douzaine de fusils, soigneusement graissés et emmaillotés dans des linges. Cela pour rien, car à peine sorti de la clandestinité, il s’engageait dans la division Rhin et Danube et s’en allait libérer l’Alsace puis occuper l’Allemagne. Si bien que je ne serais pas étonné que les fusils soient toujours au même endroit, mais où exactement ? Je ne sais, car j’ai oublié le numéro de la maison, ma grand-mère ayant changé de place peu de temps après sans avoir jamais su ce qu’il en était. Elle ne l’a appris que bien plus tard, un soir de Noël où Roland, pompette, s’est mis à raconter ses aventures de clandestin. C’était un modeste, Roland, d’ordinaire il ne parlait guère de lui. Et quand d’aventure il se vantait, c’était plutôt de sa résistance physique au travail.

Le travail. La valeur phare des gens du Nord, transmise au travers de toutes les vicissitudes par la culture propre à ces gens, dits de peu.

 

Il nourrissait pour ma mère une véritable dévotion. Et elle, bien que plus jeune que lui, se conduisait avec lui comme avec un fils ou un jeune frère. Elle le sermonnait gentiment à propos de sa propension à boire. Il l’écoutait avec humilité, c’était émouvant de voir ce balaise croiser les doigts de ses énormes paluches comme pour une prière quand elle lui conseillait de répartir sa paye dans plusieurs enveloppes dévolues chacune à tel chapitre de son modeste budget : « Tu comprends, Roland, comm’ ça, tu sais où tu vas, ç’qui t’reste, t’en fais ç’que tu veux, mais c’est pas avec ça qu’tu pourras aller boire ! » Et elle lui administrait son sourire des dimanches, alors lui, il faisait oui de la tête… Tout en sachant qu’avec sa Léa, tout ça n’irait pas loin.  

 

Il se pourrait que Roland figure dans mes tout premiers souvenirs. Il me semble le revoir au Zoo de Vincennes, il me porte sur ses épaules, je dois avoir deux ans, il fait beau, c’est juste avant la guerre, mon père est là, tout sourire. Mais ce souvenir vient peut-être, plus simplement, d’une photo retrouvée des années plus tard. L’un de ces tout petits tirages en noir et blanc, aux bords dentelés.    

Aujourd’hui, les deux frères sont enterrés avec leur père, dans ce village briard dont le monument aux morts porte plusieurs fois mon nom.      

 

30 juin 2014   

 

 

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Chapitre 29

 

Au sortir du lit-cage

 

On est jeudi, je me réveille dans le petit lit-cage. La veille au soir, ma mère m’a laissé chez ses parents, rue d’Avron, pour leur éviter d’avoir à venir me chercher rue de la Réunion, cinq étages supplémentaires à monter. J’ai donc été installé dans la chambre, au pied du lit de mes grands-parents. 

Ce lit sert aussi quand je suis malade, j’ai eu toutes les maladies infantiles, pas une ne m’a résisté, j’en ai profité à fond, installé avec mes livres, mes illustrés, mes coloriages, aussi mes petites figurines, soldats ou animaux pour me raconter des histoires. Et la TSF, avec ses chansons et ses feuilletons à l’eau de rose ou à la rigolade. Ma culture de base, en fait.

Et Mémère qui m’apporte des tisanes, me borde, me dorlote tout en marmonnant : « C’est-i’ pas possib ! I’ m’en aura fait voir, ce gamin, il a encor’ fallu qu’il hérit’ de ça, j’me d’mande où ç’qu’il a pu ll’attraper, c’est sûr’ment l’école ou l’ tempe, les môm’s i’ font pas attention, c’est comm’ pour les poux, la dernièr’ fois c’était les poux ! » Et il est vrai que je lui en ai fait voir. J’ai raffiné, je suis allé au bout du possible, aidé en cela par les conditions de vie de l’époque. J’ai même eu la dysenterie, c’est dire !

Mais j’ai sept ans et j’aime lire, alors on me fournit en littérature. Je découvre la Bibliothèque Verte avec la comtesse de Ségur (née Rostopchine, ne l’oublions pas), puis des récits ou des romans d’aventure très éclectiques, comme Les Trois boys-scouts, La vie de Surcouf, et enfin la découverte de London, avec Croc blanc, ou de Curwood avec Grizzly 

 

Donc, ce matin-là, je me réveille. La porte est soigneusement fermée afin que mon sommeil soit protégé, mais j’entends Mémère faire sa toilette dans la cuisine pendant que Pépère, installé sur son tabouret personnel, le moulin entre les cuisses, moud le café. Je ne jurerai pas que ce dernier soit authentique, peut-être s’agit-il d’orge grillé, mais même s’il l’est, on lui ajoutera de la chicorée et il passera dans une cafetière en tôle émaillée, au travers d’une chaussette ad hoc qui sert de filtre.

Å ce moment-là, Pépère a déjà allumé le poêle. C’est peut-être ce qui m’a réveillé, il a secoué la grille du Godin pour faire tomber la cendre, cela ne peut pas se faire sans bruit, et il a récupéré les morceaux de coke restants, il les réutilisera plus tard, lorsque le feu aura pris, on ne jette rien de ce qui peut encore servir. Après s’être débarrassé de la cendre dans la lourde poubelle en tôle qu’il me faudra descendre dans la matinée, il place le papier chiffonné au-dessus de la grille, ce sont généralement les feuilles déchirées du journal de la veille, puis il dispose par dessus quelques morceaux de bois tirés du ligot toujours présent près de la cheminée. Alors il allume et il attend. Peut-être qu’il se roule une cigarette.

(Pour les ignorants, je précise ce qu’est un ligot : quelques bûchettes de bois d’à peine vingt centimètres de long liées ensemble par les soins du bougnat chez qui cela s’achète. Quant au bougnat – il faut décidément tout vous expliquer – c’est un boutiquier spécialisé dans le commerce local du charbon et du bois de chauffage, on en trouve dans toutes les rues. Par définition, ou plutôt selon la caricature que l’on fait de lui, le bougnat est très brun, très velu, très sale, et il parle en chuintant parce qu’il est auvergnat. D’ailleurs, sa boutique est plutôt une sorte d’antre étroite et sombre, d’où il sort en jetant alentour des regards soupçonneux, il est radin puisqu’ auvergnat, pour disposer sur le trottoir ses sacs de charbon et ses tas de ligots.) 

Lorsque le bois a pris, Pépère lui ajoutera le coke économisé ainsi que quelques boulets. Ça y est, le feu est allumé, j’en entends les premiers crépitements, puis je sens l’odeur âcre du charbon qui brûle.

Des décennies plus tard, de passage à Berlin-Est au temps de la RDA, je me sentirai bizarrement chez moi en passant dans les rues, jusqu’à ce que je me rende compte que l’odeur omniprésente du chauffage au charbon m’avait ramené sans que j’y prenne garde à mon faubourg parisien des années 40. On a les madeleines qu’on peut…

 

Pépère et Mémère sont maintenant à table, chacun devant son bol, la cafetière au milieu, il est temps pour moi d’apparaître, d’ailleurs je suis affamé. On le dit plaisamment de moi, à cette époque : « Jeannot, il a jamais pas faim ! » Ce sont tout d’abord quatre bises pour chacun, on est à Paris (encore aujourd’hui, dans ma retraite poitevine, on me le dit parfois : « Vous, c’est bien quatre, vous êtes de Paris ? »). Je m’attable et voilà mon bol de "café" au lait, un lait écrémé au maximum vu les rigueurs de l’époque.

De tout ce dont est composé ce petit-déjeuner, rien ne ressemble à ce que, de tout temps, on aurait pu attendre. Certes, il y a du pain à tartiner, mais il n’est pas composé, et de loin, que de farine de blé : l’orge, à nouveau, et même la sciure de bois ont bien pu s’y mêler. Certes, il y a du beurre à étaler sur ce pain, mais c’est à cause de la fidélité des cousins normands, autrement ce serait une margarine du genre pâlot, au goût chimique, un ersatz made in Germany. D’ailleurs, il ne faut pas exagérer, avec ce beurre normand, attention de ne pas en mettre dans les trous du pain, on me surveille à ce sujet.

On surveillera de même ma façon de faire couler l’eau, sur l’évier, au moment du débarbouillage : « Éteins l’eau quand t’en as pas besoin, Jeannot, ça coût’ des sous. »

Et j’ai intérêt à obéir, mes grands-parents peuvent être sévères, il ne faut pas croire que leur tendresse à mon égard les empêche de me corriger, d’abord par la parole, au besoin par un bon coup de martinet qui cinglera mes mollets de coq. Mais cela a peu d’importance, et je me rends compte aujourd’hui du bonheur que leur dispense la présence de ce moutard, assis entre eux deux, ce matin-là, à boire son café au lait, en ces temps chargés de craintes et de haines.

 

La petite vaisselle est lavée, essuyée et rangée (« Tiens, Jeannot, remets ça dans l’ buffet. »), Mémère s’attaque au ménage. C’est une maniaque : « La saleté ça rend malade, y a plein d’ trucs qui y sont qui sont pas bons pour la santé, surtout qu’ le gamin pass’ sa journée à traîner par terre. » Une fois par semaine, elle prend la bassine et l’eau de Javel, elle se met à genoux et lave à fond le parquet de bois à la brosse en chiendent. Mais ce jour-là, elle se contente de jouer du balai et d’essuyer la poussière : elle va faire la cuisine à fond.

Un autre jour, elle passera un peu d’encaustique sur les meubles et il faudra les faire briller (« Des meub’s qui m’viennent de mon grand-père, il était menuisier, mais mon père il a été tué par les flics quand j’avais huit ans… Eh ben r’gardez ç’ travail, salle-à-manger et chamb’ à coucher, que du chên’, hein ! »). Pour le bas du buffet et le pied de table, c’est à moi d’œuvrer, Mémère a souvent sa sciatique, elle a du mal à se baisser, et de toute façon, il faut que j’apprenne à me rendre utile. Je le fais avec application, c’est un travail qui en demande. Tenez, prenez le pied central de la table, il est entièrement sculpté, avec un gros renflement à mi-hauteur et quatre pieds en forme de têtes de lion pleines de creux et de bosses, de fentes et de replis, ça va m’occuper pendant un bon bout de temps.

Quand je me relève, elle m’attrape et me serre contre elle en m’appelant « min poule ». Après ça, on va faire les courses.

 

Pépère est parti depuis un bon moment, il a mis sa grosse veste en cuir et sa casquette de marinier et il est sorti. Mémère lui a donné sa semaine, un billet pour son tabac ou ses cigarettes, selon ce qu’il trouvera à acheter avec les tickets qui lui restent. À l’intérieur de sa casquette, il a planqué un autre petit billet, qu’il a mis de côté pour si des fois.

C’est Mémère qui gère l’argent du ménage, comme dans toutes les familles d’ouvriers du quartier. Il lui remet sa pension dès qu’il la touche, tout comme il le faisait de sa paye au temps où il était au boulot. Mais elle n’est pas généreuse avec lui. En plus, ses fils viennent lui piquer des cigarettes, si bien qu’il garde indûment, bien caché, ce petit billet, croyant qu’elle ne le sait pas. Bien sûr, elle le sait, elle en parle en riant en son absence. Et moi, je sais que ce petit billet planqué dans la casquette de Pépère lui servira aussi à m’acheter le sucre d’orge mensuel que j’ai mérité en travaillant bien à l’école.

Comme ça, tout le monde est content.

 

7 juillet 2014   

 

 

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Chapitre 30

 

À protestants, protestants et demie

 

Les Allemands sont partis. On n’en verra plus au culte le dimanche, ils venaient nous occuper jusque dans les rangs du temple. À Béthanie, la paroisse réformée de Charonne, on respire. Les choses sont plus claires. Avant leur départ, on était embêté, le pasteur expliquait que bon, d’accord, ce sont des ennemis, mais que dans l’Église on est tous frères, des trucs comme ça, et que ceux qui venaient au culte, par définition ils n’étaient pas des nazis… Tu parles, on se disait, ils comprenaient pas ce qu’il racontait dans sa chaire, alors comment ils pouvaient savoir que lui aussi il était pas un nazi ?  

Quand ma mère revenait du culte, le dimanche midi, les grands discutaient de tout ça. Moi je les écoutais, les enfants enregistrent tout. Ils n’étaient pas convaincus, loin de là ! « Les Boches i’ viennent au tempe ? Ben dis donc, j’voudrais pas voir ça, j’te l’dis ! Et l’pasteur, qu’est-ç’qu’il en pense ? » Ma mère expliquait mais ça ne passait pas : « Il a dit qu’i’ y a ni juifs ni grecs ? Tu rigoles ! » Nous, pour les Grecs, on pouvait hésiter, mais pour les relations entre Allemands et Juifs, on savait quoi penser.

Pépère avait tendance à excuser le pasteur : « I’ fait c’qu’i’ peut, i’ va pas les foutr’ à la port’ du tempe ! Et pis c’est vrai, y a pas qu’ des salauds, chez les Boches, moi j’en ai connus, en Poméranie : c’était just’ des gars comm’ nous, des ouvriers ou des pauv’ paysans qu’avaient pas d’mandé à fair’ la guerr’, moi j’vous l’dis. I’s auraient préféré rester chez eux avec leur femme et pis leurs mômes. » Ayant dit, Pépère retirait la sèche déjà entamée qu’il avait sur l’oreille et se l’allumait avec un vieux briquet à amadou. Il n’y avait plus rien à dire, l’expérience avait parlé.

 

Ce qui est amusant, dans cette apologie du comportement du pasteur, c’est que Pépère était le seul de la famille à ne pas être protestant. Du moins le pensait-il. Et du moins les autres pensaient-ils l’être. Car si la mère de Mémère, mon arrière-grand-mère Ernestine, avait « mis ses enfants protestants », il venait, lui, d’une famille restée anarchiste. 

En ce qui concerne le protestantisme de ma famille, tout avait commencé en effet avec Ernestine, la battante. C’était une personne courageuse, plutôt belle et forte femme. Son père était ferronnier, il était monté à Paris, venant de la Manche, mais il était monté aussi… sur les barricades de la Commune. Il en était mort.

On sait combien la perte de centaines de milliers d’hommes a coûté au pays avec la guerre de 14-18, mais on oublie à quel point la disparition de dizaines de milliers d’artisans et d’ouvriers parisiens tués ou bannis à la suite de la Commune a coûté en termes d’intelligence. Je parle de cette intelligence pratique propre au vieux monde, quand l’esprit et la main allaient ensemble. Sans oublier l’âme. 

 

Ernestine s’était établie comme blanchisseuse avec sa mère dans la rue de la Folie-Régnault, elle s’était mariée avec un menuisier, mais il était mort en la laissant seule avec trois enfants. Or il est survenu, dans le Paris des pauvres, une de ces épidémie récurrentes de choléra, et les voisins immédiats d’Ernestine en ont été victimes, laissant trois orphelins. Elle les a recueillis, agissant ainsi qu’il est écrit dans les poèmes fameux du grand Victor Hugo…

Mais elle n’avait qu’une chambre et il y avait là des garçons et des filles. Que l’on ne mélangeait pas, car les mœurs de ces pauvres était alors des plus sévères. Que faire ?

On lui a dit qu’il existait près de là, dans le faubourg Saint-Antoine, une paroisse nommée Bon-Secours fondée par des Alsaciens qui n’étaient pas catholiques – était-ce encore dans une ancienne chapelle de la rue de Charonne, ou déjà dans la rue Titon où son église se dresse aujourd’hui, je ne sais. Le pasteur, comme on disait, Monsieur Frédéric Dumas, avait fondé une école, un orphelinat et une "Maison des apprentis" dans lesquels il formait des jeunes gens qui sortaient de là avec un bon métier, une bonne éducation, une excellente moralité. On disait qu’il allait en personne tirer ces gars-là des bistrots innombrables où ils se détruisaient, ou encore les jeunes filles du trottoir où elles se prostituaient – l’histoire de Nini peau d’chien, la chanson de Bruant, se passe à cette époque, dans ce quartier de Sainte-Marguerite…

Mon arrière-grand’mère est allée trouver ce pasteur. Elle était pauvre, à bon compte il lui a pris en pension ses garçons et lui a donné de surcroît sa pratique. Cela exigeait qu’on fasse quelque chose en retour. C’est du moins ce qu’elle a pensé. Aussi, comme elle disait, elle a mis ses enfants protestants. C’était pour elle, sans aucun doute, un acte de confiance et de reconnaissance, mais aussi une intelligente façon de garantir l’avenir des siens…

Tout le protestantisme de notre famille vient de cet échange de bons procédés, d’ailleurs pratiqué sans l’intention du pasteur Dumas. Mais aucun de ces enfants-là n’a jamais su qu’il devenait luthérien, ni pensé nécessaire pour autant de croire dans le dieu des Écritures. Ils sont restés païens – mais protestants.

Adeline, ma grand’mère, a néanmoins appris à lire et écrire dans l’école du pasteur. Puis elle a travaillé avec sa mère, s’est mariée au temple réformé – la famille avait quitté le faubourg Saint-Antoine pour celui de Charonne – et ne s’est plus souciée de cela jusqu’au moment où une amie d’enfance, devenue diaconesse de Reuilly, l’a retrouvée.

Chaque dimanche, sœur Robert allait à pied de Reuilly au petit temple de Béthanie, rue des Pyrénées, où elle était assistante de paroisse. Au passage, elle s’arrêtait en bas de chez ma grand’mère et emmenait la petite Lisette à l’école du dimanche, puis au culte. Bien plus tard, ce fut mon tour. Ma mère est devenue ainsi la première pratiquante de la famille, tandis que ses frères, devenus adultes, ont préféré le Parti communiste. Mais toute la famille, et jusqu’à nombre de ceux de ma génération, portait la croix huguenote ! 

 

On peut se demander pourquoi cette paroisse s’est appelée Béthanie au lieu de prendre le nom de son quartier. C’est qu’au moment où le temple a été construit, on n’allait pas lui donner le nom du quartier où les mauvais garçons attaquaient les fiacres en plein jour, comme les Indiens d’Amérique faisaient des diligences, et où l’on rêvait du Grand Soir ou des "exploits" de la Bande à Bonnot. On a préféré le patois de Canaan.

 

Mémère était donc fidèle, à sa manière, au choix de sa mère. Elle imposait la croix huguenote aux siens et disait volontiers qu’elle se ferait enterrer au temple. Mais cette fidélité tenait à la conception totalement païenne qu’elle se faisait de la chose. C’est ainsi, par exemple, qu’au moment où il devenait évident que son mari allait être mobilisé, on était en juillet 14, elle l’a persuadé de se faire baptiser : mesure de protection qui devait effectivement, elle l’assurait, lui éviter la Légion d’honneur posthume à titre militaire… Celle que le cercueil de mon autre grand-père a reçue.

 

C’est pourquoi Pépère était bel et bien protestant, lui aussi… du moins selon les critères de son épouse. Il était donc habilité malgré tout à parler du pasteur et à juger de son comportement. Tout ouvrier qu’il était.

Il existe une profonde méconnaissance de l’image que les gens du faubourg se faisaient d’un pasteur, à cette époque. L’image paradoxale d’un saint homme laïc… quoique religieux. Tout comme le médecin de quartier était considéré comme un saint homme, laïc parce que savant. Cela, bien sûr, par opposition aux prêtres. Ce respect, concernant les pasteurs, était tel qu’il obérait toute possibilité de relation autre que de simple civilité. C’est que ces gens-là avaient étudié, parlaient savamment mais avec simplicité, et en français, non en latin. Ils se mariaient et avaient des enfants, en pratiquant néanmoins, on le supposait, une sexualité que je ne peux qualifier que de… propre. Ce qui était au fond le qualificatif le plus approprié pour parler d’eux quel que soit le domaine considéré. Comme le disait ma "tante" Léa : « C’est des gens, i’ disent jamais merde ! » On ne pouvait donc que les admirer, mais sans les approcher, on n’était pas assez bien pour ça.  

  

Et pour revenir à notre pasteur de l’époque, Henri Barlet, s’il pouvait, lui, accepter la présence des Allemands dans son temple, c’était à nos yeux parce qu’il appartenait à cette sorte-là de personnages. On aurait hurlé à la trahison de la part de tout autre.

 

14 juillet 2014   

 

 

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Chapitre 31

 

La distribution des prix

 

Mercredi 12 juillet, dernier jour de l’année scolaire, grand jour pour les écoliers : on part en vacances jusqu’au 1er octobre, mais avant c’est la distribution des prix.

 

Je m’y revois, c’est le matin. J’ai tout juste sept ans, je sors du CP, et le Débarquement a eu lieu il y a seulement quelques semaines. On attend les Alliés mais ils ont du mal à sortir du piège normand. Ça bombarde à tout va, ça parachute un peu partout, la BBC diffuse toujours plus de messages codés, on voit passer des V2 au-dessus de Paris à destination de Londres, les affiches qui annoncent combien d’otages ont été fusillés la veille se multiplient, les V surmontés de la Croix de Lorraine aussi, peints en blanc sur les murs, les alertes et les coupures d’électricité ponctuent nos journées.

Un fusil, une baïonnette, tout deux allemands, se cachent sous le buffet de Mémère. On s’habille pour aller à l’école, on va fêter mon prix d’honneur.

 

J’arbore une sorte de corsage de couleur orange, avec son col rond, presque Claudine : on n’a pas trouvé mieux, et l’époque n’est pas à pinailler là-dessus. « On dirait un’ fille, avec ça, dit Mémère, heureus’ment qu’il a pas un’ jupe et pis qu’il a les ch’veux courts ! »

ça, pour être courts, ils le sont ! Robert, le coiffeur de « Chez Robert », y est allé à fond, tellement impressionné par la cérémonie à venir qu’il m’a entamé l’oreille. Un bout de papier à cigarette est collé maintenant sur la petite plaie pour arrêter le sang, « Les oreill’s, ça saign’ beaucoup, faut pas tacher sa bell’ chemis’ ! » a dit ma mère. Et pour moi elle a ajouté : « Faut savoir souffrir, pour êt’ beau ! »

La culotte, ça va, elle est bleu marine et la longueur laisse mes genoux à l’air. On l’a peut-être bien fait tailler dans une vieille pèlerine. Mais ce dont je peux être fier, ce sont mes chaussettes : hautes, en coton blanc presque ajouré.

Enfin les chaussures : elles sont noires, à bout rond, luisantes, ouvertes sur le dessus, avec une bride qui s’attache sur le côté à un bouton. La classe. On a trouvé ça dans la boutique à côté de la Caisse d’épargne, là où, à ma naissance, un livret a été ouvert à mon nom. Je l’ai retrouvé récemment, je ne sais quand il a été fermé, sans doute d’autorité il y a fort longtemps, tout le monde l’avait oublié, mais 127 francs sont dessus, intérêts compris.

Pour les chaussures, il a fallu montrer de la patience, Mémère et ma mère ont beaucoup hésité, j’ai dû rester assis pendant des heures à balancer les jambes sous ma chaise, à présenter un pied déchaussé à la vendeuse, le plus souvent sans résultat. Pour essayer, il fallait aller et venir dans la boutique, moyennant quoi on me tâtait le bout du pied pour voir si ça allait, ni trop court ni trop grand, puis je retournais sur la chaise, sans même un illustré, fatale imprévoyance.

La distribution des prix, c’est quelque chose !

 

Pas seulement pour moi, d’ailleurs. Ma mère, mes deux grands-mères et mon grand-père avaient eux aussi à s’habiller.

Ma mère n’a pas fait la coquette, ce n’était pas son genre. Elle portait une robe de toile sans manches, à fines bandes verticales orange et blanc, avec une large ceinture en épais simili également blanche. Au pied, des chaussures d’été en toile blanche, à semelle compensée faite de corde tressée. Très élégant. Elle ne portait pas de sac, pour une fois, juste une pochette pour son poudrier, son rouge à lèvre, un peu de monnaie et sa carte d’identité.

Elle s’est mise un peu de poudre de riz parfumée sur le nez et les pommettes, et un soupçon de rouge. Point final. Son souci permanent tenait à ses cheveux. Elle n’était jamais contente de sa coiffure, les coiffeuses étaient des incapables, elle en était sûre, sans se rendre compte qu’elle avait les plus beaux cheveux de toute la rue. Fournis, ondulés, et de cette chaude couleur auburn que les stars américaines populariseraient. 

Mémère et ma grand-mère Marie, toutes les deux corpulentes, portaient à peu près la même tenue : robe légère à petits pois blancs, l’une bleu nuit, l’autre gris souris, la seule différence résidant dans le jabot qui ornait la robe de Marie quand Mémère avait mis la belle broche en or de sa robe de mariée. Marie était coiffée d’un petit chapeau de paille vernissée noire alors que Mémère s’était contentée de ce qui restait de sa belle chevelure, et les reflets de sa rousseur native éclairaient ses cheveux blancs ondulés, noués à l’arrière en chignon.   

Pépère, quant à lui, avait revêtu le costume gris fer acheté un an auparavant pour le mariage de son fils Georges. Son léger embonpoint, sa raie sur le côté, sa petite moustache carrée et ses lunettes finement cerclées (cette année-là) lui donnaient une allure sérieuse de chef de bureau.

 

On pouvait donc dignement se rendre à l’école ! Il ne restait qu’à attendre l’arrivée de Monsieur le Directeur à l’ombre du préau.

Oui, je les revois, tous, c’est comme une de ces photos de l’époque, quand mes grands-parents ne s’étaient pas encore totalement départis de la nécessité de se figer, comme autrefois, au temps de leur jeunesse, pour apparaître en pied, couleur sépia, sur un carton bordé de fines dorures. Ils ont pris néanmoins un peu de souplesse, on sent qu’ils consentent à parler pendant qu’on les mitraille. Ils sourient.

Ils ignorent comme moi que Pépère n’a plus qu’un an à vivre, que la poussière de charbon inhalée pendant des décennies lui aura fabriqué, sans faire de bruit, un gros crabe dans la gorge, et qu’ensuite, jamais plus le monde ne sera le même.

Pour le moment, ils entrent dans la grande salle de l’école, celle qui sert de réfectoire pour les enfants de la cantine, et ils s’assoient sur les chaises disposées là, à la place des grandes tables aux pieds repliables. Devant eux sont les bancs où l’on a fait asseoir les élèves.

 

Et bien sûr, ce qui se passe là est l’image exacte de ce qui se passe rue des Pyrénées, à l’école de filles, où Lélou, comme moi, attend d’être appelée pour recevoir son prix. Ses parents et grands-parents, eux aussi, se sont habillés beaux, et ils surveillent de loin sa façon de se tenir, elle est plus dégourdie que moi, craignant qu’elle ne gâte sa belle robe, ne salisse ses socquettes blanches et ses sandales passées au cirage blanc.

 

Rue de la Plaine, chez les garçons, Monsieur le Directeur vient d’entrer dans le réfectoire par le fond et se dirige vers l’estrade que l’on a installée au bout de la salle. Plusieurs maîtres et maîtresses s’y trouvent déjà. Monsieur le Directeur prend son temps, il traverse les rangs de chaises d’où se lèvent, au fur et à mesure de son avance, des rangs de parents, grands-parents, voire oncles et tantes ou frères et sœurs. Il salue les uns, sourit aux autres, dit parfois un mot.

C’est un homme que l’on respecte. Bien sûr pour sa fonction, qui n’est pas rien, aussi pour ses compétences, on admire le savoir, mais pour une autre raison, aussi, à laquelle personne ne fera allusion, l’époque est à la délation.

C’est qu’il fait partie de cette entité dangereuse, à ma connaissance mystérieuse, que l’on appelle la esseffiho*. On m’aurait demandé de l’écrire, je n’aurais pas été sûr de l’orthographe. On dit aussi, Pépère en a fait une fois mention un soir, qu’il serait à la fois franc et maçon, ce qui n’éclaire en rien, à mes yeux, les raisons pour lesquelles, quittant les arts du bâtiment, il est devenu enseignant… Mais ce qui m’apparaît, c’est que tout cela fait de lui un personnage bien éloigné de ce que le Maréchal pourrait attendre d’un directeur d’école.

Ces choses-là se sentent, n’aurait-on que sept ans. 

 

Monsieur le Directeur est enfin sur l’estrade, tourné vers nous, et il commence un long discours. Il y est question de l’importance de l’instruction, j’en suis certain, bien que je n’en aie gardé aucun souvenir. Nous autres galopins, ce que l’on attend de nous dans ces occurrences, c’est de ne pas faire de bruit, de ne pas gigoter sur nos bancs, de ne pas balancer les jambes, ça déconcentre l’orateur, et bien sûr de ne pas chuchoter. 

Après cela je suis appelé, on me donne mon prix, un livre, et l’on pose sur ma tête une légère couronne de fleurs blanches. Lélou aura la même, on le verra sur la photo aux bords dentelés qui nous réunira, prise avant que tout le monde se retrouve au bistrot du père Scève.

 

Le livre comporte des dessins, il raconte l’histoire d’une petite fille suisse qui a des malheurs et qui va se réfugier à la montagne. Elle s’appelle Heidi, j’en suis sûr, j’ai encore le livre.        

 

21 juillet 2014     

 

* Pour les jeunes, je précise que la SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière, était le plus important des éléments dont le Parti socialiste actuel fut composé. Il était interdit pendant l’Occupation.

 

 

–oOo–

 

 

 

Chapitre 32ème et dernier

 

Le bout de la rue

 

J’arrive au bout de ces histoires. Disons que c’est le bout de la rue. La fin d’un temps, avant qu’un autre arrive en un monde tout étranger. Une enfance qui bascule dans une autre. Il m’est arrivé depuis d’écrire à ce sujet force poèmes… Peut-être saura-t-on retrouver la trace de certains d’entre eux dans ce qui suit. Mais je pense d’abord aux poètes qui ont su louer leur première enfance. J’ai bien envie de les plagier. Eh ! moi aussi j'ai lieu de louer ! Sans jambes de négresses où me sombrer, sans fleurs à balanciers de saveurs, sans voyages, je ne suis pas Baudelaire, ni non plus Saint-John Perse.

Donnez‑moi une rue, une seule, donnez‑moi un marché, un ciné, des pavés, donnez‑moi un ciel là‑haut en chapeau mou, donnez‑moi un caniveau, barré de toile à sac, pour mouiller les balais de brindilles, des devantures par milliers de tous les côtés… Donnez, donnez !

Donnez‑moi les jupes ailées du printemps, donnez l'odeur des filles‑les‑bras‑nus, les tictocs des talons pointus. Des pavés, des pavés, des pavés à faire sonner. Donnez‑moi les recoins derrière la boulangerie, pour chasser les chiens, oublier leur urine, et oser, de là, crier croâââ quand passe le curé.

Donnez, donnez, que je loue moi aussi. Donnez les vélos attachés à la rampe d'escalier, sur le carré, donnez les femmes en cheveux, les retraités en casquette bleue, les dégourdis à la chemise ouverte. Donnez les fleurs de mame Suzie, et les croissants du père Rocher, et les bonbons Pierrot‑Gourmand, et les tonneaux du gros d'en bas.

Allez, allez, donnez ! On vous attend messeigneurs, et vous en aurez de la souvenance, c'est pas ça qui manque. Donnez‑moi le passé, redonnez‑moi l'enfance… et vous verrez que j'ai lieu moi aussi de louer. Oh si j'étais encore hier : une rue, une seule, je vous laisse le reste.

 

Et donnez à nouveau tous ceux qui sont partis. Que l’on ne verra plus. À qui, pourtant, on dit merci. En moi se trouve un môme qui savait dire merci. On peut partir un jour car on ne sait jamais, c’est ainsi que je dis par esprit de sagesse. Et par le même esprit, lui voulait dire adieu, merci aussi bien sûr et peut-être au-revoir :

Merci au père Albert, parti déjà depuis longtemps, mon Dieu le temps est long… Ce fut le premier qui le protégea. Son amour lui fut le premier jalon.

Merci mon Dieu à la mère Gehant, bienvenue l’heure où il la reverra. Sûr qu’elle guette au détour du néant pour le guider quand il traversera : La rue, dit-elle encore, est un danger pour les petits enfants, mon petit gars, mets ton béret, n’oublie pas ton manger, essuie tes pieds, ne fais pas de dégâts. Ah ! les enfants, mon Dieu, que de tracas, Mame Marie m’en parle tous les jours, il faut toujours prévoir un mauvais cas, la vie d’en bas vous joue de mauvais tours. 

En ce temps-là on l’appelait Jeannot, c’était un môme qui n’existe plus, les pieds dans ses galoches, et sur le dos sa pèlerine bleue s’il avait plu.

On peut partir un jour car on ne sait jamais, c’est ainsi qu’il disait par esprit de sagesse, et par le même esprit il voulait dire adieu, merci aussi, bien sûr, et peut-être au-revoir. 

 

Et pourquoi s’arrêter à ceux que j’ai connus, pourquoi pas à leurs pères, à leurs mères, aux gens de ces rues-là, de ces rues d’autrefois, comme à ces ferronniers qui sont de mes ancêtres ? Ceux que chassaient les soldats jusque dans leurs cours au temps des barricades. Quand la troupe est venue de Versailles. On m’a tant parlé d’eux lorsque j’étais petit. Ceux-là aussi, il me faut les chanter, fusillés ou bannis. Cela me fait plaisir, je chanterai aussi pour que les ferronniers aient part au souvenir, eux qui battaient le fer en pétales de roses et vous faisaient des fleurs qui ne savaient faner. Si la rouille est venue c'est à cause du sang, ils en seraient gênés s'ils pouvaient nous parler, mais alors ils sont morts à l'entrée de leurs cours, au Faubourg de Charonne, c'est là que je suis né. C'est là qu'on a tué bien plus que des rebelles, on a tué l'amour, l'invention et la peine, l'intelligence aussi quand elle est belle encore, ouvrant sur l'avenir de l'œuvre qui s'invente. On a tué la vie qui venait se changer. Si je parlais comme eux, habité par leur verve, leur emphase et leur rire, je vous dirais ceci : lorsque je serai mort, ouvrez‑moi donc le cœur, vous y découvrirez le souvenir des pères, leurs mains fortes l'ont fait, où résidait l'esprit. Vous y découvrirez une rose de fer.

 

Mais je reviens encore à l’enfant solitaire de ces années de guerre, lorsque les champs, les bois, lui étaient interdits, et à ces temps de pluie qui ne faisaient pour lui, simplement, que sa vie. La vérité de la pluie lui fut ouverte un jour, pluie de la vie, un jour lointain, donnant loin sur les toits, ce fut à ses huit ans, derrière une fenêtre de frissons, et le poêle ouvrier qui lui chauffait les fesses.

La profondeur des bruits, en bas, dans la rue, c'était comme la fosse d'orchestre d'un spectacle, et le théâtre des toits et du ciel devint monde pour lui. Les maisons lui devinrent nature, la tuile et le zinc lui étaient une peau, les nuages chevelure. Et il fut dur et patient, et il fut lourd, humide comme le temps, comme ce frisson et ce vent – et il sut que le monde lui serait pluie, la vie nuage et nuée emportée.

Et il dut pardonner cela à toutes les fées de sa naissance, et connaître en tout adulte la prison de la pluie et le souffle d'un grand vent, le zinc et le nuage, et sur les racines de pierres et de fenêtres, l'immensité du ciel mouvant.

L'humilité fragile des tuiles le tint, et leur nombre, leur sécheresse, et il vit que les humains sont ainsi. Il a, oui, tout accepté pour le plaisir transi de vivre en pluie, argile cuite pour résister. Ce fut son jour de toitures, son jour de giboulées, jour de cœur donné, au loin tournaient les ailettes d'une cheminée, et dans le mouillé d'une cour, le courage des moineaux.

 

Tout pensifs ou gais moineaux qu’ils sont, cependant, les gamins environnés de vieillards et de femmes sont en quête de pères, et que pouvaient-ils dire à ceux-ci ? « Nous étions des enfants, c’était le temps de tous les charognards, et vous n’avez pas eu le temps, occupés à survivre, d’enseigner aux enfants comment vivre hors des caves. Puis ce fut le gel et nous ne parlâmes plus de rien parce qu’il est bon qu’un fils estime encore son père. »

Alors, quand sont revenus les pères, chargés de besaces kaki, hommes rasés d’une semaine, aux uniformes passés, les jambes non pas ailées comme chez les aèdes, serrées plutôt dans des bandes molletières déchirées, l’enfance, en un sens, a muté. On n’a plus parlé qu’en prose, il fallait assurer. Rassurer devint le devoir des enfants. Rassurer les grands en leur prouvant que les temps retrouvaient une jeunesse, un avenir à rebâtir, et c’est ainsi que les pères, alors, ont repris leur courage et leurs habits de paix, et retroussé leurs manches.

Ainsi, du moins, a fait le mien, cet inconnu.

 

ʘ

 

Et je savais, bien sûr, que cet homme était mon père.

Je n'avais aucun souvenir de lui, il était parti à la guerre quand j'avais deux ans, il revenait alors que j'en avais huit.

Je jouais tranquillement dans la chambre de mes grands-parents, rue d'Avron, Paris XXe. Ils étaient présents tous les deux dans la salle-à-manger. Il n'y avait pas école, ce devait être un jeudi.

L'appartement ne comprenait que deux pièces, sans entrée, et la porte étant ouverte entre les deux, j'avais entendu que l'on avait frappé, puis que quelqu'un était entré.

Il y a eu beaucoup d'exclamations, de paroles, puis mon grand-père m'a appelé.

Se tenait là, debout entre la fenêtre et la table, un soldat français mal habillé, comme ceux de 40, un sac de l'armée allemande à ses pieds, son calot à la main. Il était grand et brun, il avait l'air fatigué, il était maigre. Je savais déjà qui il était.

Ma grand'mère m'a dit : « Embrasse ton père. »

Il s'est assis, il m'a pris sur ses genoux. Il a dit : « Lisette est pas là ? » – c'était ma mère – et on lui répondu que non, qu'elle était au boulot.

Mon père était cet homme-là. J'avais vu les soldats allemands pendant quatre ans, fiers et bien habillés. Puis vaincus, sales et mal fringués. J'avais découvert ensuite les soldats américains, gais et élégants. Mon père faisait partie des vaincus.

Il m'a donné du chewing-gum. Il a pleuré un peu. J'étais interdit.

Quoi qu'il arrive, j'ai toujours eu par la suite le sentiment intime qu'il me revenait de protéger mon père.

 

28 juillet 2014

 

 

 

Table 

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        1. Autour du Godin : Noël 42

        2. Y a des zazous : Jour de l’An 43

        3. Ce n’était qu’un début : fin 40

        4. Histoires de pères : hiver 42-43

        5. Première révélation : Jacob et Ésaü

        6. Départ pour l’école : un lundi matin

        7. Quitter Charonne : l’Exode

        8. Les jambes de ma mère : les bas et l’épée

        9. La machine à rêve : le cinéma Family

        10. La fin des vacances : 1er octobre 43

        11. Un lourd sac de sable : combats de rue

        12. Les lunettes du grand-père : les Puces

        13. Le souvenir de deux enfants : la rafle

        14. La jupe-culotte : le vélo et les colis

        15. L’usage de la règle : deux maîtresses

        16. Le pyjama de M. Cheval : le métro

        17. Du savon et des pieds : comment se laver

        18. Avions et camions : la Libération

        19. Mon beau sapin : Noël au temple

        20. Le rendez-vous : Raymond s’absente

        21. De la relativité : humiliés et tondues

        22. Exotisme : vacances à la campagne

        23. Toute la rue : les gens et les bêtes

        24. Encore la rue : tous les bruits

        25. À livre ouvert : la rue vous parle

        26. Moins une : le bombardement

        27. Un état-major de fortune : juillet 44

        28. Des ciseaux et des fusils : Marie

        29. Au sortir du lit-cage : les matinées

        30. À protestants, protestants et demie

        31. La distribution des prix : juillet 44

        32. Le bout de la rue : louange et retour

 

 

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