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De mars 2017 à février 2018, c’était un feuilleton…
Certes sorti de l’esprit fatigué du présent scribouillard,
mais fortement imprégné de témoignages de journalistes
courageux
ou de militants de la cause des droits des humains.
Je cite certains d’entre eux ici
car je leur dois à peu près tout
de ce qui concerne les conditions dans lesquelles se trouvent
engagés les migrants africains partis vers l’Europe.
Je dois préciser que j’ai beaucoup inventé, à partir de leurs
indications, quant aux nombreuses précisions pratiques, techniques ou
géographiques que le récit m’a conduit à fournir mais que l’esprit général est
conforme à ce qu’ils décrivent.
Tout en déplorant d’avance l’inévitable légèreté de mon propos,
je tiens à souligner que j’aborde ces récits inventés avec
humilité
devant ces aventuriers du désespoir que sont les migrants dont il sera
question.
Création de
Stéphane Pahon (détail)
cÉlestin
Ou le cheminement d’un jeune migrant togolais
en route pour Bakou, capitale de la France
–oOo-
1
Où l’on
fait la connaissance de Célestin
Célestin a repéré les deux Yovo* avant les autres. Il les a désignés à Blondin
parce qu’il est son cousin. Cela n’aurait pas été correct de s’attaquer aux
deux Blancs sans en faire profiter le fils de l’oncle qui lui offre son
hospitalité !
Célestin est à Lomé, la capitale du
Togo, depuis deux mois. Il a quitté son village, situé près d’Atakpamé, à près
de deux cents kilomètres au Nord. Il n’était pas question qu’il végète en
brousse, à seize ans, sans rien d’autre à faire qu’à jeter de temps en temps un
œil sur les cochons de son père. Il n’allait pas suivre sa mère et ses sœurs au
champ ! Travail de femmes, elles se seraient moquées de lui. D’ailleurs,
il porte en lui de grandes ambitions.
À Lomé, en fait, il a dû se
contenter pour dormir de la véranda de son oncle, un frère de sa mère. La tante
le voit d’un mauvais œil car il ne fait que manger, manger, dit-elle, sans
apporter autre chose que quelques piécettes gagnées au marché. Mais l’oncle,
qui est fonctionnaire, gardien à la Préfecture, ne pouvait faire autrement que
de l’accueillir. De plus, la présence de ce neveu lui évite d’avoir à payer un
veilleur de nuit.
Célestin observe les deux Yovo. Ils se sont aventurés sur le marché, sans
doute avides de couleur locale comme le sont les Blancs de passage. Il est
difficile de donner un âge aux Européens mais l’un des deux doit être vieux car
il a les cheveux blancs au-dessus de son visage rouge. L’autre a seulement les
cheveux gris et sa peau est moins brillante. Il est plus grand que son
compagnon et semble moins sur ses gardes. C’est celui-là qu’il faudra aborder.
Ce sera facile car ce sont des
Français, juge-t-il, ils marchent comme des Français, à petits pas secs. Ils ne
font pas partie des très riches, Célestin le voit bien. Même s’il est nouveau
dans le métier, il a déjà pu aborder de riches Yovo,
que ce soit en français ou en anglais, mais rarement, car en général ceux-là
ont retenu leur guide à l’avance. En anglais il ne connaît que quelques phrases
utiles, sans plus. Mais là, ce sont des Français, pas de problème.
Les deux garçons se sont empressés
de coller aux deux Blancs, suivis par d’autres petits vendeurs, mais c’est
Célestin qui arrive le premier. Il s’adresse au plus grand des deux, il le fait
vite et parle fort car les autres garçons sont déjà agglutinés autour d’eux,
tous criant Patron ! Patron ! Je t’emmène où tu veux, qu’est-ce
que tu veux acheter ? Où tu veux aller ? Tu veux manger ? Tu
veux voir des bijoux ? Tu veux voir des belles filles ?
C’est un métier. Et le touriste
blanc est le client idéal. Il a besoin d’être aidé, conduit, conseillé,
informé, dirigé. Il faut lui faciliter le séjour. Il paye celui qui saura
s’acquitter de tout cela. Et le marchand ou la fille chez qui on l’aura conduit
paiera une commission au guide. Or le Blanc de passage ne connaît pas les prix,
tandis que l’Africain, l’Arabe, le Chinois, ou même l’expatrié, ne se laissent
pas estamper. Et quoi de plus juste que de surtaxer une personne assez riche
pour venir se promener à Lomé au nez des pauvres Africains ?
Cette fois-ci, Célestin a gagné, le
grand Yovo lui demande où il pourrait trouver
un marchand de petites figurines en bronze. C’est pour ses enfants, il veut
leur ramener un ensemble de petits personnages africains. Le vieux n’est pas
très chaud, il préfère s’en aller, mais Célestin saute sur l’occasion : Pas
d’problème ! – la première réponse africaine à toute demande
européenne –, je te guide, patron.
Blandin a perdu, il repart
tranquillement avec le groupe des autres jeunes désoccupés, mais Célestin
s’empresse de conduire le Blanc jusqu’à une échoppe où il trouvera ce qu’il
recherche et au-delà. Le Blanc est content (le marchand aussi, qui a vendu au
meilleur prix…), il ressent une sympathie pour ce jeune garçon qui semble si
gai et si entreprenant. C’est pourquoi il lui pose une question personnelle.
La réponse de Célestin va susciter
un entretien qui changera la vie du garçon.
* Le mot yovo (littéralement, petit blanc), désigne le ou les
Blanc(s) en langue mina. Il est passé dans la langue éwé (Togo et Ghana), celle
de l’ethnie de Célestin.
2
Où
l’on est pris à sa propre parole
Célestin ne sait trop comment
répondre au Blanc, qui lui a posé cette question : Tu gagnes assez pour
vivre, en faisant ça ? Alors il préfère dire qu’il a d’autres
ambitions, mais le Yovo veut en savoir plus,
il devient très embarrassant, Célestin doit trouver du sérieux, et ce qui lui
vient, c’est : Je vais aller en France, patron. Il en est lui-même
surpris mais voilà, c’est dit…
L’homme reste silencieux un moment.
Comme soucieux, il regarde Célestin et secoue lentement la tête. Tu veux
vraiment aller en France ? Le ton d’incrédulité de cette question
pique le garçon au vif, ce qui va susciter un échange de plus en plus
haletant :
– Oui, c’est ça, je veux aller en
France. Je vais y aller.
– Mais pourquoi ? En France, tu ne
seras pas bien accueilli…
– Oui, mais j’y vais pour
travailler, pour avoir un métier, pas pour faire l’imbécile.
– Même comme ça, dis-toi bien que ce
n’est pas facile : trouver du travail, trouver une chambre… Personne ne
t'attend, là-bas.
– Oui, mais la France, c'est le pays
de mes rêves, patron, le paradis !
– Je te le dis pour ton bien, tu
seras méprisé, tu seras le dernier des derniers, en plus tu auras froid et quand
tu seras dans une grande cité, loin de tout, tu seras très triste et mal
portant à cause de la pluie et du ciel gris...
– Tu dis ça pour que je reste ici ?
– Bien sûr, à ta place je resterais
ici, dans mon pays.
– Oui mais ici il n'y a rien pour
manger, patron, pas de travail, pas d'argent, rien du tout, tous les jours j'ai
besoin de manger, mais à Paris il y a tout.
– Dans mon pays tu ne serais pas
dans ton pays ! On n'est pas bien quand on n'est pas dans son pays. Si tu n'as
rien à manger à Lomé, pourquoi ne vas-tu pas au village ? Au Togo il y a à
manger, on peut tout faire pousser pour manger, des fruits, des légumes, on
peut élever des poules, et même des porcs.
– Je ne suis pas un paysan, moi ! Je
ne vais pas retourner chez mon père pour marcher pieds nus ! Je suis allé à
l'école ! Je peux même travailler dans les bureaux comme fonctionnaire. Si tu
as un parent bien placé, tu peux avoir un travail.
– Mais toi, tu n'as pas de travail.
Tu n'as pas de parents, ici à Lomé ?
– J'en ai un, patron. Je suis venu
chez lui quand je suis arrivé du village. Il est fonctionnaire. Mais je ne peux
pas rester longtemps chez lui car sa femme ne m'aime pas. Elle veut qu'il donne
tout à ses enfants. Elle veut me chasser. Elle crie beaucoup et mon cousin ne
peut pas fâcher son épouse. Quand je serai en France, c'est moi qui enverrai
l'argent et les cadeaux. Et quand je reviendrai je serai riche, Dieu m'aidera,
et alors j'irai au village. J'amènerai beaucoup de cadeaux, j’aurai des habits
de Blanc et même une voiture, et je pourrai avoir une belle femme. Comme tous
ceux qui reviennent.
– Tous ceux qui reviennent sont
riches ? Peut-être qu’ils mentent, qu’ils se sont endettés pour revenir,
qu’ils ne veulent pas qu’on sache qu’ils sont pauvres et humiliés ?
– Patron, tu dis ça pour que je
reste ici, je ne te crois pas, tu me crois trop bête. Tu dis ça pour garder ta
richesse pour toi là-bas. Vous êtes tous comme ça, vous les Blancs : Vous avez
tout parce que vous prenez, vous prenez, vous mangez, vous mangez, jamais vous
ne donnez. C’est pour ça que vous êtes riches. Dieu vous a laissé prendre et
vous avez oublié de donner. Ta richesse, pourquoi tu ne veux pas que j’en aie,
moi aussi ?
Alors le Blanc a secoué la tête et
il est parti. Mais Célestin l’a décidé, il ira à Paris !
3
Où
retentit une parole prophétique
Dimanche matin. Célestin et Blandin
sont au temple. Pour les parents du second, il n’aurait pas été question que
les garçons, et les autres enfants, manquent le culte dominical !
Les deux cousins font d’ailleurs partie
du chœur des jeunes hommes, qui a pour but l’accompagnement musical de l’office
à côté de nombreuses autres chorales. Côté religion, ce qui branche le plus les
deux jeunes gens, c’est la musique, le chant. Avec leurs copains, ils chantent
du Gospel Song de l’époque des Quartets, dans le style de Louis Armstrong, en
français ou en anglais, en s’accompagnant d’un synthé.
Ils ne sont pas les seuls à chanter,
on trouve aussi d’autres chœurs. Il y a celui des anciens, qui chantent de vieux
cantiques français ; il y a les deux chorales de jeunes filles, adeptes du
gospel récent qui permet de se balancer en chantant ; les chœurs de
femmes, qui se balancent aussi, mais moins, et préfèrent chanter en éwé, en
mina ou en fon ; enfin le grand chœur mixte, qui fait même parfois dans le
classique européen.
Ce grand nombre de chœurs, ainsi que
la longueur des prières et des allocutions qui s’ajoutent à la prédication,
explique aussi que le culte va durer toute une longue matinée.
Le temple est immense et ce
dimanche-là il est plein, bondé, car c’est le jour de l’offrande. Ce qui ajoute
encore à la durée du culte car chacun va apporter sa contribution en rejoignant
la file qui avancera lentement, moitié marchant moitié dansant, vers la table
sainte, au rythme des chants. À ce moment, toute l’assemblée, environnée de
sainteté, est habitée par la ferveur.
Vient le moment où tout s’arrête,
où, hormis quelques petits enfants, tous se taisent, car le pasteur, un homme
important puisqu’il est aussi le modérateur de l’Église presbytérienne, se lève
et rejoint la chaire. Il va prêcher, moment solennel. Il ouvre la Bible – et
beaucoup font de même dans l’assistance – et déclare : « Nous lisons
dans l’Évangile selon Luc, au chapitre 9, les versets 51 à 62. » Tous
écoutent attentivement la lecture, souvent en suivant du doigt dans leur bible
ce que le saint évangéliste a écrit pour eux.
Ensuite, le pasteur fait une courte
prière puis commence son prêche. D’entrée, pas mécontent de montrer son savoir,
il insiste sur un point de traduction. « Les Évangiles ont été écrit en
grec, une langue très difficile à traduire correctement. Ainsi, au verset 51,
il n’est pas écrit : "Or comme arrivait le temps où il allait être
enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem". Il
est écrit littéralement : "il a durci sa face !" C’est
que le Seigneur savait qu’il partait pour un terrible voyage. La croix était au
bout. Et croyez-moi, ses disciples avaient peur de le suivre. Et pourquoi
avaient-ils peur ? Eh bien c’est qu’ils savaient que pour eux aussi, la
mort pouvait être au bout du chemin, ou même avant ! »
Célestin écoute cela et un voile se
déchire devant ses yeux : il voit les apôtres qui avancent sur le chemin
tracé, il voit qu’ils ont peur, il voit qu’ils risquent la mort, mais il voit
aussi que le Seigneur avance malgré tous les dangers, et pourquoi ? Parce
qu’il a durci sa face ! Célestin voit bien ce que cela veut dire. Cela
veut dire qu’il ira jusqu’au bout…
Et cela résonne, dans l’esprit de
Célestin, avec ce que nombre de taxis, cars, taxis-brousses, portent à l’avant
ou à l’arrière en grosses lettres : « San fout la mort ! »
Voilà ! Celui qui veut vraiment aller quelque part, il doit durcir son
visage, ça veut dire ne rien lâcher, toujours avancer, s’en foutre de la mort.
C’est à ce moment précis que
Célestin décide pour de bon de partir. Il sait une chose : s’il se
comporte comme le Seigneur, il arrivera lui aussi à la grande Ville, serait-ce
au travers de la mort.
Il est tellement dans cet état
d’esprit, qu’il entend les mots de la bénédiction finale de ce culte, « Le
Seigneur est avec vous ! », comme une promesse qui s’adresse
directement à lui. Il va partir et il arrivera, ou alors il mourra, Parole du
Seigneur !
4
Où
l’on se distingue de Lucky Luke
Sur la grande plage de Lomé,
Célestin et Blandin sont assis sur le sable. Ils discutent du projet de
Célestin. Blandin, lui, ne veut pas partir. Il dit que l’avenir est en Afrique,
que c’est un grand savant blanc qui l’a dit, qu’il l’a entendu à la radio de
son père, un grand poste noir et argent des années quatre-vingt qui trône, dans
le salon, sur une étagère couverte de dentelle. L’orgueil de sa mère.
Mais Célestin sait bien que tout ce
que disent les Blancs, savants ou non, à propos de l’Afrique est inspiré par
leur volonté de laisser les Africains dans leur misère. Il explique à Blandin
qu’ils préfèrent tirer eux-mêmes du continent tout ce qui peut les enrichir.
Ensuite ils ramènent l’argent à Paris. C’est là-bas qu’il est, assure-t-il,
l’argent de l’Afrique !
En fait, Célestin a bien compris que
pour son cousin ce n’est pas la question. Il sait pourquoi Blandin ne veut pas
partir : c’est parce que, le moment venu, son père lui trouvera forcément
un emploi à la préfecture, alors pourquoi prendre des risques ?
Il le dit à son cousin, mais
celui-ci lui répond que non, ce n’est pas pour ça, que c’est plutôt que s’il
montrait le moindre désir de s’en aller, son père le bastonnerait et sa mère le
grifferait à mort ! Après tout, il n’a que quinze ans et travaille bien au
collège !
Célestin hoche la tête d’un air
méprisant et traite son cousin de fils à papa. Alors Blandin se lève et s’en
va, et Célestin reste seul. De toute façon il a de quoi penser. Son projet présente de nombreuses difficultés, cela le préoccupe.
Il le sait bien, dire que l’on va
partir est une chose, parvenir à ses fins en est une autre. On ne peut pas
simplement dire au revoir et s’en aller tout seul sans rien comme Lucky Luke.
Lucky Luke, ce n’est pas la réalité, c’est une invention pour amuser les
enfants.
Dans la réalité, pour partir aussi
loin à travers la forêt et la savane, puis le désert, puis la mer, il faut être
plusieurs. Surtout quand on est jeune. Il faut rejoindre un groupe de gens
aguerris. Et il faut sans doute se faire accepter par eux. Ne pas représenter
un poids à leurs yeux, ni une dépense supplémentaire. D’autant que le voyage
doit durer très longtemps…
Célestin se demande si ça coûte
cher, de s’adjoindre à un tel groupe de partants ? Il sait que ces groupes
existent, bien sûr, et même où ils se constituent. Il a entendu parler des
endroits où se renseigner et où se faire enrôler. On a souvent évoqué devant
lui les passeurs, ces professionnels spécialisés dans ce genre de voyage.
Au grand marché, le bruit court,
chez les petits vendeurs, que ce n’est pas la peine d’aller trouver ces gens-là
si on ne leur amène pas des masses de francs CFA. Un ami lui a dit qu’un de ses
jeunes oncles, parti pour la France, a dû revenir au bout de quelques mois
parce qu’il n’avait pas prévu assez dès le départ. Il avait été laissé seul,
abandonné dans une ville arabe au milieu du désert.
Comment a-t-il fait pour revenir à
Lomé sans argent, on ne le sait pas. Lui-même n’en parle pas. La seule chose qu’il
dit, c’est qu’il a eu très froid, mais cela paraît sans rapport avec la
question.
Beaucoup de bruits courent au sujet
de ces voyages. Il y a la question de l’argent, ça c’est certain, mais il se
colporte beaucoup d’autres informations dont la validité ne peut être assurée.
On sait seulement que certains sont morts en chemin, que d’autres sont arrivés
à bon port, et que la plupart ne donnent que peu de nouvelles.
C’est d’ailleurs ainsi que Célestin
a compris qu’il lui fallait s’acheter un téléphone, car les nouvelles reçues
des aventuriers proviennent le plus souvent d’appels destinés à rassurer la
parenté, à l’informer d’un état de santé dommageable, ou encore à lui demander
d’envoyer de l’argent.
Dieu mis à part, Célestin ne voit pas sur qui il pourrait compter dans de telles circonstances mais il décide de s’acheter déjà un téléphone, ce sera le premier temps de l’aventure. Il va donc devoir trouver un travail régulier et suffisamment rémunéré…
5
Où l’on
attend Koffi
Célestin a retrouvé l’oncle de son
ami. Il s’appelle Koffi. Aujourd’hui, il est vendeur ambulant et il a
recommencé à faire de petites économies. Son échec ne l’a pas découragé, cela
lui a simplement fourni, pense-t-il, une expérience bien utile pour un nouveau
départ. C’est ce qu’il a expliqué à Célestin.
Ils se sont rencontrés dans une cour
du quartier de Bè, un quartier populaire connu pour
être le lieu de tous les trafics mais aussi de toutes les révoltes. Dans bien
des circonstances périlleuses, dire qu’on est de Bè
ouvre des portes car cela représente déjà en soi un brevet de courage et
d’expérience dans la contestation des règles et des pouvoirs établis.
L’ami de Célestin, que l’on appelle
communément Bébé, habite dans cette cour et il a remarqué que son oncle y
venait souvent pour discuter avec un voisin, un Nigérien qui s’y connaît en
matière d’aventure, un commerçant plutôt prospère, le genre qui arbore un
téléphone coûteux et l’utilise à tout moment. Il se nomme Lakhdar.
"Aventure" est le mot que
tous emploient pour désigner le voyage de ceux qui partent vers l’Europe. Car
ces derniers se voient comme des aventuriers, des voyageurs qui savent où ils
veulent aller et qui risquent tout pour y parvenir, même s’ils ne savent pas
comment ils y arriveront… et s’ils y arriveront un jour.
Des gens qui sont prêts à tout
quitter, pays, famille, amours, et à braver tous les dangers, tous les
malheurs, toutes les fatigues et même la mort pour parvenir à leur unique fin,
l’Europe. Ce que Célestin traduit immédiatement ainsi : ceux qui ont durci
leur face. Et ce mot, "aventurier", avec son aura de danger fatal,
résonne en lui comme un appel.
Les deux jeunes sont donc assis par
terre dans cette cour, à l’ombre d’un mur, dans l’attente de la venue possible
de Koffi. La chaleur est étouffante mais la bière locale que vend la vieille Abla dans son échoppe voisine leur est interdite, tout
autant d’ailleurs que son kif mal coupé, car il leur faudrait avoir des moyens
qu’ils n’ont pas… Ils se contentent de boire l’eau pas trop claire contenue
dans une bouteille en plastique qu’ils se repassent.
Ce n’est pas la première fois qu’ils
se trouvent là sans résultat mais le temps ne compte pas vraiment pour eux.
Cette fois-ci, celui qu’ils attendent entre dans la cour et se dirige vers une
maison plus riche que toutes les autres, celle de Lakhdar,
mais Bébé se lève aussitôt et l’appelle. Koffi se retourne, aperçoit son jeune
neveu, lui fait un grand sourire et lui siffle qu’il le rejoindra plus tard,
puis, ayant indiqué du doigt le domicile du trafiquant, il s’y dirige.
Les deux garçons ont parfaitement
compris le sifflement, ils sont de langue éwé, une langue à ton qui peut
s’utiliser musicalement, sans parole, du moins pour de courts et évidents
messages. Koffi a d’ailleurs raconté un jour à un Bébé passionné qu’il avait pu
se sortir une fois d’un danger, au cours de son premier voyage, en communiquant
par ce moyen avec un compatriote.
Au bout de quelques temps, Koffi
sort de chez Lakhdar et rejoint les deux jeunes. Il
est grand et mince, dans la trentaine. Il sourit, il semble content de sa
démarche. Il s’assied à côté de son neveu et, après les quelques phrases
convenues pour une telle rencontre, demande qui est l’autre garçon. Bébé le lui
dit et en profite pour l’informer des raisons de leur venue :
« Celui-ci s’appelle Célestin,
il est venu de la région d’Atakpamé, et à Lomé il accompagne les étrangers qui
passent au marché. C’est là que j’ai fait sa connaissance. Mais il veut partir,
il veut tenter l’aventure, c’est pour cela qu’il m’a demandé de te rencontrer.
Il a beaucoup de questions à te poser si tu acceptes de lui répondre. »
Pendant un long moment, Koffi
regarde attentivement Célestin. Il le jauge et le garçon lui rend un regard à
la fois fier et déférent. Cela lui plaît. « Tu as choisi l’aventure ?
Tu vas souffrir. Je te souhaite le courage. Pose-moi tes questions, peut-être
que mes réponses pourront t’aider. »
6
Où une
marche est franchie
Célestin a trouvé du travail !
Cela grâce à Dieu, il n’en doute pas, car le contact positif s’est établi à la
sortie du culte. Contact positif à double titre, comme on pourra en juger.
Cela faisait quelques dimanches
qu’il envoyait des sourires énamourés et suppliants à une fille de la chorale la
plus proche du chœur de garçons dont il fait partie. Il est amoureux de cette
fille. Dans ce chœur, tous sont au courant de cette passion, ils se moquent de
Célestin, ils lui font des farces, l’un d’eux, par exemple, lui dit que la
fille est d’accord pour devenir sa petite amie, et quand il s’illumine, tous
éclatent de rire.
En fait, aucun d’entre eux ne sait
même comment elle s’appelle. Seul Célestin l’a appris, elle se prénomme Kékéli (la lumière), il l’a su en interrogeant une vieille
qui vend des mangues au marché. Il avait remarqué qu’elle venait souvent au
temple avec la mère de la jeune fille et qu’elle devait donc faire partie des
proches. Quand il a posé sa question à cette vieille dame édentée, elle a
éclaté de rire et elle l’a, elle aussi, beaucoup moqué, mais à la fin elle lui
a révélé le prénom de sa petite nièce.
Le dimanche suivant, fort de ce
savoir, il a osé aborder celle-ci à la sortie du culte. La foule était dense et
bruyante, cela lui a permis de passer inaperçu en s’approchant d’elle par
derrière et en lui soufflant « Kékéli !
J’ai besoin de ton amour. » Certes, c’était direct, mais la fille allait
s’envoler, il fallait la retenir. D’ailleurs, elle n’a pas fait d’esclandre,
son teint a foncé d’un coup et elle a regardé obstinément à terre mais elle
savait très bien qui était celui qui lui avait glissé ces mots dans l’oreille.
Cela faisait des jours qu’elle rêvait de lui…
Alors elle a pris courage et elle
s’est retournée à demi en souriant. « Si tu veux me parler, viens à la
sortie du Collège protestant mais reste éloigné, je te rejoindrai, a-t-elle
murmuré, mais moi je ne te promets rien, je veux bien parler, c’est
tout. » Bien sûr, elle mentait.
C’est ainsi que Célestin et Kékéli se rencontrent chaque soir sur la plage. Trop
brièvement à leur goût, bien sûr, car la jeune fille devrait rentrer
directement à la maison en sortant de l’hôtel dans lequel elle occupe un emploi
de serveuse. Cela limite les effusions…
Célestin n’a pas menti, il a tout
dit à son amoureuse, il ne voulait pas qu’elle se fasse des illusions, il lui a
parlé de son projet. Elle a pleuré puis elle a dit que s’il partait elle
l’attendrait jusqu'à ce qu’il revienne la chercher ou qu’il la fasse venir en
France. Alors il a juré.
Ensuite, il lui a avoué qu’il
voulait absolument partir mais qu’il ne voyait pas comment réunir l’argent
nécessaire. Koffi le lui avait dit : « Si tu ne disposes que de mille
euros, tu arriveras peut-être à mi-chemin, mais que feras-tu ensuite ?
Non, il te faut les deux mille pour espérer arriver au bout. »
Bien sûr, ce n’est pas tout ce qu’il
lui avait raconté à propos de l’aventure du voyage, mais Célestin n’allait pas
rapporter à sa chérie toutes les terribles informations qu’il avait apprises
alors, elle aurait pris peur et elle aurait tenté de lui faire abandonner son
projet. Il n’avait parlé que de l’argent.
Un soir, Kékéli
a dit : « Viens demain matin à l’hôtel, ils cherchent un groom, j’ai
dit qu’un de mes cousins ferait très bien l’affaire. Ils ont confiance en moi,
ils te prendront peut-être. » Certes, « cousin » était encore un
mensonge, elle le reconnaissait, d’ailleurs mentir était son péché mignon, mais
après tout, cela arrivait même aux pasteurs, pourquoi pas à elle ?
Le « cousin » a donc été
embauché avec le statut officiel d’aide-ouvrier, soit pour un salaire mensuel
de 50.000 CFA. Un miracle. Célestin est content, il a un emploi, il a un
salaire, il a une fiancée, il travaille au même endroit que sa fiancée :
que souhaiter de plus ?
Souhaiter partir. Et il est loin de
remplir la première condition, trouver les deux mille euros. Pour cela, même en
gardant tout l’argent de son salaire, il lui faudrait travailler ainsi deux ans
et demie… Cela ne l’arrêtera pas, d’ailleurs il se promet de si bien traiter
les clients de l’hôtel qu’il finira par en trouver un qui accepte de l’aider
dans son projet.
7
Où paraît
une perspective de départ
Six mois ont passé. Célestin s’est
habitué à sa nouvelle vie. De l’aube à la fin de l’après-midi, chaque jour,
dimanche compris, il est à l’hôtel et répond aux besoins divers et parfois
surprenants des clients fortunés de l’hôtel. Il fait des courses pour eux,
porte leurs bagages, aide les plus vieux ou les handicapés à se mouvoir,
accompagne en ville les femmes seules, renseigne qui veut sur toute sorte de
sujets concernant la vie locale. Etc.
Le soir, il rend parfois à certains
d’entre eux des services spéciaux, comme les conduire aux endroits où l’on
s’amuse, quel que soit le genre d’amusement, ou leur servir de coursier pour
des entreprises confidentielles. Bien sûr, cela se paye. Ils lui donnent aussi
des affaires ou des objets qu’ils ne jugent pas utiles d’emporter en partant et
qui se revendent facilement.
Il économise ainsi autant qu’il
peut, et il est content de voir que ses affaires ne vont pas trop mal. Il en va
de même de ses amours. Kékéli et lui se rencontrent
chaque fois que c’est possible et tout va bien entre eux, ils sont très
amoureux mais ils font attention, la jeune fille ne veut pas tomber enceinte,
ses parents ont fait d’elle une fille sérieuse. De son côté, Célestin ne se
voit pas devenir père avant d’avoir réussi dans son projet.
Car il est toujours décidé à partir.
Autour de lui, on se demande bien pourquoi : n’a-t-il pas tout ce qu’il
lui faut à Lomé, dans son pays, disposant d’un emploi stable, et heureux en
amour ? On lui pose souvent la question et il ne sait que répondre.
Il ne voit qu’une chose : il a
décidé de partir et il partira. Il en a fait le serment. Pourquoi ? C’est
difficile à expliquer. Il ressent cette nécessité comme une question de
dignité. Il se voit comme un être humain aussi valable qu’un autre, quelle que
soit la couleur. Un enfant de Dieu. Aucune raison pour se trouver empêché de
circuler sur la terre du Seigneur. Après tout, il ne demande rien à personne,
sinon du respect. Voilà : du respect.
Il expliquait ça à Bébé, un soir où Kékéli était allée voir de la famille en brousse avec ses
parents. Bébé avait l’air de comprendre. Son jeune oncle, Koffi, lui avait
raconté la même chose. Comme il y pensait, il se dit qu’une information à ce
sujet intéresserait Célestin : « Tiens, dit-il, tu sais que Koffi va
bientôt repartir ? » Cela a suffoqué son ami : « Mais
comment va-t-il faire ? Il n’a sûrement pas rassemblé l’argent ! Il
lui fallait des mois pour y parvenir ! » Bébé n’a pas su répondre, il
a juste dit qu’il n’avait qu’à aller interroger son oncle pour le savoir.
Ce que Célestin a fait. Et la
réponse l’a vivement intéressé. Aussi a-t-il demandé : « Tu
crois que ça marcherait aussi pour moi ? » Koffi a réfléchi. Une
réponse positive à cette question lui ouvrirait peut-être une perspective
intéressante. « C’est à voir, a-t-il répondu, on n’a qu’à le lui
demander. »
La personne à laquelle il faisait
allusion était ce Lakhdar, le commerçant nigérien
couvert de téléphones. Koffi et lui étaient en affaires depuis longtemps, de
petits trafics sans intérêt, mais cette fois-ci, les choses étaient allées plus
loin : Lakhdar avait proposé à Koffi de financer
complètement son voyage. Ils signeraient un contrat selon lequel, une fois
arrivé en France, Koffi le lui rembourserait au triple. « Tu comprends, je
prends un gros risque, avait-il expliqué, si tu n’arrives jamais là-bas, je
perds tout mon investissement. » Koffi comprenait très bien cela, il avait
signé sans aucun regret.
Et maintenant, il se disait que Lakhdar pourrait faire de même avec Célestin. Il pensait
disposer d’un argument fort pour le décider, lié à l’expérience acquise lors de
son premier voyage raté : on a plus de chance de surmonter les difficultés
si l’on fait équipe à deux. Et plus qu’une équipe, en fait, mais un vrai lien à
la vie à la mort, une alliance de sang.
Et Koffi pensait que cela pourrait
exister entre lui et Célestin. Dès la première rencontre, le gamin lui avait plu,
il se voyait bien dans le rôle de son frère aîné. Lui, il avait toujours été un
cadet. Le jeune fils, le jeune frère, le jeune oncle… Avec Célestin, il
changerait de statut.
Il a donc amené le garçon à Lakhdar.
8
Où tout
semble prêt pour le départ
Célestin a signé. Il est maintenant
assuré de pouvoir partir, la question de l’argent ne se pose plus, son voyage
est payé, la somme a été transférée à qui de droit, il ne sait ni à qui ni où.
De son côté, il pourra emporter ses économies, mais à ses risques et périls.
Il ne lui reste donc plus qu’à
préparer son départ en attendant qu’un signal lui soit donné. Le moment venu,
on lui dira, ainsi qu’à Koffi, où se rendre tel jour à telle heure pour monter
avec d’autres dans un véhicule prêt à démarrer pour l’aventure.
C’est à la fois terrifiant et
enthousiasmant. Koffi ne lui a laissé aucune illusion sur ce qui l’attend. Il
sait de quoi il parle. Il a déjà connu tout cela. La fatigue, l’épuisement, la
faim, la soif, la saleté, la maladie, la violence, la peur, les coups,
l’humiliation, la trahison, la servitude, la haine, la mort toute proche.
Ce n’est pas seulement du courage,
qu’il faut montrer, ni de la force, mais une totale obstination, une totale
résistance, une totale abnégation. Et dans leur cas, une totale fidélité à leur
alliance.
Et alors si Dieu veut, la réussite
est au bout de ces mois de misères. Six mois, un an, deux ans… et c’est
l’Europe, le monde des gens heureux. De quoi auraient-ils peur, une fois
là-bas, après tout ce qu’ils auraient traversé ?
Lakhdar
est un homme d’affaire sérieux, lui non plus n’a pas évoqué devant Célestin un
paisible voyage. Lui non plus ne lui a rien caché. C’est qu’il tenait à se
rendre compte de la capacité ou de l’incapacité du garçon à satisfaire aux
conditions exigées. Force, santé, moral, il a tout testé, il ne tient pas à
perdre son argent, il s’agit d’un investissement à risque.
Il n’a pas à s’occuper du sort de ce
tout jeune homme, il n’entre pas dans ces considérations, la seule chose qui
compte pour lui, c’est que l’affaire soit rentable. Célestin est désormais pour
lui un bien à confier à des transporteurs avisés, eux aussi dépourvus du
moindre intérêt pour la personne des gens qu’ils convoient.
Comme lui, ils sont de simples
commerçants, ils feront tout pour mener ce jeune à destination, il en va pour
eux de leur réputation en affaire. Une réussite à faire valoir, et c’est un
appel à clientèle, les candidats au départ afflueront.
Ce soir-là, Célestin a retrouvé Kékéli sur la plage. Il lui a dit : « ça y est, je pars. C’est signé. »
Elle a pleuré. Il a dit : « Quand je serai arrivé là-bas, je te ferai
venir, je t’enverrai un billet d’avion. » Elle l’a cru, il ne mentait pas,
elle le savait. Alors elle a murmuré : « Je viendrai, je l’attends
dès maintenant, ce billet. »
Elle savait que cela prendrait des
mois mais elle savait aussi que cela arriverait. Elle a dit : « Je
vais beaucoup prier, et toi, sois fort, j’ai confiance. » Elle ne savait
pas si elle mentait en disant cela mais il avait besoin de l’entendre, cela
elle le savait.
Alors ils ont fait l’amour et après
elle a dit : « Si j’attends ton enfant, pense à envoyer un billet
pour nous deux. » Il a dit : « Ce sera plus facile de te faire
entrer en France si tu as un bébé. » Il le croyait, c’était une information
qui courait dans toute l’Afrique : les Français acceptaient de rapprocher
les familles.
« Tu as tout
préparé ? » a-t-elle demandé. Il a répondu que la consigne était de
n’emporter qu’un sac léger, le plus léger possible. Il a ajouté qu’il avait pris
quelques vêtements, quelques objets de toilette, un téléphone, des piles et de
l’argent. Il ne voyait rien d’autre à ajouter.
Alors elle lui a donné la bague en
cheveux tressés qu’elle avait confectionné pour lui.
Elle ne lui a pas dit qu’elle était allée voir un marabout renommé avec cette
bague afin qu’un sort heureux lui soit communiqué. Ne rien dire, ce n’est pas
un mensonge. Elle se disait que ses prières plus la bague maraboutée, cela
l’aiderait dans son voyage. Elle l’aimait.
Ils ne se sont plus revus avant le
départ, il n’a eu que le temps de la faire avertir par Bébé.
9
Où l’on
reçoit les consignes
Ils sont une vingtaine, voire plus,
Célestin et Koffi compris, aux abords du service routier d’un grand centre commercial.
Il y a parmi eux des Togolais, des Ghanéens, des Béninois, des Nigérians et
même un Camerounais. Et une femme.
On parle peu. Parfois un mot, pour
une cigarette. Les regards s’évitent. Quand un murmure passe néanmoins de l’un
à l’autre, c’est en diverses langues.
Tous ont jeté un regard, à un moment
ou un autre, vers la porte du café par laquelle on voit entrer et sortir des
hommes à l’air important. Parmi ceux-ci se trouvent probablement les chefs de
ces réseaux de passeurs qui se croisent à Lomé. On reconnaît l’un d’entre eux,
celui avec lequel on a fait affaire.
On sait que les rabatteurs, comme Lakhdar, sont en train de confier au convoyeur, sans doute
ce grand type en djellaba, le passeport et l’argent de chacun de ces jeunes qui
attendent.
Puis on observe que tous ceux que
l’on a vus ainsi de loin se dispersent, et finalement, un des chefs, accompagné
d’un aide et du convoyeur, traverse la route et rejoint les candidats au
départ, qui se regroupent sans même se concerter. C’est le moment où l’on va
savoir comment les choses vont se passer.
Le chef, on dit le Boss, est un
homme d’allure prospère, vêtu d’un costume de coton léger. Il entraîne le
groupe vers le vaste parking où attendent toute sorte de véhicules, des poids
lourds aux 4x4 en passant par les minibus. Il s’arrête devant l’un de ces
derniers et se tourne vers le groupe.
Avant de parler, il regarde fixement
chacun de ceux qui vont tenter l’aventure. Il cherche à débusquer du regard le
tricheur ou l’espion éventuels. Le convoyeur fait de
même. Ils n’en trouvent pas, alors le Boss se décide à parler. Il le fait en
français, son aide traduisant chaque phrase en anglais. Son discours ne dure
pas longtemps, mais il l’entrecoupe de pauses au cours desquelles il s’éponge
le front à l’aide d’un mouchoir de toile fine.
« Le départ est fixé pour
demain à l’aube, dit-il. C’est dans ce bus-là que vous partez. Tout est prêt.
Vos passages sont validés. J’attends de vous une obéissance totale.
Chrysostome, ici présent – il désigne du geste son traducteur – va vous donner
les consignes : un seul manquement et vous êtes débarqués. C’est
compris ? » Tous approuvent brièvement de la parole ou du geste.
Alors il s’en retourne sans autre commentaire, ces gens-là ne l’intéressent pas
spécialement, il a à faire ailleurs.
Le nommé Chrysostome leur fait signe
de le suivre et les entraîne vers un talus semi-herbeux, semi-poussiéreux, qui
borde le parking. Il s’y assoient et s’apprêtent à
l’écouter. Cela va durer longtemps car il va leur donner le mode d’emploi dans
les deux langues.
Il leur dit beaucoup de choses.
Entre autres que désormais ils ne sont plus eux-mêmes mais des aventuriers qui
n’ont pas d’autre nom que celui qu’on leur prêtera à tel ou tel moment. Qu’ils
n’ont à répondre à quelque personne qui les interroge, surtout aux policiers,
que ceci : « Je suis avec le chef. » Car c’est au chef de savoir
quoi dire à leur sujet.
Ils doivent comprendre qu’ils vont
souffrir, que ce sera dur, qu’il n’y aura pas de temps à perdre avec ceux qui
seront fatigués, qu’il n’est pas certain qu’ils arrivent à bon port, qu’il
auront faim et soif, parfois longtemps, qu’ils auront très chaud et aussi très
froid, qu’ils auront parfois à rester longtemps dans tel ou tel endroit et que
là, s’ils veulent survivre, il faudra qu’ils se débrouillent par eux-mêmes pour
dormir, boire et manger, ou se soigner si besoin.
Qu’ils ne recevront aucun argent car
tout ce qu’ils ont déjà donné sert uniquement à payer le voyage. Qu’ils doivent
toujours rester solidaires, que maintenant ils forment une famille, la seule
qui compte durant l’aventure. Et que d’ailleurs ils doivent dès maintenant se
cotiser pour constituer une caisse commune destinée aux imprévus.
Ayant dit, il s’en va tranquillement
comme l’a fait son patron. Alors les aventuriers se lèvent et partent chacun de
son côté pour se trouver un coin en attendant le lendemain.
Célestin suit Koffi vers la cour de
celui-ci, la veille il a dit adieu à sa famille.
10
Où
l’Aventure commence
Ils sont tous présents, ce matin-là.
Le chef, ce grand maigre en djellaba qui dit se nommer Mokhtar,
les a rassemblés. Il les répartit en équipes de quatre ou cinq, ils en feront
partie jusqu’à Gao, au Mali. Si tout se passe bien. Ensuite le groupe sera
disloqué et tous devront changer de véhicule.
Koffi et Célestin, soudés comme ils
semblent l’être, forment manifestement la base d’une équipe qu’un vétéran de
l’aventure, le Camerounais Théodore va rejoindre. Il en est à sa huitième
tentative et connaît donc toutes les ficelles. C’est un homme trapu d’une
trentaine d’années, un Bamiléké de Bafoussam qui a été maître d’école avant de
décider de partir.
Le chef leur adjoint un Nigérian
anglophone, il sait qu’il n’est pas bon de composer des équipes trop homogènes…
Clem, un ancien soudeur des champs de pétrole à l’air
goguenard, se joint donc aux trois francophones. Il a vingt-trois ans et trois
tentatives derrière lui, sans compter quelques passages en prison dans son
pays.
Toutes les équipes formées, il reste
la femme à caser, Victoria, une Ghanéenne pataude âgée de dix-huit ans. Le chef
la confie à l’équipe de Célestin car elle parle éwé comme lui ou Koffi.
Ceci réglé, le chef fait signe à
tous de confier leur bagage au chauffeur, dont l’aide va arrimer tout cela sur
le toit, et de monter dans le minibus de seize places aménagées en longues
banquettes.
Le bus est en règle, le plein est
fait, les quatre nourrices de trente litres accrochées à l’arrière sont
pleines, les documents du contrôle technique et l’assurance ont été remis au
chauffeur. En fait il n’y a pas eu de contrôle, on a juste soudoyé le
responsable local.
Célestin se retrouve coincé entre la
paroi du bus et Victoria, que flanque Koffi. Il sait qu’en dehors des pauses, régulières
ou accidentelles, il devra garder cette place pendant tout le voyage jusqu’à
Goa, soit environ deux mille kilomètres de routes africaines, dont il connaît
l’état général... Il sera sévèrement secoué durant tout le parcours.
Encore est-il heureux que le voyage
se passe pendant la saison sèche. On est fin février, le ciel est clair, on
n’aura pas trop chaud mais on sent déjà une bouffée d’Harmattan, ce vent du
Nord qui annonce une journée de poussière et de soif…
Mais peu importe tout cela à Célestin,
il a durci sa face. Rassemblé sur lui-même, le visage fermé, il attend le
départ avec impatience, prière faite.
Le chauffeur se nomme Albert, c’est
un colosse burkinabé, un Mossi à la chemise kaki ouverte sur une énorme croix
pectorale. Il monte dans le bus, jette un long regard épiscopal sur toute la
compagnie et finit par s’installer solennellement devant son volant.
Le chef le suit, son cartable en
cuir de chèvre à la main, et s’assied à côté de lui. L’aide-chauffeur, un gamin
dégingandé et maigrichon, monte à sa suite et prend la place du mort. Célestin
apprendra plus tard qu’il se nomme Dimanche et vient du village du chauffeur.
Enfin, le chef dit sobrement Yalla ! Alors le chauffeur donne un long
coup de klaxon, fait un large signe de croix, puis démarre. Un long soupir
parcourt le bus et des prières murmurées, chrétiennes ou musulmanes, se font
entendre. Soulagement ou appréhension ? Un peu des deux sans doute. Ou
beaucoup.
Le bus se fraie lentement un chemin
au travers de la circulation des faubourgs de Lomé, prend la Nationale 1 et
entame enfin l’Aventure. Bientôt ce seront les plantations de cacao et de café,
puis la forêt. Tous font silence, plongés dans leurs pensées, leurs souvenirs,
leurs craintes et leur espoir.
Compte tenu de l’état de la route,
le bus fonce à toute allure, il négocie habilement son chemin entre les nids de
poule et traverse les villages en trombe au son du klaxon, évitant les cochons
errants, écrasant les poules et faisant fuir les passants. Il ne lui faudra pas
beaucoup plus d’une heure et demie pour arriver à Atakpamé, à cent-vingt
kilomètres au Nord de Lomé.
C’est la ville proche du village de
Célestin. Il a téléphoné aux siens, espérant qu’ils seront là, à l’entrée de la
ville, l’attendant pour qu’il puisse les saluer au passage…
11
Où pleure
la vieille et chante la jeune
À la sortie de Lomé, le bus est
passé sans encombre au travers des contrôles de police habituels. D’autres
véhicules ont-ils paru plus rentables aux policiers ce matin-là ? Toujours
est-il que le bus est quand même obligé de s’arrêter à l’entrée d’Atakpamé.
Un large ruban de plastique barre la
route, trois hommes armés, en treillis bariolé et béret minuscule, attendent
sur le bas-côté l’arrêt du véhicule. Le chef du bus descend, son cartable à la main
et s’avance vers le plus gradé des trois, celui qui ne porte qu’un pistolet à
la ceinture.
Célestin est tranquille, son
passeport et son carnet de circulation de la CDEAO*, qui se trouvent dans le
cartable, sont en règle. Il voyage sous sa véritable identité, du moins jusqu’à
Gao. Ensuite, il lui faudra sans doute en changer. D’autre part, il s’agit de
sa première tentative, s’il devait être interrogé on ne trouverait aucune trace
de lui en tant que migrant. Enfin, il est originaire du district d’Atakpamé, il
paraît donc normal qu’il s’y trouve !
Tel n’est pas le cas de certains
autres parmi les occupants du bus. Théodore, le prof camerounais, par exemple,
se sait fiché et ne compte que moyennement sur la
confiance qu’auraient les soldats en l’authenticité de son passeport ivoirien…
En réalité, les militaires togolais
savent parfaitement quelle est la destination et la raison d’être de ce genre
de bus surchargés roulant vers le Nord et ils ont toutes les raisons de
supposer que nombre de ses occupants ne sont pas en situation régulière.
Cela ne les pousse pourtant pas à
arrêter qui que ce soit, ni même à effectuer un contrôle individuel sérieux
même si telle est leur mission officielle. Après tout, le Togo est encore loin
des zones où se regroupent les migrants et le passage de ceux-ci ne lui
occasionne aucun dommage sérieux.
Non, l’intérêt des soldats est
ailleurs, toutes les personnes présentes le savent. Il convient seulement que
les choses semblent se faire correctement, c’est pourquoi le sergent feuillette
les documents qui lui sont présentés, semble s’arrêter, pour la vraisemblance,
sur ceux qui sont manifestement faux, puis les rend et va jusqu’au bus, y
pénètre, y jette un coup d’œil circulaire, et enfin redescend en faisant signe
à ses hommes de retirer le ruban.
Tout est en ordre. C’est pourquoi il
rend les documents à Mokhtar, après en avoir
toutefois retiré les billets qui s’y trouvaient mêlés.
Le bus entre donc dans Atakpamé et
le traverse aussi vite que possible… pour tomber sur un autre barrage. Mais
cette fois, il ne s’y arrête que brièvement, il suffit à Mokhtar,
penché sur la portière, d’informer le gradé que son collègue a trouvé tout en
ordre, ce que l’autre vérifie au téléphone – le portable, ce sésame de la
nouvelle Afrique... Ceci fait, il laisse partir.
Entre temps, Célestin a pu
apercevoir les siens au passage, ils l’attendaient au bord de la route peu
après le premier contrôle. Bien sûr, le bus ne s’est pas arrêté, il filait,
mais le garçon a fait des signes de la main vers ses parents. Il n’a eu que le
temps de les voir les lui rendre. Il a vu aussi que sa mère esquissait en
pleurant les petits pas d’une danse d’adieu.
Dans le bus, c’est le silence, tout
le monde est rentré à nouveau en soi-même, pensant aux milliers de kilomètres à
parcourir. Après tout, on n’est parti que depuis quelques heures…
Collée tout contre Célestin,
Victoria ne pleure plus. Au bout d’un moment, elle se met à chanter à
mi-voix ce gospel de Tom Blakely : Heaven was far away, Hell nearer by the day.
/ Bound up by sin, I lay waiting my fate. / God’s word was telling me Jesus
could set me free ; / Trust in the Saviour
before it’s too late**…
* Communauté
Économique des États de l'Afrique de l'Ouest.
** J’étais
très loin du Ciel, plus près de l’Enfer en ce temps-là. Prisonnier du péché, je
n’avais pas d’illusion sur mon sort. La Parole de Dieu me disait que Jésus
pouvait me libérer : « Fais confiance au Sauveur avant qu’il soit
trop tard. »
12
Où l’on
roule sans histoire
D’Atakpamé à la frontière du Burkina
Faso il y a près de six cents kilomètres à couvrir. On roule sur une route à
peu près entretenue, surtout pour les besoins du maintien de l’ordre. Les trous
et les plages de sable n’y manquent tout de même pas. On traverse d’abord les
grandes cultures, surtout autour des villes, et de larges portions de forêt, et
vers la fin on aborde la savane.
Sokodé, Kara, ces villes sont
traversées de la même manière qu’Atakpamé, avec les mêmes barrages et les mêmes
gradés... Pour cette première partie du voyage, nul besoin de s’arrêter dans
les villes, chacun, dans le bus, est supposé disposer de nourriture et
d’argent, en tout cas au début.
C’est le cas de Célestin, qui va
pourtant consommer assez vite ce qu’il avait prévu d’emmener. Victoria a été
plus prudente et elle partage un peu, ainsi que Koffi. Cela ne les rapproche
pas, même s’ils sont serrés les uns contre les autres, au long des heures ils
restent silencieux, sauf la jeune fille, qui ne cesse de chantonner ses chants
religieux.
C’est plutôt en brousse que le bus
s’arrête, de préférence aux heures de la prière musulmane. Sur la route, on
trouve assez souvent des étals gardés le plus souvent par une matrone
accompagnée d’un gamin ou d’une adolescente. À côté de jerrycans d’essence
venue illégalement du Nigeria voisin, ils vendent des fruits, quelques beignets
graisseux ou de l’agouti rôti, de l’eau qu’ils puisent dans un seau de
plastique et font boire à la louche, parfois un soda.
Tous descendent alors du bus,
s’égaillent dans la nature pour satisfaire leurs besoins, cassent une croûte,
allument une cigarette ou s’éloignent un peu pour étendre leur tapis de prière.
Quelques-uns achètent une ou deux bananes ou un beignet, mais la plupart
préfèrent dépenser le moins possible et certains resteront le ventre vide.
C’est le choix que fait Célestin. Il
s’en veut de s’être montré vorace, il décide de se punir, il lui faut
s’aguerrir, pense-t-il. Koffi l’approuve, il n’a pas vu d’un bon œil le gamin
liquider son casse-croûte en une seule étape.
Tout cela fait, chacun s’assied dans
l’herbe ou dans la poussière et attend qu’Albert, le chauffeur, se réveille. Il
est seul à conduire et il a sa tête, il refuse de s’arrêter pendant la nuit, il
roule en permanence, si ce n’est qu’à certains arrêts, quand ça lui prend, il
sort sa couverture, s’allonge à l’ombre du bus et dort une heure ou deux.
On remonte dans le bus en suivant
l’ordre préétabli et l’on reprend la route. Kilomètres et kilomètres de
secousses et de tangage, compte tenu de l’état de la suspension.
La suspension, c’est le souci
premier de Mokhtar, le chef. Il la sait en mauvais
état, le souci de rentabilité pour ce transport de marchandise humaine passait
avant tout. Mais arriverait ce qui devait arriver, à lui de se débrouiller, son
boss s’est déchargé sur lui de tous les problèmes.
Pour le moment ça tient, mais quand
on en sera à traverser le sud du Burkina, les choses pourraient mal tourner,
les routes y sont mauvaises.
Dans le bus, Victoria a repris sa
chanson mais la plupart des autres se taisent. Ici ou là, cependant, un croyant
fervent a sorti son chapelet et l’égrène en murmurant une sourate. Quelques
mots sont échangés à l’occasion, par nécessité, mais au fond, chacun est tout à
son aventure et se cadenasse.
Pour Célestin c’est difficile, il
est le plus jeune, sans doute le moins endurci, il aimerait parler, échanger à
propos de ce qui domine ses pensées et qui n’a qu’un nom, Kékéli.
Peut-être Victoria serait-elle intéressée, pense-t-il, à apprendre des choses
sur Kékéli et lui…
Mais il constate assez vite que la
jeune fille est tout aussi cadenassée que les autres, qu’elle soit femme ou
non. Cela le fait réfléchir. Il se demande comment réagirait Kékéli dans une situation semblable.
13
Où l’on
parle des femmes
Il fait nuit, dans le bus qui roule
vers la frontière burkinabé, Célestin ne peut pas dormir, il est tracassé.
C’est parce qu’il a pensé à Kékéli.
Il regarde Victoria, sa voisine.
Elle l’intrigue, il s’est demandé comment une fille comme elle peut se lancer
dans l’aventure. Déjà que le voyage ne sera pas de tout repos et demandera
beaucoup d’énergie et de résistance, voyager seule au milieu de tous ces hommes
sans femme, ce doit être extrêmement pénible, voire dangereux !
Il profite d’une pause dans le
chantonnement de Victoria pour lui poser une question. Pas la question qui le
tracasse, celle qui touche au sexe, mais celle qui peut passer pour naturelle
dans un premier temps : « Comment tu as fait, toi, pour trouver
l’argent ? »
Il s’est adressé à elle en éwé et la
jeune fille, qui semble sortir d’un rêve, se tourne vers lui et lui répond dans
la même langue : « Je n’ai pas eu besoin de fournir de l’argent, je
suis une "arrivée-payer". » Devant l’incompréhension du garçon,
elle ajoute : « ça veut
dire que je paierai mon voyage en travaillant là-bas, une fois arrivée. Là-bas,
il y a du travail pour moi. »
Ni lui ni elle
n’imaginent de quel travail il s’agit, bien sûr, on n’a pas jugé utile
de le leur apprendre, ils ignorent donc que la rue Saint-Denis, à Paris,
fourmille de prostituées ghanéennes…
C’est pourquoi cette réponse
convient à Célestin, qui se risque à aller plus loin : « Et tu n’as
pas peur, avec tous ces hommes qui n’ont pas de femme ? » Elle le
regarde comme s’il était un imbécile et elle éclate de rire : « Et
comment tu crois que je vais payer ce qu’il me faut pendant le
voyage ? »
Et devant son air ahuri, elle
entreprend de le déniaiser : « La plupart des filles qui ont
entrepris l’aventure savent qu’elles vont y passer à un moment ou à un autre,
alors elles préfèrent en tirer parti. Il y en a même qui font exprès de tomber
enceinte pour être mieux traitées. »
Elle éprouve un certain plaisir en
constatant la surprise du jeunot, alors elle en rajoute : « Et
certaines vont même jusqu’à payer leur voyage en faisant un bébé. Il leur est
pris et il est vendu à des gens riches qui cherchent à adopter. »
En fait, Victoria sait cela, qui est
souvent vrai, pour l’avoir entendu raconter par quelque commère de son village.
Elle ne prend pas cela pour elle, elle est convaincue que rien de tel ne va lui
arriver à elle et ne pense pas du tout se prostituer pendant le voyage. En
réalité, elle s’est constituée un petit pécule pour subvenir à ses besoins
jusqu’au moment où, l’espère-t-elle, elle abordera les côtes de France.
Victoria est une fille honnête, pieuse et pudique !
Cela ne l’a jamais empêchée
d’apprendre ce qu’il en est du mal qui règne sur la terre depuis la grave
erreur commise par Ève, aussi prend-elle un malin plaisir à achever son voisin
en lui disant : « C’est pas seulement les
femmes. Pour payer le voyage, il y a aussi des hommes qui font boutique son
cul. » Après quoi, elle se détourne et se remet à psalmodier.
Voilà qui donne matière à réflexion
à Célestin. Il ne répond rien et il se tourne vers la route. Il se rend bien
compte qu’elle a voulu le rabaisser.
Arrive le moment où le bus dépasse
la ville de Sinkassé, à l’extrême nord du Togo, aux
abords de la frontière avec le Burkina Faso. Mokhtar
ordonne l’arrêt et, se retournant vers eux, il s’adresse aux aventuriers :
« Là vous allez tous descendre. On fait la grande halte. Dimanche va vous donner votre bagage », ajoute-t-il en désignant
l’aide-chauffeur.
Devant l’étonnement, voire
l’inquiétude, qui se lit sur les visages il ajoute : « Nous sommes à
la frontière du Burkina. Au Burkina, ils n’aiment pas les bus de gens comme
vous. Chacun va passer tout seul, ou deux maximum.
Mais dans chaque groupe, restez près des autres. Je vais vous donner vos
papiers et vous passez. Je vais passer en dernier. S’il y a un problème, vous
dites "Je suis avec le chef" et vous m’attendez. »
14
Où l’on
entre au Burkina Faso
Le passage au Burkina se fait au
soir du deuxième jour. Le bus est stoppé par une barre placée en travers de la
route et tous ses occupants doivent en descendre, récupérer leur bagage pour
être immédiatement conduits dans une sorte de casemate où les soldats les
enferment à l’exception de Mokhtar, du chauffeur et
de son aide.
À l’intérieur, tous se laissent
tomber sur le sol de terre battue. Ils y resteront jusqu’à l’aube sans manger
ni boire. Dans l’immédiat, les trois accompagnateurs sont fouillés ainsi que
leurs affaires, puis le bus est inspecté de façon approfondie. Ceci fait sans
résultat notable, le bus passe la frontière et rejoint le village voisin.
Ce que cherchent les soldats, c’est
la drogue. Souvent passée d’Amérique latine en Afrique par la Côté d’Ivoire,
elle transite par le Burkina Faso en direction du Niger ou du Mali dans le but
de finir en Europe. Les migrants qui déferlent au travers du continent africain
sont assez souvent les convoyeurs de ce trafic, grâce auquel nombre d’entre eux
financent leur aventure.
Certes, les passeurs empruntent plus
volontiers la route d’Abidjan à Ouagadougou via Bobo-Dioulasso que celle qui
part des autres ports du golfe de Guinée, comme Lomé, mais le pouvoir
burkinabé, d’essence militaire, ne connaît qu’un règlement valable partout. Il
verrouille donc toutes les entrées possibles.
Pendant que les trois compères se
délassent dans le café-bordel du lieu, leurs passagers tentent de dormir. Ils
sont saouls de vent, de poussière et de chaleur mais soulagés de pouvoir rompre
avec l’étroite promiscuité du bus. Ils y parviennent aisément malgré
l’incommodité du lieu, l’odeur épouvantable qui y règne, faite de forts relents
de sueur et d’urine, d’autant que, comme on dit, qui dort dîne.
À l’aube, Célestin est brutalement
réveillé par les cris des soldats et les coups de crosse qu’ils administrent
machinalement ici ou là aux clandestins pour les amener à se lever et à sortir.
Ils les rassemblent, leur ordonnent de se regrouper par équipes, remettent à
chacune un bouteille en plastique pleine d’une eau
grisâtre, puis la conduisent derrière le baraquement. Quelques trous entourés
de claies de branchages y servent de latrines. Avant de repartir, une équipe
devra reboucher les trous et en creuser d’autres dans la latérite.
Une fouille là encore approfondie va
suivre. Fouille corporelle et fouille des bagages. Tous y passent et c’est avec
le sérieux du militaire qu’un grand soldat mossi va palper toutes les parties
du corps de Victoria susceptibles de cacher un sachet, en utilisant là où il le
faut une tige de bois souple. Il le fait en la protégeant du regard des autres
avec son corps. S’apercevant qu’elle est vierge, il murmure cependant Bark Ouennam !
(en mooré, Gloire à Dieu !). Impassible,
elle regarde au loin en chantonnant. Il a honte.
C’est maintenant au tour des membres
masculins du groupe de Célestin et de Koffi. Chacun s’avance devant un soldat
armé d’un bâton, place son bagage au sol devant lui et se déshabille. Koffi,
Célestin et Théodore, le Camerounais, passent la fouille sans encombre, mais Clem se fait violemment bastonner, le soldat s’est aperçu
que la poignée de toile de son sac laisse paraître des bosses dont on ne peut
douter qu’elles soient causées par la présence de sachets cousus à l’intérieur.
Au cri du soldat, le sergent
accourt, suivi par deux de ses hommes qui se saisissent du Nigérian et
l’emmènent au poste de police. On ne le reverra pas. Plus tard, Mokhtar ne pourra rattraper l’affaire en offrant de
l’argent, il a affaire à des soldats intègres !
Intègres du moins jusqu’à un certain
point car ce sera différent lorsqu’il devra compenser par quelques billets la
présence de passeports manifestement faux, tels celui de Théodore, parmi ceux
qu’il doit présenter au sergent lorsqu’il revient du village avec le bus pour
embarquer ses "protégés".
Le bus repart quelques heures plus
tard vers le Nord en direction de Gao, distante d’environ six cents kilomètres
à vol d’oiseau. Afin d’éviter Ouaga, il va négliger
les grandes routes et traverser le Burkina en ligne droite, autant que le lui
permettront des routes… improbables.
15
Où l’on
tombe en panne
Célestin a très faim et il n’est pas
le seul. Depuis des heures et des heures, le bus cahote aussi vite qu’il lui
est possible, à la grâce de Dieu, sur de mauvaises routes et des pistes pires
encore. La frontière togolaise est maintenant bien loin derrière les
aventuriers.
Ils ont pu y acheter quelques
bananes et remplir d’eau leurs bouteilles. C’est avec cela qu’ils ont dîné,
après une journée éprouvante, avant de s’endormir en pleine brousse, serrés les
uns contre les autres dans un creux de terrain proche de la piste, par-delà un
bouquet d’acacias.
À l’aube, des villageois armés de
bâtons sont venus chasser tout ce monde, ils craignaient de voir ces étrangers
faire du bois en coupant des branches. Il n’a pas été possible, tant ils
étaient énervés, de négocier avec eux l’achat de quelques vivres, ni encore
moins d’obtenir d’eux la moindre goutte d’eau.
Les voyageurs ont dû réintégrer le
bus en hâte et repartir le ventre vide. Depuis, ils ont trouvé pour se nourrir,
dans un village gourmantché dans lequel ils n’ont rencontré que méfiance, rien
de plus que la contenance d’une marmite de tô, cette
sorte de pâte épaisse de farine de mil, mais sans la sauce à l’oseille
habituelle.
Passée la bourgade de Yamba, arrive la catastrophe que Mokhtar
craignait depuis le début. La piste a eu raison de la suspension du bus,
l’amortisseur arrière gauche a cédé d’un coup. Il faut dire qu’Albert, affamé à
nouveau comme les autres, avait décidé de mettre la gomme car on n’était plus
qu’à une trentaine de kilomètres d’une autre agglomération, le bourg de Gayéri.
L’arrêt brusque du bus n’a pas
manqué de projeter les occupants les uns sur les autres, causant quelques
sévères contusions. En sortant de là, certains se tiennent, qui les côtes, qui
un bras ou un coude. Mais ce qui les tenaille, outre la faim, c’est la crainte
de se voir bloqués là pour longtemps, en pleine brousse, sans espoir d’être
secourus peut-être avant des jours.
Célestin s’est violemment cogné la
tête au moment du choc et il ne tient debout que difficilement, tout semble
tourner autour de lui, il se laisse tomber dans la poussière. Koffi, en
revanche, tient le coup mais doit soutenir Victoria, qui geint doucement.
D’ailleurs, douleur, panique, faim ou faiblesse, la plupart des membres du
groupe se sentent mal et suivent l’exemple de Célestin.
Mokhtar,
le chef, à peine sorti du bus, pare au plus pressé : il agonit Albert
d’injures en utilisant pour cela une bonne partie du stock que lui fournit la
langue arabe. Sans résultat utile, puisque le grand Mossi, agenouillé devant la
roue arrière gauche, ne se soucie que de l’état de la suspension. Moyennant
quoi Mokhtar se venge sur Dimanche en lui appliquant
une gifle qui l’envoie rouler à deux mètres.
Traitement d’ailleurs conforme à la condition d’aide-chauffeur.
Quand Albert se relève, son front
est barré de trois longues rides. On voit qu’il réfléchit et nul, pas même le
chef, n’ose le déranger dans cette circonstance. Puis il appelle son aide, lui
dit d’arrêter de pleurnicher et l’envoie chercher des cales en bois dans le
coffre du bus. Le gamin lui en ramène trois, apparemment des tronçons de
solive, et le balaise en choisit une, la soupèse longuement d’une main et hoche
la tête. Puis il vient se pencher sur le tas de misérables affalés à terre et
leur tient ce langage : « Si ça va pas, on est bloqué. Si ça va, on
peut continuer en roulant au pas jusqu’au village là-bas. Faut tout vider le
bus. Debout ! Remuez-vous on n’a pas trop de temps ! »
Il n’y a pas à discuter, les plus
valides se mettent au travail et, sous la direction du chauffeur, vident le bus
de tout ce qu’il contient, sièges compris. « Bon, leur dit ce dernier,
maintenant à vous de jouer, faut soulever ce tas de ferraille côté gauche
pendant que je place cette cale ! Avec le poids du bus elle va peut-être
tenir. Si ça marche, on n’aura plus d’amortisseur mais on pourra rouler.
Dépêchez-vous il va faire nuit ! »
16
Où l’on
change d’itinéraire
Le bus est maintenant sur cales dans
la cour d’un mécanicien de Gayéri, l’un des
chefs-lieux de la région. Y arriver n’a pas été simple, même si l’état de la
piste s’améliorait au fur et à mesure de l’avancée. Le bus ne progressait pas
plus vite que les voyageurs, chaque cahot faisant craindre à Albert que la cale
ne saute.
Le groupe des migrants est installé
sous bonne garde dans un enclos poussiéreux entouré de claies, aux abords de la
petite ville. Deux villageois armés de gourdins les surveillent mais ce n’est
guère utile car tous sont épuisés, les valides comme les éclopés.
Il avait fallu rejoindre la ville à
pied, il n’y avait pas d’autre solution. Des heures d’une marche forcée sous
les injures et parfois les coups de bâton. Ni Mokhtar
ni Albert ne connaissaient d’autres moyens pour faire progresser une troupe
affaiblie.
C’est ainsi qu’ils ont dû avancer
devant le bus pendant des kilomètres, sous la chaleur puis la fraîcheur
piquante de la nuit. Une seule pause nocturne de quelques heures leur a été
concédée. Certains souffraient de leurs contusions, ils boitaient en marchant
et il était arrivé que l’un ou l’autre s’affale dans la poussière, incapable de
continuer. L’un d’eux a été porté pendant quelques kilomètres. Le pire était la
faim et la soif, ils n’avaient rien eu à boire ni à manger depuis l’aube, et si
peu alors…
Célestin ne souffrait plus de la
tête, il voyait normalement et son étourdissement avait cessé. Il avançait
comme halluciné, juste un pas devant l’autre, sans prendre conscience de rien
d’autre que de cette injonction : marcher. Les autres allaient de même,
totalement hébétés.
Lorsqu’ils sont arrivés à l’entrée
de la petite ville et qu’ils se sont tous effondrés au bord de la route, les
gens les ont pris en pitié. On leur a donné à boire et on les a aidés à
rejoindre cet enclos dont un côté est ombragé. Les femmes leur ont apporté un
plein seau de tô arrosé de sauce et leur ont permis
de remplir d’eau leurs bouteilles. Elles ont aussi distribué quelques feuilles
de qat, à mâcher contre la douleur et l’angoisse. Après quoi ils se sont
endormis.
Toutefois, cette empathie manifestée
par la population a trouvé ses limites et le conseil local a préféré poster là
une garde pour plus de sécurité.
Seuls, Mokhtar
et Albert ont eu droit à un vrai repas, puis à un matelas posé à terre dans le
dortoir d’une sorte d’auberge. C’est qu’ils peuvent payer. Dimanche, lui, dort
avec les autres.
La journée se passe ainsi, à dormir
pour les uns ou à surveiller la réparation du bus pour les autres.
L’ingéniosité des mécaniciens africains est proverbiale, avec ce que recèle un
simple tas de ferraille, ils sont capables de réparer à peu près n’importe
quoi. C’est ce que fait le spécialiste local. Après quoi, il explique à Albert
que si Dieu veut, le bus pourra rejoindre la route de Niamey, au Niger. Une
centaine de kilomètres de piste pour y parvenir.
Cette circonstance donne à penser à Mokhtar. Il se propose de changer d’itinéraire. Il appelle
ses commanditaires togolais et, avec leur accord, il décide d’abandonner l’idée
de rejoindre Gao, au Mali, et choisit de traverser le Niger jusqu’à Agadez, aux
portes du désert libyen. Là aussi il a des contacts, comme tous ses confrères.
Agadez est un grand centre de triage et de réorganisation des convois de
migrants venus d’Afrique noire. À partir de là, il ne reste à ces derniers…
qu’à traverser le désert pour rejoindre la côte et trouver un bateau.
Dans l’immédiat, toute la question
est d’éviter Niamey, de la contourner à raison de quelques dizaines de
kilomètres supplémentaires, ceci pour éviter des contrôles connus pour être
particulièrement efficaces. Mokhtar est un
professionnel, il n’a pas à gâcher du bakchich ou, pire, à perdre quelques
éléments de sa cargaison. Il est bien placé pour savoir que nombre des
passeports et de livrets qu’il pourrait présenter aux autorités sont
faux !
C’est ainsi que le lendemain matin,
le bus, à nouveau rempli de voyageurs douloureux et lourdement hébétés, roule
vers le sud-ouest, sur la piste qui rejoint la grande route
Ouagadougou-Niamey.
17
Où l’on
est seul avec soi
Au fil du temps, au fil des
kilomètres, alors que le bus fonce en brinquebalant sèchement sur les routes ou
les pistes, Célestin passe d’une sorte de torpeur à la sensation d’une extrême
lucidité. C’est un peu comme si, fatigue et douleur aidant, il devenait capable
de se voir de l’extérieur. Non seulement lui, mais plutôt lui dans ce bus avec
ces gens. Vers un but.
C’est qu’il est épuisé
et que pourtant, une dureté brûle en lui, au centre de son être, et le tient
droit. Il ne pense plus à Dieu ni à son aide, ce n’est plus nécessaire, la
certitude d’être poussé et soutenu réside en lui comme un tison, sans besoin de
pensées ni de paroles.
Il a mal, ici ou là, un peu partout,
chaque choc de la route réveille une douleur mais il ne le sent pas. Pour lui
ce n’est rien, il est au-delà. C’est cette marche forcée pour rejoindre Gayéri qui l’a mené au-delà de tout cela. Il pensait alors
que le temps de repos qui a suivi le ramènerait aux sensations habituelles,
mais non, il a passé un cap. Physiquement et moralement, il est maintenant un
pur voyageur de l’extrême.
Il ressent confusément qu’il n’est
plus l’adolescent exalté qui a voulu partir. À sa manière, il est devenu un
guerrier, quelques jours ont suffi pour le transformer en une machine qui
marche, qui roule, qui veut. Et qui, en même temps, n’est rien.
Pourquoi a-t-il voulu partir ?
Ce n’est plus la question. Un jour il sera là-bas, c’est tout ce qui compte, ce
qu’il veut, ce qui existe. On ne l’arrêtera pas. Savoir cela le soulage. Il
pense comme pense un martyr islamiste, il ne craint pas la mort, elle est là et
n’est pas là, il la voit comme une amie si cela peut l’amener là où il va. Il
n’est que cela, une trajectoire qui mène à un but, à une cible, comme une balle
de fusil. C’est ainsi qu’il se voit.
C’est pour le moment, qu’il n’est
que cela, qu’il n’a que cela. Plus tard, au prochain arrêt, lors d’une étape,
il redeviendra le jeune frère de Koffi, l’ado du marché de Lomé, l’amoureux de Kékéli, le voisin de Victoria, cette grosse fille qui se presse
contre lui. Il ressentira la faim et cherchera le sommeil. Mais maintenant, il
se mure et se blinde sans même s’en rendre compte. Il se transforme en un bolide insensible. Une
pierre qui avance.
Cela, il ne le pense pas, il le
voit, comme halluciné.
Tous, dans le bus, ne sont pas
ainsi. Certains prient, ils agitent les lèvres et marmonnent, ressassant
sourates, prières ou versets. D’autres murmurent des cantiques, ou simplement
des chants de leur enfance, ou des chansons de la radio, c’est comme une
litanie infiniment reprise. Quand la piste est défoncée, avec les chocs les
douleurs se font plus vives, et ce sont des gémissements, parfois des larmes.
D’autres sont murés en eux-mêmes. Mais tous ont cela en eux : si Dieu
veut, inch Allah, tout cela finira et
l’on arrivera, on n’a pas d’autre choix.
Victoria, elle, se récite des
prières entrecoupées de gospels. Parfois, tout son corps épais ondule
doucement, il suit le rythme du chant qu’elle murmure. À d’autres moments, elle
s’adresse à Jésus, son ami du Ciel, elle lui demande de la protéger car elle a
peur. Elle souffre de toutes les mêmes douleurs que les autres mais en plus
elle a peur car elle est la seule femme. Elle sait le danger qu’elle court en
plus de tous les autres dangers. Des regards l’ont avertie et elle a peur.
Coincée entre Koffi et Célestin,
elle se sent en sécurité, ce sont ses frères de langue et d’ethnie, mais cela
ne la rassure que pour un temps. Viendra le moment où elle devra faire face,
elle le sait. Elle le savait en partant, elle n’est pas idiote, mais elle avait
dû en prendre le risque. Elle ne pouvait pas rester dans le quartier où
résidait sa famille, dans les faubourgs d’Accra. Elle était pestiférée. Elle
portait le mal en elle, ce mal dont souffraient les siens. Les esprits
l’avaient désignée, c’est pourquoi les siens ne la connaissaient plus.
Insouciant de tout cela, jour après
jour le bus avance, il approche d’Agadez, et Mokhtar
voit venir le temps de la revente de sa cargaison. Il sourit, il pense être
désormais en mesure de prendre une troisième femme.
18
Où l’on
approche de la catastrophe
Contrairement à d’autres, Célestin
n’a rien promis à sa famille, il n’a pas assuré à ses parents qu’il les
aiderait une fois arrivé en France. C’est que l’argent qu’il gagnera devra
servir à rembourser d’abord Lakhdar, qui a financé
son voyage. Mais il pense qu’il gagnera très vite de quoi liquider cette dette,
six mille euros, et qu’ensuite il pourra soutenir ses parents et payer le
billet d’avion que Kékéli attend avec confiance.
Il pense beaucoup à elle. Ils ont
convenu de ne pas s’appeler trop souvent afin d’économiser au maximum, car cela
coûte cher, mais cela leur pèse et ils aspirent à ce que ce voyage prenne
rapidement fin, que tout cela s’achève et que Célestin, enfin débarrassé de
tout souci financier, fasse venir en France sa fiancée.
Ils n’ont pas dix-sept ans, ils sont
pleins d’espoir, ils croient fermement que la France leur permettra de réaliser
ce qui, pour eux, n’est pas un rêve, mais bien un projet. Rien de ce que certains
leur ont dit, cherchant à les dissuader, sur une prétendue misère des migrants
au pays de Zidane et de Noah, sur un rejet supposé des Européens, sur des
écueils insurmontables, enfin, ne les convainc. Il leur a suffi d’entendre
parler de tel ou tel, revenu riche et heureux au pays après quelques années
passées là-haut pour savoir que tout ira bien là-bas.
Pour eux, seul le voyage comporte de
grands risques. Mais Célestin a déjà parcouru sans encombres insurmontables une
grande partie du parcours. Il a souffert, mais il constate qu’il tient le coup.
Il en ira de même, il le pense, de la suite de l’aventure. Ne se trouve-t-il
pas déjà aux portes d’Agadez, prêt à affronter le désert ? Quelques jours
de souffrance et puis la mer !
Or c’est là, justement, que son rêve
va s’évanouir, que le château de cartes va s’écrouler… Agadez, c’est la
bérézina pour les aventuriers de son genre, la porte de l’enfer.
Une première alerte, sévère,
survient lorsque le bus s’arrête en fin de journée à l’approche d’une minuscule
bourgade composée de quelques masures de terre crue, à deux ou trois kilomètres
de la ville. Lakhdar se tourne alors vers les
voyageurs et leur intime l’ordre de descendre à sa suite. Une fois dehors les
pieds dans la poussière, chacun récupère son bagage. Ils sont là sans
comprendre, interdits et silencieux. Lakhdar leur dit
alors de s’installer non loin de la route, dans un creux vaguement tapissé de
sable et d’une herbe grise, et de l’attendre. Puis il remonte dans le bus, qui
démarre, les laissant ébahis et apeurés.
Il ne reviendra pas. Il a amené sa
cargaison à l’endroit convenu, il ne lui reste, avant de rentrer chez lui à
Tripoli, qu’à prévenir son contact local de l’arrivée du groupe. Il le sait, il
a été payé.
Commence une longue attente, pour
les migrants. Elle durera jusqu’au matin suivant. Entre temps, ils ont bu toute
l’eau de leurs bouteilles, mangé les quelques provisions détenues par l’un ou
l’autre, puis ont tenté de prendre contact avec d’éventuels habitants de la
bourgade.
Les courageux qui s’y sont essayés,
dont Koffi, se sont fait recevoir à coup de pierres, lancées dans la pénombre
par des gamins qui les attendaient au détour d’une venelle. Ils ont entendu
deux ou trois voix encourager les lanceurs, des voix de vieux, manifestement.
Incertains de ce qui les attendrait
dans ce pays s’ils forçaient ces gens à les accueillir, ils sont retournés à
leur trou et ont attendu le jour avec les autres. Passant de la chaleur intense
du jour au froid vif de la nuit, ils ont dormi à peine, serrés les uns contre
les autres.
Le soleil est déjà haut quand un 4x4
s’arrête à la hauteur de leur refuge. Deux hommes en descendent, qui leur font
signe de les rejoindre. L’un, un Nigérien, est le chauffeur de l’autre et son
garde du corps, cela se voit de suite : lorsqu’il s’est retourné pour
descendre de la voiture, on a pu remarquer la bosse que fait son pistolet sous
son tee-shirt.
Son patron, un long Berbère en
gandoura et chèche clairs, porte des lunettes noires et arbore une attitude
dédaigneuse. Ce qu’il s’apprête à dire à ce ramassis de miséreux va les
désespérer.
19
Où l’on
rejoint un ghetto
Ce soir-là, Célestin, Koffi et
Victoria ont pu rejoindre, désespérés, le ghetto proche d’Agadez où se
regroupent les migrants togolais.
C’est ainsi que ça marche : au
cours du temps, les gens qui arrivent du Sud par milliers dans cette ville se
retrouvent sans rien. Ils ne peuvent compter que sur une sorte de solidarité
passive entre compatriotes, en un lieu vite découvert par les derniers arrivés
et qu’on appelle un ghetto, entité dirigée par un migrant qui réussit à vivre
de cette fonction de chefferie au moins pour un temps.
C’est ainsi qu’il existe, à Agadez
comme à Gao, ces villes qui servent de plaques tournantes au mouvement des migrants,
des ghettos d’ethnies ivoiriennes, sénégalaises, nigérianes, camerounaises,
etc. Les gens se sont installés comme ils ont pu, ici dans une bourgade
abandonnée, là dans un creux de terrain plus ou moins protégé du vent du
désert, ailleurs encore dans un quartier marginal de la ville que leurs membres
ont mité peu à peu.
C’est d’ailleurs pour éviter d’être
ainsi envahis et chassés que les habitants de la bourgade avaient repoussés
Koffi et les autres, la veille, à coup de pierres.
Aujourd’hui, les Togolais, la
plupart de langue éwé, peu nombreux au regard d’autres populations, ne
disposent que des ruines d’une ferme abandonnée. Quelques murs de terre plus ou
moins éboulés, et pour se protéger du soleil, quelques toiles tendues entre les
ruines et trois ou quatre perches plantées dans le sable. La température peut
dépasser les 45°, elle tombera rapidement à 20° au cœur de la nuit.
Voici ce qui s’était passé ce
matin-là pour le groupe dont Célestin faisait partie : leur nouveau Boss,
un Toubou nommé Adid, leur avait dit qu’ils
dépendaient désormais de lui, qu’il détenait leurs passeports et leurs livrets,
qu’il allait faire en sorte de les acheminer jusqu’à la côte libyenne mais
qu’ils devaient le payer pour cela.
Certains d’entre eux ne se sont pas
étonnés car ils n’avaient payé leur voyage que jusqu’à Gao, et pour eux, Agadez
ou Gao, c’était à peu près la même chose, du moment qu’il s’agissait d’un point
de départ pour aller plus loin.
Mais certains, dont Célestin, Koffi
et Victoria, pensant qu’il s’agissait d’une erreur, ont rappelé que leur voyage
était payé jusqu’en France ! Qu’ils auraient ensuite à le rembourser à
leurs commanditaires… Alors Adid a éclaté de rire, il
leur a répondu qu’ils auraient effectivement à rembourser leur dette, mais que
lui, il n’était pas dans ce deal-là, et qu’ils auraient bel et bien à le payer
lui aussi ! Et il leur a donné le prix : mille euros jusqu’à Tripoli.
Ils ont dit alors qu’ils n’avaient
pas l’argent puisqu’ils pensaient que tout était payé… Mais ils ont compris quelle
était leur véritable situation quand le Boss a répondu qu’ils n’avaient qu’à
chercher du travail en ville, ou encore demander à leur famille de les aider,
mais qu’ils ne partiraient que lorsqu’ils auraient apporté le prix de leur
voyage. Et regardant Victoria, il a ajouté : « Toi, tu n’auras qu’à
te débrouiller. » Une expression qui n’a qu’un sens quand il s’agit des
migrantes…
Enfin, le Boss a précisé à tous
qu’il gardait leurs passeports et qu’ils devaient s’en procurer un eux-mêmes en
ville, qu’il y avait des adresses pour cela, qu’ils pourraient trouver
facilement un passeport malien pour trois à quatre cents euros. Un faux, bien
sûr. « Sans passeport malien ou nigérien, vous ne pourrez pas rester
longtemps ici », a-t-il ajouté. Puis il est parti après leur avoir indiqué
où et quand ils pourraient le trouver.
Après quoi, le groupe a continué à
pied jusqu’aux abords immédiats d’Agadez puis s’est disloqué, chacun cherchant
d’abord de la nourriture, puis un endroit où aller…
Les trois Éwé se sont retrouvés
seuls, perdus et totalement désespérés. Ils ont pu tirer de leurs misérables
économies de quoi s’acheter quelques bananes et remplir leur bouteille.
Finalement, quelqu’un, un migrant ivoirien qui zonait là, leur a parlé du
ghetto togolais et leur a vaguement indiqué comment le rejoindre.
20
Où
Victoria reçoit une visite…
Quelques jours ont passé pendant
lesquels Célestin et ses amis ont vécu de la solidarité des autres Togolais du
ghetto. Puis Roger, le chef, un Mina nonchalant, leur a dit que maintenant ils
doivent lui apporter de l’argent. Il en faut pour le groupe, mais aussi pour
lui-même.
Après tout, faire le chef, c’est
ainsi qu’il gagne de quoi reprendre le voyage, ne serait-ce que dans quelques
années. C’est ce qu’il leur dit, l’œil plissé par un sourire ironique. Y
croit-il encore ? Ce n’est pas sûr, il s’est trop bien installé, avachi,
dans cette fonction reposante qui lui permet de survivre a minima en profitant
de la misère des autres.
Dans ce groupe, Victoria est la
seule femme. Les regards portés sur elle sont appuyés, on lui fait des
allusions de plus en plus précises. C’est en premier lieu en pensant à la façon
dont elle pourrait rapporter que Roger pousse les nouveaux venus à se mettre au
travail.
Koffi, au fond, n’y verrait pas trop
d’inconvénient, il a déjà fait le voyage, a déjà vécu tout cela, il n’a plus
d’illusion, il sait comment ça marche. Il sait que la seule chose qui compte
est d’arriver là-bas, quels que soient les moyens utilisés. Il se dit qu’il y a
plus pénible, pour y parvenir, que de faire l’amour…
Victoria a bien compris ce qu’on
attend d’elle mais elle ne veut pas. Elle veut tout ce qu’on veut mais pas ça.
Elle le dit à Célestin et tout deux s’en expliquent avec Koffi. Après tout,
est-ce que la première chose à faire n’est pas d’appeler Lakhdar,
leur commanditaire de Lomé ? Qu’il leur envoie deux mille euros, cela
alourdira leur dette à son égard mais il n’y perdra pas. Victoria fera de même,
se disent-ils, avec ceux qui l’ont engagée.
C’est ainsi qu’ils empruntent encore
quelques francs CFA, rejoignent en ville une boutique de téléphone et
appellent, qui à Lomé, qui à Accra. Pour se faire injurier, se faire rappeler
la permanence de leur dette, qui demeure quoi qu’il arrive, et qu’ils devront
payer sous peine de graves représailles à l’encontre de leur parenté…
Que faire ? D’abord survivre en
cherchant du travail, quel qu’il soit, mais aussi appeler, la mort dans l’âme,
ceux de leurs parents qui pourraient les aider. Or cela, Victoria ne peut pas
le faire. Pour les siens, elle est la sorcière avec laquelle on ne doit plus
entretenir aucun lien.
Alors elle a compris, elle sait
maintenant ce qu’elle doit faire, elle sait qu’elle n’a plus le choix. Elle dit
aux deux autres qu’elle va chercher de son côté, qu’ils la laissent tranquille.
Et eux, ils comprennent qu’elle ne veut pas qu’ils la voient se prostituer.
Mais ils se trompent. Elle va disparaître, ils ne la verront plus.
Ils ignoreront toujours qu’on
trouvera ce qui reste de son corps dans le désert, quelques semaines plus tard,
au bord d’une piste. Elle y est partie seule, marchant au hasard vers le nord
en murmurant ses cantiques jusqu’à ce qu’elle tombe sur le sol caillouteux,
s’allonge et attende paisiblement la mort, rassurée sur un point par la visite
qu’elle reçoit et qui lui assure qu’elle n’est pas une sorcière mais une enfant
bien-aimée…
Koffi est furieux contre Lakhdar, furieux, surtout, contre cette dette qu’il a
contractée et qui fait de lui, il s’en rend compte enfin, quelque chose comme
un esclave. Un esclave rendu tel par sa propre bêtise. Et non seulement cela,
mais un esclave qui en a entraîné un autre dans l’esclavage. Car il se rend
responsable de la situation du gamin qui l’accompagne.
Alors il va chercher du travail et
il en trouve. Il est fort, vigoureux, au bout de deux jours il est embauché à
vil prix par un maçon. On le lui a indiqué, au ghetto, comme un type qui
emploie des migrants pour presque rien et qui les tue au travail jusqu’à
épuisement. Il s’en fiche, il y va, il est trop furieux pour hésiter, il se dit
qu’il va le mater, lui, ce patron brigand !
Quant à Célestin, qui se nomme pour
un temps Amadou, il reprend à Agadez le job qui lui permettait de survivre à
Lomé. Petit porteur, petit cicérone, petit vendeur de pacotilles, petit
entremetteur... Mais Agadez n’est pas Lomé, la concurrence y est plus que rude.
Un de ces jours, ils vont tout deux appeler Lomé, demander de l’argent, ils y réfléchissent.
21
Où l’on
apprend une heureuse nouvelle…
Koffi n’est pas un fainéant, il
travaille dur. Il n’est pas idiot non plus, il réfléchit. Travailler dur lui
permet de mieux réfléchir. Il pense à sa situation. Il ne lui faut pas
longtemps pour comprendre qu’elle est sans issue, qu’il s’est fait piéger,
qu’il est pris dans un filet et que le filet ne comprend pas de maille qui soit
près de craquer.
Il doit deux mille euros à Lakhdar et mille euros à Adil. Trois mille euros ! Et
ce que lui paye son patron, à Agadez, lui permet tout juste de survivre dans le
ghetto des Togolais… Comment payer ? Or s’il ne règle pas Adil, il ne
partira pas vers l’Europe, et s’il n’arrive jamais en Europe il devra quand
même son dû à Lakhdar…
Il sait ce que tous ceux qui se sont
trouvés dans cette situation vont faire : appeler la famille pour qu’elle
envoie de l’argent. Mais lui ne veut pas. Et même s’il voulait il ne pourrait
pas, il ne voit personne, chez lui, qui puisse trouver les mille euros qui
débloqueraient pour un temps sa situation. Alors il lui vient une idée. Elle
est dégoûtante mais au point où il en est…
Lorsqu’il a pris sa décision, il
appelle sa sœur, la mère de Bébé. Il lui dit que tout va bien, qu’il salue
toute la famille, mais que c’est très dur, que Bébé ne doit surtout pas partir,
que Bébé le rappelle pour qu’il le lui dise lui-même. Mais quand son neveu le
fait, il lui parle de tout autre chose. Il lui dit comment faire pour le
libérer de sa plus grosse dette.
C’est ainsi que Lakhdar
est pris de douleurs intenses au ventre quelques temps plus tard, et qu’il en
meurt. Bébé l’a surveillé, assis en permanence à l’ombre d’un mur dans sa cour,
et un soir il a profité de son absence. Une vieille tante experte en ce domaine
lui ayant délivré le poison, il n’a eu qu’à se faufiler dans la maison et le
verser dans une bouteille d’eau entamée.
Quand Koffi apprend la nouvelle de
la mort de Lakhdar, il soupire d’aise. Sachant que le
"négociant" ne gardait aucun document lié à son trafic, il se dit que
la plus grosse part de sa dette est maintenant payée… Il n’a pas de remord, selon
lui il a agi de manière sensée, il a répondu au mal par le mal. Mais tout n’est
pas réglé, il reste Adil. Il sait qu’il doit encore réfléchir, trouver là aussi
une solution.
Pendant de temps, Célestin tâche de
survivre en recherchant tous les petits boulots auxquels il peut penser. Mais
il n’est pas le seul dans cette situation et cela ne le mène pas loin. Il voit
très vite qu’il ne s’en sortira pas de cette manière. Si rien ne se passe, il
est bloqué à Agadez pour le reste de ses jours.
Lorsque Koffi lui apprend le décès
de Lakhdar, cela lui apporte un peu d’espoir. Il ne
lui reste plus que mille euros à devoir, cela doit pouvoir se trouver, se
dit-il. Et il se décide à appeler Lomé. D’abord son oncle, puis Kékéli.
Dans ces conditions, il n’est pas
facile de s’expliquer. Il est en train de perdre la face devant toute sa
famille. Et surtout devant sa fiancée. Il est devenu un mendiant, lui qui a
toujours réussi à se débrouiller. Il avait même un emploi sérieux et il a tout
perdu ! Son oncle le lui fait remarquer cent fois avant de lui dire qu’il
va tenter de rassembler quelques centaines d’euros mais que ce sera la dernière
fois qu’il l’aidera.
Célestin n’est pas sensible à cette
évocation de l’époque au cours de laquelle il gagnait bien sa vie. Il ne pense
pas avoir fait une bêtise en partant. Simplement, il ne dispose d’aucun moyen
pour faire comprendre à l’oncle qu’il est entré dans l’Aventure et que cela est
plus fort que tout. Qu’il préférerait mourir plutôt que de revenir et faire le
groom dans un hôtel.
Avec Kékéli
les choses sont plus faciles, elle fond immédiatement en pleurs de compassion,
elle cherche à soutenir son amoureux, à le consoler, elle l’assure de sa totale
approbation, elle lui demande de continuer, de réussir et de la faire enfin
venir en France, à Paris ! Elle va lui envoyer toutes ses économies, là
encore quelques centaines d’euros.
Le voilà donc assuré de pouvoir
continuer dans les meilleures conditions, du moins le pense-t-il. Dieu ne l’a
pas abandonné, le Seigneur est avec lui !
22
Où Koffi
joue et perd
Lorsque Célestin a reçu l’argent qui
lui était envoyé de Lomé, il a pensé d’abord se hâter de le remettre à Adil, le
passeur toubou. Mais Koffi lui a conseillé
d’attendre. « De toute façon, lui a-t-il dit, nous partirons ensemble, toi
et moi, alors je dois d’abord trouver moi aussi les mille euros. »
Cela a paru logique à Célestin, il a
donc attendu, il fait une confiance totale à Koffi. Il ignore d’ailleurs les
causes de la mort de Lakhdar. Prudent, en tout cas,
il garde son argent bien caché, serré en petits rouleaux bien fins disséminés
sur son cuir chevelu, maintenus à la glu
et protégés par la boule de son épaisse toison crépue. Ni vu ni connu.
Mais arrivé à ce point et malgré les
paroles d’encouragement qu’il adresse à son protégé, Koffi doit bien se rendre
compte qu’il ne dispose en fait d’aucun moyen de faire plier Adil. Il se voit
rester des mois dans le ghetto. Peut-être des années.
Il y pense, ce jour-là, sous un
soleil d’enfer, tout en mélangeant de l’eau, de la terre et une paille rêche
dans des moules de bois. Il doit faire son contingent quotidien de briques
d’adobe sous peine d’être battu et de se voir retirer une journée de paye…
Ce soir, comme tous les soirs, il
sait à quoi s’attendre la nuit venue, sa journée de travail l’ayant rompu
chaque jour un peu plus. Il se couchera sous l’abri d’une toile, sur une natte
étendue sur le sol, après avoir préparé, bien sûr sans eau courante
ni électricité, juste à l’aide d’une casserole et
d’une théière collectives, un repas fait de bouillie de mil ou de sorgho.
Et il lui aura fallu payer le gaz du réchaud mis à sa disposition par Roger, le
chef du ghetto.
Rien de plus. Pas même de quoi payer
une fille de temps en temps, pourtant elles ne sont pas chères… Tout ce qu’il
ne dépense pas pour simplement survivre doit être gardé pour payer le voyage
vers le paradis français. Or il ne lui reste qu’une vingtaine d’euros.
Alors il se dit qu’il doit parler à
Adil, lui proposer le même genre d’arrangement que celui qu’il avait contracté
avec Lakhdar : « Tu me payes le voyage et
je te rends l’argent au triple une fois arrivé. » Bien sûr, il a compris
qu’Adil n’est pas du genre à rendre service, mais il lui semble que la
proposition est honnête et mérite d’être discutée.
Koffi est un être opiniâtre. Au
pire, se dit-il, s’il le faut vraiment, une autre proposition peut être faite,
celle qui consiste pour Adil à payer mon voyage de retour à Lomé, et le
m’engagerai à travailler là-bas jusqu’au jour où je l’aurai remboursé.
C’est ainsi qu’au soir il se rend au
quartier-général du passeur, un café chic du centre ville, éclairé et
climatisé, situé dans une rue où attendent les Mercedes et les BMW ainsi que
leur chauffeur.
Deux gardes l’arrêtent avant même
qu’il approche de l’entrée et lui ordonnent de foutre le camp mais il s’entête
et c’est sous les coups qu’il doit crier le nom d’Adil. Cela indigne le Toubou,
qui entend boire en paix et envoie son secrétaire régler l’affaire avec l’aide
du chauffeur.
Ce que gagne alors Koffi, c’est une
raclée sévère, ceci sous des regards indifférents : on tabasse un de ces
miséreux qui empoisonnent la ville, ces chiens sont juste bons pour cela.
Le lendemain, Koffi sera trop brisé
pour aller au travail et lorsqu’il réapparaîtra, son patron le renverra,
d’ailleurs sans le payer : il n’avait qu’à respecter ses engagements.
Quelques semaines passent et un
soir, lorsque Adil sort du café, une brique d’adobe
lui tombe sur la tête, lancée par un squelette en haillons juché sur le toit.
Le chauffeur du Toubou, prêt à ouvrir la portière de la BMW, n’a que le temps
de sortir son pistolet et d’abattre le meurtrier, qui tombe auprès du corps de
sa victime. Clap de fin pour Koffi.
Le lendemain, les serviteurs d’Adil
arrivent au ghetto togolais et en dispersent les résidents à coup de trique,
puis il détruisent tout ce qu’ils y trouvent. La
jeunesse et la célérité de Célestin lui permettent tout juste de se sauver sans
trop de casse.
23
Où l’on
court pour sa vie
Plusieurs semaines ont passé.
Célestin a réussi à échapper aux sbires de la famille d’Adil et à se perdre
dans les quartiers populaires d’Agadez. Il s’y est fait rapidement connaître comme
un de ces gamins loqueteux auxquels on peut confier toutes sortes de petites
besognes en échange d’une assiettée de bouillie ou d’une feuille de qat. On les
trouve sans peine, recroquevillés au recoin d’un mur, toujours prêts à rendre
service à la demande… ou à chaparder à un étal, d’un geste vif, et à fuir en
riant le bâton d’un commerçant indigné.
Certes, il n’a plus l’âge de cela,
mais nécessité fait loi, comme on dit chez les nécessiteux, et il y trouve un
avantage. Plus âgé que la plupart de ses petits collègues, il est vite devenu
leur référence, ce qui lui permet d’organiser parfois de petites razzias
nocturnes menées à plusieurs sur des boutiques mal protégées, les uns veillant
aux abords et les autres faisant sauter un cadenas et empilant la marchandise
dans des besaces improvisées.
Après partage, il vend le produit de
ces rapines sur le marché d’un autre quartier, sous le regard soupçonneux de
matrones assises devant leur étal, au risque que l’une d’entre elles appelle un
vigile et le désigne du doigt. Il vise ainsi à se constituer un petit pécule
qui lui permettrait de vivre au cours de son voyage vers la côte libyenne.
C’est qu’il ne possède plus que les
quelques centaines d’euros que les siens lui ont envoyés et qu’il tient cachés
sur lui. Or cet argent est intouchable à ses yeux puisqu’il est le prix d’une
place dans le camion qui l’emportera là-bas. Quant à ses papiers, ils sont
restés entre les mains des parents d’Adil, lui ne détient plus qu’un faux
passeport malien au nom d’Amadou Soumaré. Mais tant
qu’il pourra payer, qui s’en souciera ?
Ce matin-là, sur le marché d’un
quartier périphérique, Célestin-Amadou est assis sur une natte devant son
achalandage, composé d’un ensemble de serrures neuves de facture locale disposé
sur une toile graisseuse. C’est le fruit du cambriolage de la nuit, il ne
s’agit pas de donner le temps à la victime de porter plainte ou de se mettre
elle-même en quête de son voleur !
Comme il l’avait déjà fait ces
derniers temps, il s’est installé benoîtement entre deux marchandes qui veulent
bien le reconnaître maintenant comme un petit collègue, du moins le croit-il.
C’est une erreur. Elles ont bien compris par quel moyen il se procure les
objets chaque fois différents qu’il propose à la vente. Un jour, après avoir remballé
leurs marchandises, elles se sont réunies dans la cour de l’une d’elles et ont
conféré à ce sujet, assises bien à l’ombre, en buvant leur thé à la menthe. Et
elles ont décidé de prévenir qui de droit…
Voilà pourquoi, cette fois, deux
gardes approchent sans bruit du garçon, par derrière, et arrivés assez près,
sautent sur lui, le maintiennent et lui lient les poignets. Après avoir félicité les deux honorables
citoyennes, les gardes emmènent leur captif au poste de police où, à peine
arrivés, ils le bastonnent sans retenue. Ça fait toujours du bien de châtier
les malhonnêtes !
Après cela, Célestin, débarrassé de
ses liens, est jeté dans l’unique cellule où il rejoint quelques miséreux comme
lui, dont certains sont là juste pour dessaouler. Il va y rester trois jours,
dans les pires conditions.
Le soir du troisième jour, on le
tire de là et on lui rend son passeport pour l’emmener chez le juge. Il sort du
cachot en haillons, sale, encore amaigri, et complètement ébloui par son retour
sous le soleil, aussi ne pense-t-on pas nécessaire de le lier à nouveau. C’est
là aussi une erreur. À peine parvenu à l’ombre d’un haut mur devant lequel se
tient le fourgon de la police, il se met à courir, à courir comme jamais il ne
l’a fait.
Il court pour sa vie, et ses
poursuivants comprennent vite qu’ils n’ont pas assez ni à perdre ni à gagner à
le courser, si bien que, bons musulmans, ils l’abandonnent au sort qu’Allah lui
a réservé.
Affamé, assoiffé, épuisé, Célestin
va courir ainsi pendant des heures.
24
Où l’on se
réveille ailleurs
Il se demande ce qu’il fait là. Il
ne sait plus. Il se souvient d’avoir couru, beaucoup couru, mais c’est tout. Il
courait sur une piste, il n’était plus dans la ville, ni même dans ses abords,
il courait et le soleil était au plus haut. Peut-être se souvient-il d’être
tombé dans la poussière mais il n’en est pas certain. Et puis plus rien.
Maintenant il se trouve dans une
maison. Il est couché sur un tapis de peaux de bique. La maison est fraîche, il
y fait sombre. Il se redresse sur les coudes mais d’abord tout lui semble
tourner autour de lui. Il a mal à la tête alors il
attend un peu. Ensuite il voit mieux. Il regarde autour de lui. Un petit tas
d’herbes humides tombe de son front mais il n’y prend pas garde.
Il est dans une de ces maisons d’une
pièce aux murs bas et au toit de branches couvertes de boue séchée. Les murs
nus sont faits d’adobe. Une seule pièce éclairée par une ouverture sans porte,
juste un vieux rideau de toile pour la masquer. La pièce est vide mais il
entend des voix, celles de deux personnes, à l’extérieur, juste à côté de
l’entrée. On dirait des vieux, un homme et une femme. Ils se parlent
paisiblement, dans une langue mal connue de lui.
Il y a un petit bol sur le sol près
de lui, sans doute un quart de l’armée, avec de l’eau. Il boit et s’allonge à
nouveau et se rendort un peu. Puis il se réveille et sent que cela va mieux.
Mais il a faim. Il a seize ans et son corps veut vivre, il réclame. Alors il
referme les yeux.
Quand il les ouvre à nouveau et
tourne un peu la tête, une vieille femme est accroupie à côté de lui et le
regarde. Son visage ne reflète aucune expression, juste elle le regarde. Puis
elle lui tend le bol plein d’eau et il se redresse et le prend. Il dit Choukrane, merci en arabe, et elle hoche un peu la
tête, alors il boit. Ensuite il s’assoit pour de bon et voit que la vieille
s’est éloignée. Mais elle revient avec une petite calebasse, cette fois pleine
de lait de chèvre.
C’est ainsi qu’il fait connaissance
avec Oumou. Plus tard elle lui apporte un peu de
bouillie de mil et un petit morceau de viande. Il ne
sait de quelle sorte de viande il s’agit mais il mange tout. Alors Oumou sourit et il voit qu’elle n’a qu’une dent du bas,
mais que celle-ci est en or. Toutes les économies du couple sont dans sa
bouche.
Ensuite il va sortir de la maison, à
l’abri du soleil car une toile est tendue au-dessus de l’entrée. Mais là, il
n’est plus très haut, le soleil, et Célestin se rend compte enfin que c’est le
soir.
Il voit alors Assalek,
un vieux tout sec, assis contre le mur sur une peau de bique. Ses yeux pâles
aux paupières plissées le fixent par la fente laissée par le chèche. Ils
échangent la salutation rituelle, en arabe, et le vieux fait signe à Célestin
de s’asseoir près de lui. Puis ils se taisent. On n’entend plus que les
mouvements lents d’Oumou, dans la maison, et le bruit
que fait le troupeau dans son enclos de branchages. Une douzaine de chèvres et
un âne.
La maison se trouve dans un petit vallon
maigrement parsemé d’une herbe sèche et dure. Seul, un petit acacia réussit à y
survivre. Pas de point d’eau à portée de regard mais un unique sentier pourrait
bien mener à un puits passée la colline.
Assalek
se lève en soupirant, il entre dans la maison et en ressort un petit tapis à la
main. Il est suivi par Oumou, qui en tient deux. Elle
en tend un à Célestin. C’est l’heure de la prière… Célestin ne sait que faire,
comment leur faire comprendre, et admettre, qu’il est un infidèle.
Mais sa gêne et son hésitation
suffisent à renseigner Oumou. Elle sait bien que de
nombreux chrétiens des pays du Sud traversent le pays pour aller rejoindre
leurs frères blancs, loin vers le Nord, de l’autre côté de la grande mer. Elle
regarde son époux et voit qu’il a compris lui aussi. Alors elle rentre dans la
maison et en ressort aussitôt n’ayant plus à la main qu’un seul tapis, puis le
couple s’en va lentement prier à l’ombre de la maison, de l’autre côté.
Célestin comprend alors qu’il est
toléré, après avoir été accueilli, et qu’il se trouve désormais au bénéfice de
la grande loi d’hospitalité des gens du désert. Mais qu’il devra partir sous
peu, franchir les deux mille kilomètres qui le séparent de la Méditerranée…
25
Où l’on a
la baraka !
Célestin a quitté les deux vieux à
l’aube, il marche sur la piste, vêtu d’un vieux babariga
haoussa – une longue tunique droite usagée qui a appartenu à Assalek – et la tête presque totalement recouverte d’un
chèche élimé. Il est pieds nus. Agadez est à deux-trois heures de marche, il y
parviendra sans encombre, pense-t-il, muni de son passeport tchadien.
Il est reposé, il est resté deux
grandes journées à se faire soigner, nourrir et habiller par Oumou. Pendant ce temps, il n’a pas fait grand chose,
d’ailleurs on n’attendait rien de lui, il a juste aidé un peu la vieille femme
en allant lui chercher de l’eau au puits, comme une fille, ou du mil au grenier
sur pilotis situé derrière la maison.
Quand elle a compris qu’il repartait
– il était allé se couper un bâton dans un bosquet d’acacia – elle l’a attiré
dans la maison et lui a tendu la tunique et le chèche, et quand il est ressorti
ainsi vêtu, elle a acquiescé d’un hochement de tête. Le vieux, de son côté, a
contemplé un moment cette transformation mais il n’a rien dit.
Il était clair que ni l’une ni
l’autre n’attendaient rien en retour pour leur hospitalité, mais au cours de la
nuit, Célestin a détaché de son crâne et défait un rouleau de billets et il
placé une coupure sur la peau de bique. Il sentait que la leur tendre en les
quittant aurait été impoli.
Pendant ces deux jours, il avait
réfléchi. Il lui fallait retourner à Agadez et récupérer l’argent qu’il avait
placé en sûreté dans une cache ménagée pour y garder le produit de ses vols. Il
gardait là, dans un sac en plastique, la bague de Kékéli,
un téléphone à la vitre cassée et un rouleau de billets de diverses monnaies
pouvant valoir plusieurs centaines d’euros.
Bien sûr il lui faudrait attendre la
nuit pour se glisser sans être reconnu dans le quartier où il avait laissé,
pensait-il à juste titre, un assez mauvais souvenir. Il lui fallait aussi
éviter les rondes de la police, ce n’était pas le moment de retomber entre les
mains des gardes !
C’est à cela qu’il pense en
marchant, reposé et ragaillardi, sûr de s’en sortir une fois de plus, avec
l’appui de Dieu. Il le sait, d’ailleurs, que l’aide qu’il a reçue chez les deux
vieux lui vient d’Allah autant que du Père du Seigneur Jésus ! Cela le
remplit d’aise : quelle baraka !
Il a compris cela en quittant Oumou et son vieux mari. Juste après qu’elle lui ait tendu
un petit sac en tapisserie, il a pris ses mains, puis celles de son mari, dans
les siennes et il s’est incliné devant eux, le visage découvert empreint d’un
grand sourire de reconnaissance. Alors Assalek a dit
en arabe Barak Allah fik ! (Dieu te
bénisse !) et le couple est rentré dans la maison.
C’est pourquoi Célestin est
maintenant assuré de réussir, d’aller au bout de son Aventure. Rien ne
l’arrêtera. Dès qu’il aura récupéré sa bague, son téléphone et son argent, il
filera sur la route du Nord, il trouvera un passeur et un camion en partance
pour la côte libyenne, puis de là, il traversera la grande mer et mettra les
pieds en Europe, au pays de tous les possibles.
Le soleil montant est à mi-hauteur
quand il arrive aux abords de la ville. Il longe une ruelle ombreuse où se
rencontrent quelques étals et prend le risque de marchander rapidement une
paire de tongs.
Il lui reste quelques heures à
patienter, ce qu’il fait à l’ombre d’un mur, mi éveillé, mi-assoupi. Au soir,
il sort de son sac une galette de mil et quelques figues sèches ainsi qu’une
petite bouteille en plastique pleine de l’eau du puits et il se restaure.
La nuit venue, il se faufile sans
encombre jusqu’à sa cachette, récupère ses affaires et sort de la ville pour ne
plus y revenir. Il marche alors quelques kilomètres, jusqu’à un vieux poste à
essence aux pompes rouillées et rejoint là quelques hommes émaciés dont on voit
bien ce qu’ils sont : des migrants comme lui.
Il se trouve à l’un de ces points de
départ vers le désert dont on lui a souvent parlé. Il soupire de soulagement,
pour lui c’est un peu comme s’il venait enfin d’arriver à la maison.
Alors il sort sa bague et son
téléphone et il appelle Kékéli. Il sait qu’elle doit
dormir, à cette heure de la nuit, mais il ne peut pas attendre, il a besoin de
lui dire à quel point il va bien, il veut lui communiquer son enthousiasme, le
partager avec elle. Elle répond en pleurant et en riant, elle est heureuse,
elle qui désespérait, elle lui transmet toute la foi qu’elle a en lui.
26
Où c’est
la piste et encore la piste
Le camion est un vieux GLR Berliet,
le fameux "Cinq-cylindres" fabriqué en Algérie française à la fin des
années Cinquante… Il est équipé d’une benne carrée devenue inamovible au cours
des temps. Son itinéraire court sur deux milles kilomètres de routes ensablées
ou de pistes au travers du désert, et son but consiste à déverser sa cargaison
humaine au cap de Misrata, sur la côte libyenne. Du
moins, c’est ce qui est prévu.
La benne est occupée par plusieurs
dizaines de migrants africains coiffés de chèche à cause du soleil et du vent
de sable. Ils sont serrés les uns contre les autres et se tiennent donc debout la
plupart du temps.
On a soudé tout au long du bord
métallique de la benne un tube de fer auquel sont accrochés, à l’aide de
sangles ou de cordes, les bagages des voyageurs. C’est ainsi que le camion
semble transporter une sorte d’énorme boursouflure brinquebalante faite
d’objets hétéroclites : sacs de toile ; "gongons"
de toute nature : sacs, bidons, jerrycans, coffres ou fûts en plastique,
paniers fermés en vannerie traditionnelle ; enfin objets variés, tels que
vieilles bicyclettes ou petits fourneaux de campagne.
Après une discussion serrée avec le
passeur, Célestin a versé cinq cents euros pour obtenir une place dans le
camion. Il aurait payé plus cher s’il avait eu un bagage à accrocher à la barre
mais il ne portait que sa bouteille d’eau et, pendu au cou par un cordon et
caché sous son tee-shirt, le mince sachet de tapisserie mauresque qui contient
sa bague, son téléphone et quelques billets de reste.
À la station service, il a pu
acheter, au prix de quelques euros et de sa tenue haoussa, un jean et un
tee-shirt passablement usagés. Avec son chèche et ses tongs, cet ensemble
constitue une tenue plus adaptée au voyage qu’il entreprend.
Il se tient désormais debout au
milieu de la benne, secoué et pressé interminablement par plusieurs de ses
nouveaux compagnons. C’est le poste le plus pénible, puisque dépourvu de point
d’appui stable, mais il est le dernier arrivé et sans doute le plus jeune…
C’est pourquoi, à l’étape du soir, il s’écroule sur le sol dès après avoir
sauté de la benne, incapable pendant quelques instants de se mettre à marcher.
Puis il va se traîner jusqu’à l’endroit où quelques feux commencent à brûler
ici ou là. Mais il mange peu, c’est comme si cette épreuve lui avait ôté la
faim. Son vrai désir est de se coucher dans un lit de sable et de s’endormir
aussitôt.
Le froid nocturne le réveillera vers
trois-quatre heures et le poussera à s’approcher des braises d’un feu, accroupi
en silence près de l’un ou l’autre de ses congénères. Là, brisé, abruti, il ne
pense à rien, il est juste dans l’évidence de ce qui se passe, désormais privé
de tout autre désir que celui d’arriver enfin quelque part.
La
camion va d’abord suivre les pistes qui traversent plus de la moitié du Niger,
sans doute selon l’itinéraire choisi le plus fréquemment par les passeurs. Fachi, Bilma, Dirkou,
Séguédine, Madama. Tous lieux connus pour être des
pièges à migrants puisque ceux-ci y sont rançonnés pour la moindre goutte d’eau
ou le moindre bout de galette. C’est au point que ceux-ci sont parfois obligés
de rester un temps sur place pour gagner leur pitance à la sueur de leur front…
Puis c’est la Libye, la traversée du
Fezzan puis de nouveaux les pièges à migrants que sont, en plus sévère encore,
Sebha ou Brak el-Shati. Là,
le risque peut consister à se faire enlever et vendre, quasiment comme esclave,
pour être mis au service des installations pétrolières ou des ports du nord-est
libyen.
Célestin ignore cela, comme la
plupart de ses compagnons de voyage. On ne les a bien entendu pas mis au
parfum ! Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils en ont pour deux semaines de
piste à avaler, ceci dans les conditions plus que pénibles qu’ils ont
acceptées. Cela leur suffit comme dureté de vie à supporter. Et pour eux,
qu’est-ce que deux semaines en comparaison du sort merveilleux qu’ils espèrent
partager au bout du voyage !
27
Où il est
question d’enlisements
Les migrants ne sont pas les seuls
occupants du camion, bien sûr, ceux-ci sont accompagnés par une petite équipe
de passeurs qui sont là au nom d’un boss. Ce dernier a loué tout à fait
légalement plusieurs véhicules de même nature à un négociant d’Agadez, un homme
bien sous tous rapports. Il a embauché plusieurs équipes de professionnels
chargées de l’acheminement de la marchandise humaine. Tout cela est à la fois
légal et illégal, ni vu ni connu je t’embrouille. On est en Afrique…
Célestin, debout dans son camion,
assommé par la chaleur, serré et bousculé, en déséquilibre permanent, couvert
de poussière et de sable, affamé et assoiffé, a parfaitement conscience de
faire partie d’une masse humaine mouvante considérée, pas même comme un
cheptel, plutôt comme une cargaison de biens meubles à rentabiliser.
Mais ce n’est pas son problème. Il
accepte cela, il vise un but. Un point d’arrivée. Lorsque le camion s’enlisera,
c’est sans murmurer qu’il descendra pour participer aux manœuvres de
dégagement. Il poussera, il courra pour placer ou déplacer les cales, il se
laissera insulter, voire frapper sans murmurer afin d’être plus efficace, du
moins le pense-t-on dans les hautes sphères qui commandent toute l’affaire au
sein du véhicule.
Le chauffeur, un Arabe grisonnant
nommé Abd-er-Rahman (Serviteur du Miséricordieux,
mais on dit Abder), ne se mêle pas de l’affaire, son
rôle est de conduire ce bahut sur des pistes qu’il connaît par cœur tellement
il les a parcourues ainsi dans les deux sens depuis des années. Il est payé
pour cela, pour rien d’autre, c’est son métier. Heureux, Inch
Allah !, celui qui a un métier qui lui permet de nourrir ses enfants.
Ce qu’il craint le plus, c’est la
panne lors de la traversée du Fezzan, dans le sud libyen. Pas d’eau, 40°
minimum, parfois 50… Ce n’est pas l’endroit pour se trouver bloqué ! Dans
ces conditions, il aura intérêt à choisir la piste la plus fréquentée. Mais
pour le moment on est encore au Niger, il va tenter le coup, il va prendre au
contraire la piste qui mène le plus directement à Dirkou,
quasiment en droite ligne, et qui évite les bourgades de Fachi
et de Bilma. Juste quelques centaines de kilomètres
sans ville d’étape possible, c’est à peine risqué.
Il faut des bras solides pour
conduire un tel engin sur une piste à la fois trouée de partout et pourtant la
plupart du temps ensablée. Abder négocie cela, un
coup de volant à gauche, un coup à droite, parfois obligé de rattraper de
justesse un dérapage, à d’autre moment tombant sur un déplacement de dune et
obligé de cahoter dans le sable pour contourner l’obstacle, s’enlisant et
devant faire descendre sans ménagement les Noirs pour qu’ils aident.
Pour lui, qu’il s’agisse des
migrants ou des passeurs, les Noirs sont des êtres inférieurs destinés par
Allah à servir les Arabes. Il ne va pas plus loin. D’autant que nombre d’entre
eux, dans ce camion, sont des infidèles. Cela ne l’empêche pas de les plaindre
un peu, sachant ce qui les attend à l’arrivée. S’ils arrivent. Lui, en tout
cas, il conduit.
Mais là, il est obligé de
stopper : un autre camion est arrêté de travers sur le bord de la piste,
comme enlisé, le capot levé. Deux hommes viennent au devant de lui, ils
l’attendaient, ils l’ont entendu venir depuis un moment. Massés à l’ombre du
camion, une trentaine de migrants sont assis, écroulés sur le sable. La panne.
Ils sont là depuis plusieurs jours,
leurs provisions d’eau et de nourriture sont épuisées, depuis la veille ils n’ont
pu boire qu’en se partageant l’eau du radiateur. Ils devront attendre encore
quelques jours avant d’être dépannés car, chance incroyable, la jeep d’une
équipe de l’ONG italienne spécialisée dans le forage de puits à Séguédine
passait par là. Leur chauffeur et l’un des passeurs y sont montés pour
retourner à Agadez chercher la pièce qui leur manque.
Avec quelques autres, Célestin
décroche du camion un fût de plastique chargé d’eau qu’ils laisseront aux
naufragés du désert. Ceux-ci pourront ainsi survivre jusqu’au retour du
chauffeur. Lui comme ses compagnons savent que cette eau leur manquera et
qu’ils auront à se restreindre pendant quelques jours.
28
Où l’on
fait l’expérience de la captivité
C’est à Sebha, passé le Fezzan, ce
pays de la soif, que les choses deviennent tragiques pour Célestin-Amadou et
ses compagnons.
Non qu’elles ne l’aient été
auparavant, car Job, malheureusement bien nommé, un Guinéen d’une trentaine
d’années déjà affaibli par de nombreuses difficultés rencontrées au cours de
son voyage, s’est écroulé d’un coup dans le camion. On était en pleine
traversée du Fezzan, le soleil était au zénith et il devait faire dans les 50
degrés.
Job fut le premier à mourir ainsi,
tué par l’épuisement, la chaleur et la soif. Plus tard, ce fut le tour de
Karim, un colosse tchadien déjà tordu par le palu. En entendant les coups
donnés sur la cabine par les émigrants, Abder s’était
arrêté chaque fois en fulminant, était descendu, avait tiré la pelle de sous le
Berliet, cela sans même prendre la peine de s’enquérir des raisons de ces coups
– il était habitué, il savait de quoi il s’agissait. Deux trous dans le sable,
un corps vite recouvert, un entassement de pierres destiné à indiquer la
présence d’un cadavre, et départ immédiat, ce fut tout ce qui resta des deux
malheureux.
Après plusieurs jours d’un voyage
épuisant au-delà de l’imaginable pour les occupants de la benne, Abder gare son camion sur la place centrale de la ville
libyenne de Sebha. Une escouade de Libyens armés semble l’attendre et, à peine
le Cinq-cylindres arrêté, ces hommes pointent leurs kalach
vers les migrants et leur intiment l’ordre de descendre.
Ceci fait, ils les regroupent,
saluent gaiement le chauffeur et les deux passeurs et, sans se soucier des
biens accrochés aux flancs du camion – cela s’ajoutera à la
récompense des trois convoyeurs – ils conduisent la troupe exténuée et
apeurée, par un lacis de venelles étroites, jusqu’à une autre place bordée
entre autre d’un grand bâtiment de parpaings gardé par deux hommes eux aussi
armés.
Il s’agit d’une prison privée, comme
Célestin l’apprendra très vite. On y mène le groupe jusqu’à une grande salle
aux murs nus où se trouvent déjà, contre les murs, accroupis au sol, quelques
dizaines de Noirs en haillons. Le jour n’y entre que par d’étroites ouvertures
grillagées ménagées au ras du plafond. La chaleur y est intense et l’odeur
épouvantable.
Comme les autres, Célestin s’écroule
contre un mur. Ses jambes avaient d’ailleurs eu peine à le mener jusque là. La
langue épaisse et desséchée, il se trouve au bord de l’évanouissement.
Seuls des gémissements, voire des
râles, se font entendre pendant les quelques heures qui suivent, puis Célestin,
plongé dans une sorte de léthargie, sursaute au bruit que fait la porte en
s’ouvrant. Quelques hommes armés entrent et commencent à inspecter en silence
chacun des nouveaux arrivés, manifestement dans le but de les trier. Un premier
groupe est emmené, puis un second, et ainsi de suite.
Célestin est présent mais il se sent
totalement détaché du réel, il voit cela comme s’il s’agissait d’un film.
Hébété, il rit, même, car en observant la façon de faire des miliciens il se
rappelle la façon dont son père triait ses cochons… Puis son tour arrive, on le
fait lever sans ménagement, on le fait sortir en le soutenant, et il se
retrouve bientôt, avec quatre autres, dans une cellule assez grande tout aussi
vide que la salle précédente.
Il y a là, au moins, de quoi boire
et manger. Un seau d’eau et une grande gamelle de bouillie. Chacun se restaure
en silence. Il faudra quelques heures à Célestin pour se rendre compte qu’il
existe un point commun entre ses camarades et lui : ils ont à peu près le
même âge, ce sont les plus jeunes de la cargaison du Berliet. Il y avait donc
bien eu un tri.
Au bout de deux ou trois jours de
cette existence, les jeunes gens sont appelés les uns après les autres pour
être emmenés dans une sorte de salle de bain où ils doivent se déshabiller
totalement, se laver au seau d’eau placé là, s’asseoir sur un tabouret
métallique et se laisser tondre. Cela sans un mot ou presque et sous la menace
d’une arme. C’est ainsi que Célestin voit disparaître ses économies, jusque là
bien cachées sous sa boule de cheveux…
29
Où
survient l’horreur
Les gardes ont laissé ses tongs à
Célestin, mais toutes ses autres possessions sont passées entre leurs mains.
Depuis son faux passeport jusqu’à la bague de cheveux de Kékéli
en passant par ses vêtements. Il ne porte plus qu’une tunique de coton élimée à
l’indigo presque blanchi.
Il en va de même de ses compagnons,
tous musulmans. Lui seul ne l’est pas, ce que les gardes ont pu constater en le
voyant nu. C’est pourquoi il s’est étonné de ne pas avoir subi la torture le
premier. Mais il lui a été donné d’abord d’être témoin plutôt que victime.
Avant cela, il a été interrogé, mais
sans résultat car ses geôliers ont cru constater qu’il ne comprend que le
français, langue qu’ils ignorent. Il s’est bien gardé de répondre à leurs
questions, posées en anglais et en arabe. Aussi l’ont-ils laissé pour l’instant,
attendant peut-être qu’un de leurs complices, plus polyglotte, se joigne à eux.
C’est du moins ce qu’il craint.
Mais pour l’instant, alors que le
soir tombe, trois hommes, des Libyens en tenue camouflée, entrent dans la cellule.
L’un d’eux se tient à la porte de la pièce et couvre celle-ci de sa kalach. Les deux autres ne portent pas arme, l’un d’entre
eux, qui semble le chef, tient simplement une sacoche de toile, l’autre un
tuyau métallique long d’un mètre environ et un tabouret en plastique qu’il
place au centre de la pièce. Sans perdre de temps, il attrape l’un des jeunes
gens et l’assied dessus, ensuite il lui lie les mains derrière le dos.
Il s’agit d’un Nigérian trapu nommé
Issa, âgé de dix-sept ans. Terrorisé, il se met à gémir, la tête baissée, et il
ne cessera de le faire que lorsqu’il hurlera sous les coups.
Le chef inspecte l’intérieur de sa
sacoche et en sort un portable, celui d’Issa. Très calme, il cherche un
renseignement dans le portable, le trouve, et explique tranquillement au jeune
homme qu’il va appeler sa famille et demander qu’on lui envoie deux mille
dollars.
« Tout ce que tu as à faire,
lui explique-t-il, c’est de leur dire que c’est bien toi qui es là, attaché sur
un tabouret, et que tu vas mourir s’ils ne paient pas. Ils auront dix jours
pour le faire. Je leur parlerai ensuite, je leur dirai comment faire parvenir
l’argent. » Après quoi, il compose le numéro et le place devant Issa.
Le jeune homme est terrorisé, il
s’exécute en gémissant et, incapable d’articuler quoi que ce soit d’autre que
son nom, il tombe sur son frère aîné, qui appelle son père. Le chef saisit
alors le portable et transmet son message. Comme le père, au lieu de répondre à
cette demande, se met à poser toutes les questions qui se pressent en son
esprit, le chef fait un signe et son adjoint brandit le tube et l’abat sur
l’oreille gauche du jeune homme, qui pousse un hurlement.
Célestin et les autres détenus,
terrorisés, se tassent chacun sur lui-même, ils tâchent de se faire tout petits
et, voyant le sang couler le long de la joue de leur camarade, se mettent eux
aussi à gémir, ce qui rend plus terrible encore ce que le pauvre père entend
depuis chez lui.
Néanmoins, il tente de discuter, le
marchandage fait partie de sa culture, aussi suppose-t-il qu’il en va de même
de son interlocuteur, mais aussitôt, un autre geste du bandit déclenche un
autre coup, cette fois-ci dans les parties génitales, et ce n’est plus un
hurlement que le garçon émet, mais un cri épouvantable qui ne s’arrête qu’au
moment où la victime s’affaisse, évanoui.
Son père a craqué, évidemment, et
pendant que la brute détache Issa et le traîne, inanimé, contre le mur, le chef
fournit calmement les renseignements nécessaires à l’envoi de la somme exigée.
Il n’a plus qu’à attendre les dix jours annoncés pour la recevoir, faute de
quoi, précise-t-il, le gamin mourra. Ayant mis fin à la communication, il se
tourne vers la forme écroulée et dit : « De toute façon, après ces
dix jours, que l’argent soit là ou non, tu mourras. »
Il inspecte ensuite du regard les
autres jeunes, voit la terreur qui les habite et sourit, ses dernières paroles,
d’ailleurs exactes, n’avaient d’autre but que d’augmenter leur peur et leur
sentiment d’impuissance. Puis il leur tourne le dos et sort, suivi de ses deux
acolytes.
N.B. : Les coups rapportés
ci-dessus m’ont été décrits par un clandestin qui les a subis, a survécu et a
réussi à gagner la France. Je n’ai fait que modifier son nom et sa nationalité
ainsi que les conditions circonstancielles du récit.
30
Où l’on
rejoint la côte…
Célestin n’a pas été soumis aux
mêmes tortures que ses camarades, sans doute parce qu’il est plus facile pour
ses geôliers de le revendre que de le nourrir en attendant de disposer d’un
interprète. Certes, ils possèdent son portable et connaissent donc les numéros
à appeler, mais ils sont pressés et leurs autres victimes suffisent à les
occuper.
C’est pourquoi, quelques jours plus
tard, toujours vêtu de sa seule tunique et chaussé de ses tongs, il fait partie
d’une petite troupe qu’on emmène tôt le matin vers une place ombragée où se
tient une sorte de marché. Dans la bonne ville de Sebha, personne ne s’étonne
de voir deux miliciens armés tirer au bout d’une corde une petite dizaine de
Noirs aux poignets liés. « Encore des clandestins qui se sont fait
avoir », doivent penser les passants.
Sur la place, la petite troupe
rejoint quelques autres groupes d’hommes accroupis sous un arbre ou assis à
l’ombre étroite d’un mur. Disséminés ici ou là, ils sont attachés les uns aux
autres et gardés par d’autres miliciens. Un peu comme sur un marché aux
bestiaux, tous ces hommes liés sont proposés à la vente.
Tout est terminé en fin de matinée.
Des hommes importants flanqués de leur secrétaire et de quelques gorilles sont
passés de groupe en groupe et, écourtant le marchandage habituel mais se fiant
au cours usuel, ont récupéré les nouvelles têtes de leur cheptel.
Célestin a été vendu avec quelques
autres à un négociant de Tripoli spécialisé dans la fourniture de main d’œuvre.
Ses principaux clients sont les services de maintenance des installations
pétrolifères du port de Zaouïa, à l’ouest de la ville, mais il répond aussi aux
demandes d’entreprises locales, voir d’administrations.
Ces employeurs considèrent les personnels
qu’il leur envoie comme des intérimaires dont ils n’ont pas à questionner
l’identité ni le statut légal : pour eux, c’est l’affaire du négociant, et
c’est à lui qu’ils versent les salaires correspondants. Mais bien sûr, tout le
monde sait ce qu’il en est, et nombre de ces responsables ont investi eux aussi
dans le trafic d’êtres humains.
Pour le moment, le groupe auquel
appartient Célestin se retrouve dans un camion qui traverse le désert libyen en
direction de la côte. Cette fois, les prisonniers sont assis, mains et pieds
déliés, mais une corde les relie les uns aux autres et deux gardes armés sont
avec eux. Ce sont eux-mêmes des clandestins, un Gambien et un Tchadien passés
au service du négociant. Nul doute qu’ils abattraient le premier qui tenterait
quelque chose.
Leur patron est parti devant dans
une limousine avec son chauffeur, son secrétaire et deux gardes du corps. En
Libye, la sécurité d’un homme d’affaire comme lui n’est jamais assurée. Il a
d’autres affaires à régler et l’équipe responsable du camion sait ce qu’elle a
à faire.
Effectivement, elle le fait. Les
clandestins, une douzaine, sont livrés deux jours plus tard, au soir, au
directeur d’une sorte de prison privée située dans les environs de Zaouïa. On
les déverse dans une chambrée où se trouvent déjà quelques prisonniers, la
plupart originaires du Sud nigérian et que l’on suppose par conséquent habitués
au travail des raffineries.
Le sol est carrelé, les fenêtres
sont pourvues de grilles auxquelles sont accrochées des serviettes de toilette
plus ou moins humides, une pile de matelas en mousse occupe un coin de la
pièce. C’est tout. La porte n’est pas fermée, les hommes peuvent circuler dans
le couloir et rejoindre ainsi les occupants d’autres chambrées ou se rendre à
la salle d’eau ou aux latrines. Mais la large porte qui relie ce couloir à
l’extérieur est verrouillée, munie de barreaux, et qui s’en approche peut
constater la présence à l’extérieur de deux gardes armés.
Célestin est enfin parvenu à gagner
la côte méditerranéenne, mais dans quelles conditions ! Esclave et
dépourvu de tout. Il se laisse tomber le long d’un mur, imitant ainsi la
plupart de ceux qui l’accompagnent ou qui sont déjà présents. Il enserre ses
genoux de ses bras. Son Dieu l’a abandonné, alors il ferme les yeux et tourne
son esprit vers son unique lumière, le souvenir du visage de Kékéli.
31
Où l’on
rêve de s’échapper
Quelques semaines ont passé. Pour
l’essentiel, les conditions pratiques dans lesquelles vit Célestin n’ont guère
changé. Tout au plus lui a-t-on remis un matelas, quelques vêtements et de quoi
se laver. Le changement le plus notable est évidemment que maintenant, comme la
plupart de ses codétenus, il a été mis au travail dans une raffinerie de
Zaouïa.
Tous les matins, deux gardes conduisent
les ouvriers à l’usine et les ramènent le soir. Le reste du temps, ils sont
apparemment libres d’aller et venir mais en réalité surveillés, car certains
d’entre eux sont utilisés comme indics.
N’ayant aucune qualification
particulière, Célestin, toujours connu sous le nom d’Amadou, est affecté à la
maintenance sous l’autorité d’un collègue plus averti, un clandestin malien
nommé Mamadou, de vingt ans son aîné. Dix à douze heures par jour, ils sont
chargés de la manutention et du nettoyage au sein d’une section de l’immense
usine, ceci sans jour de repos.
Pour ces hommes, il y a une cruauté
supplémentaire à se trouver ainsi prisonniers et asservis alors que le but
qu’ils poursuivent depuis des mois au prix de tant de souffrances est là, à
quelques centaines de mètres. La côte, la mer, les bateaux. Et au-delà, la
liberté et, pensent-ils, le bonheur.
Ils sont comme de fidèles croyants
arrivés aux portes du paradis grâce à leurs mérites, mais toujours refoulés
pour d’obscures raisons qui tiennent à l’arbitraire de leur dieu. Néanmoins ils
persévèrent, ils gardent en leur cœur le désir d’entrer au pays des délices,
ils ne faibliront pas, certains d’être appelés au bout du compte, certains que
c’est écrit.
Tel est Célestin. Si ce n’était pas
le cas, que lui resterait-il, sinon l’envie de se laisser mourir ? Or il a
pu appeler Kékéli, juste quelques mots destinés à la
rassurer, et cela n’a fait que renforcer sa détermination. Il n’a pas le droit
de la décevoir : maintenant qu’il est arrivé à proximité de la mer, elle
le croit prêt à traverser. C’est ce qu’il va s’efforcer de réaliser.
C’est un contremaître, un Égyptien,
qu’il lui a prêté son téléphone. Il a été ému par la jeunesse de ce petit
Togolais et s’est intéressé à lui. Cet intérêt s’est renforcé quand, à certains
signes évidents, il a compris que ce garçon n’était pas musulman mais
probablement chrétien. Lui-même, Boutros, est copte, membre de cette communauté
chrétienne malmenée dans son propre pays.
Boutros est dans la cinquantaine.
Comme nombre de ses compatriotes il est venu en Libye pour la paye et a laissé
au pays femme et enfants, et parmi ceux-ci son plus jeune fils, qui a l’âge de
Célestin. Ceci explique sans doute cela…
Bien entendu, cette relation
naissante s’est installée entre eux de la façon la plus discrète. Il n’est
question ni pour l’un ni pour l’autre de se faire prendre à simplement se
parler, sauf pour les impératifs du travail. Mais il y a toujours moyen, et
cela s’est fait par toute sorte de petites ruses. Cela a commencé par quelques
sourires, puis par une cigarette, le besoin d’un coup de main, une pause
imprévue due à la panne d’un injecteur, et ainsi de suite…
Seul, Mamadou a perçu ce manège mais
il n’a rien dit. Il s’est contenté d’une allusion : « Fais attention
à toi, petit, il y a des yeux partout. » Lui aussi a
des fils et des filles au pays.
La sollicitude de ces deux amis
n’empêche pas Célestin de penser sans cesse à s’échapper et à rejoindre la
plage d’où, dit-on, se lancent les bateaux gonflables en partance vers
l’Europe. Il y pense lors de ses insomnies et se bâtit toute sorte de systèmes
tous plus ingénieux les uns que les autres mais tous irréalisables.
Ce n’est pas la fuite qui lui paraît
impossible, d’autres avant lui ont réussi à quitter l’usine sans se faire
prendre. Mais la question insoluble est celle de l’argent : pour être
accepté sur un bateau, il faut payer. Payer une fois de plus. Or s’il est logé,
nourri, au besoin soigné, il ne perçoit pas un sou en paiement de son travail.
Il est esclave.
32
Où l’on réfléchit beaucoup
De nombreuses semaines ont à nouveau
passé, qui sont devenues des mois. Maintenant, Célestin fait partie des
anciens, dans sa prison comme à la raffinerie. Son existence suit une routine
bien installée. Ses journées sont toujours les mêmes, à quelques différences
près dues aux aléas de la production, au travail, ou à l’arrivée ou au départ
de tel ou tel dans la chambrée.
Et là, c’est à chaque fois, pour
lui, une rencontre et une nouvelle histoire à écouter. Il a vite compris, en effet,
que ce que raconte de son odyssée un nouvel arrivé va peut-être lui apprendre
quelque chose d’utile à savoir. Pour se sauver.
Car il n’en a pas abandonné l’idée,
bien sûr. Il ne pense qu’à cela. Tout, en lui, est tendu vers ce but unique,
s’enfuir. Il a compris qu’il ne pourra gagner de quoi monter sur un bateau que
s’il est libre. Que c’est une fois libre qu’il pourra trouver l’argent
nécessaire, par quelque moyen qui se trouvera.
C’est pourquoi rien de se qui se
passe lors de sa marche matinale vers l’usine, ou nocturne vers la prison, ne
lui échappe. C’est pourquoi, aussi, il n’oublie pas un mot des récits de ses
codétenus : ce qui a réussi ou raté lors de telle tentative d’évasion, la
localisation des postes de police, la façon dont tel emploi rétribué a pu être
trouvé et gardé pour un temps, la description des lieux, des routes, des
plages, et même certains noms de clandestins aguerris ou de passeurs, tout cela
est présent dans son esprit.
Tout cela, aussi, est rigoureusement
classé en fonction de diverses catégories de scénarios d’évasion. Celui qui
commence par une fuite à toute jambe lors d’un transfert comme celui où l’on
doit d’abord neutraliser les gardes. Celui dans lequel on est parvenu à
rejoindre les bas-quartiers de Zaouïa comme celui où l’on va rejoindre
directement une plage d’embarquement. Celui où l’on trouve un boulot au noir
chez l’habitant comme celui où l’on passe un accord avec un passeur en appelant
à nouveau Kékéli à l’aide pour le financer. Et ainsi
de suite.
Dans tout cela, une chose que
Célestin a comprise, c’est qu’aucune considération adventice ne doit venir
interférer dans son parcours. Cela veut dire par exemple qu’il n’y a pas
d’amitié ni de solidarité qui compte pour lui. Rien de ce qui pourrait arriver
à Boutros ou à Mamadou, ou à quiconque, s’il avait réussi à fuir ne doit lui
importer. À chacun son sort. C’est ainsi, un clandestin n’a pas d’amis,
seulement des partenaires de rencontre.
L’un de ces scénarios, le plus ardu,
comprend la nécessité de blesser ou de tuer. Célestin y est prêt. En elle-même,
sa vie n’a aucun prix pour ceux qui le tiennent en esclavage, il a eu
l’occasion de constater au cours de son parcours à quel point ils sont sans
pitié. Il sera comme eux. Qu’ils meurent si cela doit lui procurer la liberté.
C’est pourquoi il s’est ingénié à se procurer une arme.
Ce qu’il a fait en dérobant une lame
de scie à métaux cassée, au bout effilé et coupant. Il la garde cachée entre la
toile et la mousse de son matelas.
Pour toutes ces choses, il a le
temps de réfléchir au long de journées consacrées à nettoyer, balayer, huiler, trimballer ceci ou cela. De nombreuses
pensées lui occupent l’esprit sans que ses gardiens ne puissent y contrevenir.
L’une d’elles ne lui plaît guère, celle qui le concerne lui-même. Il se voit
peu à peu devenir semblable aux criminels qui le tiennent esclave. Il n’a plus
rien du jeune garçon idéaliste qui s’est engagé dans cette aventure. Il s’en
rend compte.
Au départ, s’il avait décidé de
partir, c’était plus pour une question de dignité que pour devenir riche. Il
lui avait fallu montrer aux Blancs qu’ils n’avaient pas le droit de tout
prendre et de tout garder, qu’il avait droit lui aussi aux bonnes choses. Que
lui aussi était un être humain. Mais maintenant, il sait qu’on ne peut devenir
quelqu’un qu’en se battant, qu’en devenant aussi mauvais, aussi violent que les
autres, Blancs ou Noirs.
Et il se dit, avec quelque
inquiétude, que Kékéli aurait du mal à le
reconnaître.
33
Où l’on s’évade
Ce jour-là, le temps est propice à
une évasion. Un sirocco souffle avec violence et recouvre toute chose d’un
voile rosâtre, un sable fin entre partout, rend l’air irrespirable et oblige
les marcheurs à protéger presque complètement leur visage. Célestin décide
alors de passer à l’action.
Son plan est arrêté, il sait vers
quel endroit précis, l’entrée d’une venelle partant de la route qu’il va
emprunter avec les autres, il va se mettre à courir une fois que ce qui doit
être fait l’aura été. Il a tiré sa lame de sa cachette, en a entouré d’un
chiffon la partie non cassée, et l’a serrée sous l’habit contre son torse.
Comme chaque matin, les deux gardes
ouvrent la porte, appellent les esclaves, les font sortir et attendent qu’ils
se mettent en rang par deux, puis l’un part devant, le groupe le suivant docilement,
et le second ferme la marche, sa kalach bien calée
sur le bras gauche replié. Tous, prisonniers comme gardes, pliés sous le vent,
ont la tête enroulée dans un chèche qui leur couvre presque entièrement le
visage.
Célestin a fait en sorte de marcher en dernier.
Lorsque la troupe arrive à proximité de l’endroit choisi, il sort doucement sa
lame, se retourne vivement et en frappe le garde à la gorge. Le coup est violent et l’arme entre sans difficulté dans le cou de
l’homme et le traverse. Le garde s’effondre alors sans un mot.
Célestin a parfaitement calculé le
temps de son action, il est maintenant juste en face de l’entrée de la venelle
et il y court à toute jambe avant même que les uns ou les autres ne
s’aperçoivent de rien. Le temps que le premier garde se rende compte qu’une
sorte de trouble a parcouru le groupe de ses prisonniers, se décide à arrêter
la marche et à appeler son collègue, le fugitif a disparu dans un dédale au
sein duquel il se perd.
Il mettra longtemps à sortir de
cette sorte de bidonville dans lequel il a trouvé refuge. Là, personne ne va se
préoccuper de ce passant, le sirocco le protège, qui pousse les gens à rester
chez eux, ainsi que son chèche, qui cache son visage.
Le bidonville est caché au creux de
dunes qui le séparent de la côte. Lorsque Célestin débouche d’une dernière
venelle, il se trouve au pied de l’une de ces dunes, qu’il escalade pour se
trouver enfin devant la mer. De cette hauteur, il discerne à sa gauche, à
quelque distance, les installations de la raffinerie, et à sa droite, les
premières constructions de la ville. La plage n’est séparée de la dune, qu’il
dévale, que par une étendue de broussailles, il la traverse en courant.
Il a réussi, il est parti il y a des
mois du Golfe de Guinée, dans l’Atlantique, et il plonge maintenant, nu, dans
la mer Méditerranée… Son premier bain d’homme libre, pense-t-il, dos au vent,
lorsqu’il s’assied sur le sable le temps de sécher.
Il reste longtemps ainsi. Puis cet
enthousiasme le quitte. C’est maintenant le matin et le voici quasiment nu,
affamé, dépourvu de tout, et seul. Peut-être pourchassé. Alors il retourne se
cacher dans les broussailles en attendant le soir.
Là, il a à nouveau le temps de
réfléchir. Son plan prévoyait qu’il ne serait peut-être pas totalement
abandonné, qu’il existe au moins en Libye un point de chute possible. Il savait
cela très aléatoire mais il n’avait que cela à sa disposition.
Grâce au récit d’un de ses
codétenus, il avait appris en effet qu’un ancien clandestin, un Gambien,
s’était finalement décidé à rester en Libye et qu’il avait pu s’y installer et
y travailler. Il connaît son nom, sait qu’il habite aux abords de Tripoli, à
l’ouest de la ville, et exerce la profession de mécanicien auto. Il sait enfin
que cet homme-là, un nommé Alphonse Jallow, a accepté
une fois d’aider l’homme qui parlait de lui.
Célestin n’a donc que le choix de
rejoindre Tripoli. C’est à une soixantaine de kilomètres, il le sait, et c’est
sur la côte. Il va donc pouvoir suivre celle-ci de nuit, après quoi, une fois
arrivé, il jouera cette dernière carte. Il lui reste alors une question :
comment trouver à manger… ?
34
Où l’on mange et l’on boit
Célestin a retrouvé la liberté. Il
est maintenant au bord de cette Méditerranée qu’il a tant voulu rejoindre. Il y
a trempé les pieds. Mais, de haut en bas, ses seuls biens sont un chèche, un
caleçon, un survêtement et une paire de tongs avachis. Avec le danger d’être
repris à tout moment. Et un mince espoir, celui de trouver à Tripoli un inconnu
susceptible de l’aider. Et rien à manger.
Rien à manger, cela lui donne des
crampes alors qu’il attend le soir, caché dans les broussailles. À ce sujet il
lui reste aussi un espoir. Boutros, l’ouvrier égyptien, chrétien comme lui.
C’est pourquoi, dès la nuit
tombante, il se dirige vers la raffinerie dans laquelle il travaillait encore
quelques dizaines d’heures auparavant. Il met un certain temps à trouver la
sortie par laquelle les ouvriers libres quittent les lieux, puis il s’installe
non loin, dans un parking, caché par l’ombre d’un poids-lourd. Et il attend.
À l’heure habituelle, les employés
commencent à affluer vers la sortie. Il fait presque nuit, il n’est pas facile
de distinguer chacun d’entre eux, c’est une foule, mais ils ne passent la
grille que par petits groupes, voire un à un, et finalement Boutros apparaît,
franchit seul la sortie et, au travers d’un large espace de terrain vague,
s’éloigne vers les lueurs proches d’une sorte de banlieue.
Célestin rejoint subrepticement l’un
des groupes qui vont dans la même direction, marche un temps avec lui, puis
accélère légèrement et finit par rejoindre l’Égyptien et avancer à ses côtés.
Au bout de quelques pas, l’autre, intrigué, se tourne vers lui et le dévisage,
puis le reconnaît. Pour Célestin, tout va se jouer maintenant : que va
dire, que va faire le copte ?
Il ne dit ni ne fait rien, il
marche. Célestin à ses côtés. Au bout de quelques centaines de mètres, ils
rejoignent une ruelle qui traverse quelques misérables baraques. La ruelle devient
une rue bordée de maisons basses, et Boutros avance toujours dans l’ombre,
flanqué de Célestin, puis bifurque dans une venelle et finit par s’arrêter
devant une porte, qu’il ouvre à l’aide d’une clé. Puis il s’efface pour laisser
entrer le jeune homme.
Célestin se retrouve dans une petite
pièce aux murs nus peints à la chaux et pauvrement pourvue de quelques meubles,
dont un lit. L’ensemble est spartiate et seul un petit poste de télévision lui
procure une touche de modernité toute relative. Au fond, une ouverture laisse
paraître, rideau tiré, un petit espace à l’air libre clos de hauts murs.
Boutros est entré, a soigneusement
refermé, s’adosse à la porte et demande en arabe : « Que
veux-tu ? » Son visage ne laisse rien paraître, ni peur, ni colère, ni
sentiment. « J’ai faim », répond Célestin. Et en mauvais anglais, il
ajoute : « Je vais marcher un long chemin, donne-moi de l’eau, trois
litres, et des biscuits pour plusieurs jours, avec un sac, alors je pars et
c’est tout. »
Boutros ne répond pas. Il montre une
chaise, près de la table, et il se dirige vers un placard, l’ouvre et en sort
une petite marmite de terre cuite. Un réchaud à gaz trône sur une paillasse, il
y pose la marmite et allume le gaz dessous. Puis il retourne au placard, en
sort une bouteille en plastique, deux petits bols eux aussi en terre cuite et
deux cuillers. Il met le tout sur la table. Ensuite il fait de même avec deux
assiettes creuses, puis fait signe au fugitif de boire.
Célestin s’assied et boit. C’est de
l’eau, ça lui convient, sa soif n’aurait pas accepté autre chose. Boutros le
regarde et dit en anglais : « Dors ici cette nuit et reste ici
demain. Ne sors pas. Demain soir, je te donnerai ce que tu as demandé puis tu
partiras. Je ne t’ai pas vu. » Célestin répond « Amen ! », c’est le seul mot qui lui vient.
Ensuite ils mangent. C’est une sorte
de chorba bien épaisse, avec quelques lambeaux de mouton. Ceci fait, Boutros
retourne au placard, en sort une fiole de verre contenant un liquide sombre. Il
sert Célestin et ils boivent. C’est du vin. Puis Célestin se couche dans un
coin de la pièce sur une couverture pliée en deux et il dort.
35
Où l’on maraude
Marcher de nuit et dormir le jour.
Suivre le long de la côte, la plupart du temps sur la plage, parfois par les ruelles
éparses d’une banlieue, passant d’une ombre à une autre. Dormir dans les
buissons, dans un creux de sable ou un nid de racines d’arbre. Rester toujours
en éveil, se cacher à la moindre approche.
Faucher un fruit au passage pour se
rafraîchir la bouche. Sentir s’alléger jour après jour le sac de plastique
porté sur le dos grâce à des bretelles de ficelle. Voir ainsi diminuer la
réserve d’eau ou de biscuits… Comprendre donc que le but se rapproche.
Célestin marche depuis trois jours,
la plupart du temps pieds nus dans le sable. Il économise ses tongs. Et ce
soir-là, dès le crépuscule, il émerge d’un tas de feuilles sèches que le vent à
amassé dans un petit creux de dune. Il s’ébroue, se lève et regarde vers l’Est.
La ville est là, ses lumières, clignotantes à cause de la buée de chaleur,
semblent à portée de main. Tripoli.
Plus près de lui, bien avant les
lumières de la ville, il distingue les premières baraques éparses, et il les
voit se tasser les unes contre les autres au fur et à mesure qu’elles deviennent
une sorte de bidonville. Plus loin elles formeront les rues des premiers
faubourgs. C’est là qu’il doit se rendre et s’enquérir du mécano gambien. Il
touche au but.
Mais, il le sait, il approche aussi
du danger. Parcourir ces ruelles et ces souks obscurs, parler,
interroger, c’est se jeter dans la gueule du loup. Un jeune Noir inconnu comme
lui sera vite arrêté, battu et enlevé pour être asservi ou vendu.
Il convient de réfléchir,
pense-t-il. Aussi décide-t-il de rester un jour de plus caché dans son nid
odorant. Il va ainsi se donner le temps de mûrir un plan. De plus, il a besoin
de repos.
La question est simple à
formuler, la réponse l’est moins : comment traverser ces lieux sans passer pour
ce qu’il est, un esclave en fuite ? Il y réfléchit. Seul au monde comme il
est, il a dû s’habituer à penser seul.
Ça dure longtemps mais il trouve. La
réponse consiste à se faire passer pour un serviteur envoyé quelque part par
son maître. Quant à ce quelque part, il serait intelligent qu’il s’agisse de
l’atelier d’un mécanicien… Célestin carbure là-dessus un bon moment et comprend
qu’il doit prendre un risque. Il lui faut trouver quelque chose, une pièce de
moteur, par exemple, qu’il puisse transporter péniblement au long des rues, en
bon serviteur harassé et terrorisé.
Bref, il lui faut trouver une casse,
de nuit, et voler quoi que ce soit qui corresponde à cette idée. Chez lui, à
Lomé, les casses sont nombreuses – et pour cause, compte tenu de l’état général
des voitures, des routes et du mode de circulation – et on les trouve toujours
aux abords des villes. Il suppose qu’il en va de même là où il est.
Il se décide donc à partir vers les
bâtiments dès la nuit tombée, et à y chercher méthodiquement ce trésor, un
arbre à came, par exemple, qui ait l’air endommagé... En fait, il se fait une
idée assez précise du genre de lieu où trouver ce qu’il cherche, et il y
réussit au bout de quelques heures occupées à passer d’une zone sûre à une
autre. Sans manquer néanmoins de déchaîner parfois des aboiements furieux ou de
susciter l’apparition de cônes de lumières
trouant la nuit à la recherche d’une silhouette mobile, humaine ou
animale.
Le voilà enfin devant un enclos
cerné de barbelés dans lequel tous les états du malheur automobile sont
représentés. Les barbelés ne le retiennent pas, il les passe sans une éraflure,
et il se met à errer au milieu des cadavres de voitures en direction du hangar
qui forme l’un des coins de l’enclos.
Le hangar est fermé, mais ses murs
de tôle ne dépassent pas en hauteur la taille de Célestin. S’aidant d’un
poteau, il passe par dessus et se retrouve enfin dans la salle au trésor. Il
s’est juste un peu entaillé l’avant-bras en ressortant quand il ramène son
butin dans les dunes.
C’est ainsi qu’au matin, un jeune
Noir dépenaillé, chargé d’un arbre à came en partie rouillé, traverse les
faubourgs de Tripoli, demandant son chemin en mauvais arabe.
36
Où l’on se fait servir
Alphonse voit le gamin entrer dans
son enclos, portant son fardeau ridicule, et il comprend. Il le laisse approcher
et quand il est à portée de voix, il lui dit de poser ce truc, là, cet arbre à
came pourri, sur le tas de ferraille. Il lui parle en français et ça marche, le
jeune comprend et obtempère. Puis il rejoint le colosse.
Celui-ci lui fait un peu peur. C’est
sa taille et son poids, il doit bien faire dans les deux mètres et peser dans
les cent-dix kilos. De plus, les scarifications traditionnelles de son visage
ne l’embellissent pas, loin de là, il a l’air
terrible, on comprend pourquoi les Libyens lui fichent la paix…
Célestin a eu du mal à trouver
l’atelier de Jarrow. On lui a indiqué deux ou trois
mécaniciens, dans ces faubourgs de Tripoli, mais il a su, à chaque fois,
repérer de loin qu’il s’agissait d’Arabes, non d’un Noir. Il devait alors
repartir loin de là pour qu’on ne lui parle pas à nouveau du même type. Cela
lui a pris toute la matinée et une partie de l’après-midi.
Mais ça y est, il est arrivé, le
voici devant celui qui peut, d’un mot, l’envoyer à la mort ou lui sauver la
vie. Ce qui l’inquiète le plus, sur le moment, c’est de savoir si cet homme a
appris qu’un esclave noir est en fuite après avoir tué son gardien ?
Sur ce point, il a tort de
s’inquiéter. On est en Libye, un mort de plus ou de moins, dans ce pays où
sévissent à la fois une guerre civile et les actions d’une multitude de bandits
armés prêts à tout, cela ne fait pas la Une des médias…
Non, Alphonse ne sait qu’une chose,
en regardant ce gamin qui tremble manifestement de fatigue, de faim et de peur
à la fois, c’est qu’il devrait le renvoyer en lui disant de se débrouiller tout
seul. Ou, au mieux, lui donner à manger et à boire, un coin et une natte pour
dormir, puis appeler la milice du quartier et se débarrasser ainsi de lui. Et
pourquoi pas ? Sa sécurité, à lui et aux siens, serait à ce prix dans ce
pays de fous.
« Tu as des
papiers ? » demande-t-il. Le silence qui lui répond le renseigne…
Bon, se dit-il, occupons-nous
d’abord de le tenir en vie, on verra après. Et, appelant un gamin qui se trouve
être le dernier de ses fils, il lui donne l’ordre d’emmener ce jeune homme
jusqu’à la salle des femmes afin qu’elles
s’occupent de lui.
C’est ainsi que Célestin se retrouve
installé sur un grand sofa, dans la pénombre rafraîchissante d’une salle où une
matrone en boubou le toise d’un air sombre, tandis que deux jeunes filles
rieuses s’affairent autour de lui, attachées à lui fournir thé à la menthe,
fruits et galettes de maïs à profusion. N’était le sourcil froncé de la grosse
dame, il se roulerait en boule sur le sofa et s’endormirait béatement.
Madame Annonciation quitte la salle,
rejoint l’atelier et va droit à son mari. Elle n’est pas contente. C’est la
deuxième fois qu’il accepte d’aider un migrant, c’est de la folie, voilà ce
qu’elle pense, et ce qu’elle pense, d’habitude, elle le dit haut et fort. Mais
là, elle ne peut se faire entendre, il suffirait que les oreilles environnantes
perçoivent le mot "migrant" pour que naisse le danger. Elle a oublié
qu’entre eux, elle et son époux parlent diola... Alors elle roule vers son
homme des yeux furibonds, ce qui suffit à lui transmettre le message.
Il lui fait signe de le suivre dans
son repaire, un cagibi enfumé et crasseux qui lui sert de bureau. Là, porte
fermée, il lui pose la question, il a toute confiance en son jugement et suit
le plus souvent ses conseils : « Il n’a pas de papiers. J’appelle la
milice ou je le conduis chez Abdou ? »
Elle reste silencieuse. Une chose
est de se protéger, une autre est de condamner ce jeune homme à mort. Alors pas
de milice. Reste Abdou. C’est un Tchadien, un homme d’affaire de second plan
ami du couple. Il cherche toujours de la main d’œuvre à fournir à bas prix aux
entrepreneurs du bâtiment. Prendrait-il le risque ?
Alphonse attend la réponse, alors
elle ne dit que ces mots : « Trouve-lui des papiers. »
37
Où l’on charrie du béton
Abdou regarde le passeport que lui
tend son ami Alphonse, puis il regarde le jeune homme qui est censé aller avec
ce passeport. Il sourit, puis il regarde à nouveau le passeport. Puis il
regarde à nouveau son ami Alphonse. « ça
ira pour cette fois, lui dit-il en arabe, mais n’en fais pas une habitude. Je
te le prends parce que c’est toi, mais c’est le premier et le dernier. En fait
il vient d’où, ton gars ? Parce que je ne crois pas trop ce que dit ce
passeport de lui, ce garçon n’a pas vraiment l’air d’un Nigérien. Je suis
nigérien, tu ne me tromperas pas là-dessus. »
– C’est un Togolais », répond Jarrow, pas trop à l’aise.
– Même pas musulman, j’en suis sûr !
Je vois que tu soutiens les tiens… Enfin ! Il a l’air d’un bon garçon,
ton… Rachid ! »
Et Abdou éclate de rire. C’est un
bon vivant, pas trop regardant sur la religion, sauf en apparence. Il attrape
Célestin et fait mine de le palper comme le ferait un esclavagiste, puis il lui
dit en français : « Allez, mon garçon, viens avec moi, je vais te
mettre au boulot ! » Puis, se tournant vers Alphonse : « Ne
t’en fais pas, rassure Madame Annonciation et oubliez tout ça : vous
n’avez jamais vu ce garçon-là. »
C’est ainsi que Célestin, devenu
Rachid, est immédiatement conduit sur un chantier et se retrouve dare-dare à
côté d’une bétonnière une pelle à la main. Il s’agit de la construction d’une
grande villa destinée à la famille d’un homme d’affaires important.
L’arrivée sur place du petit nouveau
ne semble intéresser personne, on lui fait ici ou là un geste de la main ou du
menton, et puis c’est tout : c’est juste un manœuvre de plus qui trouvera
sûrement ses repères dans l’équipe... Au soir, on lui fera une place dans le
cantonnement.
Mais ce soir-là, au débauchage,
Célestin aura la peur de l’année : le futur propriétaire de la villa n’est
autre que le "Boss" libyen qui l’a acheté à Sebha il y a plusieurs
mois avec quelques autres esclaves noirs… Il se rassure vite : l’homme n’a
aucune raison de s’intéresser à lui, encore moins de le reconnaître ; pour
lui, ce gamin maigrichon n’est qu’un jeune Noir anonyme, pas grand chose de
plus qu’un bourricot.
C’est ainsi que commence une
nouvelle phase du déjà long parcours de Célestin. Désormais, il s’agit pour lui
de réunir assez d’argent pour se faire accepter sur un bateau partant pour
l’Europe. Il ne sait pas encore combien il va gagner grâce à son nouvel emploi,
mais ce qu’il sait, c’est que ce ne sera pas lourd et que cette phase prendra
des mois… À moins qu’il ne trouve le moyen d’accélérer les choses !
Pour le moment, il remue le béton
jour après jour, après s’être installé dans le baraquement que ses nouveaux
collègues, pour la plupart des Arabes originaires d’Égypte, de Tunisie ou du
Soudan, appellent le cantonnement. Juste une baraque de chantier composée de
plusieurs éléments accolés et plantés sur un terrain vague. Mais, luxe
inhabituel pour lui, il y dispose d’un lit de camp.
Parmi les manœuvres se trouve un autre
jeune Noir, un Malien surnommé Maghiz (la
chèvre). C’est la mascotte de l’équipe, et un peu plus à l’occasion… Célestin a
repéré assez vite à quoi sert le jeune garçon pour certains membres de
l’équipe, et il s’est d’abord inquiété à ce sujet. Que ferait-il s’il était mis
en demeure, plus ou moins civilement, de se prêter au désir de l’un ou de
l’autre ? Mais il s’est rassuré assez vite, là aussi, car pour une raison
qui lui échappe, la question ne s’est pas posée.
Il ne se rend pas compte qu’il n’a pas
le profil exigé. Il n’est plus le jeune garçon naïf qui a quitté Lomé il y a
des mois. Ses aventures – ou plutôt le parcours que lui a imposé l’Aventure
dans laquelle il s’est lancé – lui ont donné à son insu l’allure d’un
combattant aguerri. Sec et affûté. Et, tout jeune et noir qu’il soit, les
aînés, parmi ses collègues arabes, ont perçu cela chez lui et le respectent.
38
Où l’on hésite
Cela fait plus de deux ans que
Célestin a quitté Lomé pour se lancer dans l’Aventure. Au bout de ce temps, Kékéli a cessé de l’attendre. Elle est maintenant fiancée
avec Blondin, le cousin germain de son premier amour. Ils se marieront plus
tard, ils sont encore très jeunes, mais leur avenir est tout tracé : le
garçon sera fonctionnaire à la préfecture comme son père et ils habiteront chez
sa mère. Celle-ci fait agrandir.
Depuis quelques temps, il faut bien
le dire, le téléphone chauffait beaucoup moins qu’au début entre Célestin et Kékéli. Elle avait perdu la foi en ce qui concernait la
réussite de leur projet. L’image héroïque qu’elle s’était faite de son amoureux
s’était ternie, à la longue, surtout depuis qu’elle avait dû lui envoyer de
l’argent à plusieurs reprises pour le tirer d’une calamité ou d’une autre. Et
puis deux ans, c’est long quand on a seize, dix-sept, dix-huit ans… Alors vers
la fin, selon son habitude elle mentait. On ne se refait pas.
De son côté à lui, certains aspects
de la relation amoureuse lui manquaient… Jusqu’à son arrivée à Tripoli, il
n’avait guère eu le temps ni la force de penser aux filles, mais à partir du
moment où il a commencé à disposer d’un toit, d’un lit et d’un salaire,
encouragé par ses collègues il s’est mis à fréquenter les prostituées noires de
la ville.
L’une d’elles lui a plu, en
particulier, et il est devenu pour elle un peu plus qu’un client. Honey, une éwé ghanéenne dodue, plus âgée que lui et mère
de deux enfants sans père. Rien de vraiment sérieux entre eux, mais un petit
sentiment tout de même. Et puis Honey est chrétienne,
elle porte une belle croix d’or sur sa peau brune, c’est joli, et elle fredonne
des cantiques toute la journée, même au travail. Elle rappelle à Célestin la
pauvre Victoria. Pour lui, c’est un peu comme si celle-ci, qu’il aimait bien,
était retrouvée.
Puis le jour est venu où c’est
Blandin qui a répondu au téléphone, à la place de Kékéli,
et où tout a été dit. Fin de l’histoire.
C’est cette occurrence qui a remis
les idées en place chez le jeune homme. Depuis quelques semaines qui étaient
devenues des mois et qui semblaient devoir se prolonger en durée indéfinie, il
avait presque perdu de vue son but initial. Les dangers et les souffrances du
voyage avaient si bien fait place à une sorte de temps de latence que la dure
concentration nécessaire à l’Aventure s’était fendillée… Célestin n’avait plus en
lui, comme auparavant, la densité et la dureté d’une balle de fusil qui file
vers son but quoi qu’il arrive, devrait-elle passer au travers des obstacles.
Il s’était amolli. Dans son esprit,
d’ailleurs, l’éloignement de Kékéli y était aussi
pour quelque chose. Il n’avait plus rien à prouver à
personne. Sauf à lui ? Pas seulement, toutefois, car il devait encore
quelque chose à certaines ombres, comme à celle de Koffi, ou même à celle de
Victoria… Étaient-ils morts pour rien ?
Alors il a fait le point : désirait-il
encore rejoindre l’Europe ? Ou préférait-il sa vie en Libye, une vie qu’il
pouvait entrevoir, celle qu’il partagerait avec Honey
et ses enfants, une Honey qu’il aurait tirée de sa
condition actuelle pour qu’elle rejoigne sa maison, la maison qu’il achèterait
et qu’elle tiendrait ?
Jolie petite histoire… ternie
néanmoins par le sort fait aux Noirs en Libye, sort plus que précaire. Célestin
est resté longtemps à se battre avec ces sortes de stances à la Rodrigue. Je
pars, je reste.
Mais un soir, il s’est fait tabasser
par quelques durs envoyés par le mac de Honey et il a
compris : sa place dans l’existence, dans ce monde de misère, avait un
nom : l’Europe. Là où l’on aime les Noirs aventureux au point de les
accueillir et de leur offrir une belle vie…
Alors il a endossé à nouveau
l’esprit, l’âme et le corps du migrant. Il a cessé de rêver et il s’est
appliqué à trouver l’argent nécessaire au voyage. Sa visée a maintenant pour
objet la mer à traverser.
39
Où règne l’insomnie
Pourquoi dit-on être mis au pied
du mur ? Célestin se le demande. Pour lui c’est plutôt se trouver
au bord de la mer… Cela veut dire pas d’autre solution que traverser.
Et cela veut dire aussi trouver l’argent. De mille à deux mille euros, lui
a-t-on dit.
Et plus il y pense, plus il comprend
qu’il ne dispose pas d’autre moyen d’obtenir cette somme que de la voler. Il
n’aime pas l’idée mais qui lui en propose une autre ? Qui va le lui
donner, cet argent ? Personne.
Alors, intérieurement, il se raidit.
N’a-t-il pas déjà volé ? se demande-t-il. Ni même tué ? se souvient-il. Personne ne lui a donné le choix. Devait-il
se contenter de son statut d’esclave ? A-t-il demandé à être
esclave ? Et avant cela, n’a-t-il pas toujours fourni l’argent
demandé ? Même après avoir été lui-même volé ? A-t-il demandé à être
volé ?
Donc, voler l’argent. À partir de
cette nécessité, bâtir un plan.
C’est moi, pense-t-il, qui me dit
cela ? Il se rend compte qu’il n’a plus grand chose de commun avec le
gamin qui rêvait de s’évader du marché de Lomé, le petit chanteur de gospel,
l’amoureux transi de Kékéli la belle…
Il est allongé sur son lit de camp,
aux côtés de quelques autres qui dorment, écrasés de fatigue, dans le
baraquement. Il ne peut pas dormir, tous les moments marquants de son existence
émergent l’un après l’autre à la surface de son esprit, ils se succèdent sans
trop d’ordre et tous lui rappellent à quel point il a toutes les raisons être
déçu. Amer. À quel point il est loin de tout ce dont il a rêvé.
Voilà comment, se dit-il, je suis récompensé
de tous mes efforts, de mon courage, de ma résistance. Le résultat, c’est cette
baraque, ces ronflements des brutes racistes qui sont mes collègues et mes
compagnons. Et le danger constant, présent à chacun de mes déplacements hors du
chantier, d’être enlevé et vendu une seconde fois. Ou tabassé à mort devant un
téléphone afin que les miens casquent pour m’éviter le pire.
Alors il repense à ce Yovo qui lui
déconseillait de partir. C’est loin, c’était une éternité plus tôt. Et il se
demande s’il est bien vrai, comme il le croyait alors, que les Européens
seraient bien obligés d’accueillir et de partager… Le Yovo semblait dire que non, que
l’Europe n’est pas le lieu idéal que décrivent les émigrés de retour pour se
faire mousser. Que croire, qui croire ?
Il se rend compte alors que la seule
chose qui lui reste, c’est de s’accrocher à ce mirage d’une Europe
compatissante et partageuse, ne serait-ce que par force. Que là encore il n’a pas
le choix, que cela doit être vrai. Le doit absolument. Sans quoi il ne lui
reste que le désespoir total, et alors autant mourir.
Quoi d’autre, en effet ?
Retourner chez lui ? Le voudrait-il qu’il ne pourrait rentrer à Lomé. Le
voyage de retour est tout aussi difficile, pénible, dangereux, et surtout
coûteux, que l’aller… Non merci, s’écrie-t-il en silence, pas question !
Et il secoue la tête, sur sa paillasse, en signe d’un absolu refus.
Puis il sent qu’il pleure et que les
sanglots vont éclater hors de lui, alors il les étouffe. Ne pas réveiller ses
voisins. Personne ne doit le savoir si faible.
L’idée de la mort lui revient. Qui
se soucierait de le savoir mort ? Kékéli ne
pense plus à lui, et d’ailleurs, qui lui apprendrait sa mort ? Sa mère,
elle seule, se souviendrait de lui et se demanderait sans cesse s’il est encore
vivant, lui qui ne donne plus de nouvelles ?
Cette image, sa mère en pleurs
chaque jour de sa vie, le ramène à l’insistance de son devoir. Il n’a pas le
droit d’échouer. Il doit gagner l’Europe. Et là-bas, quoi qu’il s’y passe, il
doit réussir, se faire accepter, trouver du travail, une maison, fonder une
famille, et revenir au pays pour les vacances, s’installer à l’hôtel comme les
riches Yovo
là où il a travaillé, là où Kékéli l’aimait. Oui,
avoir mérité le respect de tous, et même leur jalousie…
Alors reprendre l’Aventure. Et il
sent ses poings se fermer, prêts au combat. Puis il s’endort.
40
Où l’on pense commerce
« J’avoue que je m’ennuie un
peu, ici à Tripoli », dit Madame Annonciation, en français, en saisissant
une boulette de viande dans le grand plat posé au milieu de la table basse.
L’ayant engloutie, elle poursuit : « C’est que mon mari, lui, il a de
l’occupation, bien sûr, mais moi, maintenant que je n’ai plus de petits, je
n’ai que la maison à faire tourner, et comme j’ai des grandes filles qui
peuvent aider… »
« Qu’aimeriez-vous faire, pour
vous occuper ? » lui demande Madame Luiza,
l’épouse de Monsieur Abdou.
Les deux couples – Alphonse et son
épouse et Abdou et son épouse – s’invitent alternativement chaque premier
vendredi du mois. C’est ainsi, ils sont amis, même s’ils ne sont pas de la même
religion. Ils ont mis cette habitude en place après qu’Abdou ait lu un roman
policier de Simenon. Il a raconté à ses amis que le commissaire Maigret, son
épouse, leur ami le docteur Pardon et son épouse y agissent ainsi, et cela a
paru tout à fait délicat aux deux dames, qui ont décidé leurs époux à faire de
même. Cette fois-ci, c’est au tour de Madame Luiza de
recevoir.
« J’aimerais bien faire comme
ma mère, répond Madame Annonciation. Elle est ce qu’on appelle chez nous une
Mama Benz. Vous savez, ce sont des femmes qui font le commerce entre la France
et l’Afrique, elles font venir du tissu de là-bas, et sur place elles font
coudre des robes ou des boubous qui sont vendus sur les marchés. Ce sont des
femmes respectées et elles gagnent beaucoup d’argent. Mais moi, ce n’est pas
tellement pour l’argent, c’est pour sortir de la maison et faire le commerce.
– Eh bien, qu’est-ce qui vous en
empêche ? Vous pourriez le faire ici. En tant qu’étrangère, cela ne
gênerait personne, même en Libye, qu’une femme fasse le commerce…
– C’est possible, mais je ne connais
personne en France. Si j’étais en Gambie, je pourrais me renseigner auprès des
autres femmes, mais ici, je ne vois pas… »
Célestin écoute la conversation tout
en servant les deux couples. Pour le moment c’est son travail, le chantier où
Abdou l’avait placé est terminé et le brave homme lui trouve ici ou là de
petits boulots.
Depuis des semaines, il végète, le
désir impérieux de partir toujours en tête mais sans perspective pratique. Et
là, en lui, le babil de la grosse dame fait tilt. Il voit d’un coup l’avenir
qui s’offre à son imagination : lui, il peut le faire, ce travail, acheter
du tissu en France et l’envoyer régulièrement en Libye ! Il connaît le
commerce, pense-t-il, fort de son habileté à se créer de l’entregent, à Lomé,
comme de son expérience nigérienne. Il ne lui suffit que de s’installer à
Paris, la grande ville des Français, et là, son sort a enfin tourné !
Pour cela, il ne lui faut que
l’argent nécessaire pour traverser la mer, passer en France, arriver à Paris, y
résider et lancer son affaire, qui consiste à approvisionner Madame
Annonciation, sa commanditaire. Juste une question
d’argent, pense-t-il, enthousiaste comme il l’est, redevenu d’un seul coup le
jeune aventurier qui a quitté son pays pour arriver.
C’est ainsi que le lendemain,
Célestin se pointe chez les Jarrow. Il n’a plus peur
de circuler en ville, maintenant, il dispose d’un passeport et de certificats
de travail, il est attaché à un employeur connu, il n’a simplement qu’à ne pas
attirer l’attention.
Il salue Alphonse et demande à être
reçu par Madame Annonciation : il a une affaire à lui proposer. En
l’écoutant, le gros homme est un peu étonné de cette démarche mais il ne va
certainement pas s’attirer les foudres de son épouse en lui cachant une
visite... Il appelle donc son apprenti de fils et lui enjoint d’annoncer le
jeune homme à sa mère.
Or cette annonce, si elle surprend
la bonne dame, plonge ses filles dans une excitation grandement
volubile...
41
Où l’on prend et rend la mer
Ce séjour à Tripoli aura été, pense Célestin,
le seul moment positif de son Voyage. Jusque là, il n’a connu que des
difficultés ou des malheurs. Mais la chance a tourné. Sur la plage, assis sur
le sable avec les autres dans l’attente de l’arrivée du bateau, il sourit. Le
soir est doux, la chaleur est tombée, devant lui la mer scintille.
Tout ne s’est pas passé sans heurts,
Madame Annonciation n’a pas accepté l’affaire du premier coup. Qu’elle lui
avance cinq mille euros sur sa bonne mine en échange de la promesse d’œuvrer
pour elle une fois à Paris, c’était beaucoup demander ! Il lui a fallu
passer beaucoup de temps chez les Jarrow pour en
arriver là… Cela lui a pris des semaines, au cours desquelles il passait de
chantiers en visites de moins en moins espacées et de plus en plus longues,
jusqu’à rester deux-trois jours sur place.
Mais la chance, c’est comme la
malchance, pense-t-il, ça se cumule. Et ce qui a fait basculer les choses,
c’est ce qui s’est passé entre Abondance et lui. Il a retrouvé l’amour. Il
revoit en pensée chacune des étapes qui les a conduits, elle et lui, de regards
admiratifs dissimulés aux parents, au moment où elle a déclaré à ceux-ci que
Célestin était l’amour de sa vie.
Il ne l’a pas fait exprès, ce
n’était pas calculé, mais il faut dire que ça tombait bien ! La chance
était avec lui. Son sourire s’élargit quand il repense à Madame Annonciation,
la très catholique, s’exclamant : « Ce n’est pas la chance, qu’est-ce
que tu crois ? C’est ton ange gardien ! »
Le voilà donc sur le point de
traverser enfin la mer. Il est prêt, bien équipé, avec son petit sac à dos dans
lequel, outre quelques objets de première nécessité, se trouvent les trois
mille euros qui lui restent, enveloppés dans un sachet hermétique. Il a déjà
payé son passage, il ne lui reste que quelques heures de navigation à passer et
il met le pied en Europe !
L’embarcation arrive et stoppe à
quelques dizaines de mètres de la plage, deux hommes à son bord, le pilote et
le passeur. C’est un grand canot pneumatique prévu pour transporter une dizaine
de personnes mais c’est avec une quarantaine d’autres voyageurs, tous de jeunes
hommes, que Célestin s’y installe, déjà trempé jusqu’aux aisselles de l’avoir
rejoint.
Au moment où le bateau prend la mer,
les hommes sont heureux de pouvoir se serrer les uns contre les autres, pas
fâchés de se trouver ainsi un peu de chaleur car tous grelottent. Ils savent
que la nuit sera froide et que la traversée pourrait être périlleuse, mais ils
n’y accordent pas d’intérêt, ils tournent le visage vers le Nord, vers la Terre
promise.
Célestin est comme eux, même si le
beau visage bantou d’Abondance vient quelque peu rafraîchir en lui son ardeur
aventurière. Il a tellement désiré la jeune fille… Seulement voilà, pas touche
avant le mariage !
La houle aidant, la plupart des
voyageurs se sont assez vite assoupis. C’est alors qu’un hors-bord s’approche à
toute allure, qu’un phare les éblouit brusquement et qu’une voix arabe intime
l’ordre au pilote de stopper. « Les pirates ! » s’exclame le
passeur, pas trop étonné.
En fait, il s’y attendait plus ou
moins, peut-être même est-il de mèche. Il s’agit d’une circonstance assez
ordinaire : les bateaux s’éloignent de la côté chargés de malheureux qui
ont payé d’avance leur voyage, les pirates arrêtent le bateau et le ramènent à
terre, en font descendre les migrants, les rassemblent sur la plage et
proposent ce choix à chacun d’eux : tu nous payes ton voyage et tu repars…
ou nous te vendons comme esclave.
C’est ainsi que Célestin "le
chanceux" se voit contraint de verser une seconde fois le prix de la
traversée, bien heureux de pouvoir le faire. Cela se passe sous la menace des
kalachnikovs brandies par deux Africains peu amènes, sans doute eux-mêmes des
migrants. Ceux-ci sont au service du Libyen impassible qui perçoit la monnaie.
Voyage à nouveau réglé, Célestin
regarde avec pitié s’éloigner les malheureux qui n’ont pas pu payer. Lui n’a
plus qu’à attendre sur la plage qu’un groupe assez nombreux se reforme avant de
pouvoir embarquer.
42
Où cesse la navigation
Cette fois, c’est une centaine de
personnes, hommes, femmes et enfants, qui s’entassent dans le bateau, une
vieille coque de noix au moteur poussif. C’est un ancien voilier arabe
reconverti en transport de fret humain. Il date du temps où l’on commerçait de
proche en proche, par cabotage, le long des côtes du Sud de la Méditerranée.
Aujourd’hui il resterait fiable, à
condition que l’on écope en permanence, s’il n’était pas surchargé, mais en
fait il enfonce et, à certains moments, l’eau arrive à une main de son bord.
Par chance, la mer est calme, une mer d’huile, comme on dit, et tous espèrent
atteindre l’île de Lampedusa en quelques heures. Incha
Allah ! L’Europe à portée de main !
À la connaissance de Célestin, aucun
passeur ne se trouve sur le bateau. La barre a été confiée à un migrant qui
paye ainsi sa traversée. Ce n’est pas absolument rassurant car si les passeurs
ne veulent pas courir le risque de mourir en mer, c’est que ce risque est bien
réel…
La barre est donc entre les mains
d’un seul homme, Babakar, censé connaître la navigation.
C’est un pêcheur sénégalais. En fait, tout ce qu’il sait, c’est qu’il lui faut
veiller à ce que le bateau se dirige en fonction de l’aiguille de la boussole
qu’on lui a confiée.
Une autre chose qu’il sait,
normalement, c’est comment se débrouiller avec un moteur qui tousse… Or, si ce
n’est pas le cas, il perçoit tout de même de temps en temps un à-coup dans le
rythme du moteur. Celui-ci peine, il n’est pas de force pour pousser une charge
aussi lourde. Que faire s’il cale ? On n’est pas dans les conditions de
démonter et remonter un moteur, se dit Babakar !
Célestin est auprès de lui et sent
bien l’inquiétude de ce marin de fortune. D’ailleurs, cette inquiétude se
diffuse petit à petit dans toute l’embarcation. Chacun tend l’oreille, cherche
à percevoir une éventuelle saccade de la mécanique, retient son souffle à la
moindre irrégularité du battement des pistons.
Et puis voilà, le moteur s’arrête,
et le bateau, privé d’impulsion, commence à ballotter de ci de là comme un fétu.
Il n’avance plus, il flotte comme un bouchon. Au moindre mouvement venu de
l’intérieur, il oscille, et là se trouve le danger, un mouvement trop brusque
et le bateau, surchargé, va embarquer, puis couler.
Babakar
a beau hurler en français, à l’adresse des passagers, de ne surtout pas bouger,
cela ne fait qu’inquiéter les mamans, qui ne comprennent pas toutes cette
langue et qui se jettent sur leurs enfants pour les tenir au moins dans leur
bras, ou cela pousse certains hommes à tenter de rejoindre la poupe afin
d’aider à réparer, ou d’autres à se pencher sur les bords pour surveiller la
hauteur de l’eau, tous mouvements qui accentuent les oscillations de
l’embarcation… si bien qu’à la fin le bateau bascule, se couche, et que tous
tombent à la mer en hurlant de peur.
Célestin n’a pas vécu au bord de
l’Océan sans savoir nager, il se maintient à la surface, se dirige vers la
partie de l’épave la plus proche et s’y accroche.
De là, il voit beaucoup de ses
camarades se débattre sans résultat et couler. Des femmes tendent leurs enfants
vers le haut, à bout de bras, avant se s’enfoncer, et seuls quelques-uns
parviennent à récupérer l’enfant et à rejoindre eux aussi le bord avec lui.
Beaucoup surnagent mais ne parviennent pas à avancer, juste capables de se maintenir
à flot. On sent qu’ils ne tiendront pas longtemps.
Célestin, son souffle retrouvé,
lâche le bord et tâche d’agripper certains. Il fait de la sorte quelques allers
et retours, contribuant ainsi à ce qu’une grappe de rescapés se colle au
bateau. Au bout de quelques minutes, seule cette douzaine de personnes a
survécu, hommes et enfants, les femmes ayant toutes disparu.
Ni Célestin ni aucun des autres
rescapés n’a eu le temps de réagir émotionnellement à ce désastre, ils sont
plongés dans une sorte de sidération, au sein de laquelle seule surnage la
volonté tenace et aveugle de vivre.
43
Où l’on marine dans les camps
Célestin n’a jamais été aussi près
de son but. Il se trouve dans un hotspot,
c’est-à-dire un camp de regroupement de migrants, situé dans la banlieue Nord
de Milan, en Italie. Il n’y est pas arrivé sans mal, mais il a eu de la chance.
De ceux qui étaient avec lui sur le bateau entre Libye et Lampedusa, seuls une
douzaine de personnes, dont deux enfants en bas âge, ont survécu, accrochées au
bas flanc du bateau naufragé.
Par chance, tous ont été recueillis
par un grand bateau blanc. C’est tout ce qu’il en sait. Il ne se souvient que
d’avoir été décroché de sa planche de bois, d’avoir été ballotté, puis hissé
sur le pont de ce bateau, allongé avec d’autres sur le pont, puis plus rien.
Il n’a repris ses esprits qu’à
terre, installé sur un lit de camp, sous une grande tente. Autour de lui se
trouvent d’autres lits, occupés par des malades ou des blessés, entre lesquels
circulent quelques Européens, hommes et femmes. Il apprendra vite que certains
de ceux-ci sont des médecins chargés de remettre les migrants sur pied autant
qu’il est possible. C’est ainsi qu’il va passer entre les mains de divers
soignants, pour la plupart italiens.
Pendant quelques jours, alors qu’il
recouvre lentement sa vitalité, il va découvrir qu’il se trouve dans un camp
peuplé de centaines de réfugiés de tous horizons. Africains sub-sahariens,
Arabophones d’origine fort diverse, ou même Afghans.
On va d’ailleurs l’installer dans
une grande tente peuplée d’Africains francophones comme lui. Il va y rester
presque trois mois, le camp devenant par période surpeuplé dans l’attente du
transfert de vagues de résidents vers l’Italie continentale.
Avec lui, les derniers arrivés ont
été informés de leurs droits, puis la procédure d'identification a été
enclenchée. On a pris ses empreintes et on l’a photographié, toutes sortes
d’agents de diverses nationalités membres de l’Union européenne se sont
penchés, les yeux sur leur ordinateur, sur le cas improbable d’un certain jeune
Nigérien nommé Rachid Idé Oumarou,
du moins si l’on en croit le passeport manifestement faux qu’il exhibe.
Il leur a paru évident qu’il faisait
partie des personnes expulsables mais comme le
consulat du Niger ne l’a pas reconnu pour l’un de ses citoyens et qu’il a
refusé de dire de quel pays il venait réellement, il n’y a pas eu d’autre
solution que de l’envoyer en attente sur le continent en tant que réfugié
économique demandeur d’asile !
Le voilà donc transféré dans ce
centre de regroupement… avec pour unique intention d’en sortir pour filer vers
la France. D’autant que s’il a bénéficié avec soulagement des premiers soins
qui lui ont été dispensés à la suite du naufrage, il s’est senti assez vite, avec
déplaisir, traité comme un objet qu’on manipule et déplace à volonté sans qu’il
n’ait rien à y redire.
Après avoir réussi tout seul, comme
un grand, à traverser la moitié de l’Afrique et enduré héroïquement – c’est
ainsi qu’il le voit – les plus graves tourments, il est vexé de se voir
considéré ainsi comme un paquet embarrassant. Il pensait les Européens plus
accueillants, au sens africain du mot !
Bien sûr, il a vite fait la
connaissance, en ce lieu, de jeunes gars dans son genre. La plupart de ces nouveaux
amis sont des Sahéliens. Nigériens, Maliens, Tchadiens, voire Sénégalais, tous
musulmans. Parmi eux, un Peul du Mali nommé Mamadou Bâ va former avec lui le
noyau d’une sacrée bande d’aventuriers prêts à tout. S’y ajouteront un
Camerounais, Rodolphe, originaire de Foumban, et un Ivoirien qui va devenir en
quelques jours le meilleur ami de notre Célestin, Amédée, sorte de titi
abidjanais âgé de vingt ans.
Totalement inoccupés, ces jeunes
n’ont guère autre chose à faire, au long des jours, que de monter et démonter
sans cesse des systèmes capables de les amener où les porte leur désir :
Paris. Mais les informations qui leur parviennent au sujet des portes d’entrée
en France sont toutes désespérantes. Une seule voie paraît finalement possible,
celle de la montagne. Traverser les Alpes va devenir leur hantise.
44
Où l’on voyage en train
Ils sont quatre à se livrer à cette
sorte de jeu de piste : Mamadou, Rodolphe, Amédée et Célestin. Au premier
qui arrivera à Vintimille ! Ils sont jeunes, ils sont apparemment retapés,
et même si le stress accumulé au cours de leurs années de route a causé des
ravages dans leur être intime, ils font, pour un temps, un jeu de leur
aventure, ne sont-ils pas parvenus enfin en Europe ?!
Cela consiste à prendre le train
sans billet, et pour cause... Chaque fois que l’on est contrôlé, on est
simplement débarqué la plupart du temps à la gare suivante, où il ne reste qu’à
attendre le prochain train sans se faire attraper par une patrouille. Il faut
juste avoir l’œil. Ensuite, on recommence jusqu’à l’arrivée au poste frontière
de Vintimille. Pour de petites distances, il n’est pas interdit de faire du
stop, cela marche bien en Italie pour peu que l’on soit vêtu correctement.
Que peut-il leur arriver ? Les
flics italiens sont si peu redoutables, comparés aux milices libyennes !
De plus, personne ne sait où renvoyer ceux qui sont dans leur situation, leur
identité n’ayant pas encore été confirmée, si bien que tout ce qui peut leur
survenir de pire est d’être ramenés au camp qu’ils viennent de quitter… avant
de repartir. Que peut faire un État de droit contre ceux qui préfèrent mourir
plutôt que s’arrêter ?
Dans le train, tranquillement
installé sur son fauteuil à côté de la vitre, une dame imposante à sa gauche
et, face à lui, deux messieurs engagés dans une discussion en accéléré,
Célestin rêve à son avenir. Bien sûr, passer la frontière sera une épreuve. Il
ne se fait pas d’illusion, tout le monde sait que la France ne laisse pas
passer les migrants venant de Vintimille.
Face à cette difficulté, on lui a
expliqué – ceux qui ont échoué et se sont retrouvés au camp – quelles sont les
diverses possibilités. On peut tenter de passer en train (mais on se fait
prendre presque à chaque fois) ; ou trouver un passeur et se cacher dans
son véhicule (mais les contrôles sont extrêmement sérieux, il le sait, il a
acheté un journal français qui en parlait, et de toute façon, la plupart des
passeurs se font payer et il n’a pas un sou) ; ou chercher à traverser la
frontière en basse montagne, là où des militants français attendent les
migrants et les accueillent (il a noté les endroits) ; ou, en désespoir de
cause, enfin, rejoindre la haute montagne et passer des cols enneigés au risque
de mourir de froid.
Il est prêt à tenter jusqu’à cette
dernière expérience s’il échouait ailleurs, mais il sait que cela requerrait
tout un équipement dont, en fait, il n’a aucune idée. Pas plus qu’il n’imagine
vraiment ce que produit le gel sur le corps humain. C’est à ce moment de sa réflexion
qu’il est interpellé par un contrôleur et n’a d’autre ressource que de saluer
celui-ci d’un grand sourire africain et du geste internationalement compris des
deux mains vides étendues.
Plus tard, il se retrouvera
néanmoins sans autre ennui sur un quai de la gare de Gênes, dans l’attente d’un
train pour Nice… Peu après, deux carabiniers venant arpenter ce quai, il se
trouve obligé de se cacher dans les toilettes, où le sourire plein d’invite
d’un quinquagénaire équivoque l’oblige à s’enfermer dans une cabine, utilisant
ainsi ses derniers centimes d’euro.
Il finira par rejoindre la gare de
Vintimille et par fuir le convoi, puis la gare elle-même, à la vue d’une armée
de contrôleurs et de militaires. On ne passe pas !
Assis sur un banc proche de l’édifice,
Amédée le malin l’accueille en souriant, il est arrivé premier ! Une
journée lui a suffi tandis qu’il en a fallu deux à Célestin et que les deux
autres n’ont pas encore paru. Ils arriveront ensemble peu après sans s’être
concertés, épuisés et affamés.
Amédée a eu le temps de s’aboucher
avec un groupe de migrants qui lui ont indiqué où trouver les bénévoles
italiens qui offrent nourriture, boisson et couvertures. Là, deux hommes, un
jeune et un vieux ainsi qu’une jeune fille, sont installés à proximité de la
frontière, le long d’une route qui longe la mer. On est fin mai, le soleil
tape, et les éboulis de rochers qui dégringolent jusqu’à l’eau sont déjà
occupés par des dizaines de migrants…
45
Où l’on zone à Vintimille
Pour les quatre amis, l’épisode de
Vintimille a été l’occasion d’échecs répétés. Ils s’étaient donné à nouveau un
défi : au premier qui se trouverait à la gare de Nice… Au bout d’une
dizaine de jours, aucun d’entre eux n’y est parvenu. Bien sûr, ils sont
refoulés par les flics français dès qu’ils approchent du poste frontière et les
Italiens, bonne pâte, les renvoient vers la ville d’un air blasé.
Malgré de nombreuses tentatives, ils
n’ont trouvé personne, parmi les voyageurs qui traversent la frontière, qui
accepte de prendre l’un d’eux dans son coffre pour le faire passer. De même,
les contrôles sont si sévères qu’il est impossible de se faufiler dans un
camion sans se faire prendre. Chacun a essayé à plusieurs reprises et s’est
fait brutalement chasser de là, soit par un chauffeur outragé, soit par des CRS
aux chiens renifleurs bien entraînés.
Ensemble ou chacun à son tour, ils
zonent donc sur les places de la ville en compagnie de dizaines, voire de
centaines d’autres migrants de diverses origines, survivant grâce à la générosité
des associations de militants internationalistes ou simplement charitables.
Puis Amédée a réussi à passer en
train sans se faire prendre mais, arrivé à Nice, les flics français l’ont
repéré à peine sorti de la gare, l’ont alpagué et reconduit aussitôt, avec
d’autres malchanceux, jusqu’à la frontière qu’il venait de franchir. Ils ne se
sont pas embarrassés de législation et sont allés au plus court.
Des passeurs professionnels ont bien
sûr abordé l’un ou l’autre des quatre amis à plusieurs reprises, mais ils
demandaient jusqu’à deux mille euros pour le passage… Certes, on pouvait
discuter et faire baisser le prix, parfois même le ramener à mille euros
seulement, mais encore fallait-il les avoir !
Seul, Célestin aurait pu les
fournir. Les mille euros qui lui restent de l’avance de Madame Annonciation se
trouvent cachés dans une pochette en plastique maintenue sur son ventre, sous
le T-shirt, par un bandage bien serré. Mais il ne veut pas y toucher, il s’est
engagé à envoyer du tissu à Tripoli, depuis Paris, et il tient à respecter
cette promesse. Épouser Abondance est à ce prix…
Une autre source de financement,
dangereuse, malsaine et fort aléatoire, se présente régulièrement à eux en la
personne de recruteurs de prostitués. Ceux-ci proposent des revenus fort
alléchants mais dont la plupart des migrants savent qu’ils sont mensongers et
que le parcours qu’ils supposent est en réalité celui de l’esclavage.
Mais si la présence et l’énergie
désespérée que mettent les migrants à se déplacer vers le Nord coûte de
l’argent aux institutions européennes, elles sont aussi une occasion de
rentabilité pour certains milieux. Outre les passeurs et les maquereaux, tout
un pan plus ou moins précaire de l’économie sait profiter d’elles. C’est ainsi
que les jeunes hommes les plus en forme peuvent être abordés par des employeurs
potentiels désireux d’engager du monde au noir.
Aussi, la saison aidant, on est au
début du mois de septembre, Beppe Albarola,
un viticulteur des hauteurs d’Imperia en quête de main-d’œuvre, remarque ce
groupe de quatre jeunes gens à l’allure particulièrement vive et les aborde
pour leur proposer de les gagner, ces euros nécessaires à leur passage, en
travaillant pour lui.
Voici donc nos quatre amis installés
à la va vite dans une sorte de grange avec quelques autres, des migrants
étrangers comme eux ou des Sardes, et envoyés illico dans les vignes.
Le soir du troisième jour, Amédée
demande à voir le patron et le prend à part. Il a une proposition à lui
faire : lui et ses trois amis travailleront gratuitement pour lui le temps
qu’il estimera nécessaire, mais ensuite, il les fera passer en France dans son
camion, par exemple en passant par la montagne. Après tout, demande Amédée,
pourquoi un viticulteur italien ne fournirait-il pas les hôteliers français de
la région voisine ?
46
Où
l’on est près du but
Beppe
Albarola, le viticulteur, se félicite d’avoir accepté
la proposition de ce petit malin d’Amédée. Il s’en retourne chez lui
tranquillement après avoir fait de bonnes affaires sur les marchés de Gap,
Embrun et environs. Pourquoi n’a-t-il jamais pensé lui-même à cette formule, la
vente directe de son vin sur les marchés alpins français ? Il se le
demande.
Tout en roulant, il discute avec
Amédée de ce mode de vente. C’est que, depuis l’arrivée sur ses vignes des
quatre émigrés, il a eu le temps d’apprécier le jeune homme au point de
l’embaucher pour de bon. Il s’est même débrouillé pour lui décrocher un permis
de séjour en Italie.
Amédée a essayé d’obtenir le même
statut pour ses copains mais Beppe lui a vite fait
comprendre que trop c’est trop. Il a simplement consenti à faire passer la
frontière aux trois autres, cachés dans son camion derrière des piles de
cubitainers de trente-trois litres.
Il est même allé jusqu’à leur payer
le voyage en train jusqu’à Paris, mais rien de plus ! Il est vrai qu’il
les a fait travailler comme des brutes pendant plus de trois mois sans les
payer… En tout cas, pense-t-il, les voilà en France et hors de danger.
En fait, les trois garçons ont bien
pris le train en gare de Gap mais ils se sont fait repérer par la police du
rail lors de l’arrêt de Lyon. Voyant les bleus monter dans leur wagon, ils ont
eu vite fait de courir vers la porte opposée et de sauter sur le quai, chacun
courant dans une direction différente.
Deux d’entre eux, Mamadou et
Rodolphe, ont toutefois été repris, mais Célestin a eu l’idée de se mêler à un
groupe de skieurs qui tentait difficilement de pénétrer dans un wagon du même
train. Le bonnet tiré jusqu’aux oreilles, il est monté avec eux.
Maintenant, il roule vers Paris, à
peu près tranquille, il n’y aura pas d’autre arrêt avant la Gare d’Austerlitz,
à lui de sortir sans se faire pincer, ce serait bête de se faire prendre et
renvoyer en Italie alors qu’il touche au but. Dans deux ou trois heures, il
sera à Paris ! L’objectif qu’il vise depuis maintenant plus de deux ans au
travers de tant de dangers…
Lorsqu’il était au centre de
regroupement de Milan, un Camerounais qui venait de Paris après d’être fait
renvoyer en Italie lui avait expliqué comment sortir du train sans se faire
arrêter au bout du quai, là où les policiers en civil scrutent les arrivants
pour discerner dans leur masse la présence d’indésirables.
Lui-même y avait réussi, c’est plus
tard, dans un quartier de Paris appelé la Chapelle, un nom célèbre parmi les
migrants, qu’il avait été arrêté puis renvoyé d’où il venait en fonction de la
directive dite de Dublin, bien connue d’eux elle aussi.
Voici comment il fallait
procéder : ne pas sortir du train avant que celui-ci soit totalement vidé
de ses occupants, puis se soustraire à la vue de toute personne qui passerait
sur le quai, ceci jusqu’à l’arrivée de l’équipe de nettoyage.
« Tu verras, mon frère, disait
le Camerounais, il y a parmi eux beaucoup de Noirs, comme toi, alors les Blancs
peuvent te confondre avec eux. Mais méfie-toi, il ne faut pas leur faire
confiance, ils ont trop peur de se faire renvoyer s’ils sont pris à protéger un
migrant, mais ils ne diront rien s’ils te voient descendre du train. »
Il valait mieux sortir alors et
suivre sur le quai l’un des chariots de nettoyage. À ce moment-là, le quai
serait quasiment vide, il fallait prendre l’air de faire partie d’une des
équipes au travail. Puis, arrivé au bout du quai, surtout ne pas foncer tout
droit vers le hall mais tourner comme le chariot en direction d’un autre quai,
sans doute celui où un autre train venait d’arriver. Une fois là, se glisser
dans le hall et se mêler à la foule des voyageurs.
« Fais cela, continuait le
copain, et tu auras une petite chance de t’en tirer. Mais il te restera à
sortir de la gare… Surveille les uniformes, mais méfie-toi aussi des
personnes qui n’ont pas de bagage, se sont peut-être des flics. »
Célestin a bien tout mémorisé,
il va tenter de passer l’obstacle en se donnant le maximum de chances. Mais que
les Blancs le sachent : ils peuvent le prendre et le renvoyer en Italie
s’ils le veulent, il reviendra !
47
Où
l’on découvre un secret des Blancs
Les craintes que ressentait Célestin
lorsque le TGV s’est arrêté à son terminus en gare d’Austerlitz se sont
révélées sans fondement. Aucune des précautions qu’il s’est appliqué à prendre
avant de descendre du train, puis de quitter le quai, puis de sortir de la
gare… ne lui ont semblé utiles. Personne n’a fait attention à lui !
D’ailleurs, personne n’a paru le
voir, tout simplement. À sa grande surprise, il a pu traverser le hall de la
gare sans avoir croisé un seul regard. Même lorsque, tremblant, il a vu
s’approcher de lui puis quasiment le frôler une patrouille de trois soldats
armés. Une soldate l’a peut-être vaguement effleuré des yeux mais sans y
prendre garde, lui a-t-il semblé. C’était un regard qui passait à travers lui
et le dépassait infiniment.
Sorti de la gare, il a marché au hasard
et s’est retrouvé dans une avenue très passante. Elle courait en contrebas de
la voie ferrée. Sur le bord d’un très large trottoir il y avait un banc, il s’y
est assis. Il faisait froid. Les gens passaient devant lui et toujours rien,
pas un regard. Un jeune Noir en bonnet de laine, vêtu d’une doudoune effilochée
et d’un pantalon de jogging, chaussé de vieilles baskets, ça ne présentait
aucun intérêt pour eux.
Au bout d’un long moment, il a
remarqué un grand bistrot, juste en face du banc, de l’autre côté du trottoir,
À l’intérieur, les gens paraissaient avoir chaud. Il n’avait pas le choix, il
s’est levé, il a traversé le trottoir, chaque pas lui coûtait, un poids
terrible reposait sur lui. Trouver le courage de pousser cette double porte
vitrée…
Il l’a fait, il est entré, deux ou
trois personnes se sont retournées, l’ont vu et sont revenues sans autre à leur
intérêt du moment. Ne sachant où se diriger, il s’est avancé et s’est dirigé
vers le bar, plus dans l’idée de se soutenir que pour commander.
Beaucoup de gens s’agglutinaient là.
Rien ne s’est passé quand il s’est faufilé entre deux Blancs qui parlaient haut
chacun de son côté. Le barman ne l’a pas vu lui non plus, lui a-t-il semblé,
alors il a attendu. Longtemps. Tout le monde parlait en même temps, à voix très
haute, tout autour de lui, cela l’a mis au bord de l’étourdissement, la sueur
lui est venue, ses jambes ont commencé à flageoler, il s’est senti très mal.
Il s’est retourné pour regarder la
salle et il a compris alors, d’un coup, une chose qui l’a laissé
pantois et, d’étonnement, l’a sorti de son malaise : personne ne faisait
attention à personne ! Pas plus à d’autres qu’à lui… Soit les gens étaient
seuls, soit ils étaient à deux ou trois à parler ensemble, et c’était tout.
Il a compris d’un coup, dans la plus
grande lucidité, le sens d’un mot qu’il avait entendu prononcer sans le
comprendre à propos des Blancs : « anonymat ». Chez eux, les
gens ont un nom mais ils ne connaissent pas celui du voisin. Parce qu’ils ne
s’intéressent pas à ce voisin. Chacun est seul. Et il ne veut pas que ça
change, on dirait, il ne veut pas qu’on l’embête...
C’est cette compréhension qui lui a
donné le courage de quitter le zinc et d’aller se trouver une table inoccupée
dans la salle. Une place bien à lui. Comme les autres. Dans un coin, toutefois,
le dos au mur sur un bout de banquette, en sorte de ne pas être mis en danger
par derrière.
Et comme les consommateurs les plus
proches de lui se levaient pour partir, le garçon est venu se faire payer, a
avisé Célestin et lui a demandé ce qu’il voulait. Il a demandé une bière et un
sandwich. Le garçon a souri et il a dit « Bouteille ou
pression ? » Bien plus tard, Célestin comprendra qu’il avait fait le
bon choix en répondant « Pression » à tout hasard.
Des semaines ont passé et, assis à
la terrasse d’une brasserie pour prendre un peu de soleil, il se dit que ce
sont de ces petites choses qui te font parisien. Ou lyonnais. Ou ce qu’on
voudra. Lui, maintenant, il a pris le coup, on n’a pas survécu pendant des mois
en faisant le malin sur un marché africain sans détenir en soi l’art de se
débrouiller quoi qu’il arrive. Ni, d’ailleurs, pense-t-il, sans garder l’espoir
même en en prenant plein la gueule.
48
Où
l’on campe sous le métro
Il n’a fallu que quelques jours à Célestin
pour se trouver une place à l’abri de la voie du métro, du côté de la Chapelle,
après avoir négocié l’achat d’un matelas, d’une couverture ouatinée et d’une
doudoune. Le tout plus qu’usagé. Après quoi, il ne lui restait plus un sou,
hormis les mille euros de Madame Annonciation.
Mais ceux-ci, interdit d’y toucher
sauf à les utiliser pour faire le commerce à la Mama Benz : acheter de la
cotonnade en gros au marché Saint-Pierre, près du Sacré-Cœur, le conditionner
et l’expédier à Tripoli.
Pour le moment, il n’a pas encore
réuni toutes les conditions nécessaires. L’urgence, pour lui, est plutôt de se
nourrir, de se laver, etc., tout en évitant les contrôles. Car la foule des
Africains qui hantent le quartier est traversée par
ces patrouilles de policiers armés qui ont manifestement l’œil sur tout ce qui
se passe. Personne n’est à l’abri d’une interpellation, vite suivie d’une
arrestation.
Célestin doit observer la plus
grande prudence car il sait que son passeport nigérien n’abuserait personne
dans un commissariat. Nombreux sont les récits de telles arrestations,
exécutées au hasard, voire de rafles opérées au petit matin. Il sait que toutes
les personnes réfugiées sous les voies sont alors méthodiquement chassées de là
pour être regroupées et distribuées dans des autocars qui les emmènent en
grande banlieue pour les caser, par exemple, dans quelque lieu public
désaffecté.
Une fois là, on n’est plus à même de
couper à l’enregistrement. S’ensuit un long processus administratif suivi le
plus souvent d’un placement d’office en centre de rétention. Direction l’avion
ou le train en vue d’un retour, soit dans le pays d’origine, soit dans le
premier pays abordé à l’arrivée en Europe. L’Italie, pour Célestin…
Ce qui n’étonne plus ce dernier,
c’est l’indifférence des Européens, hommes, femmes et enfants, qui passent
paisiblement, attachés à leurs affaires, tout au long des avenues qui longent
les voies du métro. On dirait que pour eux, les milliers de réfugiés qui
s’entassent là pourraient aussi bien ne pas s’y trouver. Après tout,
pense-t-il, ils ne nous ont pas demandé de venir, ils préféreraient que nous
soyons restés là d’où nous venons.
Pensant cela, il se souvient
cependant de cette rencontre qui, pour lui, a été à l’origine de tout. Son altercation
avec un Blanc, un Yovo,
au marché de Lomé. N’était-ce pas lui, Célestin, qui criait à l’injustice, au
vol permanent de la richesse africaine par les Français ? Il se rend
compte maintenant que rien de cela n’affleure à la surface de la conscience de
ces derniers. Du moins de ceux qu’il regarde passer.
Il a vieilli, Célestin, il ne se
fait désormais aucune illusion. Ni sur la bienveillance des Européens, ni sur
la probité des sociétés africaines. Il sait maintenant ce qu’il en est. Il lui
reste à se tirer d’affaire par lui-même, en usant de tous les faibles moyens
qui restent à sa disposition. Toutefois sans risquer de se faire prendre en
outrepassant par trop les limites de la légalité.
Trouver un toit, trouver un boulot,
ne pas se faire prendre. Ne faire confiance à personne. Point.
Et puis voilà, la seule fois où
Célestin est abordé par des Blancs, il s’agit, non de flics, mais de trois
jeunes gens, deux garçons et une fille. Des étudiants. Ça se passe au moment où
il fait la queue dans la rue pour la soupe chaude proposée par l’Armée du
Salut. Ces trois personnes passent devant lui, et la fille lui sourit. Pourquoi
à lui ? Il n’en sait rien, ça se trouve comme ça. Alors il sourit aussi.
Ce sourire déclenche un mouvement
vers lui. Les trois jeunes l’abordent et lui demandent s’ils peuvent lui poser
des questions. Il leur dit Oui, il n’a aucune raison de dire Non.
Alors ils l’entraînent vers un petit boui-boui chinois pour l’interviewer en
échange d’un bon repas.
Chapitre
49
Où
l’on coule
La soirée est douce, c’est un de ces
soirs de Paris où, passée la ruée des retours vers les banlieues, il est
agréable de paresser quelques heures à la terrasse d’un café, à discuter,
plaisanter, voire refaire le monde autour d’une tablée de verres, de tasses et
de cendriers. Là, un groupe d’étudiants en sciences politiques entoure
Célestin, le fait boire, le choie, fait de lui le héros de la soirée. Il n’en
finit pas de répondre aux questions qui fusent de tout côté.
Il sait parler, Célestin, il sait
raconter, il plonge ses amis de rencontre dans tout ce monde des aventuriers du
Voyage et cela les cloue sur place, tour à tour émus, effrayés, passionnés,
scandalisés, admiratifs ou écœurés… Et lui se sent quelqu’un, enfin quelqu’un.
À la nuit tombée, on se sépare, on
se fait la bise, chacun s’éloigne… et notre jeune Togolais se retrouve seul au
bord du trottoir. C’est que lui n’a pas de chambre à retrouver. Eh bien
si ! la jeune fille qui l’avait remarqué, partant
au bras de son copain, se retourne en souriant et s’aperçoit d’un coup que leur
informateur ne sait plus où aller. Elle ramène son compagnon vers lui et tous
deux l’entraînent jusqu’à un hôtel pas trop miteux, du côté du Quai de la Rapée, et lui paient un lit pour la nuit. Après de
nouvelles bises, plutôt fiers de leur générosité, ils repartent tranquilles.
Cet hôtel, cette chambre, ce lit
douillet, cette nuit abritée, c’est le premier contact de Célestin avec ce
qu’il est venu chercher au prix de tant de peines. L’Europe, enfin, la
vraie ! Sans souci du lendemain, il se met à échafauder une foule de
projets tous plus merveilleux les uns que les autres. Il a confiance, ses
nouveaux amis l’ont remarqué, écouté, apprécié, il va les revoir et ils
l’aideront.
Du moins le croit-il, car le
lendemain, personne d’entre eux ne se trouve à l’attendre à la terrasse de ce
qu’il prenait pour leur lieu habituel de rendez-vous. Il les attend, grelottant
sur sa chaise, lui qui ne dispose que de quoi se payer un café. Il reste là des
heures et personne de connu ne vient, alors il comprend qu’il est seul, et
qu’il est perdu.
Il se retrouve errant dans le
quartier, entre Bastille et la Rapée, sans but, sans
projet praticable, solitaire et amer. Il n’est pas bon d’avoir goûté aux
délices lorsqu’on en est aussitôt privé. Sa déception est telle qu’il tombe
dans une désolation profonde, proche de l’envie de mourir, de voir finir tout
cela, toute cette peine, cette solitude absolue.
Cette dépression, inhabituelle chez
lui, lui ôte pour cette seule fois la prudence nécessaire aux proies préférées
des chasseurs, et cela lui est fatal. Alors qu’il se tient, seul, sur le quai
retrouvé, il est rejoint et encerclé discrètement par une de ces patrouilles de
trois policiers – deux hommes, une femme – qui arpentent
la ville l’arme au bras.
Serré de près par eux, affolé, il
pousse un cri et bouscule le plus jeune des flics puis file comme une flèche,
courant de toutes ses forces le long du quai, si bien qu’il prend trop de
distance pour être rattrapé. Ce que voyant, le plus âgé des policiers use de
son sifflet, ce qui fait apparaître presque instantanément, par malchance, une
autre patrouille à l’autre bout du quai.
Célestin comprend alors qu’il sera
pris. En un éclair, dans son désespoir, il ressent aussi, sur le moment, contre
toute attente, que toute cette aventure était un leurre, qu’il n’avait aucune
chance de gagner sa place dans ce monde-là, d’échapper au retour, à l’échec, à
la honte du perdant. Et il baisse les bras.
Il plonge dans le canal, s’enfonce
dans l’eau grise et froide, puis, remontant à la surface, nage un peu, au
hasard. Il se trouve alors heurté par une longue et lourde barge chargée de
sable dont le pilote ne l’a même pas aperçu. Assommé, il coule, et ceux qui le
poursuivaient devront assez vite constater qu’il ne remontera pas.
Célestin est bien arrivé à Paris,
arrivé pour toujours. Il gît au fond de la Seine. Son nom pourrait être ajouté
à ceux des milliers de jeunes gens hardis et courageux qui ont disparu avant de
trouver l’Eldorado. Mais justement, ce ne sera pas le cas, car après avoir
repêché son blouson en aval, les Français n’y trouveront qu’un passeport
nigérien et un faux nom.
-oOo-
Note à mes
lectrices et lecteurs
Eh oui ! le
feuilleton était arrivé à sa fin. Célestin avait pris congé de nous. Cela pouvait
se terminer plus gaiement, mais j’ai pensé que ç’aurait
été de la triche. Racontée ainsi, l’histoire était plus vraisemblable que ne
l’aurait été une issue positive. Ils existent, ces jeunes migrants qui se
suicident au moment où ils découvrent ce qu’il en est de l’aboutissement réel
de leur aventure.
Mais je me suis dit, quelques mois plus
tard, après avoir parlé avec des jeunes gens qui auraient pu s’appeler
Célestin, que ce garçon méritait un sort plus miséricordieux. Après tout, ce
Célestin-là est le héros d’une grande Aventure, il conviendrait donc qu’il
triomphe à la fin ! Et puis j’éprouve tant de tendresse pour lui… Mais
voyons comment il va s’y prendre !
–oOo–
Chapitre
50
Où
l’on détient justement une corde
À la tombée de la nuit, sous le pont
d’Austerlitz, deux clodos épouillent paisiblement chacun son compagnon à quatre
pattes. Sans échanger un mot, ils se refilent tour à tour une bouteille de
rouge. Ils ont mangé, il leur reste même du pain et des sardines pour plus
tard.
L’endroit est pratique, on y est à
l’abri, mais il y a peu de chance qu’ils puissent y rester longtemps. Avec la
reprise du passage des bateaux à touristes, la patrouille ne va pas tarder à
être prévenue. C’est juste une petite pause, ils vont se faire virer de là. Après
ça, faudra rejoindre chacun son coin pour dormir.
Mao – on l’appelle Mao parce qu’il
est d’apparence asiatique – rappelle son chien, Ficelle, qui s’éloigne vers le
bord du quai. Le chien ne réagit pas, il semble captivé par quelque chose qui
se tient en contrebas, dans l’eau. Puis il se met à gronder, sautille tout à
coup comme surexcité, et il aboie trois fois. Alors Mao va voir.
C’est dans l’eau à deux coudées du
bord. Accroché à une sorte de cheville scellée dans la pierre, un paquet qui
ressemble, dans la pénombre, à un ballot de linge surnage le long du quai. Mao
appelle Soudard – un ancien légionnaire belge – qui, ayant vu, donne son
avis :
– ça
c’est pas aut’ chose qu’un macchab, comme qui
dirait !
Mao regarde mieux et doit se rendre
à l’évidence, il s’agit bien d’un corps humain. Tenu par le col de sa chemise,
il est à peu près horizontal, la tête presque entièrement hors de l’eau, et il
a tout l’air d’être passé de l’autre côté.
– Ben et si il est
pas mort ?, dit-il, et, sans un mot, il fonce à son caddie, en tire une
longue corde munie d’un nœud coulant, lui attache la bouteille de vin avec son
foulard, revient au bord du quai et, à plat ventre, fait descendre le tout
jusqu’au cadavre et parvient à lui choper une jambe. Un coup sec et la corde s’arrime
à la guibolle.
– Qu’est-ce tu fous, jette-t-il à Soudard,
viens tirer avec moi !
Quelques instants plus tard, le
corps d’un jeune Africain se retrouve allongé sur le ventre, dégoulinant et
inerte.
– Un migrant, constate Mao, pauv’ gars... Reusement qu’j’ai
fauché çte corde, l’aut’
jour, la fois où j’voulais m’pende ! Tu crois qu’il est mort ? ça m’aurait plu qu’i soye vivant, la corde aurait servi à quéc’
chose…
Soudard ne l’écoute même pas, il
attrape juste le jeune homme par les deux pieds et il le soulève. C’est un
grand costaud, Soudard, le pinard l’a pas encore
flingué. L’effet est spectaculaire : pendu par les pieds, le gars se met à
tousser comme un perdu, rejette un peu d’eau, puis il gémit. Bref, il est pas mort.
– Tu sais
pas, dit Mao, repose-le par terre, on va l’déshabiller pis on va l’réchauffer.
J’vais chercher mon tapis d’sol pis ma couvrante.
– Essuie-le d’abord, comme qui
dirait, autrement tes affaires elles s’ront trempées,
conseille Soudard et, toujours pratique, il passe lui-même des paroles aux
actes à l’aide de quelques chiffons de sa collection.
Le jeune migrant est maintenant
allongé sur le dos, sur un vieux tapis crotté, bien couvert d’une lourde capote
de l’Armée rouge achetée aux Puces, la tête posée sur la boule de chiffons.
Ceci réalisé, les deux copains
récupèrent la bouteille et vont pour la vider.
– Gard’s’en
pour le p’tit gars, conseille Soudard. Comme qui dirait qu’i va avoir
soif !
Après quoi ils reviennent auprès du
type et le considèrent, tout émus, en se demandant quoi faire, arrivés
là ?
L’Africain ouvre les yeux et
s’étonne : que fait-il sous ce pont, et que sont ces anges gardiens
étranges et bizarrement barbus ?
– Ben mon gars, fait Mao, chais pas
d’où qu’tu sors et comment qu’t’es arrivé là, mais t’as eu du pot ! J’aurais pas voulu m’suicider, tu y passais ! Qu’est-ce
qu’on va fair’ de toi, maint’nant,
que les cognes vont pas tarder ?
Mais le jeune homme ne l’écoute déjà
plus, il s’est rendormi.
– Faut qu’on l’planque ! dit
Soudard. Comme qui dirait qu’y vont ll’emmerder si
qu’ils le trouvent. Allez, on remballe, aid’-moi que
j’le fout’ su mon caddy. Je sais où qu’on va l’mette.
Prends ses fringues. Et pis prends la bouteille pis l’brichton,
et pis les sardoches, comme qui dirait. Qu’il ait d’quoi s’mette dans l’gosier,
l’négro !
Et les voilà partis, les deux anges
crasseux, leurs chiens et leurs caddies, plus un jeune miraculé qui dort plié
en quatre.
Chapitre
51
Où
l’on a l’occasion de faire un cours
Quand le jeune homme se réveille
pour de bon, il est allongé sur un matelas en mousse recouvert d’une sorte de
drap. Un lourd tissu de laine bien épais le recouvre. Ça pue mais ça tient
chaud. Heureusement, car il se rend compte d’un coup qu’il est tout nu
là-dessous.
Il lève la tête et promène un regard
autour de lui. Sans grand résultat car c’est plus la nuit que la pénombre. Il
distingue tout de même, à pas deux mètres, une forme humaine au volume
conséquent, assise sur quelque chose dont la nature est difficile à discerner.
La femme, car s’en est une, a dû
s’apercevoir qu’il a bougé et elle s’ébroue, se prend une quinte de toux, et
finalement se penche vers lui pour mieux voir. Puis elle lui parle.
– T’es réveillé ma caille ? Ben
tu peux dire que t’as eu du bol, et pas qu’une fois ! Tiens, que j’te
l’dise avant qu’tu balises, c’est moi qu’ai ton fric, là, çui
qu’était dans l’sac collé sur toi. T’as pas à t’faire du mouron, j’te l’rendrai
quand qu’t’en auras besoin.
Elle n’obtient pas de réponse mais
elle s’y attendait, ce mignon-là a besoin de temps, pense-t-elle.
– Coute-moi. T’es dans un squat à
Paris vingtième. T’es tranquille pour quéc temps. Moi
c’est Vivi, c’est là que j’crèche. Avant j’faisais pute mais maint’nant je fais cantinière pour les fauchés. Cantinière
et pis des fois infirmière, si tu veux. Tu vois qu’t’as
pas à t’en faire.
Elle fait une pause pour chercher
une goldo et un briquet bic dans le sac de toile
qu’elle couve dans son giron. Sur quoi elle s’allume la clope et tire
deux-trois taffes. Tout cela sans quitter le jeune homme du regard.
– Tu piges ou tu
sais pas causer français ?
– Oui Madame, je sais très bien
parler français, murmure le jeune homme, tout à coup désireux de se faire bien
voir, je suis allé à l’école, dans mon pays.
– Ah bon, dit la grosse, ça va
faciliter les choses. Alors que j’t’esplique :
ici ça s’appelle un squat, c’est là qu’on a tous les paumés, ou alors les
militants qui sont cont’ la loi, tu piges ?
Ouais, ben y a pas non plus qu’des gens comme i faut…
Ben toi, tu peux rester là tant qu’t’es dans la panade mais faut pas compter
qu’ça dur’ longtemps pasqueu les squats, ma poule,
les grands chefs i’s aiment pas. Et pis…
Elle cause, elle cause, la bonne
dame, elle n’a pas si souvent l’occasion de faire un cours. Elle voit bien que
le gars s’est rendormi mais elle s’en fout, elle aura au moins dit les choses.
Le sommeil de Célestin va durer
douze heures. Au réveil, la première chose que Vivi lui dit, c’est :
« Ben maintenant, faut qu’tu t’trouves un boulot, t’as besoin d’pèze. »
Cela juste après qu’il se soit
décrassé sous la douche collective du squat, et qu’il ait absorbé, non un petit-dèj, mais un double casse-croûte de déménageur à base
de cochonnaille sur un litre de café lavasse. Il aurait bouffé une vache, queue
comprise, tellement il s’était trouvé affamé.
Mais la grosse mère s’inquiète,
craint d’avoir fait une boulette : « T’es pas musulman, des
fois ? ». Il la rassure : « Non madame, je suis chrétien
protestant ». Et voyant l’air inquiet de sa bienfaitrice, il ajoute :
« mais pas croyant ». Après tout, se dit-il, pas trop fier en pensant
au pasteur de chez lui, je ne suis plus sûr de rien…
Mais elle revient à son idée d’un
boulot à trouver :
– T’as pas de papiers, t’as rien,
pas de sécu, même pas un numéro, t’existes pas, tu piges ? Tu peux trouver
qu’un taf au noir. T’as déjà marné sur les chantiers ?
En fait elle a une idée derrière la
tête. Elle n’est pas au courant des possibilités réelles offertes par les
organismes officiels à un gars dans la situation de Célestin, non, elle pense
juste à le présenter à un des caïds du squat, un nommé, pour ainsi dire, Omar
le Singe. Il connaît des gens.
– Oui, j’ai travaillé sur des
chantiers, en Libye, lui répond Célestin.
– Bon, ben alors faut que j’te
présent’ un pote à moi.
Chapitre
52
Où
l’on désespère
Depuis plusieurs semaines, Célestin
travaille sur un chantier, au fin fond de la Seine-et-Marne. Bien sûr, il n’est
pas déclaré et n’est appelé au boulot que lorsqu’un besoin s’en fait sentir,
mais au moins, il est logé avec plusieurs de ses collègues dans une baraque de
chantier.
Elle est plantée avec quelques
autres sur un terrain vague situé en bord de Marne, pas très loin de la ville
de Meaux, qu’il peut rejoindre en vélo, son seul luxe. Une installation
minimale, avec sanitaires et toilettes communes au sein d’un bosquet.
Grâce à l’entregent de Vivi,
l’urgence est donc assurée. À condition de reverser dix pour cent de ce qu’il
gagne à Omar le Singe pour prix de son aide, il dispose d’une sorte de
nécessaire de survie. Mais rien n’est gagné, pour lui, qui n’a pas de papiers
et risque à tout moment d’être arrêté, mis en rétention puis renvoyé en Italie…
pour revenir à nouveau en prenant tous les risques.
Ce n’est pas seulement pour tout
cela que son moral est au plus bas, néanmoins, mais à cause des nouvelles qu’il
a reçues. Et il y a de quoi !
Sa première démarche, en allant à la
ville, a été d’acheter un vieux téléphone et d’appeler son oncle, à Lomé, pour
lui donner de ses nouvelles. En retour, l’oncle lui a appris la mort de sa
mère…
Sur le moment, il est resté de
marbre, comme si la douleur, gelée, demandait à être d’abord réchauffée dans
son cœur. Puis, espérant recevoir du réconfort, il a tenté de joindre les Jarrow, à Tripoli, afin leur annoncer qu’il est enfin
arrivé à Paris, qu’il aime toujours Abondance d’amour, et qu’il pourra bientôt
envoyer du tissu, comme prévu, à Madame Annonciation.
Pas de réponse. Juste un
grésillement, comme si la ligne n’était plus en service. C’est ce qui, après
plusieurs essais tout aussi infructueux, l’a poussé à appeler Monsieur Abdou,
l’ami libyen des Jarrow. Et là, tout s’est écroulé,
amour, affaires, avenir…
Les Jarrow,
à la fois noirs et chrétiens, ont été agressés de façon si systématique, si
brutale, par les milices islamistes qu’ils ont dû tout laisser derrière eux et
sauver leur vie en fuyant, sans doute en Gambie, leur pays abandonné depuis des
années et dans lequel ils n’ont plus rien, pas même une adresse. Impossible de
les joindre, à supposer qu’ils aient pu survivre au cours de leur fuite.
Apprenant tout cela, Célestin a fui
la ville en tremblant, en gémissant, en pleurant. Mais incapable d’aller plus
loin, il a jeté son vélo et s’est assis sur un talus, au bord du chemin. Là, il
imagine toute sorte de malheurs, hélas probables. Il voit ces gens qu’il aime à
la merci des vendeurs d’esclaves, il voit Abondance entre les mains de ces
hommes sans pitié, il voit Alphonse Jarrow soumis à
la torture, il voit Madame Annonciation exécutée d’une balle sans autre forme
de procès…
Il reste ainsi pendant des heures,
ne pensant qu’à eux. Puis, désespéré, il regagne sa baraque et s’écroule sur
son lit de camp. Mais on l’appelle et il doit rejoindre avec ses collègues le
minibus boueux qui les emmènera sur le chantier voisin.
Ce n’est que le lendemain matin,
réveillé tôt, qu’il fera le point sur les conséquences que ces malheurs
comportent pour lui. Il n’y a plus sur cette terre aucun être qui lui soit
attaché. Il est seul, démuni, dans un pays étranger qui ne l’aime pas et qui le
rejettera à la première erreur qu’il fera. Pour aller où ? Nulle part.
Il pense à nouveau au suicide, la
Marne l’attend comme l’attendait la Seine il y a peu, mais cette fois-ci, ce
n’est plus dans l’urgence d’une situation sans issue, cette fois-ci il y pense
à froid. Après tout, se dit-il, c’est un fait, tout est terminé.
C’est à ce moment, où il se lève
pour passer à l’acte, que l’avenir va lui tomber dessus, sans qu’il puisse le
deviner…
Chapitre
53
Où
l’on boit un chocolat chaud
Célestin a pris l’allée sablée qui
suit le cours de la Marne jusqu’à un endroit tranquille, puis il a traversé
l’étroite bande herbeuse qui la sépare du fleuve. Maintenant, il est se tient
debout, immobile, et il contemple l’étendue d’eau grise en mouvement. Il hésite
encore à s’y jeter.
Il fait froid, du ciel plombé
tombent quelques flocons mais il ne s’en soucie pas. Il pense à cette mort qui
l’attend. Elle verra la fin de son malheur. Elle punira, se dit-il, l’orgueil
qui l’a poussé à défier l’ordre des choses, lui qui n’est rien. Il n’ose pas
espérer que le Dieu de sa mère puisse jeter un œil sur lui. Il est seul et
perdu.
Alors il va descendre jusqu’au bord
et faire le pas décisif. Il lui faut seulement attendre que les gens qui
avancent justement sur l’allée soient passés. Il les a entendus approcher sans
même oser se retourner pour les voir.
« Vous êtes seul ? »
lance une voix de femme. Et Célestin comprend que ces gens se sont arrêtés et,
sans doute, le regardent. Bien obligé, il se tourne vers eux.
Ils sont trois. Deux Blancs plus
très jeunes, chaudement habillés, et un jeune Noir installé sur un fauteuil
roulant. C’est le vieux Blanc qui le pousse. La femme répète « Vous êtes
seul ? » Elle le fait en souriant. Et le jeune homme dit « Tu
vas geler sur place, si tu restes là ! » Et sur le ton d’une autorité
tranquille, le Monsieur ajoute « Venez donc boire un bon chocolat chaud
avec nous, nous aussi nous sommes frigorifiés ! »
Alors Célestin les rejoint. Ils ont
déjà fait quelques pas, d’ailleurs, comme assurés qu’il les suivrait. Je suis
comme un chien perdu qui a trouvé à qui se fier, se dit-il.
Il a honte mais il suit. Il n’a plus
la force de se rebeller, de faire le fanfaron, de dire « Foutez-moi la
paix ! » Et il se rend compte d’une chose : ou ces gens
représentent le coup de pouce qui lui permettra d’aller plus loin, ou ils
feront comme les autres, les étudiants « sympathiques » qui l’ont
oublié, et il trouvera bien le moyen d’en finir. À eux de voir…
« Comment vous
appelez-vous ? demande la dame en souriant. »
Ils sont installés tous les quatre
autour d’une table d’auberge, à l’abri d’une grande verrière, le fleuve
s’écoulant sous leurs yeux.
Célestin parvient fort bien à
discerner ce qui cherche à se cacher derrière ce sourire et cela le
trouble. Cette femme blanche, manifestement très à l’aise dans la vie,
s’intéresse réellement à lui et s’inquiète. Il se dit qu’elle a compris ce que
signifiait son attitude quand elle l’a vu sur la berge, seul, immobile, déjà
ailleurs.
Et il ne se trompe pas. Madame
Berger a le sentiment, en effet, qu’elle vient de sauver la vie de ce garçon.
Elle et son fils, et son mari.
« Où habitez-vous ? »
demande le mari, sur ce ton qui a déjà frappé Célestin, un ton qui n’appelle
pas de réplique sans toutefois commander. Et Célestin a
du mal à répondre, il lui faudra pour cela l’aide du jeune homme, plein d’une
authentique et franche curiosité. Cela prendra du temps, mais enfin, il dira
tout, du moins pour l’immédiat.
Migrant sans papiers. Embauché au
noir sur un chantier. Logeant dans une baraque de chantier. Ça paraît simple à
dire mais c’est aussi la confession d’un terrible échec, intime autant que
matériel.
Mais le jeune homme, qui ne s’en
contente pas, insiste : « Mais tu viens d’où ? Que faisais-tu
avant ? As-tu de la famille au pays ? Et comment as-tu fait pour
arriver en France ? » Un vrai déluge de questions. Célestin en a le
tournis, il ne peut plus suivre, la tête lui tourne, et Madame Berger le comprend
et met à cela un point final… qui va devenir un point de départ :
« Et si vous veniez avec nous à la maison, vous pourriez continuer ainsi à
bavarder avec Vianney ? » Et c’est dit sur ce ton dont Célestin a été
privé, depuis ce temps d’une si longue errance, celui de la tendresse.
Alors il craque, et il dit
« Oui » et fond en larmes.
Chapitre
54
Où
l’opulence le dispute à la bienfaisance
Monsieur Berger a exercé pendant
toute sa vie active la profession de vétérinaire. Il est depuis peu à la
retraite dans sa maison de famille, une ferme cossue à l’ancienne, bordée par
le ru du village.
Ce ru est à lui seul le témoin d’une
page célèbre de l’histoire de France puisque c’est de part et d’autre de son
eau que les troupes françaises et allemandes se sont affrontées en 1914 lors de
la bataille de la Marne. Monsieur Berger en est très fier, c’est son côté
vieille France.
Quant à Madame Berger, elle a été
maire de la commune pendant plusieurs décennies. C’est à elle que l’on doit,
justement, l’excellent état de ce ru, qu’elle a protégé au cours des temps
d’innombrables sources de pollution.
Son malheur intime a longtemps été
d’être stérile, et son bonheur a été l’adoption, sur le tard, d’un garçon
infirme, Vianney, originaire d’un orphelinat catholique installé au Burkina
Faso.
Bref, les Berger forment un couple
sérieux, à la vie rangée et aux principes humanistes nourris par la
franc-maçonnerie à laquelle ils ont adhéré par tradition de famille, sans doute
à cause de désormais lointaines racines protestantes. C’est probablement ce qui
les a rangés longtemps dans les rangs d’un Parti socialiste en quelque sorte
patrimonial...
Madame Berger ne s’est jamais
ennuyée. Elle a eu à faire pour gérer sa commune au travers d’innombrables
embrouilles, locales ou administratives, de toute nature. Et bien sûr, elle
porte avec dévotion le devenir de son fils… non sans toutefois ressentir ce
bonheur comme un peu trop domestique.
C’est pourquoi nombre de
fonctionnaires de tout poil ne sourient pas en la voyant entrer dans leur
bureau. D’autant que la voilà maintenant férocement écolo ! Entre autres
sujets, il y a toujours ce ru… Cela occupe.
Et voilà que Célestin, qu’on aurait
dû appeler Bienvenu, fait son entrée dans l’ensemble des préoccupations de
Madame Berger, Éléonore de son prénom. La voilà à son affaire, ce qui fait
aussi celle de son époux, Rodolphe, cet homme tranquille que l’élevage de ses
chevaux et le recours à ses livres suffisent à rendre heureux… Ou presque.
Le seul reproche que l’on pourrait
faire, à la rigueur, à ce Rodolphe, parfait gentleman
farmer, c’est sa liaison avec une pharmacienne de
Meaux, Madame Bélier, Yolande de son prénom. Une veuve dans la quarantaine
avancée. À la rigueur, car Éléonore,
qui fait mine d’ignorer cela, est au courant et s’en trouve secrètement
soulagée.
Voilà donc notre Célestin installé
depuis quelques semaines dans cet environnement. Cela s’est fait tout
naturellement, il n’y a pas eu besoin de dire les choses, à la fin de la
première soirée, il a été évident que l’une des chambres de l’étage
l’attendait, qu’un cabinet de toilette adjacent et sa douche étaient déjà
équipés pour lui, que le pyjama étalé sur le lit était le sien, tout comme lui
appartenaient les mules disposées sur la moquette épaisse.
Il n’a rien vu ni compris de tout
cela, il s’est laissé tomber sur ce lit à la couette entrouverte et il s’est
endormi. Il a dormi douze heures.
Lorsqu’il est descendu et, attiré
par des odeurs appétissantes, a trouvé la cuisine, il a rencontré, tout hébété,
le sourire bienveillant quoique curieusement réservé d’une dame en tablier
blanc. Elle l’attendait pour lui servir un petit-déjeuner comme il n’en avait
jamais rêvé, pas même imaginé.
Cette dame s’appelle Mabel, comme elle le lui a dit avec un drôle d’accent. Elle
est entre deux âges, elle a les cheveux roux et les yeux verts, un peu
d’embonpoint et des mains de bûcheron. Célestin apprendra très vite qu’elle est
irlandaise et, surtout, catholique ! Et très bonne, d’une bonté maladroite
et parfois revêche, mais sans limite apparente.
Célestin a dévoré sans un mot un
breakfast consistant, conçu selon des normes celtiques, a liquidé la théière,
s’est soûlé en sus de chocolat chaud, puis a regardé cette dame et lui a dit
« Merci Madame, c’est très bon. Je m’appelle Célestin, je suis de passage,
Vianney n’est pas là ? »
Chapitre 55
Où
l’on se redécouvre
Madame Berger ne le lui a pas
proposé, au bout de huit jours, elle le lui a expliqué. Cela se passait dans
son bureau : « Célestin, vous êtes ici chez vous, le gîte et le
couvert vous sont offerts sans restriction, c’est pour nous un plaisir de vous
avoir chez nous, une seule chose vous est demandée : devenir au long terme
l’alter ego de notre fils, il ne
demande que cela. »
C’était direct. Célestin n’a pas
répondu. D’abord parce qu’il ne comprenait pas le sens de l’expression alter ego, ensuite parce qu’il flairait
là une proposition qui le mènerait très loin. Alors il a dit :
« Je vais voir Vianney » et il s’est sauvé.
Mis au courant, Vianney a souri.
« Il faut être indulgent avec ma mère, elle n’a pas le sens de la
diplomatie… Mais elle est tellement directe qu’au moins on ne peut pas la
soupçonner de tricher, tu vois… Elle tient vraiment à toi, à toi
personnellement, du moins à sa manière... » Et, après une pause et un peu
d’embarras, il a ajouté : « Et moi aussi. »
Encore fallait-il pour Célestin que
tout soit clair dans sa tête : « Et un alter ego c’est quoi ? » a-t-il demandé. « Un ami
préféré, quelqu’un avec qui on est lié pour de bon, en fait ça veut dire un
autre moi-même. Tu vois, je serais très triste si tu me laissais tomber… »
Célestin n’a rien dit, il est sorti
de la pièce, puis de la maison, il a marché. Une fois dans la campagne, il
s’est assis sous une haie, sur un talus. Il a fait comme souvent, comme par
exemple à l’époque de sa fuite vers Tripoli, en Libye, il est rentré en
lui-même : qu’est-ce qu’il voulait ?
Ça l’a mené très loin en arrière, au
temps où il voulait justement ça, ce qu’on lui offre, la belle vie, avec de
l’argent autant qu’on en rêve, de belles fringues, une voiture, pourquoi
pas ? Il se voit de retour à Lomé pour les vacances, il se voit frimer…
Ce n’est pas ça qu’il veut. C’était
un rêve, un mirage. Un truc de gamin… Peut-être, mais c’était aussi le besoin
de rester un être humain capable de vivre proprement, de travailler
honnêtement, de se nourrir, de se vêtir, de se loger, de se soigner grâce à ses
efforts. Librement. Et de fonder une famille…
Impossible au pays pour un type
comme lui, chacun le sait. Sans formation, sans appui, sans relations, sans
mise de départ !
Il est parti, il en a bavé, ça
oui ! Mais il est arrivé chez les riches, chez les seigneurs. Non
seulement ça, mais ils ont besoin de lui. Déjà quand il se tuait à remuer le
béton pour trois sous, ils avaient besoin de lui, ils tenaient à le garder,
même s’ils le méprisaient.
Là où il est tombé, il n’est pas
méprisé. Voilà une raison d’accepter cette offre. Mais d’un autre côté, ce
qu’ils attendent de lui, ce n’est pas très clair. C’est un peu devenir l’animal
de compagnie dont ils ont besoin pour trouver de l’amitié gratuite…
Il a eu le temps de remarquer
comment les gens comme eux traitent leur chien ou leur chat. Une chose
étonnante, on le lui avait raconté au temps où il parlait de partir, à Lomé,
comment ils font plus pour une bête que pour un être humain dans le besoin.
Il n’a pas envie de ça. Il faudra
que Madame Berger l’accepte ! Et juste en se disant cela, il comprend d’un
coup qu’en fait il a déjà choisi. Pas d’être un chien de compagnie, mais de
vivre avec eux. Il se rend compte qu’il les aime bien, qu’ils sont drôles,
qu’avec eux il ne risque pas de s’ennuyer… et qu’il fera d’eux ce qu’il voudra.
Et que c’est sa chance !
Est-ce qu’il est devenu un
profiteur ? Comme ces types qui tournent autour des hommes de pouvoir,
dans son pays, pour tirer d’eux leur casse-croûte ? Il se le demande. Mais non ! Et il se
fige : parce que la cause de sa décision, la vraie raison, s’appelle
Vianney, les yeux tristes de Vianney.
Alors il comprend aussi quelque
chose qui va loin : son malheur ne l’a pas abimé, il est resté un gamin du
marché de Lomé, un être humain sans rien, au fond, et qui ne tient qu’à
l’amitié d’un vrai copain.
Chapitre 56
Où
l’on commence à raconter
La véritable et première rencontre
entre les Berger et Célestin a suivi de peu la prise de conscience qui a
retourné le jeune homme. Il a compris qu’il repartait dans la vie avec un seul
point d’ancrage : un ami. Il s’agissait, bien sûr, d’une entraide
appréciable entre deux porteurs de malheur, mais surtout de l’existence
conjointe de deux personnes liées au plus profond.
C’est à partir de là qu’il pouvait
s’ouvrir, cela lui coûterait-il. C’est ainsi qu’a débuté une série de soirées
au cours desquelles il a pu tout raconter.
Cela a commencé un soir à la fin du
repas. Au fromage, Rodolphe, très paternel, lui demande ce qu’il en était de sa
vie au Togo. « Vous comprenez, mon ami, qu’il nous faut en savoir un peu
plus sur vous », dit-il, inconscient de l’aspect insidieux que pourrait
prendre sa question.
Célestin n’y voit aucun mal, cette
intrusion déclenche au contraire une grande envie de se raconter. Il en a un
peu assez de passer à leurs yeux pour le gentil petit minable qu’il faut
aider !
C’est donc avec un grand sourire
qu’il répond : « Bien sûr, mais j’ai tellement de choses à vous dire…
Et vous pouvez me tutoyer, je préfère ! » À quoi Éléonore
répond : « Tu nous raconteras ça tout à l’heure, au salon, avec la
tisane ou le digestif. »
« Elle ne se rend pas
compte », se dit Célestin…
Cette soirée-là fut la première d’une
suite de narrations au cours desquelles rien ne fut caché des heurs et malheurs
du jeune Togolais.
À commencer par ses errances de
gamin sans avenir, au grand marché de Lomé. Comment, avec les autres, il aidait
mais aussi piégeait les touristes, fauchait dans les étalages, servait de
messager à des gens peu scrupuleux, leur servait de guetteur, faisait le
rabatteur pour les prostituées, et ainsi de suite.
Il fallait déjà du courage, aux
Berger, pour avaler tout cela ! Mais bon, se disaient-ils, ce n’était
qu’un pauvre gamin des rues contraint de se débrouiller comme il pouvait pour
survivre. Cela amenait tout de même un tas de questions.
– Ils se demandaient pourquoi il
était si dépourvu d’appui dans la vie – Il fallait alors leur parler du
village, en brousse, de la famille privée de ressource et de savoir, de l’oncle
de Lomé, « le fonctionnaire », et de son épouse…
– Il était donc tellement
seul ? – Il fallait alors parler des copains, du cousin Blandin, de Kofi,
le cousin de l’ami, et finalement de la fiancée, cette Kékéli
qui l’avait finalement laissé tomber…
– Mais pourquoi, vraiment,
s’était-il décidé à partir ? – Et il fallait évoquer sa colère, sa honte
devant un Blanc de passage, son désir de trouver au loin une véritable
existence, pleine d’une richesse gagnée par lui, par son travail, et surtout
mentionner le temple, le pasteur, la certitude d’être accompagné…
– Mais tous ces dangers, ce risque
fou de jouer sa vie sur tant d’aléas ? – Quoique certain de ne pouvoir se
faire comprendre, il leur parlait alors de l’Aventure, de l’aura de ceux qui
ont le courage d’aller jusqu’au bout quoi qu’il arrive…
– Les Berger secouaient la tête et,
désireux d’en revenir à du solide, demandaient comment, déjà, il avait réussi à
partir, par quels moyens pratiques ? Avec quel argent ? – Et Célestin
racontait comment un trafiquant, Lakhdar, lui avait
proposé comme à d’autres, comme à Koffi, de financer son voyage. Ils
signeraient un contrat selon lequel, une fois arrivé en France, ils le lui
rembourseraient au triple…
Il était tard quand Célestin en est
arrivé là. Éléonore a mis fin à la séance : « Bon, eh bien ce n’est
qu’un premier chapitre, il est l’heure d’aller se coucher, tu nous raconteras
la suite de tes aventures – de ton Aventure, comme tu dis – une prochaine fois.
Je sens que nous n’avons pas fini de nous… Comment dire ? D’être
remués ! »
Elle ignorait à quel point.
Chapitre 57
Où
l’on se forme
Pendant les années qui ont suivi,
l’existence de Célestin, que l’on a assez vite appelé Cèl,
s’est organisée chez les Berger entre deux anges gardiens, Éléonore et Vianney.
La première s’occupe à fond de toutes les questions administratives et
pratiques. Le second le cornaque dans sa conquête du savoir et des diplômes qui
vont avec.
La dame l’accompagne dans le maquis
administratif que traverse le migrant de base, dépourvu de papiers, en vue
d’acquérir le droit à résider légalement dans le pays… Vaste entreprise, à vue
de nez sans espoir dans le cas de Célestin, irrémédiablement majeur et en bonne
santé, mais non désespérante aux yeux d’une personne habituée à circonvenir,
terroriser, charmer, encenser, amuser l’ensemble du personnel administratif et
politique de la Seine-et-Marne et au-delà.
Bien entendu, elle a inscrit "Cèl" au CNED afin de lui permettre d’atteindre le
niveau du bac, puis lui a enjoint de prendre des leçons de conduite :
« Ainsi tu pourras circuler à ton aise. Tu n’auras qu’à prendre le
4x4 ! » Et elle ajoute, mi-figue, mi-raisin : « Puisque tu
ajoutes foi à ce que disent les pasteurs, tu pourras aller écouter celui qui
officie à Nanteuil, ce n’est pas loin… » Il faut bien que son poulain
donne des signes d’intégration…
C’est d’ailleurs dans ce but précis
qu’elle l’a engagé et le rétribue comme aide à domicile au bénéfice de son
fils.
Et quel plaisir elle retire de toute
cette activité !
Vianney, lui, est donc promu à la
fonction de répétiteur. Ce qui va très vite lui faire découvrir qu’il aime cela
et lui donner le sentiment que le rôle d’enseignant est fait pour lui.
La question lancinante qui agitait
et inquiétait ses parents concernait son avenir professionnel. Lui-même se la
posait depuis quelques temps. Jusqu’alors, il avait accumulé les diplômes en
divers domaines, allant de l’histoire à la littérature en passant par
l’ethnologie, mais il devait bien reconnaître que cela ne le mènerait nulle
part tant qu’il resterait cloué, non dans son fauteuil, mais dans ce village et
cette sorte de gentilhommière protectrice.
C’est d’ailleurs avec pas mal
d’inconfort moral qu’il abordait cette dernière pensée, quelque peu dérangeante
eu égard à la tendresse qu’il vouait à ses parents.
Eh bien il aime enseigner. Voilà sa
découverte et les perspectives qu’elle lui ouvre. Bien sûr, cela n’est pas sans
lien avec l’amitié qui le lie à son unique élève, mais cela va plus loin, c’est
quelque chose qui lui appartient.
Célestin, lui, a dû reconnaître
qu’il se plaît bien, dans ce dispositif destiné à le mener au statut de
personne autorisée, comme il aime à se dire. Encore quelques années,
pense-t-il, et je serai tiré d’affaire. Et cela ne va pas sans une grande
bouffée de reconnaissance à l’égard de ces gens qui le tirent vers l’avant.
Dans cet esprit, il a eu petit à
petit l’occasion de se rendre compte qu’une troisième et même une quatrième personnes contribuaient à ce confort.
La troisième, c’est papa Berger,
Rodolphe, qui s’est mis en tête de sortir autant que possible ce garçon de
l’emprise, certes généreuse mais envahissante de sa femme. Cela passe par deux
sortes de conduites : la première consiste à faire découvrir les plaisirs
de la vie champêtre à son jeune ami. Chasse, pêche, randonnée, golf… ; la
seconde se donne pour but de l’amener à fréquenter le milieu en quelque sorte
mondain de la bonne ville de Meaux, ce qui ne va pas sans la rencontre de
jeunes dames pour certaines, disons, disponibles...
Et la quatrième personne s’appelle Mabel et n’a au cœur que la protection rapprochée –
nourriture avant tout, et confort – de ses deux "petits" ! Affection
inconditionnelle.
Ainsi vont les choses pour un
Célestin qui rêve secrètement du jour où il retournera à Lomé en homme libre et
accompli... Voire utile. Pas de danger qu’il ne fasse pas tout ce qu’il faut
pour y parvenir !
Chapitre 58
Où
tout baigne, sauf que…
Douze ans ont passé. En ce jour
ensoleillé de juillet, une élégante compagnie s’assemble sur le pré qui descend
doucement depuis la gentilhommière vers le ru du village. On y fête plusieurs
événements heureux.
D’abord le doctorat et la nomination
du fils de la maison, un Vianney rayonnant, à un poste universitaire de
professeur de linguistique comparée. À l’écart, la vieille Mabel
n’en peut plus de fierté, elle en sanglote dans le vert de son caraco.
On fête ensuite l’éminente
distinction décernée à celui qu’on nomme ordinairement Cel
B. Agbéli (B. pour Berger…), ce diplômé d’une
prestigieuse école internationale d’économie. Célestin, en effet, est devenu un
expert reconnu.
Enfin, concernant le même,
l’obtention de la nationalité française, succès d’une démarche assidument
poursuivie par dame Éléonore depuis plusieurs années et qui couronne l’ensemble
de son œuvre célestinesque… Non sans quelque
réticence de la part de l’intéressé, qui a tenu à garder aussi sa nationalité
togolaise.
Celui-ci devrait se montrer tout
aussi réjoui que le sont les personnes réunies ce jour-là, pourtant ce n’est
pas le cas. On peut trouver plusieurs raisons à cela.
La première étant qu’il s’apprête à
annoncer à sa famille d’adoption son départ vers l’Afrique. Un poste de
conseiller spécial du ministre de l’économie du Bénin l’attend incessamment à
Porto-Novo. Il espère évoluer de là, à terme, vers le Togo voisin…
La seconde concerne la rupture qu’il
va devoir infliger à celle qui se voit comme sa quasi-fiancée, Inès, la blonde
fille d’un médecin meldois. Il la trompe depuis des mois avec le docteur
Charline K. Owens, troublante afro-américaine et néanmoins digne médecin
pédiatre originaire de Memphis, Tennessee.
Pour le moment, cette Charline est
évidemment restée aux States. Un peu
plus âgée que son Cel, divorcée sans enfant de deux
ex-maris, elle voit en lui la chance d’un changement radical dans sa vie. Cette
fois-ci elle veut un mariage qui dure, elle veut des enfants, et vu son âge ça
presse.
Elle veut surtout s’inscrire dans
une longue histoire de militance et de libération, et qui, sinon cet homme qui
a connu le pire, est à même de l’accompagner dans cet avenir ?
Aussi s’enthousiasme-t-elle à l’idée
de s’installer avec lui en Afrique, de travailler pour les enfants de là-bas,
d’aider enfin ceux qui, selon elle, ont bien plus besoin d’aide que les petits
Yankees ! Et même que la marmaille des losers
des quartiers noirs. Charline a du mal à s’accepter afro-américaine, à se
reconnaître dans l’image rémanente du pauv’ nèg’ léguée par l’histoire des siens.
Elle se dit que cette fois-ci elle
prend le bon chemin, celui qui la conduit à son vrai moi, vers un vrai monde en
marche selon les voies véritables du Seigneur. Depuis peu, en effet, elle a
rejoint la sainte cohorte des baptisés dans le Jordain des Gospel Songs...
Célestin sait tout cela, qui
tranche, il en est bien conscient, non seulement avec la précise et argumentée
prédication du pasteur de Nanteuil-lès-Meaux, mais aussi avec tout ce qu’il
sait des multiples questions qui se posent à l’Afrique. Cela devrait
l’inquiéter, mais ce n’est pas le cas, il l’a dans la peau, son
Américaine !
Les questions qui s’imposent à lui
sont tout autres. C’est que sous le vernis du fringant expert international en
costume strict, ni le gamin débrouillard du marché de Lomé, ni le coureur
d’Aventure n’ont disparu, ni, encore, le migrant désespéré plongé dans la boue
glacée de chantiers illégaux.
Et s’il réussit aujourd’hui à les
tenir ensemble, tous ces Célestin, il n’est pas sûr – loin de là ! – de
parvenir à les garder unis sans heurts face à la lucidité des gens de là-bas.
De ceux, surtout, qui lui importent, les Célestin, les Koffi ou les Victoria
qu’il va retrouver… Qu’il désire tellement retrouver !
Pour quoi leur dire ?
Chapitre 59
Où
l’on jubile et s’inquiète à la fois
Quand je reviendrai je serai riche,
Dieu m'aidera, et alors j'irai au village. J'amènerai beaucoup de cadeaux,
j’aurai des habits de Blanc et même une voiture, et je pourrai avoir une belle
femme.
La
journée a été bien remplie. Comme toutes celles qui la précédaient. Ces trois
mois ont passé comme un jour, occupés sans relâche par toutes les obligations
liées à une installation et à des débuts professionnels lors desquels tout est
à apprendre ou à inventer.
Ce soir,
il fait doux. À quelques centaines de mètres, le Golfe de Guinée brille sous
une légère brume que traverse le halo fantomatique de la lune. Les bruits de la
ville se sont apaisés. Charline est allée se coucher tôt, Célestin a décidé de
prendre un moment pour respirer avant d’aller la rejoindre. Il l’adore mais
elle est usante…
Au bord
de la piscine, installé sur un transat, il laisse aller librement son esprit et
lui reviennent alors ces lointaines paroles qui furent les siennes et dont il
se souvient mot pour mot : Quand je reviendrai je serai riche…
« Mission
accomplie, petit ! pense-t-il, et il esquisse un sourire attendri. Et non
seulement riche, mais puissant. J’ai la belle femme, j’ai la voiture, et
même le chauffeur, j’ai les habits de Blanc, mais j’ai aussi le pouvoir
d’infléchir la politique d’un pays. Ou au moins d’y contribuer si je reste en
phase, corrige-t-il, avec le premier ministre, lui qui m’a quasiment imposé au
ministre de l’économie.
Il
s’adresse maintenant en pensée au jeune Célestin sur le ton du prof :
‘Vois-tu, le Bénin est à la tête d’un mouvement novateur en matière économique
et surtout financière. Il s’agit de tracer une voie tout aussi socio-libérale
en ce domaine que dans l’ensemble de la politique initiée par le président.
Oui, je suis aux manettes, petit ! Tout au moins au Bénin.’ »
Quand je reviendrai je serai riche,
Dieu m'aidera… poursuit-il.
Est-ce Dieu qui m’a aidé ? Je n’en suis plus si sûr. Bruce, le pasteur
de Nanteuil-lès-Meaux, me rappelait cette citation de Jésus chaque fois
que je lui parlais de mes ambitions : Malheur à vous, les
riches ! » Cela pour les riches, mais pour les puissants, que
disait-il ? Sans doute pas trop de bien non plus…
L’esprit
de Célestin est parfois traversé comme cela par quelque inquiétude qui n’a rien
à faire avec sa formation ou ses intentions. Par instants cela le trouble. Il
se demande si son itinéraire n’est pas en lien avec un dessein de Dieu prévu
pour lui. Ce serait troublant…
Après
tout, se dit-il, je suis comme Joseph, le fils de Jacob, dans la Bible, j’ai
touché le fond, mais c’était pour remonter au plus haut ! C’est tout de
même quelque chose, il y a tout de même un sens à tout cela ! Ou bien
est-ce juste du pot ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que je n’ai rien
fait pour en arriver là ! Et il a une pensée émue pour ses bienfaiteurs,
les Berger, et pour Vianney, son ami.
Mais il
secoue la tête et fait une moue qui signifie « Et si je pensais à des
choses plus concrètes ? » Et levant les yeux, il s’enthousiasme tout
à coup devant le monde paisible qui l’entoure et le réchauffe à la façon d’une
tendresse maternelle : « Je suis en Afrique, je suis chez moi ! Je
suis de retour ! jubile-t-il, je suis en
Afrique ! ».
Mais
Charline l’appelle : « Cèl, tu viens ?
Que fais-tu ? » Elle s’inquiète, elle sait que ce soir est le bon
moment pour une conception, qu’il n’y a pas de temps à perdre si elle veut
tomber enfin enceinte ! Il sait bien qu’elle ne sera heureuse avec lui que
devenue mère. Mère de ses enfants. Est-ce qu’il y pense ? Elle n’est pas
venue en Afrique pour admirer les bébés des autres ! Elle veut un bébé
africain, un vrai, cette fois, afin que la souillure disparaisse !
Célestin soupire.
Ce n’est pas que l’idée de faire l’amour lui déplaise, surtout avec elle !
Mais il ressent quelque chose de pas clair dans ce désir frénétique d’enfanter.
Après tout, il est un homme, il ne comprend pas tout. Et il ne descend pas
d’une esclave abusée…
Chapitre 60
Où
l’on commence à s’interroger
De
Porto-Novo, au Bénin, à Lomé au Togo, il n’y a pas cent cinquante kilomètres
d’une route bien entretenue… que Célestin hésite à parcourir.
Cela fait
maintenant plus de cinq mois qu’il en est là… mais c’est que cela signifierait
aussi de sauter par-dessus vingt ans d’absence. Il lui faudrait être bien
certain de lui-même. Être sûr qu’il a bien fait le tour de ces années de
pérégrination.
C’est ce
qu’il avait voulu faire, en France, avant de rejoindre l’Afrique. Il repense à
ce moment où il s’est dit qu’il lui fallait faire ses adieux. Que c’en était
bien fini pour lui de la France, qu’il ne devait pas y laisser d’ardoise vouée
à ne jamais être réglée.
Il se
revoit arpenter le faubourg pour retrouver le squat où, sauvé des eaux, il
avait été recueilli. Il veut dire merci à Vivi, la cantinière mal embouchée, il
espère la retrouver malgré les années et lui demander comment joindre les deux
clochards qui lui ont sauvé la vie. Mais rien. Là où aurait dû se trouver une
grande bâtisse lézardée, étayée de lourds bastaings, il ne trouve que deux
immeubles neufs manifestement destinés à loger des bobos…
Voilà. Il
arrive trop tard, ces gens ont disparu, fétus sans importance emportés par la
violence du temps. Il s’en veut, il aurait dû être là pour eux depuis
longtemps. Mais trop soucieux de lui-même…
Et si
c’était la même chose avec les gens de chez lui ? Cette question le prend
à la gorge, il ne se l’est jamais posée. Pourtant, pense-t-il soudain, j’ai
laissé tout mon monde en plan, je ne pensais qu’à Célestin le héros, que chacun
devait approuver et épauler dans la démarche qu’il entreprenait.
Et si Kékéli, sa fiancée, n’avait pas été aussi emballée que lui
à l’idée de le voir partir ? Si elle avait pensé en son for intérieur
qu’il aurait pu aussi bien garder son emploi à l’hôtel et vivre avec elle une
vie toute simple de Togolais moyens ?
Nombreux
sont ceux, se dit-il, qui sont partis parce qu’ils n’avaient réellement aucune
alternative. Lui en avait une, comme d’ailleurs un certains nombre de ceux qui
ont choisi l’Aventure. Il pense à Théodore, le professeur camerounais, l’un de
ses compagnons de route. À d’autres encore.
Puis il
se trouve un peu trop critique à l’égard de lui-même. Quelque chose, en lui, se
souvient du véritable moteur qui l’a mené si loin : la dignité. Le besoin
vital de dignité qui habite le cœur des humains.
Voilà ce
qui a mu le gamin pourtant si peu réfléchi qu’il était à l’époque. Ce jour-là,
au marché de Lomé, il a voulu donner tort à ce Yovo
qui l’impressionnait et lui prouver, à lui comme à d’autres, qu’il était un
humain véritable.
Alors on
peut se demander, pense-t-il, pourquoi tant d’autres préfèrent continuer à
vivre sous la domination de ces lois non dites qui entretiennent la misère et
la honte. Des lois puissantes, valables
en tout lieu, semble-t-il, qui asservissent.
Et voilà
la question : partir, est-ce fuir ? Refuser le combat, la lutte pour
la dignité, le travail collectif pour bâtir une société fraternelle ? Quel
plaisir ce serait de se sentir vivre, ainsi, vivre !
Célestin
s’arrache alors à ces pensées pour répondre à l’appel de sa femme, mais, au
moment où il se lève pour la rejoindre, il a le temps de se demander si elle,
elle aussi, n’est pas en train de fuir sa condition de femme noire au pays des
shérifs racistes ?
Ce moment
de réflexion sur soi n’a pas de suite immédiate. Célestin a de nombreuses
choses en tête, liées à ses responsabilités courantes, à sa capacité à vivre
dans l’instant, aussi, et à l’intense et amoureuse pression que Charline exerce
sur lui. Certes. Une petite alerte tinte néanmoins doucement à l’arrière de sa
conscience. Il sait grâce à elle qu’il devra faire le point pour de bon, que cela
est lié à son départ pour Lomé.
« Dis-moi,
vraiment, pourquoi tu es partie de chez toi ? » demande-t-il à sa
femme après l’amour.
Chapitre 61
Où
l’on retrouve le chant d’Église
Dimanche
matin. Le grand temple de Lomé est bondé, comme à l’habitude. Dans son petit
costume clair, Célestin s’est mêlé à la foule. Il ne cherche surtout pas à se
faire reconnaître et d’ailleurs, lui-même n’a encore reconnu personne.
Vingt ans
ont passé, les gens ont changé, beaucoup ont disparu, d’autres sont arrivés
depuis de diverse manière, par exemple en naissant, enfin il ne l’a pas encore
aperçue. Kékéli.
Il pense
bien qu’elle est là, elle n’a pas pu changer au point de s’éloigner de l’Église
de sa jeunesse. Sans doute a-t-elle pris du poids, elle doit être mère, peut-être
même grand-mère ou en passe de le devenir… Il l’imagine ainsi, devenue déjà
quelque peu l’une de ces mamas en boubou qui
l’entourent. Leur beau boubou du dimanche. Et le foulard qui va avec, savamment
enroulé en turban. Et toujours aussi belle.
Qu’est-ce
qui m’arrive ? se demande-t-il. Je ne suis pas venu pour la voir elle. Il
y a longtemps que je ne suis plus amoureux d’elle. D’ailleurs elle m’a laissé
tomber, elle a trahi sa parole. Pour ce petit intrigant de Blandin,
encore ! Maintenant, mon amour c’est Charline.
Pourquoi
a-t-il choisi d’accomplir sans Charline ce premier retour à Lomé, il ne se le
demande pas. C’était une évidence, il lui fallait rassembler tous ses
souvenirs, tous ses sentiments, toutes ses sensations d’autrefois, et cela ne
se partage pas, on ne peut pas mettre en commun avec un étranger ce qui est le
plus intime en soi…
« Avec
un étranger », a-t-il pensé. Il s’en rend compte et cela le frappe. Oui,
il doit le reconnaître, en fait il s’est débarrassé ce dimanche de Charline
parce que, vis-à-vis de lui, Charline est… quoi ?
Il
s’interrompt car la musique entame en fanfare l’introduction d’un cantique qui
le ramène à ses années de jeunesse et, pour lui, tout le reste s’envole, il se
retrouve ado plongé dans la foule des siens, plein de ferveur, et il se met à
se balancer et à chanter.
Derrière
lui, à quelques rangées, s’est élevée une voix de femme que, soudain figé, il
reconnaît aussitôt. La belle voix pure de Kékéli. Il
est maintenant immobile, la tête basse, il a peine à respirer. Il écoute. Il ne
peut se tromper. Elle est à deux pas de lui, il lui suffirait de se retourner
pour la dévisager. Mais il n’ose pas. Il ne peut pas.
Ce culte
si bien entamé se poursuit néanmoins, mais Célestin n’y prend plus aucune part.
Une mécanique, en lui, suit régulièrement tout se qui se passe mais lui-même
est ailleurs. Juste derrière lui. Et comme il ne se sent pas capable de se
retourner de peur d’être reconnu, il se lève et sort.
Kékéli le suit
des yeux. À peine s’était-il installé deux rangs plus loin devant elle qu’elle
avait su qu’il était revenu. Célestin. Il était là. Un Célestin adulte,
élégant, mince et distingué, tellement séduisant avec déjà ses quelques reflets
d’argent sur les tempes… Une sorte d’Obama en plus
jeune. Et pourtant, oui, son Célestin d’autrefois, tel quel, mais mûri, bien
sûr.
Alors,
dès que cela avait été possible, elle avait chanté pour lui. C’était un
message, elle savait qu’il l’entendrait. Et elle a constaté que oui, qu’il
s’est figé, qu’il a failli s’asseoir, comme étourdi. Mais le voilà qui se
sauve ! Que faire ? Elle se lève et le suit. Elle n’a pas de plan,
elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait, elle n’envisage pas ce qui
s’ensuivra, mais elle le suit.
Les voilà
tous deux sur le parvis désert du temple. Il a senti qu’on marchait derrière
lui, alors cette fois-ci il se retourne, il lui fait face. Bizarrement, un
souvenir apparemment déplacé le saisit, il se souvient de ce que le pasteur de
Nanteuil avait dit une fois en prêchant, il parlait d’Ève et il disait qu’elle
était en face d’Adam. Son vis-à-vis. Là elle sortait du temple et elle était
face à lui. Kékéli.
Alors il
a dit « Tu es belle… » Et c’était vrai.
Chapitre 62
Où
il est question d’une table avec parasol
Ce
n’était pas prévu. Il ne l’avait pas fait exprès. Il s’était seulement dit
qu’un premier coup d’œil de reconnaissance l’aiderait à se préparer à revenir
pour de bon. Retrouver Lomé vingt ans après – et quelles vingt années ! –,
ce n’était pas rien, il avait tant de choses et tant de gens à remettre en
perspective dans son esprit.
Alors
l’idée du culte dominical, avec la foule des fidèles rassemblés, cela
paraissait évident, il se serait fondu dans la masse. Ni vu ni connu. Et, aussi
bizarre que cela puisse paraître, il n’avait pas imaginé la rencontrer à cette
occasion ! Kékéli. Son image, pour lui, faisait
partie d’une autre sorte de réalité que sa ville à redécouvrir.
Mais
maintenant elle est là devant lui. C’est elle, cette femme proche de la
quarantaine qui le regarde intensément. Toujours aussi belle, ce fut son
premier mot, mais autrement.
Elle le
regarde. À la fois curieuse et inquiète. Comme quelqu’un qui a posé une
question importante et qui attend la réponse. Alors il faut parler :
– Tu es
seule ?
– Oui, je
suis seule, je n’ai personne (elle hésite puis elle se lance, autant être
claire) : je suis venue seule parce que je vis seule.
Il
s’aperçoit alors qu’ils se parlent en langue éwé, tout naturellement. Cela le
trouble, tout va trop vite ! Mais elle reprend :
– Je vois
que tu es seul, toi aussi. Si tu veux, nous pourrions aller prendre un verre,
nous pourrions parler. Autant tout se dire une bonne fois, après nous serons
libres.
Il y a
tant de choses, derrière ces simples paroles ! Il s’en rend compte, il
voit qu’accepter cette invitation va bien plus loin qu’un simple verre pris
ensemble… Mais il accepte.
– Ce sera
sans doute plus long qu’un verre, tu ne crois pas ? Mais on peut toujours
commencer.
Elle
sourit :
–
Commençons par le verre. Je te propose le jardin du Grand Hôtel. Tu te
souviens ? Une table sous parasol et un citron pressé ?
Elle
s’arrête, laissant passer un temps, une émotion l’a envahie, une larme roule
sur sa joue. Il ne sait que dire, secoué lui aussi. En ces quelques mots elle
vient d’évoquer tant de moments heureux…
–
Excuse-moi, reprend-elle, tout cela me remue, tu t’en doutes. Alors tu veux
bien ?
Quelques
minutes suffisent pour qu’ils se retrouvent ainsi, face à face, assis sous ce
fameux parasol inclinable dont les amoureux savent si bien se servir.
C’est
elle qui commence, lui regarde la mer, encore incapable de seulement dire un
mot.
– Tu
sais, je travaille toujours ici, à l’hôtel. J’ai un poste de direction, je
m’occupe des achats. Commandes, fournitures en tout
genre, ce genre de choses. Je gagne bien ma vie – elle hésite un moment – et
celle de mes enfants.
– Et
Blandin ? Ton mari, je suppose ?
– Nous
sommes divorcés. D’ailleurs il est en prison. Monsieur a fait de grosses bêtises.
Je ne vais pas te raconter la vie de Blandin, nous avons mieux à faire, mais en
deux mots, il s’est lancé dans la politique en profitant de la position de son
père. D’abord petit fonctionnaire, il s’est mis au service d’un des bras droits
du maire, puis il est monté dans le parti du Président et finalement, je te le
fais court, il a été élu député, puis secrétaire d’État. Pas moins.
Elle
soupire et le regarde. Il l’écoute avec attention depuis un moment. Un moment
passe, ils se dévisagent, puis elle reprend :
– J’ai
demandé le divorce, il y avait beaucoup de raisons à cela… Cela fait quatre
ans. De toute façon, arrivé à ce poste, il n’a plus connu de limites dans la
malhonnêteté, au point que son parti a préféré le saquer. Et voilà. Plus de
Blandin, en tout cas dans ma vie. Ni aucun autre. Je ne vis que pour mes
enfants. J’en ai trois, ils vont plutôt bien… Je te parlerai d’eux une autre
fois, mais toi, où en es-tu ?
Elle se
tait et l’interroge du regard. Il comprend que c’est à son tour de parler. Mais
que dire ? Il lui faudrait des heures pour tout lui raconter.
Chapitre 63 et dernier
Où
passent les souvenirs
À la
suite de cette première rencontre entre Célestin et Kékéli,
quelques semaines ont passé au cours desquelles s’est installé par à-coup un
mode de vie à trois qui durera des années, pour eux deux et Charline.
Dès que
sa vie professionnelle et sa vie sociale le permettent, il passe un jour ou
deux à Lomé, au Grand Hôtel, puis bientôt chez elle, redevenu son amant.
Cela se
fait avec l’accord de Charline, tranquillisée depuis qu’elle s’est trouvée
enceinte, puis mère d’un beau petit Africain, puis de deux, enfin de trois.
Elle dit en riant qu’elle ne pouvait pas faire moins que Kékéli
en matière d’enfantement ! D’autre part, cette situation la rend tellement
libre à l’égard d’autres hommes !
Célestin
doit convenir que, curieusement, sa relation avec Kékéli
l’a rapproché de Charline. Il se dit qu’elles représentent pour lui deux
histoires étrangères l’une à l’autre qui, grâce à leur présence simultanée,
sont pourtant devenues la sienne.
Le plus
difficile, pour Kékéli, a été de faire admettre ce
mode de vie à ses enfants, encore adolescents. Deux garçons et une fille.
Celle-ci, Espérance, la plus jeune, avait quatorze ans. Kékéli
ne sait plus trop quelle sorte d’espérance elle entretenait lors de la
naissance de sa fille, tant les choses allaient mal entre elle et Blandin…
Autant
les deux garçons se sont ligués contre la présence de Célestin dans le lit de
leur mère, autant Espérance a pris le parti de cette dernière. Pour elle, sa
mère était l’héroïne d’une aventure tellement romantique !
Pour les
garçons, c’était une question d’honneur. Ils pensaient à leur père prisonnier.
Déjà, au lycée, au stade, à la plage, leur devoir avait été de prendre sa
défense quand on les provoquait à son sujet. Ils avaient dû souvent se battre
pour défendre leur dignité, liée à la sienne. Comment accepter dans ces
conditions la victoire d’un rival ?
Et puis
Blandin a été libéré. Il a retrouvé, lui, l’opulent et fastueux député, la
maison de son père, humble petit fonctionnaire. Il a pu se rendre compte que
ses amis, qui l’avaient oublié lors de sa détention, ne le reconnaissaient pas
plus depuis qu’il était à nouveau libre. Il a constaté que ses maîtresses lui
tournaient le dos, à lui qui leur avait tellement donné…
Aussi,
lorsque ses garçons ont demandé à venir habiter avec lui, pris de honte, il les
a chassés en jurant. Puis, ayant réussi à récupérer quelques biens qu’il avait
pu soustraire aux yeux de la justice, il a quitté le pays. Seul. Sans un mot
pour eux.
C’est
ainsi qu’ils ont fini par accepter la présence à la maison de l’amant de leur
mère. Puis de l’accepter lui-même, puis, à la longue, de se comporter avec lui
comme avec un oncle plein de gentillesse et de générosité. Plein aussi de tant
d’expériences à raconter !
Célestin
pense de moins en moins à ces expériences, à cette Aventure qui l’avait
propulsé au travers de l’immensité africaine. C’est plutôt le souvenir des
personnes qu’il a rencontrées qui lui revient le plus.
Et au
milieu de leur troupe, par delà les Blandin et Bébé, Koffi et Lakhdar, Victoria, Mokhtar et
Albert, Théodore et Clem, Oumou
et Assalek, Abder, Boutros
et Mamadou, Alphonse et Annonciation, puis Abondance, Abdou et Louiza, la pauvre Honey, l’autre
Mamadou, Rodolphe et Amédée, Beppe, Mao et Soudard,
Vivi, Omar, puis Vianney, Éléonore et Rodolphe et bien sûr Mabel,
Inès enfin…
…
surnagent deux figures, celle du pasteur en chaire, à Lomé, qui l’encourageait
sans le savoir, et celle de ce Yovo de
malheur, celui qui cherchait tant à le dissuader de s’accrocher
à ce mirage d’une Europe compatissante et partageuse…
Mirage ou opportunité, qui le
dira ?
FIN
Sources :
Serge Daniel – Les Routes clandestines –
L’Afrique des immigrés et des passeurs – Hachette, 2008. Mon récit doit
l’essentiel à ce livre très documenté qui m’a servi de guide permanent.
Voir aussi :
Atlas des migrations : les routes de l’humanité – Hors série Le Monde La Vie – 2008-2009.
Le Monde diplomatique :
Histoire(s) d’immigration, titre rassemblant plusieurs articles parus
ensuite dans la revue Manière de voir – 2002, 2003, 2004.
Revue Jeune Afrique : plusieurs
articles parus en 2016 et 2017.
Abou Bakar Sidibé
– Film documentaire Les Sauteurs.
Le Monde, numéros
des 24, 25 et 26 août 2017 : trois reportages intitulés Migrants dans
l’enfer libyen.
Rencontres personnelles avec quelques
réfugiés africains.