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Le feuilleton hebdomadaire
Une sacrée brochette
un polar signé Jean l’Iscandre
Roman policier, faubourien et
ethnique, dans lequel un grand flic kabyle, le capitaine Sami Tilimsène, se trouve avec quelques autres, dont ce grand
imbécile d’Issaka Yaméogo,
le jeune Burkinabé, empêtré dans une sombre affaire où se mêlent, à Charonne,
le suicide d’une adolescente tunisienne, les trafics d’une bande de pieds
nickelés multicolore et le meurtre de deux malfrats congolais. On y découvrira
avec horreur la fin tragique d’une sculpturale métisse franco-sénégalaise,
ainsi que les cas de conscience d’un vieux baroudeur, ex-barbouze au grand cœur
et aux mauvaises jambes.
On
peut trouver ici Une sacrée brochette : en texte intégral.
Cette semaine :
Chapitre 22 et dernier
Le père Azzoug était content, finalement.
Depuis que sa fille était revenue, il y avait de ça maintenant plusieurs mois,
il avait eu le temps de faire une croix sur le mariage avec le cousin tunisien.
Bien sûr, il avait tempêté, sacré, juré, hurlé, mais quand même, il
avait récupéré la prunelle de ses yeux ! Bien sûr, il avait dû faire
beaucoup d’excuses, la famille le méritait bien, et même, il avait dû débourser
de quoi compenser toutes les dépenses liées aux préparatifs, de part et
d’autre, mais perte d’argent vaut mieux que fâcherie...
D’ailleurs, il ne perdait pas au change. Le fiancé imposé par sa fille
était quand même quelqu’un : capitaine dans la police ! En plus un
musulman. Enfin... plus ou moins. Les Kabyles, on sait bien qu’ils ne font rien
comme les autres. Mais surtout, un brave garçon, respectueux et tout.
Bref, le père Azzoug était content, et sa
fille aussi. Il gardait la lettre qu’elle lui avait envoyée alors qu’elle était
partie faire sa fugue. Une belle lettre avec plein de sentiment, de respect,
tout ça... En un sens, il pouvait être fier d’elle, elle avait réussi à se
débrouiller toute seule. C’était un sentiment nouveau pour lui : la
satisfaction de voir que ses enfants étaient bien adaptés aux habitudes de leur
pays actuel. Enfin... il n’en fallait quand même pas trop...
Il n’y avait qu’une chose qui le tracassait : est-ce que son ami
juif, Monsieur Stern, ne l’avait pas doublé ? Il préférait ne pas y
penser.
Brunet, lui aussi, avait couvert
quelque chose comme un ami. Tilimsène. Pas de gaîté
de cœur, certes non ! D’autant plus que les gendarmes avaient
effectivement tiré la couverture à eux. Le Kabyle avait reçu le savon le plus
sublime qu’on puisse imaginer. Mais il s’en était remis, et Brunet aussi. Ça
les avait transformés en potes pour la vie.
Ils en reparlaient tranquillement, dans le bureau du commissaire,
quelques semaines après le procès. La pièce était bleue de fumée – Brunet
s’était mis à la pipe. Ils évoquaient les changements qui s’étaient opérés dans
le quartier.
La bande des jeunes n’existait plus, il y avait eu quelques
interpellations pour trafic de drogue, Lamine et les frères Traoré avaient été
légèrement condamnés pour l’affaire de la mort de Camara, ils étaient en taule.
Quant à ceux qui restaient, ils avaient rejoint la bande de la rue des Orteaux...
Il y avait quand même de l’insatisfaction : le viol de la petite
Nadia avait été attribué aux deux Blacks alors que les flics du quartier
savaient bien que les coupables étaient en fait quelques jeunes de la rue des
Haies... Mais la confession de Saltet les avait
dédouanés, on n’y pouvait rien. Maintenant ils étaient hors course. Même Issaka Ouedraogo, qui avait
trouvé du travail et habitait du côté de Pigalle avec sa famille. Celui-là, il
devait tout à Miss Thompson, mais aussi à Saltet.
Quant à ce dernier, on avait appris à la suite de l’enquête ultérieure
qu’il pouvait probablement être tenu pour responsable de plusieurs autres
meurtres. Trois trafiquants de drogue avaient été tués à l’arme blanche dans la
région de Marseille à une époque où Saltet y résidait
avant de venir s’installer rue de la Réunion... La canne-épée ? Le légiste
affirmait que oui, du moins sur ce point.
En revanche, il avait fait une crise pendant le procès, en affirmant
que les deux Blacks de la rue des Haies ne pouvaient avoir été tués par cette
arme-là. Les deux blessures étaient trop étroites, et même si l’épée en
question était fine, elle ne l’était pas assez, selon lui, pour avoir causé ce
genre de dommage... On n’avait pas tenu compte de sa déposition.
Brunet soupira. Il restait quand même des questions. Mais l’heure
n’était pas à la morosité. Il sourit à Tilimsène :
– Alors tu te maries ?! Félicitations ! Je plains un peu la
petite, mais enfin, j’espère qu’elle continuera à mentir de plus belle, avec
toi, ça te fera les pieds !
Sami lui envoya sa blague à tabac à la tête en rigolant, puis il se
leva. Il avait envie de faire un tour, il y avait du remue-ménage dans le
quartier, on rasait des ruines dans la rue des Haies, les promoteurs s’étaient
enfin décidés, on verrait bientôt quelques immeubles de rapport se dresser à la
place des terrains vagues...
C’était une fin de printemps plutôt sèche. Les bulls soulevaient des
nuages de poussière jaune. Sami les regardait s’activer, un peu triste,
finalement. C’était aussi la fin d’une longue histoire, dans ce quartier qui
avait vu tant de misères. Des générations étaient venues y chercher un peu de
paix, fuyant tel ou tel régime pourri ou quelque famine lointaine...
Mais quelque chose attira son regard au travers de la poussière du
chantier : un grand Black cherchait à tirer un objet oblong des mâchoires du
bull le plus proche. Sami le reconnut : Issaka !
Le gars tirait sur ce truc tant qu’il pouvait, mais le conducteur du
bull n’en avait cure. Il leva la pelle, le bras tourna et le chargement se
déversa sur le camion le plus proche, déjà plus que plein.
Quelque chose comme un grand étui à violon se mit à rouler depuis le
haut du tas et vint s’effondrer aux pieds du Burkinabé, en s’ouvrant et en
libérant tout un contenu hétéroclite. Issaka se
précipita et Sami le vit tirer de là deux sortes de tringles d’environ quarante
centimètres de long. Il les regardait en hochant la tête, l’air complètement
bouleversé.
Sami s’approcha. Il s’agissait en fait de deux grandes broches à gril,
de celles qui servent pour les méchouis. Elles se composaient d’une lame très
étroite, pointue, et d’un manche en bois tourné. L’une des lames était souillée
d’une sorte de rouille, qu’Issaka, toujours planté
près du camion, grattait machinalement de l’ongle.
En entendant Sami approcher il se retourna et le regarda. Le flic le
fixait, incrédule. Issaka soupira. Il fit signe à
l’autre de le suivre et commença à longer la rue défoncée, vers le carrefour,
les deux brochettes à la main, les épaules tombantes.
Arrivé au coin de la rue, il traversa et entra dans le bar-tabac des
Chinois. Sans se soucier d’autre chose, il s’installa à une table, le long de
la vitre. Comme d’habitude à cette heure il n’y avait personne d’autre à
l’intérieur que le père et sa fille, tous deux derrière le zinc. Ils ne firent
pas attention à lui, pas plus qu’à Sami, qui entra et s’assit en face de
l’adolescent. Ces deux-là avaient des choses à se
dire, ça se voyait, pas question de faire mine de s’intéresser à eux. De toute
façon, ce n’étaient jamais que des barbares comme les autres.
Sami regardait la brochette rougeâtre posée avec l’autre sur la
table : ce n’était pas seulement de la rouille... Il commanda de loin deux
Kro et baissa la tête vers le garçon :
– Alors ?
– C’est avec ça que j’ai tué les deux dealers.
Il parlait tranquillement, juste un ton en dessous de son habitude. Il
ne semblait rien ressentir, seulement de l’étonnement, peut-être. Les paroles
sortaient simplement de sa bouche, comme ça, sans qu’il y prête garde :
– Le premier, il me cherchait. Cette nuit-là, il m’attendait derrière
la palissade quand je suis venu regarder mes affaires. Je les cachais dans le
terrain vague depuis que j’étais gamin. J’allais souvent les voir. Quand il
s’est pointé, j’avais la broche, là, à la main. Il m’a dit que c’était moi la
donneuse, il en était sûr. Ça faisait longtemps qu’il me surveillait. Y avait que
moi qu’avait été chopé par les keufs, et j’étais sorti de là sans problème. Il
a essayé de prendre son flingue mais moi, sans réfléchir, je lui ai foutu un
coup de broche dans la poitrine. Il est mort tout de suite. Après ça, je me
suis douté que l’autre il allait venir. Cette fois-là, je l’ai attendu. Je l’ai pas laissé réfléchir. Pareil. Un coup direct. Il s’y attendait pas. Ben les deux fois j’ai eu du pot,
c’est rentré tout droit. Mais là, y avait quelqu’un qu’avait tout vu. Monsieur Saltet. Je m’en suis pas aperçu, mais lui il a tout vu.
Pour le deuxième. Forcément, il a compris aussi pour le premier. Il m’a rien
dit. Moi j’ai cru que personne le savait.
Il s’arrêta un instant, le temps de reprendre son souffle. Sami le
regardait en silence, fasciné. Il reprit :
– Il me l’a dit la fois où il m’a sauvé la vie, quand il a tué le vieux
bourge. Il était arrivé le premier. Il m’a dit que le Russe avait peut être
appelé son patron. Il voulait que je fasse gaffe. Mais l’autre arrive, et
voilà. L’a pas eu le temps de réfléchir, Monsieur Saltet
il a sorti sa lame, l’autre a pu que dégainer. Il a tiré il était déjà mort.
Pratiquement. Z’avez vu cette lame ? J’étais
scié.
Il regarda Sami.
– Voyez, maintenant je vous dis tout. Toute façon vous avez vu ces
trucs-là, vous avez compris, j’ai bien vu. Voyez... J’ai tué deux mecs. En plus
j’ai violé une fille. Vous pouvez me dénoncer, vous êtes flic.
– Pourquoi t’es revenu ?
– J’chuis revenu ici pour voir Miss Thompson.
Elle est arrivée du Canada. Paraît qu’elle est complètement guérie. Elle
reprend son boulot. En passant j’ai vu les bulls. J’ai pensé à mes trucs, là,
mes souvenirs. Je pensais pas à me dénoncer, je sais
même pas si j’allai tout raconter à Miss Thompson. Et pis vous avez vu mes
broches... Les deux mecs, j’ai pas trop de regret.
C’est la fille... Elle me plaisait. Elle était belle. J’aurais
pas voulu que ça soit comme ça. Eh ben voilà, je suis trop con.
– Ben t’as plutôt l’air moins con qu’avant... Qu’est-ce qu’elle va
faire, ta mère, quand tu seras en taule ? Pour les petits ?
– Oh ma mère elle est plus toute seule. Elle a un mec. Un chrétien qui
vient souvent au Foyer, un Haïtien. Ils arrêtent pas
de baiser. Elle est tranquille il a un bon job, ils vont se mettre ensemble
chez lui, à Villetaneuse. Il est gardien d’immeuble dans une cité.
Il y eut un long silence.
– Alors vous m’embarquez ?
– Fous le camp, petit con. Va voir ta Miss Thompson, raconte-lui tout,
et fous le camp, qu’on te revoie plus.
Il se leva et regarda la Chinoise, pour lui demander ce qu’il devait,
mais Issaka, resté assis, l’arrêta, la main sur
l’avant-bras :
– Laissez, c’est pour moi...
Il hésita, et :
– Et merci, pour Monsieur Saltet. Il voulait
me protéger.
Sami secoua la tête, écœuré, et sortit.
La chose était jugée, il n’y avait rien à faire de plus. Le gars
resterait avec tout ça sur la conscience. Peut-être que sa Miss Thompson
pourrait l’aider à aller plus loin, mais ce n’était plus de la compétence de la
police. D’ailleurs, la police, il devait en convenir, elle n’avait fait que
suivre le déroulement des événements, sans avoir jamais prise sur eux...
Le plus embêtant, pour lui, c’était que la famille de Nadia ne saurait
jamais la vérité. Ça avait un avantage, il n’y aurait pas de vendetta, mais il
se posait la question : est-ce que la paix du quartier pouvait reposer sur
un mensonge ? Il haussa les épaules, en quittant le garçon il avait déjà
décidé que oui, sans y réfléchir davantage, ça tenait du réflexe. C’était
peut-être une connerie. Mais après tout, Saltet avait
raison, il y avait eu assez de morts comme ça.
Il allait se baguenauder du côté du passage Champagne. En fait il
allait voir le père Azzoug. Depuis quelques temps,
ils étaient copains comme... « Merde, pensa-t-il, pas comme cochons, quand
même ! Des bons musulmans comme nous ! » Ça le fit marrer.
La rue était toute neuve, rose de soleil, et lui, pâle de bonheur.
« Qui se ressemble s’assemble », aurait dit Madame le Bihan.
FIN
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