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Sur le sacrifice animal
La figure biblique du bon berger
L’image biblique de la colombe
Le
livre de la Genèse présente un point de vue surprenant sur la relation entre
les humains et les animaux : pour lui elle est de nature
politique et sociale.
Ouvrez un dictionnaire de
la Bible : vous aurez fort peu de chance d’y trouver le terme
« animal » parmi les entrées ! Pourtant, les récits inauguraux
des Écritures s’attachent à définir la relation entre notre espèce et les
espèces animales, question à la fois fondamentale et problématique. Ils le font
à leur manière parabolique, évidemment datée, située… et surprenante. Car tout
est posé dès Genèse 1, où le créateur dit au premier couple humain : « Soyez
féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre » :
or ces verbes dominer et soumettre indiquent une relation de type
politique !
Les récits suivants
reprennent dans le même registre. Dans le projet du dieu-seigneur de Genèse 2,
la création des animaux vise à pourvoir l’homme solitaire d’un aide,
terme masculin collectif dont le sens primitif est de nature militaire – un
allié – mais s’est élargi aux autres domaines. Les animaux d’Éden sont l’aide
que peut attendre l’intendant du jardin chargé de le « cultiver et
garder ». Le récit précise ce statut. S’il présente humain et animaux
comme faits d’un même matériau, il donne aussi à l’homme le pouvoir de
nomination sur les bêtes : on est bien alors dans le registre politique de cette
parabole, registre dans lequel le supérieur nomme ses collaborateurs
(Genèse 41,39-45).
Quels sont alors les droits
du supérieur humain sur ces aides ? À l’image des conduites observées à
l’époque chez les potentats orientaux, l’homme peut-il exploiter ou annexer ses
serviteurs, les « dépouiller », les « manger » ? Nos récits
y répondent : c’est seulement par suite d’une rupture d’alliance que les
humains sont vêtus de peau par leur Seigneur, et c’est seulement après le
déluge, dans le cadre d’une nouvelle alliance de Dieu avec « toute
chair », que les animaux pourront servir de nourriture aux humains : le
Suzerain de la création transige alors avec la violence de son vassal (Genèse
6,5 et 9,1-3)…
Dans cette logique, les
animaux jouent leur rôle au sein de la domination seigneuriale de l’humain sur
le monde créé. De même qu’un seigneur local, vassal d’un seigneur plus
important, voit le champ de sa domination englobé dans celui de son suzerain,
de même l’animal vit à l’intérieur de l’aire de maîtrise de l’homme. C’est en
cela qu’il est son aide. Son seigneur tire en partie de lui les moyens de sa
subsistance, de sa gestion et de sa domination. Mais la relation est réciproque
car l’homme devra protéger et enrichir son vassal animal. Ils forment un
organisme social unique, cohérent quoique complexe. C’est pourquoi il existe
dans le Pentateuque un droit des animaux domestiques (Exode 21,28 ; 23,12 et
Deutéronome 5,14). Mais il s’agit bien sûr d’une relation sociale d’un type
différent de celles que nous connaissons.
Certes, nous sentons nous
aussi que la vie des nôtres fait partie de nous-mêmes. Mais si ce lien peut
inclure le chien ou le chat familiers, il nous est étranger de penser que le
troupeau de vaches qu’on mène à l’abattoir – sans parler du porc qu’on égorge,
du poulet de batterie ou du maquereau en boîte – fasse par construction partie
de notre vie avant qu’il nous nourrisse ! C’est pourtant ainsi que nos récits
considèrent les animaux, dans le cadre d’une conception universelle de
l’alliance.
Il s’agit bien sûr d’une
parabole. Mais la visée de toute parabole consiste à inclure ses lecteurs
dans le mouvement de sa narration. Dans cette logique, la parabole devenant un
cadre culturel considéré comme évident, il y a faute contre Dieu à utiliser
l’animal hors de toute relation entre un bon seigneur et un fidèle serviteur.
Il y a faute contre le sens même de la création à se libérer d’une solidarité
de destin entre les humains et les animaux qu’ils dominent et utilisent.
Et justement parce qu’il
s’agit d’une parabole, cela reste universel.
Le
sacrifice des animaux est présenté dans la Genèse comme un acte de fidélité à
l’égard de la victime et plus encore à l’égard du maître de toute vie
Le récit qui concerne Abel présente l’inauguration du sacrifice animal (Genèse 4, 1-12). Abel est berger, en quelque sorte roi des animaux, mais sa maîtrise sur les bêtes est de type vicarial, à la manière du roi-berger David. Aussi est-il bien vu par le Seigneur-dieu que son serviteur Abel lui rende ainsi la vie qui ne lui appartient pas.
Or selon la Genèse,
la vie de l’animal est consubstantielle à celle de l’homme. Comme celle des
humains, comme celle d’Abel, elle fut tirée primitivement de la terre par le
souffle divin. En revanche, Caïn n’est pas serviteur du Seigneur, mais de ce
même matériau, la terre (ce que l’on traduit par laboureur ou cultivateur se
dit en hébreu servant la terre). Son sacrifice ne rend pas à Dieu une
vie qui vient de lui, mais offre le produit de sa propre maîtrise.
Cet acte de Caïn
signifie déjà beaucoup de distance, prise avec le Seigneur divin, par rapport
aux termes de cette alliance dans laquelle le premier humain s’était d’abord
trouvé placé en Éden. S’il y a d’ailleurs une chose que le Dieu biblique n’aime
pas, c’est que quelqu’un lui sacrifie ce qui ne lui est pas demandé, à savoir
autre chose que la vie elle-même, la sienne de préférence...
Caïn et Abel sont
tous deux végétariens. Mais dans ce récit, évidemment parabolique, on ne l’est
devant Dieu qu’en reconnaissant dans l’animal le porteur de la vie universelle,
œuvre de Dieu. C’est pourquoi c’est le plus végétarien des deux frères, si
j’ose dire, le plus éloigné du mystère du don de la vie, qui prend la vie de
l’autre. Ce meurtre est pour le récit la conséquence d’un déni de la communauté
de sang des vivants. Le sang, absent des plantes, est l’espèce sacramentelle de
la vie qui appartient à Dieu. On retrouvera cela dans les termes de la nouvelle
alliance établie avec Noé malgré l’abandon du végétarisme : « Toutefois,
vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang »
(Genèse 9, 4).
L’arbre de la
connaissance était en Éden le signe de la seigneurie de Dieu, placé au cœur du
domaine de l’humain. De même le sang, dans l’être vivant, est le signe de cette
seigneurie au sein de toute chair. Ce sera donc le sang d’Abel qui criera
depuis la terre sur laquelle il est répandu, en signal avertisseur de la
rupture. Or les animaux sont consanguins avec les humains, ils ont leur place
au sein de cette alliance de suzeraineté instaurée par le créateur. Ils sont
ses vassaux au second degré, vassaux du premier ban des vassaux du Seigneur que
sont les humains.
C’est dans ce mode de
relation qu’un seigneur est appelé à offrir à plus grand que lui l’un ou
l’autre de ces éléments internes à sa propre existence que sont ses serviteurs,
éléments liés à lui par alliance et auxquels il tient fidèlement. C’est ce que
Samuel expliquera aux chefs de clan du peuple qui désirent un roi : celui-ci
recevra de chaque clan, pour son service, des garçons et des filles (I Samuel
8, 11-13). Le sacrifice animal se situe dans le même modèle, le Seigneur-dieu
recevant alors de son serviteur humain un élément vital de celui-ci. Le récit
de la ligature d’Isaac (Genèse 22, 12-13) montre bien que l’animal est offert
comme élément de la lignée humaine, de l’existence humaine qui va se perpétuer,
selon la promesse de Dieu.
C’est pourquoi Jacob,
par exemple, l’emporte sur Ésaü pour l’obtention de cette promesse (Genèse
27) : il offre à son seigneur de père un animal de la maison, non la bête
inconnue que le chasseur abat…
Dans ce premier
temps, le sacrifice animal n’est pas présenté dans la Genèse comme un exutoire
à la violence de l’espèce humaine, par exemple selon le modèle bien connu qu’en
donnera René Girard, mais comme le signe sacramentel d’une relation vitale de
dépendance. Relation reconnue, acceptée et célébrée dans la reconnaissance. Il
va de soi alors que l’animal sacrifié sera le plus beau, le plus pur, le plus
innocent : le plus aimé de son berger…
Tant
qu’il y aura des troupeaux, d’humains ou de bêtes, ou tant que restera présente
en nous l’image des troupeaux, la figure du berger nous parlera comme celle
d’un paisible meneur
L’image est si évidente qu’on
la retrouve dans toutes les sociétés qui ont connu l’élevage : le roi, le
chef, le conducteur des peuples est un berger, un pasteur. Qui dit roi, ou même
dieu, souvent dit berger. Ce fut le cas des pharaons et de certains de leurs
dieux, divins bouviers des rives du Nil, ou des potentats de Babylonie ou
d’Assyrie, et bien avant, des rois légendaires de Sumer ou d’Uruk. Aujourd’hui
encore, on pourra parler des mauvais bergers de tel peuple (on parle peu des
bons, à supposer qu’il en existe…).
En Israël, il en allait de
même des ancêtres éponymes, Abraham, Isaac ou Jacob, bergers aux troupeaux
innombrables, héros de sagas colorées, passant de puits en puits au rythme lent
des bêtes, et marchandant l’eau des puits. Moïse aussi, le législateur
divinement inspiré, rencontrera son dieu alors qu’il gardait les troupeaux de
son beau-père. Et c’est derrière le troupeau, surtout, que David est pris,
choisi, appelé à devenir le roi-berger d’Israël et la figure du messie à venir.
Roi, certes, David, mais cependant serviteur de son Seigneur divin, le seul vrai
roi de ce peuple, et donc aussi son unique berger.
Même sans la Bible, l’image
nous parle encore. Nous savons par exemple qu’un troupeau bien gouverné, mené
jusqu’aux bons pâturages, n’a plus besoin de conducteur trop assidu durant le
jour, pour peu qu’aucun danger particulier ne le menace. Il connaît les voies à
suivre, les pentes où s’égailler, les combes à rejoindre pour s’y serrer sous
le soleil ou sous l’averse, les endroits où paître. Et même si l’agneau se
détache un peu trop, la brebis le rappelle avant que le chien ne le ramène à la
raison, à la maison...
Mais si l’orage menace, si
la bête sauvage approche, le troupeau bien gouverné se confie au berger, qui le
protège de son bâton et de ses chiens, et le ramène en sûreté aux enclos ou à
la bergerie, pour le soigner et le nourrir, comme il le fera de toute façon dès
qu’il en est temps.
Ainsi vont les troupeaux, et
les peuples, et les bergers, quand les choses ne vont pas trop mal. Et ce sont
de belles et paisibles images.
La vraie question se pose
lorsque rien ne va plus, et c’est de ce temps-là que la Bible nous parle
surtout. On l’oublie trop, c’est une écriture de combat, tout comme les vrais
bergers de l’Antiquité étaient de rudes combattants. Combat pour la vie mais
combat quand même.
Quand le peuple, quand
l’humain, n’a plus que des mauvais bergers, ou quand il se trouve sans berger,
errant et apeuré, sans savoir vers où ni quoi se diriger… il arrive en ces
temps-là que le troupeau se mette à faire de grosses bêtises. Dangereuses.
Mortelles.
C’est alors, selon les
Écritures, que le Berger d’Israël intervenait, libérant, protégeant,
conduisant, nourrissant et abreuvant. C’est alors qu’on l’appelait, le
suppliait, l’espérait. Et parfois, il envoyait ses chiens pour avertir, menacer,
rassembler et ramener. Ses prophètes, chiens de berger qui dansaient de joie
devant lui mais se tournaient en grondant vers les brebis… Mais c’était pour
leur bien.
Jusqu’au temps où cela ne
fut plus possible. La coupe était pleine. Aucune politique n’avait réussi à
ramener durablement les humains sur les chemins qui mènent à la paix. La juste
paix des honnêtes politiques. Le berger livra donc ses brebis aux bouchers.
Et c’est d’ailleurs un sujet d’étonnement de constater que l’image du bon berger fait oublier souvent que, bien sûr, sa visée très pratique est aussi d’amener les moutons à l’abattoir…
Mais il s’agit d’une image,
et la parabole dans laquelle on la trouve est de tous temps, du temps du
bonheur paisible comme du temps du malheur, temps où l’histoire frappe sans
pitié, où la vie se défait. Un jour, un jour viendra, dit l’Écriture, dit la
parabole, où le bon berger divin rassemblera ses brebis, les séparera des sales
bêtes, et les conduira dans les verts pâturages. Car ton roi vient, dit-elle,
car ton berger s’est approché. En ce jour, il fera paître avec les siens même
les bêtes sauvages, l’ours et la lionne.
Mais en ce jour, dit-elle
aussi, c’est à lui qu’il reviendra de se faire égorger. C’est ce qu’il choisira
pour prix du bonheur de son troupeau. Et c’est une façon de dire que le roi
véridique est un berger qui meurt. Devenu, alors, innocent comme l’agneau qui
vient de naître. Car on n’est vraiment berger d’hommes que lorsque l’on tue en
eux… le désir de bergers.
De
la Genèse à l’Évangile, l’image de la colombe croise, pour leur donner du souffle,
de nombreux thèmes présents
dans les Écritures. On n’en finirait pas
d’en décliner
les glissements… ailés.
Si la colombe
est présente, bien sûr, dans la Bible, c’est toujours pour faire image.
Elle vole, blanche et légère, balançant dans le vent "ses ailes lamées
d’argent" (Paume 68,14) mais c'est le plus souvent pour se sauver – dans
l'un ou l'autre sens du mot. Elle s'envole vers son nid, ou son pigeonnier, ou
plus loin encore. Elle est l'image de qui a cherché refuge, et peut-être a
trouvé : "Qui me donnera des ailes, comme la colombe ? Je m'envolerai et
je me poserai, tenez j'irai en lointain pèlerinage, je
séjournerai au désert..." (Paume 55.4-7). Aussi est-il
conseillé à l'ennemi d'imiter cette fuite et de trouver refuge dans les rochers
sauvages. (Jérémie 48.28).
Elle devient de
même la bien-aimée qui se cache, inaccessible, réfugiée derrière le voile de sa
pudeur... plus ou moins sincère : "Lève-toi mon amour, ma belle, et toi
viens, ma colombe, dans les creux du rocher, dans le secret de la falaise,
fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix..." (Cantique
2.13-14). Mais en hébreu, la colombe ne roucoule pas, elle gémit…
Et bien sûr, la
colombe est aussi, tel un prophète, ce pigeon voyageur qui transporte des
messages… Mais supposez alors un pigeon voyageur qui, au lieu de s'envoler
chargé de son message, se mettrait à plonger, telle la mouette ou le cormoran.
Un pigeon suicidaire, qui préfère l'eau à l'air, la mer au ciel. Un pigeon qui,
tiré hors de l'eau, est envoyé de nouveau, chargé de son message et qui,
mission accomplie, s'éloigne encore au lieu de revenir, se croise les ailes et
fait la grève. Un pigeon qui se mêlerait de juger de la teneur du message qu'il
porte, au point d'en être absolument affecté, jusqu'à la mort. Oui, un pigeon
admirablement sujet, en contestation ouverte avec le grand Sujet de l'univers,
tout en l'aimant à en mourir. Un pigeon à la Job, ou semblable à Jérémie. Mais
il s’agit de Jonas, bien sûr, dont le nom, yônâ,
désigne la colombe.
Et cette blanche
colombe en rappelle une autre et nous mène au récit du Déluge (Genèse 8.6-22).
Car c’est elle qui trouve enfin la terre, et découvre ainsi l'arche de vie
commune à tous les vivants. Elle rapporte un rameau d'olivier. Elle ne sait pas
qu'elle deviendra ainsi la colombe de Picasso. Le rameau d'olivier n'est pas
encore devenu le symbole universel de l'armistice, il s'agit plus simplement
d'un élément de l'arbre qui produit l'olive, laquelle produit l'huile :
richesse, prospérité, onction, santé, beauté, plaisir, mais aussi sainte joie
de la bombance messianique au cours du pèlerinage au Palais de la Sainteté, à
Jérusalem, ou encore réjouissances populaires de la fête des Cabanes. Tel est
alors le message transmis à Noé : la paix, mais la vraie, pour toujours.
Or lorsque les
grands du monde disent "Paix ! Paix !" alors qu’il n’y a
pas de paix (Jérémie 6,14), mais bien toujours la guerre et la conquête, et
l’oppression, et l’exploitation, et la misère, et la servitude, et la maladie,
toute cette logique de mort, que peut valoir cette promesse, ce message
d’amitié transmis par la colombe au nom du maître de l’univers ?
Et d’ailleurs,
cette colombe n’est-elle pas l’un de ces petits êtres que l’on égorgera au
cours de ces fêtes solennelles, au grand temple du roi, au son des hymnes,
accompagnant l’immolation des bêtes grasses, alors que ne règnent ni la justice
ni la justesse (Amos 5,21-24 ; Lévitique 15,14-15) ?
Quel sens, à la
promesse ? Celui d’un combat pour la vie, sans aucun doute, que marque dès
l’aurore du monde la silhouette ailée de l’esprit planant sur le magma liquide.
Une vie du dieu qui domine la mort. Semblable à la colombe, sans doute. Comme
celle qui apparaît un jour au-dessus d’un homme ruisselant, sortant d’une eau
de mort (Genèse 1,2 et Luc 3,21-22). Et celui-là, qu’on sacrifiera, va pour
toujours sceller une alliance de vie à venir – la paix, la vraie, pour
toujours. Mais à tenter déjà, vous et moi, de mettre au monde.
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