Pour lire vos remarques et mes réponses
de
l’Amen du peuple au Jésus-Amen
Ce que je voudrais montrer ici, c'est
la façon dont les premiers chrétiens ont compris, repris à leur compte, puis
développé dans une direction très particulière, le sens du mot amen, en
particulier à partir de l'usage que les Psaumes font de ce terme.
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Le mot amen
n'est pas aussi souvent employé par la Bible hébraïque qu'on pourrait le
croire, il ne s'y trouve que vingt-cinq fois. Encore faut-il préciser que le
seul livre du Deutéronome le comprend douze fois à lui tout seul, en un seul
paragraphe !
En ce qui concerne les Psaumes, l'amen! vient du peuple et fait suite à des paroles de louanges
adressées à Dieu : il s'agit de la réponse du peuple aux acclamations qui
concluent les quatre premiers des cinq livres qui composent le recueil des
Psaumes. Le peuple est appelé à répondre amen! C'est la réponse de la
foi, émouna, d'une même racine verbale
signifiant fonder, soutenir, rendre ferme. C'est ce qu'on trouve par exemple au
Psaume 106,48 : Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, de l'éternité
jusqu'à l'éternité. Et tout le peuple dira : Amen!
Si l'on voulait exprimer le sens de cet amen! de façon tout à fait complète, il faudrait, je pense, en
passer par cette longue périphrase : "Nous reconnaissons publiquement que
ce qui vient d'être dit est vrai et nous nous fondons totalement sur cette
vérité". Il s'agit donc d'une réponse, et c'est là un point très
important. Mais cette réponse est publique, d'une part, et d'autre part elle
n'est pas simplement l'expression d'un accord banal : elle est un engagement
total. On y risque sa vie comme dans une ordalie.
On peut constater cela dans la toute première mention du mot
amen dans la Bible, en Nombres 5,22 : la femme dira : Amen! Amen! : il s'agit pour elle d'accepter ainsi, devant le prêtre, les
termes d'une dangereuse ordalie destinée à prouver sa fidélité conjugale, mise
en doute par son mari. Elle y court le risque de mourir, mais aussi la chance
d'être mère.
Cette citation montre par ailleurs que le mot peut s'employer
à l'occasion dans des cas où la réponse du fidèle ne suit pas nécessairement
une doxologie liée à la confession de la foi en Dieu. Mais inversement, le mot amen
peut au contraire être un attribut de Dieu lui-même : élohé
amen, Dieu de l'amen. On peut trouver cela en une unique occurrence,
en Ésaïe 65,16 : Celui qui voudra être béni dans
le pays voudra l'être par le Dieu de l'amen ; et celui qui jurera dans le pays
jurera par le Dieu de l'amen. D'après le contexte, il s'agit sans doute
d'affirmer alors que la réponse de Dieu à son fidèle véritable sera toujours positive.
Mais dans ces deux derniers cas, il s'agit d'exceptions, et
l'emploi le plus courant du mot amen concerne la réponse positive du
croyant à une parole qui l'engage totalement devant Dieu, à la vie à la mort.
C'est par exemple le prophète qui répond ainsi à un oracle. Cela ne se trouve
que dans Jérémie (11,5 et 28,6), et l'on sait les dangers que cette réponse du
prophète pouvait attirer sur lui. La plupart du temps, cependant, cet
engagement n'est pas individuel, il est le plus souvent collectif : les
doxologies des Psaumes le montrent, c'est tout le peuple croyant qui est appelé
à dire amen!
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Comment les
premières générations d'Israélites qui aient confessé, dans le Nazôréen Jésus, le Messie attendu, ont-ils reçu et utilisé
ce terme issu de leur culture religieuse ?
Il est à noter que l'on trouve le mot amen plus de
quatre-vingts fois dans le Nouveau Testament, soit bien plus que dans toute la
Bible hébraïque. Il y a donc une insistance particulière sur ce que ce mot
recouvre, et ceci pour une raison fondamentale, à mon sens, et sur laquelle je
reviendrai. Mais je vais d'abord essayer de regrouper ces nombreux emplois en
quelques catégories :
– On trouve
souvent, dans l'ensemble des épîtres, un amen! à
la suite de doxologies, conformément à l'usage du livre des Psaumes ; c'est
aussi le cas de la doxologie finale ajoutée au Notre Père, cette prière juive
proposée par Jésus à ses disciples dans l'évangile selon Matthieu (6,13).
– D'autres
rares emplois sont liés à une réflexion particulière, comme dans la première
épître de Paul aux Corinthiens (14,16). Il s'agit du don des langues, ou
glossolalie, dont Paul affirme qu'il n'édifie que celui qui le pratique,
contrairement au don de prophétie. C'est pourquoi il écrit : Comment le
peuple répondrait-il alors amen! puisqu'il
ne sait pas ce que tu dis ? Mais là encore, nous retrouvons peu ou prou
l'emploi hébraïque classique du mot amen : une réponse de foi qui engage
le peuple qui la proclame.
– Notons
surtout, car plus inhabituel, le grand nombre des paroles de Jésus commençant
dans les évangiles par Amen! ou Amen! Amen!.
– Il y a
enfin, comme un aboutissement, l'usage particulier que le livre de l'Apocalypse
fait du terme.
Je vais simplement reprendre quelques exemples significatifs
tirés de ces emplois.
Dans sa seconde épître aux Corinthiens (1,20), Paul donne
expressément au mot amen une valeur nouvelle, typiquement chrétienne :
Pour ce qui concerne les promesses de Dieu, c'est en lui (Jésus) qu'est
le oui ; c'est pourquoi encore l'amen par lui est prononcé par
nous à la gloire de Dieu. Dans cette phrase, on remarque que c'est bien
toujours le peuple qui dit amen!, mais qu'il le fait par Jésus,
confessé un peu plus haut comme Fils de Dieu et Messie. Autrement dit, la foi
du peuple est la foi de Jésus et de nul autre. Le peuple croyant ne fait
que prendre à son compte, dans la même logique d'engagement total que celle
dont j'ai déjà parlé, le "oui" radical que Jésus a voulu émettre en
réponse aux intentions de Dieu. Car dans cette optique, Dieu n'a trouvé parmi
les humains qu'un seul être qui lui dise un "oui" sans réserve, dans
sa vie comme dans sa mort. C'est ce que signifie, on l'oublie trop souvent, le
titre de Fils de Dieu conféré par les chrétiens à Jésus. C'est en effet le rôle
d'un fils d'obéir en tout à son père... du moins dans la culture juive de
l'époque. Et la qualité de fils, la justesse filiale, est conférée par adoption
à tous ceux qui se mettent au bénéfice de l'amen! radical
assumé par le Fils unique. Telle est du moins la logique de Paul.
C'est évidemment la même logique que l'on trouve dans un
autre emploi paulinien, la doxologie finale de l'épître de Paul aux Romains
(16,27). Paul y écrit : à
Dieu, seul sage, soit la gloire aux siècles des siècles, par Jésus-Christ.
Amen!, et le mot amen! y est employé très
exactement dans le même sens que dans les doxologies des Psaumes, à cette
différence que sa validité y est liée à l'action du Christ Jésus.
J'en viens maintenant à cette façon particulière qu'a le
Jésus des évangiles de faire débuter certains de ses enseignements par le mot amen.
Dans les trois premiers évangiles, les synoptiques, on trouve l'expression amen!
je vous le dis plus de cinquante fois ! Chez Jean,
l'amen est d'ailleurs redoublé : amen! amen!
je vous le dis. Nos commentaires chrétiens
précisent qu'il s'agit d'une façon de s'exprimer que les rabbins de l'époque
n'utilisaient pas. Consulté, un rabbin actuel confirme que cela est plus
qu’improbable en effet ; si cela est vrai, ce qui ne me surprendrait pas, j'y
verrais volontiers la raison suivante : le Jésus des évangiles se placerait
ainsi ouvertement comme celui qui a l'autorité suffisante, non pour se borner à
commenter les textes révélés, mais bien pour délivrer directement certains
enseignements venus de Dieu. En d'autres termes, il revendiquerait et mettrait
ainsi en avant la qualité d'unique véritable fidèle, de seul être dont le
"oui" dit à Dieu, l'amen!, est véridique. Que ce soit là une
expression de la foi des évangélistes, élaborée postérieurement à la rédaction
des épîtres de Paul et à l'élaboration doctrinale qu'elles contiennent, ou, ce
qui reste tout à fait plausible, qu'il s'agisse de paroles authentiques de
Jésus, on peut constater que cela correspond à la conception que je viens
d'exposer à propos de Paul : l'enseignement de Jésus est celui du seul être qui
puisse parler au nom de Dieu parce qu'il est le seul qui lui obéisse
absolument, qui lui soit absolument lié, le seul dont les paroles sont en
elles-mêmes une confession véritable, un amen.
En ce qui concerne l'Apocalypse, on peut trouver une
amplification radicale de cette conception. Bien sûr, on y retrouve la pratique
de la doxologie accompagnée d'un amen! collectif,
comme dans ce passage : C'était une foule immense que nul ne pouvait
dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient
debout devant le trône et devant l'agneau. (...) Ils disaient : Amen!
Louange, gloire, sagesse, action de grâce, honneur, puissance et force à
notre Dieu pour les siècles des siècles (7,9-12). Mais on peut noter
qu'ici, la doxologie devient l'expression d'une foi universelle.
Le passage suivant dit la cause de cette universalité : le
Christ y est lui-même l'objet, aux côtés de Dieu, d'une doxologie exprimée
cette fois par quatre animaux qui représentent les empires de la terre, voire
l'ensemble de la création : À celui qui siège sur le trône (Dieu) et
à l'agneau (Jésus), louange, honneur, gloire et pouvoir pour les siècles
des siècles. Et les quatre animaux disaient : Amen! (5,13-14).
Enfin, je citerai ce passage, qui marque un apogée dans la
célébration du Christ : À l'ange de l'église qui est à Laodicée, écris :
Ainsi parle l'Amen, le témoin fidèle et véritable, le principe de la
création de Dieu (3,14). Ici, l'amen! n'est
plus l'expression de la foi collective, ni même l'expression de la foi, seule
authentique, de Jésus, c'est le Christ lui-même qui est l'amen. Nous
sommes là au point extrême de la conception selon laquelle Jésus est à lui seul
le confesseur véritable. Il l'est parce qu'il est le principe de la création
de Dieu. En d'autres termes, il est la Parole éternelle de Dieu, celle par
qui toutes choses furent créées.
Au travers de cet itinéraire, à la vérité trop rapide, qui
suit la chronologie de l'emploi du terme amen dans l'ensemble des
Écritures considérées comme canoniques par les chrétiens, j'espère avoir montré
un aspect de la façon dont s'est élaborée la doctrine chrétienne concernant le
Christ. Partant en particulier de l'usage doxologique
des Psaumes, usage qui n'a jamais cessé d'être en vigueur chez les chrétiens,
l'emploi du mot amen a subi une transformation et connu une importance
croissante. On est parti d'un engagement collectif du peuple croyant répondant
à la glorification du Dieu unique ; puis est venue la conception selon laquelle
Jésus de Nazareth était l'unique croyant véritable, le seul Fils obéissant, le
seul confessant véridique, et que l'on devait donc le reconnaître comme Messie,
comme Christ. Enfin, est venue au jour la doctrine selon laquelle ce Christ
n'est autre que la Parole éternelle de Dieu, seule capable de manifester cette
gloire du Créateur, seul Amen.
Communication orale, Amitié Judéo-chrétienne, Paris XIIe, 1999
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