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Vos
remarques : jean.alexandre2@orange.fr
Du texte au
sermon ?
Avertissement
Ce texte est
le témoin d’une étape ancienne de mon expérience concernant l’usage de la
Bible ;
j’ai préféré
cependant le laisser tel quel ici bien qu’il soit daté – 1972 – et se réfère à
une conception
de l’animation
de groupes de recherche biblique mise en place dans l’équipe dite de Corbeil 1
à partir de
l’année 1966 et que je ne pratique plus depuis longtemps.
C'est une drôle d'idée, de demander un article pour cette
série à quelqu'un qui, précisément, ne prêche pas. Il est certain que j'aurais
dû me déclarer incompétent. Toutefois, ce que nous faisons, dans nos groupes,
cela existe aussi, cela se passe : pour certains, c'est même le seul rapport
possible avec la Bible. C'est pourquoi j'ai écrit ce
rapport. Mais je dois dire immédiatement que cet article est issu de la
pratique de plusieurs groupes, fort divers, qui ont lu ce texte de Genèse 15 au
cours des cinq dernières années. C'est pourquoi, de manière certes quelque peu
artificielle, ce n'est pas un « je » qui est censé écrire, mais bien un « nous
». Le pluriel apparaît également sous les espèces – tout aussi artificielles –
de différentes désignations d'individus supposés : le philologue, le lecteur
d'exégètes classiques, l'historien, etc. ; ou bien ce sont simplement des
« voix » (qui sont aussi des « voies », comme on le verra) : la voix politique,
la voix poétique, etc. Il s'agit donc d'un groupe, supposé, et de sa recherche
: on n'a pas délégué à quelqu'un le pouvoir d'interpréter. Et c'est pourquoi il
n'y a pas de « prédication », quoique, à la réflexion, on puisse dire que,
d'une certaine manière, tout ce texte est une sorte de prédication qui se fait,
surtout en ce sens qu'il est aussi un appel à une pratique analogue.
Pour en terminer avec les précautions et préparations indispensables,
je dois dire également que ce texte est pour moi l'occasion d'une sorte de
bilan : j'espère qu'il me permettra par la suite de faire le point, avec l'aide
de qui le voudra bien.
Voici donc un groupe : il essaie de lire le texte biblique
tel qu'il lui est présenté, c'est-à-dire dans sa rédaction définitive (en
l’occurrence dans la version Segond). Il a décidé
arbitrairement de le lire comme s'il s'agissait d'un commencement de sa
pratique de groupe de lecture biblique : c'est donc dans une étape ultérieure
qu'il envisagera les relations de ce texte avec son contexte, du moins comme
question en soi. Il donne la parole au « philologue » :
le philologue
(exemple des versets 1 à 5)
v. 1
– Après ces événements – Lesquels ? Ceux du ch. 14,
dans la rédaction actuelle. Mais il peut s'agir d'un raccord destiné à relier
ces deux éléments narratifs, primitivement distincts.
– la parole de l'Éternel fut adressée à Abram – Litt. : « survint
une-parole-du-Seigneur », expression qu'on retrouve souvent telle quelle dans
les écrits prophétiques de l'époque exilique : Jérémie, Ézéchiel. Mais elle se
trouve aussi dans 1 S 15/10, 2 S 24/11, 1 R 6/11 : le destinataire est alors,
ou Samuel, ou « Gad le prophète, le voyant de David » (voyant, du verbe
/r-'-h/, voir), ou Salomon. Il s'agit de textes anciens. Notons qu'Abraham est
appelé « prophète » dans Gn 20/7 (texte classé le
plus souvent comme élohiste).
– dans une vision – C'est le mot mahäzeh,
forme nominale du verbe /h-z-h/ (regarder, bien voir). Cette forme est rare
dans l’AT : seulement ici et dans Nb 24/4, 16 (Balaam)
et Ez 13/7 (les faux prophètes). La vision est autre
chose que l'apparition (marë'eh), fréquente
dans tout l’AT. Elle semble impliquer la nuit (cf Jb 4/12-16), en conformité avec le v. 5 : « compte les
étoiles ».
– et il dit : Abram, ne crains
point – Trait fréquent. Dans la Genèse : 21/17, 26/24, 46/2-3 ; point
commun : promesse d'une postérité nombreuse, qu'il s'agisse d'Ismaël, d'Isaac,
ou de Jacob.
– je suis ton bouclier – Ici, un étonnement : appliqué
à une personne, c'est du vocabulaire typiquement royal, propre aux psaumes
royaux (Ps 3/4, 7/11, 18/3, 28/7, 33/20) et à la sagesse royale (Pr 2/7, 30/5)
: il s'agit soit du dieu, soit du roi. On ne le trouve autrement que dans Dt 33/29, où il s'agit également du Seigneur (mais la
rédaction définitive du Dt date de la fin de l'époque
royale).
– et ta récompense sera très grande – Désigne la paye,
d'un ouvrier par exemple. C'est en échange d'un travail fourni. Mais à une
époque plus récente (6e, 5e s.), c'est plutôt le don gratuit, de la part du
dieu : 2d Ésaïe (40/10, 62/11) ; ou la contrepartie
finale d'une longue souffrance : Jérémie (31/16). Est-ce le cas ici, ou
s'agit-il du salaire dû à Abram pour un travail
particulier ? Dans Gn 14/21-24, immédiatement avant,
il ne s'agit pas de ce mot sâkhâr, mais des
parts de butin (hêleq). Néanmoins, elles sont
dues aux combattants.
L'expression traduite par « sera grande » (harëbêh, pris comme prédicat) est rare, et plutôt
tardive : Ps 130 / 7 et Ec 11 / 8.
v. 2
– Abram répondit : mon
Seigneur YHWH – L'expression /'ädhônây YHWH/
est très fréquente, surtout dans les prophètes, mais il est rare qu'elle soit
utilisée au vocatif (ex.: 1 R 2/26). C'est un trait qui semble ancien, et
plutôt lié à un discours royal : Salomon.
– Que me donneras-tu ? – ou: « que pourrais-tu me
donner (qui vaille) ? ». Pour Rachi (Rabbenu Chelomo Itshaqi) : «
m'offrir», plutôt que « me rétribuer ».
– Je m'en vais sans enfants – litt. : « je vais », soit, ou bien « je vis », ou bien « je vais
mourir » (Ps 39 / 14). « Sans enfants » est douteux. L'hébreu cärîrî est incompréhensible. Pour rabbi
Menahem ben Sarouq, il se lie à cêr
(descendant, Mal 2/12), sous une forme privative, dont on retrouve l'équivalent
pour d'autres racines (ainsi Jb 31/12 : shârêsh, privatif de shôrêsh,
ce qui donne : privé de racines). Ce serait donc : « privé de descendants ».
Pour Rachi, c'est la même racine que dans Ps 137/7, Hab
3/13, Jr 51/58, So 2/13 : « en ruines ». Les modernes suivent la première
interprétation, qui est celle des versions antiques (grec, araméen).
– et l'héritier de ma maison, c'est Éliézer
de Damas – La Bible de Jérusalem, elle, ne traduit pas ce demi-verset. Il
faut savoir que toute traduction, ici, ne peut être que le résultat d'une
interprétation globale, car le sens de l'hébreu n'est pas immédiatement
perceptible. On trouve littéralement : « et fils-de-Mesheq
ma maison ; lui Damas (dammeseq) Éliézer ».
Le mot mesheq ne se trouve
nulle part ailleurs. On trouve
1) le mot mimëshâq dans So
2/9 : « possession, influence » ?
2) le mot mashëqeh, de la
racine /sh-q-h/ (abreuver), donc : « boisson, échanson », bien attesté.
3) le mot mashshâq, de la
racine /sh-q-q/ (courir sus) : « assaut », dans Es 33/4.
4) ou le mot yishshaq, dans Gn 41/40, qui indique, selon Rachi et l'araméen (Targum),
le travail de « celui qui assure la subsistance», soit : « intendant ».
On peut remarquer le jeu de mots entre mesheq
et dammeseq (Damas) : le nom de Damas, en
araméen (la langue qu'on y parlait), est dî-mashqiyâ' (« qui a des sources d'eau »), sémitisation
d'un nom ancien, non-sémitique, Dimashgi. On pourrait
supposer que bhen-mesheq
(« fils de Mesheq ») est la traduction hébraique de l'araméen dî-mashqiyâ', car le mot bhen
(fils) a souvent le sens de « celui qui... », lorsqu'il
est déterminé (c'est l'hypothèse de Speiser). Le jeu
de mots serait alors peu ou prou correspondant au français : « et de-Massu ma
maison, c'est Damas, Éliezer » (le terme « Massu »
connotant ici, arbitrairement bien entendu, l'humidité et le pouvoir, militaire
en particulier).
Qui est cet Éliézer, et pourquoi
parle-t-on avec tant d'insistance de Damas, à propos d'Abram,
l'étude du vocabulaire ne nous le dit pas. Mais un article de A. Caquot, sur
lequel il faudra revenir, met en relation les trois termes : « maison » (au
sens royal, comme dans « Maison de France »), « Damas » (capitale du royaume
araméen) et « Éliézer » (nom d'un roi de Damas, de
l'époque davidique).
v. 3
– et Abram dit – C'est la
seconde fois, et le dieu n'est pas intervenu entre les deux : il semble que ce
verset 3 soit le correspondant exact du verset 2, lequel aurait pu sembler
assez obscur pour qu'on ressente le besoin de le traduire en bon hébreu (ceci
quelle que soit l'origine documentaire de chacun de ces versets).
– voici, tu ne m'as pas donné de postérité – C'est le
mot zerâc (semence), qui s'emploie
généralement pour désigner la postérité mâle, soit dans son ensemble, soit
personnifiée par un seul des descendants.
– et celui qui est né dans ma maison – litt. : « le fils-de-ma-maison, à rapprocher du yëlîdh-bayth (l'enfant-de-la-maison), c'est-à-dire du
serviteur ou de l'esclave domestique, ou, comme dans Gn
14/14, 24, de celui qui marche (à la guerre) avec quelqu'un.
– sera mon héritier – litt., il y a deux sens
possibles : « héritera de moi », ou « me dépossèdera ».
v. 4
– Alors la parole de l'Éternel lui fut adressée ainsi
– C'est la même chose qu'au verset 1.
– ce n'est pas lui qui sera ton héritier – Comme au
verset 3.
– mais c'est celui qui sortira de tes entrailles –
L'expression est assez curieuse, et ne s'emploie guère, lorsqu'il s'agit d'un
homme, que pour les rois, voire pour le seul David : 2 S 7/12, 16/11
(autrement, seulement dans Es 48/19, où il s'agit d'Israël).
– qui sera ton héritier – Comme dans 3 et 4a. Le
double sens du verbe /y-r-sh/ (hériter, ou déposséder) peut indiquer qu'Éliézer dépossèderait, alors que « le-fruit-des-entrailles
» hériterait.
v. 5
– et, après l'avoir conduit dehors, il dit : regarde vers
le ciel – « regarde » : le verbe hébreu est assez étonnant, ici, puisqu'il
désigne plutôt l'action de se pencher sur quelque chose, pour le considérer
attentivement.
– et compte les étoiles, si tu peux les compter – Cf Gn 22/17, 26/4, Ex 32/13, Dt 1/10, 10/22, 28/62.
– et il lui dit : telle sera ta postérité – C'est le
même mot zerâc qu'au verset
3. Le texte semble jouer sur lui : au verset 3, il s'agit d'un héritier ; ici,
il s'agit d'une multitude. L'ensemble pourrait donc viser à considérer ces deux
questions comme une seule, mais alors, quelle est la situation concrète dans
laquelle cette condensation est pensable ?
le lecteur
d’exégètes classiques
On aura remarqué que les données philologiques sont assez
étonnantes : le vocabulaire employé peut en effet être perçu comme
caractéristique de plusieurs périodes et de plusieurs milieux bien distincts.
On entend à la fois parler les grands prophètes « péri-exiliques » (Es, Jér, Ez), et les chroniqueurs de
l'entourage royal, soit du début de la royauté, soit de l'époque
deutéronomiste. En poursuivant l'étude philologique, on devrait également
entendre parler le milieu sacerdotal (v. 6, 9, etc.), le milieu des disciples
des prophètes du Nord (8e s.), dits Élohistes (v. 16), etc. Le tenant de
l'hypothèse documentaire ne sait plus où donner de la tête, et, suivant ses
nombreux avatars, il trouve dans ce chapitre des éléments, plus ou moins mixés,
des sources suivantes : J, E, JE, D, Dtr, P, R
(rédacteur final), plus des gloses (G ?). Autant dire : de tout.
Il s'agit donc d'un texte qui permet de comprendre assez bien
comment fonctionnent les différents systèmes... des exégètes. Chacun d'entre
eux est en effet obligé de faire donner à plein ses propres catégories. C'est
en fonction de celles-ci qu'il dira de ce texte que son noyau est très tardif,
c'est par exemple le cas de Skinner, ou qu'il est très ancien, c'est le cas de von Rad.
Prenons l'exemple du verset 6 :
Skinner (Genesis, ICC,
Edimbourg, 1910, ad loc.) voit dans ce texte la juxtaposition tardive de deux
éléments :
vs 1 à 6 : la
promesse d'un fils,
vs 7 à 21 :
la promesse d'un pays, seule, à strictement parler, à être concernée par
l'Alliance.
Les deux promesses sont des éléments anciens, qui existent
par ailleurs ; mais ce qui montre le caractère tardif de l'ensemble, c'est
d'une part le fait qu'on les ait conjoints avec une alliance, ce que fait seul Gn 17 (sacerdotal, donc tardif, pour Skinner), et, plus
généralement, le thème de l'alliance abrahamique, jamais antérieur au rédacteur
deutéronomiste. C'est d'autre part l'existence d'éléments qu'il est impossible
de situer avant le 6e s. environ :
– le caractère prophétique de la communication divine à Abram (v. 1 et 4) ;
– l'expression « mon seigneur YHWH » (v. 2 et 8) ;
– le lien entre le pays et l'énumération de ses habitants (v.
18 à 21), trait deutéronomiste ;
– la réflexion théologique sur la justice d'Abram (v. 6), surtout propre au Deutéronome (6/25, 24/13),
et évidemment liée à un état de développement spirituel avancé, puisque
comportant un jugement sur la foi, notion théologique.
Autrement dit, si ce texte est fondamental dans la théologie
israélite, c'est parce qu'il en organise dans un seul système les éléments
principaux : la foi gratuite, l'alliance, la promesse. Il est clair, pour
Skinner, semble-t-il, que cela ne peut correspondre qu'à un stade avancé,
malgré tous les arguments textuels qui paraissent conduire vers une datation
plus haute : ces éléments sont seulement les indices des ensembles J et E qui
ont été utilisés vers la fin de l'époque deutéronomiste (avant ou pendant
l'Exil ?) par les rédacteurs du texte actuel.
On voit que, à propos de ce texte, et sur les points
importants, Skinner ne retient rien d'autre que ce qu'il a d'abord amené : une
évolution spirituelle qui permet de mieux en mieux, à la pensée théologique, de
progresser vers l'universel, par le canal de l'individu Abram,
considéré comme modèle. Une telle exégèse permet une prédication et une seule,
sous mille formes possibles : la pointe du texte, c'est qu'Abram
croit son Seigneur sur parole, et sans intermédiaire, ce qui a pour conséquence
une heureuse vieillesse et un tas de bénédictions pour la suite. Dieu veut cela
pour chacun puisqu'Abram est le modèle, et l'alliance
abrahamique est l'alliance de Dieu avec tous ceux qui croient. Qui croient quoi
? Que Dieu veut leur bien.
Von Rad (Das erste Buch Mose,
Genesis, Göttingen, 1956 [tr. E. de
Peyer, La Genèse, Genève, Labor et Fides,
19681, ad loc.) voit également dans ce texte deux
éléments : les v. 1 à 6 composent un court récit qui amène certes une
affirmation théologique de base, mais dont le contenu n'est pas perceptible. La
foi d'Abram n'y est pas décrite, elle n'y est pas
amenée non plus, par exemple par des considérations psychologiques. Elle est
simplement affirmée. Toutefois, on peut comprendre le cadre de pensée dans
lequel elle s'inscrit : ce qui est en question, c'est la « justesse » (çëdâqâh, traduit généralement par « justice »),
terme relationnel : est juste ce qui est conforme aux termes d'un pacte. La foi
consiste alors à se référer à l'acte futur de salut comme à une règle.
Si l'on prend l'ensemble du texte, cette première section est
donc une réflexion théologique inscrite dans le cadre mental de l'Alliance :
elle s'éclaire du second volet, qui introduit cette alliance, comme un élément
fondamental à partir duquel les promesses prennent leur sens. Cette seconde
section (v. 7 à 21) présente une caractéristique notable : contrairement aux
autres sagas patriarcales, elle n'est pas localisée par un haut-lieu
particulier. C'est, pour von Rad, l'indice de sa très
haute antiquité : cette tradition remonte à une époque où les ancêtres d'Israël
ne sont pas encore en Canaan. À l'origine sans doute, la réalisation des
promesses était immédiate, dans le texte, et les versets 13 à 16 sont une
interpolation ultérieure, introduisant la notion d'un temps d'attente. Le nœud
vital du texte – ce qui est le plus ancien, ce qui est à l'origine – c'est donc
cette relation d'alliance entre le groupe, figuré ici par son éponyme, et son
dieu, proférateur de salut : le v. 6 est alors
la réflexion sur la juste attitude de celui qui s'inscrit dans cette tradition.
Quelle sera la prédication la plus adéquate à une telle
exégèse ? Peut-être celle qui consistera à convier l'auditoire à se situer
toujours à nouveau dans cette juste relation, basée sur une eschatologie
salutaire (iustitia salutifera),
à l'intérieur de la collectivité privilégiée qui se fonde ('âmân) sur une promesse originaire, fondatrice,
inaugurale, dont l'origine remonte au mystère des temps patriarcaux.
Mais von Rad, lui aussi, n'a-t-il
pas apporté ici son bagage ? Ne peut-on reconnaître dans lecture, à la fois I'Église barthienne et l'irruption de l'appel au salut de
Bultmann ? Peut-être est-ce exagéré ? Bornons-nous à noter que, d'une part,
Skinner date ce texte en fonction d'une idéologie du Progrès, typiquement
humaniste et occidentale, celle des Lumières ; et que Von Rad le date en
fonction d'une recherche de l'origine, qui pourrait correspondre à une
idéologie beaucoup plus particulariste, voire mystique : on n'y atteint plus à
l'universel par l'intermédiaire d'une conformité au modèle représenté par l'individu
« moral », mais par l'intégration à un groupe qui se fonde à la fois sur
le passé le plus reculé, et l'avenir le plus radical. Et puisque nous
caricaturons, disons qu'il s'agit de la fraternité mythique.
Faut-il repousser de telles lectures ? Oui, si nous nous en
tenons à la caricature. Reste que nous risquons alors de sacrifier à cette
autre idéologie, celle de la lucidité, positiviste, et qui conduit à
l'impuissance... Faut-il alors les accepter, comme des expressions licites de
la pluralité et de la richesse de sens du texte biblique ? Question en suspens.
l’historien
Pour le moment, et cum grano
salis, restons français : lorsque le Britannique parle de morale et
l'Allemand de fidélité, que dit le Français ? Il parle politique.
A. Caquot (in Semitica, XII, 1962,
pp. 51-66) fait plusieurs remarques à propos de notre texte : le vocabulaire
des v. 1 à 6 est plutôt marqué par le milieu royal, surtout le v. 1, qui est
dans le style des oracles royaux (David, Salomon). De plus, le v. 2 introduit
un Éliézer de Damas, qui pourrait être le roi du même
nom, vassal de David. Enfin, c'est à David que le prophète parle d'un fils «
issu de ses entrailles » (v. 4). Il se pourrait donc qu'il faille comprendre
ainsi la première section : David (sous le couvert du nom d'Abram,
éponyme judéen) n'a pas d'héritier pour sauvegarder son œuvre après lui, le
principe dynastique n'est pas acquis, bien au contraire (penser au fils de
Gédéon). À sa mort, c'est donc son vassal (le fils de ma maison) le plus
puissant, le roi de Damas, qui sera en mesure de prendre la suite (il me
dépossédera) : c'en sera fait alors de la foi yahwiste
et des traditions hébraïques. Quel est alors l'intérêt des dons du Seigneur (sâkhâr désigne sans doute le pays) ? Mais le
Seigneur, en réponse, affirme la légitimité du principe dynastique : ton fils
sera roi après toi. C'est dans ce cadre que s'inscrit la foi de David : son
genre de foi est juste ; ce qu'il fait, comme créateur d'institutions
nouvelles, est juste.
Dans cette optique, le texte prend une valeur clairement
idéologique : il s'agit de justifier par l'exemple d'un précédent
illustre, celui d'Abram, la pratique politique de
David. À nos yeux, tout l'intérêt de cette lecture est précisément là : le
texte n'est pas d'abord matière à un travail idéologique, car il est lui-même
idéologique ; il soutient une cause, ne serait-ce, à la limite, qu'en excluant
les autres. C'est le minimum commun à la plupart des textes, sinon à tous, et l'on
ne saurait sauter à pieds joints par dessus cela.
Si l'on suit l'hypothèse de A.
Caquot, ce qui redouble l'intérêt de cette question, c'est que le texte
manifeste une certaine conscience de son caractère idéologique : ce qui
s'applique à David y est voilé par la figure du patriarche antique. Cela
apparaît bien à propos de la question de la localisation du récit : si A.
Caquot remarque, comme ses devanciers, le fait curieux de l'absence de toute
indication de lieu, trait pourtant caractéristique de toute saga patriarcale,
il montre que ce n'est là qu'une apparence : il y a une localisation, mais elle
est indiquée de manière retorse : « à la quatrième génération (après la sortie
d'Égypte) ils reviendront ici » (v. 16). Quel est cet endroit où l'on « revient
» quatre générations après Moïse si ce n'est Jérusalem ? En effet, s'il
s'agissait simplement de Canaan en général, n'y aurait-il pas qu'une seule
génération ? Jérusalem, ville cananéenne nouvellement conquise par David,
devient alors, non seulement l'un des hauts-lieux patriarcaux, ce qu'elle
n'était pas, mais le haut-lieu, l'endroit où le premier des Hébreux se trouve à
la fois devenir le bénéficiaire des promesses, et le contractant de l'Alliance
: l'endroit où se rejoignent et s'unissent les traditions patriarcales et la
tradition mosaïque. Il n'y a pas de précédent à cela dans les traditions du
peuple hébreu, aussi doit-on s'avancer voilé : on ne nomme pas la ville.
Il n'en reste pas moins que la tradition est infléchie, et cela sur tous ses points importants :
– le haut-lieu où apparaît le dieu des pères devient la ville
de David ;
– la postérité (zerâc)
d'Abram devient le fils (zerâc)
du roi ou sa dynastie ;
– la terre promise devient l'empire de David (de l'Égypte à
l'Euphrate) ;
– l'alliance entre un dieu-pas-comme-les-autres et un
ramassis de clans hors-la-loi devient l'alliance entre un dieu-Seigneur (v. 2)
et une lignée royale.
Mais si la tradition est infléchie, elle est en même temps
réaffirmée, et elle reste assez forte pour empêcher qu'on n'écrive noir sur
blanc : David, Salomon, Jérusalem.
Une telle lecture doit, c'est certain, s'affirmer toujours
hypothétique. Pourtant, elle a le mérite, à l'expérience, de permettre la
relecture de nombreux autres textes, pour la plupart datés généralement de
l'époque salomonienne (textes dits yahwistes,
sous-ensembles anciens de l'historiographie deutéronomiste, voire textes
sapientiaux ou lyriques). Ces textes s'animent, pour ainsi dire, lorsqu'on les
interroge de la manière suivante : ne sont-ils pas la construction de gens qui
lisent par eux une situation paradoxale, impensable, celle que von Rad décrit sous le nom de « crise consécutive à la
formation d'un État », dans sa Théologie de l'Ancien Testament (1, pp. 41-67) :
une situation où tout ce qui donne un sens au passé et au présent ne peut être
sauvegardé que par des réalités traditionnellement et structurellement
contraires (P. ex. : l'Alliance et l'État).
Ces textes s'animent – mais celui qui parle maintenant n'est
déjà plus l'historien, c'est plutôt le prédicateur éventuel.
le prédicateur
malheureux
Ces textes s'animent : l'expression d'une telle crise permet
au lecteur d'entrer dans une problématique. Ce n'est pas qu'on retrouve en eux
nécessairement la même crise, mais on voit les éléments qui les composent
s'organiser eux aussi en termes d'oppositions. Ces oppositions peuvent se
situer sur un tout autre registre que celui de la crise historique dont nous
parlions ; elles peuvent même jouer sur plusieurs registres différents : peu
importe, car la crise historique a joué le rôle de révélateur, et les textes
lui répondent, chacun à sa manière, selon toutes les possibilités envisageables
de variations.
On voit comment les textes se lisent les uns par les autres. Et
l'on voit aussi, ou du moins on pressent, que la crise historique n'est
elle-même, dans la lecture biblique de cette époque, qu'un des systèmes
privilégiés qui se composent pour produire le texte : ce n'est point tant
l'histoire elle-même qui joue un rôle ici, que sa traduction en un système
logique, en l'occurrence celui d'une opposition transgressée.
On pourrait aller plus loin, et voir comment d'autres textes
encore, écrits ceux-là à des époques ultérieures, sont des reprises, des
contestations, des renvois, etc., par rapport à cette nébuleuse de textes de
l'époque royale, mais cette fois en fonction d'autres expressions de crises
vécues. Toutefois, on peut postuler que toutes les époques peuvent également,
et arbitrairement, jouer ce rôle de référence. Là encore, les textes se lisent
entre eux, du moins peut-on le supposer.
Mais si nous revenons à notre prédication, on dira que le
fait de lire le texte en y cherchant d'abord une expression idéologique bien
datée nous conduit à une situation contradictoire. En effet, les résultats de
l'exégèse de A. Caquot, d'un côté, sont utilisables directement : on peut
facilement envisager une prédication qui joue sur l'opposition, finalement bien
connue, du déjà et du pas-encore : les Hébreux étaient déjà au bénéfice de
l'Alliance divine, mais les fruits de cette alliance n'étaient pas encore à
leur portée, dans leur intégralité – il fallait attendre la venue de celui qui
accomplirait l'Alliance. Et David n'était-il pas, malgré toute l'ambiguïté de
sa situation et de son action, celui qui préfigurerait le Messie à venir ? On
voit comment il est possible de passer de là à la situation actuelle de
l'Église, communauté de ceux qui sont au bénéfice du salut, mais qui
l'attendent encore, en tâchant de le préfigurer au mieux malgré le malheur des
temps.
Cette prédication serait très proche de celle que l'on
pouvait tirer de l'exégèse de von Rad. Mais elle est
plus difficile à faire, dans la mesure où apparaît bien mieux qu'il s'agit là
d'un saut, de type analogique, par rapport à la situation historique des
Israélites. On se dit : pourquoi notre situation serait-elle nécessairement
analogique à la leur ? Plus encore : dire cela, n'est-ce pas poser en principe
que, depuis la venue du Christ, toutes choses sont désormais égales, que nous
avons été introduits par lui dans une histoire qui n'en finit pas de se
ressembler ? Et de fait, n'est-ce pas cela la pratique de l'Église : par
exemple s'accuser toujours des mêmes fautes, pour se les entendre toujours
pardonner ? Si ce doute intervient et prend vigueur, cette prédication-là n'est
plus possible, et encore moins les autres : on ne peut plus prêcher
Pour un développement plus systématique de cette situation et
de son analyse, je renvoie à l'ébauche théorique d'Albert Defau,
« La Bible et son exploitation » (Cahiers d'Orgemont,
n° 76, pp. 43-47).
Mais, dira-t-on, la Bible est-elle alors lettre morte ? Non.
Car l'exégèse « idéologique » a également permis de penser que les textes
bibliques appellent plus que jamais une lecture. Appellent désormais une
lecture, même, si l'on entend par ce mot le contraire de la prédication.
En effet, si toutefois, au point où nous en sommes, tout le
monde s'y mettait : si, au lieu de chercher dans ces textes, de manière quelque
peu obsessionnelle, une réponse originaire à tous nos pourquoi, un perpétuel
recommencement d'une situation fondatrice, nécessairement médiatisé par un
organe religieux ;
si l'on
acceptait d'être bien fondé une fois pour toutes, et de laisser les réalités
qui nous touchent vraiment interroger ce texte, en nous ;
si l'on
acceptait de laisser en chaque personne ou en chaque groupe s'exprimer les
diverses voix qui les traversent ;
si les
conflits réels se mettaient à nouveau à vibrer au contact de ces textes, qui
représentent une certaine manière d'envisager des conflits passés ou permanents
;
si l'on
acceptait de réactiver les conflits, par ces textes, au lieu de boucher vite-vite les béances...
Ce n'est pas une prédication qu'il faut, c'est plutôt un
programme de lecture : quelques questions pertinentes pour permettre la
lecture. Mais qui dira lesquelles sont pertinentes ? Ce qu'on peut faire en
attendant, c'est ouvrir quelques avenues, à partir d'éléments privilégiés du
texte, à partir aussi de certaines catégories d'intérêts communs. Citons :
la voix politique
Il s'agit de partir de l'exégèse dite plus haut « idéologique
». Il est clair que le texte manifeste à sa manière un conflit : s'installer
dans un système politique étatique, qui à cette époque et en ce lieu ne peut
être que royal, n'est-ce pas trahir le dieu des pères et son alliance, qui fait
de chaque clan une unité à la fois autonome et responsable des autres ? Il faut
relire, par exemple, les textes de 1 Samuel, sur l'histoire troublée de
l'institution de la royauté ! Il y a aussi des prophètes, plus tard, qui
s'interrogent à ce sujet, et l'on peut relire, à l'aide de cette question,
aussi bien le cycle d'Élie que la prophétie d'Amos. Il y a aussi l'Exode : un
dieu contre un roi ! Quel dieu étonnant et subversif... On se demandera plus
tard, dans un contexte tout différent, à qui il faut payer l'impôt : à ce dieu
ou à César ? Tout l'AT s'interroge sur l'État.
la voix
anthropologique
Une amie intéressée professionnellement par la psychanalyse
nous fait remarquer, dans ce texte, des éléments qui rejoindraient le thème de
la castration symbolique, nécessaire pour permettre à l'individu de s'insérer
positivement dans le groupe. Il serait fréquent (le conditionnel étant l'indice
de mon incompétence) que des productions littéraires, par exemple, présentent
ce thème sous la forme d'une projection : non pas une automutilation de son
désir propre, mais la mutilation, le dépeçage d'une entité symbolique, ici les
animaux (v. 10). Dans cette optique, Abram peut être
un père, un producteur d'enfants et d'histoire, dans la mesure où il fait le
sacrifice de son désir propre, perçu comme sauvage, et symbolisé par des
animaux.
Cela conduit également à un itinéraire intéressant, que nous
indiquerons au moyen de plusieurs remarques :
– il y a d'abord toute une voie qui mène à s'interroger sur
les thèmes de la circoncision (p. ex. les textes sur la circoncision d'Abraham,
de Moïse, etc.), ou du sacrifice (et en particulier du sacrifice... du fils) ;
– mais il y a aussi des éléments propres à ce texte :
d'abord, Abram y est présenté d'entrée, à la fois
comme privé de « semence » (zerâc),
et au bénéfice d'une « gratification » (sâkhâr).
Le thème de la castration gratifiante est ainsi présent dès le v. 2. Quel est
donc l'apport particulier du récit de sacrifice ? Peut-être réside-t-il dans le
fait que c'est Abram qui prend l'initiative du
partage des animaux en deux, et non le dieu qui ordonne leur dépeçage,
conformément aux règles habituelles, codifiées par exemple dans le Lévitique.
Peut-être y a-t-il au v. 10, pour les connaisseurs en rites sacrificiels
qu'étaient les lecteurs de l'époque, une grosse surprise : le sacrifice attendu
(projection d'une auto-mutilation selon certains
psychanalystes) tourne à une autre chose, également connue (Jr 34) mais
différente : le rite d'alliance au cours duquel on coupe en deux un animal pour
exprimer la validité future de l'alliance. Le point important est alors que le
dieu n'est pas l'initiateur de cette conduite, bien qu'il l'authentifie (v.
18). Or l'ethnographie paléo-sémitique montre qu'une alliance est toujours
proposée par le contractant supérieur : c'est lui qui installe son inférieur
dans le contrat. Rien de tel ici, dans notre lecture, mais plutôt un coup de
force de l'inférieur, qui, pour ainsi dire, détourne la castration symbolique,
déjà inscrite dans son passé, en contrat : le supérieur du contrat, le dieu,
devient alors, non pas seulement le garant d'un ordre dans lequel il faut
vaille que vaille s'inscrire, mais surtout le répondant obligé (nous sommes
alors sur la piste de toute une nouvelle lecture des textes relatifs à
l'alliance, et spécialement intrigués par le rôle très particulier qu'y joue le
dieu d'Israël, par rapport aux rôles habituels d'un « contractant supérieur »
et d'un « garant », dans les contrats des Sémites occidentaux) ;
– un psychanalyste, consulté pour la circonstance, reconnaît
dans l'image de « un four fumant et une torche de feu » (v. 17), un symbole
évident des organes sexuels féminin et masculin. Ce qui frappe, c'est que ce
double symbole se situe dans l'espace libéré par la séparation en deux des
animaux. Mais comment interpréter ce fait ? Est-ce la possibilité désormais
offerte à Abram (ou à David) de procréer ? Est-ce
plus généralement l'introduction à une histoire positive désormais possible ?
Est-ce plus simplement un symbole de l'Alliance, puisqu'on sait depuis Osée que
l'Alliance prend facilement les traits du couple d'époux. Ces différentes
solutions s'excluent-elles ? Ou ne font-elles qu'exprimer de différentes
manières un ordre de préoccupations ?
(Entre parenthèses : on n'aurait pas eu besoin de
psychanalyste pour voir ce symbole si des choses toutes simples n'étaient
cachées par une certaine culture « biblique ». Comment expliquer que presque
tous les exégètes voient ici un symbole de la divinité : ils voient le feu (du
Sinaï). Ils ne voient pas la fumée : ne savent-ils pas qu'il n'y a pas de feu
sans fumée ? Est-ce la relation des deux qui les gêne, et les force à repousser
l'ensemble dans la sphère divine ?)
Toutes ces questions doivent entraîner des échanges dans des
domaines divers ; celui qui nous intéresse, et qui pourrait bien tout résumer,
est le suivant : comment dans ce texte l'homme ou le groupe fidèle (v. 6)
résout-il la question insoluble de son intégration dans la vie telle qu'elle
est ? On voit que nous posons la même question que lorsqu'il était question de
politique : simplement, cette question a gagné en généralité, elle peut
s'appliquer maintenant à des registres très divers de l'expérience.
la voix «
poétique »
Oui mais notre texte ne parle pas expressément de tout cela !
Lui, il se borne à raconter une belle histoire. Il se pourrait que nous ne
prêtions pas assez attention aux termes mêmes de cette histoire, trop inquiets
que nous sommes de raisonnements, théologiques ou autres.
Pour ne choisir qu'un seul ordre d'éléments, disons que nous
sommes frappés par cette séparation des espèces sacrificielles en deux parties,
soigneusement disposées face à face, car elle correspond au fait que les objets
qui passent dans l'espace ainsi délimité peuvent également être séparés en deux
unités distinctes : le four et la torche. On retrouve ailleurs dans le récit ce
caractère polaire :
– Du point de vue géographique, par exemple, on voit au v. 18
que la terre promise se trouve située entre deux grands fleuves, qui connotent
chacun une entité politique et économique de grande taille: l'Égypte et la
Mésopotamie. C'est comme s'il s'agissait de faire une place, entre ces deux
grandes puissances. Cette place existe, mais elle est occupée par une kyrielle
de petits peuples.
– Du point de vue cosmique, on retrouve l'esquisse d'une
configuration analogue : il y a toute cette place que tient le soleil dans ce
récit, soleil déclinant, et finalement disparu, mais non sans une grande
angoisse chez Abram. Il y a également le nombre
infini des étoiles. Manque la lune ? Or elle y est, au verset 7 : on s'étonne
souvent de ce que le texte fasse mention de « Ur en Chaldée », expression
tardive, dans un texte de facture ancienne. Au chapitre 12 (v. 4), Abram part de Haran. Le point
commun entre Haran et Ur, c'est qu'elles furent
toutes deux des métropoles du culte lunaire, la première à une haute époque, la
seconde à une époque plus tardive. Notre hypothèse est que c'est la lune qui
importe, plus que la localisation effective, et que, suivant les époques, on a
écrit le nom de l'endroit où la lune était adorée. On dit alors qu'Abram a quitté le pays-de-la-lune, pour marcher vers
l'ouest, suivant la course du soleil. Mais le soleil ne s'atteint pas : il
disparaît. On trouve dans notre texte, spécialement au v. 12, l'atmosphère
onirique qui doit entourer le récit d'une telle démarche. Mais si Soleil et
Lune sont tous deux perdus, l'un parce qu'inatteignable, l'autre parce qu'abandonnée,
il reste pourtant la multitude des étoiles. Ces étoiles sont mises en relation
avec la semence d'Abraham, au v. 5. Cette semence, elle-même, intervient à
nouveau au v. 13, immédiatement après le coucher du soleil : « sache que tes
descendants (zerâc) seront
étrangers dans un pays (l'Égypte) qui ne sera point à eux ».
– Du point de vue familial, on trouve aussi un père, et la
multitude de ses enfants. La mère est comme la lune, absente : elle, nous ne l'avons pas trouvée, cachée derrière un mot... à moins que
la Terre de Canaan (v. 7) ? Mais nous n'osons pas. De toute façon, au point où
nous en sommes, on peut dire que sa place est marquée, même vide, car nous
sommes en mesure de décrire maintenant un petit système :
Il y a d'une part une série d'éléments marqués comme mâles,
ou occidentaux :
– l'Égypte, le soleil, le Nil, le père.
De l'autre côté, la série correspondante :
– la Mésopotamie, la lune, l'Euphrate, (la mère).
Entre ces deux séries, une troisième, composée d'ensembles
dont la caractéristique commune est que chacun est multiple :
– les habitants de Canaan, les étoiles, les enfants.
Mais on voit que cette série-ci pose un problème : les
enfants d'Abram et les habitants de Canaan s'opposent
: il faut chasser les uns pour que les autres trouvent leur place. Abram est l'homme qui fait de la place : il mime dans son
rite cette action de faire de la place, et cette action est liée à ce fait
qu'il lui faut chasser également cet autre ensemble multiple que sont les
oiseaux de proie, avides de s'attaquer aux deux grands corps morcelés. Pendant
ce temps, attendent dans leur coin la tourterelle et le pigeon, que l'on se
garde bien de découper (v. 10).
Tout ceci, qui étonnera peut-être, n'est jamais qu'une
description du texte, une description ordonnée. On aurait pu prendre les choses
autrement, mais peu importe, car l'essentiel est que le texte soit décrit tel
qu'il est, et que chacun de ses éléments finisse par trouver sa place,
relativement à celle des autres. Ici d'ailleurs, nous n'avons fait qu'esquisser
cette démarche : notre objet est en effet simplement de montrer comment un
texte tel que celui-ci est en premier lieu une construction poétique, savamment
composée d'éléments choisis et assemblés entre eux, de telle façon qu'ensuite,
le lecteur, s'il n'est pas trop pressé d'exploiter cette richesse, puisse
sentir résonner (et raisonner) en lui les différents registres dans lesquels il
déploie habituellement ses interrogations et ses affirmations. On peut dire
alors que le lecteur est recréé par cette lecture, car le texte module à
travers nous tout ce monde de voix diverses qui nous compose : il les
réorganise à sa manière, et si cette manière est forte, il se peut bien qu'il
en ressorte un certain type d'homme, par exemple un nouvel Abram.
–oOo–
Mais soyons pratiques : que tirer d'une telle description, à supposer qu'elle soit terminée ? Ce que, je pense, en ont tiré ceux qui l'ont commencée : le moyen d'organiser en fonction de ce texte et de lui seul toutes les connaissances et toutes les interrogations que ce texte a suscitées, et que nous avons, pour une part, évoquées plus haut.
Si nous prenons pour exemple la lecture de ce texte que nous
avons appelée « idéologique », nous voyons qu'elle trouve sa place dans notre
description : c'est sous le règne de David, ou en référence à ce règne, que ce
texte prend sa pleine valeur idéologique, et spécialement politique. En effet,
de quoi s'agit-il alors ? De se donner les moyens de survivre en tant que
réalité inscrite dans l'histoire et la géographie, c'est-à-dire en tant que
peuple. Il faut d'autre part éviter de perdre dans l'opération sa propre
spécificité, et, pour cela, représenter une force, être aussi un empire, face
aux deux grands de l'époque, et spécialement face à l'Égypte. Il faut se faire
sa place, même si cela doit modifier quelque peu les relations qu'on a avec sa
propre raison d'être, avec son Dieu ! Et cette place à trouver, elle sera aussi
l'œuvre de ce Dieu. Cela, le texte le pose, si l'on ose dire, structurellement
: lorsqu'Abram sépare en un couple d'opposition les
animaux sacrificiels, ce qui naît c'est un nouveau symbole d'alliance, un
nouveau couple. Son œuvre de mort est une œuvre de vie.
Mais ceci n'est qu'approximation, car en précisant, en
construisant jusqu'au bout notre description, nous verrions apparaître de
nombreuses corrélations supplémentaires, montrant que ce texte, s'il a pu être
engendré à l'occasion de cette situation historique, a également travaillé à
reconstruire cette histoire en modèle, au sens logique du mot. C'est comme si
notre texte, partant de la nécessité de rendre compte d'une situation, avait
perçu qu'elle était exemplaire, et l'avait en quelque sorte codifiée, de telle
manière qu'il soit également possible de s'en servir de grille pour interpréter
toutes sortes d'autres situations, rencontrées celles-là dans d'autres
registres de l'expérience vécue. Ce système de relations, autrement dit, vaut
pour de nombreux domaines où ce qui est en question, ce sont les relations.
Mais une espèce particulière de relations, en l'occurrence, puisqu'il s'agit de
celles qu'on a avec soi-même (voir notre voie anthropologique) : relations par
exemple, en soi-même, de l'adulte et de l'enfant, ou bien relation de notre
projet avec sa réalisation, d'une foi avec son insertion dans la réalité, etc.
Tout cela est bien trop vite dit, trop rapide : il y aurait
encore beaucoup à dire. D'ailleurs le propre de ce genre de démarche, c'est
qu'elle ne prévoit pas de fin. L'important, pour le rapporteur, c'est de
donner, simplement, envie de lire, et pour cela, de repousser tant qu'il peut
le moment où quelqu'un se mettra en position d'arrêter le mouvement des
interrogations et des découvertes. On le comprend, cela n'exclut pas la
possibilité d'une sorte de prédication, en théorie : il faut bien, parfois,
marquer un palier. Mais en pratique, il y a tellement de sermons et si peu de
lecture, que l'on n'est pas près d'inverser la tendance...
Donner envie de lire ? Je ne crois pas y être arrivé. Ce
rapport est trop lourd, trop pédant, par rapport à la réalité des groupes
auxquels je pense. Et surtout, il y manque le principal : le temps, au cours
duquel, paisiblement, tout cela se tisse. Un sermon, cela dure vingt minutes.
Une lecture, pour un groupe, cela dure des mois.
Villemétrie,
Corbeil-Essonnes, Brunissard, Bruxelles.
1 Cette équipe, composée de Jean Alexandre, Arnaud Berthoud, Pierre Demeret et
Jean-Paul Faure, exerçait la charge pastorale de l’Église réformée de
Corbeil-Essonnes dans le cadre d’une expérience qui s’est poursuivie de Juillet
1964 à juin 1968. Les textes produits par cette équipe ont été signés Albert Defau.
Études Théologiques et Religieuses,
N° 1, 1972, pages 3-19