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Le feuilleton hebdomadaire
Serge
ou la vie d’un homme digne
Chapitre 17 – Pantin
L’heure de la retraite arrivée, Serge n’avait pas trouvé de quoi
remplir ses journées. Un emploi de responsable des travaux d’entretien à la
Cité universitaire se révéla très ennuyeux, du moins pour lui. Cela consistait
à diriger le tout depuis son bureau, sans pratiquement en bouger. En un an, il
avait pris du poids et s’était ennuyé ferme. Il avait donné sa démission. Mais
alors que faire ?
C’est à ce moment que les pontes de l’Église ont eu une idée. La
petite paroisse de Pantin, en milieu populaire, ne trouvait pas de pasteur
depuis quelques années. Sachant que Serge était libre, pourquoi ne pas lui
proposer le poste en tant que pasteur-remplaçant ? Ce qu’ils ont fait.
Serge souffrait, on s’en est sans doute rendu compte, d’un sérieux
manque de considération sociale. Il était d’autre part un croyant résolu. Il avait
donc sauté sur l’occasion, encouragé par le pasteur S., alors président du
Conseil régional, qui était devenu entretemps un maître pour lui. Seul, un
professeur de la faculté de théologie plaisanta en disant que, quand on savait
comme il était difficile de trouver un bon plombier dans Paris, il paraissait
dommage d’en faire un pasteur.
La famille s’installa donc dans le presbytère, une belle maison
mais à remettre sérieusement en état. Ce que Serge s’attacha à réaliser séance
tenante. Toiture, peinture, plomberie…
Il avait toujours été, avant tout, un bon professionnel, et il était
conscient de son absence totale de formation concernant la fonction pastorale. Rappelons
qu’il n’avait lui-même jamais suivi, ni les cours de la faculté de théologie,
ni le moindre catéchisme, si l’on passe sur son année de caté catholique des
années Vingt, féru de billevesées du genre statue de la Vierge saignant à date
fixe…
On l’invita à participer à une session de recyclage des pasteurs.
Cela le faisait rire : « Je ne peux pas être recyclé, je n’ai jamais
été cyclé ! » Mais bien sûr il y alla.
Cela ne lui servit pas beaucoup, il avait trop de lacunes. Certes,
il pouvait sans difficulté s’imprégner des finesses de la Discipline de
l’Église réformée de France, des éléments législatifs portant sur la vie des
associations cultuelles régies par la loi de 1905 sur la séparation des Églises
et de l’État, etc.
Mais comment faisait-on pour prêcher, faire le caté et l’école du
dimanche enfantine, animer des études bibliques, se comporter lors d’une visite
pastorale, etc. ? Il lui fallait inventer, conseillé par les collègues
pasteurs des environs. Mais comment allait-il faire, en bon
professionnel ?
En ce qui concerne les visites pastorales des membres de l’Église,
pas de problème ! Il se mit d’emblée à rendre visite à chacune des
personnes inscrites sur la maigre liste dont il disposait. Et comme il était
fondamentalement liant et qu’il s’intéressait vraiment à la vie des gens, ce
fut une réussite, les cultes s’étoffèrent rapidement, on aimait bien ce
bonhomme sympa et courageux.
Mais la prédication ? Je ne mentionnerai que ce sujet et sa
façon de faire, qui suscita, je dois le dire, mon admiration, à moi qui
m’efforçais aussi de me comporter en bon professionnel.
Pour lui, la première difficulté consistait en son absence
quasi-totale de formation biblique. Aussi, lorsqu’il se trouvait devant un
texte biblique sur lequel prêcher, pour être sérieux il lui fallait trouver du
matériel. Serge ratissa tout ce qu’il put trouver, y compris en faisant les
bouquinistes des quais. Cela allait de dignes commentaires académiques aux sermons
des grands prédicateurs des années Vingt, en passant par les cahiers ad hoc de
publications protestantes ou catholiques ou les notes trouvées dans la presse
protestante.
Ensuite, il découpait les passages qui correspondaient à son texte
et il alignait ces vestiges selon un ordre qui lui paraissait logique. Enfin il
récrivait le tout à sa manière et selon son goût et sa connaissance du public
considéré. Il lui suffisait de rédiger les sutures permettant de passer d’un à
un autre et de tout récrire à nouveau en lissant le tout.
Il lui restait alors à le lire à haute voix devant sa glace, ce qui
l’amenait à quelques corrections ou coupes finales en fonction de la durée.
Ceci fait, il était prêt. Et au bout du compte, le résultat constituait à mon
avis une prédication sérieuse et bien adaptée à son public.
Plus tard, je me suis avisé qu’il agissait ainsi à la manière d’un
bon plombier. Approvisionnement du matériel, coupe des éléments nécessaires,
pose avec soudures au plomb à livrer lisses et harmonieuses. Travail de pro.
Au finale, la paroisse vécut très bien cette parenthèse de quelques
années. Les gens avaient le sentiment d’avoir affaire à un homme disponible,
proche d’eux et au discours intéressant. Certaines de ses initiatives, comme
celle qui consistait à organiser une rencontre biblique avec des enfants
trisomiques, puis d’intégrer l’une d’entre eux dans le parcours de la liturgie
dominicale, les faisait fondre.
–oOo–
La suite des chapitres déjà parus :
Premier chapitre — À la guerre
Là, je vais raconter l’histoire de Serge, mon père. Il est né en
1913 et à vingt-six ans, en 39, il est parti à la guerre. À ce moment-là, il
était marié, était père d’un enfant de deux ans, sortait du chômage – il était
plombier – car il avait trouvé un boulot stable, machiniste à la TCRP, on
dirait aujourd’hui conducteur d’autobus à la RATP. C’était pour lui un grand
pas en ce monde car il avait passé son enfance en tant que sous-prolétaire
pupille de la Nation. Père mort en 16 à la guerre, mère gardienne d’enfants de
L’Assistance publique dans une baraque en carreau de plâtre en grande banlieue.
Sans oublier tout de même l’existence, du côté paternel, d’un
village briard ancestral, peuplé d’ouvriers agricoles, oncles et tantes
dépourvus, et du côté maternel, de quelques parents chtimis rescapés de la
tuerie récente, et tout aussi dépourvus.
Socialement, ma mère, Élise, était d’un cran au-dessus, fille
d’ouvriers, authentique prolétaire, avec une histoire derrière elle,
descendante de Communard, militante ouvrière. Elle était sténodactylo dans une
boite du faubourg qui conditionnait de la lessive, depuis le vrac jusqu’à la
boite en carton.
Elle n’avait jamais fait une faute d’orthographe. Lui, ayant quitté
l’école à onze ans, n’en faisait pas non plus.
Voilà.
Donc, je vais commencer par là :
Serge part à la guerre, est fait prisonnier et va passer cinq ans en Allemagne,
au Stalag* 12/D, un camp de prisonniers. De 40 à 45.
Les Allemands logeaient ces hommes-là dans des baraquements. Un
soldat inapte au combat les gardait. Pour Serge, c’était à la campagne, dans le
Hunsrück, près de Trèves, pas loin de la Moselle et de la frontière du
Luxembourg. Tous les matins, suivi d’un garde, il partait rejoindre une ferme
et il y travaillait, puis il rentrait rejoindre les copains le soir. Bien plus
tard, il dira qu’il s’agissait tout bonnement d’esclavage.
De son côté, Élise avait passé pas mal de temps à planquer des
enfants juifs et à fabriquer des faux-papiers. C’est important à savoir pour
bien comprendre cette histoire. Serge passait tout ce temps dans des fermes de
moyenne montagne habitées par des paysans pauvres et
privées de leurs hommes valides. Il les connaissait personnellement,
travaillait avec eux, apprenait leur langue, partageait leur pitance, leurs
peurs et leurs misères, le tout sous le regard permanent et menaçant des sbires
nazis du coin. Des vieux, des femmes, des invalides et des enfants.
Élise, de son côté, s’efforçait de déjouer, à sa mesure, les menées
« de monstres qui tuaient les enfants », partageant, elle, la vie de
privation des petites gens du quartier dont elle faisait partie depuis
l’enfance, partageant surtout leur colère rentrée, leur faim et leur honte de
vaincus.
Les Allemands, elle les vouait alors à la destruction, lui les
connaissait de près sous les espèces de personnes accablées par la peur, le
deuil et la pauvreté. Si bien qu’après 45, Serge libéré et rentré chez lui, il
ne fallait pas parler des Allemands à la maison. Et la guerre passée, les
haines s’éteignant lentement, il ne fallait pourtant pas penser aller faire un
tour du côté de Trèves. Il y avait là un trou dans l’histoire de Serge.
Quarante ans plus tard, ma sœur et moi habitant à Montpellier, mes
Parigots de parents, retraités, s’y installent aussi. Mon père a
soixante-quinze ans et n’est toujours pas retourné en Allemagne. Alors je
prends quelques jours de congé et je lui propose de l’emmener là-bas. Des jours
en compagnie de son vieux père, je pense que beaucoup d’hommes approchant la
cinquantaine aimeraient vivre cela. Et puis, ce conteur-né nous en avait
tellement parlé, de son Hunsrück ! Je connaissais par cœur chacune de ses
histoires.
Donc voilà, je vais commencer, la semaine prochaine, par l’histoire
de ce voyage. Ensuite, je reprendrai le récit à partir de son tout début.
* Stalag : Soldatenlager, camp de prisonniers.
–oOo–
Chapitre 2 — Ils ont changé !
Donc nous sommes au printemps 1985, j’embarque Papa dans mon break
Peugeot, direction Luxembourg. Tout va bien. Nous nous arrêtons à Dijon pour la
nuit, puis roulons jusqu’à la frontière luxembourgeoise.
L’Allemagne se rapprochant, la conversation de mon père s’est
orientée vers les souvenirs qu’il conserve des Allemands. Une remarque revient
à plusieurs reprises, notamment lorsque nous dépassons des détériorations, des
tags envahissants ou une malfaçon quelconque : « Tu vas voir,
les Allemands, eux, c’est organisation et discipline, c’est
pas comme chez nous. » Ou à la vue d’un gendarme bedonnant dont la
chemise ferme mal : « Tiens, regarde, eh ben ça, tu
le verrais pas en Allemagne ! »
Je le connais de près, et je ne pense pas qu’il soit en admiration
devant cet aspect de l’Allemagne qu’il a connue. Il veut plutôt me préparer à
ce que, selon lui, je vais découvrir. Bon, je laisse dire. Je suis déjà allé en
Allemagne et ce perfectionnisme, dans la mesure où il y existe encore, ne m’a
pas particulièrement séduit. Je me dis que, sous peu, le paternel va sans doute
s’étonner.
On arrive à la frontière, où se montrent d’abord deux motards de la
Gendarmerie, hommes et motos parfaitement soignés. « Tu vois Papa, les Français
sont pas mal non plus ! » « Attends de voir les
Allemands ! » Quelques mètres plus loin, la douane française aux
douaniers impeccables… Temps de silence, puis « Rien à dire, ils sont
corrects, mais les Allemands c’est autre chose. » Je passe au Luxembourg,
même chose et même réflexion à propos des douaniers du Grand-Duché.
Il est l’heure d’un repas et nous nous arrêtons dans un petit
restau populaire. Et là, on commence à entendre des conversations en allemand,
mon père dresse l’oreille. Je me demande alors s’il y comprend quelque chose,
d’autant que ce doit être du Plattdeutsch, une
sorte de patois. Je sais depuis mes neuf ans que mon père a étudié et pratiqué
la langue dans sa baraque de prisonnier, et surtout avec les fermiers, mais je
doute qu’il lui en reste grand’ chose…
La douane, à nouveau, même correction des fonctionnaires
luxembourgeois. Nous passons la frontière, et il faut parcourir quelques
dizaines de mètres avant de nous arrêter devant deux Allemands habillés en vert
et coiffés d’une casquette plate un peu molle. Ils discutent, la veste ouverte,
les mains dans les poches, une cibiche à la bouche, les cheveux longs… Sans
trop prendre garde à nous, l’un d’entre eux fait un geste lâche qui signifie
« Passez, passez… »
Très long silence de mon père. Puis : « Ils ont
changé ! »
Ce « Ils ont changé ! » se répétera un certain
nombre de fois au cours de notre séjour en Allemagne. Quarante ans après, ce ne
sont plus du tout les claquements de talon de la Wehrmacht
qui donnent le ton.
Nous arrivons à Trèves et nous installons dans un petit hôtel
sympa. Stupeur de ma part, mon père – le pire bavard de toute la terre – se met
à converser en allemand avec l’hôtelière comme s’il n’avait jamais quitté le
pays. Certes, son accent français, je dirais même parisien, reste très fort,
mais je me rends compte que son allemand semble tout à fait correct.
C’est ainsi que je n’aurai aucune peine à me faire comprendre tout
au long de notre séjour, mon père est là qui mène la danse et raconte son
histoire à qui veut bien l’entendre. Et comme il n’a rien perdu de son charme
naturel, les gens sont toujours prêts à s’intéresser à ce que raconte ce Franzose à cheveux blancs, un ancien Kriegsgefangener (prisonnier de guerre) revenu
visiter leur contrée.
À partir de ce moment, je vais à sa suite, fils à qui son père fait
visiter quelque partie de sa jeunesse. Un rôle émouvant qui me permet de
découvrir tout un pan de son expérience de la vie. Je le dis dès maintenant, je
reviendrai chez nous plein de reconnaissance et de fierté.
Il est l’heure de déjeuner. Une gentille jeune femme nous propose
le mets le plus recherché de la carte, le knödel. À sa grande surprise,
Serge lui répond qu’il n’aime pas ça. C’est que ce qu’il découvre sous ce nom,
ce sont les klotz dont il nous a si souvent
parlé. Pour lui, il s’agissait d’un exemple du pire aspect de la cuisine
allemande. Il oubliait qu’il pouvait y avoir un écart, en qualité, entre la
cuisine de guerre des paysans pauvres et celle de l’opulente et touristique région
rhénane du moment !
C’est pourquoi, tout à ma curiosité rétrospective, je commande le
fameux Knödel. Or ce n’est pas mauvais du tout, c’est une sorte de gros
gnocchi à base de pomme de terre, et tout est dans la préparation. Je le dis à
mon père, qui consent à goûter la chose. S’ensuit un de ses « Ils ont
changé ! » De son temps, pour faire des klotz,
on modelait, à l’aide d‘un soupçon de saindoux, une boule de purée de patate
bien serrée, que l’on jetait dans l’eau bouillante… C’est que, non seulement
ces paysans étaient pauvres, mais de plus, le Reich ne leur laissait pour eux,
de leur production, que le strict minimum.
Le lendemain, nous commencions la journée en considérant la caserne
dans lequel les prisonniers qui arrivaient étaient parqués avant répartition
ici ou là dans les environs. Lors de notre visite, un régiment français y
logeait. Bon, mais une caserne, allemande ou française, ça reste une caserne.
En l’occurrence en pierre de taille.
Puis nous sommes partis de là vers les villages hantés autrefois
par mon père.
–oOo–
Chapitre 3 – Hunsrück
Le Hunsrück est un massif de basse montagne, entre Moselle et Rhin,
proche du Luxembourg. Il a été rendu célèbre au début des années 2000 grâce à
un film et une série télévisée allemands, Heimat, qui
ont connu alors un vif succès. Lors des années 40, c’était une région presque
entièrement rurale, agricole, peuplée en majorité de petits fermiers pauvres.
Je ne me souviens pas assez des noms des villages que nous avons
visités pour les citer au passage. Ils devaient tous se trouver à proximité du
baraquement dans lequel la brigade de prisonniers français dont Serge faisait
partie était parquée, de sorte que l’on puisse les sortir et les rentrer chaque
jour sans difficulté. Une petite section de deux ou trois soldats était chargée
de les encadrer et de les surveiller et, pour plus de sûreté, de les muter
régulièrement de ferme en ferme afin qu’ils ne fraternisent pas trop avec les
paysans qui les accueillaient pour la journée.
Les gardiens n’étaient généralement pas très pénibles, c’étaient
des anciens ou des invalides qui auraient eu bien du mal à combattre. Un seul
d’entre eux s’était fait haïr par les gars à cause de sa méticuleuse
méchanceté. Il avait la vue basse et portait d’épaisses lunettes, raison pour
laquelle il était surnommé le Serpent à lunettes.
Les prisonniers avaient à choisir parmi eux celui que les Allemands
nommaient l’homme de confiance. Il servait en fait d’intermédiaire entre le
commando et les gardiens. Pendant longtemps ce fut mon père. Il faut dire qu’il
avait le grade de brigadier-chef, juste au-dessous du rang de
sous-officier !
Mais voici quelques-unes des histoires de mon père, connues par
cœur de moi au long de mon enfance et retrouvées tant d’années plus tard
« en vrai ». J’apprendrai là, déjà, qu’il était appelé couramment
Alex par les Allemands et sans doute par ses camarades.
La première histoire se situe dans un bourg plutôt que dans un
village, les fermiers y logent et en sortent pout travailler aux champs. Cela
se passe dans la matinée. Nous nous arrêtons devant une maison dont le
rez-de-chaussée est manifestement destiné à abriter le matériel agricole. Pour
accéder à l’étage, nous empruntons un escalier de parpaing assez raide qui nous
mène devant une sorte d’appartement de ville monté sur grange. Porte anonyme et
rideaux aux fenêtres. Mon père est monté le premier, il s’arrête pour reprendre
son souffle, puis il sonne. Une femme de mon âge ouvre la porte. Un peu
enveloppée, elle ressemble à toutes les ménagères du coin. On voit qu’elle a dû
être blonde. Elle regarde mon père et sans transition s’écrie aussitôt : « Alex ! »
Cette vérité me tombe alors dessus : cette femme est la petite
fille dont Serge nous parlait parfois, et cette petite fille aimait mon père.
Pendant que j’étais sans père à Paris, une petite fille allemande s’attachait à
mon père. Il l’aimait bien…
Ce n’est pas de la jalousie rétrospective, je sais que mon père
souffrait de me savoir grandir au loin. Je sais qu’il sculptait des morceaux de
plexiglas, des bouts de vitre d’un avion canadien abattu dans le coin, sur
lesquels il gravait inlassablement mon prénom… Non, c’est un terrible sentiment
d’absurdité.
La suite est sans importance. Nous sommes invités à entrer, à nous
asseoir dans un petit salon genre Lévitan et à prendre le café. Je ne suis pas
la conversation, elle se déroule en allemand, bien sûr. Serge est totalement à
l’aide, il est là comme un lointain parent venu passer un moment. Nouvelles et
redécouvertes. Puis un homme nous rejoint, il est en maillot de corps, sort
manifestement du lit – il travaille la nuit – et ne paraît pas enchanté d’avoir
été dérangé. Cette histoire ne le concerne pas. Il s’assoit et boude.
Au bout d’un bon moment, Serge se lève et dit une petite
phrase dont je ne saisis qu’un bout : « Ich
bin froh, Je suis content. » Puis nous partons.
Juste une précision : à aucun moment, ni autrefois, ni alors,
je n’ai pensé que mon père avait pu entretenir une liaison avec une femme
allemande au long de ces cinq ans. C’est simplement une chose que je sais, bien
que nous n’en ayons jamais parlé. Ce n’était pas le genre de sujets que nous
abordions entre père et fils dans notre milieu. Ces histoires-là filtraient
simplement d’une personne à l’autre à la faveur de ces situations glauques qui
surviennent parfois dans les familles ou le voisinage. Rien chez nous à ce
sujet malgré l’insistance d’un ami proche rigolard cherchant à en apprendre
plus de mon père.
–oOo–
Chapitre 4 – La vieille dame et le
moribond
L’histoire qui suit va illustrer cette question des relations entre
les prisonniers et les femmes, allemandes, souvent veuves de guerre ou
éloignées de leur mari soldat.
Cela se passe dans un village composé surtout de grandes fermes aux
vastes cours entourées d’un haut mur. On y entre en passant un large portail.
Tout cela sent le foin, le lait et la bouse.
Trois de ces fermes et une maisonnette entourent un large espace
empierré.
Nous y arrivons. Le temps de garer la voiture, mon père est déjà
devant l’un des larges portails. Celui-ci est peint en marron et semble très
rébarbatif. Je rejoins mon père au moment où il essaie d’ouvrir. C’est fermé.
Aucune autre ouverture, alors il frappe. Rien, de plus pas un bruit. Il frappe
de nouveau, toujours rien, il recommence avec le même résultat.
À ce moment, le portail de l’une des autres cours de ferme
s’entrouvre, sans doute pour que quelqu’un puisse voir ce qui se passe, et le
grincement des ferrures nous conduit à regarder de ce côté. Nous n’avons pas
l’air d’être des brigands, et de plus, notre voiture, c’est visible, est
immatriculée en France. Et qui se garerait ainsi en travers sinon un
Français ? Une dame sort et vient vers nous. À voir Serge et ses cheveux
très blancs, il est probable qu’elle a reconnu un ancien prisonnier français,
mais lequel ?
Serge va vers elle et se présente, mais je croix bien qu’elle l’a reconnu. Elle lui serre la main et vient aussi vers moi.
Présentation. Elle ne sourit pas, d’ailleurs les Allemands sourient aux gens
moins facilement que les Français, à ce que je vois.
Nous voici tous les trois devant ce portail qui dit non et elle
explique à Serge, ce qu’il me traduira, à savoir que les fermiers ont pris leur
retraite en ville et qu’ils n’ont pas trouvé de repreneur.
Je m’aperçois alors que, de l’autre côté de cette place, à plus de
vingt mètres, une dame brune, moins âgée semble-t-il, est sortie de la
maisonnette qui se trouve en face de la ferme. Elle nous regarde sans toutefois
s’avancer.
C’est à ce moment-là que la première dame commence à repartir vers
chez elle. Puis elle s’arrête, semble réfléchir et revient vers Serge pour lui
dire gravement cette phrase que je comprends sans difficulté : « Alex,
du warst ein guter Mann ! » Le ton est grave, très
intériorisé. Là-dessus elle s’en va, probablement très émue.
J’adresse à mon père une question silencieuse dont il élude la
réponse, d’autant que la dame brune nous a rejoints et qu’elle demande à Serge
si elle a bien entendu et s’il est bien Alex, le prisonnier de guerre du
commando d’autrefois.
Il répond oui, bien sûr, tout sourire. Alors elle lui raconte
quelque chose qui semble très triste mais qui comporte aussi quelque chose
comme une prière. Lui répond ce qui semble signifier « Bien sûr », et
il se met à suivre la dame qui, à tout petits pas rapides, retourne
manifestement chez elle. En la suivant, mon père m’explique : il s’agit de
l’un de ses gardiens d’autrefois qui agonise, il serait tellement réconforté si
Alex venait le saluer avant qu’il casse sa pipe.
Nous entrons dans le pavillon et montons à l’étage à la suite de la
dame, très empressée. Elle nous fait entrer dans une chambre à coucher dans
laquelle un homme gît sur un lit de coin. Il semble vraiment au bout, le pauvre
bonhomme, il est très maigre et grelotte malgré l’épais édredon qui le couvre
jusqu’au menton. Il gémit doucement, ou plutôt semble chercher son souffle en
permanence en se râclant la gorge.
Sa femme se penche vers lui et lui explique ce qui se passe et
comme il va être heureux de retrouver un vieux camarade ! Il ne répond
pas, d’ailleurs il ne semble même pas la voir. Je constate qu’une épaisse paire
de lunettes se trouve sur la table de chevet au milieu des médicaments.
Mon père s’avance vers le moribond. Il ne semble pas très bien
savoir quoi faire. « C’est Alex, tu sais ! », dit la dame.
L’homme hésite et répète dans un souffle : « Alex ». Alors mon
père lui prend la main et dit ce seul mot : « Kamerad. »
Voilà, tout est dit, et nous repartons. Une fois dehors, après
quelques pas, mon père me révèle, sur le ton de la simple information, ce que
j’avais compris : « C’est le Serpent à lunettes. » Et puis il
éclate brusquement de rire et ajoute : « Et je lui ai dit
Camarade ! »
–oOo–
Chapitre 5 – Une bière et un schnaps
Plus tard, de retour de cette visite à un ennemi à terre, comme on
dit, alors que nous sommes assis tranquillement à la terrasse de notre hôtel,
profitant du soleil du soir, je reviendrai sur la phrase de la première
dame : « Alex, du warst ein guter Mann ! ».
J’y avais réfléchi. Elle pouvait aussi bien signifier : « Tu étais un
homme bon » que : « Tu étais un homme bien ». Le ton de la
dame ne me permettait pas de choisir. Après tout, ça pouvait signifier les
deux !
Je demande : « Qu’est-ce qu’elle voulait dire, cette
femme, par Du warst ein guter Mann ? ça le gêne, il n’a pas envie d’entrer
dans les détails, mais il consent tout de même à répondre : « Oh tu
sais, chez nous il y avait toujours un gars qui cherchait des histoires… Avec
les femmes. » Je n’en saurai pas plus.
Mais je suis comme je suis, je me mets à me raconter une histoire.
Je reconstitue. Les prisonniers étaient privés de femmes, or il y avait, dans
ces fermes, de jeunes Gretchen en fleur, sans hommes… Bon, alors
supposons que cette dame de tout à l’heure ait été l’une de ces filles-là. Ou
bien la jeune femme ou la veuve d’un glorieux soldat du Reich –
glorieux, certes, mais absent. On voit ce qui peut arriver derrière la ferme,
dans la grange… Et la famille, évidemment, l’apprend. Et il n’y a pour le père
qu’une chose à faire, en parler au Serpent à lunettes, qui est du
village ! Et ce dernier va s’expliquer avec l’homme de confiance, Alex, et
va lui dire que son copain est bon pour le peloton et ses douze balles (bon,
là, j’exagère). Et Alex se débrouille pour arranger le coup. Il obtient que le
type soit seulement condamné à passer du temps dans la prison militaire de
Trèves puis soit muté dans un autre commando. Il suffisait pour cela de dire
que ce type semblait trop excité.
Ou alors, peut-être qu’Alex, tout simplement, obtient du père
furibard, le fermier, qu’il ne dise rien de tout ça au Serpent à lunettes.
Qu’il explique au papa ce que risque le pendard et que cela suffise à le
décider à régler ça en famille.
Je suis assez content, sur le moment, de ma première histoire, mais
la seconde me paraît finalement plus plausible. Elle suffit à expliquer
l’émotion de cette femme.
Mais nous sommes donc assis à la terrasse de notre hôtel, une bonne
bière allemande à la main. Règne sur nous un petit soleil pâle.
La rue est en pente, de là où nous sommes, nous la voyons descendre
vers nous. Plus loin, c’est la campagne et ses hautes collines. Arrivent deux
gars qui descendent vers nous. Deux ados, manifestement des ruraux pas tout à
fait à l’aise en ville, semble-t-il. Ils marchent côte à côte en frappant du
pied comme s’ils portaient de lourdes bottes. De sacrés lourdauds. Une image de
mon enfance me revient alors, des hommes en vert avec des bottes… Finalement,
ils n’ont pas tout à fait changé.
Mon père les regarde approcher, un léger sourire à la lèvre. Un
sourire complexe, à la fois amusé et compréhensif. Il sait ce que c’est, lui,
qu’un jeunot pas trop bien dans ses bottes, et ceux-là lui rappellent, aussi,
des gars de ce genre, connus au temps de sa jeunesse allemande forcée.
Ce sourire m’évoque un souvenir, celui d’un grand gamin, Arthur,
dont il nous a beaucoup parlé. Arthur était le fils d’une fermière que mon père
venait aider. Il n’avait pas de papa, Arthur, alors il collait le prisonnier
français avec assiduité, il était toujours dans ses pattes. C’était le
maladroit de la famille, rondouillard et bête comme chou. Papa nous racontait
en riant les bêtises d’Arthur, le pauvre petit gars.
Le soleil s’est éteint, il fait frisquet, nous rentrons. D’ailleurs
ce sera bientôt l’heure du repas. On ne nous y apportera pas de klotz, bien sûr, mais une bonne platée de patates à
la cochonnaille suivie de gâteaux à la crème. De ceux que les dames dégustent
plutôt vers cinq heures, d’habitude, avec un thé ou un chocolat chaud, pour
s’entretenir avec gourmandise des histoires du quartier.
Après le dîner, nous nous retrouverons dans la partie bistrot de
l’hôtel, assis à une table discrète. Elle nous permet d’observer tous ces
messieurs qui boivent leur bière du soir au comptoir en discutant très fort. Il
me semble qu’ils parlent de politique, mais aussi de chasse. Pour nous deux,
c’est l’heure du schnaps, que nous sirotons lentement.
L’un ces messieurs décide de rentrer à la
maison, il passe devant nous de l’air satisfait de celui qui a dominé la
discussion. Il porte une grosse moustache blanche semblable à celle de
l’empereur Guillaume et un petit chapeau vert sombre à petit plumet. C’est un
gros père content de lui, vêtu d’un gilet de cuir et d’une veste de chasse en
drap marron. Son pantalon de même étoffe est plutôt une culotte qui s’arrête
sous le genou, serrée par une petite boucle. Cela recouvre d’épaisses
chaussettes de laine écrue suivies de grosses chaussures de marche. Il fait gentleman
farmer lourdingue.
Il passe devant nous sans nous voir, toujours fiérot. « Il est
content », dit mon père. De l’air, il faut bien le dire, de celui qui
caractérise un imbécile heureux.
De ces petites scènes, pour nous à tort ou à raison
caractéristiques d’une Allemagne rurale contente d’elle-même, j’en raconterais
un certain nombre si je ne craignais d’abuser. Ce que mon père en retient,
semble-t-il, c’est qu’ils ont changé, ces Allemands, mais au fond pas
tellement, ce serait plutôt qu’ils sont revenus à leur être d’antan. Pour moi,
ils me font penser un peu à L’ami Fritz d’Erckmann-Chatrian.
Le rabbin en moins.
–oOo–
Chapitre 6 – La caverne et l’enfant
À la toute fin de la guerre, Serge et deux autres prisonniers
s’étaient évadés. Le récit qu’il en faisait était de nature à faire rêver
l’enfant que j’étais. C’est qu’il s’était enfui de nuit du baraquement avec ses
copains pour gagner la forêt voisine dans laquelle se trouvait une caverne.
La raison de leur fuite tenait en ces seuls mots : les
Américains. Ceux-ci étaient alors en mesure de passer la Moselle toute proche
et d’atteindre rapidement le village où les prisonniers se trouvaient. Il
n’était pas sorcier de comprendre en tout cas qu’ils n’étaient pas loin car
leurs avions terrorisaient les environs en mitraillant tout ce qui bougeait. On
sait que les aviateurs yankees ne faisaient pas le détail. Serge avait bien
failli se faire tuer alors qu’il était au champ et qu’un chasseur arrivait sur
lui en rase-motte tout en tirant. Heureusement il avait pu se mettre à l’abri,
couché derrière un arbre !
La certitude de l’approche imminente des Alliés n’était plus un
secret car ce jour-là, les Allemands venaient d’ordonner aux prisonniers de
préparer leurs affaires pour le lendemain car on les déplaçait vers l’Est. Les
combats se rapprochaient trop pour les laisser sur place, en mesure de
rejoindre les troupes américaines. Or pour eux, partir vers l’Est, cela
signifiait s’éloigner de la frontière luxembourgeoise et manquer la possibilité
de rejoindre le pays. D’où cette fuite nocturne et le refuge de la forêt et de
la grotte.
On peut imaginer ce que cette histoire revêtait de romanesque pour
l’enfant que j’étais. J’imaginais cette caverne, elle ressemblait à ce que
j’avais pu lire sur les hommes préhistoriques ou dans La guerre du feu…
Voici donc nos Français cachés dans une grotte. Le plan était
qu’ils y restent quelques jours au plus et sortent de leur cachette dès
l’arrivée des libérateurs. Le malheur voulut que les Allemands opposent une
résistance féroce qui interdit aux Alliés de passer la Moselle pendant presque
trois semaines. Or Serge et ses copains n’avaient pu récupérer que les vivres
permettant de subsister deux ou trois jours… Ils pensaient pouvoir se
débrouiller pour trouver quelque maigre nourriture dans la forêt grâce à la
débrouillardise renommée des troufions français, mais en réalité, vers la fin,
ils crevaient de faim et s’affaiblissaient.
Lors de l’arrivée des G.I., ceux-ci découvrirent entre autres, dans
le coin, trois misérables Frenchies épuisés, affamés et répugnants…
Après avoir paré au plus pressé, ils envoyèrent ces trois-là à l’arrière, dans
un camp anglais pour prisonniers de guerre libérés.
Il n’y avait pas là que des Français, mais des hommes originaires
de toute l’Europe, y compris des Russes. J’ouvre une parenthèse à leur
sujet : mon père racontait que ces gars-là avaient souffert d’un racisme
anti-slave extrême pendant tout le temps de leur séjour en Allemagne, qu’ils y
avaient été traités comme des bêtes plutôt que comme des êtres humains, qu’ils
en étaient à manger des épluchures, de l’écorce, même du cuir, qu’ils avaient
l’air de cadavres vivants vêtus de loques. Cela devait être à peu près le même
sort pour les Polonais, disait-il, mais il n’en avait pas rencontré.
Je reviens à mon histoire. Lorsque, des décennies plus tard, nous
sommes arrivés, mon père et moi, dans ce village forestier, j’allais enfin voir
cette fameuse caverne ! C’est en effet ce qu’il a voulu me montrer en
premier. Et là, surprise, ce que j’ai vu, c’est un trou d’homme creusé dans un
talus. On n’y entrait qu’à plat ventre. Je suppose qu’une fois dedans,
l’excavation s’élargissait et que l’on pouvait effectivement s’y tenir à trois,
blottis ensemble, mais en toute franchise, cela n’avait rien d’une grotte,
d’une caverne ou de quoi que ce soit de ce genre. J’étais éberlué, même pas
déçu, simplement ramené aux réalités de la guerre. Une situation dans laquelle
on peut se terrer ainsi pour échapper à la captivité, à la violence et à la
mort.
Mon père n’a rien vu de ma stupéfaction, par bonheur. Pour lui,
c’était bien sa grotte qu’il me montrait, afin que je comprenne ce que ce mot
voulait me dire. Et il est vrai que jusqu’à ce moment, je n’avais jamais perçu
ce qu’il avait souffert dans ce pays, et comme il avait pourtant trouvé en lui
assez d’humanité pour en décharger les humbles paysans dont il était l’esclave
sans qu’eux-mêmes l’aient voulu.
Nous sommes retournés au village, devenu d’ailleurs un bourg
paisible et accueillant. En arrivant aux premières maisons, en chemin, nous
avons rencontré un homme qui tenait à la main un petit garçon noir. Ce
personnage n’était pas très grand, un peu enveloppé, l’air aimable et paisible,
et devait être un peu plus âgé que moi. Il s’est arrêté en nous voyant et nous
a salués. Mon père s’est alors présenté, et le bonhomme s’est transformé
aussitôt en vieille connaissance : « Alex ! », répétait-il
joyeusement. Et, en entendant mon père lui parler, j’ai compris qu’il n’était
autre qu’Arthur, l’ado bébète de l’époque, celui qui
ne lâchait pas Serge, collé à lui comme une patelle à son rocher.
Arthur était donc devenu cet homme sympathique et débonnaire. Cet
Allemand tranquille était grand-père d’un petit Africain qui semblait lui être
très attaché. Mon Dieu, comme les humains sont bizarres ! Ce gamin éduqué
à la mode nazie était donc désormais un pépère heureux de promener son
petit-fils, allemand comme lui quoique d’une couleur de peau fort différente…
C’est alors que je m’en suis voulu de cette réaction évidemment liée à un reste
de racisme… antiallemand.
Puis ce fut la surprise. Arthur se mit à évoquer en souriant le
sort malheureux de ces trois prisonniers français, Alex et ses amis, cachés
dans le trou bien connu situé dans la forêt. Car bien sûr, dans le village,
tout le monde savait où ils étaient. Mais on n’allait pas les dénoncer !
–oOo–
Chapitre 7 — Les Honneurs
C’est aussi à cet endroit, dans le village à la
« caverne », que Serge a pu faire preuve d’un ascendant certain, à la
fois sur ses camarades prisonniers, sur les paysans qui l’employaient et sur
les militaires allemands les plus proches. Un ascendant limité bien sûr aux
domaines d’une décence à la fois ordinaire et, dans le contexte, peu ordinaire.
Serge, issu du sous-prolétariat et authentique prolétaire, était
cependant quelque chose comme un déclassé. On verra pourquoi dans l’un des
chapitres ultérieurs. Ses manières n’étaient pas conformes en tout à celles des
uns et des autres, à celles de ceux qu’il a côtoyés pendant cinq ans dans le
cadre de ce stalag.
Il lui fallait donc imposer le respect de ceux-là quant à son mode
de vie et ses manières. Si j’en juge d’après ses récits et le comportement à
son égard des Allemands qui l’avaient connu à cette époque, il le faisait,
semble-t-il, simplement, d’une façon tout à fait pacifique, mais qui s’imposait
de soi-même.
C’est ainsi par exemple qu’à table, il refusait d’aligner son
comportement sur celui des fermiers, plutôt frustes, et qu’il exigeait de
pouvoir disposer de ses propres couverts, assiette, verre, tasse et serviette
dont il s’occupait lui-même. En d’autres termes, il leur imposait
tranquillement le respect.
Et bien sûr, cela valait dans bien d’autres domaines, ce qui peut
expliquer que l’autorité militaire l’ait tout naturellement nommé « homme
de confiance », c’est-à-dire plutôt « tenu pour responsale »…
Une circonstance plus dramatique lui permit de s’imposer ainsi
vis-à-vis de l’autorité militaire, mais aussi, bien sûr plus facilement, sur
ses camarades.
Un avion canadien avait été abattu par la flak
allemande et ses occupants y avaient trouvé la mort. Les Allemands décidèrent
de les enterrer à la va-vite dans un coin de champ. L’ayant su, Serge avait
persuadé les autres membres de son commando de travail de revêtir leur tenue
militaire – du moins autant que cela leur était encore possible – afin de
former un peloton de l’armée française chargé de rendre les honneurs militaires
aux défunts.
C’est ce qu’ils firent sous son commandement, puisqu’il était le
plus âgé dans le grade le plus élevé : brigadier-chef ! Que l’on ne
se leurre pas quant à l’importance de cette dignité car elle ne désigne que le
grade le plus élevé parmi les hommes de troupe, juste en-dessous des
sous-officiers… Cela lui valait tout de même de porter un képi au lieu du
simple calot. Il est probable que les autres prisonniers de son stalag, vivant
ensemble dans leur baraquement, n’attachaient pas grande importance à ce détail,
mais ce n’était pas le cas des soldats allemands.
C’est ainsi que l’une des lois de la guerre fut respectée ce
jour-là devant les quelques buttes de terre et les croix de bois qui
signalaient la présence des cadavres de braves types venus d’Outre-Atlantique,
et devant quelques troufions vert-de-gris armés de pelles. Mais bien sûr, quand
les soldats français se mirent au garde-à-vous, il leur manquait la possibilité
de présenter les armes !
C’est sans doute à cause de ce comportement, constamment respecté
par lui, que j’ai pu observer lors de ce voyage à quel point les quelques
personnes qu’il a retrouvées là-bas lui portaient une sorte d’intérêt
particulier. On se souvenait d’un type bien.
Ayant donc vu, rencontré, rappelé, accompli toutes ces conduites
qui s’attachent à ce qui se rapprochait d’un pèlerinage, mon père et moi sommes
rentrés chez nous tout à fait satisfaits de l’aventure.
À bien des égards.
Le chapitre suivant reprendra ces récits à partir du tout début de
l’existence de Serge, et même un peu avant.
–oOo–
Chapitre 8 — La Russie comme idéal
Le moment est donc venu de reprendre le récit de l’existence de Serge,
mon père, à partir du début. Je le ferai même, d’ailleurs, en partant d’avant
cela. C’est qu’avant de naître, il a eu des parents.
Son père, d’abord, Auguste Alexandre. Ce sera court, à son sujet
car, parti à la guerre en 1914 alors que Serge n’avait qu’un an, il a été tué
en 1916. Coupé en deux par un schrapnell.
Auguste était l’aîné des dix-sept enfants d’un couple d’ouvriers
agricoles briardo-hollandais. Il semble qu’il ait
bénéficié de dons exceptionnels au regard de ceux que son milieu pouvait
laisser attendre selon le point de vue qui régnait alors. Il y a tout lieu de
penser qu’il ait été « poussé » par l’instituteur et le milieu
enseignant car il a pu trouver, au détour du siècle, vers 1900, un emploi
d’attaché aux écritures dans une minoterie de Meaux. Une situation qui, à
l’époque, n’avait rien de médiocre.
Il est vrai que quelques traces écrites montrent qu’il écrivait un français parfait, je dirai même élégant, sans faute de
syntaxe ni d’orthographe, et qu’il y montrait un esprit d’une grande finesse,
de pensée comme de sentiment.
De plus, c’était un bel homme, brun, élancé, doté de la belle
moustache épaisse recherchée à l’époque ! C’est ainsi qu’il a dû paraître
à Marie Warinet, probablement au cours des festivités
du mariage d’amis communs. Il n’est pas invraisemblable qu’on les ait
rapprochés à dessein, cela se faisait, surtout quand il s’agissait de personnes
qui avaient passé l’âge habituel du mariage.
Marie, à cette époque, vers 1906, revenait de Russie où elle avait
servi en tant que gouvernante de l’enfant unique de riches propriétaires. Un
milieu qui voulait qu’un garçon de cette classe sociale ait eu une nurse
anglaise, une gouvernante française, enfin un précepteur allemand… On parlait
français en famille et en société, comme dans Tolstoï, le russe ou l’ukrainien
étant réservés aux relations avec les domestiques et les paysans, serfs ou non.
Marie était la fille d’un bûcheron wallon, un Ardennais, et d’une
couturière picarde. Ils habitaient à Valenciennes, dans le Nord. Elle avait
appris ce métier avec sa mère après avoir sans doute suivi les cours de l’école
catholique, bénéficiant de cette "bonne éducation" réservée aux
jeunes filles du peuple et, partant, de bonnes références. Comme elle était du
genre à rechercher un peu d’aventure, elle avait répondu à une annonce qui
proposait un emploi en Russie et avait été acceptée. Il n’est pas impossible
qu’il y ait eu quelque brouille familiale là-dessous…
À partir de là, la vie dans l’entourage immédiat de ces Russes
raffinés qui l’employaient avait fait d’elle une personne formée à leur école,
une jeune femme aux manières parfaites. Elle était d’ailleurs devenue la
confidente de la dame du lieu, heureuse de la présence de Mademoiselle Marie,
cette jeune française intelligente, à la beauté un peu sévère, et qui semble
avoir été à son affaire dans son emploi de gouvernante.
Pourquoi Marie a-t-elle quitté la Russie au détour de l’année 1905,
je ne le sais pas vraiment. Plusieurs éléments peuvent être évoqués. La guerre
russo-japonaise, qui a vu la sévère défaite des Russes, aurait-elle sabordé la
fortune de ses employeurs ? Est-il certain qu’elle ait dû rentrer au pays
pour soigner sa mère malade, ce qui s’est dit mais omet de rappeler que Marie
avait des sœurs sur place. Ou bien les assiduités du précepteur allemand, cet
ennemi héréditaire, l’ont-elle fâchée au point
qu’elle s’en aille – elle était tout à fait capable de foucades de ce genre, la
suite de sa vie ne l’a que trop montré. Mais peut-être avait-elle tout
simplement envie de rentrer et de se trouver un mari au pays, après tout elle
approchait de la trentaine.
Donc mariage, installation à Meaux dans une petite maison proche de
la Marne, puis naissance de Roland, l’aîné, enfin de Serge. Apparemment tout
allait bien. Si ce n’est peut-être qu’elle ait pu ressentir quelque chose comme
un déclassement par rapport à sa vie moscovite.
Puis la guerre. Puis le deuil. Une veuve de guerre et deux pupilles
de la Nation... comme des millions.
Et bien entendu, il faut quitter Meaux et où aller ? Le
village de la famille d’Auguste ne lui ouvrirait aucune opportunité. Ces gens
étaient des pauvres parmi les pauvres, quasiment serfs, eux aussi, attachés au
maître, un des deux gros propriétaires terriens du lieu, qui les employait à
merci et les logeait.
Retourner à Valenciennes ? Il est possible qu’on retrouve là
la possibilité de brouilles évoquée plus haut… Le caractère fantasque de Marie
ne s’est pas amélioré avec la catastrophe. En tout cas, elle part pour Paris et
s’installe comme couturière à domicile dans le faubourg Saint-Marcel.
Déclassement, à nouveau.
Mais elle ne va pas rester longtemps sur place.
–oOo–
Chapitre 9 – La maison en carreaux de plâtre
Marie ne va pas rester longtemps sur place. Elle a une cousine
germaine, veuve elle aussi, qui vit avec ses trois enfants dans la très grande
banlieue d’alors, Aulnay-sous-Bois, à une heure de train de Paris. Elle
s’installe auprès d’elle avec ses petits dans une baraque en carreaux de plâtre
qu’elle fait construire. Elle y vivra à la fois en tant que couturière et garde
d’orphelins de guerre.
Puis elle refait sa vie, comme on dit, avec un de ses pays, Désiré
S., Dzèrè, veuf et père de deux garçons lui aussi. Dzèrè n’est pas, pour elle, le parti idéal, il boite, il
est très peu lettré et exerce une profession basique, galvaniseur, qui consiste
à tremper, de façon répétitive, du fil de fer dans une solution à base de zinc.
Pour les enfants, il se montrera gentil, avec sa femme d’une faiblesse rare.
Elle le dominera totalement.
Certains ont pensé que c’était là son but, dominer son homme, mais
elle dira que si elle a épousé quelqu’un qu’elle n’aimait pas, c’était pour le
bien de ses enfants. À tort ou à raison, ces derniers ont toujours penché pour
la première explication.
La maison va donc devenir une sorte de petite colonie peuplée
d’enfants et dirigée par Marie... à la russe. Serge, en tout cas, s’en
souviendra comme d’une enfance malheureuse, privée de tendresse et riche en
avanies. Celle dont il parlait, bien plus tard, avec le plus de rancune,
c’était d’avoir eu les cheveux systématiquement tondus par sa mère, lui qui
tenait tellement à son apparence ! À l’école comme au caté, ainsi démuni,
il avait honte.
Marie, face à cette bande de gamins, ne se montrait pas plus tendre
à l’égard de ses propres enfants qu’avec les gamins de l’Assistance, elle
régnait par la rigueur de la discipline. Celle-ci incluant les châtiments
corporels. Mais pour elle, cela faisait partie de cette existence qu’elle
ressentait comme pleine de rires et de chansons. Et c’était sans doute aussi la
vérité.
Ce n’était pas celle de ses deux fils. Pour Serge, en tout cas, il
existera toujours un recours, qui consistera à se réfugier autant que possible
chez la tante, toute proche, là où il retrouvera son cousin Georges, gai luron
aimé comme un frère, sa cousine plus âgée, Geneviève, qui finira sœur de
Saint-Vincent-de-Paul, et la plus petite, Mireille, la plus délurée des trois.
Une vraie famille, au sein de laquelle il recevait de l’attention.
Il réussit bien à l’école, mais il doit la quitter à onze ans avec
son certif. Au même moment, première communion expédiée, il s’éloigne de
l’Église catholique, dans laquelle il ne voit alors qu’un abrutissement sans
intérêt.
Son grand frère, particulièrement maltraité, a fui à Paris où il
s’est engagé comme "commis" (apprenti sur le tas) chez un plombier.
Lui va alors servir de domestique pendant les quelques années qui suivent. Au
début, cette situation ne l’empêche pas de rêver à des études prolongées et à
devenir ingénieur. Toute sa vie ce fut son rêve puis son regret. Après tout, en
tant que pupille de la Nation et avec ses bonnes notes, il aurait pu espérer
recevoir une bourse de l’État. Ensuite, il comprend que sa mère a d’autres vues
à son sujet : une bourse, d’accord, mais pas pour devenir ingénieur.
Il devient le responsable de l’entretien de la maison. Il est
adroit de ses mains, il apprend en regardant faire les vieux, il a le sens des
choses, et s’il n’a pas forcément un sens aigu de l’élégance de sa démarche, il
répare, ajoute des marches ici, repeint là cette chambre, et se débrouille du
mieux qu’il peut devant les mystères de l’électricité.
Il a vite compris qu’il ne sera pas ingénieur, et le réel maternel
le rattrape : dès ses quinze ans, il sera envoyé avec d’autres orphelins à
Moret-sur-Loing, dans une école publique qui forme des aides jardiniers. Il y
restera deux ans, pour lui deux ans de misère.
Serge n’a jamais su qu’il était foncièrement doué pour la bonté à
l’égard des gens, pour l’art de les comprendre, eh bien là, il va devoir se
confronter à la méchanceté, gratuite mais nécessaire, de cette bande d’ados
démunis en tout sauf en expérience de la bassesse des adultes commis à leur
garde. Pour lui, ce furent des années de misère morale, même s’il aima
apprendre à s’occuper de la vie des plantes et des jardins.
À seize ans, il est placé chez un grand propriétaire en tant
qu’aide jardinier. Le travail ne lui déplaît pas, et il ne sait pas que cette
expérience lui servira bien plus tard… en Allemagne, au service de paysans
pauvres. Reste que les conditions dans lesquelles il se trouve ne sont pas
idéales. En pratique, il dépend de son chef, le jardinier, qui est un bon
homme, mais il souffre de la radinerie de l’épouse, qui doit le nourrir. En
clair, il a faim. Et surtout, il se rend compte qu’il est tout simplement le
domestique d’un richard… Un larbin, dira-t-il. Humilié.
Il ne va pas rester là longtemps. Dès qu’une ouverture paraîtra, il
partira.
–oOo–
Chapitre 10 – Elle s’appelait Élise
Serge a maintenant dix-sept ans, et il décide de quitter cet emploi
d’aide jardinier et ce statut qui l’humilie.
Enfin libre ! Mais pour faire quoi ? En attendant de trouver,
il rejoindra son frère à Paris comme commis plombier. Puis il trouvera du
boulot dans une équipe de maçons italiens venus à Paris pour participer à la
construction de ces cités de brique rouge qui vont entourer Paris après la
démolition des fortifications. Ces gens sont là pour ramener le plus d’argent
possible à envoyer à leur famille, ce sont des durs au boulot, mais aussi les
premiers types sympas que Serge rencontrera dans sa vie professionnelle. Il y
apprendra, à la dure, à la fois la maçonnerie et la camaraderie.
Si bien que Serge est maintenant un jeune prolo, un ouvrier, un
adulte. Il a dix-sept ans et il va tomber amoureux. Après tout, c’est l’âge. Il
va rencontrer une jeune fille qui s’appelle Élise (mais on dit le plus souvent
Lisette) et elle va lui plaire. Elle a la peau claire, de beaux cheveux roux
foncé, on dit aujourd’hui auburn, elle porte des lunettes qui ne l’enlaidissent
pas et elle lui paraît douce, douce… Il ne sait pas encore qu’elle n’est pas si
malléable que ça.
Il la rencontre à l’occasion d’un mariage, invité par le parent
d’un des maçons italiens installé à Paris. Lors du repas, on l’a placé à côté
de cette jeune fille. Elle a seize ans, et la mariée est une collègue à elle.
Ils font connaissance et ils vont se parler pendant toute la noce. Il découvre
qu’elle aime lire, ce qui lui fait penser, d’ailleurs à juste titre, qu’elle
est sérieuse. Bref, quelque chose se passe entre eux. Ils décident de se revoir
et elle accepte qu’il vienne l’attendre chaque fois qu’il peut à la sortie de
son boulot, elle est sténodactylo du côté de Ménilmontant.
Voilà, ils sont tombés amoureux. Elle, elle le trouve beau, et
surtout très bien élevé, sérieux lui aussi, et voilà, comme on dit maintenant,
elle craque. À partir de là, ils se rencontrent autant qu’ils peuvent, mais en
cachette car il convient de protéger la réputation de la jeune fille, les
mauvaises langues abondent.
Puis, malgré leur jeune âge, il se déclare. Voilà donc Marie
obligée de venir demander la main de la demoiselle, à vrai dire sans plaisir
car la famille lui paraît tout de même trop peuple… et qui plus est, la fille
est protestante, et pratiquante ! Non que Marie soit alors une catholique
fervente, loin de là ! mais tout de même…
Voici donc Marie dans la belle robe qu’elle s’est faite, ses gants
de soie à la main, qui frappe à une porte au quatrième étage d’un immeuble
ouvrier. On lui ouvre, et elle se retrouve avec, en plus de la famille, un
couple et un jeune homme qui venaient justement demander la main d’Élise, qui
ne s’attendait pas du tout à cela, n’ayant pas été prévenu par ce garçon
qu’elle connaît à peine. Tout le monde s’assied sauf elle et son père, qui,
ayant entendu les deux demandes, se tourne vers sa fille et lui demande :
« Lequel tu veux ? » Et sans hésiter elle répond
« Serge ».
Concernant ce dernier, le père s’attendait à recevoir Marie, non
sans quelques préventions à l’égard du garçon pour la raison qu’il était
plombier, donc, selon, lui, buveur… Mais enfin, il l’accepte comme futur
gendre.
Ils sont donc fiancés et ont le droit de sortir ensemble au vu de
tous. Sortir au sens d’alors, c’est-à-dire se promener ou aller au spectacle
accompagnés d’un frère de la jeune fille comme témoin de moralité.
Que leur faut-il encore pour se marier ? Eh bien le fiancé
doit faire son service militaire, ce qui suppose d’être majeur, d’avoir
vingt-et-un ans. Il n’en a maintenant que dix-neuf, il
va donc devancer l’appel et faire deux ans de service. Six mois de plus que les
autres… Il les fera en Lorraine dans le Train des Équipages, sera nommé
brigadier-chef, et profitera de ce temps-là pour passer son permis de conduire
poids-lourds et transport en commun, un acquis qui lui servira beaucoup dans la
suite de son existence.
À partir du moment où Élise et Serge sont tombés amoureux, il leur
a donc fallu attendre cinq ans avant de se marier… Ceci fait, ils s’installent
dans un deux-pièces au cinquième étage, dans le Faubourg de Charonne, à deux
pas de chez les parents d’Élise.
Tout irait bien… si ne survenait le chômage, on est en 1935. Serge
n’a plus de boulot. Élise, si, mais il préférerait que ce soit l’inverse car à
l’époque, il pense qu’un mari doit subvenir aux besoins de la famille, l’épouse
s’occupant à la maison.
Que faire ? On lui propose deux possibilités : la police
cherche du monde, mais aussi la TCRP (Transports en Commun de la Région
Parisienne, ancêtre de la RATP). Fort de ses nombreux permis, il va choisir
cette dernière et y être recruté.
Le voici donc conducteur – on disait machiniste – de l’un de ces
monstres mécaniques d’alors, chargés de véhiculer le populo à travers Paris.
Pour lui ce sera d’abord la ligne 96 (Porte-des-Lilas-Gare Montparnasse), puis
76 (Mairie-de-Montreuil-Châtelet).
Un boulot sûr, plutôt bien payé mais dur, avec des horaires
délirants, troués de longs temps libres qui atomisent une journée de travail et
qui changent toutes les semaines.
–oOo–
Chapitre 11 – Un couple d’ouvriers
Serge, qui vit désormais en couple, a vite fait de comprendre que
sa Lisette est tout sauf une épouse docile. Non qu’elle le contrarie
directement, mais elle sait s’y prendre pour obtenir ce qu’elle veut. Et ce
qu’elle veut, c’est travailler. Ce n’est pas une femme d’intérieur. Certes,
elle fait le boulot mais ça l’embête, elle regrette le temps où elle partait le
matin et retrouvait les collègues au boulot.
Donc elle le tanne. C’est ainsi qu’un matin, de guerre lasse, il
lui dit qu’elle n’a qu’à aller travailler pourvu qu’elle trouve du boulot. Il
est sûr de son fait, le chômage sévit, il est bien certain qu’elle ne trouvera
rien. Le soir même, elle avait un emploi de secrétaire dans un atelier du
quartier. Là, il a compris à qui il avait affaire…
Pour un couple d’ouvriers, ils sont à l’aise sur le plan financier.
Cela permet à Serge de déployer son amour de la technique. Toute sa vie,
d’ailleurs, il achètera les derniers modèles des appareils dont ils auront
besoin. Ceci en fonction de leurs moyens.
C’est ainsi qu’il acquerra une Salamandre au lieu du Godin
habituel, ou une voiture à pédale pour adultes. Cela se rencontrait à l’époque
dans les rues de Paris. Une carrosserie légère sans toit ni bâche, deux places
munies de pédales à l’avant et une boite à l’arrière servant de coffre ou de
siège pour enfant. Heureusement, il avait de bonnes jambes car ce n’était pas
le cas d’Élise… C’est lui qui pédalait pour deux. Rappelons que Paris occupe
une cuvette si bien que l’on a souvent à monter où qu’on aille !
Cela dit, il était un bon mari en tout cas selon le premier critère
que le faubourg édictait à ce sujet : il ramenait sa paye à sa femme, qui
gérait les dépenses. C’est donc qu’ils s’aimaient et avaient confiance l’un
envers l’autre. Lui, il ne gardait que son argent de poche, cigarettes et
billard au café de temps en temps. Le samedi soir, ils allaient au cinéma.
L’extension de ce chômage est probablement la cause première de la
grande grève générale et du vote de gauche massif lors des élections de 1936 et
l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Pour les simples gens, cette grève,
ces occupations d’usines et de grandes entreprises, ces slogans et ces
chansons, c’est aussi une fête, malgré la violence. Les femmes de grévistes
traversent en chantant les rangs des gardes mobiles pour aller porter la
gamelle à leur homme. Elles ne se privent pas de lancer des quolibets aux
militaires.
Et puis c’est la victoire. Léon Blum, l’homme au chapeau (le mot blum deviendra le synonyme de chapeau en argot de
l’époque), devient chef du Gouvernement ! Et surviennent les fameuses lois
de 36. Liesse.
Serge et Lisette partent en vacances en Basse-Normandie chez des
cousins à elle. Deux semaines ! Ce sont les premiers jours de l’espoir… et
à ce sujet un petit être commence à habiter le ventre de la jeune femme. Un
enfant du Front popu.
On oublie trop, sans doute, ce qui se passe hors frontières. En
Italie, en Allemagne, en Espagne, en Hongrie, en Roumanie, ailleurs encore… Ce
ne saurait toucher la France, on n’est pas aussi bête, pense-t-on.
Mais Serge n’a pas l’esprit à la guerre, en juin 37, il devient
papa. Cela s’est déroulé dans la douleur, l’accouchement s’est mal passé, Élise
a énormément souffert et le bébé a bien failli arriver mort-né. Mais il a
survécu, apparemment viable, puis si vorace que tout le monde en a été rassuré.
Dès qu’il sera sevré, on le confiera pour la journée, en semaine, aux
grands-parents.
Deux ans vont s’écouler, deux ans de bonheur au cours desquels on
va cependant passer collectivement par étapes de l’espoir à la crainte. Les
Républicains espagnols sont défaits et c’est la Retirada,
Les fascistes italiens se sont acoquinés avec les nazis allemands. Les Accords
de Munich laissent un peu respirer Français et Britanniques, mais c’est l’Anschluss
et l’annexion des Sudètes, enfin l’Accord germano-soviétique et finalement
l’entrée des Allemands en Pologne. La guerre.
Mobilisation générale. Serge, en uniforme de brigadier-chef de son
arme, le Train des Équipages, est envoyé du côté de Belfort. Il rejoint le
groupe dont il devient le chef : lui sur sa moto, et quatre hommes dans
une 402 Peugeot de 1931, une voiture réquisitionnée. Il est armé d’un pistolet
parabellum, eux de mousquetons. Leur rôle est de faciliter la circulation des
troupes et des convois dans la Trouée de Belfort.
Ils vont attendre là tranquillement que "les Boches"
décanillent, effrayés par l’idée de franchir la Ligne Maginot. Et en mai 40,
cet espoir est déçu, les Français vont repasser cette fameuse Trouée et Serge
et ses hommes restent les derniers. Un motocycliste allemand leur expliquera
poliment qu’ils sont encerclés et prisonniers.
Ils retrouveront les milliers d’hommes affamés qui sont rassemblés
dans un camp de prisonniers chargé de les trier avant le départ pour
l’Allemagne.
–oOo–
Chapitre
12 – Le retour
Serge n’est rentré à la maison qu’en juin 45, presque sept ans
après en être parti. Il sort de quelques mois passés dans des camps de prisonniers
libérés, américain, britannique, français. Les siens ont été prévenus de sa
libération par la Croix-Rouge mais il n’a pas pu communiquer avec eux. Ses cinq
ans de servage sont derrière lui mais encore en lui. Ils y resteront longtemps.
Et puis un jour, un train rempli de ces soldats vaincus, coupés de
l’histoire de leur pays sous la férule allemande, ne sachant ce qu’ils
trouveront en arrivant chez eux, l’amène à Paris comme une sorte d’étranger.
Arrivé à Paris, il est fourbu, désorienté. Il doit passer encore un long temps,
ce jour-là, devant un officier et un médecin, puis on le libère enfin en lui
donnant une provision de quelques billets et quelques tickets de métro.
Il arrive devant la porte de chez lui, au cinquième étage, 5 rue de
la Réunion, dans le faubourg de Charonne, Paris XXème. On est en plein
après-midi, la porte est close. C’est un jour de semaine, probablement un
jeudi, Lisette est au travail. Bien sûr, elle s’attend à cette arrivée mais ne
sait pas quand elle se fera.
Serge redescend et va voir chez ses beaux-parents, rue d’Avron.
C’est à trois cents mètres. Il monte au quatrième étage et frappe à leur porte.
Adeline, la mère de Lisette, lui ouvre et pousse une exclamation. Puis elle
réalise : « Entrez, entrez, Serge ! Ah mon Dieu ! ».
Albert, le beau-père est là lui aussi, retraité depuis quelques mois. On
s’embrasse, on se regarde, on voit ce qu’on est devenu depuis ces années
d’absence, on se pose plein de questions sans attendre les réponses, c’est
l’émotion qui est trop forte ! Finalement on se calme, et Serge, encore un
peu perdu, demande : « Lisette est pas
là ? », on lui répond qu’elle est au boulot. Puis on pense qu’il doit
être à bout et on lui dit de s’asseoir, on lui apporte un verre de vin, on le
regarde poser au sol son sac de l’armée allemande et son képi, et s’asseoir.
Toute à son émoi, Adeline a oublié le petit qui est censé jouer
dans la chambre dont la porte est ouverte, et qui entend tout. C’est Albert qui
pense à lui tout à coup. Il va le chercher, depuis la porte il dit :
« Jeannot, viens voir ton père ! ». Un môme de huit ans apparaît
et regarde cet homme brun. Il est grand, cet enfant, pour son âge. Il y a un
silence, ils ne se connaissent pas. Le gamin regarde, il sait qu’il s’agit de
son père mais ce qu’il ne sait pas, c’est comment on se comporte dans ce cas-là.
Alors il reste sur place à contempler ce soldat vêtu d’un vieil uniforme de
l’armée française, lui qui connaît désormais ceux des soldats américains, si
élégants… Et il voit un vaincu.
Adeline dit au gamin : « Va embrasser ton père. » Il
y va et Serge le prend sur ses genoux. Il ne sait quoi lui dire, c’est trop
fort. Ils restent ainsi longtemps sans parler. Pour surmonter l’émotion, il
demande « Et Georges, mon cousin ? » – « Il est mort en
Quarante, son bateau a été coulé. On ll’a pas
retrouvé. » Il verse une larme, Georges était pour lui comme son frère.
Et puis ça dure, ils restent comme ça longtemps, sans trop savoir
quoi dire en dehors des « Mon pauv’ garçon, vous
devez être crevé », ou bien : « Vous voulez manger quelque
chose ? » Ils parlent sur ce ton un long moment. Le petit regarde son
père, il ne sait pas quoi faire, il aimerait bien retourner jouer.
Puis Lisette arrive, elle vient chercher son gamin avant de rentrer
chez elle avec lui. Serge se lève et la prend dans ses bras. Et là, tout le
monde pleure sauf le petit qui, finalement, était bien revenu dans la chambre –
il avait un château fort à terminer avec ses cubes – mais qui perçoit tout ce
qui se passe, l’oreille dressée.
C’est à trois, plus tard, qu’ils rentrent chez eux. Trente mètres
carrés, deux pièces, une cuisine, les toilettes sur le palier. À peine entré,
Serge sait déjà qu’il ne pourra pas survivre dans cet espace restreint après
les années de grand air qu’il a vécues. Il a besoin d’espace, à tous égards.
Une fois entré dans l’appartement, il dit simplement : « Je vais
commencer par me décrasser » et il entre dans la cuisine, Élise lui
apporte des vêtements civils et il fait une longue toilette.
Voilà, quand il sort il est chez lui en famille, un civil comme les
autres. Ce devrait être le bonheur mais ça ne se passe pas aussi facilement. Il
dira bien plus tard : « À ce moment-là j’étais comme fou. »
–oOo–
Chapitre 13 – Le pasteur
Serge enfin rentré à la maison, la vie commune a repris pour Élise
et Serge. On ne peut savoir, évidemment, ce qui se passe entre eux dans leur
intimité. On sait seulement qu’une volonté commune va les animer, avoir un
autre enfant, l’enfant de la liberté. Mais cela se passe mal. Lisette va faire
cinq fausses couches d’affilée. Et pour que ça marche enfin, peut-être
aura-t-il fallu que quelque chose se passe qui pacifie cet homme perdu dans le
monde qui est désormais le sien, et rassure cette femme désorientée.
En attendant, rien ne va. Serge reprend son poste de machiniste à
la TCRP, mais il est en mauvaise santé. Toute sorte de maux inhabituels
l’assaillent, depuis les furoncles jusqu’aux angoisses. Il se retrouve
migraineux, des douleurs terribles l’amènent à passer des journées entières
enfermé dans le noir, sur son lit. Il prend des colères incontrôlables. Et
quand Lisette, qui est croyante et pieuse, lui parle de Dieu, il s’écrie :
« Dieu est un con ! »
Ce qui n’arrange rien, c’est que deux de ces copains de stalag
meurent peu après leur retour. C’est un peu comme si, sans le faire exprès,
tous ces hommes se laissaient enfin aller, après avoir tenu si longtemps le
coup.
Mais une des choses qui le perturbent le plus, c’est que Lisette,
pendant toutes ces années, est à la fois devenue une femme indépendante,
habituée à mener sa vie comme elle l’entend, mais aussi retournée aux us et
coutumes de son milieu d’origine, liée à nouveau à ses parents, ce qui laisse
la place de son homme incertaine.
Cela se joue surtout à propos de l’éducation de leur fiston. Serge,
on s’en souvient peut-être, a été élevé à la façon de nobles russes par une
mère exigeante. Il ne supporte pas les manières de son fils, par exemple à
table, cela l’insupporte, il gronde, il punit, et le garçon ne comprend pas, il
pleure, il se trouve jeté dans une sorte d’étau, entre ce qu’il fallait faire
auparavant et ce qu’il faut faire désormais. Lisette n’approuve pas cela, des
disputes en découlent.
Autre chose : jusqu’alors, le fiston ne sortait jamais de ses
livres, habitué à se trouver seul des journées entières, enfant gardé par une
grand’mère inquiète, qui le chouchoutait et le protégeait outre mesure.
On peut supposer que tout cela ait dû aboutir à une sérieuse mise
au point car un soir, ultime recours de Lisette, le pasteur est invité à
passer. Il s’appelle Jean Casalis et deviendra pour
Serge un modèle. Peut-être même remplacera-t-il peu ou prou ce père qu’il n’a
jamais eu.
Jean Casalis était avant tout un homme de
cœur. On verra plus tard, par exemple, ce qu’il a entrepris pour porter secours
aux désespérés. Il a aussi le don de se faire accepter, tant son interlocuteur
le sent proche de lui.
Je ne sais ce qui s’est dit ce soir-là, avec ce pasteur, autour de
la table familiale. Ce que je sais, pour avoir visité mes paroissiens beaucoup
plus tard, c’est qu’il arrive qu’une parole puisse changer l’existence d’une
personne. Quoi qu’il en soit, par la suite, voilà que Dieu n’était plus un con
et que j’irais chez les louveteaux de la paroisse, emmené par un père qui se
mettrait à fréquenter le culte. Aussi que je recommencerais à suivre l’école du
dimanche, abandonnée lors du retour d’Allemagne de mon père. Enfin que je
serais baptisé dans ce même temple de Béthanie, rue des Pyrénées.
Depuis lors, le christianisme, dans son mode protestant, devint un
élément important, voire central, de la vie de la famille, alors qu’il
n’intéressait auparavant que la seule Élise. Serge s’impliquait avec
enthousiasme dans la vie de la paroisse. Il disposait désormais d’un lieu où
s’impliquer personnellement et librement, dans lequel il était reconnu enfin,
lui l’orphelin et l’isolé, comme un élément d‘une communauté amicale, sinon
fraternelle.
C’était d’autant plus valorisant pour lui qu’il allait vite se
retrouver parmi la poignée des animateurs de cette paroisse populaire, lesquels
lui étaient socialement supérieurs. Ingénieur, petit patron, enseignant, etc.,
ces gens-là voyaient en lui l’homme qui parlait et écrivait un français correct, portait chemise et cravate, avait des
manières parfaites. Ils ne se souciaient pas de connaître son mode de vie
personnel, fort différent du leur, de prolétaire issu du sous-prolétariat.
Serge n’était pas dupe de cela. Plus tard, devenu membre du Conseil
régional de l’Église, il se disait placé là comme « l’ouvrier de
service ». Mais disant cela, il savait alors ce que cela voulait vraiment
dire, et qui lui pesait tout de même un peu.
–oOo–
Chapitre 14 – Le forgeron
La transformation du comportement de Serge avait eu lieu en 1946. À
vrai dire, elle n’était pas complète, bien sûr, et les relations entre lui et
son épouse ne s’étaient pas totalement améliorées. Ces deux-là s’aimaient sans
aucun doute, mais au quotidien ils ne se supportaient pas tant leur type de
comportement s’opposait sur bien des points. Cela ne devait pas s’arranger au
fil du temps, mais au contraire se dégrader progressivement jusqu’à sa mort à
lui. Il est vrai qu’à la maison Élise était un peu indolente, manquant de défi
à relever, alors que Serge allait devenir de plus en plus maniaque !
Mais à cette époque, les affrontements restaient minimes. Ce qui le
permettait était sans doute que la famille avait déménagé. Les parents d’Élise
possédaient une maison à un étage à la limite entre Bagnolet et Les Lilas. Ils
l’avaient fait construire pour l’habiter lors de leur retraite. Le
rez-de-chaussée comprenait une boutique et un appartement, mais l’étage, à
condition de quelques travaux que Serge s’apprêtait à réaliser, faisait un bel
appartement de trois grandes pièces.
Avantage supplémentaire, le nord de Bagnolet, à cette époque, était
encore semi-rural, il y avait de l’air, nombre de grands espaces étaient encore
cultivés en jardins ou couverts de petits bois, si bien qu’un grand potager et
un petit bois de lilas et de sorbiers complétaient la maison. De plus, un dépôt
d’autobus de la nouvelle RATP se situait à un quart d’heure de marche, ce qui
était excellent pour Serge, qui pouvait embaucher à cet endroit.
La famille y déménagea donc. Il y avait de l’espace, des travaux à
faire, des améliorations à imaginer, du jardinage, Serge était à son affaire.
C’était moins le cas pour Élise, déracinée de son faubourg et éloignée de ses
parents, mais elle trouva incontinent du travail intéressant presque en face de
la maison.
C’est à partir de ce moment que Serge entreprit de se former
davantage, et pendant les années qui suivirent il ne cessa de suivre des cours
du soir avec passion. La RATP y pourvoyait largement en raison de la forte
implication syndicale qui y régnait. Serge a toujours été habité par le désir
de « s’élever », et compte tenu des données de départ, il y parvint.
C’est ainsi par exemple qu’à soixante-dix ans passés, il se mettait à
l’informatique.
Français, mathématiques, maçonnerie, plomberie-zinguerie, éléments
d’architecture, je le revois penché sur une rédaction
française au thème fort délicat à traiter et ne lâchant rien de son exigence,
de son obstination, de sa force de travail.
Il admirait énormément les pros, quelle que soit leur spécialité.
C’était ainsi, par exemple, à propos d’un forgeron de village dont il ne cessa
longtemps de parler. C’étaient les vacances, Il avait acheté une Peugeot 204
datant de 1930, cette boite noire carrée montée sur roues. La famille était
partie avec chez les cousins d’Élise, en Normandie, près de
Villedieu-les-Poêles. On atteignait le 80 sauf dans les côtes. C’est lors d’une
excursion que la suspension arrière gauche céda. C’était un empilement de barres
de fer courbes, la plus longue s’amincissant en une boucle étroite chargée de
recevoir le boulon qui reliait le tout au châssis. Serge y ajouta une cale en
bois et la voiture repartit en marchant en crabe, cahin-caha, jusqu’au bourg
suivant, Gavray. Mais arrivé là, pas de mécanicien, seul existait un forgeron
maréchal-ferrant.
Mon père enleva la barre cassée et entra avec elle à la main dans
une sorte d’antre sombre dans laquelle je le suivis. Là se trouvait un homme
pas tout jeune, assez massif, en bleu de travail plus noir de crasse que bleu.
Il portait de petites lunettes rondes fixées sur de fins
montants en forme de ressorts métalliques, un des verres fêlé, et ses
grosses mains, crasseuses elles aussi, semblaient totalement incapables de
s’employer au moindre geste un peu délicat.
L’homme jeta un œil à la barre et se dirigea avec elle vers
l‘énorme tas de chutes d’objets métalliques plus ou moins rouillés qui occupait
un coin de l’atelier. Il farfouilla dedans, trouva ce qu’il cherchait, à savoir
une barre de même calibre que celle de la voiture. Il revint à son enclume, mit
le soufflet en marche. Puis, le métal porté au rouge, tenu grâce à une grosse
pince, le bonhomme se mit à façonner la barre en question sans avoir pris une
seule mesure. Pour finir, il l’enroula à chaque bout pour former ces fameuses
boucles. Le résultat, qu’il trempa dans un seau d’eau pour le refroidir, était
le jumeau parfait de la barre défectueuse.
Mon père éclatait d’enthousiasme, jamais il n’aurait cru possible
un tel prodige ! « Et sans une mesure, juste au coup
d’œil ! » Le forgeron semblait, lui, tout à fait blasé et il se fit
payer d’une somme ridicule. C’est alors que je reçus ma leçon : « Tu
vois, ça, c’est un homme exceptionnel ! Souviens-toi de ça ! »
Nous avons rejoint Élise, qui gardait le chien. Car à peine
installés à Bagnolet, nous avions eu un chien, puis un autre au fil des temps.
Serge n’aurait pu s’en passer. Élise préférait les chats, ces maraudeurs.
–oOo–
Chapitre 15 –Le dépotoir
Au fils des ans, Serge, toujours acharné à s’élever tant
professionnellement que socialement, a suivi des cours et des formations et
passé des concours internes. Cela lui a permis d’abord de passer de machiniste
d’autobus à ouvrier plombier. Il n’était pas mieux payé mais il avait enfin des
horaires réguliers. Puis il a passé le concours d’ouvrier d’État, distinction
qui supposait un avancement et un meilleur salaire. À partir de là, il a visé
le statut de contremaître en bâtiment, ce qui était plus complexe parce que
cela embrassait tous les métiers de ce domaine. Finalement, au moment où il
arrivait à la retraite, il était chef de chantier depuis quelques années.
On l’avait affecté comme tel à la pose, à l’entretien technique et
à la réparation des abribus de la moitié Est du réseau parisien, à la tête
d’une équipe d’ouvriers embrassant la serrurerie, la maçonnerie, la verrerie,
la plomberie-zinguerie, etc. Ceci sous la direction d’un ingénieur responsable
de l’ensemble du réseau. Il était chargé de la direction des ouvriers, des
décisions techniques, de l’approvisionnement des chantiers en matériel et en
fournitures. C’était un travail intéressant mais épuisant car il circulait d’un
chantier à l’autre dans toute cette zone. Il avait aussi à gérer les relations
avec les usagers, qui allaient des altercations et des menaces au situations
parfois grotesques, propres à faire rire.
Pendant longtemps, il a eu pour patron un ingénieur maison, un
méridional bonhomme qu’il aimait beaucoup et qui, avec son accent savoureux,
l’appelait « mon petit ». Mais le chef suprême était un jeune
polytechnicien dont tout ce milieu professionnel trouvait le comportement
ridicule et les connaissances pratiques peu compétentes. Il est certain
qu’entre ce milieu populaire et la caste des grands patrons, existait une
barrière culturelle à cette époque infranchissable. Certes, on était dans les
années cinquante, mais je ne suis pas sûr que cela ait beaucoup changé.
Pour Serge, il y avait donc eu ce plafond de verre entre son rêve
d’être ingénieur et son statut final de maîtrise de haut niveau. C’est sans
doute pourquoi, plein de rancœur, il appelait parfois la RATP « le
dépotoir », l’endroit où l’on place les rebuts…
Mais entretemps, en cinquante-et-un, enfin, une jolie petite fille
était née, Christiane, presque quinze ans après son grand frère. Comme pour ce
dernier, l’accouchement avait été plus que difficile, et comme c’était
prévisible, au lieu d’aller dans une clinique, on avait fait appel à la même
sage-femme, certes déjà retraitée mais en laquelle on avait une totale
confiance. Bien sûr, Serge n’avait rien eu à dire à ce sujet, c’était une
affaire de femmes et l’on ne mêlait pas alors ce qui concernait ces dernières
et ce qui était l’apanage des hommes.
Christiane devint très vite une adorable petite fille, souvent
souriante, voire malicieuse, mais dotée aussi d’un caractère affirmé. Elle
ravissait son père, Il disait d’elle avec fierté, « Elle saura se
défendre, c’est une fille Alexandre ! ».
Il s’était mis à la photo depuis quelque temps et il mitraillait la
petite comme le font aujourd’hui les parents à l’égard de leurs enfants. Mais
il ne possédait pas de portable et se servait d’un appareil allemand, un Zeiss
Ikon qui demandait que le modèle reste immobile.
Cela donnait quelques séances qui exigeaient de la patience, or ce n’était le
meilleur côté, ni du père, ni de la fille.
Il y avait de bons moments, pendant lesquels Serge se
détendait : les vacances. Plusieurs années de suite, la famille les a
prises à Paramé, près de Saint-Malo. Il y avait là une maison familiale de
vacances gérée par l’Armée du Salut, Ker Mabon, à
deux pas de la plage. C’était auparavant la grande maison d’une famille riche
qui l’avait léguée aux salutistes. On y était peu nombreux. Elle était tenue
par un couple de fidèles aux petits soins des résidents.
Il pouvait y déployer tout le charme dont il disposait. Là, c’était
l’homme idéal, beau, mince, musclé, il aurait eu bien des occasions de séduire
ces dames, mais ce n’était pas le genre. Il était surtout, partout et toujours,
heureux de rencontrer des gens sympas, ceci au point, dans la vie courante, de
risquer d’importuner ceux qui lui avaient montré de l’attention.
C’est ainsi qu’il a causé une brouille durable avec un de ses
beaux-frères, qui avait emménagé avec sa famille au rez-de-chaussée de la
maison de Bagnolet. Il passait presque toutes ses soirées chez eux, ce qui a
fini par les lasser. C’est qu’il avait en lui ce grand besoin d’être admis et
de s’intéresser aux autres.
À Ker Mabon, cela le rendait au contraire
très sympathique. C’étaient alors la plage, les randonnées à vélo, les visites
de sites historiques, en compagnie de ces amis salutistes. On chantait, on
priait parfois ensemble : l’idéal !
–oOo–
Chapitre 16 – Une façon d’être
À la jointure des années cinquante et soixante, le pasteur Jean Casalis a quitté le ministère pastoral pour créer
l’association SOS-Amitié par téléphone. Le but était, comme on sait, de
soutenir et de consoler les personnes en plein désarroi qui appelaient. Il
s’agissait souvent de suicidaires. Bien plus tard, une fameuse troupe de
théâtre et d’acteurs de cinéma a popularisé cela dans la pièce et le film
intitulés Le Père Noël est une ordure. C’est que SOS-Amitié, qui
répondait à un besoin, s’était inscrit assez rapidement dans le paysage.
Casalis en était le seul employé, du moins au
début, les autres agissant en tant que bénévoles. Ceux-ci étaient formés à
l’écoute par des spécialistes eux aussi volontaires. Tel était le charisme du
fondateur, que celui-ci obtenait cette collaboration sans difficulté. Je m’en
souviens bien car c’est avec lui que j’ai suivi le catéchisme et fêté ma
confirmation et ma première communion.
Il allait en quelque sorte de soi que mes parents adhèrent
immédiatement à ce projet, puis participent à cette mission. Élise, qui était
alors sans travail, est devenue pendant quelque temps secrétaire à mi-temps et
écoutante de nuit. Puis elle a trouvé un travail du genre qu’on ne refuse pas
et a transmis le flambeau à Serge.
Il l’a saisi et l’a tenu durablement, avec passion. Il passait des
nuits à écouter toutes ces personnes qui portaient en eux assez de malheur et
de détresse pour oser composer ce fameux numéro et livrer anonymement tout ce
malheur, cette tentation, parfois cet aveu qui les rongeait, à l’anonyme
intégral, porteur seulement d’un prénom, qui les écoutait.
Le sort de ces inconnus était pour Serge essentiel, il les écoutait
et leur répondait avec une attention chaque fois particulière, il tentait de
leur apporter du bien, sans aucun paternalisme ni sentiment de supériorité,
respectant totalement leurs convictions et leur origine. C’était au point qu’au
bout de quelques appels de la même personne, il s’attachait assez à elle pour
regretter cet anonymat qui lui était imposé. Plus tard, il a avoué en privé
qu’il avait triché au moins une fois tant le lien était fort, et qu’il a
rencontré l’homme avec lequel il avait tant partagé.
Je me souviens qu’un dimanche, alors que j’étais pasteur à
Corbeil-Essonnes, mes parents avaient eu l’idée de venir m’écouter prêcher et
prendre le repas de midi avec nous. Il s’est trouvé qu’un ami de régiment,
Patrice, resté d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui un de mes plus proches amis,
s’est invité par surprise avec sa femme, Violaine, tous deux alors communistes
convaincus. Le sujet de la conversation est très vite devenu SOS-Amitié, et je
revois mes amis écouter bouche-bée ce que mes parents leur racontaient, avec
tant de naturel, dénué de tout autosuffisance, comme si tout cela allait de
soi, ce qui était le cas pour eux.
Cette aptitude à désirer aider les autres leur était naturel, en
effet, et dépassait les occasions de le prouver sans le faire exprès. Cela
provenait pour beaucoup de leur origine populaire, dont, à leurs yeux,
l’évangile était si proche des coutumes.
Voici un autre exemple de cette disposition d’esprit. Ils
habitaient pour une courte période dans une cité de la ville de
Montreuil-sous-Bois. Disons que ce n’était pas une paisible villégiature.
C’était après leur retraite. Une nuit pendant laquelle ils dormaient
tranquillement, le bruit d’une rixe s’est fait entendre. Ils vont à la fenêtre
voir ce qui se passe, à savoir plus qu’une rixe, mais bien le début d’une
bataille rangée entre deux bandes de gars armés de couteaux et de barres de
fer. Mes parents descendent en toute hâte et viennent s’interposer. Deux vieux
en pyjama, aux yeux des loubards.
Deux vieux qui leur expliquent calmement qu’ils feraient mieux de
ranger les armes et de rentrer chez eux, car il est stupide de se battre entre
gens qui partagent les mêmes difficultés dans la vraie vie. Assez rapidement,
les gars ont opiné et sont repartis sans se battre. C’est tout juste si mon
père ne leur a pas dit – il l’a regretté – que s’ils voulaient ses battre, le
mieux pour eux serait de rejoindre le service d’ordre de la CGT… lui qui était
de la CFDT.
Un autre exemple : le presbytère protestant de Pantin était
inoccupé, apparemment pour longtemps. Le pasteur Jean Hoibian eut l’idée d’en
faire un asile pour des hommes sortis de prison. Une association (péché mignon
des protestants) fut créée dans ce but, dont Serge devint aussitôt membre.
L’ARAPEJ. On lira plus loin pourquoi ce presbytère l’intéressait et pourquoi il
l’avait retapé de ses mains, selon son habitude.
Quoi qu’il en soit, ce gîte et ses hôtes devinrent pour lui une
affaire personnelle. Il s’impliquait totalement dans l’affaire, conseillant,
accompagnant, en collaboration avec les pasteurs Alain Rey et, bien sûr, Jean
Hoibian.
–oOo–
Chapitre 17 – Pantin
L’heure de la retraite arrivée, Serge n’avait pas trouvé de quoi
remplir ses journées. Un emploi de responsable des travaux d’entretien à la
Cité universitaire se révéla très ennuyeux, du moins pour lui. Cela consistait
à diriger le tout depuis son bureau, sans pratiquement en bouger. En un an, il
avait pris du poids et s’était ennuyé ferme. Il avait donné sa démission. Mais
alors que faire ?
C’est à ce moment que les pontes de l’Église ont eu une idée. La
petite paroisse de Pantin, en milieu populaire, ne trouvait pas de pasteur
depuis quelques années. Sachant que Serge était libre, pourquoi ne pas lui
proposer le poste en tant que pasteur-remplaçant ? Ce qu’ils ont fait.
Serge souffrait, on s’en est sans doute rendu compte, d’un sérieux
manque de considération sociale. Il était d’autre part un croyant résolu. Il avait
donc sauté sur l’occasion, encouragé par le pasteur S., alors président du
Conseil régional, qui était devenu entretemps un maître pour lui. Seul, un
professeur de la faculté de théologie plaisanta en disant que, quand on savait
comme il était difficile de trouver un bon plombier dans Paris, il paraissait
dommage d’en faire un pasteur.
La famille s’installa donc dans le presbytère, une belle maison
mais à remettre sérieusement en état. Ce que Serge s’attacha à réaliser séance
tenante. Toiture, peinture, plomberie…
Il avait toujours été, avant tout, un bon professionnel, et il était
conscient de son absence totale de formation concernant la fonction pastorale. Rappelons
qu’il n’avait lui-même jamais suivi, ni les cours de la faculté de théologie,
ni le moindre catéchisme, si l’on passe sur son année de caté catholique des
années Vingt, féru de billevesées du genre statue de la Vierge saignant à date
fixe…
On l’invita à participer à une session de recyclage des pasteurs.
Cela le faisait rire : « Je ne peux pas être recyclé, je n’ai jamais
été cyclé ! » Mais bien sûr il y alla.
Cela ne lui servit pas beaucoup, il avait trop de lacunes. Certes,
il pouvait sans difficulté s’imprégner des finesses de la Discipline de
l’Église réformée de France, des éléments législatifs portant sur la vie des
associations cultuelles régies par la loi de 1905 sur la séparation des Églises
et de l’État, etc.
Mais comment faisait-on pour prêcher, faire le caté et l’école du
dimanche enfantine, animer des études bibliques, se comporter lors d’une visite
pastorale, etc. ? Il lui fallait inventer, conseillé par les collègues
pasteurs des environs. Mais comment allait-il faire, en bon
professionnel ?
En ce qui concerne les visites pastorales des membres de l’Église,
pas de problème ! Il se mit d’emblée à rendre visite à chacune des
personnes inscrites sur la maigre liste dont il disposait. Et comme il était
fondamentalement liant et qu’il s’intéressait vraiment à la vie des gens, ce
fut une réussite, les cultes s’étoffèrent rapidement, on aimait bien ce
bonhomme sympa et courageux.
Mais la prédication ? Je ne mentionnerai que ce sujet et sa
façon de faire, qui suscita, je dois le dire, mon admiration, à moi qui
m’efforçais aussi de me comporter en bon professionnel.
Pour lui, la première difficulté consistait en son absence
quasi-totale de formation biblique. Aussi, lorsqu’il se trouvait devant un
texte biblique sur lequel prêcher, pour être sérieux il lui fallait trouver du
matériel. Serge ratissa tout ce qu’il put trouver, y compris en faisant les
bouquinistes des quais. Cela allait de dignes commentaires académiques aux sermons
des grands prédicateurs des années Vingt, en passant par les cahiers ad hoc de
publications protestantes ou catholiques ou les notes trouvées dans la presse
protestante.
Ensuite, il découpait les passages qui correspondaient à son texte
et il alignait ces vestiges selon un ordre qui lui paraissait logique. Enfin il
récrivait le tout à sa manière et selon son goût et sa connaissance du public
considéré. Il lui suffisait de rédiger les sutures permettant de passer d’un à
un autre et de tout récrire à nouveau en lissant le tout.
Il lui restait alors à le lire à haute voix devant sa glace, ce qui
l’amenait à quelques corrections ou coupes finales en fonction de la durée.
Ceci fait, il était prêt. Et au bout du compte, le résultat constituait à mon
avis une prédication sérieuse et bien adaptée à son public.
Plus tard, je me suis avisé qu’il agissait ainsi à la manière d’un
bon plombier. Approvisionnement du matériel, coupe des éléments nécessaires,
pose avec soudures au plomb à livrer lisses et harmonieuses. Travail de pro.
Au finale, la paroisse vécut très bien cette parenthèse de quelques
années. Les gens avaient le sentiment d’avoir affaire à un homme disponible,
proche d’eux et au discours intéressant. Certaines de ses initiatives, comme
celle qui consistait à organiser une rencontre biblique avec des enfants
trisomiques, puis d’intégrer l’une d’entre eux dans le parcours de la liturgie
dominicale, les faisait fondre.
–oOo–
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