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Le feuilleton hebdomadaire
Serge
ou la vie d’un homme digne
Chapitre
11 – Un couple d’ouvriers
Serge, qui vit désormais en couple, a
vite fait de comprendre que sa Lisette est tout sauf une épouse docile. Non
qu’elle le contrarie directement, mais elle sait s’y prendre pour obtenir ce
qu’elle veut. Et ce qu’elle veut, c’est travailler. Ce n’est pas une femme
d’intérieur. Certes, elle fait le boulot mais ça l’embête, elle regrette le
temps où elle partait le matin et retrouvait les collègues au boulot.
Donc elle le tanne. C’est ainsi qu’un
matin, de guerre lasse, il lui dit qu’elle n’a qu’à aller travailler pourvu
qu’elle trouve du boulot. Il est sûr de son fait, le chômage sévit, il est bien
certain qu’elle ne trouvera rien. Le soir même, elle avait un emploi de
secrétaire dans un atelier du quartier. Là, il a compris à qui il avait
affaire…
Pour un couple d’ouvriers, ils sont à
l’aise sur le plan financier. Cela permet à Serge de déployer son amour de la
technique. Toute sa vie, d’ailleurs, il achètera les derniers modèles des appareils
dont ils auront besoin. Ceci en fonction de leurs moyens.
C’est ainsi qu’il acquerra une Salamandre
au lieu du Godin habituel, ou une voiture à pédale pour adultes. Cela se rencontrait
à l’époque dans les rues de Paris. Une carrosserie légère sans toit ni bâche, deux
places munies de pédales à l’avant et une boite à l’arrière servant de coffre
ou de siège pour enfant. Heureusement, il avait de bonnes jambes car ce n’était
pas le cas d’Élise… C’est lui qui pédalait pour deux. Rappelons que Paris occupe
une cuvette si bien que l’on a souvent à monter où qu’on aille !
Cela dit, il était un bon mari en tout
cas selon le premier critère que le faubourg édictait à ce sujet : il
ramenait sa paye à sa femme, qui gérait les dépenses. C’est donc qu’ils s’aimaient
et avaient confiance l’un envers l’autre. Lui, il ne gardait que son argent de poche,
cigarettes et billard au café de temps en temps. Le samedi soir, ils allaient
au cinéma.
L’extension de ce chômage est
probablement la cause première de la grande grève générale et du vote de gauche
massif lors des élections de 1936 et l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Pour
les simples gens, cette grève, ces occupations d’usines et de grandes
entreprises, ces slogans et ces chansons, c’est aussi une fête, malgré la
violence. Les femmes de grévistes traversent en chantant les rangs des gardes
mobiles pour aller porter la gamelle à leur homme. Elles ne se privent pas de
lancer des quolibets aux militaires.
Et puis c’est la victoire. Léon Blum,
l’homme au chapeau (le mot blum deviendra le
synonyme de chapeau en argot de l’époque), devient chef du Gouvernement !
Et surviennent les fameuses lois de 36. Liesse.
Serge et Lisette partent en vacances en
Basse-Normandie chez des cousins à elle. Deux semaines ! Ce sont les
premiers jours de l’espoir… et à ce sujet un petit être commence à habiter le
ventre de la jeune femme. Un enfant du Front popu.
On oublie trop, sans doute, ce qui se
passe hors frontières. En Italie, en Allemagne, en Espagne, en Hongrie, en
Roumanie, ailleurs encore… Ce ne saurait toucher la France, on n’est pas aussi
bête, pense-t-on.
Mais Serge n’a pas l’esprit à la guerre, en
juin 37, il devient papa. Cela s’est déroulé dans la douleur, l’accouchement
s’est mal passé, Élise a énormément souffert et le bébé a bien failli arriver
mort-né. Mais il a survécu, apparemment viable, puis si vorace que tout le
monde en a été rassuré. Dès qu’il sera sevré, on le confiera pour la journée,
en semaine, aux grands-parents.
Deux ans vont s’écouler, deux ans de
bonheur au cours desquels on va cependant passer collectivement par étapes de
l’espoir à la crainte. Les Républicains espagnols sont défaits et c’est la Retirada, Les fascistes italiens se sont acoquinés
avec les nazis allemands. Les Accords de Munich laissent un peu respirer
Français et Britanniques, mais c’est l’Anschluss et l’annexion des
Sudètes, enfin l’Accord germano-soviétique et finalement l’entrée des Allemands
en Pologne. La guerre.
Mobilisation générale. Serge, en uniforme
de brigadier-chef de son arme, le Train des Équipages, est envoyé du côté de
Belfort. Il rejoint le groupe dont il devient le chef : lui sur sa moto, et
quatre hommes dans une 402 Peugeot de 1931, une voiture réquisitionnée. Il est
armé d’un pistolet parabellum, eux de mousquetons. Leur rôle est de faciliter
la circulation des troupes et des convois dans la Trouée de Belfort.
Ils vont attendre là tranquillement que "les
Boches" décanillent, effrayés par l’idée de franchir la Ligne Maginot. Et
en mai 40, cet espoir est déçu, les Français vont repasser cette fameuse Trouée
et Serge et ses hommes restent les derniers. Un motocycliste allemand leur
expliquera poliment qu’ils sont encerclés et prisonniers.
Ils retrouveront les milliers d’hommes
affamés qui sont rassemblés dans un camp de prisonniers chargé de les trier
avant le départ pour l’Allemagne.
–oOo–
La suite
des chapitres déjà parus :
Premier chapitre — À la guerre
Là, je vais raconter l’histoire de Serge,
mon père. Il est né en 1913 et à vingt-six ans, en 39, il est parti à la
guerre. À ce moment-là, il était marié, était père d’un enfant de deux ans,
sortait du chômage – il était plombier – car il avait trouvé un boulot stable,
machiniste à la TCRP, on dirait aujourd’hui conducteur d’autobus à la RATP.
C’était pour lui un grand pas en ce monde car il avait passé son enfance en
tant que sous-prolétaire pupille de la Nation. Père mort en 16 à la guerre,
mère gardienne d’enfants de L’Assistance publique dans une baraque en carreau
de plâtre en grande banlieue.
Sans oublier tout de même l’existence, du
côté paternel, d’un village briard ancestral, peuplé d’ouvriers agricoles,
oncles et tantes dépourvus, et du côté maternel, de quelques parents chtimis
rescapés de la tuerie récente, et tout aussi dépourvus.
Socialement, ma mère, Élise, était d’un
cran au-dessus, fille d’ouvriers, authentique prolétaire, avec une histoire
derrière elle, descendante de Communard, militante ouvrière. Elle était
sténodactylo dans une boite du faubourg qui conditionnait de la lessive, depuis
le vrac jusqu’à la boite en carton.
Elle n’avait jamais fait une faute
d’orthographe. Lui, ayant quitté l’école à onze ans, n’en faisait pas non plus.
Voilà.
Donc, je vais commencer par là : Serge part à la guerre, est fait prisonnier
et va passer cinq ans en Allemagne, au Stalag* 12/D, un camp de
prisonniers. De 40 à 45.
Les Allemands logeaient ces hommes-là
dans des baraquements. Un soldat inapte au combat les gardait. Pour Serge,
c’était à la campagne, dans le Hunsrück, près de Trèves, pas loin de la Moselle
et de la frontière du Luxembourg. Tous les matins, suivi d’un garde, il partait
rejoindre une ferme et il y travaillait, puis il rentrait rejoindre les copains
le soir. Bien plus tard, il dira qu’il s’agissait tout bonnement d’esclavage.
De son côté, Élise avait passé pas mal de
temps à planquer des enfants juifs et à fabriquer des faux-papiers. C’est
important à savoir pour bien comprendre cette histoire. Serge passait tout ce
temps dans des fermes de moyenne montagne habitées par
des paysans pauvres et privées de leurs hommes valides. Il les connaissait
personnellement, travaillait avec eux, apprenait leur langue, partageait leur
pitance, leurs peurs et leurs misères, le tout sous le regard permanent et
menaçant des sbires nazis du coin. Des vieux, des femmes, des invalides et des
enfants.
Élise, de son côté, s’efforçait de
déjouer, à sa mesure, les menées « de monstres qui tuaient les
enfants », partageant, elle, la vie de privation des petites gens du
quartier dont elle faisait partie depuis l’enfance, partageant surtout leur colère
rentrée, leur faim et leur honte de vaincus.
Les Allemands, elle les vouait alors à la
destruction, lui les connaissait de près sous les espèces de personnes
accablées par la peur, le deuil et la pauvreté. Si bien qu’après 45, Serge
libéré et rentré chez lui, il ne fallait pas parler des Allemands à la maison.
Et la guerre passée, les haines s’éteignant lentement, il ne fallait pourtant
pas penser aller faire un tour du côté de Trèves. Il y avait là un trou dans
l’histoire de Serge.
Quarante ans plus tard, ma sœur et moi
habitant à Montpellier, mes Parigots de parents, retraités, s’y installent
aussi. Mon père a soixante-quinze ans et n’est toujours pas retourné en
Allemagne. Alors je prends quelques jours de congé et je lui propose de
l’emmener là-bas. Des jours en compagnie de son vieux père, je pense que
beaucoup d’hommes approchant la cinquantaine aimeraient vivre cela. Et puis, ce
conteur-né nous en avait tellement parlé, de son Hunsrück ! Je connaissais
par cœur chacune de ses histoires.
Donc voilà, je vais commencer, la semaine
prochaine, par l’histoire de ce voyage. Ensuite, je reprendrai le récit à
partir de son tout début.
* Stalag : Soldatenlager, camp
de prisonniers.
–oOo–
Chapitre 2 — Ils ont changé !
Donc nous sommes au printemps 1985,
j’embarque Papa dans mon break Peugeot, direction Luxembourg. Tout va bien.
Nous nous arrêtons à Dijon pour la nuit, puis roulons jusqu’à la frontière
luxembourgeoise.
L’Allemagne se rapprochant, la
conversation de mon père s’est orientée vers les souvenirs qu’il conserve des
Allemands. Une remarque revient à plusieurs reprises, notamment lorsque nous
dépassons des détériorations, des tags envahissants ou une malfaçon
quelconque : « Tu vas voir, les Allemands, eux, c’est organisation et
discipline, c’est pas comme chez nous. » Ou à la
vue d’un gendarme bedonnant dont la chemise ferme mal : « Tiens,
regarde, eh ben ça, tu le verrais pas en
Allemagne ! »
Je le connais de près, et je ne pense pas
qu’il soit en admiration devant cet aspect de l’Allemagne qu’il a connue. Il
veut plutôt me préparer à ce que, selon lui, je vais découvrir. Bon, je laisse
dire. Je suis déjà allé en Allemagne et ce perfectionnisme, dans la mesure où
il y existe encore, ne m’a pas particulièrement séduit. Je me dis que, sous
peu, le paternel va sans doute s’étonner.
On arrive à la frontière, où se montrent
d’abord deux motards de la Gendarmerie, hommes et motos parfaitement soignés.
« Tu vois Papa, les Français sont pas mal non plus ! »
« Attends de voir les Allemands ! » Quelques mètres plus loin,
la douane française aux douaniers impeccables… Temps de silence, puis
« Rien à dire, ils sont corrects, mais les Allemands c’est autre
chose. » Je passe au Luxembourg, même chose et même réflexion à propos des
douaniers du Grand-Duché.
Il est l’heure d’un repas et nous nous
arrêtons dans un petit restau populaire. Et là, on commence à entendre des
conversations en allemand, mon père dresse l’oreille. Je me demande alors s’il
y comprend quelque chose, d’autant que ce doit être du Plattdeutsch,
une sorte de patois. Je sais depuis mes neuf ans que mon père a étudié et
pratiqué la langue dans sa baraque de prisonnier, et surtout avec les fermiers,
mais je doute qu’il lui en reste grand’ chose…
La douane, à nouveau, même correction des
fonctionnaires luxembourgeois. Nous passons la frontière, et il faut parcourir
quelques dizaines de mètres avant de nous arrêter devant deux Allemands
habillés en vert et coiffés d’une casquette plate un peu molle. Ils discutent,
la veste ouverte, les mains dans les poches, une cibiche à la bouche, les
cheveux longs… Sans trop prendre garde à nous, l’un d’entre eux fait un geste
lâche qui signifie « Passez, passez… »
Très long silence de mon père.
Puis : « Ils ont changé ! »
Ce « Ils ont changé ! » se
répétera un certain nombre de fois au cours de notre séjour en Allemagne.
Quarante ans après, ce ne sont plus du tout les
claquements de talon de la Wehrmacht qui donnent le ton.
Nous arrivons à Trèves et nous installons
dans un petit hôtel sympa. Stupeur de ma part, mon père – le pire bavard de
toute la terre – se met à converser en allemand avec l’hôtelière comme s’il
n’avait jamais quitté le pays. Certes, son accent français, je dirais même
parisien, reste très fort, mais je me rends compte que son allemand semble tout
à fait correct.
C’est ainsi que je n’aurai aucune peine à
me faire comprendre tout au long de notre séjour, mon père est là qui mène la
danse et raconte son histoire à qui veut bien l’entendre. Et comme il n’a rien
perdu de son charme naturel, les gens sont toujours prêts à s’intéresser à ce
que raconte ce Franzose à cheveux blancs, un
ancien Kriegsgefangener (prisonnier de guerre)
revenu visiter leur contrée.
À partir de ce moment, je vais à sa
suite, fils à qui son père fait visiter quelque partie de sa jeunesse. Un rôle
émouvant qui me permet de découvrir tout un pan de son expérience de la vie. Je
le dis dès maintenant, je reviendrai chez nous plein de reconnaissance et de
fierté.
Il est l’heure de déjeuner. Une gentille
jeune femme nous propose le mets le plus recherché de la carte, le knödel.
À sa grande surprise, Serge lui répond qu’il n’aime pas ça. C’est que ce qu’il
découvre sous ce nom, ce sont les klotz dont
il nous a si souvent parlé. Pour lui, il s’agissait d’un exemple du pire aspect
de la cuisine allemande. Il oubliait qu’il pouvait y avoir un écart, en
qualité, entre la cuisine de guerre des paysans pauvres et celle de l’opulente
et touristique région rhénane du moment !
C’est pourquoi, tout à ma curiosité
rétrospective, je commande le fameux Knödel. Or ce n’est pas mauvais du
tout, c’est une sorte de gros gnocchi à base de pomme de terre, et tout est
dans la préparation. Je le dis à mon père, qui consent à goûter la chose.
S’ensuit un de ses « Ils ont changé ! » De son temps, pour faire
des klotz, on modelait, à l’aide d‘un soupçon
de saindoux, une boule de purée de patate bien serrée, que l’on jetait dans
l’eau bouillante… C’est que, non seulement ces paysans étaient pauvres, mais de
plus, le Reich ne leur laissait pour eux, de leur production, que le strict
minimum.
Le lendemain, nous commencions la journée
en considérant la caserne dans lequel les prisonniers qui arrivaient étaient
parqués avant répartition ici ou là dans les environs. Lors de notre visite, un
régiment français y logeait. Bon, mais une caserne, allemande ou française, ça
reste une caserne. En l’occurrence en pierre de taille.
Puis nous sommes partis de là vers les
villages hantés autrefois par mon père.
–oOo–
Chapitre 3 – Hunsrück
Le Hunsrück est un massif de basse
montagne, entre Moselle et Rhin, proche du Luxembourg. Il a été rendu célèbre
au début des années 2000 grâce à un film et une série télévisée allemands, Heimat, qui ont connu alors un vif succès. Lors des années
40, c’était une région presque entièrement rurale, agricole, peuplée en
majorité de petits fermiers pauvres.
Je ne me souviens pas assez des noms des
villages que nous avons visités pour les citer au passage. Ils devaient tous se
trouver à proximité du baraquement dans lequel la brigade de prisonniers
français dont Serge faisait partie était parquée, de sorte que l’on puisse les
sortir et les rentrer chaque jour sans difficulté. Une petite section de deux
ou trois soldats était chargée de les encadrer et de les surveiller et, pour
plus de sûreté, de les muter régulièrement de ferme en ferme afin qu’ils ne
fraternisent pas trop avec les paysans qui les accueillaient pour la journée.
Les gardiens n’étaient généralement pas
très pénibles, c’étaient des anciens ou des invalides qui auraient eu bien du
mal à combattre. Un seul d’entre eux s’était fait haïr par les gars à cause de
sa méticuleuse méchanceté. Il avait la vue basse et portait d’épaisses
lunettes, raison pour laquelle il était surnommé le Serpent à lunettes.
Les prisonniers avaient à choisir parmi
eux celui que les Allemands nommaient l’homme de confiance. Il servait en fait
d’intermédiaire entre le commando et les gardiens. Pendant longtemps ce fut mon
père. Il faut dire qu’il avait le grade de brigadier-chef, juste au-dessous du
rang de sous-officier !
Mais voici quelques-unes des histoires de
mon père, connues par cœur de moi au long de mon enfance et retrouvées tant
d’années plus tard « en vrai ». J’apprendrai là, déjà, qu’il était
appelé couramment Alex par les Allemands et sans doute par ses camarades.
La première histoire se situe dans un
bourg plutôt que dans un village, les fermiers y logent et en sortent pout travailler
aux champs. Cela se passe dans la matinée. Nous nous arrêtons devant une maison
dont le rez-de-chaussée est manifestement destiné à abriter le matériel
agricole. Pour accéder à l’étage, nous empruntons un escalier de parpaing assez
raide qui nous mène devant une sorte d’appartement de ville monté sur grange.
Porte anonyme et rideaux aux fenêtres. Mon père est monté le premier, il
s’arrête pour reprendre son souffle, puis il sonne. Une femme de mon âge ouvre
la porte. Un peu enveloppée, elle ressemble à toutes les ménagères du coin. On
voit qu’elle a dû être blonde. Elle regarde mon père et sans transition s’écrie
aussitôt : « Alex ! »
Cette vérité me tombe alors dessus :
cette femme est la petite fille dont Serge nous parlait parfois, et cette
petite fille aimait mon père. Pendant que j’étais sans père à Paris, une petite
fille allemande s’attachait à mon père. Il l’aimait bien…
Ce n’est pas de la jalousie
rétrospective, je sais que mon père souffrait de me savoir grandir au loin. Je
sais qu’il sculptait des morceaux de plexiglas, des bouts de vitre d’un avion
canadien abattu dans le coin, sur lesquels il gravait inlassablement mon
prénom… Non, c’est un terrible sentiment d’absurdité.
La suite est sans importance. Nous sommes
invités à entrer, à nous asseoir dans un petit salon genre Lévitan et à prendre
le café. Je ne suis pas la conversation, elle se déroule en allemand, bien sûr.
Serge est totalement à l’aide, il est là comme un lointain parent venu passer
un moment. Nouvelles et redécouvertes. Puis un homme nous rejoint, il est en
maillot de corps, sort manifestement du lit – il travaille la nuit – et ne
paraît pas enchanté d’avoir été dérangé. Cette histoire ne le concerne pas. Il
s’assoit et boude.
Au bout d’un bon moment, Serge se lève et
dit une petite phrase dont je ne saisis qu’un bout : « Ich bin froh, Je suis
content. » Puis nous partons.
Juste une précision : à aucun
moment, ni autrefois, ni alors, je n’ai pensé que mon père avait pu entretenir
une liaison avec une femme allemande au long de ces cinq ans. C’est simplement
une chose que je sais, bien que nous n’en ayons jamais parlé. Ce n’était pas le
genre de sujets que nous abordions entre père et fils dans notre milieu. Ces
histoires-là filtraient simplement d’une personne à l’autre à la faveur de ces
situations glauques qui surviennent parfois dans les familles ou le voisinage. Rien
chez nous à ce sujet malgré l’insistance d’un ami proche rigolard cherchant à
en apprendre plus de mon père.
–oOo–
Chapitre 4 – La vieille dame et le moribond
L’histoire qui suit va illustrer cette
question des relations entre les prisonniers et les femmes, allemandes, souvent
veuves de guerre ou éloignées de leur mari soldat.
Cela se passe dans un village composé
surtout de grandes fermes aux vastes cours entourées d’un haut mur. On y entre
en passant un large portail. Tout cela sent le foin, le lait et la bouse.
Trois de ces fermes et une maisonnette
entourent un large espace empierré.
Nous y arrivons. Le temps de garer la
voiture, mon père est déjà devant l’un des larges portails. Celui-ci est peint
en marron et semble très rébarbatif. Je rejoins mon père au moment où il essaie
d’ouvrir. C’est fermé. Aucune autre ouverture, alors il frappe. Rien, de plus
pas un bruit. Il frappe de nouveau, toujours rien, il recommence avec le même
résultat.
À ce moment, le portail de l’une des
autres cours de ferme s’entrouvre, sans doute pour que quelqu’un puisse voir ce
qui se passe, et le grincement des ferrures nous conduit à regarder de ce côté.
Nous n’avons pas l’air d’être des brigands, et de plus, notre voiture, c’est
visible, est immatriculée en France. Et qui se garerait ainsi en travers sinon
un Français ? Une dame sort et vient vers nous. À voir Serge et ses
cheveux très blancs, il est probable qu’elle a reconnu un ancien prisonnier
français, mais lequel ?
Serge va vers elle et se présente, mais
je croix bien qu’elle l’a reconnu. Elle lui serre la
main et vient aussi vers moi. Présentation. Elle ne sourit pas, d’ailleurs les
Allemands sourient aux gens moins facilement que les Français, à ce que je
vois.
Nous voici tous les trois devant ce
portail qui dit non et elle explique à Serge, ce qu’il me traduira, à savoir
que les fermiers ont pris leur retraite en ville et qu’ils n’ont pas trouvé de
repreneur.
Je m’aperçois alors que, de l’autre côté
de cette place, à plus de vingt mètres, une dame brune, moins âgée semble-t-il,
est sortie de la maisonnette qui se trouve en face de la ferme. Elle nous
regarde sans toutefois s’avancer.
C’est à ce moment-là que la première dame
commence à repartir vers chez elle. Puis elle s’arrête, semble réfléchir et
revient vers Serge pour lui dire gravement cette phrase que je comprends sans
difficulté : « Alex, du warst ein guter Mann ! »
Le ton est grave, très intériorisé. Là-dessus elle s’en va, probablement très
émue.
J’adresse à mon père une question
silencieuse dont il élude la réponse, d’autant que la dame brune nous a rejoints
et qu’elle demande à Serge si elle a bien entendu et s’il est bien Alex, le
prisonnier de guerre du commando d’autrefois.
Il répond oui, bien sûr, tout sourire.
Alors elle lui raconte quelque chose qui semble très triste mais qui comporte
aussi quelque chose comme une prière. Lui répond ce qui semble signifier
« Bien sûr », et il se met à suivre la dame qui, à tout petits pas
rapides, retourne manifestement chez elle. En la suivant, mon père
m’explique : il s’agit de l’un de ses gardiens d’autrefois qui agonise, il
serait tellement réconforté si Alex venait le saluer avant qu’il casse sa pipe.
Nous entrons dans le pavillon et montons
à l’étage à la suite de la dame, très empressée. Elle nous fait entrer dans une
chambre à coucher dans laquelle un homme gît sur un lit de coin. Il semble
vraiment au bout, le pauvre bonhomme, il est très maigre et grelotte malgré
l’épais édredon qui le couvre jusqu’au menton. Il gémit doucement, ou plutôt
semble chercher son souffle en permanence en se râclant la gorge.
Sa femme se penche vers lui et lui
explique ce qui se passe et comme il va être heureux de retrouver un vieux
camarade ! Il ne répond pas, d’ailleurs il ne semble même pas la voir. Je
constate qu’une épaisse paire de lunettes se trouve sur la table de chevet au
milieu des médicaments.
Mon père s’avance vers le moribond. Il ne
semble pas très bien savoir quoi faire. « C’est Alex, tu
sais ! », dit la dame. L’homme hésite et répète dans un
souffle : « Alex ». Alors mon père lui prend la main et dit ce
seul mot : « Kamerad. »
Voilà, tout est dit, et nous repartons.
Une fois dehors, après quelques pas, mon père me révèle, sur le ton de la
simple information, ce que j’avais compris : « C’est le Serpent à
lunettes. » Et puis il éclate brusquement de rire et ajoute :
« Et je lui ai dit Camarade ! »
–oOo–
Chapitre 5 – Une bière et un schnaps
Plus tard, de retour de cette visite à un
ennemi à terre, comme on dit, alors que nous sommes assis tranquillement à la
terrasse de notre hôtel, profitant du soleil du soir, je reviendrai sur la
phrase de la première dame : « Alex, du warst
ein guter Mann ! ».
J’y avais réfléchi. Elle pouvait aussi bien signifier : « Tu étais un
homme bon » que : « Tu étais un homme bien ». Le ton de la
dame ne me permettait pas de choisir. Après tout, ça pouvait signifier les
deux !
Je demande : « Qu’est-ce
qu’elle voulait dire, cette femme, par Du warst ein guter Mann ? ça le
gêne, il n’a pas envie d’entrer dans les détails, mais il consent tout de même
à répondre : « Oh tu sais, chez nous il y avait toujours un gars qui
cherchait des histoires… Avec les femmes. » Je n’en saurai pas plus.
Mais je suis comme je suis, je me mets à
me raconter une histoire. Je reconstitue. Les prisonniers étaient privés de
femmes, or il y avait, dans ces fermes, de jeunes Gretchen en fleur,
sans hommes… Bon, alors supposons que cette dame de tout à l’heure ait été
l’une de ces filles-là. Ou bien la jeune femme ou la veuve d’un glorieux soldat
du Reich – glorieux, certes, mais absent. On voit ce qui peut arriver
derrière la ferme, dans la grange… Et la famille, évidemment, l’apprend. Et il
n’y a pour le père qu’une chose à faire, en parler au Serpent à lunettes, qui
est du village ! Et ce dernier va s’expliquer avec l’homme de confiance,
Alex, et va lui dire que son copain est bon pour le peloton et ses douze balles
(bon, là, j’exagère). Et Alex se débrouille pour arranger le coup. Il obtient
que le type soit seulement condamné à passer du temps dans la prison militaire
de Trèves puis soit muté dans un autre commando. Il suffisait pour cela de dire
que ce type semblait trop excité.
Ou alors, peut-être qu’Alex, tout
simplement, obtient du père furibard, le fermier, qu’il ne dise rien de tout ça
au Serpent à lunettes. Qu’il explique au papa ce que risque le pendard et que
cela suffise à le décider à régler ça en famille.
Je suis assez content, sur le moment, de
ma première histoire, mais la seconde me paraît finalement plus plausible. Elle
suffit à expliquer l’émotion de cette femme.
Mais nous sommes donc assis à la terrasse
de notre hôtel, une bonne bière allemande à la main. Règne sur nous un petit
soleil pâle.
La rue est en pente, de là où nous sommes,
nous la voyons descendre vers nous. Plus loin, c’est la campagne et ses hautes
collines. Arrivent deux gars qui descendent vers nous. Deux ados, manifestement
des ruraux pas tout à fait à l’aise en ville, semble-t-il. Ils marchent côte à
côte en frappant du pied comme s’ils portaient de lourdes bottes. De sacrés
lourdauds. Une image de mon enfance me revient alors, des hommes en vert avec
des bottes… Finalement, ils n’ont pas tout à fait changé.
Mon père les regarde approcher, un léger
sourire à la lèvre. Un sourire complexe, à la fois amusé et compréhensif. Il
sait ce que c’est, lui, qu’un jeunot pas trop bien dans ses bottes, et ceux-là
lui rappellent, aussi, des gars de ce genre, connus au temps de sa jeunesse
allemande forcée.
Ce sourire m’évoque un souvenir, celui
d’un grand gamin, Arthur, dont il nous a beaucoup parlé. Arthur était le fils
d’une fermière que mon père venait aider. Il n’avait pas de papa, Arthur, alors
il collait le prisonnier français avec assiduité, il était toujours dans ses
pattes. C’était le maladroit de la famille, rondouillard et bête comme chou.
Papa nous racontait en riant les bêtises d’Arthur, le pauvre petit gars.
Le soleil s’est éteint, il fait frisquet,
nous rentrons. D’ailleurs ce sera bientôt l’heure du repas. On ne nous y
apportera pas de klotz, bien sûr, mais une
bonne platée de patates à la cochonnaille suivie de gâteaux à la crème. De ceux
que les dames dégustent plutôt vers cinq heures, d’habitude, avec un thé ou un
chocolat chaud, pour s’entretenir avec gourmandise des histoires du quartier.
Après le dîner, nous nous retrouverons
dans la partie bistrot de l’hôtel, assis à une table discrète. Elle nous permet
d’observer tous ces messieurs qui boivent leur bière du soir au comptoir en
discutant très fort. Il me semble qu’ils parlent de politique, mais aussi de
chasse. Pour nous deux, c’est l’heure du schnaps, que nous sirotons lentement.
L’un ces messieurs décide
de rentrer à la maison, il passe devant nous de l’air satisfait de celui qui a
dominé la discussion. Il porte une grosse moustache blanche semblable à celle
de l’empereur Guillaume et un petit chapeau vert sombre à petit plumet. C’est
un gros père content de lui, vêtu d’un gilet de cuir et d’une veste de chasse
en drap marron. Son pantalon de même étoffe est plutôt une culotte qui s’arrête
sous le genou, serrée par une petite boucle. Cela recouvre d’épaisses
chaussettes de laine écrue suivies de grosses chaussures de marche. Il fait gentleman
farmer lourdingue.
Il passe devant nous sans nous voir,
toujours fiérot. « Il est content », dit mon père. De l’air, il faut
bien le dire, de celui qui caractérise un imbécile heureux.
De ces petites scènes, pour nous à tort
ou à raison caractéristiques d’une Allemagne rurale contente d’elle-même, j’en
raconterais un certain nombre si je ne craignais d’abuser. Ce que mon père en
retient, semble-t-il, c’est qu’ils ont changé, ces Allemands, mais au fond pas
tellement, ce serait plutôt qu’ils sont revenus à leur être d’antan. Pour moi,
ils me font penser un peu à L’ami Fritz d’Erckmann-Chatrian.
Le rabbin en moins.
–oOo–
Chapitre 6 – La caverne et l’enfant
À la toute fin de la guerre, Serge et
deux autres prisonniers s’étaient évadés. Le récit qu’il en faisait était de
nature à faire rêver l’enfant que j’étais. C’est qu’il s’était enfui de nuit du
baraquement avec ses copains pour gagner la forêt voisine dans laquelle se
trouvait une caverne.
La raison de leur fuite tenait en ces
seuls mots : les Américains. Ceux-ci étaient alors en mesure de passer la
Moselle toute proche et d’atteindre rapidement le village où les prisonniers se
trouvaient. Il n’était pas sorcier de comprendre en tout cas qu’ils n’étaient
pas loin car leurs avions terrorisaient les environs en mitraillant tout ce qui
bougeait. On sait que les aviateurs yankees ne faisaient pas le détail. Serge
avait bien failli se faire tuer alors qu’il était au champ et qu’un chasseur
arrivait sur lui en rase-motte tout en tirant. Heureusement il avait pu se
mettre à l’abri, couché derrière un arbre !
La certitude de l’approche imminente des
Alliés n’était plus un secret car ce jour-là, les Allemands venaient d’ordonner
aux prisonniers de préparer leurs affaires pour le lendemain car on les
déplaçait vers l’Est. Les combats se rapprochaient trop pour les laisser sur
place, en mesure de rejoindre les troupes américaines. Or pour eux, partir vers
l’Est, cela signifiait s’éloigner de la frontière luxembourgeoise et manquer la
possibilité de rejoindre le pays. D’où cette fuite nocturne et le refuge de la
forêt et de la grotte.
On peut imaginer ce que cette histoire
revêtait de romanesque pour l’enfant que j’étais. J’imaginais cette caverne,
elle ressemblait à ce que j’avais pu lire sur les hommes préhistoriques ou dans
La guerre du feu…
Voici donc nos Français cachés dans une
grotte. Le plan était qu’ils y restent quelques jours au plus et sortent de
leur cachette dès l’arrivée des libérateurs. Le malheur voulut que les
Allemands opposent une résistance féroce qui interdit aux Alliés de passer la
Moselle pendant presque trois semaines. Or Serge et ses copains n’avaient pu
récupérer que les vivres permettant de subsister deux ou trois jours… Ils
pensaient pouvoir se débrouiller pour trouver quelque maigre nourriture dans la
forêt grâce à la débrouillardise renommée des troufions français, mais en
réalité, vers la fin, ils crevaient de faim et s’affaiblissaient.
Lors de l’arrivée des G.I., ceux-ci
découvrirent entre autres, dans le coin, trois misérables Frenchies
épuisés, affamés et répugnants… Après avoir paré au plus pressé, ils envoyèrent
ces trois-là à l’arrière, dans un camp anglais pour prisonniers de guerre
libérés.
Il n’y avait pas là que des Français,
mais des hommes originaires de toute l’Europe, y compris des Russes. J’ouvre
une parenthèse à leur sujet : mon père racontait que ces gars-là avaient
souffert d’un racisme anti-slave extrême pendant tout le temps de leur séjour
en Allemagne, qu’ils y avaient été traités comme des bêtes plutôt que comme des
êtres humains, qu’ils en étaient à manger des épluchures, de l’écorce, même du
cuir, qu’ils avaient l’air de cadavres vivants vêtus de loques. Cela devait être
à peu près le même sort pour les Polonais, disait-il, mais il n’en avait pas
rencontré.
Je reviens à mon histoire. Lorsque, des
décennies plus tard, nous sommes arrivés, mon père et moi, dans ce village
forestier, j’allais enfin voir cette fameuse caverne ! C’est en effet ce
qu’il a voulu me montrer en premier. Et là, surprise, ce que j’ai vu, c’est un
trou d’homme creusé dans un talus. On n’y entrait qu’à plat ventre. Je suppose
qu’une fois dedans, l’excavation s’élargissait et que l’on pouvait
effectivement s’y tenir à trois, blottis ensemble, mais en toute franchise,
cela n’avait rien d’une grotte, d’une caverne ou de quoi que ce soit de ce
genre. J’étais éberlué, même pas déçu, simplement ramené aux réalités de la
guerre. Une situation dans laquelle on peut se terrer ainsi pour échapper à la
captivité, à la violence et à la mort.
Mon père n’a rien vu de ma stupéfaction,
par bonheur. Pour lui, c’était bien sa grotte qu’il me montrait, afin que je
comprenne ce que ce mot voulait me dire. Et il est vrai que jusqu’à ce moment,
je n’avais jamais perçu ce qu’il avait souffert dans ce pays, et comme il avait
pourtant trouvé en lui assez d’humanité pour en décharger les humbles paysans
dont il était l’esclave sans qu’eux-mêmes l’aient voulu.
Nous sommes retournés au village, devenu
d’ailleurs un bourg paisible et accueillant. En arrivant aux premières maisons,
en chemin, nous avons rencontré un homme qui tenait à la main un petit garçon
noir. Ce personnage n’était pas très grand, un peu enveloppé, l’air aimable et
paisible, et devait être un peu plus âgé que moi. Il s’est arrêté en nous
voyant et nous a salués. Mon père s’est alors présenté, et le bonhomme s’est
transformé aussitôt en vieille connaissance : « Alex ! », répétait-il
joyeusement. Et, en entendant mon père lui parler, j’ai compris qu’il n’était
autre qu’Arthur, l’ado bébète de l’époque, celui qui
ne lâchait pas Serge, collé à lui comme une patelle à son rocher.
Arthur était donc devenu cet homme
sympathique et débonnaire. Cet Allemand tranquille était grand-père d’un petit
Africain qui semblait lui être très attaché. Mon Dieu, comme les humains sont
bizarres ! Ce gamin éduqué à la mode nazie était donc désormais un pépère
heureux de promener son petit-fils, allemand comme lui quoique d’une couleur de
peau fort différente… C’est alors que je m’en suis voulu de cette réaction
évidemment liée à un reste de racisme… antiallemand.
Puis ce fut la surprise. Arthur se mit à
évoquer en souriant le sort malheureux de ces trois prisonniers français, Alex
et ses amis, cachés dans le trou bien connu situé dans la forêt. Car bien sûr,
dans le village, tout le monde savait où ils étaient. Mais on n’allait pas les
dénoncer !
–oOo–
Chapitre 7 — Les Honneurs
C’est aussi à cet endroit, dans le
village à la « caverne », que Serge a pu faire preuve d’un ascendant
certain, à la fois sur ses camarades prisonniers, sur les paysans qui
l’employaient et sur les militaires allemands les plus proches. Un ascendant
limité bien sûr aux domaines d’une décence à la fois ordinaire et, dans le
contexte, peu ordinaire.
Serge, issu du sous-prolétariat et
authentique prolétaire, était cependant quelque chose comme un déclassé. On
verra pourquoi dans l’un des chapitres ultérieurs. Ses manières n’étaient pas
conformes en tout à celles des uns et des autres, à celles de ceux qu’il a
côtoyés pendant cinq ans dans le cadre de ce stalag.
Il lui fallait donc imposer le respect de
ceux-là quant à son mode de vie et ses manières. Si j’en juge d’après ses
récits et le comportement à son égard des Allemands qui l’avaient connu à cette
époque, il le faisait, semble-t-il, simplement, d’une façon tout à fait
pacifique, mais qui s’imposait de soi-même.
C’est ainsi par exemple qu’à table, il
refusait d’aligner son comportement sur celui des fermiers, plutôt frustes, et
qu’il exigeait de pouvoir disposer de ses propres couverts, assiette, verre,
tasse et serviette dont il s’occupait lui-même. En d’autres termes, il leur
imposait tranquillement le respect.
Et bien sûr, cela valait dans bien d’autres
domaines, ce qui peut expliquer que l’autorité militaire l’ait tout
naturellement nommé « homme de confiance », c’est-à-dire plutôt
« tenu pour responsale »…
Une circonstance plus dramatique lui
permit de s’imposer ainsi vis-à-vis de l’autorité militaire, mais aussi, bien
sûr plus facilement, sur ses camarades.
Un avion canadien avait été abattu par la
flak allemande et ses occupants y avaient
trouvé la mort. Les Allemands décidèrent de les enterrer à la va-vite dans un
coin de champ. L’ayant su, Serge avait persuadé les autres membres de son
commando de travail de revêtir leur tenue militaire – du moins autant que cela
leur était encore possible – afin de former un peloton de l’armée française
chargé de rendre les honneurs militaires aux défunts.
C’est ce qu’ils firent sous son
commandement, puisqu’il était le plus âgé dans le grade le plus élevé :
brigadier-chef ! Que l’on ne se leurre pas quant à l’importance de cette
dignité car elle ne désigne que le grade le plus élevé parmi les hommes de
troupe, juste en-dessous des sous-officiers… Cela lui valait tout de même de
porter un képi au lieu du simple calot. Il est probable que les autres
prisonniers de son stalag, vivant ensemble dans leur baraquement, n’attachaient
pas grande importance à ce détail, mais ce n’était pas le cas des soldats
allemands.
C’est ainsi que l’une des lois de la
guerre fut respectée ce jour-là devant les quelques buttes de terre et les
croix de bois qui signalaient la présence des cadavres de braves types venus
d’Outre-Atlantique, et devant quelques troufions vert-de-gris armés de pelles.
Mais bien sûr, quand les soldats français se mirent au garde-à-vous, il leur
manquait la possibilité de présenter les armes !
C’est sans doute à cause de ce
comportement, constamment respecté par lui, que j’ai pu observer lors de ce
voyage à quel point les quelques personnes qu’il a retrouvées là-bas lui
portaient une sorte d’intérêt particulier. On se souvenait d’un type bien.
Ayant donc vu, rencontré, rappelé,
accompli toutes ces conduites qui s’attachent à ce qui se rapprochait d’un
pèlerinage, mon père et moi sommes rentrés chez nous tout à fait satisfaits de
l’aventure.
À bien des égards.
Le chapitre suivant reprendra ces récits
à partir du tout début de l’existence de Serge, et même un peu avant.
–oOo–
Chapitre
8 — La Russie comme idéal
Le moment est donc venu de reprendre le
récit de l’existence de Serge, mon père, à partir du début. Je le ferai même,
d’ailleurs, en partant d’avant cela. C’est qu’avant de naître, il a eu des
parents.
Son père, d’abord, Auguste Alexandre. Ce
sera court, à son sujet car, parti à la guerre en 1914 alors que Serge n’avait
qu’un an, il a été tué en 1916. Coupé en deux par un schrapnell.
Auguste était l’aîné des dix-sept enfants
d’un couple d’ouvriers agricoles briardo-hollandais.
Il semble qu’il ait bénéficié de dons exceptionnels au regard de ceux que son
milieu pouvait laisser attendre selon le point de vue qui régnait alors. Il y a
tout lieu de penser qu’il ait été « poussé » par l’instituteur et le
milieu enseignant car il a pu trouver, au détour du siècle, vers 1900, un
emploi d’attaché aux écritures dans une minoterie de Meaux. Une situation qui,
à l’époque, n’avait rien de médiocre.
Il est vrai que quelques traces écrites
montrent qu’il écrivait un français parfait, je dirai
même élégant, sans faute de syntaxe ni d’orthographe, et qu’il y montrait un
esprit d’une grande finesse, de pensée comme de sentiment.
De plus, c’était un bel homme, brun,
élancé, doté de la belle moustache épaisse recherchée à l’époque ! C’est
ainsi qu’il a dû paraître à Marie Warinet,
probablement au cours des festivités du mariage d’amis communs. Il n’est pas
invraisemblable qu’on les ait rapprochés à dessein, cela se faisait, surtout
quand il s’agissait de personnes qui avaient passé l’âge habituel du mariage.
Marie, à cette époque, vers 1906,
revenait de Russie où elle avait servi en tant que gouvernante de l’enfant unique
de riches propriétaires. Un milieu qui voulait qu’un garçon de cette classe
sociale ait eu une nurse anglaise, une gouvernante française, enfin un
précepteur allemand… On parlait français en famille et en société, comme dans
Tolstoï, le russe ou l’ukrainien étant réservés aux relations avec les
domestiques et les paysans, serfs ou non.
Marie était la fille d’un bûcheron
wallon, un Ardennais, et d’une couturière picarde. Ils habitaient à
Valenciennes, dans le Nord. Elle avait appris ce métier avec sa mère après
avoir sans doute suivi les cours de l’école catholique, bénéficiant de cette
"bonne éducation" réservée aux jeunes filles du peuple et, partant,
de bonnes références. Comme elle était du genre à rechercher un peu d’aventure,
elle avait répondu à une annonce qui proposait un emploi en Russie et avait été
acceptée. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu quelque brouille familiale
là-dessous…
À partir de là, la vie dans l’entourage
immédiat de ces Russes raffinés qui l’employaient avait fait d’elle une
personne formée à leur école, une jeune femme aux manières parfaites. Elle
était d’ailleurs devenue la confidente de la dame du lieu, heureuse de la
présence de Mademoiselle Marie, cette jeune française intelligente, à la beauté
un peu sévère, et qui semble avoir été à son affaire dans son emploi de
gouvernante.
Pourquoi Marie a-t-elle quitté la Russie
au détour de l’année 1905, je ne le sais pas vraiment. Plusieurs éléments
peuvent être évoqués. La guerre russo-japonaise, qui a vu la sévère défaite des
Russes, aurait-elle sabordé la fortune de ses employeurs ? Est-il certain
qu’elle ait dû rentrer au pays pour soigner sa mère malade, ce qui s’est dit
mais omet de rappeler que Marie avait des sœurs sur place. Ou bien les
assiduités du précepteur allemand, cet ennemi héréditaire, l’ont-elle fâchée au point qu’elle s’en aille – elle était
tout à fait capable de foucades de ce genre, la suite de sa vie ne l’a que trop
montré. Mais peut-être avait-elle tout simplement envie de rentrer et de se
trouver un mari au pays, après tout elle approchait de la trentaine.
Donc mariage, installation à Meaux dans
une petite maison proche de la Marne, puis naissance de Roland, l’aîné, enfin
de Serge. Apparemment tout allait bien. Si ce n’est peut-être qu’elle ait pu
ressentir quelque chose comme un déclassement par rapport à sa vie moscovite.
Puis la guerre. Puis le deuil. Une veuve
de guerre et deux pupilles de la Nation... comme des millions.
Et bien entendu, il faut quitter Meaux et
où aller ? Le village de la famille d’Auguste ne lui ouvrirait aucune
opportunité. Ces gens étaient des pauvres parmi les pauvres, quasiment serfs,
eux aussi, attachés au maître, un des deux gros propriétaires terriens du lieu,
qui les employait à merci et les logeait.
Retourner à Valenciennes ? Il est
possible qu’on retrouve là la possibilité de brouilles évoquée plus haut… Le
caractère fantasque de Marie ne s’est pas amélioré avec la catastrophe. En tout
cas, elle part pour Paris et s’installe comme couturière à domicile dans le
faubourg Saint-Marcel. Déclassement, à nouveau.
Mais elle ne va pas rester longtemps sur
place.
–oOo–
Chapitre
9 – La maison en carreaux de plâtre
Marie ne va pas rester longtemps sur
place. Elle a une cousine germaine, veuve elle aussi, qui vit avec ses trois
enfants dans la très grande banlieue d’alors, Aulnay-sous-Bois, à une heure de
train de Paris. Elle s’installe auprès d’elle avec ses petits dans une baraque
en carreaux de plâtre qu’elle fait construire. Elle y vivra à la fois en tant
que couturière et garde d’orphelins de guerre.
Puis elle refait sa vie, comme on dit,
avec un de ses pays, Désiré S., Dzèrè, veuf et père
de deux garçons lui aussi. Dzèrè n’est pas, pour
elle, le parti idéal, il boite, il est très peu lettré et exerce une profession
basique, galvaniseur, qui consiste à tremper, de façon répétitive, du fil de
fer dans une solution à base de zinc. Pour les enfants, il se montrera gentil,
avec sa femme d’une faiblesse rare. Elle le dominera totalement.
Certains ont pensé que c’était là son
but, dominer son homme, mais elle dira que si elle a épousé quelqu’un qu’elle
n’aimait pas, c’était pour le bien de ses enfants. À tort ou à raison, ces
derniers ont toujours penché pour la première explication.
La maison va donc devenir une sorte de
petite colonie peuplée d’enfants et dirigée par Marie... à la russe. Serge, en
tout cas, s’en souviendra comme d’une enfance malheureuse, privée de tendresse
et riche en avanies. Celle dont il parlait, bien plus tard, avec le plus de
rancune, c’était d’avoir eu les cheveux systématiquement tondus par sa mère,
lui qui tenait tellement à son apparence ! À l’école comme au caté, ainsi
démuni, il avait honte.
Marie, face à cette bande de gamins, ne
se montrait pas plus tendre à l’égard de ses propres enfants qu’avec les gamins
de l’Assistance, elle régnait par la rigueur de la discipline. Celle-ci
incluant les châtiments corporels. Mais pour elle, cela faisait partie de cette
existence qu’elle ressentait comme pleine de rires et de chansons. Et c’était
sans doute aussi la vérité.
Ce n’était pas celle de ses deux fils.
Pour Serge, en tout cas, il existera toujours un recours, qui consistera à se
réfugier autant que possible chez la tante, toute proche, là où il retrouvera
son cousin Georges, gai luron aimé comme un frère, sa cousine plus âgée,
Geneviève, qui finira sœur de Saint-Vincent-de-Paul, et la plus petite,
Mireille, la plus délurée des trois. Une vraie famille, au sein de laquelle il
recevait de l’attention.
Il réussit bien à l’école, mais il doit
la quitter à onze ans avec son certif. Au même moment, première communion
expédiée, il s’éloigne de l’Église catholique, dans laquelle il ne voit alors
qu’un abrutissement sans intérêt.
Son grand frère, particulièrement
maltraité, a fui à Paris où il s’est engagé comme "commis" (apprenti
sur le tas) chez un plombier. Lui va alors servir de domestique pendant les
quelques années qui suivent. Au début, cette situation ne l’empêche pas de
rêver à des études prolongées et à devenir ingénieur. Toute sa vie ce fut son
rêve puis son regret. Après tout, en tant que pupille de la Nation et avec ses
bonnes notes, il aurait pu espérer recevoir une bourse de l’État. Ensuite, il
comprend que sa mère a d’autres vues à son sujet : une bourse, d’accord,
mais pas pour devenir ingénieur.
Il devient le responsable de l’entretien
de la maison. Il est adroit de ses mains, il apprend en regardant faire les
vieux, il a le sens des choses, et s’il n’a pas forcément un sens aigu de
l’élégance de sa démarche, il répare, ajoute des marches ici, repeint là cette
chambre, et se débrouille du mieux qu’il peut devant les mystères de
l’électricité.
Il a vite compris qu’il ne sera pas
ingénieur, et le réel maternel le rattrape : dès ses quinze ans, il sera
envoyé avec d’autres orphelins à Moret-sur-Loing, dans une école publique qui
forme des aides jardiniers. Il y restera deux ans, pour lui deux ans de misère.
Serge n’a jamais su qu’il était
foncièrement doué pour la bonté à l’égard des gens, pour l’art de les
comprendre, eh bien là, il va devoir se confronter à la méchanceté, gratuite
mais nécessaire, de cette bande d’ados démunis en tout sauf en expérience de la
bassesse des adultes commis à leur garde. Pour lui, ce furent des années de
misère morale, même s’il aima apprendre à s’occuper de la vie des plantes et
des jardins.
À seize ans, il est placé chez un grand
propriétaire en tant qu’aide jardinier. Le travail ne lui déplaît pas, et il ne
sait pas que cette expérience lui servira bien plus tard… en Allemagne, au
service de paysans pauvres. Reste que les conditions dans lesquelles il se
trouve ne sont pas idéales. En pratique, il dépend de son chef, le jardinier,
qui est un bon homme, mais il souffre de la radinerie de l’épouse, qui doit le
nourrir. En clair, il a faim. Et surtout, il se rend compte qu’il est tout
simplement le domestique d’un richard… Un larbin, dira-t-il. Humilié.
Il ne va pas rester là longtemps. Dès
qu’une ouverture paraîtra, il partira.
–oOo–
Chapitre
10 – Elle s’appelait Élise
Serge a maintenant dix-sept ans, et il
décide de quitter cet emploi d’aide jardinier et ce statut qui l’humilie.
Enfin libre ! Mais pour faire
quoi ? En attendant de trouver, il rejoindra son frère à Paris comme
commis plombier. Puis il trouvera du boulot dans une équipe de maçons italiens
venus à Paris pour participer à la construction de ces cités de brique rouge
qui vont entourer Paris après la démolition des fortifications. Ces gens sont
là pour ramener le plus d’argent possible à envoyer à leur famille, ce sont des
durs au boulot, mais aussi les premiers types sympas que Serge rencontrera dans
sa vie professionnelle. Il y apprendra, à la dure, à la fois la maçonnerie et
la camaraderie.
Si bien que Serge est maintenant un jeune
prolo, un ouvrier, un adulte. Il a dix-sept ans et il va tomber amoureux. Après
tout, c’est l’âge. Il va rencontrer une jeune fille qui s’appelle Élise (mais
on dit le plus souvent Lisette) et elle va lui plaire. Elle a la peau claire,
de beaux cheveux roux foncé, on dit aujourd’hui auburn, elle porte des lunettes
qui ne l’enlaidissent pas et elle lui paraît douce, douce… Il ne sait pas
encore qu’elle n’est pas si malléable que ça.
Il la rencontre à l’occasion d’un
mariage, invité par le parent d’un des maçons italiens installé à Paris. Lors
du repas, on l’a placé à côté de cette jeune fille. Elle a seize ans, et la
mariée est une collègue à elle. Ils font connaissance et ils vont se parler
pendant toute la noce. Il découvre qu’elle aime lire, ce qui lui fait penser,
d’ailleurs à juste titre, qu’elle est sérieuse. Bref, quelque chose se passe
entre eux. Ils décident de se revoir et elle accepte qu’il vienne l’attendre
chaque fois qu’il peut à la sortie de son boulot, elle est sténodactylo du côté
de Ménilmontant.
Voilà, ils sont tombés amoureux. Elle,
elle le trouve beau, et surtout très bien élevé, sérieux lui aussi, et voilà,
comme on dit maintenant, elle craque. À partir de là, ils se rencontrent autant
qu’ils peuvent, mais en cachette car il convient de protéger la réputation de
la jeune fille, les mauvaises langues abondent.
Puis, malgré leur jeune âge, il se
déclare. Voilà donc Marie obligée de venir demander la main de la demoiselle, à
vrai dire sans plaisir car la famille lui paraît tout de même trop peuple… et
qui plus est, la fille est protestante, et pratiquante ! Non que Marie
soit alors une catholique fervente, loin de là ! mais tout de même…
Voici donc Marie dans la belle robe
qu’elle s’est faite, ses gants de soie à la main, qui frappe à une porte au
quatrième étage d’un immeuble ouvrier. On lui ouvre, et elle se retrouve avec,
en plus de la famille, un couple et un jeune homme qui venaient justement
demander la main d’Élise, qui ne s’attendait pas du tout à cela, n’ayant pas
été prévenu par ce garçon qu’elle connaît à peine. Tout le monde s’assied sauf
elle et son père, qui, ayant entendu les deux demandes, se tourne vers sa fille
et lui demande : « Lequel tu veux ? » Et sans hésiter elle
répond « Serge ».
Concernant ce dernier, le père
s’attendait à recevoir Marie, non sans quelques préventions à l’égard du garçon
pour la raison qu’il était plombier, donc, selon, lui, buveur… Mais enfin, il
l’accepte comme futur gendre.
Ils sont donc fiancés et ont le droit de sortir
ensemble au vu de tous. Sortir au sens d’alors, c’est-à-dire se promener ou
aller au spectacle accompagnés d’un frère de la jeune fille comme témoin de
moralité.
Que leur faut-il encore pour se
marier ? Eh bien le fiancé doit faire son service militaire, ce qui
suppose d’être majeur, d’avoir vingt-et-un ans. Il
n’en a maintenant que dix-neuf, il va donc devancer l’appel et faire deux ans
de service. Six mois de plus que les autres… Il les fera en Lorraine dans le
Train des Équipages, sera nommé brigadier-chef, et profitera de ce temps-là
pour passer son permis de conduire poids-lourds et transport en commun, un
acquis qui lui servira beaucoup dans la suite de son existence.
À partir du moment où Élise et Serge sont
tombés amoureux, il leur a donc fallu attendre cinq ans avant de se marier…
Ceci fait, ils s’installent dans un deux-pièces au cinquième étage, dans le
Faubourg de Charonne, à deux pas de chez les parents d’Élise.
Tout irait bien… si ne survenait le
chômage, on est en 1935. Serge n’a plus de boulot. Élise, si, mais il
préférerait que ce soit l’inverse car à l’époque, il pense qu’un mari doit
subvenir aux besoins de la famille, l’épouse s’occupant à la maison.
Que faire ? On lui propose deux
possibilités : la police cherche du monde, mais aussi la TCRP (Transports
en Commun de la Région Parisienne, ancêtre de la RATP). Fort de ses nombreux
permis, il va choisir cette dernière et y être recruté.
Le voici donc conducteur – on disait
machiniste – de l’un de ces monstres mécaniques d’alors, chargés de véhiculer
le populo à travers Paris. Pour lui ce sera d’abord la ligne 96
(Porte-des-Lilas-Gare Montparnasse), puis 76 (Mairie-de-Montreuil-Châtelet).
Un boulot sûr, plutôt bien payé mais dur,
avec des horaires délirants, troués de longs temps libres qui atomisent une
journée de travail et qui changent toutes les semaines.
–oOo–
Chapitre
11 – Un couple d’ouvriers
Serge, qui vit désormais en couple, a
vite fait de comprendre que sa Lisette est tout sauf une épouse docile. Non
qu’elle le contrarie directement, mais elle sait s’y prendre pour obtenir ce
qu’elle veut. Et ce qu’elle veut, c’est travailler. Ce n’est pas une femme
d’intérieur. Certes, elle fait le boulot mais ça l’embête, elle regrette le
temps où elle partait le matin et retrouvait les collègues au boulot.
Donc elle le tanne. C’est ainsi qu’un
matin, de guerre lasse, il lui dit qu’elle n’a qu’à aller travailler pourvu
qu’elle trouve du boulot. Il est sûr de son fait, le chômage sévit, il est bien
certain qu’elle ne trouvera rien. Le soir même, elle avait un emploi de
secrétaire dans un atelier du quartier. Là, il a compris à qui il avait
affaire…
Pour un couple d’ouvriers, ils sont à
l’aise sur le plan financier. Cela permet à Serge de déployer son amour de la
technique. Toute sa vie, d’ailleurs, il achètera les derniers modèles des appareils
dont ils auront besoin. Ceci en fonction de leurs moyens.
C’est ainsi qu’il acquerra une Salamandre
au lieu du Godin habituel, ou une voiture à pédale pour adultes. Cela se rencontrait
à l’époque dans les rues de Paris. Une carrosserie légère sans toit ni bâche, deux
places munies de pédales à l’avant et une boite à l’arrière servant de coffre
ou de siège pour enfant. Heureusement, il avait de bonnes jambes car ce n’était
pas le cas d’Élise… C’est lui qui pédalait pour deux. Rappelons que Paris occupe
une cuvette si bien que l’on a souvent à monter où qu’on aille !
Cela dit, il était un bon mari en tout
cas selon le premier critère que le faubourg édictait à ce sujet : il
ramenait sa paye à sa femme, qui gérait les dépenses. C’est donc qu’ils s’aimaient
et avaient confiance l’un envers l’autre. Lui, il ne gardait que son argent de poche,
cigarettes et billard au café de temps en temps. Le samedi soir, ils allaient
au cinéma.
L’extension de ce chômage est
probablement la cause première de la grande grève générale et du vote de gauche
massif lors des élections de 1936 et l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Pour
les simples gens, cette grève, ces occupations d’usines et de grandes
entreprises, ces slogans et ces chansons, c’est aussi une fête, malgré la
violence. Les femmes de grévistes traversent en chantant les rangs des gardes
mobiles pour aller porter la gamelle à leur homme. Elles ne se privent pas de
lancer des quolibets aux militaires.
Et puis c’est la victoire. Léon Blum,
l’homme au chapeau (le mot blum deviendra le
synonyme de chapeau en argot de l’époque), devient chef du Gouvernement !
Et surviennent les fameuses lois de 36. Liesse.
Serge et Lisette partent en vacances en
Basse-Normandie chez des cousins à elle. Deux semaines ! Ce sont les
premiers jours de l’espoir… et à ce sujet un petit être commence à habiter le
ventre de la jeune femme. Un enfant du Front popu.
On oublie trop, sans doute, ce qui se
passe hors frontières. En Italie, en Allemagne, en Espagne, en Hongrie, en
Roumanie, ailleurs encore… Ce ne saurait toucher la France, on n’est pas aussi
bête, pense-t-on.
Mais Serge n’a pas l’esprit à la guerre, en
juin 37, il devient papa. Cela s’est déroulé dans la douleur, l’accouchement
s’est mal passé, Élise a énormément souffert et le bébé a bien failli arriver
mort-né. Mais il a survécu, apparemment viable, puis si vorace que tout le
monde en a été rassuré. Dès qu’il sera sevré, on le confiera pour la journée,
en semaine, aux grands-parents.
Deux ans vont s’écouler, deux ans de
bonheur au cours desquels on va cependant passer collectivement par étapes de
l’espoir à la crainte. Les Républicains espagnols sont défaits et c’est la Retirada, Les fascistes italiens se sont acoquinés
avec les nazis allemands. Les Accords de Munich laissent un peu respirer
Français et Britanniques, mais c’est l’Anschluss et l’annexion des
Sudètes, enfin l’Accord germano-soviétique et finalement l’entrée des Allemands
en Pologne. La guerre.
Mobilisation générale. Serge, en uniforme
de brigadier-chef de son arme, le Train des Équipages, est envoyé du côté de
Belfort. Il rejoint le groupe dont il devient le chef : lui sur sa moto, et
quatre hommes dans une 402 Peugeot de 1931, une voiture réquisitionnée. Il est
armé d’un pistolet parabellum, eux de mousquetons. Leur rôle est de faciliter
la circulation des troupes et des convois dans la Trouée de Belfort.
Ils vont attendre là tranquillement que "les
Boches" décanillent, effrayés par l’idée de franchir la Ligne Maginot. Et
en mai 40, cet espoir est déçu, les Français vont repasser cette fameuse Trouée
et Serge et ses hommes restent les derniers. Un motocycliste allemand leur
expliquera poliment qu’ils sont encerclés et prisonniers.
Ils retrouveront les milliers d’hommes
affamés qui sont rassemblés dans un camp de prisonniers chargé de les trier
avant le départ pour l’Allemagne.
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